Vicente Blasco Ibáñez (1867-1928) - José Ortega y Gasset (1883-1955), "El espectator" (1916-1934), "La rebelión de las masas" (1937) - Juan Ramón Jiménez (1881-1958), "Platero y yo" (1914-1917) - Eugenio d'Ors (1882-1954), "La Ben Plantada" (1912) - Joaquin Belda (1883-1935) - ....
Last update : 01/12/2017 


"La rebelión de las masas" (1937) - Ayant montré dans "L 'Espagne ínvertébrée" ( España invertebrada, 1921)  que la maladie politique de son pays tenait à la carence d`une grande aristocratie consciente de sa mission historique, Ortega applique ici ces vues à la crise de l'Europe contemporaine. Dans les sociétés les plus policées du monde, qui semblaient définitivement acquises aux vertus de libéralisme et de tolérance, notre temps a vu l'apparition d'un type d'homme tout nouveau "l`homme-masse" (hombre-masa). Jouissant de la sécurité trompeuse de l'héritier, exploitant les avantages d'une culture qu'il ne crée pas et ne comprend pas, ne se connaissant que des droits et point d'obligations, l'homme-masse ignore que la préservation des commodités et des beautés de l'existence exige un continuel effort. Il se laisse vivre. Cet homme-masse, dans l'esprit d'Ortega y Gasset, ne s'identifie d'ailleurs nullement à une classe sociale particulière. Toute société est définie par l'action réciproque d`une masse et d'une minorité sortie de la masse. jamais séparée d'elle, et constituant en quelque sorte son noyau animateur et directeur. Toute société exige le sacrifice envers une mission collective que l'élite, précisément, a pour fonction d'imposer à la masse. Mais les diverses patries européennes, prises en particulier, sont-elles encore capables dïnventer quelque grande entreprise qui tirerait l`homme-masse de sa béate torpeur? Ortega y Gasset ne le croit pas ...


1923-1930 - Dictature (dictadura) du général Primo de Rivera - Le règne d'Alphonse XIII, qui a débuté en 1902, a accéléré considérablement la dégradation politique et sociale de l'Espagne, engageant le pays, avec la France, dans une politique interventionniste, impopulaire, au Maroc et qui ne sera pas sans conséquences puisque cette guerre donna aux généraux une importance durable dans la vie publique. La Semana Trágica (Barcelona, 1909), les mouvements d'autonomie régionale (Catalogne, Galicie, Pays Basque) qui s'expriment dès 1916, l'instabilité politique et la corruption généralisée incitent le général Primo de Rivera à prendre le pouvoir : sa dictature, alliage de conservatisme et de corporatisme, va durer un peu plus six années et prendre la forme d’un Directoire militaire puis civil. S'il s’opposa tant au régionalisme catalan qu' à l’émergence du Parti communiste, s'il dut faire face à plusieurs tentatives de soulèvement, sa vie particulièrement dissolue et ses velléités journalistiques alimenteront caricaturistes, presse, théâtre et littérature, tel Valle Inclán (La hija del capitán; 1927; Tirano Banderas, 1926). Ces années voient naître quelques vagues d'émigrations mais qui concernent principalement l'élite intellectuelle, politique ou sociale : des écrivains comme Miguel de Unamuno, Vicente Blasco Ibáñez, des politiques comme Santiago Alba, ministre libéral d’Alphonse XIII, José Sánchez Guerra, José Manteca, des journalistes comme Eduardo Ortega y Gasset, Carlos Esplá...

1930, c'est l'année où le général Primo de Rivera quitte le pouvoir et où paraît "La rebelion de las masas" d'Ortega y Gasset...

 

Entre la Génération de 98 et celle de 27, entre le début du siècle et la guerre civile, la "Generación de 1914" (ou noucentisme), des écrivains nés vers 1880 qui ont atteint leur maturité dans les années environnant 1914, tels que José Ortega y Gasset (1883-1955), Eugenio d'Ors (1881-1954), Gabriel Miró (1879-1930), Pérez de Ayala (1880-1962), Eduardo Marquina (1879-1946), Juan Ramón Jiménez (1881-1958), Gregorio Marañón (1887-1960),...

L'Espagne connaît un foisonnement d'idées, un nouvel essor des mouvements ouvriers, anarchistes et socialistes après la répression de la semaine tragique de Barcelone en 1909 et  le développement concomitant du régionalisme catalan, nombre de personnalités émergeante telles que Gabriel Miró, Pérez de Ayala, Eduardo Marquina, Juan Ramón Jiménez, Eugenio d'Ors, Ramón Gómez de La Serna, et Ortega y Gasset...., toutes partagées entre des tendances contradictoires, désir de s'identifier à la culture européenne, sans renoncer pour autant à la tradition castillane ou méditerranéenne, toutes marquées par la résurgence interrogations relatives à l'âme nationale et à son destin, à cette lancinante problématique d'une supposée décadence espagnole qui ne cesse d'agiter les esprits depuis la fin du XIXe siècle ..


José Ortega y Gasset (1883-1955)
Né à Madrid, José Ortega y Gasset domine la vie intellectuelle de l'Espagne pendant plus d'un quart de siècle,
Après des études au collège des Jésuites de San Estanislao de Miraflores del Palo (Malaga), au cours desquelles il apprend le grec et perd la foi, entre à la faculté de Philosophie de l’Université de Madrid (1899), complète sa formation philosophique en Allemagne (1905-1907), - "pendant dix ans, écrira-t-il, j'ai vécu dans la pensée kantienne ; je l'ai respirée comme une atmosphère, et elle a été à la fois ma demeure et ma prison" -, et occupe en 1912 la chaire de Métaphysique de l’Université de Madrid. Il débute la publication de "El Espectador" (8 volumes jusqu’en 1934), dans lequel il fixe ses impressions d’esthète avec ses commentaires sur Greco, Titien, Poussin, Vélasquez, Goya, Zuloaga, Cézanne, mais aussi prétend tout voir, tout savoir, tout prévoir. A qui lui reproche son éclectisme, il répond actualité et modernité, et c'est bien en effet la réalité, toute la réalité qu'il entend embrasser. Son autorité  intellectuelle ne cesse de croître, il lance le journal El Sol (1917), fonde la célèbre Revista de Occidente (1923) - pour ouvrir l'Espagne de son temps à tous les courants d'idées qui, dans tous les domaines, traversent alors l'Europe -, ainsi que la Biblioteca de Ias Ideas del siglo XX, où paraitront, traduits en espagnol, des textes de Spengler, Max Scheler, Husserl, Brentano, Rudolf Otto, Bertrand Russell..

Ortega reprend la réflexion critique sur le devenir historique de l'Espagne, à laquelle s'étaient livrés Angel Ganivet et les écrivains de la « génération de 98 » (Unamuno, A. Machado, Pío Baroja, Azorín, R. de Maeztu...), au travers de "Meditaciones del Quijote" (1914) puis d' "España invertebrada" (1921), "El Tema de nuestro tiempo" (1923), et enfin "La deshumanización del arte" (1925). Il répond au grand problème supposé de la décadence espagnole en affirmant que l'histoire de cette nation est entièrement hantée par  l'absence de minorités choisies capables d'assurer son unité : "Le grand malheur de l'histoire espagnole a été le manque de minorités insignes et l'empire imperturbable des masses". Le mal de l’homme moderne n’est pas la corruption mais bien la répugnance des masses à se soumettre a la direction d’une élite éclairée. Avec "La Révolte des masses" (La Rebelión de las masas, 1930), il interprète les crises qui secouent l'Europe de son temps pour aboutir à l'idée centrale d'une confrontation entre l'homme-masse (hombre-masa) et l'homme d' élite qui aboutit à cette "irruption verticale des Barbares" qu'il condamne. Il résout donc à sa façon "l'éternel dilemme entre la révolution et l'évolution", entre le principe démocratique d'égalité et les principes de hiérarchie et d'autorité naturelle des élites en soutenant que: "J'ai dit, et je le crois toujours, chaque jour avec une conviction plus énergique, que la société humaine est toujours aristocratique, bon gré, mal gré, par sa propre nature." Thèse controversée mais qui influencera toute une génération de philosophes, dans et hors d'Espagne. Et plus encore, pour Ortega, l'existence, la réflexion, la culture, l'art et l'éthique ne doivent pas tant s'abandonner à quelque raison pure, mais à cette "raison vitale", expression de la vie qui est par définition passagère, concrète, unique, incomparable: "Porque eso, ser imprevisble, ser un horizonte abierto a toda posibilidad, es la vida auténtica, la verdadera plenitud de la vida". D'où le célèbre aphorisme: "Je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas, je ne me sauve pas moi-même".
Mais la "réalité" ne répond pas à ses attentes. Le coup d’État du général Primo de Rivera en 1923 est sans doute un premier tournant dans son appréhension du monde et si, de 1931 à 1933, il est député aux Cortes constituantes, il finit par se retirer rapidement de toute vie publique, se retirant dans un certain conservatisme, sans doute mal à l'aise face aux menaces de révolutions, aux incertitudes politiques, au communisme, à tout ce qui pourrait s'apparenter à du "rationalisme effectif" : il en vient à choisir l'exil après le soulèvement de Franco en 1936. Il ne reviendra en Espagne qu'en 1945, pour rester à l'écart du régime franquiste.

 

El espectador (fragmento)
" La verdad, lo real, el universo, la vida - como queráis llamarlo - se quiebra en facetas innumerables, en vertientes sin cuento, cada una de las cuales da hacia un individuo. Si éste ha sabido ser fiel a su punto de vista, si ha resistido a la eterna seducción de cambiar su retina por otra imaginaria, lo que ve será un aspecto real del mundo. Y viceversa: cada hombre tiene una misión de verdad. Donde está mi pupila no está otra; lo que de la realidad ve mi pupila no lo ve otra. Somos insustituibles, somos necesarios. Dentro de la humanidad cada raza, dentro de cada raza cada individuo es un órgano de percepción distinto de todos los demás y como un tentáculo que llega a trozos de universo para los otros inasequibles. La realidad, pues, se ofrece en perspectivas individuales. Lo que para uno está en último plano, se halla para otro en primer término. El paisaje ordena sus tamaños y sus distancias de acuerdo con nuestra retina, y nuestro corazón reparte los acentos. La perspectiva visual y la intelectual se complican con la perspectiva de la valoración. "

 

Meditaciones del Quijote (1914)

Première oeuvre d'Ortega y Gasset, "Méditations de Don Quichotte" contient déjà en germe les principales idées qui formèrent sa philosophie, notamment le principe, Je suis moi et l'expression de mon milieu, l'idée de la vérité en tant que découverte, une théorie du concept, le postulat de la raison vitale, le "prospectivisme", aunatnt de thèmes qui seront par suite développés dans les huit volumes de son "El espectator", 1916-1934...

"... Cuando hemos llegado hasta los barrios bajos del pesimismo y no hallamos nada en el universo que nos parezca una afirmación capaz de salvarnos, se vuelven los ojos hacia las menudas cosas del vivir cotidiano - como los moribundos recuerdan al punto de la muerte toda suerte de nimiedades que les acaecieron -.
Vemos, entonces que no son las grandes cosas, los grandes placeres ni las grandes ambiciones que nos retienen sobre el haz de la vida, sino este minuto de bienestar junto a un hogar en invierno, esta grata sensación de una copa de licor que bebemos, aquella manera de pisar el suelo, cuando camina, de una moza gentil, que no amamos ni conocemos, tal ingeniosidad que el amigo ingenioso nos dice con su buena voz de costumbre..."

 

La rebelión de las masas (1937)
"El hombre-masa es el hombre cuya vida carece de proyecto y va a la deriva. Por eso no construye nada, aunque sus posibilidades, sus poderes sean enormes.."
"..En résumé, le nouveau fait social que nous analysons ici est le suivant: l’histoire européenne semble, pour la première fois, livrée aux décisions de l’homme vulgaire, en tant qu’ "homme vulgaire"; ou si l’on veut, en tournant la proposition dans la voix active : l’homme moyen que l’on dirigeait autrefois, a résolu de gouverner le monde. Cette résolution d’occuper le premier plan social lui est venue automatiquement, dès que parvint à maturité le nouveau type d’homme qu’il représente. Si l’on étudie la structure psychologique de ce nouveau type d’homme-masse, en tenant compte des répercussions qu’il provoque dans la vie publique, on y relèvera les caractéristiques suivantes : en premier lieu, l'impression originaire et radicale que la vie est facile, débordante, sans aucune tragique limitation ; de la cette sensation de triomphe et de domination qu’éprouvera en lui chaque individu moyen, sensation qui, en second lieu, l’invitera à s’affirmer lui-même, tel qu’il est, à proclamer que son patrimoine moral et intellectuel lui parait satisfaisant et complet. Ce contentement de soi-même l’incite à demeurer sourd à toute instance extérieure, à ne pas écouter, à ne pas laisser discuter ses opinions et à ne pas s’occuper des autres. Cet intime sentiment de domination le pousse constamment à occuper la place prépondérante. Il agira donc comme s’il n’existait au monde que lui et ses congénères. Aussi - en dernier lieu - interviendra-t-il partout pour imposer son opinion médiocre, sans égards, sans atermoiements, sans formalités ni réserves, c’est-à-dire suivant un régime d’ "action directe".

 

"..L’ensemble de ces traits nous a fait penser à ceux qui caractérisent certaines attitudes humaines déficientes, celle de l’enfant gâté, ou du primitif révolté, c’est-a-dire du barbare. (Le primitif normal étant au contraire, parmi les êtres qui aient jamais existé, le plus docile envers les instances supérieures - religion, tabous, tradition sociale, coutumes, etc.). Il ne faut pas s’étonner si j’accumule ainsi les sarcasmes sur ce spécimen d’être humain. Le présent essai n’est qu’une première tentative d’attaque contre cet homme triomphant ; et le signe avant-coureur de la prochaine et énergique volte-face d’un certain nombre d’Européens, décidés à s’opposer à ses prétentions à la tyrannie. Il ne s’agit maintenant que d’un ballon d’essai, que d’une escarmouche, rien de plus. L’attaque de fond viendra ensuite; très prochainement peut-être, et sous une forme bien différente de celle que revêt cet essai. Elle se présentera sous une forme telle que, même en la voyant se préparer sous ses propres yeux, il ne pourra se prémunir contre elle, ni même soupçonner qu’elle sera précisément la véritable attaque de fond.
Ce personnage qui surgit maintenant de tous cotés et impose en tous lieux sa foncière barbarie est en effet, l’enfant gâté de l’histoire humaine. L’enfant gâté, c’est l'héritier qui se comporte uniquement en tant qu’héritier. Ici l'héritage n’est autre que la civilisation - le bien-être, la sécurité, en somme les avantages de la civilisation. Comme nous l’avons vu, c'est seulement dans l’ampleur vitale que cette civilisation a donnée au monde, que peut naître un homme constitué par cet ensemble de traits, caractéristiques de l’enfant gâté. C'est là une des nombreuses déformations que le luxe produit dans la matière humaine. Nous aurions tendance à nous imaginer qu’une vie engendrée dans l'abondance excessive serait meilleure, de qualité supérieure, plus "vivante" que celle qui consiste précisément à lutter contre la disette. Mais il n’en est pas ainsi. Et pour des raisons très rigoureuses, fondamentales qu’il n’est pas le moment d’énoncer à présent. Il suffit ici, au lieu de donner ces raisons, de se souvenir du fait, cent fois cité, qui constitue la tragédie de toute aristocratie héréditaire. L’aristocrate hérite, c’est-à-dire se voit attribuer des conditions de vie qu’il n’a pas créées lui-même, et qui, pour cette raison, ne sont pas liées organiquement à sa propre vie. Dès sa naissance, il se trouve brusquement installé, et sans savoir comment, au milieu de sa richesse et de ses prérogatives. Il n’a intimement rien à voir avec elles puisqu’elles ne viennent pas de lui. Elles ne sont en quelque sorte que le caparaçon gigantesque d’une autre personne, d’un être qui a vécu: son aïeul. Et il doit vivre en héritier, c’est-à-dire qu’il doit revêtir cette carapace d’une autre vie. Dès lors, quelle va être la vie de  l’ "aristocrate" héréditaire ? La sienne ou celle du preux qui instaura sa lignée ? Ni l'une ni l’autre. Il est condamné à représenter l’autre et par conséquent à n’être ni l'autre, ni lui-même. Sa vie perd inexorablement son authenticité et devient une pure fiction, une pure représentation de la vie de son ancêtre. La surabondance des biens dont il est tenu de se servir ne lui permet pas de vivre son propre destin, son destin personnel, et atrophie sa vie. Toute vie consiste dans la lutte et l'effort pour être soi-même. Les difficultés auxquelles je me heurte pour réaliser ma vie éveillent et mobilisent mes activités, mes capacités. Si mon corps n’était pas pesant je ne pourrais pas marcher. Si l'atmosphère était sans résistance, mon corps me semblerait vague, spongieux, fantomatique. Il en est de même pour l' "aristocrate" héréditaire : toute sa personnalité s’estompe par manque d'effort et de tension vitale. Il en résulte ce gâtisme particulier, sans égal, des vieilles noblesses, dont personne n’a encore décrit le tragique mécanisme intérieur ; ce tragique mécanisme intérieur qui amène insensiblement toute aristocratie héréditaire à une irrémédiable dégénérescence. Ce simple fait suffirait à contrecarrer notre tendance naïve à croire que l’excès de biens favorise la vie. Bien au contraire, en effet : un monde débordant de possibilités engendre automatiquement de graves déformations et des spécimens vicieux de l'existence humaine..."


Juan Ramón Jiménez (1881-1958)
En 1936, Federico García Lorca se reconnaissait deux maîtres, Antonio Machado et Juan Ramón Jiménez, et l'influence de ce dernier sur la génération dite de 1927 fut en effet décisive: avec lui, la poésie se fait "religion immanente". Né à Moguer, dans la province andalouse de Huelva, Juan Ramón Jiménez se nourrit de poésie et se lie avec des poètes tels que Salvador Rueda, Francisco Villaespesa, Rubén Darío, Valle-Inclán. En 1903-1904, il dirige une revue moderniste fameuse, "Helios". En 1916, il épouse à New York, Zenobia Camprubí. De 1916 à 1936, il séjourne à Madrid, où il écrit beaucoup ; il est célèbre, dirige plusieurs revues. Alliage de modernisme et de mysticisme, reconnu comme l'une des plus hautes figures du lyrisme espagnol du XXe siècle, un poète éperdu de beauté poétique mais, écrira Lorca, "un grand poète troublé par une terrible exaltation de son moi, lacéré par la réalité qui l'entoure, incroyablement mordu par des choses insignifiantes, l'oreille aux aguets du monde, véritablement ennemi de son âme merveilleuse et unique de poète.." Il aimera en effet  régenter la vie littéraire. En 1936, il quitte l'Espagne pour les États-Unis, s'installe en 1951 à Porto Rico, où il demeure jusqu'à son dernier jour.

 

Il est d'usage, reprenant ses propos, de distinguer trois périodes successives dans l'oeuvre de Juan Ramón Jiménez, la première étant décrite comme "idéaliste" (etapa sensitiva, 1898-1915), mais douloureuse et intimiste, avec "Elejías", "Las hojas verdes", "Baladas de primavera", "Pastorales", "La soledad sonora", "Poemas májicos y dolientes", "Sonetos espirituales", "Platero y yo"...

 

"Platero y yo" (1914-1917)
C'est le plus célèbre, tant en Espagne qu'en Amérique latine, des récits en prose du poète espagnol Juan Ramón Jiménez, sous-titré Élégie andalouse, qui relate, en une centaine de petites poèmes en prose, la vie et la mort de l’âne Platero, compagnon du poète, prétexte à la description poétique de la vie andalouse, nature environnante, village de Moguer, saisons et personnages.

PLATERO
"Platero es pequeño, peludo, suave; tan blando por fuera, que se diría todo de algodón, que no lleva huesos. Sólo los espejos de azabache de sus ojos son duros cual dos escarabajos de cristal negro.
Lo dejo suelto y se va al prado, y acaricia tibiamente con su hocico, rozándolas apenas, las florecillas rosas, celestes y gualdas... Lo llamo dulcemente: “¿Platero?”, y viene a mí con un trotecillo alegre que parece que se ríe, en no sé qué cascabeleo ideal...
Come cuanto le doy. Le gustan las naranjas mandarinas, las uvas moscateles, todas de ámbar; los higos morados, con su cristalina gotita de miel...
Es tierno y mimoso igual que un niño, que una niña...; pero fuerte y seco por dentro, como de piedra... Cuando paseo sobre él, los domingos, por las últimas callejas del pueblo, los hombres del campo, vestidos de limpio y despaciosos, se quedan mirándolo:
- Tien’ asero...
Tiene acero. Acero y plata de luna, al mismo tiempo."

 

La deuxième étape de l'oeuvre de Juan Ramón Jiménez, dite "spiritualisme symboliste" (etapa intelectual, 1916-1936), avec "La soledad sonora", "Diario de un poeta recién casado",  "Eternidades", "Piedra y cielo"...

 

SOLEDAD
(de Diario de un poeta recién casado)   

En tí estás todo, mar, y sin embargo,
¡qué sinti estás, qué solo,
qué lejos, siempre, de ti mismo!
Abierto en mil heridas, cada instante,
cual mi frente,
tus olas van, como mis pensamientos,
y vienen, van y vienen,
besándose, apartándose,
con un eterno conocerse,
mar, y desconocerse.
Eres tú, y no lo sabes,
tu corazón te late y no lo sientes...
¡Qué plenitud de soledad, mar solo!.

 

Solitude

 


En toi tu es toute, mer, et cependant,
comme tu es sans toi, comme tu es seule,
et loin, toujours, de toi-même!
Ouverte de mille blessures, sans cesse,
tel mon front,
tes vagues vont, comme mes pensées,
et viennent, vont et viennent,
se baisant, s'écartant,
en un éternel se connaître,
mer, et ne plus se connaître éternel.
Tu es toi, et tu ne le sais pas,
ton coeur bat, et il ne le sent pas...
Quelle plénitude solitude, mer seule!


La dernière étape de l'oeuvre de Juan Ramón Jiménez, dite "métaphysique et d'exaltation de l'intelligence" (etapa verdadera, 1937-1958), correspond à la fin de son chemin, de son exil américain jusqu'à sa mort : "Españoles de tres mundos" (1942), "La estación total con canciones" (1946), "Animal de fondo" (1949)...

 

"Espacio", commencé lors de son exil américain en 1941, inclus dans "En el otro costado", est l'un des plus célèbres de ses textes, il y propose une esthétique nouvelle exprimée dans cette extraordinaire citation : "les arbres ne sont pas seuls, ils sont avec leurs ombres.."

"Los dioses no tuvieron más sustancia que la que tengo yo.” Yo tengo, como ellos, la sustancia de todo lo vivido y de todo lo porvenir. No soy presente solo, sino fuga raudal de cabo a fin. Y lo que veo, a un lado y otro, en esta fuga (rosas, restos de alas, sombra y luz) es solo mío, recuerdo y ansia míos, presentimiento, olvido.
¿Quién sabe más que yo, quién, qué hombre o qué dios puede, ha podido, podrá decirme a mí qué es mi vida y mi muerte, qué no es? Si hay quien lo sabe, yo lo sé más que ése, y si quien lo ignora, más que ése lo ignoro. Lucha entre este ignorar y este saber es mi vida, su vida, y es la vida. Pasan vientos como pájaros, pájaros igual que flores, flores, soles y lunas, lunas soles como yo, como almas, como cuerpos, cuerpos como la muerte y la resurrección; como dioses. Y soy un dios sin espada, sin nada de lo que hacen los hombres con su ciencia; solo con lo que es producto de lo vivo, lo que se cambia todo;  sí, de fuego o de luz, luz. ¿Por qué comemos y bebemos otra cosa que luz o fuego?  Como yo ye nacido en el sol, y del sol he venido aquí a la sombra, ¿soy de sol, como el sol alumbro?, y mi nostaljia, como la de la luna, es haber sido sol de un sol un día y reflejarlo solo ahora. Pasa el iris cantando como canto yo. Adiós, iris, iris, volveremos a vernos, que el amor es uno y solo y vuelve cada día."


Eugenio d'Ors y Rovira (1882-1954)
Né à Barcelone, d'une mère cubaine et d'un père catalan, Eugenio d'Ors est un philosophe, critique d'art, essayiste, romancier, qui appartient à la génération postérieure à la génération dite de 98, auprès de Marañon, de Gómez de la Serna et d'Ortega y Gasset, et qui puise sa première thématique en Catalogne, dont le célèbre "La Ben Plantada" (1912). En 1920, il vit à Madrid et n'écrit plus qu'en castillan. A l'Espagne anecdotique et déchirée, il entend opposer une Espagne du savoir, consacre, comme Ortega y Gasset, une grande partie de son activité à diffuser les grands courants européens, philosophiques, littéraires et artistiques, en s'attachant plus particulièrement aux problèmes esthétiques. Son œuvre principale est constituée par ses "Glosari", série de brefs écrits commencés en 1906 et prolongés en 1920 par "El Nuevo Glosario" : il s'agit d'une sorte de journal intellectuel, d'un journal de l' "intelligence" qui entend englober le meilleur de l'art, de la philosophie, de la littérature, le tout construit avec un alliage de rigueur logique et de fine sensibilité, très proche de l'idéal classique de la civilisation. Ses « Gloses », ses commentaires, ses essais sont d'abord publiés dans la presse quotidienne avant d'être rassemblés en volumes : "El Valle de Josafat" (1921), "Oceanografía del tedio" (Océanographie de l'ennui, 1921), Tres horas en el Museo del Prado (1922), De la amistad y el diálogo (1914), Aprendizaje y heroismo (1915), Grandeza y servidumbre de la inteligencia (1919), Religio est libertas (1930), Primera lección de un curso de filosofía (1927), "La vida de Goya" (1928), "Cuando ya esté tranquilo" (Lorsqu'enfin je serai tranquille, 1930), .. Ralllié à la Phalange en 1936, les premières années du régime franquiste lui confèrent une sorte de monopole culturel, qu'il perdra à partir de la renaissance de l'antifranquisme dans les années 50..


Joaquin Belda (1883-1935)
Né à Cartagena, Joaquín Belda Carreras est de ces écrivains espagnols du début du siècle qui profite de la relative libéralisation de la censure sous Alphonse XIII, pour se lancer dans le roman érotique (La Coquito (1915), Fifí Lupiañez se casa (1915), Aquellos polvos (1916), Más chulo que un ocho (1917), Las noches del Botánico (1917), Las chicas de Terpsícore (1917), Las noches del Botánico (1917), Un riñón de menos (1918), La primera salida, (1918)...) :  il alimente ainsi entre 1903 et 1935 en situations scabreuses un large public fortement demandeur, mais a su se forger une réputation littéraire reconnue, par l'inventivité de son écriture, - pour être publié à cette époque lorsque l'intrigue est des plus obscènes, faut-il encore employer un langage tout en périphrases et en euphémismes -, l'habileté à suggérer scènes et gestes, et en arrière-fonds, omniprésente, une satire discrète de la société hispanique de l'époque. Insensiblement, au travers de ces "oeuvres", une époque s'achève.

 

La Coquito (1915)
Julio, un étudiant sans le sou, parvient aux prix de mille sacrifices à réunir la somme exigée pour vivre enfin le moment tant attendu, celui d'une nuit passée avec la Coquito, vedette d'un cabaret madrilène, "Salon Nuevo", cabaret spécialisé dans les attractions lascives où les danseuses vendent leur corps aux plus offrants après les représentations. La description de cette fameuse nuit occupe près d'un quart du roman : l’étudiant, cherchant ses mots, décrira son plaisir en ces mots, "mes chairs s’écartaient, comme si un parapluie automatique venait de s’ouvrir à l’intérieur de mon corps et cherchait à en ressortir !", mais il y perdra sa fortune et son âme...

"...Il se dirigea vers le portemanteau où il avait suspendu son veston. Il en sortit un portefeuille qui n’avait visiblement pas l’habitude dc contenir des trésors. Plusieurs billets de cent, d’autres de cinquante et de vingt-cinq. Doña Micaela ne pourrait pas lui reprocher de ne point avoir scrupuleusement suivi ses conseils. Il y avait là un échantillonnage complet de tout le papier monnaie émis par la Banque d’Espagne et servant d’ordinaire à acheter des wagons de céréales plutôt que l’honneur de certaines dames. Sortant de son expectative, Coquito s’approcha de sa mère, et lui dit, des flammes dans les yeux :
- Mais enfin, maman, vous ne pouvez pas faire vos comptes de mémoire sans avoir vos billets devant les yeux I
- Tu sais bien que non, ma jolie. Je me trompe et je perds le fil. Ecoutez, don Julio, vous qui étes un homme du monde, vous allez comprendre : quand je marque cinquante pesetas, si je n’ai pas devant moi le billet ou les duros, j’ai l'impression de ne rien noter ; et quand je dis je pose vingt et je retiens deux, si je n’ai rien devant moi, je m’évanouis et je tombe par terre.
- Tu me fais honte !
- Mais pourquoi, petite sotte ? Ta mère a raison. Tu ne comprends pas que c’est la méme chose ?
Doña Micaela compta les billets et constata que la somme y était. Elle allait sortir, quand, tout a coup, elle s’arréta — toujours en bonne mère vigilante et jalouse du bien de sa fille ! - et dit:
- Je vous réveille à quelle heure demain ?
- A aucune ! lança La Coquito presque en pleurant.
- Bon, bon ; comme tu voudras ma fille ; comme tu voudras.
Elle sortit, souhaitant une bonne nuit à sa maisonnée, telle une matrone romaine pénétrant dans l’impluvium. Coquito était rouge. Bien que la pudeur ne fut pas son état de conscience babituel, elle était femme, et...
- Tu vois ? Une jument vendue à la foire aux bestiaux !
- Tu ne vas pas pleurer pour cela. Ca n’en vaut pas la peine, et je m’en moque moi, tu sais. Je m’attendais un peu à ce qu’elle réagisse comme ça. La premiere fois que j’ai eu le plaisir de lui parler, elle n’était pas différente, ça ne me surprend plus. Si tu veux que je te
parle avec franchise, je la trouve plutôt haute en couleur et amusante.
- Evidemment, ce n’est pas toi qui vas dire le contraire ! Je trouve ça dégoûtant !
Cependant, Coquito et Julio se trompaient, ils n’avaient rien compris au jeu pratiqué par la mère de l’artiste. Vendre les charmes de sa fille et vanter les mérites de son corps comme s’il s’agissait de pommes de terre nouvelles n’était en soi ni dégoûtant, ni repoussant, ni même condamnable. C’était simplement une question de physiologie. Une personne qui est née sans odorat ou qui l’a perdu après la naissance mérite-t-elle un blâme parce qu’en passant à coté d’une vespasienne ou d’un bureau municipal, elle ne remarque pas l’odeur fetide qui s’en exhale ? Ce que Doña Micaela faisait n’avait rien à voir avec le cynisme, la vantardise, l’immoralité ou la négligence d’une personne qui sait que le mal existe et qui décide malgré tout de le perpétrer sous cape. Le sens moral avait chez elle un vice de fabrication, un oubli du maitre artisan qui nous fabriqua et qui parfois lance dans le vaste monde une créature sans pied, sans main ou dotée d’une âme dépourvue de sens moral et qui ne peut appréhender le bien.
Doña Micaela sur un trône, ce serait une nouvelle Catherine II: elle signerait les sentences de mort comme d’autres écrivent des cartes postales !
Méchantes, ces deux femmes ? Non, en les qualifiant de la sorte vous commettriez une erreur historique. Pour que des personnes comme Catherine de Russie et Doña Micaela - ô vies paralleles ! — fussent méchantes, il eut fallu qu’elles possédassent la méchanceté du rocher qui tombe sur une véranda et la brise ou du concombre qui, une certaine nuit d’été, nous contraint à faire le serpent dans le lit, en proie aux douleurs du miserere.
Et puis, lorsque vous plongez une personne telle que celle-ci dans une société ou les postes de députés s’achètent, ou le droit d’ouvrir une maison close se monnaie, où un sacristain de village peut se payer le titre de chanoine, ou n’importe quelle sainte Thérèse peut devenir une Messaline, dites-moi si cette personne ne va pas faire de l’argent son dieu et s’occuper de ses affaires avec le même respect qu’un commentateur zélé des Evangiles...
Ô Doña Micaela ! Tu as tout notre respect et toute notre sympathie...
Après avoir payé sa "dette" et calmé les inquiétudes de Coquito, Julio se sentait de nouveau irrésistiblement attiré par cette histoire de la nuit cubaine qui vit la naissance de la rumba, pour le plaisir et la joie de tous les publics futurs. Ce qui n’avait été jusqu'alors qu'une danse de sauvages, deviendrait, grâce à Coquito, une salvation divinement infernale qui triompherait sur toutes les scènes du monde, en soumettant au joug de la luxure des centaines de milliers d’hommes..."