Friedrich Nietzsche (1844-1900) , "La Naissance de la tragédie" (1871), "Humain trop Humain" (1878), "Also sprech Zarathustra" (1883-1885), "L'Eternel Retour" (1881-1888), "Le Gai Savoir" (1881-1887), 'Par-delà le Bien et le Mal" (1886), "Le Crépuscule des idoles" (1888), "La Volonté de puissance" (1896) - Lou Andreas-Salomé (1861-1937) - Richard Wagner (1813-1883), ...

Last Update : 11/11/2016


La mort de Dieu est peut-être l'idée la plus célèbre proférée  par Nietzsche, celle que l'on a retenue de génération en génération, sans avoir réellement cherché à vérifier ce que l'auteur lui-même voulait en dire. Mais ce qu'entend liquider principalement le philosophe, "à coups de marteau",  c'est trois idées inextricablement liées, l'idée que nous nous faisons de l'être humain et de sa nature, l'idée que nous nous faisons de la morale, et enfin l'idée que nous avons de Dieu.  "Ainsi parlait Zarathoustra" (1883-1884) fut écrit en l'espace de quelques jours, avec fougue et passion, et la "mort de Dieu" est en fait celle de toutes les valeurs dont nous avons héritées, tant morales que politiques, tant philosophiques que religieuses. Il s'agit pour Nietzsche de remettre totalement en question nos manières habituelles de penser l'éthique et le sens de la vie. Dès "l'Origine de la tragédie", le voici en quête d'une synthèse entre le monde dionysiaque des désirs et le monde apollinien de la sagesse. "Humain trop humain" (1878) marque son refus de la morale chrétienne, de la "morale des esclaves". Le "Gai savoir" affirme la vie contre tout ce que nous avons cru jusqu'ici sur le bien et le mal. L'ère de Zarathoustra commence quand, d'un même mouvement, nous avons aboli toute croyance en une séparation entre monde des "apparences" et de la "réalité", - "l'erreur la plus longue de la philosophie", écrira Nietzsche dans "Le Crépuscule des idoles" (1888).  Sortant du pessimisme le plus profond mais en reconnaissant toutes les expériences négatives, tous les "malheurs" que la vie peut réserver à l'être humain, Nietzsche entend "faire avec le désespoir le plus profond l'espoir le plus invincible" grâce à un héroïque effort de volonté et d'imagination. Encore faut-il réussir à triompher de certaine "perversité de l'esprit humain" ...

 

L'instinct d'obéissance de l'être humain grégaire ...

"Depuis qu'il y a eu des êtres humains, il y a eu aussi des troupeaux d'êtres humains (associations de familles, de communautés, de tribus, de peuples, d'états, d'églises) et toujours beaucoup d'obéissants en comparaison du petit nombre de ceux qui commandent; — en considérant donc que l'obéissance jusqu'à présent a été le mieux et le plus longtemps exercée et mise en oeuvre parmi les êtres humains, — on peut raisonnablement supposer qu'elle est désormais innée en chacun, comme une sorte de CONSCIENCE FORMELLE qui ordonne : «tu dois inconditionnellement faire ceci, tu t'abstiendras faire cela», en un mot «tu dois». 

L'homme cherche à satisfaire ce besoin et à lui donner une matière. Selon la force, l'impatience, l'énergie de ce besoin, il s'en empare immédiatement, sans hésiter, sans discernement, avec un appétit grossier, et accepte tout ce que lui soufflent à l'oreille ceux qui lui commandent, parents, maîtres, lois, préjugés de classe, ou opinions publiques. L'étrange limitation du développement humain, son indécision, sa lenteur, ses retours en arrière ou revirements fréquents sont imputables à ce que l'instinct d'obéissance au sein du troupeau s'est transmis avec plus de facilité, aux dépens de l'art de commander. 

Si l'on en vient à imaginer que cet instinct puisse se développer au maximum, les chefs et les natures indépendantes finiront par manquer totalement, ou bien souffriront intérieurement d'une mauvaise conscience et devront se forger en eux-mêmes quelque mensonge pour pouvoir commander comme s'ils ne faisaient eux aussi qu'obéir. 

Cette situation existe actuellement en Europe - je l'appelle l'HYPOCRISIE MORALE DE LA CLASSE DIRIGEANTE. Ils ne connaissent pas d'autre moyen de se protéger de leur mauvaise conscience si ce n'est que d'incarner le rôle d'exécuteurs d'ordres émanant d'autorités plus anciennes ou plus élevés (des ancêtres, de la Constitution, de la justice, de la loi, ou de Dieu lui-même), ou vont se justifier par des maximes tirées des opinions courantes circulant dans le troupeau, en tant que "premiers serviteurs de leur peuple", ou "instruments du bien public ou de la prospérité générale".

Quant à l'être humaine grégaire, vivant en Europe, il se donne aujourd'hui comme la seule espèce qui puisse être permise, et ne se prive pas de célébrer ses qualités, qui le rendent doux, sociable et tant utile au troupeau, comme les seules vertus réellement humaines : telles que la sociabilité, la bienveillance, les égards, l'application, la modération, la modestie, l'indulgence, la pitié. 

Dans les cas, cependant, où l'on estime qu'il est impossible de se passer du chef ou du conducteur de troupeau, on tente de nos jours de remplacer les chefs en juxtaposant ou en associant quelques êtres humains grégaires et intelligents - c'est, par exemple, l'origine de toutes les constitutions représentatives. 

Malgré tout, quelle bénédiction, quelle délivrance d'un poids devenu insupportable que l'apparition d'un chef absolu pour ces Européens grégaires - de ce fait, l'effet que fit l'apparition de Napoléon en porte témoignage et marqua l'histoire : celle du bonheur inégalé auquel le siècle entier a accédé grâce à de telles individualités ..." (Par delà le bien et le mal, 199)


Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Nietzsche fut très peu considéré de son vivant et avait prédit à raison que le monde n'était pas prêt pour sa philosophie. Depuis, son influence s'est répandue à partir de la seconde moitié du XXe siècle, on le retrouve dans l'existentialisme, le post-structuralisme, le postmodernisme. Est-il pour cela plus reconnu à la juste mesure de ses fulgurances? Sait-on réellement qu'il a entrepris au bout du compte le "renversement de la métaphysique", et que la métaphysique qu'il évoquait, était alors une méthode permettant de retrouver l'origine des valeurs sur lesquelles la morale et la religion ont été fondées? La notion de "surhomme", tant repris sous de multiple formes, n'est en fait qu'une libération de l'homme devenu créateur de ses propres valeurs. Mais ce qui importe et donne à penser, c'est le chemin qui nous permet de parvenir au "surhomme", c'est dans ce chemin que nous pouvons puiser des axes de réflexion, et non dans un résultat qui, au bout du compte, est d'autant plus discutable qu'il alimenta bien des totalitarismes et des fascismes en l'état. 

Pour faire simple, Nietzsche a tenté de se poser la question du sens de son existence en ne faisant appel ni à la transcendance, ni à Dieu, et a fourni ainsi bien des éléments aux existentialismes du XXe siècle. Il a posé cette question sans entraves, sans se soucier de ses catégories de pensées qui délimitent les différentes branches dudit Savoir.

Il est sans doute un des rares philosophes à avoir fait de sa vie un véritable laboratoire de construction de sa pensée avec cette énergie parfois dévastatrice qui le mènera le 3 janvier 1889 aux portes de la folie…

L'oeuvre considérable de Nietzsche débute avec "la Naissance de la tragédie" (1872), il a 27 ans, et s'achève avec les derniers fragments de "la Volonté de puissance" (1888), soit dix-sept ans. Ensuite, atteint par la démence au dernier stade d'une syphilis mal soignée, Nietzsche n'écrira plus jusqu'à sa mort.

La philosophie de Nietzsche, nous le savons, est une vaste entreprise critique qui dénonce les illusions sur lesquelles repose la philosophie occidentale depuis Platon. L'Homme doit se réapproprier les valeurs qui sont intrinsèques à sa apparition. Et c'est dans la dépréciation du sensible que se situe le problème fondamental. Platon a systématisé l'opposition entre le "sensible" et l' "intelligible" et, à partir de là nous valorisons un hypothétique au-delà au détriment du réel : nous passons notre temps à imaginer le réel et nous détournons du monde qui nous est donné. 

Cette distinction entre ce qui appartient à l'âme et ce qui appartient corps a pour conséquence de retirer toute valeur à la Vie. L'Homme se soumet aux valeurs comme quelque chose de totalement transcendant et d'immuable, alors que ces valeurs sont en fait produites par une activité inconsciente de la Vie. En dépréciant la vie au nom de ces valeurs, puis en niant ces valeurs, nous nous interdisons totalement de croire à un monde "vrai", aboutissant à "la mort de Dieu" et allant jusqu'à nous positionner à sa place pour inventer le bonheur.  C'est avec "Zarathoustra" (1885) que Nietzsche peut enfin donner à la Vie sa véritable dimension créatrice, traduisant ainsi cette opposition qu'il a ressenti très jeune entre l'image protestante et nordique du monde, de son monde, marquée par le péché et la faute, et l'image grecque du monde, caractérisé par la sensualité.


Fils d'un pasteur luthérien, Friedrich Nietzsche eut dès le début une très brillante carrière universitaire et fut à seulement vingt-quatre ans professeur de philologie classique à Bâle. A 1864, il avait renoncer à la théologie à laquelle il se destinait, ayant perdu la foi. C'est en 1865 que l'on positionne un moment clé dans son développement intellectuel : il découvre Schopenhaueur ("Le Monde comme volonté et comme représentation", 1818) et sa conception d'un monde gouverné par des forces irrationnelles. Musicien il entre dans le cercle des proches de Wagner. Nietzsche semble avoir été attiré très tôt vers une pensée qui ignore toute démarcation entre philosophie et poésie, au-delà des disciplines et des catégories universitaires ou intellectuelles communément admises. C'est en 1872 qu'il écrit "La Naissance de la tragédie". Mais en 1878, malade, il cesse d'enseigner et pendant dix années mène une vie errante, en Suisse, en Allemagne, en Italie, en France. Sa grande période créatrice débute alors : "Aurore" (1881), "Le Gai Savoir" (1882), "Ainsi parlait Zarathoustra" (1883-1885), "La Généalogie de la morale" (1887). A Sils-Maria, dans la haute Engadine suisse, Nietzsche trouve en 1881 un paysage qui lui apporte une inspiration intellectuelle plus qu'exaltée. C'est devant un bloc rocheux, nous dit-on, non loin de Surlei, qu'il fut comme saisi par "l'idée de l'éternel retour". Au début de 1883, à Rapallo, le personnage de Zarathoustra prend corps : il poursuit son oeuvre jusqu'en 1885. 

Le 3 janvier 1889, sur la place Carlo Alberto, à Turin, Nietzsche embrasse un cheval de fiacre qu'un cocher vient de frapper puis tombe sans connaissance. De quelques jours auparavant, datent des lettres et billets de la folie adressés à des amis ou à des inconnus où il signe le plus souvent "Dionysos" ou "Le Crucifié". Nietzsche a perdu définitivement son identité. Il n'écrira plus et, bientôt plongé dans un mutisme total, il continuera parfois de jouer un peu de musique. Ramené à Bâle par Overbeck il est conduit par sa mère à Iéna où la clinique psychiatrique prononce le diagnostic de paralysie générale. Il habitera désormais auprès de sa mère qui le soignera jusqu'à sa propre mort en 1897, puis à Weimar, auprès de sa sœur dans la maison de laquelle il meurt le 25 août 1900. 


Nietzsche procède de Schopenhauer. Pour lui, comme pour Schopenhauer, c'est la volonté qui est le principe du monde. Mais il n'aborda pas directement le problème philosophique. Ses dix années d'enseignement à Bâle furent consacrées principalement à la philologie; il est même curieux de voir par son exemple comment la philologie peut s'allier au pessimisme.

"La philologie, dit-il dans son discours d'inauguration, n'est « ni une Muse ni une Grâce; c'est une messagère des dieux. Et,  comme les Muses descendirent un jour vers les paysans de la Béotie, dont l'âme était inquiète et troublée, ainsi elle vient visiter aujourd'hui notre monde plein de couleurs sombres et d'images funèbres, plein de souffrances  qui défient toute guérison; et elle nous apporte le mythe consolateur des belles divinités lumineuses qui séjournent dans les bleus lointains d'une terre fortunée ." (Dankbarkeit fordern wir, durchaus nicht in unserem Namen, denn wir sind Atome – aber im Namen der Philologie selbst, die zwar weder eine Muse noch eine Grazie, aber eine Götterbotin ist; und wie die Musen zu den trüben, geplagten böotischen Bauern niederstiegen, so kommt sie in eine Welt voll düsterer Farben und Bilder, voll von allertiefsten und unheilbarsten Schmerzen und erzählt tröstend von den schönen, lichten Göttergestalten eines fernen, blauen, glücklichen Zauberlandes, Homer und die classische Philologie).

 

"Wie nun der Philosoph zur Wirklichkeit des Daseins, so verhält sich der künstlerisch erregbare Mensch zur Wirklichkeit des Traumes; er sieht genau und gern zu: denn aus diesen Bildern deutet er sich das Leben, an diesen Vorgängen übt er sich für das Leben"

 

Nietzsche comprend la philologie à la manière de Wolf; c'est, pour lui, une science très complexe, qui touche, "d'un côté, à l`histoire, en ce qu`elle cherche à saisir l'individualité d'un peuple d'après les manifestations diverses de son génie; de l'autre, à l'esthétique, en ce que, parmi toutes les antiquités, elle s'attache de préférence à l'antiquité classique, qu'elle présente comme un type idéal de beauté; enfin aux sciences naturelles, en ce qu`elle pénètre jusqu'à l'instinct le plus profond de l'homme, l'instinct du langage." La finalité des études philosophiques de Nietzsche est de rechercher comment les peuples les plus remarquables par l'action ou par la pensée ont résolu, avant nous, le problème de l'existence, ou, pour parler son langage, comment ils ont supporté "la douleur de vivre"

Les Grecs n'avaient pas l'âme aussi sereine que nous nous l'imaginons; ils n'ont pas échappé plus que nous au sentiment de l'universelle souffrance. Les combats de Titans qu'ils ont placés à l'origine de leur histoire, l'inexorable Destin qui pesait sur toute vie humaine, le vautour qui rongeait le cœur de Prométhée, "parce qu`il était l'ami des hommes", le sort terrible du "sage OEdipe", la malédiction qui poursuivait tous les membres de la famille des Atrides et qui poussa Oreste au meurtre de sa mère, étaient autant d'éléments d'une philosophie qui aurait pu porter les Grecs au désespoir. Comment y ont-ils échappé? D'un côté, par le rêve poétique, ou, comme dit, Nietzsche, par la vision apollinienne, source des arts plastiques et de l'épopée homérique, la vision d'un monde intérieur, image du monde réel, et dont l'aperception n'a plus rien de douloureux; parce qu'il n'est fait que d'apparences; et, de l'autre côté, par l'ivresse dionysiaque, qui a créé le chœur tragique, et dans laquelle l'homme s'exalte au sentiment de sa communion avec la nature. Apollon et Bacchus, le dieu qui interprète les songes et celui qui préside aux orgies de l'imagination, expriment les deux faces de l'inspiration poétique, et personnifient les pôles opposés du génie grec. (An ihre beiden Kunstgottheiten, Apollo und Dionysus, knüpft sich unsere Erkenntniss, dass in der griechischen Welt ein ungeheurer Gegensatz, nach Ursprung und Zielen, zwischen der Kunst des Bildners, der apollinischen, und der unbildlichen Kunst der Musik, als der des Dionysus, besteht: beide so verschiedne Triebe gehen neben einander her, zumeist im offnen Zwiespalt mit einander und sich gegenseitig zu immer neuen kräftigeren Geburten reizend, um in ihnen den Kampf jenes Gegensatzes zu perpetuiren, den das gemeinsame Wort »Kunst« nur scheinbar überbrückt; bis sie endlich, durch einen metaphysischen Wunderakt des hellenischen »Willens«, mit einander gepaart erscheinen und in dieser Paarung zuletzt das ebenso dionysische als apollinische Kunstwerk der attischen Tragödie erzeugen).

Il serait inutile de rechercher ce que cette théorie, qui est exposée dans le premier ouvrage important de Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, a de véridique au point de vue historique; ce n'est, en réalité, qu'une formule imposée à la littérature grecque. Mais on voit déjà quel est le fond de sa pensée. La vie, en elle-même, est sans valeur; l'art est un moyen, le seul peut-être, qui nous aide à la supporter. « La vie est digne d'être connue, dit la science; l'art peut dire avec plus de raison : la vie est digne d'être vécue, car l'image de la vie est belle...


La Naissance de la tragédie (Die Geburt der Tragödie, 1872)

Professeur à Bâle, Nietzsche s'en prend à l'image de la culture grecque que propage le classicisme allemand, notamment l'archéologue J.J.Winckelmann (1717-1768) et sa fameuse "noble naïveté et grandeur silencieuse" que constitue l'idéal de l'art grec. Travaillant sur la tragédie grecque, Nietzsche montre, qu'à côté de ce monde d'illusion (monde "apollinien", Apollon comme dieu de la mesure), il existe une autre dimension, plus profonde, de cet art grec, le "dionysiaque", Dionysos est le dieu de l'ivresse, de la vie et de la mort. Nietzsche met ainsi en évidence deux attitudes possibles face à notre existence, et entend s'adonner au "dionysiaque", qu'il retrouve tant dans la métaphysique d'Arthur Schopenhauer que dans la musique de Richard Wagner. Mais il va, au fil de sa vie, se détourner du pessimisme de Schopenhauer, de son monde entièrement déterminé par la force irrationnelle d'une "volonté" cosmique, pour prôner "l'esprit libre". 

«Nous aurons fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l'immédiate certitude intuitive que l'entier développement de l'art est lié à la dualité de l'apollinien et du dionysiaque. Ces noms, nous les empruntons aux Grecs, lesquels ont donné à entendre le sens profond et la doctrine secrète de leur intuition esthétique dans les figures incisives et nettes de leur panthéon. C'est à leurs deux divinités de l'art, Apollon et Dionysos, que se rattache la connaissance que nous pouvons avoir, dans le monde grec, d'une formidable opposition, quant à l'origine et quant au but, entre l'art plastique – l'art apollinien – et l'art non plastique qui est celui de Dionysos. Ces deux impulsions si différentes marchent de front, mais la plupart du temps en conflit ouvert [...] jusqu'à ce qu'enfin, par un geste métaphysique miraculeux de la "volonté" hellénique, elles apparaissent accouplées l'une à l'autre et, dans cet accouplement, en viennent à engendrer l'œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique.»

 

Les remèdes de l'art au tragique de la vie....

Parue en 1872, la "Naissance de la Tragédie", d'où sont tirés les fragments qui suivent, est la première œuvre de Nietzsche, et, au moment où il l'écrivit, il était imprégné de la métaphysique pessimiste de son maître Schopenhauer : la souffrance est inéluctablement liée à l'existence; vivre, c'est être en proie aux forces tragiques du désir, de la passion, de la Volonté qui lutte vainement pour satisfaire ses aspirations toujours renaissantes. L'art, invention de l'instinct vital, apporte à cette souffrance de vivre ses calmants. Les deux divinités antithétiques d'Apollon et de Dionysos symbolisent les deux formes qu`il peut revêtir.

L'art apollinien - celui de la sculpture grecque et de l'épopée homérique - vise à nous faire oublier l'essence tragique de la vie, dont il ne retient que les apparences de beauté. A l'intuition pessimiste d`un monde livré à des forces titaniques obscures - intuition que traduisaient avec profondeur les mythes originels - cet art substitue la radieuse, consolante et illusoire vision d'un monde olympien....

L'art dionysien va chercher au-delà des apparences le réconfort qu'il nous apporte. Cet art, qui a pour moyen d'expression la musique et qui a trouvé ses premières formes dans les "dithyrambes" que l'on chantait en l'honneur de Dionysos, procède de l'instinctive sagesse qui nous fait comprendre la puissance infinie de renouvellement que possède la Vie universelle : tout meurt, mais tout renaît, la Vie est éternelle, chaque être est un moment de son éternité, et il faut accepter la douleur d'exister pour la joie d'exister. 

En joignant aux visions épiques qui se déroulent sur la scène le commentaire lyrique que le chœur leur apporte, la tragédie antique, selon Nietzsche, avait réalisé, entre l'art dionysien et l'art apollinien, une union dont le secret devait être retrouvé, toujours selon Nietzsche, par Richard Wagner. C'est à Wagner qu'est dédiée "La Naissance de la Tragédie"...

 

La signification de l'art apollinien.

"Une antique légende raconte que le roi Midas battit longtemps et vainement les bois à la recherche du sage Silène, compagnon de Dionysos. Lorsqu'enfin il parvient à s'en saisir, le roi lui demande ce que l'homme peut souhaiter de meilleur et de plus profitable. Immobile, le démon se tait, jusqu'à ce que, pressé par le roi, il profère ces mots accompagnés d'un rire strident : "Misérable race des hommes, enfants du hasard et de la peine! Pourquoi veux-tu entendre ce qui ne te profitera guère? Ce bien suprême, sache que tu ne peux l'atteindre : c'est de n'être pas né, de n'être pas, de n'être rien. Mais le bien qui vient ensuite n'est pas hors de ta portée : c'est de mourir bientôt."

Quel rapport-y a-t-il entre cette sagesse populaire et le monde des dieux de l'Olympe? Celui qui existe entre la vision extatique du martyr et les supplices qu'il endure. Maintenant la montagne enchantée de l'Olympe s'ouvre en quelque sorte à nos regards et nous dévoile ses assises. Les Grecs connaissaient et ressentaient les terreurs et les horreurs de l'existence, mais pour supporter la vie il leur fallait les masquer derrière le mirage lumineux des Olympiens. Cette tenace méfiance à l'endroit des puissances titaniques de la nature, - cette Moire (Le Destin) implacable trônant au-delà du connu, ce vautour qui ronge Prométhée, le grand ami de l'homme, le sort effrayant du sage OEdipe, la malédiction qui pèse sur les Atrides et contraint Oreste au parricide, bref toute la philosophie du dieu sylvestre et ses illustrations mythiques dont périrent les mélancoliques Étrusques, - tout cela les Grecs le surmontèrent sans cesse grâce à cette création de l'art, à ce monde médiateur des Olympiens, ou tout au moins le voilèrent et le dérobèrent à leurs yeux. 

Pour supporter la vie, il fallait que les Grecs, par une nécessité profonde, créassent ces divinités. Et, cette création, nous devons l'imaginer comme une lente émergence, comme l'œuvre de cet instinct apollinien du Beau qui, de l'ordre originel des Titans, dieux de l'épouvante, dégage peu à peu l'ordre olympien de la joie, - comme les roses fleurissent sur les ronces.

Comment ce peuple si sensible, si emporté dans ses désirs, si éminemment doué pour la souffrance eût-il supporté l'existence, si celle-ci ne lui était pas apparue dans un rayon de gloire en la personne de ses dieux? 

L'instinct qui créa l'art, pour en faire à la fois un complément, un accomplissement et un stimulant de la vie, est aussi à l'origine du monde olympien dans lequel la "volonté" hellénique s'est reflétée sous une forme transfigurée. C'est en la vivant que les dieux justifient l'existence humaine, - seule théodicée efficace. Vivre sous le clair soleil de telles divinités devient alors le souverain bien, et la douleur par excellence de l'homme homérique est de quitter cette vie, et plus encore de la quitter prématurément. C'est au point que, retournant la sentence de Silène, on pourrait dire que pour lui le plus grand des maux est de mourir avant l'âge et celui qui vient ensuite d'être mortel. Si une lamentation s'élève, c'est pour redire la brève vie d'Achille, les générations qui se succèdent et passent comme les feuilles, le déclin des temps héroïques.

Le plus grand des héros ne rougit pas de désirer revivre, fût-ce comme tâcheron. Au niveau apollinien, le vouloir-vivre s'exprime avec tant d'impétuosité, le héros homérique y adhère si intimement, que sa plainte même se mue en louange...

 

Les origines de l'art dionysien...

"Dans toutes les parties de l'ancien monde, -- nous négligeons ici le nouveau -, de Rome à Babylone, nous savons qu'il existait des fêtes dionysiaques qui, dans le meilleur des cas, entretiennent le même rapport avec les Dionysies grecques que le satyre barbu, auquel le bouc prête son nom et ses attributs, avec Dionysos lui-même. Presque partout ces fêtes consistaient essentiellement en une licence sexuelle sans frein, dont le flux submergeait toute institution familiale et ses règles vénérables. Les tendances les plus bestiales s'y déchaînaient, jusqu'à ce que naisse cet effroyable mélange de volupté et de cruauté qui m'est toujours apparu comme le véritable "philtre des sorcières"... Chez les Grecs seuls, la nature accède à son état de jubilation esthétique, chez eux seuls, l'éclatement du principe d'indíviduation s'érige en phénomène d'art.

L'exécrable philtre de volupté et de cruauté fut sans vertu chez eux. On en trouve seulement un écho - mais comme les remèdes rappellent les poisons - dans la singulière ambivalence affective des exaltés de Dionysos, chez qui la souffrance éveillait le plaisir et dont l'allégresse retentissait en cris douloureux : clameur d'épouvante jaillie du fond de la joie ou lamentation sur une perte irréparable. Un trait en quelque sorte sentimental de la nature s'exprime dans ces fêtes grecques, comme si la nature gémissait de se voir morcelée en individus.

Pour la Grèce homérique le chant et les gestes des fous de Dionysos à l'âme divisée furent quelque chose de nouveau et d'inouï, surtout la musique dionysienne qui, à cette Grèce-là, ne pouvait inspirer qu'effroi et horreur. Certes, la musique était déjà connue, mais comme un art apollinien, musique qui, à proprement parler, se bornait à indiquer un rythme dont le pouvoir plastique concourait à la production d'états apolliniens. La musique d'Apollon était une architecture dorique sur le mode sonore, dont les notes s'indiquaient simplement comme celles de la cithare. Prudemment, on écartait comme non apollinien l'élément même qui constitue le trait distinctif de la musique dionysienne et de la musique tout court : le pouvoir émotif du son, le flot de la mélodie, le monde de l'harmonie qui ne se compare à rien d'autre. Dans le  dithyrambe dionysien, l'homme est porté la plus haute exaltation de ses facultés symboliques. Quelque chose de jamais ressenti aspire à s'exprimer; le voile de Maïa (des apparences) se déchire et l'individu qui se fond dans le grand Tout comprend que tel est le vœu de l'espèce, de la nature entière. A ce stade, l'essence de la nature doit s'exprimer en symboles; un nouveau monde symbolique devient nécessaire, et d'abord le symbolisme du corps tout entier, non seulement celui des lèvres, du visage, du mot, mais la danse qui imprime à tous les membres un mouvement rythmique. Pour comprendre ce déchaînement il faut que l'homme ait déjà atteint ce souverain oubli de soi qui veut s'exprimer symboliquement à travers les énergies qui l'animent.

Ainsi, dans le dithyrambe, le serviteur de Dionysos n'est plus compris que de son semblable... Avec quelle stupeur le Grec apollinien ne dut-il pas le considérer! Stupeur d'autant plus grande qu'il s'y mêlait de l'effroi : ce monde dionysien, au fond, ne lui était pas si étranger, sa claire conscience apollinienne le lui cachait seulement comme sous un voile...."


Considérations inactuelles ou Considérations intempestives

(Unzeitgemässe Betrachtungen, 1873-1876)

Les quatre "Considérations" portent sur le théologien David Strauss, l'utilité et les inconvénients de l'histoire, Schopenhauer éducateur, Richard Wagner à Bayreuth.

 

«Inactuelle, cette considération l'est encore parce que je cherche à comprendre comme un mal, un dommage, une carence, quelque chose dont l'époque se glorifie à juste titre, à savoir sa culture historique ; (...) nous sommes tous rongés de fièvre historienne, et nous devrions tout au moins nous en rendre compte. (...) Certes, nous avons besoin de l'histoire, mais pour vivre et pour agir, non pas pour nous détourner commodément de la vie et de l'action, encore moins pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises. Nous ne voulons servir l'histoire que dans la mesure où elle sert la vie. (...)

Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement de la lumière, mais aussi de l'obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu'un qu'on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l'animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli (...) : il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu'il s'agisse d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation. »

 

"David Strauss, croyant et écrivain" (David Strauss, der Bekenner und der Schriftsteller) attaque le sentiment de supériorité qui a envahit l'Allemagne après sa victoire sur la France: ces "philistins cultivés" qui s'approprient la culture, à l'image d'un David Strauss qui rend hommage aux temps modernes, ne font que tenter de préserver leur mentalité conservatrice. Le véritable artiste est un destructeur. Nietzsche n'a ici que mépris pour le système d'éducation allemande de la fin du XIe siècle. "De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie"("Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben") s'attaque à ce "sentiment historique" répandu en Allemagne auprès de ses philologues qui ne considère plus l'histoire que comme une chose morte à disséquer. L'histoire au contraire est une force qui oriente l'action présente. Dans "Schopenhauer éducateur" (Schopenhauer als Erzieber)  Nietzsche fait au fond son propre portrait, celui d'un Titan qui se dresse face au devenir, abat la façon commune de considérer la vie et prépare la voie à l'Homme. Il rejette donc cette culture moderne qui l'environne et qui n'a que pour finalité la création de toute une masse d'hommes ordinaires. La philosophie est a contrario cette énergie qui porte en elle le bouleversement, mais pour créer, il faut d'abord détruire. "Wagner à Bayreuth" (Wagner in Bayreuth) définit son idéal artistique incarné par Wagner, un art qui restaure le sens tragique face à une culture apathique et mensongère.

 

"L'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie" (Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben) -  A quoi bon l'histoire, la science ou la philosophie, si en effet il ne s'agit que de la parcourir comme on parcourt un roman ou se livre à quelques activités de récréation ou de simple expérience esthétique. Toute science, au sens large, toute culture, fut-elle historique, n'a d'utilité que pour nourrir notre existence, éclairer chacun de nos pas dans la vie. Nietzsche, nourri à la philologie classique, aux "temps anciens", à la Grèce archaïque, ré-utilise ce savoir pour agir en ce monde d'une façon "inactuelle", "c'est-à-dire contre le temps et, par là-même , sur le temps, en faveur d'un temps à venir..."
"Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu'était hier ni ce qu'est aujourd'hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour après jour, étroitement lié, au gré de son plaisir et de son déplaisir, au piquet du moment, sans en éprouver ni mélancolie ni ennui. L'homme s'émeut de voir pareille chose, parce qu'il se rengorge devant la bête et qu'il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c'est là ce qu'il veut: n'éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le désire en vain, parce qu'il ne le désire pas comme la bête. Il arrivera peut-être un jour à l'homme de demander à la bête: "Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder?" Et la bête voulut répondre et dire: "Cela vient de ce que j'oublie chaque fois ce que j'ai l'intention de répondre." Or, tandis qu'elle préparait cette réponse, elle l'avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l'homme s'en étonna.
Mais il s'étonna aussi de lui-même, parce qu'il ne pouvait pas apprendre à oublier et qu'il restait sans cesse accroché au passé..."


Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres

(Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister, 1878)

Ce recueil de 638 aphorismes porte sur la vie morale, la vie religieuse, l'éthique artistique, la vie en société, la vie politique, mais aussi développe une philosophie de la musique et de la vengeance.. C'est ici que Nietzsche se sépare de Schopenhauer, son ancien maître, qu`il accusait maintenant de reculer devant les dernières conséquences de sa doctrine; il n'admettait plus qu'il y eût un absolu quelconque, volonté ou intelligence, cause ou fin de l`univers; il niait la "chose en soi", cette inconnue mystérieuse qui, d'après Kant et Schopenhauer, se cachait derrière le monde des phénomènes; il rejetait enfin la morale du renoncement, de la pitié pour les faibles, de la charité envers le prochain....

«Je ne crois pas que personne ait jamais regardé le monde avec une suspicion aussi profonde, non seulement en avocat du diable, mais tout autant en ennemi et accusateur de Dieu ; et qui devinera ne serait-ce qu'une part des conséquences entraînées par toute suspicion profonde, quelque chose des glaces et des angoisses de l'isolement auxquelles toute différence de vue condamne quiconque en est affecté, celui-là comprendra aussi que j'aie si souvent cherché refuge n'importe où pour me délasser de moi-même [...] pourquoi aussi il m'a fallu, quand je ne trouvais pas ce dont j'avais besoin, l'obtenir par force et artifice. Et c'est ainsi que j'ai inventé, un jour que j'en avais besoin, les "esprits libres" auxquels est dédié ce livre et de courage et de découragement : de ces "esprits libres", il n'y en a, il n'y en eut jamais, - mais c'est leur société qu'il me fallait alors pour garder ma bonne humeur au beau milieu d'humeurs mauvaises.»

"Erbfehler der Philosophen. – Alle Philosophen haben den gemeinsamen Fehler an sich, dass sie vom gegenwärtigen Menschen ausgehen und durch eine Analyse desselben an's Ziel zu kommen meinen. Unwillkürlich schwebt ihnen "der Mensch" als eine aeterna veritas, als ein Gleichbleibendes in allem Strudel, als ein sicheres Maass der Dinge vor. Alles, was der Philosoph über den Menschen aussagt, ist aber im Grunde nicht mehr, als ein Zeugniss über den Menschen eines sehr beschränkten Zeitraumes. Mangel an historischem Sinn ist der Erbfehler aller Philosophen; manche sogar nehmen unversehens die allerjüngste Gestaltung des Menschen, wie eine solche unter dem Eindruck bestimmter Religionen, ja bestimmter politischer Ereignisse entstanden ist, als die feste Form, von der man ausgehen müsse. Sie wollen nicht lernen, dass der Mensch geworden ist, dass auch das Erkenntnissvermögen geworden ist; während Einige von ihnen sogar die ganze Welt aus diesem Erkenntnissvermögen sich herausspinnen lassen. – Nun ist alles Wesentliche der menschlichen Entwickelung in Urzeiten vor sich gegangen, lange vor jenen vier tausend Jahren, die wir ungefähr kennen; in diesen mag sich der Mensch nicht viel mehr verändert haben. Da sieht aber der Philosoph "Instincte" am gegenwärtigen Menschen und nimmt an, dass diese zu den unveränderlichen Thatsachen des Menschen gehören und insofern einen Schüssel zum Verständniss der Welt überhaupt abgeben können; die ganze Teleologie ist darauf gebaut, dass man vom Menschen der letzten vier Jahrtausende als von einem ewigen redet, zu welchem hin alle Dinge in der Welt von ihrem Anbeginne eine natürliche Richtung haben. Alles aber ist geworden; es giebt keine ewigen Thatsachen: sowie es keine absoluten Wahrheiten giebt. – Demnach ist das historische Philosophiren von jetzt ab nöthig und mit ihm die Tugend der Bescheidung."

"Péché originel des philosophes. — Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de l’homme actuel et pensent, en en faisant l’analyse, arriver au but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme une æterna veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses. Mais tout ce que le philosophe énonce sur l’homme n’est au fond rien de plus qu’un témoignage sur l’homme d’un espace de temps fort restreint. Le défaut de sens historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup même prennent à leur insu la plus récente forme de l’homme, telle qu’elle s’est produite sous l’influence de religions déterminées, même d’événements politiques déterminés, comme la forme fixe d’où il faut que l’on parte. Ils ne veulent pas apprendre que l’homme, que la faculté de connaître aussi est le résultat d’une évolution ; tandis que quelques-uns d’entre eux font même dériver le monde entier de cette faculté de connaître. — Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans des temps reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans ceux ci, l’homme peut n’avoir pas changé beaucoup. Mais alors, le philosophe voit des « instincts » chez l’homme actuel et admet que ces instincts appartiennent aux données immuables de l’humanité, et partant peuvent donner une clé pour l’intelligence du monde en général ; la téléologie tout entière est bâtie sur ce fait, que l’on parle de l’homme des quatre derniers mille ans comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. Mais tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels ; de même qu’il n’y a pas de vérités absolues. — C’est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité, et avec elle la vertu de la modestie."

 


"Metaphysische Welt. – Es ist wahr, es könnte eine metaphysische Welt geben; die absolute Möglichkeit davon ist kaum zu bekämpfen. Wir sehen alle Dinge durch den Menschenkopf an und können diesen Kopf nicht abschneiden; während doch die Frage übrig bleibt, was von der Welt noch da wäre, wenn man ihn doch abgeschnitten hätte. Diess ist ein rein wissenschaftliches Problem und nicht sehr geeignet, den Menschen Sorgen zu machen; aber Alles, was ihnen bisher metaphysische Annahmen werthvoll, schreckenvoll, lustvoll gemacht, was sie erzeugt hat, ist Leidenschaft, Irrthum und Selbstbetrug; die allerschlechtesten Methoden der Erkenntniss, nicht die allerbesten, haben daran glauben lehren. Wenn man diese Methoden, als das Fundament aller vorhandenen Religionen und Metaphysiken, aufgedeckt hat, hat man sie widerlegt. Dann bleibt immer noch jene Möglichkeit übrig; aber mit ihr kann man gar Nichts anfangen, geschweige denn, dass man Glück, Heil und Leben von den Spinnenfäden einer solchen Möglichkeit abhängen lassen dürfte. – Denn man könnte von der metaphysischen Welt gar Nichts aussagen, als ein Anderssein, ein uns unzugängliches, unbegreifliches Anderssein; es wäre ein Ding mit negativen Eigenschaften. – Wäre die Existenz einer solchen Welt noch so gut bewiesen, so stünde doch fest, dass die gleichgültigste aller Erkenntnisse eben ihre Erkenntniss wäre: noch gleichgültiger als dem Schiffer in Sturmesgefahr die Erkenntniss von der chemischen Analysis des Wassers sein muss."

 

"Monde métaphysique. — Il est vrai qu’il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue s’en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d’un homme et ne pouvons couper cette tête ; cependant la question reste toujours de dire ce qui existerait encore du monde si on l’avait néanmoins coupée. C’est là un problème purement scientifique et qui n’est pas très propre à préoccuper les hommes ; mais tout ce qui leur a jusqu’ici rendu les hypothèses métaphysiques, précieuses, redoutables, plaisantes, ce qui les a créées, c’est passion, erreur et duperie de soi-même ; ce sont les pires méthodes de connaissance, et non les meilleures, qui ont enseigné à y croire. Dès qu’on a dévoilé ces méthodes comme le fondement de toutes les religions et métaphysiques existantes, on les a réfutées. Après cela, la dite possibilité reste toujours ; mais on n’en peut rien tirer, bien loin qu’on puisse faire dépendre le bonheur, le salut et la vie, des fils d’araignée d’une pareille possibilité. — Car on ne pourrait enfin rien énoncer du monde métaphysique sinon qu’il est différent de nous, différence qui nous est inaccessible, incompréhensible ; ce serait une chose à attributs négatifs. — L’existence d’un pareil monde fût-elle des mieux prouvées, il serait encore établi que sa connaissance est de toutes les connaissances la plus indifférente : plus indifférente encore que ne doit l’être au navigateur dans la tempête la connaissance de l’analyse chimique de l’eau."

 


Das Unlogische nothwendig. – Zu den Dingen, welche einen Denker in Verzweifelung bringen können, gehört die Erkenntniss, dass das Unlogische für den Menschen nöthig ist, und dass aus dem Unlogischen vieles Gute entsteht. Es steckt so fest in den Leidenschaften, in der Sprache, in der Kunst, in der Religion und überhaupt in Allem, was dem Leben Werth verleiht, dass man es nicht herausziehen kann, ohne damit diese schönen Dinge heillos zu beschädigen. Es sind nur die allzu naiven Menschen, welche glauben können, dass die Natur des Menschen in eine rein logische verwandelt werden könne; wenn es aber Grade der Annäherung an dieses Ziel geben sollte, was würde da nicht Alles auf diesem Wege verloren gehen müssen! Auch der vernünftigste Mensch bedarf von Zeit zu Zeit wieder der Natur, das heisst seiner unlogischen Grundstellung zu allen Dingen.

 

L’illogique nécessaire. — Entre les choses qui peuvent porter un penseur au désespoir, il faut compter le fait de reconnaître que l’illogique est nécessaire aux hommes et que de l’illogique prend naissance beaucoup de bien. Il est si solidement ancré dans les passions, dans le langage, dans l’art, dans la religion, et généralement dans tout ce qui prête du prix à la vie, que l’on ne peut l’en retirer sans porter ainsi à ces belles choses un incurable préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique ; mais s’il devait y avoir des degrés d’approche vers le but, quelles pertes ne ferait-on pas sur ce chemin ! Même l’homme le plus raisonnable a besoin de temps en temps de retourner à la nature, c’est-à-dire à sa relation fondamentale illogique avec toutes choses. 


Le Voyageur et son ombre (Der Wanderer und sein Schatten, 1844-1900)

Réunit deux recueils d'aphorismes publiés d'abord séparément de "Humain trop Humain" qui s'opposent à tout forme de romantisme et de transcendantalisme : ici toute clarté délimite la nuit environnante, toute affirmation contient sa propre négation.

Der Schatten: Da ich dich so lange nicht reden hörte, so möchte ich dir eine Gelegenheit geben.

Der Wanderer: Es redet: – wo? und wer? Fast ist es mir, als hörte ich mich selber reden, nur mit noch schwächerer Stimme als die meine ist.

Der Schatten (nach einer Weile): Freut es dich nicht, Gelegenheit zum Reden zu haben?

Der Wanderer: Bei Gott und allen Dingen, an die ich nicht glaube, mein Schatten redet; ich höre es, aber glaube es nicht.

Der Schatten: Nehmen wir es hin und denken wir nicht weiter darüber nach, in einer Stunde ist alles vorbei.

Der Wanderer: Ganz so dachte ich, als ich in einem Walde bei Pisa erst zwei und dann fünf Kamele sah.

Der Schatten: Es ist gut, daß wir beide auf gleiche Weise nachsichtig gegen uns sind, wenn einmal unsere Vernunft stille steht: so werden wir uns auch im Gespräche nicht ärgerlich werden und nicht gleich dem andern Daumenschrauben anlegen, falls sein Wort uns einmal unverständlich klingt. Weiß man gerade nicht zu antworten, so genügt es schon, etwas zu sagen: das ist die billige Bedingung, unter der ich mich mit jemandem unterrede. Bei einem längeren Gespräche wird auch der Weiseste einmal zum Narren Und dreimal zum Tropf.

Der Wanderer: Deine Genügsamkeit ist nicht schmeichelhaft für den, welchem du sie eingestehst.

Der Schatten: Soll ich denn schmeicheln?

Der Wanderer: Ich dachte, der menschliche Schatten sei seine Eitelkeit; diese aber würde nie fragen: "soll ich denn schmeicheln?"

Der Schatten: Die menschliche Eitelkeit, soweit ich sie kenne, fragt auch nicht an, wie ich schon zweimal tat, ob sie reden dürfe: sie redet immer.

Der Wanderer: Ich merke erst, wie unartig ich gegen dich bin, mein geliebter Schatten: ich habe noch mit keinem Worte gesagt, wie sehr ich mich freue, dich zu hören und nicht bloß zu sehen. Du wirst es wissen, ich liebe den Schatten, wie ich das Licht liebe. Damit es Schönheit des Gesichts, Deutlichkeit der Rede, Güte und Festigkeit des Charakters gebe, ist der Schatten so nötig wie das Licht. Es sind nicht Gegner: sie halten sich vielmehr liebevoll an den Händen, und wenn das Licht verschwindet, schlüpft ihm der Schatten nach.

Der Schatten: Und ich hasse dasselbe, was du hassest, die Nacht; ich liebe die Menschen, weil sie Lichtjünger sind und freue mich des Leuchtens, das in ihrem Auge ist, wenn sie erkennen und entdecken, die unermüdlichen Erkenner und Entdecker. Jener Schatten, welchen alle Dinge zeigen, wenn der Sonnenschein der Erkenntnis auf sie fällt, – jener Schatten bin ich auch.

Der Wanderer: Ich glaube dich zu verstehen, ob du dich gleich etwas schattenhaft ausgedrückt hast. Aber du hattest recht: gute Freunde geben einander hier und da ein dunkles Wort als Zeichen des Einverständnisses, welches für jeden dritten ein Rätsel sein soll. Und wir sind gute Freunde. Deshalb genug des Vorredens! Ein paar hundert Fragen drücken auf meine Seele, und die Zeit, da du auf sie antworten kannst, ist vielleicht nur kurz. Sehen wir zu, worüber wir in aller Eile und Friedfertigkeit miteinander zusammenkommen.

Der Schatten: Aber die Schatten sind schüchterner als die Menschen: du wirst niemandem mitteilen, wie wir zusammen gesprochen haben!

Der Wanderer: Wie wir zusammen gesprochen haben? Der Himmel behüte mich vor langgesponnenen, schriftlichen Gesprächen! Wenn Plato weniger Lust am Spinnen gehabt hätte, würden seine Leser mehr Lust an Plato haben. Ein Gespräch, das in der Wirklichkeit ergötzt, ist, in Schrift verwandelt und gelesen, ein Gemälde mit lauter falschen Perspektiven: Alles ist zu lang oder zu kurz. – Doch werde ich vielleicht mitteilen dürfen, worüber wir übereingekommen sind?

Der Schatten: Damit bin ich zufrieden; denn alle werden darin nur deine Ansichten wiedererkennen: des Schattens wird niemand gedenken.

Der Wanderer: Vielleicht irrst du, Freund! Bis jetzt hat man in meinen Ansichten mehr den Schatten wahrgenommen als mich.

Der Schatten: Mehr den Schatten als das Licht? Ist es möglich?

Der Wanderer: Sei ernsthaft, lieber Narr! Gleich meine erste Frage verlangt Ernst.

 

L’ombre : Il y a si longtemps que je ne t’ai pas entendu parler, je voudrais donc t’en donner l’occasion.

Le voyageur : On parle : où cela ? et qui ? Il me semble presque que je m’entends parler moi-même, seulement avec une voix plus faible encore que n’est la mienne.

L’ombre (après une pause) : Ne te réjouis-tu pas d’avoir une occasion de parler ?

Le voyageur : Par Dieu et toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon ombre parle : je l’entends, mais je n’y crois pas.

L’ombre : Mettons que cela soit et n’y réfléchissons pas davantage ! en une heure tout sera fini.

Le voyageur : C’est justement ce que je pensais, lorsque dans une forêt, aux environs de Pise, je vis d’abord deux, puis cinq chameaux.

L’ombre : Tant mieux, si nous sommes patients envers nous-mêmes, tous deux, de la même façon, une fois que notre raison se tait : de la sorte nous n’aurons pas de mots aigres dans la conversation, et nous ne mettrons pas aussitôt les poussettes à l’autre, si par hasard ses paroles nous sont incompréhensibles. Si l’on ne sait pas répondre du tac au tac, il suffit déjà que l’on dise quelque chose : c’est la juste condition que je mets à m’entretenir avec quelqu’un. Dans une conversation un peu longue, le plus sage même devient une fois fol et trois fois niais.

Le voyageur : Ton peu d’exigence n’est pas flatteur pour celui à qui tu l’avoues.

L’ombre : Dois-je donc flatter ?

Le voyageur : Je pensais que l’ombre de l’homme était sa vanité : mais celle-ci ne demanderait pas : « Dois-je donc flatter ? »

L’ombre : La vanité de l’homme, autant que je la connais, ne demande pas non plus, comme j’ai fait deux fois déjà, si elle peut parler : elle parle toujours.

Le voyageur : Je remarque d’abord combien je suis discourtois à ton égard, ma chère ombre : je ne t’ai pas encore dit d’un mot combien je me réjouis de t’entendre et non seulement de te voir. Tu sauras que j’aime l’ombre comme j’aime la lumière. Pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bonté et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite.

L’ombre : Et je hais ce que tu hais, la nuit ; j’aime les hommes parce qu’ils sont disciples de la lumière, et je me réjouis de la clarté qui est dans leurs yeux, quand ils connaissent et découvrent, les infatigables connaisseurs et découvreurs. Cette ombre, que tous les objets montrent, quand le rayon du soleil de la science tombe sur eux, — je suis cette ombre encore.

Le voyageur : Je crois te comprendre, quoique tu te sois exprimée peut-être un peu à la façon des ombres. Mais tu avais raison : de bons amis se donnent çà et là, pour signe d’intelligence, un mot obscur qui, pour tout tiers, doit être une énigme. Et nous sommes bons amis. Donc assez de préliminaires ! Quelques centaines de questions pèsent sur mon âme, et le temps où tu pourras y répondre est peut-être bien court. Voyons sur quoi nous nous entretiendrons en toute hâte et en toute paix.

L’ombre : Mais les ombres sont plus timides que les hommes : tu ne feras part à personne de la manière dont nous avons conversé ensemble.

Le voyageur : De la manière dont nous avons conversé ensemble ? Le ciel me préserve des dialogues qui traînent longuement leurs fils par écrit ! Si Platon avait pris moins de plaisir à ce filage, ses lecteurs auraient pris plus de plaisir à Platon. Une conversation qui réjouit dans la réalité est, transformée et lue par écrit, un tableau dont toutes les perspectives sont fausses : tout est trop long ou trop court. — Cependant je pourrais peut-être faire part de ce sur quoi nous serons tombés d’accord.

L’ombre : Cela me suffit : car tous n’y reconnaîtront que tes opinions : à l’ombre nul ne pensera.

Le voyageur : Peut-être t’abuses-tu, amie ? Jusqu’ici, dans mes opinions, on s’est plutôt avisé de l’ombre que de moi-même.

L’ombre : Plutôt de l’ombre que de la lumière ? Est-ce possible ?

Le voyageur : Sois sérieuse, chère folle ! Déjà ma première question veut du sérieux..."



Aurore (Morgenröte, 1881)

(Pensées sur les préjugés moraux, Gedanken über moralische Vorurteile)

Ecrit entre Gênes et Venise, Nietzsche dénonce certes les préjugés moraux, ceux du christianisme, de la morale, mais annonce la possibilité de cette nouvelle conscience qui a su perdre "l'illusion de l'ordonnancement moral du monde".

«Je me lançai alors dans une entreprise qui ne peut être celle de tout le monde : je descendis en profondeur, je taraudai la base, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance sur laquelle nous autres philosophes nous avions coutume de construire depuis quelques millénaires comme sur le plus ferme terrain - et nous reconstruisions sans relâche bien que jusqu'à présent tous les édifices s'écroulassent ; je commençai à saper notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas ?» 

In diesem Buche findet man einen "Unterirdischen" an der Arbeit, einen Bohrenden, Grabenden, Untergrabenden. Man sieht ihn, vorausgesetzt, dass man Augen für solche Arbeit der Tiefe hat –, wie er langsam, besonnen, mit sanfter Unerbittlichkeit vorwärts kommt, ohne dass die Noth sich allzusehr verriethe, welche jede lange Entbehrung von Licht und Luft mit sich bringt; man könnte ihn selbst bei seiner dunklen Arbeit zufrieden nennen. Scheint es nicht, dass irgend ein Glaube ihn führt, ein Trost entschädigt? Dass er vielleicht seine eigne lange Finsterniss haben will, sein Unverständliches, Verborgenes, Räthselhaftes, weil er weiss, was er auch haben wird: seinen eignen Morgen, seine eigne Erlösung, seine eigne Morgenröthe?...

Dans ce livre on trouvera au travail un homme « souterrain », un homme qui perce, creuse et ronge. On verra, en admettant que l’on ait des yeux pour un tel travail des profondeurs ─, comme il s’avance lentement, avec circonspection et une douce inflexibilité, sans que l’on devine trop la misère qu’apporte avec elle toute longue privation d’air et de lumière ; on pourrait presque le croire heureux de son travail obscur. Ne semble-t-il pas que quelque foi le conduise, que quelque consolation le dédommage ? Qu’il veuille peut-être avoir une longue obscurité pour lui, des choses qui lui soient propres, des choses incompréhensibles, cachées, énigmatiques, parce qu’il sait ce qu’il aura en retour : son matin à lui, sa propre rédemption, sa propre aurore ?... 

 


Raison ultérieure. — Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu à peu tellement imbibées de raison que l’origine qu’elles tirent de la déraison devient invraisemblable. Le sentiment ne croit-il pas au paradoxe et au blasphème chaque fois qu’on lui montre l’histoire exacte d’une origine ? Un bon historien n’est-il pas, au fond, sans cesse en contradiction avec son milieu ?

Nachträgliche Vernünftigkeit. – Alle Dinge, die lange leben, werden allmählich so mit Vernunft durchtränkt, dass ihre Abkunft aus der Unvernunft dadurch unwahrscheinlich wird. Klingt nicht fast jede genaue Geschichte einer Entstehung für das Gefühl paradox und frevelhaft? Widerspricht der gute Historiker im Grunde nicht fortwährend?

 

Préjugé des savants. — Les savants sont dans le vrai lorsqu’ils jugent que les hommes de toutes les époques ont cru savoir ce qui était bon et mauvais. Mais c’est un préjugé des savants de croire que maintenant nous en soyons mieux informés que dans tout autre temps.

Vorurtheil der Gelehrten. – Es ist ein richtiges Urtheil der Gelehrten, dass die Menschen aller Zeiten zu wissen glaubten, was gut und böse, lobens- und tadelnswerth sei. Aber es ist ein Vorurtheil der Gelehrten, dass wir es jetzt besser wüssten, als irgend eine Zeit.

 

Toute chose a son temps. — À l’époque où l’homme prêtait un sexe à toute chose, il ne croyait pas se livrer à un jeu, mais élargir son entendement : — il ne s’est avoué que plus tard, et pas encore entièrement de nos jours, l’énormité de cette erreur. De même l’homme a attribué, à tout ce qui existe, un rapport avec la morale, jetant sur les épaules du monde le manteau d’une signification éthique. Tout cela aura un jour autant et pas plus de valeur que n’en a aujourd’hui déjà la croyance au sexe masculin ou féminin du soleil.

Alles hat seine Zeit. – Als der Mensch allen Dingen ein Geschlecht gab, meinte er nicht zu spielen, sondern eine tiefe Einsicht gewonnen zu haben: – den ungeheuren Umfang dieses Irrthums hat er sich sehr spät und jetzt vielleicht noch nicht ganz eingestanden. – Ebenso hat der Mensch Allem, was da ist, eine Beziehung zur Moral beigelegt und der Welt eine ethische Bedeutung über die Schulter gehängt. Das wird einmal ebenso viel und nicht mehr Werth haben, als es heute schon der Glaube an die Männlichkeit oder Weiblichkeit der Sonne hat.

 

Soyez reconnaissants ! — Le grand résultat que l’humanité a obtenu jusqu’à présent, c’est que nous n’avons plus besoin d’être dans une crainte continuelle des bêtes sauvages, des barbares, des dieux et de nos rêves.

Seid dankbar. – Das grosse Ergebniss der bisherigen Menschheit ist, dass wir nicht mehr beständige Furcht vor wilden Thieren, vor Barbaren, vor Göttern und vor unseren Träumen zu haben brauchen.

 

Le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft, 1883-1887)

Cinq livres sont proposés, précédés d'un prologue, "Plaisanterie, ruse et vengeance" et en appendice les "Chansons du prince Hors-la-loi". Le premier livre discute des buts de l'existence, le deuxième, de la création, le troisième des effets d'une plongée dans le domaine de la connaissance, le quatrième de la "foi en soi-même", le dernier des fluctuations de la pensée autour de la transcendance.

«Toute philosophie qui assigne à la paix une place plus élevée qu'à la guerre, toute éthique qui développe une notion négative du bonheur, toute métaphysique et toute physique qui prétendent connaître un état définitif quelconque, toute aspiration, de prédominance esthétique ou religieuse, à un à-côté, à un au-delà, à un en-dehors, à un au-dessus de, autorisent à se demander si la maladie n'était pas ce qui inspirait le philosophe [...] J'en suis encore à attendre la venue d'un philosophe médecin qui un jour aura le courage d'oser avancer la thèse : en toute activité philosophique il ne s'agissait jusqu'alors absolument pas de trouver la "vérité", mais de quelque chose de tout à fait autre, disons de santé, de croissance, de puissance, de vie...» 

 

Pour Nietzsche, l'homme est bien la mesure de la vérité : la connaissance n'est que le résultante de folies et d'erreurs successives, mais celles-ci nous permettent de nous interroger sur le sens et la valeur de la vérité...

"Pendant d'énormes espaces de temps l'intellect n'a engendré que des erreurs ; quelques-unes de ces erreurs se trouvèrent être utiles et conservatrices de l'espèce ; celui qui tomba sur elles ou bien les reçut par héritage accomplit la lutte pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Il y a beaucoup de ces articles de foi erronés qui, transmis par héritage, ont fini par devenir une sorte de fonds commun de l'espèce humaine, par exemple : qu'il existe des choses durables et identiques, qu'il existe des objets, des matières, des corps, qu'une

chose est ce qu'elle paraître être, que notre volonté est libre, que ce qui est bien pour les uns est bon en soi. Ce n'est que fort tardivement que se présentèrent ceux qui niaient et mettaient en doute de pareilles propositions, — ce n'est que fort tardivement que surgit la vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance. Il semblait que l'on ne pouvait pas vivre avec elle, notre organisme étant constitué pour la contredire ; toutes ses fonctions supérieures, les perceptions des sens et, d'une façon générale, toute espèce de sensation,

travaillaient avec ces antiques erreurs fondamentales qu'elles s'étaient assimilées. Plus encore : ces propositions devinrent même, dans les bornes de la connaissance, des normes d'après lesquelles on évaluait le « vrai » et le « non-vrai » — jusque dans les domaines les plus éloignés de la logique pure. Donc : la force de la connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré d'assimilation, son caractère en tant que condition vitale.

Où ces deux choses, vivre et connaître, semblaient entrer en contradiction il n'y a jamais eu de lutte sérieuse : la négation et le doute passaient alors pour folie. Ces penseurs d'exception qui, comme les Eléates, établirent et maintinrent malgré cela les antinomies des erreurs naturelles, s'imaginèrent qu'il était aussi possible de vivre ces antinomies : ils inventèrent le sage, l'homme de l'immuabilité, de l'impersonnalité, de l'universalité de l'intuition, à la fois un et tout, avec une faculté propre pour cette connaissance à rebours : ils croyaient que leur connaissance était en même temps le principe de la vie. Cependant, pour pouvoir prétendre tout cela, il leur fallut se tromper sur leur propre état : ils durent s'attribuer de l'impersonnalité et de la durée sans changement, méconnaître l'essence de la connaissance, nier la puissance des instincts dans la connaissance et considérer, en général, la raison comme une activité absolument libre, sortie d'elle-même ; ils ne voulaient pas voir qu'eux aussi étaient arrivés à leurs principes, soit en contredisant les choses existantes, soit par besoin de repos, ou de possession, ou de domination. Le développement plus subtil de la probité et du scepticisme rendit enfin ces hommes également impossibles. Leur vie et leur jugement apparurent également comme dépendant des antiques instincts et erreurs fondamentales de toute vie sensible. Ce scepticisme et cette probité plus subtile se formèrent partout où deux principes opposés semblaient applicables à la vie, parce que tous deux s'accordaient avec les erreurs fondamentales, où l'on pouvait donc discuter sur le degré plus ou moins considérable d'utilité pour la vie ; de même, là où des principes nouveaux, s'ils ne se montraient pas favorables à la vie, ne lui étaient du moins pas nuisibles, étant plutôt les manifestations d'un instinct de jeu intellectuel, innocent et heureux comme tout ce qui est jeu. Peu à peu le cerveau humain s'emplit de pareils jugements et de semblables convictions et, dans cette agglomération, il se produisit une fermentation, une lutte et un désir de puissance. Non seulement l'utilité et le plaisir, mais encore toute espèce d'instinct prirent partie dans la lutte pour la «vérité» ; la lutte intellectuelle devint une occupation, un charme, une vocation, une dignité - : la connaissance et l'aspiration au vrai prirent place enfin comme un besoin, au milieu des autres besoins. Depuis lors, non seulement la foi et la conviction, mais encore l'examen, la négation, la méfiance, la contradiction devinrent une puissance, tous les « mauvais » instincts étaient sous-ordonnés à la connaissance, placés à son service, on leur prêta l'éclat de ce qui est permis, vénéré et utile, et finalement le regard et l'innocence du bien. La connaissance devint dès lors un morceau de la vie même, et, en tant que vie, une puissance toujours grandissante : jusqu'à ce qu'enfin la connaissance et ces antiques erreurs fondamentales se heurtassent réciproquement, les unes et les autres en tant que vie, que puissance au sein du même individu. Le penseur : voilà maintenant l'être où l'instinct de vérité et ces erreurs qui conservent la vie livrent leur premier combat, après que l'instinct de vérité, lui aussi, s'est affirmé comme une puissance qui conserve la vie. Par rapport à l'importance de cette lutte tout le reste est indifférent : la question dernière quant à la condition de la vie est ici posée et la première tentative est faite ici pour y répondre par l'expérience. Jusqu'à quel point la vérité supporte-telle l'assimilation ? — voilà la question, voilà l'expérience à faire."

 

Das Bewusstsein. – Die Bewusstheit ist die letzte und späteste Entwickelung des Organischen und folglich auch das Unfertigste und Unkräftigste daran. Aus der Bewusstheit stammen unzählige Fehlgriffe, welche machen, dass ein Thier, ein Mensch zu Grunde geht, früher als es nöthig wäre, "über das Geschick", wie Homer sagt. Wäre nicht der erhaltende Verband der Instincte so überaus viel mächtiger, diente er nicht im Ganzen als Regulator: an ihrem verkehrten Urtheilen und Phantasiren mit offenen Augen, an ihrer Ungründlichkeit und Leichtgläubigkeit, kurz eben an ihrer Bewusstheit müsste die Menschheit zu Grunde gehen: oder vielmehr, ohne jenes gäbe es diese längst nicht mehr! Bevor eine Function ausgebildet und reif ist, ist sie eine Gefahr des Organismus: gut, wenn sie so lange tüchtig tyrannisirt wird! So wird die Bewusstheit tüchtig tyrannisirt – und nicht am wenigsten von dem Stolze darauf! Man denkt, hier sei der Kern des Menschen; sein Bleibendes, Ewiges, Letztes, Ursprünglichstes! Man hält die Bewusstheit für eine feste gegebene Grösse! Leugnet ihr Wachsthum, ihre Intermittenzen! Nimmt sie als Einheit des Organismus! – Diese lächerliche Ueberschätzung und Verkennung des Bewusstseins hat die grosse Nützlichkeit zur Folge, dass damit eine allzuschnelle Ausbildung desselben verhindert worden ist. Weil die Menschen die Bewusstheit schon zu haben glaubten, haben sie sich wenig Mühe darum gegeben, sie zu erwerben – und auch jetzt noch steht es nicht anders! Es ist immer noch eine ganz neue und eben erst dem menschlichen Auge aufdämmernde, kaum noch deutlich erkennbare Aufgabe, das Wissen sich einzuverleiben und instinctiv zu machen, – eine Aufgabe, welche nur von Denen gesehen wird, die begriffen haben, dass bisher nur unsere Irrthümer uns einverleibt waren und dass alle unsere Bewusstheit sich auf Irrthümer bezieht!

 

La conscience. — Le conscient est l’évolution dernière et tardive du système organique, et par conséquent aussi ce qu’il y a dans ce système de moins achevé et de moins fort. D’innombrables méprises ont leur origine dans le conscient, des méprises qui font périr un animal, un homme plus tôt qu’il ne serait nécessaire, « malgré le destin, » comme dit Homère. Si le lien conservateur des instincts n’était pas infiniment plus puissant, s’il ne servait pas, dans l’ensemble, de régulateur : l’humanité périrait par ses jugements absurdes, par ses divagations avec les yeux ouverts, par ses jugements superficiels et sa crédulité, en un mot par sa conscience : ou plutôt sans celle-ci elle n’existerait plus depuis longtemps ! Toute fonction, avant d’être développée et mûre, est un danger pour l’organisme : tant mieux si elle est bien tyrannisée pendant son développement. C’est ainsi que le conscient est tyrannisé et pas pour le moins par la fierté que l’on y met ! On s’imagine que c’est là le noyau de l’être humain, ce qu’il a de durable, d’éternel, de primordial ! On tient le conscient pour une quantité stable donnée ! On nie sa croissance, son intermittence ! On le considère comme l’« unité de l’organisme » ! — Cette ridicule surestimation, cette méconnaissance de la conscience a eu ce résultat heureux que par là le développement trop rapide de la conscience a été empêché. Parce que les hommes croyaient déjà posséder le conscient, ils se sont donné peu de peine pour l’acquérir — et, maintenant encore, il n’en est pas autrement. Une tâche demeure toute nouvelle et à peine perceptible à l’œil humain, à peine clairement reconnaissable, la tâche de s’incorporer le savoir et de le rendre instinctif. Cette tâche ne peut être aperçue que par ceux qui ont compris que, jusqu’à présent, seules nos erreurs ont été incorporées et que toute notre conscience se rapporte à des erreurs !

 



Ainsi parlait Zarathoustra

(Also sprach Zarathustra, 1883-1885, publié en 1892)

Quand il commence "Ainsi parlait Zarathoustra", Nietzsche a déjà une importante œuvre critique derrière lui. Ce travail d'examen des valeurs culturelles ne constitue cependant qu'un aspect de sa mission de philosophe. Il sait aussi qu'une œuvre affirmative doit suivre. Ainsi naît la figure de Zarathoustra, double grandiose de son auteur, porte-parole des vertus qu'il entend exalter. Nietzsche prend ici la posture d'un prophète philosophe annonçant la fin de l'ère ancienne et le début d'une nouvelle : "lorsque Zarathoustra fut âgé de trente ans, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s'en alla dans la montagne. Là, il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s'en lassa point durant dix années. Mais, enfin, son coeur se transforma, - et un matin, se levant avant l'aurore, il s'avança devant le soleil et lui parla ainsi : Ô grand astre! Quel serait ton bonheur, si tu n'avais pas ceux que tu éclaires? Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne, tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent (...) Je dois disparaître ainsi que toi, m'abîmer (untergehen) , comme disent les hommes vers qui je veux descendre. Bénis-moi donc, oeil tranquille, qui peut voir sans envie un bonheur même sans mesure! Bénis la coupe qui veut déborder, que l'eau toute dorée en découle, apportant partout le reflet de ta joie! Vois! Cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme." Zarathoustra (ou Zoroastre), le créateur de religion perse des VIIe et VIe siècles avant JC, est le masque que met Nietzsche pour lancer son annonciation, et ce Zarathoustra est mis en opposition de Jésus de Nazareth, celui-ci vient en fils de Dieu, celui-là demande la bénédiction du soleil, de la lumière du monde d'ici-bas. Mais tous deux reviennent auprès des hommes. Nietzsche entend ainsi proclamer une religion philosophique profane, une nouvelle croyance dans le monde. 

Le Prologue annonce le "Surhomme" et présente les thèmes de l'ouvrage. La Première partie décrit les trois métamorphoses de l'esprit : l'âme humaine est d'abord semblable au chameau qui amasse son expérience et obéit passivement, puis au lion qui détruit avec violence son fardeau, enfin l'enfant qui crée de nouvelles valeurs : il faut donc tout détruire et tout reconstruire. La morale est une création purement humaine, et ce n'est pas tant, par exemple, son prochain qu'il faut aimer, mais le surhomme qui s'annonce en nous. "Tous les dieux sont morts, nous voulons maintenant que le Surhomme vive".

Dans la deuxième parte, apparaît la "volonté de puissance" qui permet à la vie de se surmonter elle-même. Cette volonté est encore prisonnier de son passé, de ces faux maîtres de la connaissance, de ses sages qui ne servent pas la vérité mais la superstition des peuples.

Dans la troisième partie, apparaît le thème de "l'Eternel Retour", en contradiction totale avec la conception chrétienne et linéaire de la temporalité. Et c'est dans la quatrième et dernière partie que nous abordons véritablement la question du Surhomme. Bien des critiques se sont abattues sur cette dernière notion : le "surhomme" de Nietzsche se veut en opposition de la tradition religieuse chrétienne, mais aussi de la tradition métaphysique grecque définie par Platon et Aristote. La "matière" l'emporte sur "l'esprit", le corps, les sens, les pulsions, l'amour de soi deviennent des valeurs positives. Le surhomme, au bout du compte, se fie plus à son corps qu'à son esprit, à cette "volonté vitale, inépuisable et créatrice". Et le monde dans lequel nous vivons est éternel, tout ce qui s'est produit un jour se reproduira...

 

Als Zarathustra dreissig Jahr alt war, verliess er seine Heimat und den See seiner Heimat und ging in das Gebirge. Hier genoss er seines Geistes und seiner Einsamkeit und wurde dessen zehn Jahr nicht müde. Endlich aber verwandelte sich sein Herz, – und eines Morgens stand er mit der Morgenröthe auf, trat vor die Sonne hin und sprach zu ihr also:

»Du grosses Gestirn! Was wäre dein Glück, wenn du nicht Die hättest, welchen du leuchtest!

Zehn Jahre kamst du hier herauf zu meiner Höhle: du würdest deines Lichtes und dieses Weges satt geworden sein, ohne mich, meinen Adler und meine Schlange.

Aber wir warteten deiner an jedem Morgen, nahmen dir deinen Überfluss ab und segneten dich dafür.

Siehe! Ich bin meiner Weisheit überdrüssig, wie die Biene, die des Honigs zu viel gesammelt hat, ich bedarf der Hände, die sich ausstrecken.

Ich möchte verschenken und austheilen, bis die Weisen unter den Menschen wieder einmal ihrer Thorheit und die Armen einmal ihres Reichthums froh geworden sind.

Dazu muss ich in die Tiefe steigen: wie du des Abends thust, wenn du hinter das Meer gehst und noch der Unterwelt Licht bringst, du überreiches Gestirn!

Ich muss, gleich dir, untergehen, wie die Menschen es nennen, zu denen ich hinab will.

So segne mich denn, du ruhiges Auge, das ohne Neid auch ein allzugrosses Glück sehen kann!

Segne den Becher, welche überfliessen will, dass das Wasser golden aus ihm fliesse und überallhin den Abglanz deiner Wonne trage!

Siehe! Dieser Becher will wieder leer werden, und Zarathustra will wieder Mensch werden.«

– Also begann Zarathustra's Untergang.

 

Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s’en alla dans la montagne.

Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son coeur se transforma, –

et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi :

« Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ?

Depuis dix ans que tu viens vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon

serpent.

Mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions.

Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amassé trop de miel. J’ai besoin de mains qui se tendent. Je

voudrais donner et distribuer, jusqu’à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres,

heureux de leur richesse.

Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs, comme tu fais le soir quand tu vas derrière les mers, apportant

ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse !

Je dois disparaître ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux descendre.

Bénis-moi donc, oeil tranquille, qui peux voir sans envie un bonheur même sans mesure !

Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en découle, apportant partout le reflet de ta joie !

Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme. »

Ainsi commença le déclin de Zarathoustra."

 


Le chant de la mélancolie

Lorsque Zarathoustra prononça ces discours, il se trouvait à l’entrée de sa caverne ; mais après les dernières paroles, il s’échappa de ses hôtes et s’enfuit pour un moment en plein air. « Ô odeurs pures autour de moi, s’écria-t-il, ô tranquillité bienheureuse autour de moi ! Mais où sont mes animaux ? Venez, venez, mon aigle et mon serpent ! Dites-moi donc, mes animaux : tous ces hommes supérieurs, – ne sentent-ils peut-être pas bon ? Ô odeurs pures autour de moi ! Maintenant je sais et je sens seulement combien je vous aime, mes animaux. » – Et Zarathoustra dit encore une fois : « Je vous aime, mes animaux ! » L’aigle et le serpent cependant se pressèrent contre lui, tandis qu’il prononçait ces paroles et leurs regards s’élevèrent vers lui. Ainsi ils se tenaient ensemble tous les trois, silencieusement, aspirant le bon air les uns auprès des autres. Car là- dehors l’air était meilleur que chez les hommes supérieurs. 

Mais à peine Zarathoustra avait-il quitté la caverne, que le vieil enchanteur se leva et, regardant malicieusement autour de lui, il dit : « Il est sorti ! Et déjà, ô homme supérieurs – permettez-moi de vous chatouiller de ce nom de louange et de flatterie, comme il fit lui-même – déjà mon esprit malin et trompeur, mon esprit d’enchanteur, s’empare de moi, mon démon de mélancolie, – qui est, jusqu’au fond du cœur, l’adversaire de ce Zarathoustra : pardonnez-lui ! Maintenant il veut faire devant vous ses enchantements, c’est justement son heure ; je lutte en vain avec ce mauvais esprit. À vous tous, quels que soient les honneurs que vous vouliez prêter, que vous vous appeliez les « esprits libres » ou bien « les véridiques », ou bien « les expiateurs de l’esprit », « les déchaînés », ou bien « ceux du grand désir » – à vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de linges, – à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur, est favorable. Je vous connais, ô hommes supérieurs, je le connais, – je le connais aussi, ce lutin que j’aime malgré moi, ce Zarathoustra : il me semble le plus souvent semblables à une belle larve de saint, – semblable à un nouveau déguisement singulier, où se plaît mon esprit mauvais, le démon de mélancolie : – souvent il me semble que j’aime Zarathoustra à cause de mon mauvais esprit. – Mais déjà il s’empare de moi et il me terrasse, ce mauvais esprit, cet esprit de mélancolie, ce démon du crépuscule : et en vérité, ô hommes supérieurs, il est pris d’une envie – – ouvrez les yeux ! – il est pris d’une envie de venir nu, en homme ou en femme, je ne le sais pas encore : mais il vient, il me terrasse, malheur à moi ! ouvrez vos sens ! Le jour baisse, pour toutes choses le soir vient maintenant, même pour les meilleures choses ; écoutez donc et voyez, ô hommes supérieurs, quel démon, homme ou femme, est cet esprit de la mélancolie du soir ! » Ainsi parlait le vieil enchanteur, puis il regarda malicieusement autour de lui et saisit sa harpe.

Dans l’air clarifié, quand déjà la consolation de la rosée descend sur terre, invisible, sans qu’on l’entende,

– car la rosée consolatrice porte des chaussures fines, comme tous les doux consolateurs –

songes-tu alors, songes-tu, cœur chaud, comme tu avais soif jadis, soif de larmes divines, de gouttes de rosée,

altéré et fatigué, comme tu avais soif, puisque dans l’herbe, sur des sentes jaunies, des rayons du soleil couchant, méchamment, au travers des arbres noirs, couraient autour de toi, des rayons de soleil, ardents et éblouissants, malicieux.

« Le prétendant de la vérité ? toi ? – ainsi se moquaient-ils –

Non ! Poète seulement ! Une bête rusée, sauvage, rampante, qui doit mentir : qui doit mentir sciemment, volontairement, envieuse de butin, masquée de couleurs, masque pour elle-même, butin pour elle-même – Ceci – le prétendant de la vérité !…

Non ! Fou seulement ! poète seulement ! parlant en images coloriées, criant sous un masque multicolore de fou, errant sur de mensongers ponts de paroles, sur des arcs-en-ciel mensongers, parmi de faux ciels et de fausses terres errant, planant çà et là, – fou seulement ! poète seulement !…

Ceci – le prétendant de la vérité ?… ni silencieux, ni rigide, lisse et froid, changé en image, en statue divine, ni placé devant les temples, gardien du seuil d’un Dieu : non ! ennemi de tous ces monuments de la vertu, plus familier de tous les déserts que de l’entrée des temples, plein de chatteries téméraires, sautant par toutes les fenêtres, vlan !

Dans tous les hasards, reniflant dans toutes les forêts vierges, reniflant d’envie et de désirs !

Ah ! toi qui cours dans les forêts vierges, parmi les fauves bigarrés, bien portant, colorié et beau comme le péché, avec les lèvres lascives, divinement moqueur, divinement infernal, divinement sanguinaire, qui cours sauvage, rampeur, menteur :

– Ou bien, semblable à l’aigle, qui regarde longtemps, longtemps, le regard fixé dans les abîmes, dans ses abîmes :

– ô comme ils planent en cercle, descendant toujours plus bas, au fond de l’abîme toujours plus profond !

– puis soudain, d’un trait droit, les ailes ramenées, fondant sur des agneaux, d’un vol subit, affamé, pris de l’envie de ces agneaux, détestant toutes les âmes d’agneaux, haineux de tout ce qui a le regard vertueux, l’œil de la brebis, la laine frisée et grise, avec la bienveillance de l’agneau !

Tels sont, comme chez l’aigle et la panthère, les désirs du poète, tels sont tes désirs, entre mille masques, toi qui es fou, toi qui es poète !… Toi qui vis l’homme, tel Dieu, comme un agneau

– : Déchirer Dieu dans l’homme, comme l’agneau dans l’homme, rire en le déchirant – Ceci, ceci est ta félicité ! La félicité d’un aigle et d’une panthère, la félicité d’un poète et d’un fou ! »…

– Dans l’air clarifié, quand déjà le croissant de la lune glisse ses rayons verts, envieusement, parmi la pourpre du couchant : – ennemi du jour, glissant à chaque pas, furtivement, devant les bosquets de roses, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent pâles dans la nuit :

– Ainsi je suis tombé moi-même jadis de ma folie de vérité, de mes désirs du jour, fatigué du jour, malade de lumière, – je suis tombé plus bas, vers le couchant et l’ombre : par une vérité brûlé et assoiffé : – t’en souviens-tu, t’en souviens-tu, cœur chaud, comme alors tu avais soif ? – Que je sois banni de toutes les vérités ! Fou seulement, poète seulement !"

 

Nietzsche a l'intuition de "l'éternel retour" au cours d'une promenade solitaire à Sils-Maria (Suisse) : l'existence est fondamentalement un cycle destiné à se renouveler invariablement, nous sommes ainsi condamnés à revivre éternellement tous les événements de notre vie, heureux ou non. D'où la lourde conséquence de tout acte ou de toute décision sur nos existences. D'où l'idée que seul un surhomme peut affronter la pensée de l'éternel retour dans un effort sur-humain de dépassement de soi...

 

"Et comment supporterais-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète, devineur d’énigmes et rédempteur du hasard ! 

Sauver ceux qui sont passés, et transformer tout « ce qui était » en « ce que je voudrais que ce fût » ! – c’est cela seulement que j’appellerai rédemption !

Volonté – c’est ainsi que s’appelle le libérateur et le messager de joie. C’est là ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière.

Vouloir délivre : mais comment s’appelle ce qui enchaîne même le libérateur ?

« Ce fut » : c’est ainsi que s’appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait – la volonté est pour tout ce qui est passé un méchant spectateur.

La volonté ne peut pas vouloir agir en arrière ; ne pas pouvoir briser le temps et le désir du temps, – c’est là la plus solitaire affliction de la volonté.

Vouloir délivre : qu’imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot ?

Hélas ! Tout prisonnier devient un fou ! La volonté prisonnière, elle aussi, se délivre avec folie.

Que le temps ne recule pas, c’est là sa colère ; « ce qui fut » – ainsi s’appelle la pierre que la volonté ne peut soulever. 

Et c’est pourquoi, par rage et par dépit, elle soulève des pierres et elle se venge de celui qui n’est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit.

Ainsi la volonté libératrice est devenue malfaisante ; et elle se venge sur tout ce qui est capable de souffrir de ce qu’elle ne peut revenir elle-même en arrière.

Ceci, oui ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son « ce fut ».

En vérité, il y a une grande folie dans notre volonté ; et c’est devenu la malédiction de tout ce qui est humain que cette folie ait appris à avoir de l’esprit !

L’esprit de la vengeance : mes amis, c’est là ce qui fut jusqu’à présent la meilleure réflexion des hommes ; et, partout où il y a douleur, il devrait toujours y avoir châtiment.

« Châtiment », c’est ainsi que s’appelle elle-même la vengeance : avec un mot mensonger elle simule une bonne conscience.

Et comme chez celui qui veut il y a de la souffrance, puisqu’il ne peut vouloir en arrière, – la volonté elle-même et toute vie devraient être – punition !

Et ainsi un nuage après l’autre s’est accumulé sur l’esprit : jusqu’à ce que la folie ait proclamé : « Tout passe, c’est pourquoi tout mérite de passer ! »

« Ceci est la justice même, qu’il faille que le temps dévore ses enfants » : ainsi a proclamé la folie.

« Les choses sont ordonnées moralement d’après le droit et le châtiment. Hélas ! où trouver la délivrance du fleuve des choses et de « l’existence », ce châtiment ? » Ainsi a proclamé la folie.

« Peut-il y avoir rédemption s’il y a un droit éternel ? Hélas ! on ne peut soulever la pierre du passé : il faut aussi que tous les châtiments soient éternels ! » Ainsi a proclamé la folie.

« Nul acte ne peut être détruit : comment pourrait-il être supprimé par le châtiment ! Ceci, oui ceci est ce qu’il y a d’éternel dans l’« existence », ce châtiment, que l’existence doive redevenir éternellement action et châtiment !

« À moins que la volonté ne finisse pas de délivrer elle-même, et que le vouloir devienne non-vouloir – » : cependant, mes frères, vous connaissez ces chansons de la folie !

Je vous ai conduits loin de ces chansons, lorsque je vous ai enseigné : « La volonté est créatrice. »

Tout ce « qui fut » est fragment et énigme et épouvantable hasard – jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais c’est ainsi que je le voulais ! »

Jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais c’est ainsi que je le veux ! C’est ainsi que je le voudrai. »

A-t-elle cependant déjà parlé ainsi ? Et quand cela arrivera-t-il ? La volonté est-elle déjà délivrée de sa propre folie ? 

La volonté est-elle déjà devenue, pour elle-même, rédemptrice et messagère de joie ? A-t-elle désappris l’esprit de vengeance et tous les grincements de dents ?

Et qui donc lui a enseigné la réconciliation avec le temps et quelque chose de plus haut que ce qui est réconciliation ?

Il faut que la volonté, qui est la volonté de puissance, veuille quelque chose de plus haut que la réconciliation, – : mais comment ? Qui lui enseignera encore à vouloir en arrière ?

Mais en cet endroit de son discours, Zarathoustra s’arrêta soudain, semblable à quelqu’un qui s’effraie extrêmement. Avec des yeux épouvantables, il regarda ses disciples ; son regard pénétrait comme une flèche leurs pensées et leurs arrière-pensées.

Mais au bout d’un moment, il recommença déjà à rire et il dit avec calme :

« Il est difficile de vivre parmi les hommes, parce qu’il est si difficile de se taire. Surtout pour un bavard. »

 

Par-delà le Bien et le Mal (Jenseits von Gut und Böse, 1886)

(Prélude d’une philosophie de l’avenir - Vorspiel einer Philosophie der Zukunft)

Dans la continuité de "Ainsi parlait Zarathoustra", Nietzsche explore les préjugés de la philosophie, l'esprit libre de celui qui s'est dégagé des morales traditionnelles, le phénomène religieux, la morale comme histoire naturelle, les savants en tant qu'ils s'opposent aux philosophes, les vertus et le problème de la femme, les peuples et leurs patries. Il aboutit ainsi à opposer une morale aristocratique, créatrice, et la morale des "esclaves".

«Peut-être le temps est-il très proche où l'on s'avisera que la pierre angulaire des édifices sublimes et inconditionnés que les philosophes dogmatiques se sont plu à élever n'était au fond que superstition populaire venue d'un temps immémorial (comme la superstition de l'âme qui, devenue superstition du sujet et du moi, ne cesse aujourd'hui encore d'engendrer des méfaits), quelconque jeu de mots peut-être, suggestion aberrante de la grammaire, ou encore généralisation téméraire de quelques faits limités, très personnels, d'un caractère très humain, trop humain. Il semble que pour se graver, avec leurs exigences éternelles dans le cœur de l'humanité, toutes les grandes choses doivent d'abord errer à travers le monde sous la forme de masques monstrueux et effrayants ; l'un de ces masques fut la philosophie dogmatique, par exemple, l'invention platonicienne de l'esprit pur et du Bien en soi. Mais à présent qu'on en est venu à bout, que l'Europe respire et sort de ce cauchemar et qu'il lui est permis de jouir au moins... d'un sommeil plus sain, nous, dont la tâche même est de veiller, avons hérité toute l'énergie qu'a grandement disciplinée le combat contre cette erreur.»  

»Wie könnte Etwas aus seinem Gegensatz entstehn? Zum Beispiel die Wahrheit aus dem Irrthume? Oder der Wille zur Wahrheit aus dem Willen zur Täuschung? Oder die selbstlose Handlung aus dem Eigennutze? Oder das reine sonnenhafte Schauen des Weisen aus der Begehrlichkeit? Solcherlei Entstehung ist unmöglich; wer davon träumt, ein Narr, ja Schlimmeres; die Dinge höchsten Werthes müssen einen anderen, eigenen Ursprung haben, – aus dieser vergänglichen verführerischen täuschenden geringen Welt, aus diesem Wirrsal von Wahn und Begierde sind sie unableitbar! Vielmehr im Schoosse des Sein's, im Unvergänglichen, im verborgenen Gotte, im »Ding an sich« – da muss ihr Grund liegen, und sonst nirgendswo!« – Diese Art zu urtheilen macht das typische Vorurtheil aus, an dem sich die Metaphysiker aller Zeiten wieder erkennen lassen; diese Art von Werthschätzungen steht im Hintergrunde aller ihrer logischen Prozeduren; aus diesem ihrem »Glauben« heraus bemühn sie sich um ihr »Wissen«, um Etwas, das feierlich am Ende als »die Wahrheit« getauft wird. Der Grundglaube der Metaphysiker ist der Glaube an die Gegensätze der Werthe. Es ist auch den Vorsichtigsten unter ihnen nicht eingefallen, hier an der Schwelle bereits zu zweifeln, wo es doch am nöthigsten war: selbst wenn sie sich gelobt hatten »de omnibus dubitandum«. Man darf nämlich zweifeln, erstens, ob es Gegensätze überhaupt giebt, und zweitens, ob jene volksthümlichen Werthschätzungen und Werth-Gegensätze, auf welche die Metaphysiker ihr Siegel gedrückt haben, nicht vielleicht nur Vordergrunds-Schätzungen sind, nur vorläufige Perspektiven, vielleicht noch dazu aus einem Winkel heraus, vielleicht von Unten hinauf, Frosch-Perspektiven gleichsam, um einen Ausdruck zu borgen, der den Malern geläufig ist? Bei allem Werthe, der dem Wahren, dem Wahrhaftigen, dem Selbstlosen zukommen mag: es wäre möglich, dass dem Scheine, dem Willen zur Täuschung, dem Eigennutz und der Begierde ein für alles Leben höherer und grundsätzlicherer Werth zugeschrieben werden müsste. Es wäre sogar noch möglich, dass was den Werth jener guten und verehrten Dinge ausmacht, gerade darin bestünde, mit jenen schlimmen, scheinbar entgegengesetzten Dingen auf verfängliche Weise verwandt, verknüpft, verhäkelt, vielleicht gar wesensgleich zu sein. Vielleicht! – Aber wer ist Willens, sich um solche gefährliche Vielleichts zu kümmern! Man muss dazu schon die Ankunft einer neuen Gattung von Philosophen abwarten, solcher, die irgend welchen anderen umgekehrten Geschmack und Hang haben als die bisherigen, – Philosophen des gefährlichen Vielleicht in jedem Verstande. – Und allen Ernstes gesprochen: ich sehe solche neue Philosophen heraufkommen.

 

« Comment une chose pourrait-elle naître de son contraire ? Par exemple, la vérité de l’erreur ? Ou bien la volonté du vrai de la volonté de l’erreur ? L’acte désintéressé de l’acte égoïste ? Comment la contemplation pure et rayonnante du sage naîtrait-elle de la convoitise ? De telles origines sont impossibles ; ce serait folie d’y rêver, pis encore ! Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur est particulière, — elles ne sauraient être issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d’erreurs et de désirs ! C’est, tout au contraire, dans le sein de l’être, dans l’immuable, dans la divinité occulte, dans la « chose en soi », que doit se trouver leur raison d’être, et nulle part ailleurs ! » — Cette façon d’apprécier constitue le préjugé typique auquel on reconnaît bien les métaphysiciens de tous les temps. Ces évaluations se trouvent à l’arrière-plan de toutes leurs méthodes logiques ; se basant sur cette « croyance », qui est la leur, ils font effort vers leur « savoir », vers quelque chose qui, à la fin, est solennellement proclamé « la vérité ». La croyance fondamentale des métaphysiciens c’est l’idée de l’opposition des valeurs. Les plus avisés parmi eux n’ont jamais songé à élever des doutes dès l’origine, là où cela eût été le plus nécessaire : quand même ils en auraient fait vœu « de omnibus dubitandum ». On peut se demander en effet, premièrement, si, d’une façon générale, il existe des contrastes, et, en deuxième lieu, si les évaluations et les oppositions que le peuple s’est créées pour apprécier les valeurs, sur lesquelles ensuite les métaphysiciens ont mis leur empreinte, ne sont pas peut-être des évaluations de premier plan, des perspectives provisoires, projetées, dirait-on, du fond d’un recoin, peut-être de bas en haut, — des « perspectives de grenouille », en quelque sorte, pour employer une expression familière aux peintres ? Quelle que soit la valeur que l’on attribue à ce qui est vrai, véridique, désintéressé il se pourrait bien qu’il faille reconnaître à l’apparence, à la volonté d’illusion, à l’égoïsme et au désir une valeur plus grande et plus fondamentale par rapport à la vie. De plus, il serait encore possible que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et révérées consistât précisément en ceci qu’elles sont parentes, liées et enchevêtrées d’insidieuse façon et peut-être même identiques à ces choses mauvaises, d’apparence contradictoires. Peut-être ! — Mais qui donc s’occuperait d’aussi dangereux peut-être ! Il faut attendre, pour cela, la venue d’une nouvelle espèce de philosophes, de ceux qui sont animés d’un goût différent, quel qu’il soit, d’un goût et d’un penchant qui différeraient totalement de ceux qui ont eu cours jusqu’ici, — philosophes d’un dangereux peut-être, à tous égards. — Et, pour parler sérieusement : je les vois déjà venir, ces nouveaux philosophes.



La Généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral, ein Streitschrift, 1887)

Composé de trois dissertations, cet ouvrage entend revenir aux sources des valeurs morales que sont le bien et le mal, afin de mettre en évidence le renversement qu'elles ont subi sous l'influence des faibles rusés. La première dissertation, "Bien et mal" souligne que le ressentiment est à l'origine des valeurs du bien et du mal. La deuxième dissertation, "La faute, la mauvaise conscience et ce qui leur ressemble", propose une analyse de la conscience morale, comme une intériorisation de la cruauté naturelle. La dernière dissertation, "Que signifient les idéaux ascétiques?", montre que l'idéal ascétique est en fait produit par la négation de la vie.

«À première vue, ce problème de la valeur de la pitié et de la morale de la pitié semble n'être qu'une question isolée, un point d'interrogation à part ; mais à celui qui s'arrêtera ici, qui apprendra à interroger ici, il arrivera ce qui m'est arrivé : une perspective nouvelle et immense s'ouvrira devant lui, la foi en la morale, en toute morale s'en trouvera ébranlée - enfin une nouvelle exigence se fera entendre. Nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, il faut commencer par mettre en question la valeur même de ces valeurs, et cela suppose une connaissance telle qu'il n'en a pas existé jusqu'à présent et telle qu'on ne l'a même pas souhaitée.» 

 

Le Crépuscule des idoles (Götzen-Dämmerung, 1888)

(ou Comment philosopher à coups de marteau - oder Wie man mit dem Hammer philosophirt)

"J'ai cherché des grands hommes, écrit Nietzsche dans son Avant-propos, et je n'ai trouvé que les singes de leur idéal..." Si Zarathoustra met fin à ce monde-vérité qui peuple l'histoire de la philosophie, bien des erreurs demeurent encore comme celles du libre-arbitre et du péché ou de la confusion de la cause et de l'effet. Suivent des aphorismes, dont les "Flâneries inactuelles" qui exposent les rejets littéraires de Nietzsche. Enfin, dans "Le Cas Wagner" (Der Fall Wagner, ein musikalisches Problem), revient sur sa déception vis-à-vis de la musique de Wagner dont il attendait tant. 

«Il y a dans le monde plus d'idoles que de réalités : c'est ce que m'apprend le "mauvais œil" que je jette sur le monde, et aussi la "méchante oreille" que je lui prête... Ce petit livre est une grande déclaration de guerre. Quant aux idoles qu'il s'agit d'ausculter, ce ne sont cette fois pas des idoles de l'époque, mais des idoles éternelles, que l'on frappe ici du marteau comme d'un diapason - il n'est pas d'idoles plus anciennes, plus sûres de leur fait, plus enflées de leur importance... Pas non plus de plus creuses... Cela ne les empêche pas d'être celles auxquelles on croit le plus. Aussi, surtout dans le cas de la plus distinguée d'entre elles, ne les appelle-t-on jamais des idoles...» 

Man kennt meine Forderung an den Philosophen, sich jenseits von Gut und Böse zu stellen, – die Illusion des moralischen Urtheils unter sich zu haben. Diese Forderung folgt aus einer Einsicht, die von mir zum ersten Male formulirt worden ist: daß es gar keine moralischen Thatsachen giebt. Das moralische Urtheil hat Das mit dem religiösen gemein, daß es an Realitäten glaubt, die keine sind. Moral ist nur eine Ausdeutung gewisser Phänomene, bestimmter geredet eine Mißdeutung. Das moralische Urtheil gehört, wie das religiöse, einer Stufe der Unwissenheit zu, auf der selbst der Begriff des Realen, die Unterscheidung des Realen und Imaginären noch fehlt: sodaß »Wahrheit« auf solcher Stufe lauter Dinge bezeichnet, die wir heute »Einbildungen« nennen. Das moralische Urtheil ist insofern nie wörtlich zu nehmen: als solches enthält es immer nur Widersinn. Aber es bleibt als Semiotik unschätzbar: es offenbart, für den Wissenden wenigstens, die wertvollsten Realitäten von Culturen und Innerlichkeiten, die nicht genug wußten, um sich selbst zu »verstehn«. Moral ist bloß Zeichenrede, bloß Symptomatologie: man muß bereits wissen, worum es sich handelt, um von ihr Nutzen zu ziehn.

On sait ce que j’exige du philosophe : de se placer par-delà le bien et le mal, — de placer au-dessous de lui l’illusion du jugement moral. Cette exigence est le résultat d’un examen que j’ai formulé pour la première fois : je suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas du tout de faits moraux. Le jugement moral a cela en commun avec le jugement religieux de croire à des réalités qui n’en sont pas. La morale n’est qu’une interprétation de certains phénomènes, mais une fausse interprétation. Le jugement moral appartient, tout comme le jugement religieux, à un degré de l’ignorance, où la notion de la réalité, la distinction entre le réel et l’imaginaire n’existent même pas encore : en sorte que, sur un pareil degré, la « vérité » ne fait que désigner des choses que nous appelons aujourd’hui « imagination ». Voilà pourquoi le jugement moral ne doit jamais être pris à la lettre : comme tel il ne serait toujours que contresens. Mais comme sémiotique il reste inappréciable : il révèle, du moins pour celui qui sait, les réalités les plus précieuses sur les cultures et les génies intérieurs qui ne savaient pas assez pour se « comprendre » eux-mêmes. La morale n’est que le langage des signes, une symptomatologie : il faut déjà savoir de quoi il s’agit pour pouvoir en tirer profit.

 


"LE MARTEAU PARLE

« Pourquoi si dur ? — dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne sommes-nous pas proches parents ? — »

Pourquoi si mous ? Ô mes frères, je vous le demande, moi : n’êtes-vous donc pas — mes frères ?

Pourquoi si mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourquoi y a-t-il tant de reniement, tant d’abnégation dans votre cœur ? si peu de destinée dans votre regard ?

Et si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?

Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?

Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle, —

— béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.

Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle : DEVENEZ DURS !"


L'Antéchrist (Der Antichrist, 1888)

L'ouvrage se veut un "essai de critique du christianisme" et veut promouvoir un accomplissement de l'humanité dans la totalité de sa liberté. Un nouvel homme est possible, il suffit en effet simplement de le vouloir. 

«Rien ne sert d'embellir et de farder le christianisme : il a livré une lutte à mort à ce type supérieur d'humanité, il a jeté l'anathème sur tous les instincts élémentaires de ce type. À partir de ces instincts, il a su distiller le mal, susciter le méchant : l'homme fort étant par définition celui que l'on réprouve, le «réprouvé». Le christianisme a pris le parti de tout ce qui est bas, vil, manqué, il a fait un idéal de l'opposition à l'instinct de conservation de la vie forte. Même aux natures les mieux armées intellectuellement, il a perverti la raison, en leur enseignant à ressentir les valeurs suprêmes de l'esprit comme entachées de péché, induisant en erreur, comme des tentations. Exemple le plus lamentable : la perversion de Pascal, qui croyait à la perversion de sa raison par le péché originel, alors qu'elle n'était pervertie que par son christianisme !» 

 

Nietzsche contre Wagner (Nietzsche contra Wagner, 1889)

Ouvrage polémique qui fait suite à la rupture entre Nietzsche et Wagner, reprennant sur un ton plus violent la thèse développée dans "le cas Wagner" : Wagner n'est grand que lorsqu'il met en musique sa propre souffrance ou sa personnalité, or nous le voyons rechercher l'effet, le geste dramatique, le détail. Wagner comme Schopenhauer ne parviennent pas à saisir toute la plénitude de la vie, et n'exalte que le mépris de celle-ci. La musique wagnérienne est au fond plus près de cette hypersensibilité que l'on retrouve dans le romantisme français que du génie allemand.

"Qu'exige un philosophe, en premier et dernier lieu, de lui-même ? De triompher en lui-même de son temps, de se faire «intemporel». Sa plus rude joute, contre quoi lui faut-il la livrer ? Contre tout ce qui fait de lui un enfant de son siècle. Fort bien ! Je suis, tout autant que Wagner, un enfant de ce siècle, je veux dire un décadent, avec cette seule différence que, moi, je l'ai compris, j'y ai résisté de toutes mes forces. Le philosophe, en moi, y résistait.

Ma préoccupation la plus intime a toujours été, en fait, le problème de la décadence, - et j'ai eu, à cela, mes raisons. [...] Si l'on s'est exercé la vue à déceler les signes du déclin, on comprend aussi la morale, - on comprend ce qui se dissimule sous les plus sacrés de ses noms et de ses formules de valeur : la vie appauvrie, le vouloir-mourir, la grande lassitude. La morale dit non à la vie. Pour entreprendre une telle tâche, il me fallait de toute nécessité m'imposer une dure discipline : prendre parti contre tout ce qu'il y avait en moi de malade, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y compris tous les modernes sentiments d'«humanité»..." 

 

La Volonté de puissance (Der Wille zur Macht), posthume, inachevé (1901)

(Essai d'une transmutation de toutes les valeurs, Versuch einer Umwerthung aller Werthe)

Ensemble de textes de Nietzsche, écrits entre 1885 et 1888, assemblés et publiés en 1935, et qui traitent du nihilisme et de la transmutation des valeurs que Nietzsche voulait promouvoir.

"Ce livre quasi mythique, qui passe pour le couronnement de l'œuvre de Nietzsche, a connu plusieurs versions en allemand, car son auteur n'avait fait qu'en esquisser différents plans de 1885 à 1888. La première traduction française, due à Henri Albert et fondée sur la version allemande de 1901, est parue au Mercure de France. Elle comporte seulement quelque cinq cents aphorismes. La présente version, élaborée par Friedrich Würzbach, est beaucoup plus étendue, et c'est à elle qu'on s'est référé en France, depuis 1935." (Gallimard) A retenir, la notion de "nihilisme" est proposée comme fondement d'une critique de la modernité, la notion de "surhomme" comme dépassement de l'homme. 

"Voici venir la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit à supprimer notre génération, soit à nous supprimer nous-mêmes. Le second cas est le nihilisme.

1. Le nihilisme montant, en théorie et en pratique. Dérivation vicieuse de celui-ci (pessimisme, ses espèces : prélude du nihilisme, bien qu’inutile).

2. Le christianisme succombant à sa morale. " Dieu est la vérité " ; " Dieu est l’amour " ; le " Dieu juste ". — Le plus grand événement — " Dieu est mort "— sourdement pressenti.

3. La morale, dès lors privée de sa sanction, ne sait plus se soutenir d’elle-même. On finit par laisser tomber l’interprétation morale — (mais le sentiment est encore saturé des résidus d’évaluations chrétiennes — ).

4. C’est sur des jugements moraux qu’a jusqu’à présent reposé la valeur, avant tout la valeur de la philosophie (de " la volonté du vrai " — ). (L’idéal populaire du " sage ", du " prophète ", du " saint " est tombé en désuétude.)

5. Tendances nihilistes dans les sciences naturelles (" absurdité " — ) ; causalisme, mécanisme. La conformité aux lois est un intermède, un résidu.

6. De même en politique : la croyance en son bon droit fait défaut, l’innocence ; le mensonge règne, l’asservissement au moment.

7. De même en économie politique : la suppression de l’esclavage, l’absence d’une caste rédemptrice, d’un justificateur, — l’avènement de l’anarchiste. " Éducation "  ?

8. De même en histoire : le fatalisme, le darwinisme ; la dernière tentative pour l’interpréter dans un sens raisonnable et divin a échoué. La sentimentalité devant le passé ; on ne supporterait pas de biographie  ! -

9. De même en art : le romantisme et son contre-coup (la répugnance contre l’idéal romantique et son mensonge). Celui-ci est moral, il a le sens d’une grande véracité, mais il est pessimiste. Les " artistes " purs (indifférents vis-à-vis du sujet). (Psychologie de confesseur et psychologie de puritain, deux formes du romantisme psychologique : mais aussi leur opposé, la tentative de considérer " l’homme " du point de vue purement artistique, — là encore on n’ose pas l’évaluation contraire  !).

10. Tout le système européen des aspirations humaines a conscience de son absurdité ou encore de son " immoralité ". Probabilité d’un nouveau bouddhisme. Le plus grand danger. — " Quels sont les rapports entre la véracité, l’amour, la justice et le monde véritable  ? " Il n’y en a point  ! -"

 

.... Le signe le plus général des temps modernes : l’homme a perdu, à ses propres yeux, infiniment de dignité. Il a longtemps été le centre et le héros tragique de l’existence, en général ; puis il s’est efforcé d’affirmer du moins sa parenté avec la portion décisive de l’existence qui possédait sa valeur par elle-même — comme font tous les métaphysiciens qui veulent maintenir la dignité de l’homme, avec leur croyance que les valeurs morales sont des valeurs cardinales. Celui qui a abandonné Dieu tient avec d’autant plus de sévérité à la croyance en la morale....

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, apparaîtra, premièrement, lorsque nous nous sommes efforcés de donner à tout ce qui arrive un " sens " qui ne s’y trouve pas : en sorte que celui qui cherche finit par perdre courage. Le nihilisme est alors la connaissance du long gaspillage de la force, la torture qu’occasionne cet " en vain ", l’incertitude, le manque d’occasion de se refaire de quelque façon que ce soit, de se tranquilliser au sujet de quoi que ce soit — la honte de soi-même, comme si l’on s’était dupé trop longtemps… Ce sens aurait pu être : l’" accomplissement " d’un canon moral supérieur dans tout ce qui est arrivé, le monde moral ; ou l’augmentation de l’amour et de l’harmonie dans les rapports entre les êtres ; ou la réalisation partielle d’une condition de bonheur universel ; ou même la mise en marche vers un néant universel — un but, quel qu’il soit, suffit à prêter un sens. Toutes ces conceptions ont cela de commun qu’elles veulent atteindre quelque chose par le processus lui-même : — et l’on s’aperçoit maintenant que par ce " devenir " rien n’est réalisé, rien n’est atteint… C’est donc la déception au sujet d’un prétendu but du devenir qui est la cause du nihilisme : soit que cette déception se rapporte à un but tout à fait déterminé, soit que, d’une façon générale, on s’aperçoive que toutes les hypothèses d’un but émises jusqu’ici par rapport à l’ "évolution tout entière " sont insuffisantes ( — l’homme n’apparaît plus comme le collaborateur, et, moins encore, comme le centre du devenir.

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, apparaîtra en deuxième lieu lorsque l’on aura mis une totalité, une systématisation, et même une organisation dans tout ce qui arrive et au-dessus de tout ce qui arrive, en sorte que l’âme assoiffée de respect et d’admiration nagera dans l’idée d’une domination et d’un gouvernement supérieurs ( — si c’est l’âme d’un logicien, l’enchaînement des conséquences et la réalité absolue suffiront à tout concilier…). Une façon d’unité, une forme quelconque du " monisme " : et, par suite de cette croyance, l’homme dans un sentiment de profonde connexion et de profonde dépendance vis-à-vis d’un tout qui lui est infiniment supérieur, un mode de la divinité… " Le bien de la totalité exige l’abandon de l’individu "… Or, il n’existe pas de pareille totalité  ! Au fond l’homme a perdu la croyance en sa valeur, dès que ce n’est pas un tout infiniment précieux qui agit par lui : ce qui revient à dire qu’il a conçu ce tout, afin de pouvoir donner créance à sa propre valeur.

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, possède encore une troisième et dernière forme. Étant donnés ces deux jugements : à savoir que par le devenir rien ne doit être réalisé, et que le devenir n’est pas régi par une grande unité, où l’individu peut entièrement se perdre comme dans un élément d’une valeur supérieure : il reste le subterfuge de condamner ce monde du devenir tout entier, parce qu’il est illusion, et d’inventer un monde qui se trouve au-delà de celui-ci, un monde qui sera le monde-vérité. Mais dès que l’homme commence à s’apercevoir que ce monde n’a été édifié que pour répondre à des nécessités psychologiques et qu’il n’y a absolument aucun droit, une forme suprême du nihilisme commence à naître, une forme qui embrasse la négation d’un monde métaphysique, — qui s’interdit la croyance en un monde-vérité. En se plaçant à ce point de vue, on admet la réalité du devenir comme seule réalité, on se défend toute espèce de chemin détourné qui mène à l’au-delà et à de fausses divinités — mais on ne supporte pas ce monde-ci, bien que l’on ne veuille pas le nier…

— Qu’est-il arrivé en somme  ? Le sentiment de la non-valeur était réalisé, mais on comprit que l’on ne pouvait interpréter le caractère général de l’existence ni par l’idée du " but ", ni par l’idée de "I’unité", ni par l’idée de "vérité ". Rien n’est atteint et obtenu par là ; l’unité qui intervient dans la multiplicité des événements fait défaut : le caractère de l’existence n’est pas " vrai ", il est faux…, on n’a décidément plus de raison de se persuader de l’existence d’un monde-vérité… En un mot, les catégories : " cause finale ", " unité ", " être ", par quoi nous avons prêté une valeur au monde, sont retirées par nous — et dès lors le monde a l’air d’être sans valeur…"

 

Ecce Homo (1908)

(Comment on devient ce que l'on est / Wie man wird, was man ist)

Pour parcourir le chemin escarpé mais incontournable de la pensée nietzschéenne, ce testament philosophique de Nietzsche, achevé au seuil de la folie, constitue un précieux sésame. "Qui sait respirer l’air de mes écrits sait que c’est un air des hauteurs, un air vigoureux. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le danger n’est pas peu grand d’y prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme – mais comme toutes choses y baignent calmement dans la lumière! Comme on respire librement!"  

"Wer die Luft meiner Schriften zu athmen weiss, weiss, dass es eine Luft der Höhe ist, eine starke Luft. Man muss für sie geschaffen sein, sonst ist die Gefahr keine kleine, sich in ihr zu erkälten. Das Eis ist nahe, die Einsamkeit ist ungeheuer – aber wie ruhig alle Dinge im Lichte liegen! wie frei man athmet! wie Viel man unter sich fühlt! – Philosophie, wie ich sie bisher verstanden und gelebt habe, ist das freiwillige Leben in Eis und Hochgebirge – das Aufsuchen alles Fremden und Fragwürdigen im Dasein, alles dessen, was durch die Moral bisher in Bann gethan war. Aus einer langen Erfahrung, welche eine solche Wanderung im Verbotenen gab, lernte ich die Ursachen, aus denen bisher moralisirt und idealisirt wurde, sehr anders ansehn als es erwünscht sein mag: die verborgene Geschichte der Philosophen, die Psychologie ihrer grossen Namen kam für mich an's Licht. – Wie viel Wahrheit erträgt, wie viel Wahrheit wagt ein Geist? das wurde für mich immer mehr der eigentliche Werthmesser. Irrthum (– der Glaube an's Ideal – ) ist nicht Blindheit, Irrthum ist Feigheit ... Jede Errungenschaft, jeder Schritt vorwärts in der Erkenntniss folgt aus dem Muth, aus der Härte gegen sich, aus der Sauberkeit gegen sich ... Ich widerlege die Ideale nicht, ich ziehe bloss Handschuhe vor ihnen an ... Nitimur in vetitum: in diesem Zeichen siegt einmal meine Philosophie, denn man verbot bisher grundsätzlich immer nur die Wahrheit."

 

"Qui sait respirer l'air de mes écrits sait que c'est l'air des altitudes, un souffle rude. Il faut être bien fait pour lui si on ne veut pas y prendre froid. La glace est proche, la solitude formidable - mais que tout est calme dans la lumière ! Comme on respire librement ! que l'on sent de choses au-dessous de soi ! Philosopher, comme je l'ai toujours entendu et pratiqué jusqu'ici, c'est vivre volontairement sur la glace et les cimes, à la recherche de tout ce qui est surprise et problème dans la vie, de tout ce qui, jusqu'à présent, avait été tenu au ban par la morale.

L'expérience que m'ont donnée mes longues pérégrinations dans ces domaines interdits m'a appris à considérer autrement qu'on ne le souhaiterait les raisons qui ont poussé jusqu'à nos jours à moraliser et idéaliser : j'ai vu s'éclairer l'histoire secrète des philosophes et la psychologie de leurs grands noms. Combien un esprit supporte-t-il de vérité, combien en ose-t-il ? Voilà le critérium qui m'a servi de plus en plus pour mesurer exactement les valeurs. L'erreur (la foi dans l'idéal), l'erreur n'est pas un aveuglement, l'erreur est une lâcheté. Toute conquête, tout progrès de la-connaissance est un fruit du courage, de la sévérité pour soi-même, de la propreté envers soi... Je ne réfute pas les idéals, je me contente de mettre des gants quand je les approche... Nitimur in vetitum [nous luttons pour l'interdit] : c'est sous ce signe que ma philosophie vaincra un jour car jusqu'à présent on n'a jamais interdit systématiquement, que la vérité."



"Jamais je ne pourrai oublier", écrira Lou Salomé, "les heures où il me confia pour la première fois son idée du retour éternel comme un secret dont la vérification lui causait une horreur indicible : il n'en parlait qu'à voix basse, et avec les signes manifestes de la terreur la plus profonde." Ainsi qu'il le dit lui-même dans l'avant-dernier aphorisme du "Gai savoir" où il se plaît à livrer son idée dans sa réalité la plus crue : "Qu'arriverait-il si un démon te disait un jour : "Cette vie, telle que tu la vis actuellement, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois. Il faut que chaque douleur et chaque joie, et chaque pensée et chaque soupir, reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre, et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L'éternel sablier de l'existence sera toujours retourné de nouveau, et toi avec lui, poussière des poussières. Ne te jetterais-tu pas contre terre, et ne maudirais-tu pas le démon qui te parlerait ainsi? Ou bien as-tu déjà vécu l'instant prodigieux où tu lui répondrais : Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu parole plus divine." (Gai savoir). Toute l'oeuvre de Nietzsche et toute son existence vont se mouvoir entre cette horreur et cette attente : quiconque refuse de croire à un processus circulaire de l'univers est tenu de croire à un Dieu souverain absolu, or,  comment croire à Dieu, puisque Dieu est mort? Nietzsche ne voyait plus aucune solution à cette alternative, aucune autre solution que la folie, la folie qui parfois elle-même est "le masque d'un savoir funeste et trop sûr de lui". La folie guette désormais Nietzsche, la solitude l'a séparé des hommes, l'a séparé de Dieu, et finit par le séparer de lui-même. "Où court-on quand toute la route a été parcourue? Qu'advient-il quand toutes les combinaisons sont épuisées? Ne devrait-on pas revenir à la foi? Peut-être à la foi catholique? En tout cas l'achèvement du cercle est infiniment plus probable que le retour à l'immobilité."....

 

Et pour ne pas conclure ..

"Jamais une plénitude si grandiose de l'esprit, une orgie si extrême du sentiment ne furent placées en face d'un vide du monde si énorme" - Humain, trop humain, pas un seul humain n'osa franchir le cercle tracé au sol de Frédéric Nietzsche livré à sa tragégédie inéluctablement personnelle (Stefan Zweig, Der Kampf mit dem Dämon, 1925, Le combat avec le démon, trois figures héroïques, Hölderlin, Kleist et Nietzsche) ...

"La tragédie de Frédéric Nietzsche est un monodrame : elle ne présente aucun autre personnage sur la courte scène de sa vie que lui-même. Pendant tous les actes de cette tragédie qui se précipite comme une avalanche, ce lutteur solitaire se trouve seul sous le ciel orageux de son destin; personne n'est avec lui, personne ne s'oppose à lui; aucune femme n'adoucit de sa tendre présence la tension de l'atmosphère. Tout le mouvement part uniquement de lui et se répercute uniquement sur lui: les quelques figures qui, au début, marchent dans son ombre n'accompagnent qu'avec des gestes muets d'étonnement et d'effroi son héroïque entreprise et s'écartent, peu à peu, comme devant un péril. Pas un seul humain n'ose se risquer à entrer pleinement dans le cercle intérieur de cette destinée; Nietzsche parle toujours, lutte toujours, souffre toujours pour lui seul. Il n'adresse la parole à personne et personne ne lui répond.

Et, ce qui est encore plus terrible, personne ne l'écoute. Il n'y a pas d'êtres humains, pas de partenaires, pas d'auditeurs dans la tragédie - d'un héroïsme unique - de Frédéric Nietzsche, mais il n'y a pas non plus de scène proprement dite, de paysage, de décors, de costumes; elle se joue, pour ainsi dire, dans l'espace vide de l'idée. 

Bâle, Naumbourg, Sorrente, Sils-Maria, Gênes, ces noms ne sont pas ceux des véritables habitats de Nietzsche, mais simplement des pierres milliaires le long d'un chemin parcouru dans un vol brûlant, - simplement de froides coulisses, des couleurs sans langage! En vérité, le décor de cette tragédie est toujours le même : l'isolement, la solitude, cette atroce solitude sans parole et sans réponse que la pensée nietzschéenne porte autour de soi et sur soi comme une impénétrable cloche de verre, une solitude sans fleurs ni lumière, sans musique, sans animaux, sans êtres humains, une solitude même sans Dieu, la solitude morte et pétrifiée d'un monde primitif, antérieur et postérieur à tous les temps. 

Mais ce qui rend son vide et sa tristesse si affreux, si épouvantables et en même temps si grotesques, c'est le fait inconcevable que cette solitude désertique, ce glacier se trouve, intellectuellement parlant, au milieu de l'Allemagne nouvelle toute vibrante et retentissante de chemins de fer et de télégraphes, de cris et de tumultes, au centre d'une culture dont, par ailleurs, la curiosité est maladive, qui jette tous les ans dans le monde quarante mille volumes, qui étudie chaque jour mille problèmes dans cent universités, qui, chaque jour, joue la tragédie dans des centaines de théâtres et qui, cependant, ne sait rien, ne devine rien

et ne sent rien de ce formidable drame de l'esprit qui se déroule dans sa propre ambiance, dans son cercle le plus intime.

Car, précisément, à ses moments les plus grandioses, la tragédie de Frédéric Nietzsche n'a plus un spectateur, un auditeur, un témoin dans le monde allemand. Au début, tant qu'il parle du haut de sa chaire de professeur et que la lumière de Wagner le met en vue, son discours suscite encore un peu d'attention, mais plus il descend au fond de lui-même, plus il plonge dans la profondeur du temps, et moins il rencontre de résonance. L'un après l'autre, les amis, les étrangers se lèvent effarouchés, pendant son monologue héroïque, effrayés par les transformations toujours plus sauvages, par les extases toujours plus ardentes du philosophe et ils le laissent affreusement seul sur la scène de son destin.

Peu à peu l'acteur tragique s'inquiète de parler absolument dans le vide; il élève la voix toujours davantage, il crie et gesticule toujours plus pour faire naitre un écho ou tout au moins une contradiction. Il invente, pour la marier à sa parole, une musique - une musique jaillissante, enivrante, dionysiaque, - mais personne n'écoute plus. Il a recours à des arlequinades à une gaité forcée, stridente et perçante; il fait faire à ses phrases des cabrioles et les garnit de lazzi, simplement pour attirer, par ses amusements artificiels, des auditeurs à son évangile d'un sérieux terrible, mais aucune main ne bouge pour l'applaudir. Enfin il invente une danse, une danse des épées et, blessé, déchiré, sanglant, il exerce devant le public son nouvel art mortel, mais personne ne devine le sens de ses plaisanteries criardes, ni la passion blessée à mort qu'il y a dans cette légèreté affectée. Sans auditeurs et sans écho s'achève devant des bancs vides le drame le plus extraordinaire de l'esprit qui ait été offert à notre siècle agité.

Personne ne tourne, même négligemment, son regard vers lui, lorsque la toupie de ses pensées vibrant sur une pointe d'acier bondit pour la dernière fois magnifiquement et tombe enfin, épuisée, sur le sol, - "mort qu'il est devant l''immortalité".

Cet état d'isolement avec soi-même, cette façon d'être seul en face de soi-même, est le sens le plus profond de la tragédie que fut la vie de Frédéric Nietzsche : jamais une plénitude si grandiose de l'esprit, une orgie si extrême du sentiment ne furent placées en face d'un vide du monde si énorme, en face d'un silence si métalliquement impénétrable. Il n'a même pas eu la faveur de trouver des adversaires importants; ainsi la plus puissante volonté de pensée, "renfermée en elle-même", est obligée de chercher une réponse et une résistance dans sa propre poitrine, dans sa propre âme tragique. Ce n'est pas au monde, mais aux lambeaux saignants de sa propre peau que cet esprit rendu furieux par le destin arrache, comme Héraclès, sa tunique de Nessus, cette ardeur dévorante, pour être nu en face de la vérité suprême, en face de lui-même. 

Mais quel frisson glacial autour de cette nudité, quel silence autour de ce cri sans précédent de l'esprit, quel ciel épouvantable plein de nuages et d'éclairs, au-dessus du "meurtrier de la divinité" qui, maintenant qu'aucun adversaire ne se porte à sa rencontre et que lui-même n'en trouve plus, s'attaque à son propre être, - "connaisseur de soi-même, bourreau de soi-même, sans pitié". Poussé par son démon par delà le temps et le monde, par delà même la limite la plus extrême de son être,

Secoué, hélas! par des fièvres inconnues,

Tremblant devant les flèches acérées et glacées de la froidure,

Chassé par toi, ô pensée!

Indicible! Sombre! Effrayant!

Il recule parfois en frissonnant, avec un regard d'épouvante sans nom, lorsqu'il reconnaît combien sa vie l'a précipité par delà tout ce qui est vivant et tout ce qui a été. Mais un élan si puissant ne peut plus reculer: avec une pleine confiance et en même temps dans l'extase la plus extrême de l'enivrement de soi-même, il accomplit la destinée que son cher Hölderlin lui a préfigurée, - sa destinée d'Empédocle.

Un héroïque paysage sans ciel, un jeu gigantesque sans spectateurs, le silence, un silence toujours plus intense autour du cri le plus terrible de la solitude de l'esprit, telle est la tragédie de Frédéric Nietzsche: il faudrait l'abominer comme une des nombreuses cruautés insensées de la nature, s`il ne l'avait pas lui-même acceptée extatiquement et s'il n'en avait pas choisi et aimé la dureté unique, à cause même de ce caractère unique.

Car volontairement, en toute lucidité, renonçant à une existence assurée, il s'est construit cette "vie particulière" avec le plus profond instinct tragique et il a défié les dieux avec un courage sans exemple, pour "éprouver par lui-même le plus haut degré de péril dans lequel un homme puisse vivre".

"Salut à vous, démons!" C'est en poussant ce cri enjoué de l'hubris-, qu'une fois, par une joyeuse nuit, à la manière des étudiants, Nietzsche et ses amis philosophes évoquent les Puissances : à l'heure où rôdent les Esprits, ils versent par la fenêtre le rouge vin de leurs verres pleins dans la rue endormie de la ville de Bâle, - comme une libation aux Invisibles. Ce n'est là qu'une plaisanterie de l'imagination que taquine un pressentiment plus profond : mais les démons entendent cet appel et poursuivent celui qui les a défiés, jusqu'à ce que le jeu d'une nuit devienne la tragédie grandiose d'une destinée.

Cependant jamais Nietzsche ne se dérobe aux exigences monstrueuses par lesquelles il se sent irrésistiblement saisi et entraîné: plus le marteau le frappe durement, plus résonne clair le bloc d'airain de sa volonté. Et sur cette enclume portée au rouge par le feu de la souffrance, se forge, toujours plus durement, à chaque coup redouble, la formule qui cuirasse ensuite de bronze son esprit, la "formule de la grandeur de l'homme", amor fati : ne vouloir changer aucun fait dans le passé, dans l'avenir, éternellement; non seulement supporter la nécessité, ne pas chercher à la dissimuler, mais l'aimer. Ce chant d'amour fervent et dithyrambique adressé aux Puissances couvre le cri de sa propre douleur: jeté à terre, vaincu par le silence du monde, dévoré par lui-même, ronge par toutes les amertumes de la souffrance, il ne lève jamais les mains pour demander au destin de le laisser enfin en paix. Au contraire, il réclame encore davantage une détresse plus grande, une solitude plus profonde, une souffrance plus complète, l'épreuve la plus rigoureuse à laquelle puisse être soumise son endurance; ce n'est pas pour se dérober, mais uniquement pour se lier qu'il lève les mains, afin de faire entendre la prière la plus magnifique du héros : "O volonté de mon âme, que j'appelle destinée, toi qui es en moi, toi qui es au-dessus de moi, conserve-moi et préserve-moi pour un grand destin."

Or, celui qui sait prier avec tant de grandeur est toujours exaucé...."

(Fisher Verlag, traduction Belfond)

 


Rares sont les personnalités qui susciteront tant de polémiques : Franz Liszt avait dès 1859 reconnu le non-conformisme de Richard Wagner, son caractère profondément allemand, Johannes Brahms, dont la musique est à l'opposé, le respectait infiniment, Thomas Mann en était passionné. Il fut vénéré comme le plus grand rénovateur de l'opéra, mais on a raillé ses talents littéraires. Les uns trouvent sa musique lourde et grandiloquente alors que d'autres s'émerveillent devant les vibrations musicales de son langage poétique. Le fonds philosophico-mystique semble tantôt indispensable à la compréhension de son oeuvre et tantôt servir avec ambiguïté cet amalgame pseudo politico-religieux qui servit d'alibi au national-socialisme. L'attitude de Nietzsche est révélatrice : il porte Wagner aux nues et voit en Siegfried le symbole de son "Surhomme", pour ensuite condamner son art comme artificiel et mensonger, revirement alimenté certes par quelques déceptions personnelles. Il faut sans doute distinguer entre les qualités musicales ("Tristan et Isolde" est un chef d'oeuvre absolu) et les errances de sa pensée, voire de son existence. C'est en effet par ses conceptions proprement musicales que Wagner influa sur son époque, au-delà de l'Allemagne, sur la postérité...

 

Richard Wagner (1813-1883)

Après une jeunesse marquée par le théâtre, Richard Wagner débute l'étude de la musique et s'intéresse tant aux activités politiques de son temps qu'il rejoint les insurgés de Leipzig en 1830 : mais il ne parvient pas à trancher entre conservatisme et idées révolutionnaires, et il lui sera reproché ses traits de caractère où dominent l'hésitation, la difficulté à prendre position, mais aussi un amour-propre maladif, et un certain manque de loyauté. Il commencera par fuir le bonheur matrimonial, sa première femme, Minna Planer ne comprendra jamais ses excentricités, son goûts pour les habits précieux, sa tendance à vivre au-dessus de ses moyens, et mourra de chagrin. Ce n'est qu'avec Cosima von Bülow, la fille de Franz Liszt, en 1864, qu'il trouva l'admiratrice inconditionnelle qu'il recherche tant. Sa participation aux événements révolutionnaires à Dresde, lui vaut l'exil en Suisse, mais aussi la fuite devant ses créanciers. Ses engagements éphémères de chef d'orchestre le conduisent à travers l'Europe. Ce n'est qu'après 1864, année de sa première rencontre avec Louis II de Bavière, qu'il connaît enfin la stabilité. Il approfondit son amitié avec Liszt, avec Nietzsche et vit enfin son rêve d'un théâtre à Bayreuth en 1870. 

 

Il est d'usage de regrouper les oeuvres dramatiques de Richard Wagner en trois phases, qui correspondent à trois grandes étapes de sa vie. Les oeuvres de jeunesse, première étape, dans lesquelles il s'inspire encore de l'opéra traditionnel. A Leipzig, il s'immerge dans Beethoven et écrit "Die Fee" (les Fées, 1833) sur le modèle du "Der Freischütz" de Maria von Weber, à l'âge de vingt ans. Invité à diriger des salles d'opéras provinciales, dont celle de Magdebourg, il écrit son deuxième opéra,  "Das Liebesverbot" (La défense d'aimer), inspiré d'une pièce de Shakespeare et écrite dans l'esprit de l'opéra italien. Après une période difficile à Riga et à Paris, Wagner regagne Dresde pour la première de son opéra "Rienzi" (1842), proche du grand opéra français. Dans cette première période, Wagner en vint à la conclusion que les opéras italiens et français sont incompatibles avec la culture allemande. Il reproche à l'opéra italien une suprématie du chant qui n'est qu'une exhibition de virtuosité gratuite, et un enchaînement de tableaux conçu comme une suite de poncifs sabordant toute logique dramaturgique. L'opéra français, pourtant sur le chemin de l'art intégral, quoique pompeux, est stigmatisé pour sa conception superficielle où les tableaux historiques évincent les sentiments humains. Sur le plan de l'expression ou de l'atmosphère, Wagner renoue donc avec l'opéra romantique allemand et puiser ses sujets dans les sagas germaniques qu'il amalgame avec de vieilles légendes chrétiennes. Mais il faut parer aux débordements de cet esprit romantique et emprunte au drame grec une logique dramatique tenue par l'action, avec des personnages idéalisés qui vont exprimer des "vérités" humaines. Enfin, pour Wagner, la musique est, bien plus que la littérature, un langage universel, l'opéra à construire doit donc être essentiellement musical.

 

Wagner trouve, dans cette deuxième période, sa voie avec "Le Vaisseau fantôme" (1841), "Tannhäuser" (1845), "Lohengrin" (1848), trois opéras romantiques. Installé à Dresde avec l'actrice Christine Wilhelmine Planer, surnommée Minna, "Der Fliegende Holländer" est créé en 1843. Tiré de l'histoire d'un homme condamné à voguer sur les mers pour l'éternité, l'opéra déroute un public italianisant ; un orage nocturne, des forces surnaturelles, un amour tragique, la ballade de l'héroïne Senta et son duo d'amour avec le Hollandais volant, la chansons des marins norvégiens composent le premier chef d'oeuvre de Wagner. Wagner dirige ensuite "Tannhäuser" qui a pour thème un concours de chant au château de Wartburg, qui inaugure une certaine continuité entre les les arias, les ensembles et récitatifs. Mais son "Lohengrin", qui mêle des éléments de la légende arthurienne au règne du roi Henri I de Saxe, ne peut par la suite être monté compte tenu de ses opinions politiques: cet opéra, avec notamment son célèbre choeur "Treulich geführt" qui ouvre l'acte III constitue la plus belle introduction à la future Tétralogie. L'insurrection de la Commune de Paris en 1848 a suscité en effet des rébellions dans la plupart des territoires allemands.

Contraint à l'exil à Zurich, Wagner se consacre uniquement à la direction d'orchestre, compose et lit Schopenhauer. Dans un essai, "L'oeuvre d'art de l'avenir", Wagner présente la célèbre vision de l'opéra comme "Gesamtkunstwerk" (oeuvre d'art totale). Les principes de cette nouvelle vision? L'action scénique doit rendre visible l'édifice dramatico-musical; poésie, musique et mouvement doivent être fusionnés; la répartition en morceaux détachables doit être abandonnée; "mélodie infinie" et "leitmotiv" sont désormais privilégiés. Le chant est fondé sur un texte en prose rythmée ou en vers libres, et conçu comme ligne mélodique continue. La contrepartie instrumentale du chant, tous deux étroitement imbriqués, assure le développement dramatique fondé sur la succession des leitmotiv. Les tonalités vont ensuite caractériser un personnage, un sentiment, un effet de lumière. L'harmonie est poussée aux limites de ses possibilités et dotée de fonctions dramatiques. Et c'est le texte, au bout du compte, qui va motiver toute la musique : Wagner, dans la Tétralogie, réalisera ainsi une adaptation libre de la versification germanique médiévale, lui permettant une mise en musique la plus souple possible.

Wagner trouve, dans cette deuxième période, sa voie avec "Le Vaisseau fantôme" (1841), "Tannhäuser" (1845), "Lohengrin" (1848), trois opéras romantiques. Installé à Dresde avec l'actrice Christine Wilhelmine Planer, surnommée Minna, "Der Fliegende Holländer" est créé en 1843. Tiré de l'histoire d'un homme condamné à voguer sur les mers pour l'éternité, l'opéra déroute un public italianisant ; un orage nocturne, des forces surnaturelles, un amour tragique, la ballade de l'héroïne Senta et son duo d'amour avec le Hollandais volant, la chansons des marins norvégiens composent le premier chef d'oeuvre de Wagner. Wagner dirige ensuite "Tannhäuser" qui a pour thème un concours de chant au château de Wartburg, qui inaugure une certaine continuité entre les les arias, les ensembles et récitatifs. Mais son "Lohengrin", qui mêle des éléments de la légende arthurienne au règne du roi Henri I de Saxe, ne peut par la suite être monté compte tenu de ses opinions politiques: cet opéra, avec notamment son célèbre choeur "Treulich geführt" qui ouvre l'acte III constitue la plus belle introduction à la future Tétralogie. L'insurrection de la Commune de Paris en 1848 a suscité en effet des rébellions dans la plupart des territoires allemands.

Contraint à l'exil à Zurich, Wagner se consacre uniquement à la direction d'orchestre, compose et lit Schopenhauer. Dans un essai, "L'oeuvre d'art de l'avenir", Wagner présente la célèbre vision de l'opéra comme "Gesamtkunstwerk" (oeuvre d'art totale). Les principes de cette nouvelle vision? L'action scénique doit rendre visible l'édifice dramatico-musical; poésie, musique et mouvement doivent être fusionnés; la répartition en morceaux détachables doit être abandonnée; "mélodie infinie" et "leitmotiv" sont désormais privilégiés. Le chant est fondé sur un texte en prose rythmée ou en vers libres, et conçu comme ligne mélodique continue. La contrepartie instrumentale du chant, tous deux étroitement imbriqués, assure le développement dramatique fondé sur la succession des leitmotiv. Les tonalités vont ensuite caractériser un personnage, un sentiment, un effet de lumière. L'harmonie est poussée aux limites de ses possibilités et dotée de fonctions dramatiques. Et c'est le texte, au bout du compte, qui va motiver toute la musique : Wagner, dans la Tétralogie, réalisera ainsi une adaptation libre de la versification germanique médiévale, lui permettant une mise en musique la plus souple possible.

 

Contraint à l'exil, si l'on omet les quelques pamphlets détestables qu'il se permit d'écrire sur notamment "le judaïsme en musique", Wagner explore la poésie médiévale allemande et nordique, d'où il va tirer sa mystique sur le pouvoir de l'amour et sur l'identité allemande. En 1852,  il met en application ses nouvelles théories dans le drame musical, avec le livret de sa tétralogie, "Der Ring des Nibelungen" (L'anneau du Nibelung), et en 1857 a composé les deux premiers opéras du cycle, "Das Rheingold" (L'Or du Rhin) et "Die Walkirie" (La Walkyrie), et une partie du troisième, "Siegfried". C'est dans cette même année qu'il se prend d'une passion torride pour une femme mariée, Mathilde Wesendonk, qui lui inspirera "Tristan und Isolde". La séparation entre Wagner et Minna est alors inéluctable et celui-ci quitte Zurich pour Paris, puis, son exclusion d'Allemagne ayant été abrogée, gagne la Prusse. Alors qu'il compose sa Tétralogie, Wagner produit son unique opéra-comique, "Die Meistersinger von Nürnberg" (Les Maîtres Chanteurs de Nurenberg) : Hans von Bülow le créera en 1868.

 

Peu de temps après avoir été couronné roi de Bavière en 1864, à l'âge de dix-huit ans, Louis II (1845-1886) , célèbre pour son château de contes de fées de Neuschwantein, assure le mécénat de Wagner, qui s'installe à Munich et peut enfin régler ses dettes. En 1865, "Tristan und Isolde" est enfin créé sous la direction de Hans von Bülow : Wagner a pour un temps abandonné sa Tétralogie pour mettre en musique ces thèmes qui l'ont tant fascinés comme le désir et la mort et qu'il a pu vivre au travers de sa passion pour Mathilde Wesendock. L'opéra est connu pour ses extraordinaires harmoniques qui rendent perceptibles la souffrance des amants. Physiquement, les rôles-titres de cette oeuvre sont parmi les plus éprouvants du répertoire. 

 

C'est aussi en 1865 que naît la fille de Wagner et Cosima, épouse de von Bülow. Le scandale oblige Wagner à gagner la Suisse : il y rencontre Friedrich Nietzsche. Cosima divorce de von Bülow, épouse en 1870 Wagner. Celui-ci fonde alors à Bayreuth le théâtre dont il rêvait : ayant échoué à convaincre Otto von Bismarck à financer son projets et n'étant pas parvenu à lever les fonds nécessaires, c'est grâce à son ancien mécène, Louis de Bavière, que la première pierre du "Festspielhaus", conçu d'après un plan de Gottfried Semper, est posée le 22 mai 1876. La salle d'opéra est alors unique en son genre, la fosse d'orchestre est par exemple encastrée et dissimulée au public de telle sorte que la musique semble émerger de la scène. De même Wagner avait tenu à supprimer les loges pour que chacun, sans distinction sociale, puisse jouir des meilleurs places; autre innovation, Wagner est le premier à ne pas éclairer la salle afin que le public puisse se concentrer sur la scène.

Après vingt-huis ans de composition, la première représentation complète de" L'Anneau du Nibelung", du 13 au 17 août 1876, sous la baguette de Hans Richter, est un succès culturel unique en son temps, quoique désastreux financièrement :  Bayreuth accueille les empereurs Guillaume Ier d'Allemagne , Pierre II du Brésil, mais aussi nombre de compositeurs comme Anton Bruckner, Edvard Grieg, Franz Liszt, Camille Saint-Saëns, Franz Servais et Piotr Tchaïkovski. 

Le cycle de "Der Ring des Nibelungen" comprend quatre opéras et fut conçu pour être présentés lors de quatre soirées consécutives, soit plus de quinze heures de représentation. Inspiré par la révolution de 1848, Wagner a puisé dans "la mort de Siegfried", thème de la culture populaire allemande, un "théâtre de la Révolution" qui symbolise la perdition d'une société décadente par l'amour de l'argent. "Das Rheingold" entraîne le spectateur, avant que le rideau ne se lève, dans un royaume mystérieux peuplé de dieux et de créatures légendaires. "Die Walküre", dont l'amour est le sujet principal, compte nombre de thèmes musicaux devenus des motifs de légende. "Siegfried" développe dans son acte III une musique exceptionnelle, lorsque Wotan ouvre son âme à la déesse Erda, et que naissent les amours de Siegfried et de Brünhilde. "Götterdämmerung" (Le Crépuscule des Dieux) introduit le personnage de Hagen, dont le désir fanatique de s'emparer de l'Anneau va donner lieu à la tragédie qui clôt le cycle : Brünnhilde chevauche son cheval, Grane, pour bondir sur le bûcher funéraire de Siegfried. 

Wagner a écrit son dernier opéra, "Parsifal", spécialement pour le Festpielhaus, s'inspirant d'un poème épique de Wolfram von Eschenbach narrant l'histoire des chevaliers du Graal au temps du roi Arthur, et datant de 1200. Friedrich Nietzsche a critiqué le discours moralisateur de cette oeuvre (la compassion transforme le péché en source de rédemption), qui, par ailleurs, avec sa description de ferveur religieuse et de pureté de caste, a paru d'une grande ambiguïté pour nombre de critiques. Les mélodies y sont remarquables et se développent dans des décors massifs soutenues par une trés abondante distribution.

Après la première de Parsifal (1882) , Richard Wagner passe l'hiver à Venise et y meurt d'une crise cardiaque en février 1883. 

 


Lou Andreas-Salomé (1861 -1937)

Trois hommes constituent la toile de fond  des rencontres de Louise von Salomé avec l'effervescence intellectuelle de son temps, Friedrich Nietzsche Rainer Maria Rilke et Sigmund Freud : le pasteur Hendrik Gillot, le docteur Paul Rée, le professeur F.C.Andrés. Elle voit le jour à Saint-Pétersbourg, d'une mère, Louise Wilm, issue de la haute noblesse danoise,et d'un père, Gustav von Salomé, général de l’armée russe, allemand des pays Baltes, descendant de huguenots. A dix-sept ans, c'est l'éveil de sa conscience de femme, elle vénère comme un Dieu ce pasteur Gillot qui l'ouvre à la vie et à l'histoire de la philosophie, mais dont elle se sépare quand il lui demande "de faire sur terre le bonheur de sa vie". Plus tard elle écrira au même Gillot : "je ne peux conformer ma vie à des modèles, ni ne pourrait jamais constituer un modèle pour qui que ce soit, mais il est tout à fait certain en revanche que je dirigerai ma vie selon ce que je suis, advienne que pourra". Après Zurich, sa mère emmène Lou en Italie, espérant que le climat méridional améliore une santé délicate. Nous sommes en 1882. Dans la même période Nietzsche poursuit tant bien que mal son existence. 

En octobre 1876, le jeune philosophe allemand Paul Rée (1849-1901) et Nietzsche assistent au premier festival de Bayreuth.  Puis tous deux gagnent Sorrente, près de Naples, pour un séjour d'excursions et de conversations interminables; ils écrivent,  Rée,  "L'origine des sentiments moraux," et Nietzsche, les aphorismes d' "Humain, trop humain".  Ils ont rejoint l'Italie à l'invitation de Malwida von Meysenbug (1816-1903), auteur des "Mémoires d'une idéaliste" et grande amie de Wagner, et alors que Nietzsche est au plus mal. C’est à Rome, au printemps 1882, que Nietzsche rencontre une jeune Russe de 21 ans, d’une beauté singulière et d’une indépendance troublante, Louise von Salomé. Tous deux tombent sous le charme, trois semaines de conversations ininterrompues resserrent les liens entre les trois protagonistes, sur les rives du lac d'Orta d'abord, dans le Nord de l'Italie, puis à Lucerne. "Le Gai Savoir" écrit en 1882 porte la marque de l'humeur radieuse de Nietzsche, c'est que durant ce fameux été 1882, Lou s'est rendue à Tautenburg, en Thuringe, à l'invitation de Nietzsche.

Les choses vont alors très vite . En dépit de l'hostilité d'Elisabeth, la soeur de Nietszche, à l'égard de la jeune russe, ils font tous deux de longues promenades et des discussions sans fin, parlant de la mort de Dieu et du besoin de religion de l'être humain : "Ce que nous avons en commun, écrit Lou, c'est le trait fondamentalement religieux de notre nature, et si ce trait s'est si fortement déclaré en nous, c'est peut-être justement parce que nous sommes des esprits libres au sens le plus extrême du mot..." Nietzsche la demande en mariage par deux fois. En vain , la "sympathie intellectuelle" de Lou à l'égard Nietszche est très loin d'une passion teintée de sensualité : "Dans nos profondeurs secrètes, écrit-elle, des mondes nous séparent. Nietzsche recèle en lui, comme un vieux château, maintes sombres oubliettes et caves cachées, que l'on ne découvre pas au cours d'une relation éphémère et qui pourtant contiennent ce qu'il a de particulier. C'est étrange, une pensée m'a récemment traversée avec une force soudaine; nous pourrions même être, l'un vis-à-vis de l'autre, des ennemis..." (Lettre à Paul Rée, 18 août 1883).
Lou se rapproche de Rée et tous deux s'installent à Berlin, s'entourant d'une communauté d'intellectuels tels que Georg Brandes, Hermann Ebbinghaus, Ferdinand Tönnies. Nietzsche, lui, est retourné dans son extrême solitude écrire Zarathoustra. 

En 1886, Louise von Salomé cède aux prières désespérées de l'orientaliste Friedrich Carl Andreas et épouse ce dernier, non  sans lui promettre de jamais consommer ledit mariage. En 1897, cette vierge de trente-six ans, qui s'est entièrement vouée à l'intellect, rencontre Rainer Maria Rilke, qui a quatorze ans de moins qu'elle :  leur relation amoureuse dure trois ans, puis se transforme en une amitié qui se prolongera jusqu'à la mort de Rilke. 

 

Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont des romans psychologiques très « fin de siècle » (des quasi autobiographies : "Ruth", 1895, "Une lutte pour Dieu", "D'une âme étrangère".. ), Lou publie un article sur "Le réalisme en religion" (1891), sujet qui suscita sa réflexion toute sa vie,  un premier ouvrage savant, "Les personnages féminins d'Ibsen" (1892).

C'est en 1894 que Louise von Salomé  produit la première grande synthèse sur la pensée de Friedrich Nietzsche. "Cet homme de taille moyenne, aux traits calmes et aux cheveux bruns rejetés en arrière, vêtu d’une façon modeste bien qu’extrêmement soignée, pouvait aisément passer inaperçu. Les traits fins et merveilleusement expressifs de sa bouche étaient presque entièrement recouverts par les broussailles d’une épaisse moustache tombante. Il avait un rire doux, une manière de parler sans bruit, une démarche prudente et réfléchie qui lui faisait courber légèrement les épaules. On se représentait difficilement cette silhouette au milieu d’une foule : elle était marquée du signe qui distingue ceux qui vivent seuls et en marche. Le regard en revanche était irrésistiblement attiré par les mains de Nietzsche, incomparablement belles et fines, dont il croyait lui-même qu’elles trahissaient son génie. (...) Ses yeux aussi le révélaient. Bien qu’à moitié aveugles, ils n’avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérise beaucoup de myopes. Ils semblaient plutôt des gardiens protégeant leurs propres trésors, défendant des secrets muets sur lesquels aucun regard indésirable ne devait se porter. Sa vue défectueuse donnait à ses traits un charme magique et sans pareil ; car au lieu de refléter les sensations fugitives provoquées par le tourbillon des événements extérieurs, ils ne restituaient que ce qui venait de l’intérieur de lui-même. Son regard était tourné vers le dedans, mais en même temps — dépassant les objets familiers — il semblait explorer le lointain — ou, plus exactement, explorer ce qui était en lui comme si cela se trouvait loin."  

Elle est sans doute la première à saisir le lien étroit qu'il y a entre l'oeuvre de Nietzsche et sa vie, son tempérament : "c'est à travers les alternances de son tempérament créateur que Nietzsche découvrait et assimilait les grands systèmes philosophiques que nous nous bornons à frôler avec notre raison (..) Le moindre contact intellectuel suffisait à faire jaillir de son esprit une profusion étincelante d'idées et de réflexions."

La critique essentielle de Lou à l'égard la philosophie de Nietzsche tient en ce que toutes ses grandes idées ne sont en fait que le produit de l'universalisation de son moi intérieur : "le problème capital, pour Nietzsche, n'était pas d'exposer l'histoire de l'âme de l'humanité, mais l'histoire de son âme à lui, considérée en tant qu'âme de l'humanité."

Lou-Andreas-Salomé surestime en fait constamment l'irrationalité de Nietzsche, son approche du penseur est plus psychologique que  philosophique, elle ne sait analyser ce qui semble n'avoir ni forme ni structure. On a pu ainsi sous-entendre qu'elle entendait dans ce livre non seulement montrer qu'elle avait eu un accès privilégié à la pensée de Nietzsche, mais qu'elle en a été aussi admirée ... 

 

Lou Andreas-Salomé eut sur Rilke une influence profonde : ils se rencontrèrent le 12 mai 1897. Elle approchait de la quarantaine et Rilke n'avait que vingt et un ans. Et l'amour vint, "sans défi ni sentiment de culpabilité." A son contact, Rilke changea de mode de vie et s'il ne reste que peu de lettres de Lou à Rilke, celui-ci a écrit de saisissantes stances sur leur relation amoureuse : "Ah, ce n'est qu'effondré en toi Que mon visage n'est pas exposé, se confond, Avec toi et se prolonge obscurément A l'infini dans ton coeur protégé." En 1898, Rilke, seul en Italie, tient le fameux "Journal florentin" qu'il adressa à Lou, et c'est là qu'il y élabore les thèmes qui vont progressivement occuper une place prépondérante dans sa vie. Dans les années 1890 puis 1900 se positionne le bien connu voyage en Russie de Rilke et de Lou. Ils se séparent alors, chacun ayant évolué différemment et comblé ses attentes initiales, mais Lou fuyant une relation qui lui semble désormais au bord de la pathologie. A la fin des années 1890, Lou Andreas-Salomé porte son intérêt sur l'amour physique et l'identité sexuelle, deux articles, "L'Humanité de la femme" (1899), "Réflexions sur les problèmes de l'amour" (1900), et un livre, "L'Erotisme" (1909-1910) en témoignent. L'épanouissement de l'esprit passait pour elle, avant sa rencontre avec Rilke, par le refus du corps:  au sortir de son "adolescence amoureuse et charnelle", c'est le féminin qu'elle interroge à présent.

 

La rencontre avec Freud et la psychanalyse se situe dans les années 1912-1913, Lou entre dans la cinquantaine et retrouve cette "joie", ce "sentiment intime d'être comblée", qui ne devait plus la quitter jusqu'à la fin de sa vie : "Ma vie était en attente de la psychanalyse depuis que j’ai quitté l’enfance". Quelque part, au-delà des interprétations diverses de ces échanges avec Freud, ou sa fille Anna, Karl Abraham ou Sandor Ferenczi, c'est la question de l'être de la femme qui est esquissée. On nous représente un Freud en interrogation amusée, conquis, s'étonnant de l'engagement et de la curiosité insatiable de Lou.  Lou Andreas-Salomé, quant à elle, au travers de ses écrits qui entremêlent biologie, physiologie, psychologie, spiritualité, tente de conceptualiser, en vain, cette "ivresse de vie" et d'intellect qui habite son corps de femme ...

 

Correspondance Lou Andreas-Salomé - Rainer Maria Rilke

 "En dépit des pertes qui affectent cette correspondance, pertes dues, pour la première partie (1897-1901), à une volonté commune de destruction et, pour le reste, à de probables interventions extérieures, elle reste aujourd'hui, telle que l'a présentée intégralement Ernst Pfeiffer, la plus substantielle de toutes celles qu'a entretenues l'épistolier parfois excessivement fécond que fut Rilke.

C'est en effet vers Lou seule, mère, maîtresse, amie, ami tout ensemble, que le poète s'est tourné chaque fois que le conflit qui opposait en lui la création et la vie, la poésie et l'amour, devenait trop cruel pour être affronté sans aide. Et seule Lou Andreas-Salomé, avec sa grande intelligence naturelle, sa connaissance et bientôt sa pratique de la psychanalyse, son amour inaltérable de la vie, pouvait donner aux questions anxieuses de Rilke sinon toujours les réponses, ou les fragments de réponse, du moins l'écho chaleureux qui devait l'aider à «surmonter». Il n'est donc pas surprenant que l'on trouve, à plus d'un moment de leurs échanges, nombre de pages qui comptent parmi ce qui s'est écrit de plus pénétrant et de plus brûlant sur les ténèbres souterraines où germe et mûrit, directement quelquefois, la poésie." (Collection Du monde entier, Gallimard)

 

Correspondance (1912-1936) suivi de Journal d'une année (1912-1913)

"Cette Correspondance commence avec l'arrivée à Vienne, en 1912, de Lou Andreas-Salomé, venue s'initier à la psychanalyse ; elle se poursuit pendant un quart de siècle, jusqu'à sa mort.

On trouvera, avec cette correspondance, le Journal qu'a tenu Lou pendant l'année décisive où la rencontre avec Freud fait tourner son destin. Ce document, réfracté par une sensibilité extraordinairement réceptive et marqué de la présence de Rilke, est aussi un précieux témoignage sur un moment capital de l'histoire de la psychanalyse ; pour la première fois, nous pénétrons dans le cercle de Freud.

Le Journal - un cahier de cuir rouge - commence par ces mots d'écolière : «Aujourd'hui, ouverture des cours de Freud.» Mais cette écolière de cinquante ans, avide de se «consacrer, dans tous les sens du mot, à la cause», et qui a le privilège d'assister aux fameuses réunions du mercredi, se révèle vite, comme le lui dit Freud, non sans humour, une «compreneuse» par excellence. Chaque nouvel apport du maître, chaque contribution des pionniers - Ferenczi, Tausk - et des dissidents, plus tard les malades qu'elle traitera, sont, pour son intelligence inventive et baroque, l'occasion, sans cesse inspirée, de se saisir de tout ce qui lui apporte la découverte de ce nouveau monde qu'elle a pressenti longtemps avant de s'y accomplir." (Collection Connaissance de l'Inconscient, Gallimard)

 

L'amour du narcissisme. Textes psychanalytiques

 "De Lou Salomé, on connaît surtout la vie, marquée de rencontres - amoureuses, intellectuelles - d'exception. On a pu lire sa correspondance avec Rilke, avec Freud, mais on ignore la plus grande part de ses écrits et tout de son œuvre de psychanalyste. On trouvera dans ce recueil ses principaux textes psychanalytiques, exhumés d'anciennes revues comme Imago et l'Almanach der Psychoanalyse, textes méconnus des analystes eux-mêmes, comme si la fascination exercée par la figure de Lou et son destin de femme avaient effacé les traces de sa pensée.

Ce sont des textes déroutants, difficiles parfois par leur style et leur mouvement très particuliers qu'a respectés la traduction. Des textes malaisés à classer aussi : théoriques et lyriques, alliant le langage de la spiritualité et celui de la pulsion, des textes d'abord obscurs avant que ne les traverse une formule fulgurante et, sous leur pathos d'un autre temps, d'une étonnante modernité.

Après sa rencontre tardive avec Freud, Lou est véritablement habitée par la psychanalyse, mais elle s'y installe tout entière, avec les passions qui sont les siennes : l'amour, la création. Et, tout au long, cette grande «compreneuse» que fut Lou pose à Freud, à la psychanalyse - pour elle, c'était tout un - les questions qui demeurent aujourd'hui les plus vives et les plus difficiles, notamment autour du narcissisme et de la féminité." (Collection Connaissance de l'Inconscient, Gallimard)