Prosper Mérimée (1803-1870) , "Mateo Falcone" (1829), "Colomba" (1840),  "Carmen" (1845) - ...

Last update: 02/02/2018


Contemporain des grands romantiques, né un an après Victor Hugo, Prosper Mérimée a écrit la presque totalité de son œuvre avant 1850. Pourtant l'influence romantique le marque assez peu, sauf dans ses premiers romans qui s'attachent à faire revivre, à travers les siècles et dans leur vérité colorée, des époques où se déchaînaient les passions, et dans plusieurs de ses récits qui témoignent de son goût pour le fantastique ("Les Âmes du Purgatoire", 1834, "La Vénus d'Ille", 1837, "Lokis", 1869). Contrairement à la plupart de ses contemporains, il a le souci d'être impersonnel, on le dira "ennuyeux" ("le paysage était plat comme Mérimée", écrira Victor Hugo), mais la publication posthume de ses "Lettres à une inconnue" (1873), des lettres qui s'échelonnent sur une trentaine d'années, montre un tout autre visage, dissimulant sa tristesse et sa solitude. C'est ains que même dans l'évocation d'une scène pathétique, il n'a garde de se laisser gagner par l'émotion et se retranche derrière l'exactitude sobre de sa peinture, parfois jusqu'à la sécheresse. Son honnêteté d'érudit ne saurait se contenter de la couleur locale clinquante et superficielle qui s'étale dans la plupart des drames romantiques. Il a écrit "Colomba" au retour d'un voyage en Corse, après avoir rendu visite à Colomba Carabelli, l'héroïne de l'histoire vécue qui lui servit de modèle. Dans les limites de la nouvelle, plus étroites que celles d'un roman, il campe en quelques traits le paysage et les personnages, dont la psychologie s'exprime par le comportement saisi dans sa vérité pittoresque, et il fait progresser rigoureusement l'intrigue. Son art lucide, mesuré, équilibré s'apparente à l'art classique, l'intelligence y semble plus sollicitée que la sensibilité...


Prosper Mérimée (1803-1870)

"Je ne parle pas des vallées, ni des montagnes, ni des sites tous les mêmes et conséquemment horriblement monotones [...], mais je parle de la pure nature de l'HOMME. Ce mammifère est vraiment fort curieux ici et je ne me lasse pas de me faire conter des histoires de vendettes.." - Comme Stendhal, de vingt ans son aîné et avec lequel il fut particulièrement lié à partir de 1822, Mérimée contrôle sans cesse sa sensibilité et ses tendances romantiques, l'intelligence critique, le scepticisme, le goût de la chose vue lui donnent un détachement constant, souvent ironique. Prosper Mérimée, né à Paris en 1803, débute dans les lettres par deux mystifications : "Le Théâtre de Clara Gazul" (1825), courtes pièces colorées soit-disant traduites de l'espagnol,  et "la Guzla" (1827), recueil de ballades que beaucoup crurent authentiquement illyriennes. Il s'oriente ensuite avec succès vers le roman historique, passion de ses contemporains, avec "la Chronique du règne de Charles IX" (1829), puis trouve dans le genre littéraire de la nouvelle un cadre qui s'accorde parfaitement avec son tempérament, la densité, la concision, la production d'un effet immédiat et décisif; "Mosaïque" (1833) rassemble plusieurs récits assez courts dont "Mateo Falcone" est le plus connu, "L'Enlèvement de la redoute" évoque la campagne de Russie, "Tamango" la traite des Noirs, "Le Vase étrusque" en 1830 et "La Double Méprise" en 1833. En 1834, il est nommé inspecteur général des monuments historiques et entreprend de nombreux voyages en France et à l'étranger (Angleterre, Espagne, Italie, Grèce, Orient). En 1840, paraît "Colomba" et, en 1845, "Carmen". 

Esprit curieux, il s'intéresse à la littérature russe qu'il contribue à faire connaître en France (il traduit Gogol, Pouchkine, Tourguenieff). Dans le sillage de Stendhal, Mérimée intensifie ses relations mondaines, jeux littéraires du salon Delécluze dans les années 1820, salon du baron naturaliste Georges Cuvier en 1829, où règne Sophie Duvaucel, puis rencontre avec Victor Hugo et ses intimes, rapprochement avec Eugène Delacroix, et toute la petite colonie anglaise qui peuple les salons d'une Restauration par ailleurs si conformiste. 

Vers 1830, Mérimée se laisse aller à l'instar de Stendhal et prend pour maîtresse, non exclusive mais régulière, une certaine Céline Cayot, connue des amateurs de demi-mondaines, puis les liens se distendent entre les deux grands "dégoûtés", la mort emporte Stendhal en 1842. 

L'avènement du second Empire et l'amitié d'Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III et  impératrice des Français du 29 janvier 1853 au 4 septembre 1870, lui valent de fréquenter les Tuileries et d'être nommé sénateur. Mais la maladie et la guerre franco-prussienne qui débute en juillet 1870 vont refermer le chapitre de sa vie. Le 13 septembre 1869, il écrivait : "J'ai toute ma vie cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde avant d'être Français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent de rien. Je saigne aujourd'hui des blessures de ces imbéciles de Français, je pleure de leurs humiliations, et, quelque ingrats et absurdes qu'ils soient, je les aime toujours"...

Il meurt à Cannes, en septembre 1870. 

 

"Mateo Falcone" (1829)

C'est une des plus célèbres nouvelles de Mérimée, tant pour son intensité dramatique que pour sa rigueur de style, et le personnage du père, taciturne et intraitable, est une grande figure de la littérature. Le cadre est celui du maquis de Porto Vecchio. Après avoir aidé un fugitif à se cacher, un enfant de dix ans, le petit Fortunato, l'a livré aux soldats lancés à sa poursuite. Son père, Mateo Falcone, vient d'apprendre cette trahison. 

Le cadre est esquissé très légèrement dans sa note originale, les mœurs patriarcales nous sont suggérées par cette autorité absolue du père de famille, l'âme corse apparaît avec ses dominantes : l'inflexible sentiment de l'honneur, la foi, un peu étroite mais fervente. Mérimée restitue la couleur locale. Le pathétique est puissant et discret. 

Le désespoir de l'enfant à bout de larmes, repentant et non révolté, le désarroi presque muet de la mère, la froide et méthodique détermination de ce justicier inhumain dont le dessein se dévoile progressivement, touchent d'autant plus que Mérimée se contente de nous faire assister objectivement au drame, l'exécution de l'enfant...

"Mateo Falcone, quand j'étais en Corse en 18.., avait sa maison à une demi-lieue de ce maquis. C'était un homme assez riche pour le pays ; vivant noblement, c'est-à-dire sans rien faire, du produit de ses troupeaux, que des bergers, espèces de nomades, menaient paître çà et là sur les montagnes. Lorsque je le vis, deux années après l'événement que je vais raconter, il me parut âgé de cinquante ans tout au plus. Figurez-vous un homme petit mais robuste, avec des cheveux crépus, noirs comme le jais, un nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs et un teint couleur de revers de botte. Son habileté au tir du fusil passait pour extraordinaire, même dans son pays, oii il y a tant de bons tireurs. Par exemple, Mateo n'aurait jamais tiré sur un mouflon avec des chevrotines ; mais, à cent vingt pas, il l'abattait d'une balle dans la tête ou dans l'épaule, à son choix. La nuit, il se servait de ses armes aussi facilement que le jour, et l'on m'a cité de lui ce trait d'adresse qui paraîtra peut-être incroyable à qui n'a pas voyagé en Corse. A quatre- vingt pas, on plaçait une chandelle allumée derrière un transparent de papier, large comme une assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout d'une minute, dans l'obscurité la plus complète, il tirait et perçait le transparent trois fois sur quatre.

Avec un mérite aussi transcendant, Mateo Falcone s'était attiré une grande réputation. On le disait aussi bon ami que dangereux ennemi : d'ailleurs serviable et faisant l'aumône, il vivait en paix avec tout le monde dans le district de Porto-Vecchio. Mais on contait de lui qu'à Corte, où il avait pris femme, il s'était débarrassé fort vigoureusement d'un rival qui passait pour aussi redoutable en guerre qu'en amour : du moins on attribuait à Mateo certain coup de fusil qui surprit ce rival comme il était à se raser devant un petit miroir pendu à sa fenêtre. L'affaire assoupie, Mateo se maria. Sa femme Giuseppa lui avait donné d'abord trois filles (dont il enrageait), et enfin un fils, qu'il nomma Fortunato : c'était l'espoir de sa famille, l'héritier du nom. Les filles étaient bien mariées : leur père pouvait compter au besoin sur les poignards et les escopettes de ses gendres. Le fils n'avait que dix ans, mais il annonçait déjà d'heureuses dispositions.

Un certain jour d'automne, Mateo sortit de bonne heure avec sa femme pour aller visiter un de ses troupeaux dans une clairière du maquis. Le petit Fortunato voulait l'accompagner, mais la clairière était trop loin; d'ailleurs, il fallait bien que quelqu'un restât pour garder la maison; le père refusa donc : on verra s'il n'eut pas lieu de s'en repentir.

Il était absent depuis quelques heures, et le petit Fortunato était tranquillement étendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que, le dimanche prochain, il irait dîner à la ville, chez son oncle le caporal, quand il fut soudainement interrompu dans ses méditations par l'explosion d'une arme à feu. Il se leva et se tourna du côté de la plaine d'où partait ce bruit. D'autres coups de fusil se succédèrent, tirés à intervalles inégaux, et toujours de plus en plus rapprochés; enfin, dans le sentier qui menait de la plaine à la maison de Mateo parut un homme, coiffé d'un bonnet pointu comme en portent les montagnards, barbu, couvert de haillons, et se traînant avec peine en s'appuyant sur son fusil. Il venait de recevoir un coup de feu dans la cuisse.

Cet homme était un bandit qui, étant parti de nuit pour aller chercher de la poudre à la ville, était tombé en route dans une embuscade de voltigeurs corses. 

Après une vigoureuse défense, il était parvenu à faire sa retraite, vivement poursuivi et tiraillant de rocher en rocher. Mais il avait peu d'avance sur les soldats, et sa blessure le mettait hors d'état de gagner le maquis avant d'être rejoint.

Il s'approcha de Fortunato et lui dit :

— Tu es le fils de Mateo Falcone?

— Oui.

— Moi, je suis Gianetto Sanpiero. Je suis poursuivi par les collets jaunes. Cache-moi, car je ne puis aller plus loin.

— Et que dira mon père si je te cache sans sa permission?

— Il dira que tu as bien fait.

— Qui sait?

— Cache-moi vite; ils viennent.

— Attends que mon père soit revenu.

— Que j'attende? malédiction! Ils seront ici dans cinq minutes. Allons, cache-moi, ou je te tue.

Fortunato lui répondit avec le plus grand sang- froid :

— Ton fusil est déchargé, et il n'y a plus de cartouches dans ta carchera.

— J'ai mon stylet.

— Mais courras-tu aussi vite que moi? Il fit un saut, et se mit hors d'atteinte.

— Tu n'es pas le fils de Mateo Falcone! Me laisseras-tu donc arrêter devant ta maison?

L'enfant parut touché.

— Que me donneras-tu si je te cache? dit-il en se rapprochant.

Le baudit fouilla dans une poche de cuir qui pendait à sa ceinture, et il en tira une pièce de cinq francs qu'il avait réservée sans doute pour acheter de la poudre. Fortunato sourit à la vue de la pièce d'argent; il s'en saisit, et dit à Gianetto :

— Ne crains rien.

Aussitôt il fit un grand trou dans un tas de foin placé auprès de la maison. Gianetto s'y blottit, et l'enfant le recouvrit de manière à lui laisser un peu d'air pour respirer, sans qu'il fût possible cependant de soupçonner que ce foin cachât un homme. Il s'avisa, de plus, d'une finesse de sauvage assez ingénieuse. Il alla prendre une chatte et ses petits, et les établit sur le tas de foin pour faire croire qu'il n'avait pas été remué depuis peu. Ensuite, remarquant des traces de sang sur le sentier près de la maison, il les couvrit de poussière avec soin, et, cela fait, il se recoucha au soleil avec la plus grande tranquillité.

Quelques minutes après, six hommes en uniforme brun à collet jaune, et commandés par un adjudant, étaient devant la porte de Mateo. Cet adjudant était quelque peu parent de Falcone. (On sait qu'en Corse on suit les degrés de parenté beaucoup plus loin qu'ailleurs). Il se nommait Tiodoro Gamba : c'était un homme actif, fort redouté des bandits dont il avait déjà traqué plusieurs.

— Bonjour, petit cousin, dit-il à Fortunato en l'abordant; comme te voilà grandi! As-tu vu passer un homme tout à l'heure?

— Oh ! je ne suis pas encore si grand que vous, mon cousin, répondit l'enfant d'un air niais.

— Cela viendra. Mais n'as-tu pas vu passer un homme, dis-moi?

— Si j'ai vu passer un homme?

— Oui, un homme avec un bonnet pointu en velours noir, et une veste brodée de rouge et de jaune?

— Un homme avec un bonnet pointu, et une veste brodée de rouge et de jaune?

— Oui, réponds vite, et ne répète pas mes questions.

— Ce matin, M. le curé est passé devant notre porte, sur son cheval Piero. Il m'a demandé comment papa se portait, et je lui ai répondu...

— Ah! petit drôle, tu fais le malin! Dis-moi vite par où est passé Gianetto, car c'est lui que nous cherchons; et, j'en suis certain, il a pris par ce sentier.

— Qui sait?

— Qui sait? C'est moi qui sais que tu Tas vu.

— Est-ce qu'on voit les passants quand on dort?

— Tu ne dormais pas, vaurien; les coups de fusil t'ont réveillé.

— Vous croyez donc, mon cousin, que vos fusils font tant de bruit? L'escopette de mon père en fait bien davantage.

— Que le diable te confonde, maudit garnement! Je suis bien sûr que tu as vu le Gianetto. Peut-être même l'as-tu caché. Allons, camarades, entrez dans cette maison, et voyez si notre homme n'y est pas. Il n'allait plus que d'une patte, et il a trop de bon sens, le coquin, pour avoir cherché à gagner le maquis en clopinant. D'ailleurs, les traces de sang s'arrêtent ici.

— Et que dira papa? demanda Fortunato en ricanant; que dira-t-il s'il sait qu'on est entré dans sa maison pendant qu'il était sorti?

— Vaurien ! dit l'adjudant Gamba en le prenant par l'oreille, sais-tu qu'il ne tient qu'à moi de te faire changer de note? Peut-être qu'en te donnant une vingtaine de coups de plat de sabre tu parleras enfin.

Et Fortunato ricanait toujours.

— Mon père est Mateo Falcone! dit-il avec emphase.

— Sais-tu bien, petit drôle, que je puis t'emmener à Corte ou à Bastia. Je te ferai coucher dans un cachot, sur la paille, les fers aux pieds, et je te ferai guillotiner si tu ne dis où est Gianetto Sanpiero.

L'enfant éclata de rire à cette ridicule menace. Il répéta :

— Mon père est Mateo Falcone !

— Adjudant, dit tout bas un des voltigeurs, ne nous brouillons pas avec Mateo.

Gamba paraissait évidemment embarrassé. Il causait à voix basse avec ses soldats, qui avaient déjà visité toute la maison. Ce n'était pas une opération fort longue, car la cabane d'un Corse ne consiste qu'en une seule pièce carrée. L'ameublement se compose d'une table, de bancs, de coffres et d'ustensiles de chasse ou de ménage.

Cependant le petit Forlunato caressait sa chatte, et semblait jouir malignement de la confusion des voltigeurs et de son cousin.

Un soldat s'approcha du tas de foin. Il vit la chatte, et donna un coup de baïonnette dans le foin avec négligence, et en haussant les épaules, comme s'il sentait que sa précaution était ridicule. Rien ne remua; et le visage de l'enfant ne trahit pas la plus légère émotion.

L'adjudant et sa troupe se donnaient au diable; déjà ils regardaient sérieusement du côté de la plaine, comme disposés à s'en retourner par où ils étaient venus, quand leur chef, convaincu que les menaces ne produiraient aucune impression sur le fils de Falcone, voulut faire un dernier effort et tenter le pouvoir des caresses et des présents.

— Petit cousin, dit-il, tu me parais un gaillard bien éveillé! Tu iras loin. Mais tu joues un vilain jeu avec moi ; et, si je ne craignais de faire de la peine à mon cousin Mateo, le diable m'emporte! je t'emmènerais avec moi.

— Bah!

— Mais, quand mon cousin sera revenu, je lui conterai l'affaire, et, pour ta peine d'avoir menti il te donnera le fouet jusqu'au sang.

— Savoir?

— Tu verras... Mais, tiens... sois brave garçon, et je te donnerai quelque chose.

— Moi, mon cousin, je vous donnerai un avis : c'est que, si vous tardez davantage, le Gianetto sera dans le maquis, et alors il faudra plus d'un luron comme vous pour aller l'y chercher.

L'adjudant tira de sa poche une montre d'argent qui valait bien dix écus; et, remarquant que les yeux du petit Fortunato étincelaient en la regardant, il lui dit en tenant la montre suspendue au bout de sa chaîne d'acier.

— Fripon I tu voudrais bien avoir une montre comme celle-ci, suspendue à ton col, et tu te promènerais dans les rues de Porto- Vecchio, fier comme un paon; et les gens te demanderaient : ce Quelle heure est-il? » et tu leur dirais : « Regardez à ma montre. »

~ Quand je serai grand, mon oncle le caporal me donnera une montre.

— Oui; mais le fils de ton oncle en a déjà une... pas aussi belle que celle-ci, à la vérité... Cependant il est plus jeune que toi.

L'enfant soupira.

— Eh bien , la veux-tu cette montre , petit cousin?

Fortunato, lorgnant la montre du coin de l'œil, ressemblait à un chat à qui l'on présente un poulet tout entier. Comme il sent qu'on se moque de lui, il n'ose y porter la griffe, et de temps en temps il détourne les yeux pour ne pas s'exposer à succomber à la tentation; mais il se lèche les babines à tout moment, et il a l'air de dire à son maître : ce que votre plaisanterie est cruelle ! »

Cependant l'adjudant Gamba semblait de bonne foi en présentant sa montre. Fortunato n'avança pas la main; mais il lui dit avec un sourire amer :

— Pourquoi vous moquez-vous de moi?

— Par Dieu! je ne me moque pas. Dis-moi seulement où est Gianetto, et cette montre est à toi.

Fortunato laissa échapper un sourire d'incrédulité; et, fixant ses yeux noirs sur ceux de l'adjudant, il s'efforçait d'y lire la foi qu'il devait avoir en ses paroles.

— Que je perde mon épaulette, s'écria l'adjudant, si je ne te donne pas la montre à cette condition ! Les camarades sont témoins; je ne puis m'en dédire.

En parlant ainsi, il approchait toujours la montre, tant, qu'elle touchait presque la joue pâle de len- fant. Celui-ci montrait bien sur sa figure le combat que se livraient en son âme la convoitise et le respect dû à l'hospitalité. Sa poitrine nue se soulevait avec force, et il semblait près d'étouffer. Cependant la montre oscillait, tournait, et quelquefois lui heurtait le bout du nez. Enfin, peu à peu, sa main droite s'éleva vers la montre : le bout de ses doigts la toucha ; et elle pesait tout entière dans sa main sans que l'adjudant lâchât pourtant le bout de la chaîne... Le cadran était azuré... la boîte nouvellement fourbie..., au soleil, elle paraissait toute de feu... La tentation était trop forte.

Fortunato éleva aussi sa main gauche, et indiqua du pouce, par-dessus son épaule, le tas de foin auquel il était adossé. L'adjudant le comprit aussitôt. Il abandonna l'extrémité de la chaîne; Fortunato se sentit seul possesseur de la montre. Il se leva avec l'agilité d'un daim, et s'éloigna de dix pas du tas de foin, que les voltigeurs se mirent aussitôt à culbuter.

On ne tarda pas à voir le foin s'agiter; et un homme sanglant, le poignard à la main, en sortit; mais, comme il essayait de se lever en pied, sa blessure refroidie ne lui permit plus de se tenir debout. Il tomba. L'adjudant se jeta sur lui et lui arracha son stylet. Aussitôt on le garotta fortement, malgré sa résistance.

Gianetto, couché par terre et lié comme un fagot, tourna la tête vers Fortunato qui s'était rapproché.

— Fils de...! lui dit-il avec plus de mépris que de colère.

L'enfant lui jeta la pièce d'argent qu'il en avait reçue, sentant qu'il avait cessé de la mériter; mais le proscrit n'eut pas l'air de faire attention à ce mouvement. Il dit avec beaucoup de sang-froid à l'adjudant :

— Mon cher Gamba, je ne puis marcher; vous allez être obligé de me porter à la ville.

— Tu courais tout à l'heure plus vite qu'un chevreuil, repartit le cruel vainqueur; mais sois tranquille : je suis si content de te tenir, que je te porterais une lieue sur mon dos sans être fatigué. Au reste, mon camarade, nous allons te faire une litière avec des branches et ta capote; et à la ferme de Grespoli nous trouverons des chevaux.

— Bien, dit le prisonnier; vous mettrez aussi un peu de paille sur votre litière, pour que je sois plus commodément.

Pendant que les voltigeurs s'occupaient, les uns à faire une espèce de brancard avec des branches de châtaignier, les autres à panser la blessure de Gianetto, Mateo Falcone et sa femme parurent tout d'un coup au détour d'un sentier qui conduisait au maquis. La femme s'avançait courbée péniblement sous le poids d'un énorme sac de châtaignes, tandis que son mari se prélassait, ne portant qu'un fusil à la main et un autre en bandoulière; car il est indigne d'un homme de porter d'autre fardeau que ses armes.

A la vue des soldats, la première pensée de Mateo fut qu'ils venaient pour l'arrêter. Mais pourquoi cette idée? Mateo avait-il donc quelques démêlés avec la justice? Non. Il jouissait dune bonne réputation. C'était, comme on dit, un particulier bien famé; mais il était Corse et montagnard, et il y a peu de Corses montagnards qui, en scrutant bien leur mémoire, n'y trouvent quelque peccadille, telle que coups de fusil, coups de stylet et autres bagatelles, Mateo, plus qu'un autre, avait la conscience nette; car depuis plus de dix ans il n'avait dirigé son fusil contre un homme; mais toutefois il était prudent, et il se mit en posture de faire une belle défense, s'il en était besoin.

— Femme, dit-il à Giuseppa, mets bas ton sac et tiens-toi prête.

Elle obéit sur-le-champ. Il lui donna le fusil qu'il avait en bandoulière et qui aurait pu le gêner. Il arma celui qu'il avait à la main, et il s'avança lentement vers sa maison, longeant les arbres qui bordaient le chemin, et prêt, à la moindre démonstration hostile, à se jeter derrière le plus gros tronc, d'où il aurait pu faire feu à couvert. Sa femme marchait sur ses talons, tenant son fusil de rechange et sa giberne. L'emploi d'une bonne ménagère, en cas de combat, est de charger les armes de son mari. D'un autre côté, l'adjudant était fort en peine en voyant Mateo s'avancer ainsi, à pas comptés, le fusil en avant et le doigt sur la détente.

— Si par hasard, pensa-t-il, Mateo se trouvait parent de Gianetto, ou s'il était son ami, et qu'il voulût le défendre, les bourres de ses deux fusils arriveraient à deux d'entre nous, aussi sûr qu'une lettre à la poste, et s'il me visait, nonobstant la parenté ! . . .

Dans cette perplexité, il prit un parti fort courageux, ce fut de s'avancer seul vers Mateo pour lui conter l'affaire, en l'abordant comme une vieille connaissance; mais le court intervalle qui le séparait de Mateo lui parut terriblement long.

— Holà! eh! mon vieux camarade, criait-il, com- ment cela va-t-il, mon brave? C'est moi, je suis Gamba, ton cousin.

Mateo, sans répondre un mot, s'était arrêté, et, à mesure que l'autre parlait il relevait doucement le canon de son fusil, de sorte qu'il était dirigé vers le ciel au moment où l'adjudant le joignit.

— Bonjour, frère , dit l'adjudant en lui tendant la main. Il y a bien longtemps que je ne t'ai vu.

— Bonjour, frère.

— J'étais venu pour te dire bonjour en passant, et à ma cousine Pepa. Nous avons fait une longue traite aujourd'hui; mais il ne faut pas plaindre notre fatigue, car nous avons fait une fameuse prise. Nous venons d'empoigner Gianetto Sanpiero.

– Dieu soit loué ! s’écria Giuseppa. Il nous a volé une chèvre laitière la semaine passée. » 

Ces mots réjouirent Gamba. 

« Pauvre diable ! dit Mateo, il avait faim. 

– Le drôle s’est défendu comme un lion, poursuivit l’adjudant un peu mortifié ; il m’a tué un de mes voltigeurs, et, non content de cela, il a cassé le bras au caporal Chardon ; mais il n’y a pas grand mal, ce n’était qu’un Français. Ensuite, il s’était si bien caché, que le diable ne l’aurait pu découvrir. Sans mon petit cousin Fortunato, je ne l’aurais jamais pu trouver. 

– Fortunato ! s’écria Mateo. 

– Fortunato ! répéta Giuseppa. 

– Oui, le Gianetto s’était caché sous ce tas de foin là-bas ; mais mon petit cousin m’a montré la malice. Aussi je le dirai à son oncle le caporal, afin qu’il lui envoie un beau cadeau pour sa peine. Et son nom et le tien seront dans le rapport que j’enverrai à M. l’avocat général. 

– Malédiction ! » dit tout bas Mateo. 

Ils avaient rejoint le détachement. Gianetto était déjà couché sur la litière et prêt à partir. Quand il vit Mateo en la compagnie de Gamba, il sourit d’un sourire étrange ; puis, se tournant vers la porte de la maison, il cracha sur le seuil en disant : 

« Maison d’un traître ! » 

Il n’y avait qu’un homme décidé à mourir qui eût osé prononcer le mot de traître en l’appliquant à Falcone. Un bon coup de stylet, qui n’aurait pas eu besoin d’être répété, aurait immédiatement payé l’insulte. Cependant Mateo ne fit pas d’autre geste que celui de porter sa main à son front comme un homme accablé. Fortunato était entré dans la maison en voyant arriver son père. Il reparut bientôt avec une jatte de lait, qu’il présenta les yeux baissés à Gianetto. 

« Loin de moi ! » lui cria le proscrit d’une voix foudroyante. 

Puis, se tournant vers un des voltigeurs : 

« Camarade, donne-moi à boire », dit-il. 

Le soldat remit sa gourde entre ses mains, et le bandit but l’eau que lui donnait un homme avec lequel il venait d’échanger des coups de fusil. Ensuite il demanda qu’on lui attachât les mains de manière qu’il les eût croisées sur sa poitrine, au lieu de les avoir liées derrière le dos. 

« J’aime, disait-il, à être couché à mon aise. » 

On s’empressa de le satisfaire ; puis l’adjudant donna le signal du départ, dit adieu à Mateo, qui ne lui répondit pas, et descendit au pas accéléré vers la plaine. Il se passa près de dix minutes avant que Mateo ouvrît la bouche. L’enfant regardait d’un oeil inquiet tantôt sa mère et tantôt son père, qui, s’appuyant sur son fusil, le considérait avec une expression de colère concentrée. 

« Tu commences bien ! dit enfin Mateo d’une voix calme, mais effrayante pour qui connaissait l’homme. 

– Mon père ! » s’écria l’enfant en s’avançant les larmes aux yeux comme pour se jeter à ses genoux. 

Mais Mateo lui cria : 

« Arrière de moi ! » 

Et l’enfant s’arrêta et sanglota, immobile, à quelques pas de son père. 

Giuseppa s’approcha. Elle venait d’apercevoir la chaîne de la montre, dont un bout sortait de la chemise de Fortunato. 

« Qui t’a donné cette montre ? demanda-t-elle d’un ton sévère. 

– Mon cousin l’adjudant. » 

Falcone saisit la montre, et, la jetant avec force contre une pierre, il la mit en mille pièces. 

« Femme, dit-il, cet enfant est-il de moi ? » 

Les joues brunes de Giuseppa devinrent d’un rouge de brique. 

« Que dis-tu, Mateo ? et sais-tu bien à qui tu parles ? 

– Eh bien, cet enfant est le premier de sa race qui ait fait une trahison. » 

Les sanglots et les hoquets de Fortunato redoublèrent, et Falcone tenait ses yeux de lynx toujours attachés sur lui. Enfin il frappa la terre de la crosse de son fusil, puis le jeta sur son épaule et reprit le chemin du maquis en criant à Fortunato de le suivre. L’enfant obéit. 

Giuseppa courut après Mateo et lui saisit le bras. 

« C’est ton fils, lui dit-elle d’une voix tremblante en attachant ses yeux noirs sur ceux de son mari, comme pour lire ce qui se passait dans son âme. 

– Laisse-moi, répondit Mateo : je suis son père. » 

Giuseppa embrassa son fils et entra en pleurant dans sa cabane. Elle se jeta à genoux devant une image de la Vierge et pria avec ferveur. Cependant Falcone marcha quelque deux cents pas dans le sentier et ne s’arrêta que dans un petit ravin où il descendit. Il sonda la terre avec la crosse de son fusil et la trouva molle et facile à creuser. L’endroit lui parut convenable pour son dessein. 

« Fortunato, va auprès de cette grosse pierre. » 

L’enfant fit ce qu’il lui commandait, puis il s’agenouilla. 

« Dis tes prières. 

– Mon père, mon père, ne me tuez pas. 

– Dis tes prières ! » répéta Mateo d’une voix terrible. 

L’enfant, tout en balbutiant et en sanglotant, récita le Pater et le Credo. Le père, d’une voix forte, répondait Amen ! à la fin de chaque prière. 

« Sont-ce là toutes les prières que tu sais ? 

– Mon père, je sais encore l’Ave Maria et la litanie que ma tante m’a apprise. 

– Elle est bien longue, n’importe. » 

L’enfant acheva la litanie d’une voix éteinte. 

« As-tu fini ? 

– Oh ! mon père, grâce ! pardonnez-moi ! Je ne le ferai plus ! Je prierai tant mon cousin le caporal qu’on fera grâce au Gianetto ! » 

Il parlait encore ; Mateo avait armé son fusil et le couchait en joue en lui disant : 

« Que Dieu te pardonne ! » 

L’enfant fit un effort désespéré pour se relever et embrasser les genoux de son père ; mais il n’en eut pas le temps. Mateo fit feu, et Fortunato tomba roide mort..."


Avec l'année 1829 viennent des oeuvres plus importantes pour la gloire de Mérimée, montrant à quel point Mérimée maîtrise l'art de donner aux plus étranges créations de l'imagination une apparence telle de réalité que tout lecteur s'y prendre immédiatement.  Ce sont d'abord cette "Chronique du règne de Charles IX", qu'il appelait une ce sorte d'extrait » des Mémoires du XVIe siècle et qui est bien une suite de tableaux vifs et imagés, où se joue l'imagination fantaisiste de l'auteur et où le récit, très net et très précis, a un soupçon de discrète ironie. Ce sont surtout ces premières nouvelles, parmi lesquelles plusieurs sont des chefs- d'œuvre : "Mateo Falcone"," la Vision de Charles XI", "L'Enlèvement de la Redoute", "Tamango", "Federigo", "la Perle de Tolède". C'est dans la Revue de Paris que furent publiées ces nouvelles, comme aussi deux petites comédies dont l'une, "l'Occasion" est d'une originalité scabreuse, ne laisse pas d'être intéressante, et dont l'autre, "le Carrosse du Saint-Sacrement", est une amusante pochade.

 


"L'Enlèvement de la Redoute" (1829)

Evocation écrite avec une surprenante densité, - ; les faits parlent d'eux-mêmes et les personnages sont d'anonymes héros -,  de la prise de la redoute de Chevardino (Schewardino), qui eut lieu le 5 septembre 1812 pendant la campagne de Russie de Napoléon. Toute la sobriété du récit est à l'opposé du romantisme des contemporains; en cela réside la grande originalité de Mérimée. La concision du style le rattache à la plus pure tradition classique.

".. Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement, que je l’écrivis de mémoire aussitôt que j’en eus le loisir. Le voici : « Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivouac. Il me reçut d’abord assez brusquement ; mais, après avoir lu la lettre de recommandation du général B***, il changea de manières, et m’adressa quelques paroles obligeantes.  Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l’instant même d’une reconnaissance. Ce capitaine, que je n’eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d’une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque gigantesque. On me dit qu’il devait cette voix étrange à une balle qui l’avait percé de part en part à la bataille d’Iéna. En apprenant que je sortais de l’école de Fontainebleau, il fit la grimace et dit : « Mon lieutenant est mort hier… » Je compris qu’il voulait dire : « C’est vous qui devez le remplacer, et vous n’en êtes pas capable. » Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

 

» La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivouac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais ce soir elle me parut d’une grandeur extraordinaire. Pendant un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d’un volcan au moment de l’éruption...."

 

C'est le héros qui fait le récit : jeune lieutenant à peine issu de l'Ecole militaire, il va recevoir le baptême du feu. Le colonel et le capitaine, auxquels il se présente dès son arrivée à l'armée, ont l'air de douter qu'il puisse se trouver à la hauteur des circonstances. C'est par un soir de septembre, alors qu'une énorme lune rouge éclaire la redoute assiégée, qu'un vétéran remarque que cette couleur est le présage d'une lutte sanglante. C'est en vain que le jeune officier va chercher le sommeil; il a l'impression d'être isolé parmi ces cent mille hommes prêts au combat. Le lendemain, l'artillerie française ouvre le feu aux premières heures de l'après-midi; l'ordre d'attaquer est transmis et le capitaine dévisage le lieutenant, voulant s'assurer qu'il ne tremblera pas devant le danger. La lutte est acharnée et, après des prodiges d'héroïsme de part et d'autre, la redoute est prise. Le lieutenant s'est conduit comme un ancien; des supérieurs sont tombés. Un colonel blessé à mort lui transmet les derniers ordres et lui confie le commandement du petit groupe de survivants...

 

"... Lorsque je crus que l’air frais et piquant de la nuit avait assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu ; je m’enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour. Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n’avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient cette plaine. Si j’étais blessé, je serais dans un hôpital, traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que j’avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais comme une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille que j’avais sur la poitrine. La fatigue m’accablait, je m’assoupissais, à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force et me réveillait en sursaut. Cependant la fatigue l’avait emporté, et quand on battit la diane j’étais tout à fait endormi. Nous nous mîmes en bataille, on fit l’appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes ; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine ; nous les suivîmes lentement, et au bout de vingt minutes nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute. Une batterie d’artillerie vint s’établir à notre droite, une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en avant de nous. Elles commencèrent un feu très-vif sur l’ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée. Notre régiment était presque à couvert du feu des Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d’ailleurs pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers), passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

» Aussitôt que l’ordre de marcher en avant nous eut été donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui m’obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune moustache d’un air aussi dégagé qu’il me fut possible. Au reste, je n’avais pas peur, et la seule crainte que j’éprouvasse, c’était que l’on ne s’imaginât que j’avais peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre me disait que je courais un danger réel, puisque enfin j’étais sous le feu d’une batterie. J’étais enchanté d’être si à mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de B***, rue de Provence. Le colonel passa devant notre compagnie ; il m’adressa la parole : « Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre début. »

» Je souris d’un air tout à fait martial en brossant la manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière. Il paraît que les Russes s’aperçurent du mauvais succès de leurs boulets, car ils les remplacèrent par des obus qui pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où nous étions postés. Un assez gros éclat m’enleva mon schako et tua un homme auprès de moi.

« Je vous fais mon compliment, » me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon schako, « vous en voilà quitte pour la journée. » Je connaissais cette superstition militaire qui croit que l’axiome non bis in idem trouve son application aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon schako. « C’est faire saluer les gens sans cérémonie, » dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la circonstance, parut excellente. « Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n’aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir ; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j’ai été blessé, l’officier auprès de moi a reçu quelque balle morte, et, » ajouta-t-il d’un ton plus bas et presque honteux, « leurs noms commençaient toujours par un P. »

» Je fis l’esprit fort ; bien des gens auraient fait comme moi ; bien des gens auraient été aussi bien que moi frappés de ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l’étais, je sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne, et que je devais toujours paraître froidement intrépide. » Au bout d’une demi-heure, le feu des Russes diminua sensiblement ; alors nous sortîmes de notre couvert pour marcher sur la redoute. » Notre régiment était composé de trois bataillons. Le deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la gorge ; les deux autres devaient donner l’assaut. J’étais dans le troisième bataillon.

» En sortant de derrière l’espèce d’épaulement qui nous avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos rangs. Le sifflement des balles me surprit : souvent je tournais la tête, et je m’attirai ainsi quelques plaisanteries de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit. « À tout prendre, me dis-je, une bataille n’est pas une chose si terrible. »

» Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs : tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois hourras distincts, puis demeurèrent silencieux, et sans tirer. « Je n’aime pas ce silence, dit mon capitaine ; cela ne nous présage rien de bon. » Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et je ne pus m’empêcher de faire intérieurement la comparaison de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant de l’ennemi.

» Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute ; les palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par nos boulets. Les soldats s’élancèrent sur ces ruines nouvelles avec des cris de Vive l’Empereur ! plus forts qu’on ne l’aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié.

» Je levai les yeux, et jamais je n’oublierai le spectacle que je vis. La plus grande partie de la fumée s’était élevée, et restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus de la redoute. Au travers d’une vapeur bleuâtre, on apercevait derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers russes, l’arme haute, immobiles comme des statues. Je crois voir encore chaque soldat, l’œil gauche attaché sur nous, le droit caché par son fusil élevé. Dans une embrasure, à quelques pieds de nous, un homme tenant une lance à feu était auprès d’un canon.

» Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était venue. « Voilà la danse qui va commencer, s’écria mon capitaine. Bonsoir. » Ce furent les dernières paroles que je l’entendis prononcer.

» Un roulement de tambours retentit dans la redoute. Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux, et j’entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de gémissements. J’ouvris les yeux, surpris de me trouver encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée de fumée. J’étais entouré de blessés et de morts. Mon capitaine était étendu à mes pieds : sa tête avait été broyée par un boulet, et j’étais couvert de sa cervelle et de son sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que six hommes et moi.

» À ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel, mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier le parapet en criant : Vive l’Empereur ! il fut suivi aussitôt de tous les survivants. Je n’ai presque plus de souvenir net de ce qui suivit. Nous entrâmes dans la redoute, je ne sais comment. On se battit corps à corps au milieu d’une fumée si épaisse, que l’on ne pouvait se voir. Je crois que je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin j’entendis crier victoire ! et, la fumée diminuant, j’aperçus du sang et des morts sous lesquels disparaissait la terre de la redoute. Les canons surtout étaient enterrés sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre, les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux. Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson brisé, près de la gorge. Quelques soldats s’empressaient autour de lui : je m’approchai : « Où est le plus ancien capitaine ? » demandait-il à un sergent. — Le sergent haussa les épaules d’une manière très-expressive. — « Et le plus ancien lieutenant ? — Voici monsieur qui est arrivé d’hier, » dit le sergent d’un ton tout à fait calme. — Le colonel sourit amèrement. — « Allons, monsieur, me dit-il, vous commandez en chef ; faites promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces chariots, car l’ennemi est en force ; mais le général C*** va vous faire soutenir. » — « Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé ? » — « F…, mon cher, mais la redoute est prise. »

 

"La Partie de trictrac" (1833)

 Roger, jeune officier de marine, fait connaissance d'une comédienne médiocre et légère : Gabrielle. Fort épris d`elle, il se ruine au jeu pour satisfaire ses caprices, mange sa solde, contracte des dettes et perd son honneur. Un soir, au cours d`une partie de trictrac, il triche et gagne une somme fabuleuse. Son adversaire s`étant fait sauter la cervelle, Roger devient la proie du remords et se tient pour le dernier des hommes. Histoire de se réhabiliter, il se bat contre les Anglais, mais au fond n`aspire qu'à se faire tuer. Il sera gravement blessé, mais le narrateur, arrêtant là son récit, ne nous dit pas s'il en mourut ou non. 

".. À bord du vaisseau sur lequel j’étais embarqué, les officiers étaient les meilleures gens du monde, tous bons diables, s’aimant comme des frères, mais s’ennuyant à qui mieux mieux. Le capitaine était le plus doux des hommes, point tracassier (ce qui est une rareté). C’était toujours à regret qu’il faisait sentir son autorité dictatoriale. Pourtant, que ce voyage me parut long ! surtout ce calme qui nous prit quelques jours seulement avant de voir la terre !…

Un jour, après le dîner que le désœuvrement nous avait fait prolonger aussi longtemps qu’il était humainement possible, nous étions tous rassemblés sur le pont, attendant le spectacle monotone mais toujours majestueux d’un coucher de soleil en mer. Les uns fumaient, d’autres relisaient pour la vingtième fois un des trente volumes de notre triste bibliothèque ; tous bâillaient à pleurer. Un enseigne assis à côté de moi s’amusait, avec toute la gravité digne d’une occupation sérieuse, à laisser tomber la pointe en bas, sur les planches du tillac, le poignard que les officiers de marine portent ordinairement en petite tenue. C’est un amusement comme un autre, et qui exige de l’adresse pour que la pointe se pique bien perpendiculairement dans le bois. — Désirant faire comme l’enseigne, et n’ayant point de poignard à moi, je voulus emprunter celui du capitaine, mais il me refusa. Il tenait singulièrement à cette arme, et même il aurait été fâché de la voir servir à un amusement aussi futile. Autrefois ce poignard avait appartenu à un brave officier mort malheureusement dans la dernière guerre… Je devinai qu’une histoire allait suivre, je ne me trompais pas. Le capitaine commença sans se faire prier ; quant aux officiers qui nous entouraient, comme chacun d’eux connaissait par cœur les infortunes du lieutenant Roger, ils firent aussitôt une retraite prudente...."

 

Le "Vase étrusque" (1830)

"Auguste Saint-Clair n’était point aimé dans ce qu’on appelle le monde ; la principale raison, c’est qu’il ne cherchait à plaire qu’aux gens qui lui plaisaient à lui-même. Il recherchait les uns et fuyait les autres. D’ailleurs il était distrait et indolent. — Un soir, comme il sortait du Théâtre-Italien, la marquise A*** lui demanda comment avait chanté mademoiselle Sontag. « Oui, madame, » répondit Saint-Clair en souriant agréablement et pensant à tout autre chose. On ne pouvait attribuer cette réponse ridicule à la timidité, car il parlait à un grand seigneur, à un grand homme, et même à une femme à la mode, avec autant d’aplomb que s’il eût entretenu son égal. — La marquise décida que Saint-Clair était un prodige d’impertinence et de fatuité. Madame B*** l’invita à dîner un lundi. Elle lui parla souvent ; et, en sortant de chez elle, il déclara que jamais il n’avait rencontré de femme plus aimable. Madame B*** amassait de l’esprit chez les autres pendant un mois, et le dépensait chez elle en une soirée. Saint-Clair la revit le jeudi de la même semaine. Cette fois, il s’ennuya quelque peu. Une autre visite le détermina à ne plus reparaître dans son salon. Madame B *** publia que Saint-Clair était un jeune homme sans manières et du plus mauvais ton. Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais, à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier, ambitieux ; il tenait à l’opinion comme y tiennent les enfants. Dès lors, il se fit une étude de supprimer tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta cher. Il put cacher aux autres les émotions de son âme trop tendre ; mais, en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant ; et, dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d’autant plus affreux qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne.

Il est vrai qu’il est difficile de trouver un ami ! — Difficile ! Est-ce possible ? Deux hommes ont-ils existé qui n’eussent pas de secret l’un pour l’autre ? — Saint-Clair ne croyait guère à l’amitié, et l’on s’en apercevait. On le trouvait froid et réservé avec les jeunes gens de la société. Jamais il ne les questionnait sur leurs secrets, mais toutes ses pensées et la plupart de ses actions étaient des mystères pour eux. Les Français aiment à parler d’eux-mêmes ; aussi Saint-Clair était-il, malgré lui, le dépositaire de bien des confidences. Ses amis, et ce mot désigne les personnes que nous voyons deux fois par semaine, se plaignaient de sa méfiance à leur égard ; en effet, celui qui, sans qu’on l’interroge, nous fait part de son secret, s’offense ordinairement de ne pas apprendre le nôtre. On s’imagine qu’il doit y avoir réciprocité dans l’indiscrétion.

« Il est boutonné jusqu’au menton, » disait un jour le beau chef d’escadron Alphonse de Thémines : « jamais je ne pourrai avoir la moindre confiance dans ce diable de Saint-Clair. »

— « Je le crois un peu jésuite, » reprit Jules Lambert ; « quelqu’un m’a juré sa parole qu’il l’avait rencontré deux fois sortant de Saint-Sulpice. Personne ne sait ce qu’il pense. Pour moi, je ne pourrai jamais être à mon aise avec lui. »

Ils se séparèrent. Alphonse rencontra Saint-Clair sur le boulevard Italien, marchant la tête baissée et sans voir personne. Alphonse l’arrêta, lui prit le bras, et, avant qu’ils fussent arrivés à la rue de la Paix, il lui avait raconté toute l’histoire de ses amours avec madame ***, dont le mari est si jaloux et si brutal...."

 

Auguste Saint-Clair, - ressemblant fort à un Mérimée qui ne laissait entrevoir qu'avec beaucoup de retenue les replis de son âme secrète et sensible -, aime une veuve. Mme de Coursy d'un amour ardent et partagé, à l`insu de tous, et projette de l'épouser. Un jour qu'il se trouve en joyeuse compagnie, on vient à parler de certaines femmes qui ne sont honnêtes qu'en apparence, et quelqu'un en vient à prononcer le nom de Mme de Coursy. A l`en croire, du vivant de son mari, elle aurait eu pour amant un certain Massigny, bel homme, mort à présent et parfait imbécile. Saint-Clair se souvient alors d'un vase étrusque auquel son amie tient énormément : c'est précisément Massigny qui lui en avait fait cadeau. Ce détail l'incite à retenir une accusation qu`autrement il aurait jugée absurde. Saint-Clair au désespoir pressent que, peut-être, il lui faudra mépriser celle dont il ne saurait se détacher, et envoie ses témoins à l`accusateur. Mais, avant le duel, il apprend que Mme de Coursy est innocente, qu`elle n`a jamais pris au sérieux la déclaration de Massigny et vient de briser le vase qui la fit tant souffrir. Au comble du bonheur, le voici affrontant tout de même son adversaire et au final pour trouver la mort. Quant à Mme de Coursy, elle mourra quelques années plus tard, inconsolée....

 

"J’oubliais un point important. Saint-Clair était attentif auprès de toutes les femmes, et recherchait leur conversation plus que celle des hommes. Aimait-il ? C’est ce qu’il était difficile de décider. Seulement, si cet être si froid ressentait de l’amour, on savait que la jolie comtesse Mathilde de Coursy devait être l’objet de sa préférence. C’était une jeune veuve chez laquelle on le voyait assidu. Pour conclure leur intimité, on avait les présomptions suivantes : d’abord la politesse presque cérémonieuse de Saint-Clair pour la comtesse, et vice versa ; puis son affectation de ne jamais prononcer son nom dans le monde, ou, s’il était obligé de parler d’elle, jamais le moindre éloge ; puis, avant que Saint-Clair ne lui fût présenté, il aimait passionnément la musique, et la comtesse avait autant de goût pour la peinture. Depuis qu’ils s’étaient vus leurs goûts avaient changé. Enfin, la comtesse ayant été aux eaux l’année passée, Saint-Clair était parti six jours après elle.

Mon devoir d’historien m’oblige à déclarer qu’une nuit du mois de juillet, peu de moments avant le lever du soleil, la porte du parc d’une maison de campagne s’ouvrit, et qu’il en sortit un homme avec toutes les précautions d’un voleur qui craint d’être surpris. Cette maison de campagne appartenait à madame de Coursy, et cet homme était Saint-Clair. Une femme, enveloppée dans une pelisse, l’accompagna jusqu’à la porte, et passa la tête en dehors pour le voir encore plus longtemps tandis qu’il s’éloignait en descendant le sentier qui longeait le mur du parc. Saint-Clair s’arrêta, jeta autour de lui un coup d’œil circonspect, et de la main fit signe à cette femme de rentrer. La clarté d’une nuit d’été lui permettait de distinguer sa figure pâle, toujours immobile à la même place. Il revint sur ses pas, s’approcha d’elle et la serra tendrement dans ses bras. Il voulait l’engager à rentrer ; mais il avait encore cent choses à lui dire. Leur conversation durait depuis dix minutes, quand on entendit la voix d’un paysan qui sortait pour aller travailler aux champs. Un baiser est pris et rendu, la porte est fermée, et Saint-Clair d’un saut, est au bout du sentier.

Il suivait un chemin qui lui semblait bien connu. — Tantôt il sautait presque de joie, et courait en frappant les buissons de sa canne ; tantôt il s’arrêtait ou marchait lentement, regardant le ciel qui se colorait de pourpre du côté de l’orient. Bref, à le voir, on eût dit un fou enchanté d’avoir brisé sa cage. Après une demi-heure de marche, il était à la porte d’une petite maison isolée qu’il avait louée pour la saison. Il avait une clef : il entra, puis il se jeta sur un grand canapé et là, les yeux fixes, la bouche courbée par un doux sourire, il pensait, il rêvait tout éveillé. Son imagination ne lui présentait alors que des pensées de bonheur « Que je suis heureux ! » se disait-il à chaque instant. « Enfin je l’ai rencontré ce cœur qui comprend le mien !… — Oui, c’est mon idéal que j’ai trouvé… J’ai tout à la fois un ami et une maîtresse… Quel caractère !… quelle âme passionnée !… Non, elle n’a jamais aimé avant moi… » Bientôt, comme la vanité se glisse toujours dans les affaires de ce monde : « C’est la plus belle femme de Paris, » pensait-il ; et son imagination lui retraçait à la fois tous ses charmes. — « Elle m’a choisi entre tous. Elle avait pour admirateurs l’élite de la société. Ce colonel de hussards si beau, si brave, — et pas trop fat ; — ce jeune auteur qui fait de si jolies aquarelles et qui joue si bien les proverbes ; — ce Lovelace russe qui a vu le Balkan et qui a servi sous Diébitch ; — surtout Camille T***, qui a de l’esprit certainement, de belles manières, un beau coup de sabre sur le front… elle les a tous éconduits. Et moi !… » Alors venait son refrain : « Que je suis heureux ! que je suis heureux ! » Et il se levait, ouvrait la fenêtre, car il ne pouvait respirer ; puis il se promenait, puis il se roulait sur son canapé.

Un amant heureux est presque aussi ennuyeux qu’un amant malheureux. Un de mes amis, qui se trouvait souvent dans l’une ou l’autre de ces deux positions, n’avait trouvé d’autre moyen de se faire écouter que de me donner un excellent déjeuner pendant lequel il avait la liberté de parler de ses amours ; le café pris, il fallait absolument changer de conversation.

Comme je ne puis donner à déjeuner à tous mes lecteurs, je leur ferai grâce des pensées d’amour de Saint-Clair. D’ailleurs, on ne peut pas toujours rester dans la région des nuages. Saint-Clair était fatigué, il bâilla, étendit les bras, vit qu’il était grand jour ; il fallait enfin penser à dormir. Lorsqu’il se réveilla, il vit à sa montre qu’il avait à peine le temps de s’habiller et de courir à Paris, où il était invité à un déjeuner-dîner avec plusieurs jeunes gens de sa connaissance.

On venait de déboucher une autre bouteille de vin de Champagne ; je laisse au lecteur à en déterminer le numéro. Qu’il lui suffise de savoir qu’on en était venu à ce moment, qui arrive assez vite dans un déjeuner de garçons, où tout le monde veut parler à la fois, où les bonnes têtes commencent à concevoir des inquiétudes pour les mauvaises.

— « Je voudrais, » dit Alphonse de Thémines, qui ne perdait jamais une occasion de parler de l’Angleterre, « je voudrais que ce fût la mode à Paris comme à Londres de porter chacun un toast à sa maîtresse. De la sorte nous saurions au juste pour qui soupire notre ami Saint-Clair ; » et, en parlant ainsi, il remplit son verre et ceux de ses voisins.

Saint-Clair, un peu embarrassé, se préparait à répondre ; mais Jules Lambert le prévint : — « J’approuve fort cet usage, » dit-il, « et je l’adopte ; » et levant son verre : « À toutes ]es modistes de Paris ! J’en excepte celles qui ont trente ans, les borgnes et les boiteuses, » etc.

— « Hurra ! hurra ! » crièrent les jeunes anglomanes.

Saint-Clair se leva, son verre à la main : — « Messieurs, » dit-il, « je n’ai point un cœur aussi vaste que notre ami Jules, mais il est plus constant. Or ma constance est d’autant plus méritoire que, depuis longtemps, je suis séparé de la dame de mes pensées. Je suis sûr cependant que vous approuvez mon choix, si toutefois vous n’êtes pas déjà mes rivaux. — À Judith Pasta, messieurs ! Puissions-nous revoir bientôt la première tragédienne de l’Europe ! »

Thémines voulait critiquer le toast ; mais les acclamations l’interrompirent. Saint-Clair ayant paré cette botte se croyait hors d’affaire pour la journée.

La conversation tomba d’abord sur les théâtres. La censure dramatique servit de transition pour passer à la politique. De lord Wellington, on passa aux chevaux anglais, et des chevaux anglais aux femmes par une liaison d’idées facile à saisir ; car pour des jeunes gens, un beau cheval d’abord, et une jolie maîtresse ensuite, sont les deux objets les plus désirables.

Alors, on discuta les moyens d’acquérir ces objets si désirables. Les chevaux s’achètent, on achète aussi des femmes ; mais, de celles-là, n’en parlons point. Saint-Clair, après avoir modestement allégué son peu d’expérience sur ce sujet délicat, conclut que la première condition pour plaire à une femme, c’est de se singulariser, d’être différent des autres. Mais y a-t-il une formule générale de singularité ? Il ne le croyait pas.

— « Si bien qu’à votre sentiment, » dit Jules, « un boiteux ou un bossu sont plus en passe de plaire qu’un homme droit et fait comme tout le monde ? »

— « Vous poussez les choses bien loin, » répondit Saint-Clair ; « mais j’accepte, s’il le faut, toutes les conséquences de ma proposition. Par exemple, si j’étais bossu, je ne me brûlerais pas la cervelle et je voudrais faire des conquêtes. D’abord, je ne m’adresserais qu’à deux sortes de femmes, soit à celles qui ont une véritable sensibilité, soit aux femmes, et le nombre en est grand, qui ont la prétention d’avoir un caractère original, eccentric, comme on dit en Angleterre. Aux premières, je peindrais l’horreur de ma position, la cruauté de la nature à mon égard. Je tâcherais de les apitoyer sur mon sort, je saurais leur faire soupçonner que je suis capable d’un amour passionné. Je tuerais en duel un de mes rivaux, et je m’empoisonnerais avec une faible dose de laudanum. Au bout de quelques mois on ne verrait plus ma bosse, et alors ce serait mon affaire d’épier le premier accès de sensibilité. — Quant aux femmes qui prétendent à l’originalité, la conquête en est facile. Persuadez-leur seulement que c’est une règle bien et dûment établie qu’un bossu ne peut avoir de bonne fortune ; elles voudront aussitôt donner le démenti à la règle générale. »

— « Quel don Juan ! » s’écria Jules.

— « Cassons-nous les jambes, messieurs, » dit le colonel Beaujeu, « puisque nous avons le malheur de n’être pas nés bossus. »

— « Je suis tout à fait de l’avis de Saint-Clair, » dit Hector Roquantin, qui n’avait pas plus de trois pieds et demi de haut ; « on voit tous les jours les plus belles femmes et les plus à la mode se rendre à des gens dont vous autres beaux garçons vous ne vous méfieriez jamais… »

— « Hector, levez-vous, je vous en prie, et sonnez pour qu’on nous apporte du vin, » dit Thémines de l’air du monde le plus naturel.

Le nain se leva, et chacun se rappela en souriant la fable du renard qui a la queue coupée.

— « Pour moi, » dit Thémines reprenant la conversation, « plus je vis, et plus je vois qu’une figure passable, » et en même temps il jetait un coup d’œil complaisant sur la glace qui lui était opposée, « une figure passable et du goût dans la toilette sont la grande singularité qui séduit les plus cruelles ; » et, d’une chiquenaude, il fit sauter une petite miette de pain qui s’était attachée au revers de son habit.

— « Bah ! » s’écria le nain, « avec une jolie figure et un habit de Staub on a des femmes que l’on garde huit jours et qui vous ennuient au second rendez-vous. Il faut autre chose peur se faire aimer, ce qui s’appelle aimer… Il faut… »

— « Tenez, » interrompit Thémines, « voulez-vous un exemple concluant ? Vous avez tous connu Massigny, et vous savez quel homme c’était. Des manières comme un groom anglais, de la conversation comme son cheval… Mais il était beau comme Adonis et mettait sa cravate comme Brummel. Au total, c’était l’être le plus ennuyeux que j’aie connu. »

— « Il a pensé me tuer d’ennui, » dit le colonel Beaujeu. « Figurez-vous que j’ai été obligé de faire deux cents lieues avec lui. »

— « Savez-vous, » demanda Saint-Clair, « qu’il a causé la mort de ce pauvre Richard Thornton, que vous avez tous connu ? »

— « Mais, » répondit Jules, « ne savez-vous donc pas qu’il a été assassiné par les brigands auprès de Fondi ? »

— « D’accord ; mais vous allez voir que Massigny a été au moins complice du crime. Plusieurs voyageurs, parmi lesquels se trouvait Thornton, avaient arrangé d’aller à Naples tous ensemble de peur des brigands. Massigny voulut se joindre à la caravane. Aussitôt que Thornton le sut, il prit les devants, d’effroi, je pense, d’avoir à passer quelques jours avec lui. Il partit seul, et vous savez le reste. »

— « Thornton avait raison, » dit Thémines ; « et, de deux morts, il choisit la plus douce. Chacun à sa place en eût fait autant. » Puis, après une pause : « Vous m’accordez donc, » reprit-il, « que Massigny était l’homme le plus ennuyeux de la terre ? »

— « Accordé ! » s’écria-t-on par acclamation.

— « Ne désespérons personne, » dit Jules ; « faisons une exception en faveur de ***, surtout quand il développe ses plans politiques. »

— « Vous m’accorderez également, » poursuivit Thémines, « que madame de Coursy est une femme d’esprit s’il en fut. »

Il y eut un moment de silence. Saint-Clair baissait la tête et s’imaginait que tous les yeux étaient fixés sur lui.

— « Qui en doute ? » dit-il enfin, toujours penché sur son assiette et paraissant observer avec beaucoup de curiosité les fleurs peintes sur la porcelaine.

— « Je maintiens, » dit Jules élevant la voix, « je maintiens que c’est une des trois plus aimables femmes de Paris. »

— « J’ai connu son mari, » dit le colonel. « Il m’a souvent montré des lettres charmantes de sa femme. »

— « Auguste, » interrompit Hector Roquantin, « présentez-moi donc à la comtesse. On dit que vous faites chez elle la pluie et le beau temps. »

— « À la fin de l’automne, » murmura Saint-Clair, « quand elle sera de retour à Paris… Je… je crois qu’elle ne reçoit pas à la campagne. »

— « Voulez-vous m’écouter ? » s’écria Thémines. Le silence se rétablit. Saint-Clair s’agitait sur sa chaise comme un prévenu devant une cour d’assises.

— « Vous n’avez pas vu la comtesse il y a trois ans, vous étiez alors en Allemagne, Saint-Clair, » reprit Alphonse de Thémines avec un sang-froid désespérant. « Vous ne pouvez vous faire une idée de ce qu’elle était alors : — belle, fraîche comme une rose, vive surtout, et gaie comme un papillon. Eh bien, savez-vous, parmi ses nombreux adorateurs, lequel a été honoré de ses bontés ? — Massigny ! Le plus bête des hommes et le plus sot a tourné la tête de la plus spirituelle des femmes. Croyez-vous qu’un bossu aurait pu en faire autant ? Allez, croyez-moi, ayez une jolie figure, un bon tailleur et soyez hardi. »

Saint-Clair était dans une position atroce. Il allait donner un démenti formel au narrateur ; mais la peur de compromettre la comtesse le retint. Il aurait voulu pouvoir dire quelque chose en sa faveur, mais sa langue était glacée. Ses lèvres tremblaient de fureur, et il cherchait en vain dans son esprit quelque moyen détourné d’engager une querelle.

— « Quoi ! » s’écria Jules d’un air de surprise, « madame de Coursy s’est donnée à Massigny ! Frailty, thy name is woman ! »

— « C’est une chose si peu importante que la réputation d’une femme ! » dit Saint-Clair d’un ton sec et méprisant. « Il est bien permis de la mettre en pièces pour faire un peu d’esprit, et… »

Comme il parlait, il se rappela avec horreur un certain vase étrusque qu’il avait vu cent fois sur la cheminée de la comtesse à Paris. Il savait que c’était un présent de Massigny à son retour d’Italie ; et, circonstance accablante ! — ce vase avait été apporté de Paris à la campagne, — et tous les soirs, en ôtant son bouquet, Mathilde le posait dans le vase étrusque.

La parole expira sur ses lèvres ; il ne vit plus qu’une chose, il ne pensa plus qu’à une chose : — le vase étrusque !

La belle preuve ! dira un critique : soupçonner sa maîtresse pour si peu de chose ! — Avez-vous été amoureux, monsieur le critique ? ..."


La "Chronique du règne de Charles IX" et ses nouvelles placèrent Mérimée au premier rang. La fine psychologie du "Vase étrusque", le pathétique de "la Partie de trictrac" ajoutèrent encore à sa renommée l'année suivante. En même temps il soutenait Victor Hugo et son Hernani et fréquentait les salons de M. Ancelot, de Miss Clarke, de madame Récamier. C'était un brillant cavalier, aux ce cheveux blonds roulés », aux ce favoris soyeux » et qui déjà sans doute avait « ces yeux de lion » dont le gratifiera la chancellerie ottomane en 1842, lors de son voyage en Asie Mineure. Un nez carré et passablement fort ne déparait pas trop, dit-on, sa physionomie. Le voici qu'assez brusquement, pour des raisons où la passion amoureuse ne semble pas étranger, il quitte Paris et va en Espagne chercher le repos, se griser de peinture et d'art, et recueillir des notes pour son père. De Madrid il envoie quatre lettres colorées à la Revue de Paris. C'est de ce voyage que date son amitié avec le comte et la comtesse de Teba, bientôt comte et comtesse de Montijo.

Quand il revint en France la Révolution de juillet était chose faite. Il en profita, grâce à quelques articles qu'il avait donnés au Globe et au National et grâce surtout à la famille de Broglie et au comte d'Argout. Il fut chef de cabinet de ce dernier dans ses divers ministères, durant deux ans. Ce furent deux années de plaisirs, où les Lettres eurent tort, et où il vécut en "très grand vaurien" comme il dira plus tard en plaisantant, occupant les loisirs que lui laissait la politique ou à dîner avec Beyle, Viel-Castel, Delacroix... et autres, ou à promener par les salons un scepticisme, une ironie, une froideur sarcastique qui s'accentuèrent alors davantage encore.

Quand les Lettres le reprirent en 1833, année où, après une orageuse intimité avec George Sand qui se termina par une brouille, il fit paraître cette exquise anecdote, histoire éternelle des cœurs, "La Double méprise", ce fut pour la partager bientôt avec les Arts et, qui plus est, avec l'Histoire. En 1834, il donne un récit un peu sombre et mystique, "les Ames du purgatoire", et en 1835, grâce à sa nouvelle fonction d'inspecteur général des monuments historiques, l'âge aidant d'ailleurs, Mérimée va prendre plus de goût pour les œuvres de science et de critique. Les Lettres pures ne seront plus guère qu'un délassement...


"Les Âmes du Purgatoire" (1834)

S'il a hérité du courage de son père, Don Juan de Mañara n'a pas suivi I'exemple de piété que lui donnait sa mère, piété forgée autour d'un tableau représentant les âmes du Purgatoire. Ses instincts et la mauvaise influence d'un de ses amis, Don Garcia,  ont fait de lui un séducteur et un bretteur sans vergogne. Une nuit, à Séville, il se dispose à enlever une religieuse, Doña Teresa, tue sa soeur et son père et fuit combattre dans les Flandres. De retour à Séville, il récapitule ses nombreux méfaits, compte que seul Dieu n'est pas encore au nombre de ses victimes, mais le Tableau de sa jeunesse le hante, une vision surnaturelle et funèbre accroît son mal-être, quelque soient ses crimes, peut-il être sauvé? 

"Aussitôt que le jour parut il se leva à la hâte et sortit pour aller chasser. L’exercice et l’air frais du matin le calmèrent peu à peu, et les impressions excitées par la vue du tableau avaient disparu lorsqu’il rentra dans son château. Il se mit à table et but beaucoup. Déjà il était un peu étourdi lorsqu’il alla se coucher. Par son ordre un lit lui avait été préparé dans une autre chambre, et l’on pense bien qu’il n’eut garde d’y faire porter le tableau ; mais il en avait gardé le souvenir, qui fut assez puissant pour le tenir encore éveillé pendant une partie de la nuit. Au reste, ces terreurs ne lui inspirèrent pas le repentir de sa vie passée. Il s’occupait toujours de l’enlèvement qu’il avait projeté ; et, après avoir donné tous les ordres nécessaires à ses domestiques, il partit seul pour Séville par la grande chaleur du jour afin de n’y arriver qu’à la nuit. Effectivement il était nuit noire quand il passa près de la tour de del Lloro, où un de ses domestiques l’attendait. Il lui remit son cheval, s’informa si la litière et les mules étaient prêtes. Suivant ses ordres, elles devaient l’attendre dans une rue assez voisine du couvent pour qu’il pût s’y rendre promptement à pied avec Teresa, et cependant pas assez près pour exciter les soupçons de la ronde, si elle venait à les rencontrer. Tout était prêt, ses instructions avaient été exécutées à la lettre. Il vit qu’il avait encore une heure à attendre avant de pouvoir donner le signal convenu à Teresa. Son domestique lui jeta un grand manteau brun sur les épaules, et il entra seul dans Séville par la porte de Triana, se cachant la figure de manière à n’être pas reconnu. La chaleur et la fatigue le forcèrent de s’asseoir sur un banc dans une rue déserte. Là il se mit à siffler et fredonner les airs qui lui revinrent à la mémoire. De temps en temps il consultait sa montre et voyait avec chagrin que l’aiguille n’avançait pas au gré de son impatience... 

Tout à coup une musique lugubre et solennelle vint frapper son oreille. Il distingua d’abord les chants que l’Église a consacrés aux enterrements. Bientôt une procession tourna le coin de la rue et s’avança vers lui. Deux longues files de pénitents portant des cierges allumés précédaient une bière couverte de velours noir et portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe blanche et l’épée au côté. La marche était fermée par deux files de pénitents en deuil et portant des cierges comme les premiers. Tout ce convoi s’avançait lentement et gravement. On n’entendait pas le bruit des pas sur le pavé, et l’on eût dit que chaque figure glissait plutôt qu’elle ne marchait. Les plis longs et roides des robes et des manteaux semblaient aussi immobiles que les vêtements de marbre des statues. À ce spectacle, don Juan éprouva d’abord cette espèce de dégoût que l’idée de la mort inspire à un épicurien. Il se leva et voulut s’éloigner, mais le nombre des pénitents et la pompe du cortège le surprirent et piquèrent sa curiosité. La procession se dirigeant vers une église voisine dont les portes venaient de s’ouvrir avec bruit, don Juan arrêta par la manche une des figures qui portaient des cierges et lui demanda poliment quelle était la personne qu’on allait enterrer. Le pénitent leva la tête : sa figure était pâle et décharnée comme celle d’un homme qui sort d’une longue et douloureuse maladie. Il répondit d’une voix sépulcrale :

- C’est le comte don Juan de Maraña.

Cette étrange réponse fit dresser les cheveux sur la tête de don Juan ; mais l’instant d’après il reprit son sang-froid et se mit à sourire.

- J’aurai mal entendu, se dit-il, ou ce vieillard se sera trompé.

Il entra dans l’église en même temps que la procession. Les chants funèbres recommencèrent, accompagnés par le son éclatant de l’orgue ; et des prêtres vêtus de chapes de deuil entonnèrent le De profundis. Malgré ses efforts pour paraître calme, don Juan sentit son sang se figer. S’approchant d’un autre pénitent, il lui dit :

- Quel est donc le mort que l’on enterre ?

- Le comte don Juan de Maraña, répondit le pénitent d’une voix creuse et effrayante.

Don Juan s’appuya contre une colonne pour ne pas tomber. Il se sentait défaillir, et tout son courage l’avait abandonné. Cependant le service continuait, et les voûtes de l’église grossissaient encore les éclats de l’orgue et des voix qui chantaient le terrible Dies irae. Il lui semblait entendre les choeurs des anges au jugement dernier. Enfin, faisant un effort. il saisit la main d’un prêtre qui passait près de lui. Cette main était froide comme du marbre.

- Au nom du ciel ! mon père, s’écria-t-il, pour qui priez-vous ici, et qui êtes-vous?

- Nous prions pour le comte don Juan de Maraña, répondit le prêtre en le regardant fixement avec une expression de douleur. Nous prions pour son âme, qui est en péché mortel, et nous sommes des âmes que les messes et les prières de sa mère ont tirées des flammes du purgatoire. Nous payons au fils la dette de la mère ; mais cette messe, c’est la dernière qu’il nous est permis de dire pour l’âme du comte don Juan de Maraña.

En ce moment l’horloge de l’église sonna un coup : c’était l’heure fixée pour l’enlèvement de Teresa.

- Le temps est venu, s’écria une voix qui partait d’un angle obscur de l’église, le temps est venu ! est-il à nous ?

Don Juan tourna la tête et vit une apparition horrible. Don Garcia, pâle et sanglant, s’avançait avec le capitaine Gomare, dont les traits étaient encore agités d’horribles convulsions. Ils se dirigèrent tous deux vers la bière, et don Garcia, en jetant le couvercle à terre avec violence, répéta : « Est-il à nous ? » En même temps un serpent gigantesque s’éleva derrière lui, et, le dépassant, de plusieurs pieds, semblait prêt à s’élancer dans la bière... Don Juan s’écria : « Jésus ! »et tomba évanoui sur le pavé...." 


De 1835 à 1840, époque où paraîtra "Colomba", Mérimée ne produit, à l'exception de "La Vénus d'Ille" et d'un article sur Henri de Guise, que notes de voyage et rapports. Le Midi, l'Ouest, l'Auvergne, le palais des papes à Avignon, etc., sollicitent sa plume. Voyageur infatigable, inspecteur d'une conscience rare, savant, il commence et poursuit son œuvre, lentement et sûrement, qui est de sauver de l'ignorance et de la brutalité des architectes provinciaux tel ou tel monument et de réparer et d'agrandir le patrimoine artistique de la France. D'où ces notes de voyage parfois si pittoresques, qu'illuminent souvent l'ardeur et la foi de cet enthousiaste artiste. De France il passera en Espagne, dans sa "chère Espagne", en 1840. En 1842 il ira en Grèce et en Turquie. L'étude des arts a stimulé son goût pour l'histoire romaine. En même temps que des notes sur la Rome moderne, paraissent en 1841 des Études sur l'histoire romaine. Mais l'art le passionne toujours autant, ce sont, en 1842, des pages sur les Monuments helléniques, en 1843, sur l'Architecture au Moyen âge. L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lui ouvre ses portes cette année même; puis, l'année suivante, l'Académie française. "Carmen" parut en 1845, puis l' "Histoire de don Phèdre, roi de Castille" (1848), "Episode de l'histoire de Russie: le faux Démétrius" (1852) et "Les Deux Héritages" (1853). Mérimée va s'efforcer de remplir avec conscience ces diverses fonctions jusqu'au jour où, après la Révolution de 1848 et avec l'Empire, il aura deux autres rôles à jouer celui de courtisan et de sénateur. Tout en continuant ses tournées d'inspection, la solitude commencera à lui peser ..


"La Vénus d'Ille" (1837)

Le sujet singulier et l'art extraordinairement habile de Mérimée ont fait de ce récit un chef-d`œuvre. L'histoire débute dans une atmosphère toute méridionale, dans ces réjouissances qui accompagnent une noce - et l'on se trouve en présence d'une intéressant personnage de de provincial féru d`archéologie et d'érudition -, puis va atteindre progressivement à un degré d'horreur digne du meilleur Edgar Poe. La nouvelle de Mérimée a donné lieu à un opéra-comique du compositeur suisse Othmar Schoeck (1886-1957), "Vénus", créé à Zurich en 1922. 

 

"Je descendais le dernier coteau du Canigou, et, bien que le soleil fût déjà couché, je distinguais dans la plaine les maisons de la petite ville d'Ille, vers laquelle je me dirigeais.

   "Vous savez, dis-je au Catalan qui me servait de guide depuis la veille, vous savez sans doute où demeure M. de Peyrehorade ?

   - Si je le sais! s'écria-t-il, je connais sa maison comme la mienne ; et s'il ne faisait pas si noir, je vous la montrerais. C'est la plus belle d'Ille. Il a de l'argent, oui, M. de Peyrehorade; et il marie son fils à plus riche que lui encore.

   - Et ce mariage se fera-t-il bientôt? lui demandai-je.

   - Bientôt! il se peut que déjà les violons soient commandés pour la noce. Ce soir, peut-être, demain, après-demain, que sais-je ! C'est à Puygarrig que ça se fera; car c'est Mlle de Puygarrig que M. le fils épouse. Ce sera beau, oui! "

   J'étais recommandé à M. de Peyrehorade par mon ami M. de P. C'était, m'avait-il dit, un antiquaire fort instruit et d'une complaisance à toute épreuve. Il se ferait un plaisir de me montrer toutes les ruines à dix lieues à la ronde. Or je comptais sur lui pour visiter les environs d'Ille, que je savais riches en monuments antiques et du Moyen Âge. Ce mariage, dont on me parlait alors pour la première fois, dérangeait tous mes plans.

Je vais être un trouble-fête, me dis-je. Mais j'étais attendu; annoncé par M. de P., il fallait bien me présenter.

   " Gageons, monsieur, me dit mon guide, comme nous étions déjà dans la plaine, gageons un cigare que je devine ce que vous allez faire chez M. de Peyrehorade?

   - Mais, répondis-je en lui tendant un cigare, cela n'est pas bien difficile à deviner. À l'heure qu'il est, quand on a fait six lieues dans le Canigou, la grande affaire, c'est de souper.

   - Oui, mais demain?... Tenez, je parierais que vous venez à Ille pour voir l'idole ? j'ai deviné cela à vous voir tirer en portrait les saints de Serrabona.

   - L'idole! quelle idole ? " Ce mot avait excité ma curiosité.

   " Comment! on ne vous a pas conté, à Perpignan, comment M. de Peyrehorade avait trouvé une idole en terre?

   - Vous voulez dire une statue en terre cuite, en argile ?

   - Non pas. Oui, bien en cuivre, et il y en a de quoi faire des gros sous. Elle vous pèse autant qu'une cloche d'église. C'est bien avant dans la terre, au pied d'un olivier, que nous l'avons eue.

   - Vous étiez donc présent à la découverte ?

   - Oui, monsieur. M. de Peyrehorade nous dit, il y a quinze jours, à Jean Coll et à moi, de déraciner un vieil olivier qui était gelé de l'année dernière, car elle a été bien mauvaise, comme vous savez. Voilà donc qu'en travaillant Jean Coll qui y allait de tout coeur, il donne un coup de pioche, et j'entends bimm…. comme s'il avait tapé sur une cloche. Qu'est-ce que c'est? que je dis. Nous piochons toujours, nous piochons, et voilà qu'il paraît une main noire, qui semblait la main d'un mort qui sortait de terre. Moi, la peur me prend. Je m'en vais à monsieur, et je lui dis: " Des morts, notre maître, qui sont sous l'olivier! Faut appeler le curé. - Quels morts ? " qu'il me dit. Il vient, et il n'a pas plus tôt vu la main qu'il s'écrie: " Un antique! un antique! " Vous auriez cru qu'il avait trouvé un trésor. Et le voilà, avec la pioche, avec les mains, qui se démène et qui faisait quasiment autant d'ouvrage que nous deux.

   - Et enfin que trouvâtes-vous ?

   - Une grande femme noire plus qu'à moitié nue, révérence parler, monsieur, toute en cuivre, et M. de Peyrehorade nous a dit que c'était une idole du temps des païens... du temps de Charlemagne, quoi!

   - Je vois ce que c'est... Quelque bonne Vierge en bronze d'un couvent détruit.

   - Une bonne Vierge! ah bien oui !... Je l'aurais bien reconnue, si ç'avait été une bonne Vierge. C'est une idole, vous dis-je ; on le voit bien à son air. Elle vous fixe avec ses grands yeux blancs... On dirait qu'elle vous dévisage. On baisse les yeux, oui, en la regardant.

   - Des yeux blancs? Sans doute ils sont incrustés dans le bronze. Ce sera peut-être quelque statue romaine.

   - Romaine! c'est cela. M. de Peyrehorade dit que c'est une Romaine. Ah ! je vois bien que vous êtes un savant comme lui.

   - Est-elle entière, bien conservée ?

   - Oh! monsieur, il ne lui manque rien. C'est encore plus beau et mieux fini que le buste de Louis-Philippe, qui est à la mairie, en plâtre peint. Mais avec tout cela, la figure de cette idole ne me revient pas. Elle a l'air méchante... et elle l'est aussi.

   - Méchante! Quelle méchanceté vous a-t-elle faite?

   - Pas à moi précisément; mais vous allez voir. Nous nous étions mis à quatre pour la dresser debout, et M. de Peyrehorade, qui lui aussi tirait à la corde, bien qu'il n'ait guère plus de force qu'un poulet, le digne homme! Avec bien de la peine nous la mettons droite. J'amassais un tuileau pour la caler, quand, patatras ! la voilà qui tombe à la renverse tout d'une masse. Je dis: Gare dessous! Pas assez vite pourtant, car Jean Coll n'a pas eu le temps de tirer sa jambe.

   - Et il a été blessé ?

   - Cassée net comme un échalas, sa pauvre jambe ! Pécaïre ! quand j'ai vu cela, moi, j'étais furieux. Je voulais défoncer l'idole à coups de pioche, mais M. de Peyrehorade m'a retenu. Il a donné de l'argent à Jean Coll, qui tout de même est encore au lit depuis quinze jours que cela lui est arrivé, et le médecin dit qu'il ne marchera jamais de cette jambe-là comme de l'autre. C'est dommage, lui qui était notre meilleur coureur et, après monsieur le fils, le plus malin joueur de paume. C'est que M. Alphonse de Peyrehorade en a été triste, car c'est Coll qui faisait sa partie. Voilà qui était beau à voir comme ils se renvoyaient les balles. Paf ! paf ! Jamais elles ne touchaient terre. "

   Devisant de la sorte, nous entrâmes à Ille, et je me trouvai bientôt en présence de M. de Peyrehorade. C'était un petit vieillard vert encore et dispos, poudré, le nez rouge, l'air jovial et goguenard. Avant d'avoir ouvert la lettre de M. de P., il m'avait installé devant une table bien servie, et m'avait présenté à sa femme et à son fils comme un archéologue illustre, qui devait tirer le Roussillon de l'oubli où le laissait l'indifférence des savants.

   Tout en mangeant de bon appétit, car rien ne dispose mieux que l'air vif des montagnes, j'examinais mes hôtes. J'ai dit un mot de M. de Peyrehorade; je dois ajouter que c'était la vivacité même. Il parlait, mangeait, se levait, courait à sa bibliothèque, m'apportait des livres, me montrait des estampes, me versait à boire; il n'était jamais deux minutes en repos. Sa femme, un peu trop grasse, comme la plupart des Catalanes lorsqu'elles ont passé quarante ans, me parut une provinciale renforcée, uniquement occupée des soins de son ménage. Bien que le souper fût suffisant pour six personnes au moins, elle courut à la cuisine, fit tuer des pigeons, frire des miliasses, ouvrit je ne sais combien de pots de confitures. En un instant la table fut encombrée de plats et de bouteilles, et je serais certainement mort d'indigestion si j'avais goûté seulement à tout ce qu'on m'offrait. Cependant, à chaque plat que je refusais, c'étaient de nouvelles excuses. On craignait que je ne me trouvasse bien mal à Ille. Dans la province on a si peu de ressources, et les Parisiens sont si difficiles !

   Au milieu des allées et venues de ses parents, M. Alphonse de Peyreborade ne bougeait pas plus qu'un Terme. C'était un grand jeune homme de vingt-six ans, d'une physionomie belle et régulière, mais manquant d'expression. Sa taille et ses formes athlétiques justifiaient bien la réputation d'infatigable joueur de paume qu'on lui faisait dans le pays. Il était ce soir-là habillé avec élégance, exactement d'après la gravure du dernier numéro du Journal des modes. Mais il me semblait gêné dans ses vêtements; il était roide comme un piquet dans son col de velours, et ne se tournait que tout d'une pièce. Ses mains grosses et halées, ses ongles courts, contrastaient singulièrement avec son costume. C'étaient des mains de laboureur sortant des manches d'un dandy. D'ailleurs, bien qu'il me considérât de la tête aux pieds fort curieusement, en ma qualité de Parisien, il ne m'adressa qu'une seule fois la parole dans toute la soirée, ce fut pour me demander où j'avais acheté la chaîne de ma montre...."

 

A llle (Pyrénées-Orientales), donc, un dilettante passionné d`antiquités a trouvé dans son jardin une très belle Vénus de cuivre : il la conserve avec une fierté d'autant plus grande que les gens en ont peur comme d`une idole malfaisante. Le fils de ce collectionneur, jeune garçon insignifiant mais excellent joueur de pelote basque, est sur le point de se marier : le matin de ses noces, il intervient dans une partie de pelote que des paysans basques ont engagée contre des Espagnols. ll est alors embarrassé par un gros anneau de diamants qu`il doit donner à son épouse, et le glisse au doigt de la statue. La partie achevée, il oublie de reprendre l`anneau. de sorte qu'il est contraint d'en offrir un autre, plus modeste, que par fortune il portait sur lui. Lorsqu`il revient chez lui avec sa femme, il tente de retirer le riche anneau qu'il a laissé à la statue, mais celle-ci l'en empêche en repliant le doigt. Pris de panique, le jeune homme se croit ensorcelé. Il rejoint alors sa femme dans la chambre nuptiale, mais la statue l`a précédé, elle l`accueille et lui donne un baiser dont il mourra. Vénus a voulu pour époux celui qui lui avait offert un anneau. La jeune femme, qui a tout vu, perd la raison ...

 

".... au milieu des cris et des battements de mains, un enfant de onze ans, qui s'était glissé sous la table, montrait aux assistants un joli ruban blanc et rose qu'il venait de détacher de la cheville de la mariée. On appelle cela sa jarretière. Elle fut aussitôt coupée par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usage qui se conserve encore dans quelques familles patriarcales. Ce fut pour la mariée une occasion de rougir jusqu'au blanc des yeux... Mais son trouble fut au comble lorsque M. de Peyrehorade, ayant réclamé le silence, lui chanta quelques vers catalans, impromptus, disait-il. En voici le sens, si je l'ai bien compris:

   " Qu'est-ce donc, mes amis ? Le vin que j'ai bu me fait-il voir double ? Il y a deux Vénus ici... "

   Le marié tourna brusquement la tête d'un air effaré, qui fit rire tout le monde.

   " Oui, poursuivit M. de Peyrehorade, il y a deux Vénus sous mon toit. L'une, je l'ai trouvée dans la terre comme une truffe; l'autre, descendue des cieux, vient de nous partager sa ceinture. "

   Il voulait dire sa jarretière.

   "Mon fils, choisis de la Vénus romaine ou de la catalane celle que tu préfères. Le maraud prend la catalane, et sa part est la meilleure. La romaine est noire, la catalane est blanche. La romaine est froide, la catalane enflamme tout ce qui l'approche. "

   Cette chute excita un tel hourra, des applaudissements si bruyants et des rires si sonores, que je crus que le plafond allait nous tomber sur la tête. Autour de la table, il n'y avait que trois visages sérieux, ceux des mariés et le mien. J'avais un grand mal de tête; et puis, je ne sais pourquoi, un mariage m'attriste toujours. Celui-là, en outre, me dégoûtait un peu.

   Les derniers couplets ayant été chantés par l'adjoint du maire, et ils étaient fort lestes, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouir du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit.

   M. Alphonse me tira dans l'embrasure d'une fenêtre, et me dit en détournant les yeux:

   "Vous allez vous moquer de moi... Mais je ne sais ce que j'ai... je suis ensorcelé! le diable m'emporte! "

   La première pensée qui me vint fut qu'il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et Mme de Sévigné:

" Tout l'empire amoureux est plein d'histoires tragiques ", etc.

Je croyais que ces sortes d'accidents n'arrivaient qu'aux gens d'esprit, me dis-je à moi-même.

   " Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.

   - Oui, peut-être. Mais c'est quelque chose de bien plus terrible. "

   Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivre.

   "Vous savez bien mon anneau? poursuivit-il après un silence.

   - Eh bien! on l'a pris ?

   - Non.

   - En ce cas, vous l'avez ?

   - Non... je... je ne puis l'ôter du doigt de cette diable de Vénus.

   - Bon! vous n'avez pas tiré assez fort.

   - Si fait... Mais la Vénus... elle a serré le doigt. "

   Il me regardait fixement d'un air hagard, s'appuyant à l'espagnolette pour ne pas tomber.

   " Quel conte! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l'anneau. Demain vous l'aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue.

   - Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé; elle serre la main, m'entendez-vous?... C'est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau... Elle ne veut plus le rendre. "

   J'éprouvai un frisson subit, et j'eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu'il fit m'envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.

   Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.

   " Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d'un ton lamentable; vous connaissez ces statues-là... il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point... Si vous alliez voir?

   - Volontiers, dis-je. Venez avec moi.

   - Non, j'aime mieux que vous y alliez seul. "

   Je sortis du salon.

   Le temps avait changé pendant le souper, et la pluie commençait à tomber avec force. J'allais demander un parapluie, lorsqu'une réflexion m'arrêta. Je serais un bien grand sot, me dis-je, d'aller vérifier ce que m'a dit un homme ivre! Peut-être, d'ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux; et le moins qu'il puisse m'en arriver, c'est d'être trempé jusqu'aux os et d'attraper un bon rhume.

   De la porte je jetai un coup d'oeil sur la statue ruisselante d'eau, et je montai dans ma chambre sans rentrer dans le salon. Je me couchai ; mais le sommeil fut long à venir. Toutes les scènes de la journée se représentaient à mon esprit. Je pensais à cette jeune fille si belle et si pure abandonnée à un ivrogne brutal. Quelle odieuse chose, me disais-je, qu'un mariage de convenance! Un maire revêt une écharpe tricolore, un curé une étole, et voilà la plus honnête fille du monde livrée au Minotaure ! Deux êtres qui ne s'aiment pas, que peuvent-ils se dire dans un pareil moment, que deux amants achèteraient au prix de leur existence ? Une femme peut-elle jamais aimer un homme qu'elle aura vu grossier une fois ? Les premières impressions ne s'effacent pas, et j'en suis sûr, ce M. Alphonse méritera bien d'être haï...

   Durant mon monologue, que j'abrège beaucoup, j'avais entendu force allées et venues dans la maison, les portes s'ouvrir et se fermer, des voitures partir; puis il me semblait avoir entendu sur l'escalier les pas légers de plusieurs femmes se dirigeant vers l'extrémité du corridor opposé à ma chambre. C'était probablement le cortège de la mariée qu'on menait au lit. Ensuite on avait redescendu l'escalier. La porte de Mme de Peyrehorade s'était fermée. Que cette pauvre fille, me dis-je, doit être troublée et mal à son aise ! Je me tournais dans mon lit de mauvaise humeur. Un garçon joue un sot rôle dans une maison où s'accomplit un mariage.

   Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu'il fut troublé par des pas lourds qui montaient l'escalier. Les marches de bois craquèrent fortement.

   " Quel butor ! m'écriai-je.

    Je parie qu'il va tomber dans l'escalier. "

   Tout redevint tranquille. Je pris un livre pour changer le cours de mes idées. C'était une statistique du département, ornée d'un mémoire de M. de Peyrehorade sur les monuments druidiques de l'arrondissement de Prades. Je m'assoupis à la troisième page.

   Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et j'étais éveillé depuis plus de vingt minutes lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j'entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l'escalier que j'avais entendus avant de m'endormir. Cela me parut singulier. J'essayai, en bâillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si matin. Je n'imaginais rien de vraisemblable. J'allais refermer les yeux lorsque mon attention fut de nouveau excitée par des trépignements étranges auxquels se mêlèrent bientôt le tintement des sonnettes et le bruit de portes qui s'ouvraient avec fracas, puis je distinguai des cris confus.

   Mon ivrogne aura mis le feu quelque part! pensais-je en sautant à bas de mon lit.

   Je m'habillai rapidement et j'entrai dans le corridor. De l'extrémité opposée partaient des cris et des lamentations, et une voix déchirante dominait toutes les autres: " Mon fils! mon fils ! " Il était évident qu'un malheur était arrivé à M. Alphonse. Je courus à la chambre nuptiale : elle était pleine de monde. Le premier spectacle qui frappa ma vue fut le jeune homme à demi-vêtu, étendu en travers sur le lit dont le bois était brisé. Il était livide, sans mouvement. Sa mère pleurait et criait à côté de lui. M. de Peyrehorade s'agitait, lui frottait les tempes avec de l'eau de Cologne, ou lui mettait des sels sous le nez. Hélas! depuis longtemps son fils était mort. Sur un canapé, à l'autre bout de la chambre, était la mariée, en proie à d'horribles convulsions. Elle poussait des cris inarticulés, et deux robustes servantes avaient toutes les peines du monde à la contenir.

   " Mon Dieu ! m'écriai-je, qu'est-il donc arrivé ? "

   Je m'approchai du lit et soulevai le corps du malheureux jeune homme: il était déjà roide et froid. Ses dents serrées et sa figure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J'écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les côtes et le dos. On eût dit qu'il avait été étreint dans un cercle de fer. Mon pied posa sur quelque chose de dur qui se trouvait sur le tapis ; je me baissai et vis la bague de diamants.

   J'entraînai M. de Peyrehorade et sa femme dans leur chambre; puis j'y fis porter la mariée. "Vous avez encore une fille, leur dis-je, vous lui devez vos soins. " Alors je les laissai seuls.

   Il ne me paraissait pas douteux que M. Alphonse n'eût été victime d'un assassinat dont les auteurs avaient trouvé moyen de s'introduire la nuit dans la chambre de la mariée. Ces meurtrissures à la poitrine, leur direction circulaire m'embarrassaient beaucoup pourtant, car un bâton ou une barre de fer n'aurait pu les produire. Tout d'un coup je me souvins d'avoir entendu dire qu'à Valence des braves se servaient de longs sacs de cuir remplis de sable fin pour assommer les gens dont on leur avait payé la mort. Aussitôt je me rappelai le muletier aragonais et sa menace ; toutefois j'osais à peine penser qu'il eût tiré une si terrible vengeance d'une plaisanterie légère.

   J'allais dans la maison, cherchant partout des traces d'effraction, et n'en trouvant nulle part. Je descendis dans le jardin pour voir si les assassins avaient pu s'introduire de ce côté; mais je ne trouvai aucun indice certain. La pluie de la veille avait d'ailleurs tellement détrempé le sol, qu'il n'aurait pu garder d'empreinte bien nette. J'observai pourtant quelques pas profondément imprimés dans la terre; il y en avait dans deux directions contraires, mais sur une même ligne, partant de l'angle de la haie contiguë au jeu de paume et aboutissant à la porte de la maison. Ce pouvaient être les pas de M. Alphonse lorsqu'il était allé chercher son anneau au doigt de la statue. D'un autre côté, la haie, en cet endroit, étant moins fourrée qu'ailleurs, ce devait être sur ce point que les meurtriers l'auraient franchie. Passant et repassant devant la statue, je m'arrêtai un instant pour la considérer. Cette fois, je l'avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique; et, la tête toute pleine des scènes horribles dont je venais d'être le témoin, il me sembla voir une divinité infernale applaudissant au malheur qui frappait cette maison.

   Je regagnai ma chambre et j'y restai jusqu'à midi. Alors je sortis et demandai des nouvelles de mes hôtes. Ils étaient un peu plus calmes. Mlle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse, avait repris connaissance. Elle avait même parlé au procureur du roi de Perpignan alors en tournée à Ille, et ce magistrat avait reçu sa déposition. Il me demanda la mienne. Je lui dis ce que je savais, et ne lui cachai pas mes soupçons contre le muletier aragonais. Il ordonna qu'il fût arrêté sur-le-champ.

   " Avez-vous appris quelque chose de Mme Alphonse? demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition fut écrite et signée.

   - Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu'elle conte :

   Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit, et quelqu'un entra. Alors, Mme Alphonse était dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c'était son mari. Au bout d'un instant, le lit cria comme s'il était chargé d'un poids énorme. Elle eut grand'peur, mais n'osa pas tourner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions. Elle s'enfonça dans la ruelle tremblant de tous ses membres. Peu après, la porte s'ouvrit une seconde fois, et quelqu'un entra qui dit: Bonsoir, ma petite femme. Bientôt après on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d'elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant. Elle tourna la tête alors… et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l'oreiller, entre les bras d'une espèce de géant verdâtre qui l'étreignait avec force. Elle dit, et m'a répété vingt fois, pauvre femme !... elle dit qu'elle a reconnu... devinez-vous ? La Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade... Depuis qu'elle est dans le pays, tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle. À ce spectacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. Revenue à elle, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortie du lit, laissa tomber le cadavre et sortit. Mme Alphonse se pendit à la sonnette, et vous savez le reste. "...."


"Colomba" (1840)

Une nouvelle et une tragédie parfaitement élaborée, l'atmosphère est construite avec détails autour de Colomba, la vierge vengeresse. Quelques années après Waterloo, un lieutenant corse en demi-solde, Orso Della Rebbia, regagne son pays natal qu'il avait quitté tout jeune. Pendant la traversée, il a fait la connaissance d'un colonel irlandais et de sa fille, miss Lydia Nevil, dont il s'est épris. Deux ans auparavant, le père d'Orso a été tué; on disait au pays que le meurtrier était un Barricini (famille ennemie de la sienne). Mais l'existence sur le continent, l`éducation reçue ont affaibli chez le jeune homme le sens de la "vendetta", si bien qu'il tendait à accepter la version officielle du crime qui innocente les Barricini. Mais l'ambiance insulaire, celle de Pietranera - son village natal -, et surtout l'esprit plus traditionnel et ardent de sa sœur Colomba qui attend son retour en vue de l'accomplissement du devoir sacré de vengeance, tout cela ravive en lui les vieilles passions. Le préfet d`Ajaccio tente de réconcilier les deux familles et fournit un témoignage qui, aux yeux perçants de Colomba. a tout l`air d'être une nouvelle machination de ses ennemis. Le doute n'est plus permis à Orso et la guerre reprend entre les deux familles. Voici Orso entraîné malgré lui dans cette vendetta. Alors qu'il se promène dans la campagne, les deux frères Barricini aux aguets font feu sur lui; blessé, il riposte de deux coups de fusil, tuant l'un et l'autre. Puis il prend le maquis en compagnie de deux bandits de sa connaissance. Colomba le rejoint; elle est accompagnée de miss Nelvil, qui s'est installée à Pietranera et déjà éprise d`Orso. A dos de cheval, elles le font transporter à la maison; les soldats lancés à la poursuite du bandit arrêtent les deux jeunes filles qui sont aussitôt relâchées par le préfet. Orso guérit ; il est mis hors de cause et épouse miss Nelvil. Il ne lui reste plus qu'à quitter l`île; Colomba le suit. Quant au vieux Barricini. il perd la raison...

Depuis son retour dans l'île, . Orso s'est arrêté quelques jours à Ajaccio pour partager encore quelques moments avec le colonel Nevil et sa fille miss Lydia Nevil. Celle-ci va rencontrer Colomba, il en est de même du lecteur et d'Orso ..

 

"Le lendemain, un peu avant le retour des chasseurs, miss Nevil, revenant d'une promenade au bord de la mer, regagnait l'auberge avec sa femme de chambre, lorsqu'elle remarqua une jeune femme vêtue de noir, montée sur un cheval de petite taille, mais vigoureux, qui entrait dans la ville. Elle était suivie d'une espèce de paysan, à cheval aussi, en veste de drap brun trouée aux coudes, une gourde en bandoulière, un pistolet pendant à la ceinture; à la main, un fusil, dont la crosse reposait dans une poche de cuir attachée à l'arçon de la selle; bref, en costume complet de brigand de mélodrame ou de bourgeois corse en voyage. La beauté remarquable de la femme attira d'abord l'attention de miss Nevil. Elle paraissait avoir une vingtaine d'années. Elle était grande, blanche, les yeux bleu foncé, la bouche rose, les dents comme de l'émail. Dans son expression on lisait à la fois l'orgueil, l'inquiétude et la tristesse. Sur la tête, elle portait ce voile de soie noire nommé mezzaro que les Génois ont introduit en Corse et qui sied si bien aux femmes. De longues nattes de cheveux châtains lui formaient comme un turban autour de la tête. Son costume était propre, mais de la plus grande simplicité.

Miss Nevil eut tout le temps de la considérer, car la dame au mezzaro s'était arrêtée dans la rue à questionner quelqu'un avec beaucoup d'intérêt , comme il semblait à l'expression de ses yeux; puis, sur la réponse qui lui fut faite, elle donna un coup de houssine à sa monture, et, prenant le grand trot, elle ne s'arrêta qu'à la porte de l'hôtel où logeaient sir Thomas Nevil et Orso. Là, après avoir échangé quelques mots avec l'hôte, la jeune femme sauta lestement à bas de son cheval et s'assit sur un banc de pierre à côté de la porte d'entrée, tandis que son écuyer conduisait les chevaux à l'écurie. Miss Lydia passa avec son costume parisien devant l'étrangère sans qu'elle levât les yeux. Un quart d'heure après, ouvrant sa fenêtre, elle vit encore la dame au mezzaro assise à la même place et dans la même attitude. Bientôt parurent le colonel et Orso, revenant de la chasse. Alors l'hôte dit quelques mots à la demoiselle en deuil et lui désigna du doigt le jeune délia Rebbia. Celle-ci rougit, se leva avec vivacité, fit quelques pas en avant, puis s'arrêta immobile et comme interdite. Orso était tout près d'elle la considérant avec curiosité.

— Vous êtes, dit-elle d'une voix émue, Orso Antonio délia Rebbia? Moi, je suis Colomba.

— Colomba! s'écria Orso.

Et, la prenant dans ses bras, il l'embrassa tendrement, ce qui étonna un peu le colonel et sa fille ; car en Angleterre on ne s'embrasse pas dans la rue.

— Mon frère, dit Colomba, vous me pardonnerez si je suis venue sans votre ordre; mais j'ai appris par nos amis que vous étiez arrivé, et c'était pour moi une si grande consolation de vous voir...

Orso l'embrassa encore; puis, se tournant vers le colonel :

— C'est ma sœur, dit-il, que je n'aurais jamais reconnue si elle ne s'était nommée. — Colomba, le colonel sir Thomas Nevil. — Colonel, vous voudrez bien m'excuser, mais je ne pourrai avoir l'honneur de dîner avec vous aujourd'hui... Ma sœur...

— Eh! où diable voulez-vous dîner, mon cher? s'écria le colonel; vous savez bien qu'il n'y a qu'un dîner dans cette maudite auberge, et il est pour nous. Mademoiselle fera grand plaisir à ma fille de se joindre à nous.

Colomba regarda son frère, qui ne se fit pas trop prier, et tous ensemble entrèrent dans la plus grande pièce de l'auberge, qui servait au colonel de salon et de salle à manger. Mademoiselle délia Rebbia, présentée à miss Nevil, lui fit une profonde révérence, mais ne dit pas une parole. On voyait qu'elle était très effarouchée et que, pour la première fois de sa vie peut-être, elle se trouvait en présence d'étrangers gens du monde. Cependant dans ses manières il n'y avait rien qui sentît la province. Chez elle l'étrangeté sauvait la gaucherie. Elle plut à miss Nevil par cela même; et, comme il n'y avait pas de chambre disponible dans l'hôtel que le colonel et sa suite avaient envahi, miss Lydia poussa la condescendance ou la curiosité jusqu'à offrir à mademoiselle délia Rebbia de lui faire dresser un lit dans sa propre chambre.

Colomba balbutia quelques mots de remerciement et s'empressa de suivre la femme de chambre de miss Nevil pour faire à sa toilette les petits arrangements que rend nécessaires un voyage à cheval par la poussière et le soleil.

En rentrant dans le salon, elle s'arrêta devant les fusils du colonel, que les chasseurs venaient de déposer dans un coin.

— Les belles armes! dit-elle; sont-elles à vous, mon frère?

— Non, ce sont des fusils anglais au colonel. Ils sont aussi bons qu'ils sont beaux.

— Je voudrais bien, dit Colomba, que vous en eussiez un semblable.

— Il y en a certainement un dans ces trois-là qui appartient à délia Rebbia, s'écria le colonel. Il s'en sert trop bien. Aujourd'hui quatorze coups de fusil, quatorze pièces !

Aussitôt s'établit un combat de générosité, dans lequel Orso fut vaincu, à la grande satisfaction de sa sœur, comme il était facile de s'en apercevoir à l'expression de joie enfantine qui brilla tout d'un coup sur son visage, tout à l'heure si sérieux.

— Choisissez, mon cher, disait le colonel. Orso refusait.

— Eh bien! mademoiselle votre sœur choisira pour vous.

Colomba ne se le fit pas dire deux fois : elle prit le moins orné des fusils, mais c'était un excellent Manton de gros calibre.

— Celui-ci, dit-elle, doit bien porter la balle. Son frère s'embarrassait dans ses remerciements, lorsque le dîner parut fort à propos pour le tirer d'affaire. Miss Lydia fut charmée de voir que Colomba, qui avait fait quelque résistance pour se mettre à table, et qui n'avait cédé que sur un regard de son frère, faisait en bonne catholique le signe de la croix avant de manger.

— Bon, se dit-elle, voilà qui est primitif.

Et elle se promit de faire plus d'une observation intéressante sur ce jeune représentant des vieilles mœurs de la Corse. Pour Orso, il était évidemment un peu mal à son aise, par la crainte sans doute que sa sœur ne dît ou ne fît quelque chose qui sentît trop son village. Mais Colomba l'observait sans cesse et réglait tous ses mouvements sur ceux de son frère. Quelquefois elle le considérait fixement avec une étrange expression de tristesse; et alors, si les yeux d'Orso rencontraient les siens, il était le premier à détourner ses regards, comme s'il eût voulu se soustraire à une question que sa sœur lui adressait mentalement et qu'il comprenait trop bien. On parlait français, car le colonel s'exprimait tort mal en italien. Colomba entendait le français, et prononçait même assez bien le peu de mots qu'elle était forcée d'échanger avec ses hôtes.

Après le dîner, le colonel, qui avait remarqué l'espèce de contrainte qui régnait entre le frère et la sœur, demanda avec sa franchise ordinaire à Orso s'il ne désirait point causer seul avec mademoiselle Colomba, offrant dans ce cas de passer avec sa fille dans la pièce voisine. Mais Orso se hâta de le remercier et de dire qu'ils auraient bien le temps de causer à Pietranera. C'était le nom du village où il devait faire sa résidence.

Le colonel prit donc sa place accoutumée sur le sofa, et miss Nevil, après avoir essayé plusieurs sujets de conversation, désespérant de faire parler la belle Colomba, pria Orso de lui lire un chant du Dante : c'était son poète favori. Orso choisit le chant de L'Enfer où se trouve l'épisode de Francesca da Rimini, et se mit à lire, accentuant de son mieux ces sublimes tercets, qui expriment si bien le danger de lire à deux un livre d'amour. A mesure qu'il lisait, Colomba se rapprochait de la table, relevait la tête, qu'elle avait tenue baissée; ses prunelles dilatées brillaient d'un feu extraordinaire : elle rougissait et pâlissait tour à tour, elle s'agitait convulsivement sur sa chaise. Admirable organisation italienne, qui, pour comprendre la poésie, n'a pas besoin qu'un pédant lui en démontre les beautés! Quand la lecture fut terminée :

— Que cela est beau! s'écria-t-elle. Qui a fait cela, mon frère?

Orso fut un peu déconcerté, et miss Lydia ré- pondit en souriant que c'était un poète florentin mort depuis plusieurs siècles.

— Je te ferai lire le Dante, dit Orso, quand nous serons à Pietranera.

— Mon Dieu, que cela est beau ! répétait Colomba. Et elle dit trois ou quatre tercets qu'elle avait retenus, d'abord à voix basse, puis, s'animant, elle les déclama tout haut avec plus d'expression que son frère n'en avait mis à les lire. Miss Lydia très étonnée :

— Vous paraissez aimer beaucoup la poésie, dit- elle. Que je vous envie le bonheur que vous aurez à lire le Dante comme un livre nouveau !

— Vous voyez, miss Nevil, disait Orso, quel pouvoir ont les vers du Dante, pour émouvoir ainsi une petite sauvagesse qui ne sait que son Pater .. Mais je me trompe; je me rappelle que Colomba est du métier. Tout enfant, elle s'escrimait à faire des vers, et mon père m'écrivait qu'elle était la plus grande voceratrice de Pietranera et de deux lieues à la ronde..."

 

Avec un art consommé de l'intrigue, Mérimée nous montre une Colomba prête à tout pour pousser son frère à la vendetta..

 

"Orso s’étant retiré dans sa chambre, Colomba envoya coucher Saveria et les bergers, et demeura seule dans la cuisine où se préparait le bruccio. De temps en temps elle prêtait l’oreille et paraissait attendre impatiemment que son frère se fût couché. Lorsqu’elle le crut enfin endormi, elle prit un couteau, s’assura qu’il était tranchant, mit ses petits pieds dans de gros souliers, et, sans faire le moindre bruit, elle entra dans le jardin. Le jardin, fermé de murs, touchait à un terrain assez vaste, enclos de haies, où l’on mettait les chevaux, car les chevaux corses ne connaissent guère l’écurie. En général on les lâche dans un champ et l’on s’en rapporte à leur intelligence pour trouver à se nourrir et à s’abriter contre le froid et la pluie.

Colomba ouvrit la porte du jardin avec la même précaution, entra dans l’enclos, et en sifflant doucement elle attira près d’elle les chevaux, à qui elle portait souvent du pain et du sel. Dès que le cheval noir fut à sa portée, elle le saisit fortement par la crinière et lui fendit l’oreille avec son couteau. Le cheval fit un bond terrible et s’enfuit en faisant entendre ce cri aigu qu’une vive douleur arrache quelquefois aux animaux de son espèce. Satisfaite alors, Colomba rentrait dans le jardin, lorsque Orso ouvrit sa fenêtre et cria : «Qui va là ?» En même temps elle entendit qu’il armait son fusil. Heureusement pour elle, la porte du jardin était dans une obscurité complète, et un grand figuier la couvrait en partie. Bientôt, aux lueurs intermittentes qu’elle vit briller dans la chambre de son frère, elle conclut qu’il cherchait à rallumer sa lampe. Elle s’empressa alors de fermer la porte du jardin, et se glissant le long des murs, de façon que son costume noir se confondît avec le feuillage sombre des espaliers, elle parvint à rentrer dans la cuisine quelques moments avant qu’Orso ne parût.

« Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle.

– Il m’a semblé, dit Orso, qu’on ouvrait la porte du jardin.

– Impossible. Le chien aurait aboyé. Au reste, allons voir. »

Orso fit le tour du jardin, et après avoir constaté que la porte extérieure était bien fermée, un peu honteux de cette fausse alerte, il se disposa à regagner sa chambre. 

« J’aime à voir, mon frère, dit Colomba, que vous devenez prudent, comme on doit l’être dans votre position.

– Tu me formes, répondit Orso. Bonsoir. »

Le matin avec l’aube Orso s’était levé, prêt à partir. Son costume annonçait à la fois la prétention à l’élégance d’un homme qui va se présenter devant une femme à qui il veut plaire, et la prudence d’un Corse en vendette. Par-dessus une redingote bleue bien serrée à la taille, il portait en bandoulière une petite boîte de fer-blanc contenant des cartouches, suspendue à un cordon de soie verte ; son stylet était placé dans une poche de côté, et il tenait à la main le beau fusil de Manton chargé à balles. Pendant qu’il prenait à la hâte une tasse de café versée par Colomba, un berger était sorti pour seller et brider le cheval. Orso et sa soeur le suivirent de près et entrèrent dans l’enclos. Le berger s’était emparé du cheval, mais il avait laissé tomber selle et bride, et paraissait saisi d’horreur, pendant que le cheval, qui se souvenait de la blessure de la nuit précédente et qui craignait pour son autre oreille, se cabrait, ruait, hennissait, faisait le diable à quatre.

« Allons, dépêche-toi, lui cria Orso. 

– Ha ! Ors’ Anton’ ! ha ! Ors’ Anton’ ! s’écriait le berger, sang de la Madone ! etc. » C’étaient des imprécations sans nombre et sans fin, dont la plupart ne pourraient se traduire.

« Qu’est-il donc arrivé ? » demanda Colomba.

Tout le monde s’approcha du cheval, et, le voyant sanglant et l’oreille fendue, ce fut une exclamation générale de surprise et d’indignation. Il faut savoir que mutiler le cheval de son ennemi est, pour les Corses, à la fois une vengeance, un défi et une menace de mort. «Rien qu’un coup de fusil n’est capable d’expier ce forfait.» Bien qu’Orso, qui avait longtemps vécu sur le continent, sentît moins qu’un autre l’énormité de l’outrage, cependant, si dans ce moment quelque barriciniste se fût présenté à lui, il est probable qu’il lui eût fait immédiatement expier une insulte qu’il attribuait à ses ennemis.

« Les lâches coquins ! s’écria-t-il, se venger sur une pauvre bête, lorsqu’ils n’osent me rencontrer en face !

– Qu’attendons-nous ? s’écria Colomba impétueusement.

Ils viennent nous provoquer, mutiler nos chevaux, et nous ne leur répondrions pas ! Êtes-vous hommes ?

– Vengeance ! répondirent les bergers. Promenons le cheval dans le village et donnons l’assaut à leur maison.

– Il y a une grange couverte de paille qui touche à leur tour, dit le vieux Polo Griffo, en un tour de main je la ferai flamber. »

Un autre proposait d’aller chercher les échelles du clocher de l’église ; un troisième, d’enfoncer les portes de la maison Barricini au moyen d’une poutre déposée sur la place et destinée à quelque bâtiment en construction. Au milieu de toutes ces voix furieuses, on entendait celle de Colomba annonçant à ses satellites qu’avant de se mettre à l’oeuvre chacun allait recevoir d’elle un grand verre d’anisette. Malheureusement, ou plutôt heureusement, l’effet qu’elle s’était promis de sa cruauté envers le pauvre cheval était perdu en grande partie pour Orso. Il ne doutait pas que cette mutilation sauvage ne fût l’oeuvre d’un de ses ennemis, et c’était Orlanduccio qu’il soupçonnait particulièrement ; mais il ne croyait pas que ce jeune homme, provoqué et frappé par lui, eût effacé sa honte en fendant l’oreille à un cheval. Au contraire, cette basse et ridicule vengeance augmentait son mépris pour ses adversaires, et il pensait maintenant avec le préfet que de pareilles gens ne méritaient pas de se mesurer avec lui. Aussitôt qu’il put se faire entendre, il déclara à ses partisans confondus qu’ils eussent à renoncer à leurs intentions belliqueuses, et que la justice, qui allait venir, vengerait fort bien l’oreille de son cheval...." 


"Carmen" (1845)

Carmen est à la fois une construction particulièrement soignée, trop froide, dira-t-on,  sur les mœurs des gitans d'Espagne et la dramatique histoire d`un homme victime d`une passion fatale. Au cours d`un voyage d'étude archéologique en Espagne, l'auteur a rencontré un bandit de grand chemin, José Navarro. A quelque temps de là, apprenant qu`il a été arrêté et va être exécuté, il obtient de le voir dans sa prison, et le brigand lui raconte son histoire. Si le jeune Basque doux et sérieux qu'était Don José Lizzarabengoa s'est transformé en un redoutable bandit, c'est qu'il a été ensorcelé par une femme, la belle gitane Carmen, fière, sauvage, superstitieuse et paradoxalement d'une étrange pureté à l'état brut : "Tu es le diable, lui disais-je. - Oui, me répondait-elle." Par amour pour elle, il a trahi son devoir de soldat, puis il a déserté, est devenu contrebandier, voleur et assassin. Mais la mort domine dans ce récit. Carmen, douée d°une étrange probité, en a le pressentiment dès le début. Et finalement, délaissé par Carmen, Don José, qui est l'homme qui n'aime qu'une seule femme, la tue sans cesser de l'aimer...

Le livret de "Carmen" de Georges Bizet (1838-1875) a été tiré du conte de Mérimée, un opéra en quatre actes, représenté à Paris en 1875,et qui  constitue une des expressions les plus accomplies du théâtre musical français du XIXe siècle. Il n'y a aucune différence essentielle entre le conte de Mérimée et le livret de Meilhac et Halévy si ce n'est qu'est introduit le personnage de Micaëla dans le but d'atténuer et de contrebalancer la violence sincère du caractère de Carmen, un prétexte qui donne au compositeur l'occasion d'écrire quelques-unes de ses plus belles pages de musique (le duo entre Micaëla et don José au Ier acte)...

Don José conte sa rencontre avec Carmen ..

 

"Je suis né, dit-il, à Élizondo, dans la vallée de Baztan. Je m’appelle don José Lizarrabengoa, et vous connaissez assez l’Espagne, Monsieur, pour que mon nom vous dise aussitôt que je suis Basque et vieux chrétien. Si je prends le don, c’est que j’en ai le droit, et si j’étais à Élizondo, je vous montrerais ma généalogie sur parchemin. On voulait que je fusse d’église, et l’on me fit étudier, mais je ne profitais guère. J’aimais trop à jouer à la paume, c’est ce qui m’a perdu. Quand nous jouons à la paume, nous autres Navarrais, nous oublions tout. Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle ; nous prîmes nos maquilas, et j’eus encore l’avantage ; mais cela m’obligea de quitter le pays. Je rencontrai des dragons, et je m’engageai dans le régiment d’Almanza, cavalerie. Les gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je devins bientôt brigadier, et on me promettait de me faire maréchal des logis, quand, pour mon malheur, on me mit de garde à la manufacture de tabacs à Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand bâtiment-là, hors des remparts, près du Guadalquivir. Il me semble en voir encore la porte et le corps de garde auprès. Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou dorment ; moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de m’occuper. Je faisais une chaîne avec du fil de laiton, pour tenir mon épinglette. 

Tout d’un coup, les camarades disent : Voilà la cloche qui sonne ; les filles vont rentrer à l’ouvrage. Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à cinq cents femmes occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes n’entrent pas sans une permission du Vingt-quatre, parce qu’elles se mettent à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À l’heure où les ouvrières rentrent, après leur dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer, et leur en content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces demoiselles qui refusent une mantille de taffetas, et les amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à se baisser pour prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient, moi, je restais sur mon banc, près de la porte. J’étais jeune alors ; je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant sur les épaules. D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur ; je n’étais pas encore fait à leurs manières : toujours à railler, jamais un mot de raison. J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des bourgeois qui disaient : Voilà la gitanilla ! Je levai les yeux, et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.

Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ; elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était. D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage ; mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole : — Compère, me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me donner ta chaîne pour tenir les clefs de mon coffre-fort ?

— C’est pour attacher mon épinglette, lui répondis-je.

— Ton épinglette ! s’écria-t-elle en riant. Ah ! monsieur fait de la dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles ! Tout le monde qui était là se mit à rire, et moi je me sentais rougir, et je ne pouvais trouver rien à lui répondre. — Allons, mon cœur, reprit-elle, fais-moi sept aunes de dentelle noire pour une mantille, épinglier de mon âme ! — Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… Je ne savais où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche. Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie qui était tombée à terre entre mes pieds ; je ne sais ce qui me prit, mais je la ramassai sans que mes camarades s’en aperçussent et je la mis précieusement dans ma veste. Première sottise !

Deux ou trois heures après, j’y pensais encore, quand arrive dans le corps de garde un portier tout haletant, la figure renversée. Il nous dit que dans la grande salle des cigares il y avait une femme assassinée, et qu’il fallait y envoyer la garde. Le maréchal me dit de prendre deux hommes et d’y aller voir. Je prends mes hommes et je monte. Figurez-vous, monsieur, qu’entré dans la salle je trouve d’abord trois cents femmes en chemise, ou peu s’en faut, toutes criant, hurlant, gesticulant, faisant un vacarme à ne pas entendre Dieu tonner. D’un côté, il y en avait une, les quatre fers en l’air, couverte de sang, avec un X sur la figure qu’on venait de lui marquer en deux coups de couteau. En face de la blessée, que secouraient les meilleures de la bande, je vois Carmen tenue par cinq ou six commères. La femme blessée criait : Confession ! confession ! je suis morte ! Carmen ne disait rien ; elle serrait les dents, et roulait des yeux comme un caméléon. — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. J’eus grand-peine à savoir ce qui s’était passé, car toutes les ouvrières me parlaient à la fois. Il paraît que la femme blessée s’était vantée d’avoir assez d’argent en poche pour acheter un âne au marché de Triana. — Tiens, dit Carmen, qui avait une langue, tu n’as donc pas assez d’un balai ? — L’autre, blessée du reproche, peut-être parce qu’elle se sentait véreuse sur l’article, lui répond qu’elle ne se connaissait pas en balais, n’ayant pas l’honneur d’être bohémienne ni filleule de Satan, mais que mademoiselle Carmencita ferait bientôt connaissance avec son âne, quand M. le corrégidor la mènerait à la promenade avec deux laquais par derrière pour l’émoucher. — Eh bien, moi, dit Carmen, je te ferai des abreuvoirs à mouches sur la joue, et je veux y peindre un damier. — Là-dessus, vli-vlan ! elle commence, avec le couteau dont elle coupait le bout des cigares, à lui dessiner des croix de Saint-André sur la figure.

Le cas était clair ; je pris Carmen par le bras : — Ma sœur, lui dis-je poliment, il faut me suivre. — Elle me lança un regard comme si elle me reconnaissait ; mais elle dit d’un air résigné : — Marchons. Où est ma mantille ? — Elle la mit sur sa tête de façon à ne montrer qu’un seul de ses grands yeux, et suivit mes deux hommes, douce comme un mouton. Arrivés au corps de garde, le maréchal des logis dit que c’était grave, et qu’il fallait la mener à la prison. C’était encore moi qui devais la conduire. Je la mis entre deux dragons et je marchais derrière comme un brigadier doit faire en semblable rencontre. Nous nous mîmes en route pour la ville. D’abord la bohémienne avait gardé le silence ; mais dans la rue du Serpent, — vous la connaissez, elle mérite bien son nom par les détours qu’elle fait, — dans la rue du Serpent, elle commence par laisser tomber sa mantille sur ses épaules, afin de me montrer son minois enjôleur, et, se tournant vers moi autant qu’elle pouvait, elle me dit :

— Mon officier, où me menez-vous ?

— À la prison, ma pauvre enfant, lui répondis-je le plus doucement que je pus, comme un bon soldat doit parler à un prisonnier, surtout à une femme.

— Hélas ! que deviendrai-je ? Seigneur officier, ayez pitié de moi. Vous êtes si jeune, si gentil !… Puis, d’un ton plus bas : Laissez-moi m’échapper, dit-elle, je vous donnerai un morceau de la bar lachi, qui vous fera aimer de toute les femmes.

La bar lachi, monsieur, c’est la pierre d’aimant, avec laquelle les bohémiens prétendent qu’on fait quantité de sortilèges quand on sait s’en servir. Faites-en boire à une femme une pincée râpée dans un verre de vin blanc, elle ne résiste plus. Moi, je lui répondis le plus sérieusement que je pus :

— Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes ; il faut aller à la prison, c’est la consigne, et il n’y a pas de remède.

Nous autres gens du pays basque, nous avons un accent qui nous fait reconnaître facilement des Espagnols ; en revanche, il n’y en a pas un qui puisse seulement apprendre à dire baï, jaona. Carmen donc n’eut pas de peine à deviner que je venais des provinces. Vous saurez que les bohémiens, monsieur, comme n’étant d’aucun pays, voyageant toujours, parlent toutes les langues, et la plupart sont chez eux en Portugal, en France, dans les provinces, en Catalogne, partout ; même avec les Maures et les Anglais, ils se font entendre. Carmen savait assez bien le basque. — Laguna ene bihotsarena, camarade de mon cœur, me dit-elle tout à coup, êtes-vous du pays ?

Notre langue, monsieur, est si belle, que, lorsque nous l’entendons en pays étranger, cela nous fait tressaillir… « Je voudrais avoir un confesseur des provinces », ajouta plus bas le bandit. Il reprit après un silence :

— Je suis d’Elizondo, lui répondis-je en basque, fort ému de l’entendre parler ma langue.

— Moi, je suis d’Etchalar, dit-elle. — C’est un pays à quatre heures de chez nous. — J’ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je travaillais à la manufacture pour gagner de quoi retourner en Navarre, près de ma pauvre mère qui n’a que moi pour soutien, et un petit barratcea avec vingt pommiers à cidre. Ah ! si j’étais au pays, devant la montagne blanche ! On m’a insultée parce que je ne suis pas de ce pays de filous, marchands d’oranges pourries ; et ces gueuses se sont mises toutes contre moi, parce que je leur ai dit que tous leurs jacques de Séville, avec leurs couteaux, ne feraient pas peur à un gars de chez nous avec son béret bleu et son maquila. Camarade, mon ami, ne ferez-vous rien pour une payse ?

Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais : c’était plus fort que moi. Elle estropiait le basque, et je la crus Navarraise ; ses yeux seuls et sa bouche et son teint la disaient bohémienne. J’étais fou, je ne faisais plus attention à rien. Je pensais que, si des Espagnols s’étaient avisés de mal parler du pays, je leur aurais coupé la figure, tout comme elle venait de faire à sa camarade. Bref, j’étais comme un homme ivre ; je commençais à dire des bêtises, j’étais tout près d’en faire.

 

Don José, brigadier dans un régiment de dragons, Basque ardent et naïf, rencontre à Séville la bohémienne Carmen, et est subjugué par son charme. Chargé de la conduire en prison, il lui permet de s'enfuir, et de ce fait se voit dégradé et puni. Pourtant il la recherche ; ayant blessé par jalousie un officier, il quitte tout et, se joignant à elle, devient contrebandier. Il mène une vie dure, contraire à son tempérament honnête, et pourtant presque joyeuse, parce qu'il pense parvenir enfin à posséder complètement la femme aimée, loin des autres hommes. Puis de contrebandier il devient, pour elle, voleur et brigand. Mais Carmen qui, elle aussi, l'avait tout d'abord aimé, est déjà lasse de son amour et de sa jalousie. Elle a, selon la coutume gitane, un époux qui revient du bagne, et José le tue. C `est lui, désormais, le mari de Carmen ; il propose à la jeune femme de fuir ensemble en Amérique, pour y mener enfin une vie honnête. Elle ne veut même pas en entendre parler, parce qu'elle vient de s'éprendre d`un « picador ››. Lucas. Au cours d'une fête de taureaux, José a la certitude que les deux jeunes gens s`aiment. Il menace alors Carmen, exige qu'elle le suive, mais cette dernière refuse, non point parce qu'elle aime Lucas, mais elle veut recouvrer sa liberté. Elle jette à terre son alliance, c'est alors que José la tue....

 

 Le passage relatant la mort de Carmen est reconnu pour sa sobriété saisissante. Loin de tous les effets pathétiques, Mérimée révèle ici une fatalité pressentie par les deux protagonistes, José ne peut que tuer Carmen et celle-ci attend sa mort, victime d'une force plus puissante et plus sombre qu'elle-même...

 

"Quand la messe fut dite, je retournai à la venta. J’espérais que Carmen se serait enfuie ; elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver… mais je la retrouvai. Elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur. Pendant mon absence, elle avait défait l’ourlet de sa robe pour en retirer le plomb. Maintenant, elle était devant une table, regardant dans une terrine pleine d’eau le plomb qu’elle avait fait fondre, et qu’elle venait d’y jeter. Elle était si occupée de sa magie qu’elle ne s’aperçut pas d’abord de mon retour. Tantôt elle prenait un morceau de plomb et le tournait de tous les côtés d’un air triste, tantôt elle chantait quelqu’une de ces chansons magiques où elles invoquent Marie Padilla, la maîtresse de don Pédro, qui fut, dit-on, la Bari Crallisa, ou la grande reine des bohémiens.

– Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi ?

Elle se leva, jeta sa sébile, et mit sa mantille sur sa tête comme prête à partir. On m’amena mon cheval, elle monta en croupe et nous nous éloignâmes. – Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de chemin, tu veux bien me suivre, n’est-ce pas ? 

– Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi. 

Nous étions dans une gorge solitaire ; j’arrêtai mon cheval. 

– Est-ce ici ? dit-elle. 

Et d’un bond elle fut à terre. Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement. 

– Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle ; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder. 

– Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Écoute-moi ! tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu ; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. Carmen ! ma Carmen ! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi. 

– José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus, toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge ; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi ; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est née, calli elle mourra. 

– Tu aimes donc Lucas ? lui demandai-je. 

– Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. À présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé. 

Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout ; je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore ! 

Elle me dit : 

– T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas. 

La fureur me possédait. Je tirai mon couteau. J’aurais voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce, mais cette femme était un démon. 

– Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec moi !

– Non ! non ! non ! dit-elle en frappant du pied. 

Et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée, et la jeta dans les broussailles.

Je la frappai deux fois. C’était le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois voir encore son grand oeil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre. Puis, je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. Je cherchai longtemps sa bague et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle avec une petite croix. Peut-être ai-je eu tort. Ensuite je montai sur mon cheval, je galopai jusqu’à Cordoue, et au premier corps de garde je me fis connaître. J’ai dit que j’avais tué Carmen ; mais je n’ai pas voulu dire où était son corps. L’ermite était un saint homme. Il a prié pour elle. Il a dit une messe pour son âme… Pauvre enfant ! Ce sont les Calés qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi..."


De 1853 à sa mort, Prosper Mérimée semble délaisser la littérature pour se consacrer à ses études et à ses traductions. Il ne publie plus que "Jules César", "Les Cosaques d'autrefois", "La Chambre bleue" (1866) et "Lokis" (1868). 

 

"Lokis" (1868)

Nouvelle, la plus réussie des dernières œuvres de l`écrivain, dans laquelle le héros, un certain comte lithuanien dénommé Szémioth, sent les instincts fauves de l`ours remonter en lui; c`est sans aucun doute, a-t-on dit, la plus monstrueuse des créations romanesques de Mérimée. Sa folie est habilement indiquée par quelques traits, peu nombreux, mais très précis. Le comte Szémioth vient de se marier : mais, brusquement, au cours de la nuit de ses noces, l'ours en lui va submerger l'homme. Le professeur raconte qu`en pleine nuit il vit tomber devant sa fenêtre un corps énorme et opaque, qui alla s`écraser dans le jardin avec un bruit mou. Le lendemain matin, les serviteurs du château trouvèrent la jeune mariée étendue morte sur son lit. Au cou apparaît une blessure affreuse. Le médecin appelé déclare que la comtesse n`a pas été tuée par un fer, mais par une morsure. C'est le comte, l'homme-ours qui, comme un vampire, a ouvert à coups de dents la gorge de sa jeune femme pour se repaître de son sang!

 

"Lettres à une inconnue", publiées en 1873 et qui s'échelonnent sur trente ans, soit de 1840 environ à 1870, la dernière écrite quelques heures avant sa mort, révèle l'homme Mérimée dans toutes ses contradictions : sous des apparences frivoles ou se cache le drame du scepticisme, puis du désenchantement. Par crainte d'être dupe, Mérimée toute sa vie s`est défié de ses sentiments ; le style de son œuvre l`atteste ; ses lettres cependant laissent transparaître un homme sensible, prodigieusement curieux, attachant. Les premières Lettres à une inconnue sont d'ailleurs assez déroutantes, on y voit un Mérimée amoureux d'une coquette qui le fait enrager. On va jusqu'à se demander, tant le ton de l'épistolier semble détaché, si l'inconnue existe bien..

 

 Paris, jeudi, 6 septembre 1844.

Il me semble que je vous ai vue en rêve. Nous sommes demeurés si peu de temps ensemble, que je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous dire. Vous-même, vous aviez l'air de ne pas trop savoir si j'étais une réalité. Quand nous verrons-nous? Je fais en ce moment le métier le plus bas et le plus ennuyeux : je sollicite pour l'Académie des inscriptions. Il m'arrive les scènes les plus ridicules, et souvent il me prend des envies de rire de moi-même, que je comprime pour ne pas choquer la gravité des académiciens que je vais voir.

C'est un peu à l'aveugle que je me suis embarqué, ou plutôt qu'on m'a embarqué dans cette affaire. Mes chances ne sont point mauvaises, mais le  métier est des plus rudes, et le pire de tout, c'est que le dénouement se fera longtemps attendre : vraisemblablement jusqu'à la fin d'octobre, et peut-être plus. Je ne sais si je pourrai aller en Algérie cette année. La seule réflexion qui me console, c'est que je resterai ici et que, par conséquent, je vous verrai. Cela vous fera-t-il plaisir? Dites-moi que oui et gâtez-moi bien. Je suis tellement abruti par ces ennuyeuses visites, que j'ai besoin de toutes vos câlineries, et des plus tendres, pour me donner un peu de courage et de vie.

Vous avez tort d'être jalouse des inscriptions. J'y mets quelque amour-propre, comme à une

partie d'échecs engagée avec un adversaire habile; mais je ne crois pas que la perte ou le gain m'affecte le quart autant qu'une de nos querelles. Mais quel vilain métier que celui de solliciteur! Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense

toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un académicien, et je me vois in the mind's eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant. Mais j'ai fait de drôles de rencontres.

Adieu.


Pour ne pas conclure, reprenons Alber Thibaudet, dans son Histoire de la littérature française, et un extrait de l'article consacré à Prosper Mérimée ...

 

Mérimée débute à vingt-deux ans, en 1825, par un livre fort réussi de théâtre écrit, celui de "Clara Gazul", et par un Cromwell sec qui n'a pas été conservé, et qui plut à Stendhal. "Mais cette réserve lucide et ironique qui fut dès son adolescence le trait profond de Mérimée lui défendait de se livrer à une foule, de l'épouser pour la posséder, ainsi qu'il est nécessaire au théâtre. C'est ailleurs qu'il employa sa nature d'artiste intelligent et d'impeccable fabricateur.

LE VOYAGEUR.

Il voyagea. Tout le romantisme a été labouré, retourné par le voyage et le dépaysement. Mérimée a fait rendre au voyage ce qu'il comportait d'intérêt et de cadres, d'esprit et de créations. Ce n'est pas qu'i1 ait tellement parcouru la planète, ni même l'Europe. Quelques tournées rapides en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Grèce, rien des longs voyages et de la grande enquête de Custine, d'Ampère ou de Xavier Marmier. Mais il exerça un métier qui l'attacha au voyage continu et créateur en France : celui d'inspecteur des Monuments historiques, service que plus que personne il mit debout quand tout y était à créer, où il fut un très grand fonctionnaire, couplé ici avec Viollet-le-Duc comme il l'est ailleurs avec Stendhal, doué d'un flair d'archéologue incomparable, un des chefs de file de ce grand mouvement d'inventaires français qui marque le règne de Louis-Philippe. 

D'autre part il fut un grand cosmopolite en esprit. Il avait le don des langues, lisait le russe comme l'espagnol, se débrouillait dans tous les idiomes, portait dans sa riche mémoire un extraordinaire atlas européen. Il n'hésitait pas à fabriquer dans la Guzla de faux chants populaires ; mais c'est d'abord qu'il était curieux, qu'il aimait voir vivre un pays avec ses mœurs originales ou bizarres, ses costumes, ses façons particulières de se nourrir, de sentir l'honneur, ou d'aimer.

Enfin le voyage dans l'espace se doublait pour lui du voyage dans la durée. L'archéologie est à la croisée des deux chemins. Il écrivit des livres d'érudition sur l'histoire romaine et sur l'histoire russe, plutôt en vue de ses ambitions académiques que par vocation historique, car c'est la partie la plus médiocre de son œuvre, et sa collaboration ne porta pas bonheur à la Vie de César de Napoléon III. Il n'en trouve pas moins dans l'histoire la troisième dimension de son style du voyage.

LA NAISSANCE DE LA NOUVELLE.

De cette nature d'artiste voyageur, de ce contact entre une sûre intelligence classique et une curiosité pour toutes les voies romantiques, est né un genre littéraire qui n'existait pas avant Mérimée, qu'il a poussé à sa perfection, et pour lequel il ne saurait être couplé (une troisième fois) qu'avec Maupassant : la nouvelle.

Mérimée a écrit un roman à la manière de Walter Scott, "Chronique du Règne de Charles IX", et un autre livre à dimension de roman, "Colomba". Or plutôt qu'un roman Colomba est une nouvelle longue, composée à la manière de la nouvelle mériméenne, dont l'auteur avait déjà, cette année 1840, écrit les principaux chefs-d'oeuvre. Et de la Chronique à Colomba on est bien passé, en quinze ans, d'un monde du récit dans un autre, on a vu naître de Mérimée la nouvelle, très loin du conte du XVIIIe siècle, sauf de certains contes de Diderot.

L'optique de la nouvelle comporte généralement, comme mise au point, la présence ou le passage d'un voyageur, d'un témoin qui raconte, d'un curieux qui observe, d'un artiste qui peint. Dans le roman, même s'il n'est pas roman-fleuve, le romancier se jette à la nage, épouse un courant, dérive sur un bateau ivre ou lance un bateau-pont... L'auteur de nouvelles, lui, reste sur le rivage, avec son chevalet; et sa toile, ou s'il le quitte, ce n'est que jusqu'aux saules de Galatée, et "se cupíl aníe viderí". Les nouvelles de Mérimée sont bien moins une comédie ou une tragédie ou une idylle humaine que des scènes de la vie cosmopolite, l'album d'un voyageur qui, comme Baudelaire, aurait vu partout le spectacle ennuyeux de l'immortel péché, si d'abord ce spectacle n'était retenu par Mérimée pour son divertissement et celui du lecteur, si ensuite Mérimée agnostique, que ses parents n'avaient même pas fait baptiser, ne restait étranger à toute idée du péché, qu'il arrive même, par un tour de force, ironique et volontaire, à éliminer complètement de sa nouvelle espagnole des "Ames du Purgatoire".

La philosophie de la nouvelle de Mérimée reste celle du conte de Voltaire : les hommes sont des mécaniques tristes ou des pantins comiques; idées, morale, sentiments sont relatifs au climat, à l'époque, aux usages, et les pages de Montaigne sur la diversité des coutumes fourniraient la graine de nouvelles à la `manière de Mérimée. Le négrier Ledoux de Tamango, le lieutenant Roger de la Partie de Tricirac, les Corses de Mateo F alcone et de Colomba, le José de Carmen, ont leur honneur et leur morale à eux comme le drapier de la rue Saint-Denis et le garde national. Des goûts et des couleurs... Or les goûts et les couleurs ce sont des manières de monuments historiques. Si on est inspecteur des monuments historiques et artiste, on en fera un admirable musée, et les nouvelles de Mérimée sont en effet un musée des passions humaines.

Les passions c'est d'abord l'amour. Il ne semble pas que Mérimée ait eu beaucoup à se plaindre de l'amour. Mais il paraît bien que dans ses nouvelles il cherche à se venger de lui. Quelque figure qu'il prenne sous les climats divers, il ruine et tue l'homme. La nouvelle de Mérimée épouse presque toujours, comme celle de Maupassant, la pente d'une humanité qui se détruit, ou plutôt qui se détruirait si l'inspecteur des monuments, le conservateur du musée n'était là pour la recueillir, l'éclairer et vous en faire les honneurs. La société, les lecteurs et, dans ses quinze dernières années, la cour impériale, curieux de ces honneurs, abondèrent autour de Mérimée.

Il eut la gloire, il réussit sa vie comme il réussissait son œuvre. Ses nouvelles n'ont pas bougé, leur prose, à la fois sans style et sans absence de style, a traversé, d'un élan sûr, la durée. Beaucoup plus que le roman de Balzac, elles ont arrêté un genre à un point de perfection, l'ont proposé à l'imitation. Mais c'est qu'il s'agit d'un genre plus court et plus tôt arrivé que le roman, d'un genre qui n'est pas un monde et qui coïncide non avec un élargissement et une découverte du monde, mais avec une réduction, un classement et une utilisation du monde..."