Ecologie - Glenn Albrecht (1953), "Earth Emotions" (2019) - Carl von Linné (1707-1778) - Friedrich Heinrich Alexander von Humboldt (1769-1859) - Charles Darwin (1809-1882) - Enst Haeckel (1834-1919) - "Man and Nature: Or, Physical Geography as Modified by Human Action", George Perkins Marsh (1864) - Élisée Reclus (1830-1905) - Jakob Johann von Uexküll (1864-1944) - Hans Jonas (1903-1993) - Ulrich Beck (1944-2015) - .....
Last update: 07/07/2020
Le lundi 17 août 2020, près de 40 années d'observations satellitaires du Groenland montrent que le rétrécissement de ses glaciers son tels que si, par miracle, le réchauffement climatique s'estompait aujourd'hui, la calotte glaciaire continuerait à diminuer : les glaciers du Groenland ont dépassé un point de non retour (Nature Communications Earth and Environment). Et c'est au cours de cette même année 2020 que la crise sanitaire qui touche la planète en son entier avec la pandémie de Covid-19 vient renforcer l'idée d'un nécessaire tournant dans la prise en compte "écologique" de la Terre et de son peuplement humain qui aujourd'hui atteint les 7,8 milliards d'habitants. L'Humain semble y vivre depuis 200.000 ans et en 1800 notre planète ne comptait qu’un milliard d’habitants. Au cours du 20ème siècle, la population mondiale est passé de 1,65 milliard à plus de 7 milliards, et devrait atteindre 8 milliards d’habitants au printemps 2023. L’Asie rassemble 59.5% de la population mondiale, l’Afrique 16.8%, les européens 9.8%, l’Amérique Latine et les caraïbes 8.5%, l’Amérique du Nord 4.8% et le continent océanique moins de 1% de la population mondiale. Chaque année, la Terre s'accroît d'environ 83 millions d'humains, soit plus de 220 000 personnes chaque jour.
A 149,598,262 km du Soleil, la planète Terre dont l'histoire couvre approximativement 4,5 milliards d'années depuis sa formation, est constituée de quatre composantes géochimiques, la croûte (lithosphère), l'eau (hydrosphère, 70% de notre planète), l'air (atmosphère) et une zone habitable, somme de tous les organismes vivants, la "biosphère". Une zone qui abrite une humanité qui ne comptait au début de l’Agriculture, vers 8000 av. J.-C., qu'à peu près 5 millions d'individus. Cette relative longue période qui correspond à l’avènement des hommes comme principale force de changement sur la planète Terre a été dénommée "Anthropocène". Pourquoi pas, l'être humain ne cesse de nommer, l'écologie aime les néologismes et les médias s'en nourrissent avec gourmandise...
10.020 années plus tard, les matières minérales et fossiles, toutes disponibles en quantités limitées, se sont épuisées progressivement : le pétrole, le charbon, le gaz naturel, les métaux, dont les terres rares, lithium, gallium et germanium, le sable, les roches, les minéraux comme le sel ou les phosphates. Les ressources naturelles dites renouvelables, fondement de la "biodiversité" sans laquelle l'humain ne peut perdurer, l’eau, les terres cultivables, les espèces animales, les végétaux, sont étroitement dépendants de cycles de renouvellement qui ne peuvent être perturbés sans conséquences. Aujourd'hui, les trois-quarts de l'environnement terrestre et environ 66% du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action humaine, plus d'un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75% des ressources en eau douce sont exploitées en termes d'agriculture et d'élevage, alors que la famine touche plus de 820 millions de personnes, que plus de deux milliards d'entre eux, - dont 8 % vivent en Amérique du Nord et en Europe -, n'ont pas régulièrement accès à une nourriture saine et en quantité suffisante, que la "diagonale de la soif" continue de s'étendre, de l'Afrique du Nord, Proche et Moyen-Orient, péninsule indienne et part de l'Asie Centrale, que les zones urbaines ont plus que doublé à travers le monde depuis une vingtaine d'années, que personne ne s'oppose réellement à la déforestation croissante de l'Amazonie, 9 166 km2 amputés du poumon de la Terre. Les constats chiffrés ponctuent bien des réunions d'experts et de gouvernements : quelques 34 points névralgiques de notre biodiversité ont été identifiés, ils ne couvrent que 2,3% de notre planète, mais concernent 42% des espèces de vertébrés et 50% des plantes du monde. Et sur les quelque huit millions d'espèces animales et végétales estimées sur Terre, un million sont désormais menacées d'extinction, entre 1990 et 2015, quelque 290 millions d'hectares de forêts primaires ont disparu à travers la planète, et plus de 85% des zones humides qui existaient dans les années 1700 n'existaient plus en 2000.
Nous respirons pour vivre. Si l’air de l’atmosphère de la Terre est essentiellement constitué d’azote moléculaire (78,09 %) et d’oxygène (20,95 %), et de très faibles taux d’autres gaz chimiquement neutres, les plus basses couches atmosphériques se voient menacées par des quantités de plus en plus importantes de dioxyde de carbone (CO2), aérosols et autres polluants comme les particules fines, les oxydes de carbone, de soufre et d’azote, les hydrocarbures, les composés organiques volatils. Charles David Keeling fournit la preuve dès 1961 d'une augmentation continue des taux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, conséquence directe de la combustion de combustibles fossiles, océans et plantes terrestres ne parvenant plus à les éliminer naturellement. Cette dévastation globale se traduit singulièrement par des impacts climatiques en forte dépendance régionale, le smog, les pluies acides, la fonte des glaciers, l'élévation du niveau des océans, l’augmentation de l’effet de serre ou encore le célèbre trou de la couche d’ozone détecté à la fin des années 1980...
La crise écologique que traverse notre planète Terre alimente désormais les médias et tente d'investir le politique. Quelques démocraties ont vu surgir des "partis verts", à la fin des années 1960, il y a donc plus d'un demi-siècle déjà, et avec quel constat (l'impact politique n'est pas ici traité, cf. Notes Politiques)? Pour l'heure (2020), des experts, des scientifiques, des organisations se sont mobilisés autour de ses sujets, créant des outils, des concepts, des alertes, mobilisant au rythme des catastrophes écologiques (des bombes atomiques lâchées sur Nagasaki et Hiroshima les 6 et 9 août 1945 aux 21.000 tonnes de déchets toxiques découverts dans le sol du Love Canal, une banlieue de Niagara Falls dans l'État de New York, à la fin des années 1970, en passant par l’explosion d’une usine de pesticides de Bhopal en 1984 qui dégagera 40 tonnes d’isocyanate de méthyle dans l’atmosphère, ou l’accident nucléaire de Tchernobyl en Ukraine en 1986, la marée noire déversant 40 000 tonnes de pétrole brut en 1989 du pétrolier Exxon Valdez échoué sur la côte de l’Alaska), et du sentiment sourd qu'effectivement notre planète Terre traverse bien un avis de tempête particulièrement conséquent....
Penser notre planète Terre comme un espace comptant, en 2004, 11,4 milliards d'hectares de terres et de mers biologiquement productives, ce qui correspond à à environ un quart de la surface de la planète (2,3 milliards d'hectares d'océans et d'eaux intérieures, 1,5 milliard d'hectares de terres cultivées, 3,5 milliards d'hectares de pâturages, 3,8 milliards d'hectares de forêts et 0,2 milliard d'hectares de terrains bâtis (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) permet de formaliser des approches, des méthodes automatisables orientant la prise de conscience et l'action.
Ainsi la "biocapacité", qui mesure l'offre bioproductive, la capacité des écosystèmes à se régénérer et à absorber les déchets produits par l'humain. Ou la célèbre "empreinte écologique " (Ecological Footprint) qui nous alerte sur la rapidité avec laquelle nous utilisons telle ou telle ressource naturelle. Quant à "l'empreinte carbone", mesure médiatique par excellence du principal facteur de réchauffement climatique, la voici nous concentrant sur les activités qui seraient liées aux émissions de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone (CO2), méthane, protoxyde d’azote, hydrofluorocarbure, perfluorocarbure, hexafluorure de soufre), fournissant les bases d'une mesure d'évolution et d'une imposition justifiable à peu de frais sur toutes les catégories économiques, des ménages, entreprises aux Etats. La gestion par la contrainte est donc malheureusement omniprésente.
En 2020, l'humanité utilise donc l'équivalent de 1,75 Terre pour fournir les ressources que nous utilisons et absorber nos déchets. Et si la Terre met à disposition de chaque individu pour vivre quelque 1,8 hectares, l'empreinte écologique moyenne d'un individu est aujourd'hui d'environ 2,2 hectares, moyenne qui ne tient pas compte des inégalités profondes de condition de vie qui règnent entre habitants de notre planète (Global Footprint Network). Chaque année depuis 2003, l’ONG Global Footprint Network affine ses calculs de la date du "jour de dépassement" (Earth Overshoot Day), date à partir de laquelle l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an, et au-delà de laquelle elle puisera de manière irréversible dans les réserves non renouvelables de celle-ci....
Mais ni les instruments conceptuels, ni les stratégies, ne sont encore à la hauteur de cet horizon terrestre menaçant, nous sommes encore et toujours dans l'enjeu de la sensibilisation, au-delà des espoirs des tenants du développement durable. Quant aux gouvernants en mal de renouvellement des concepts politiques, plus technocrates que politiques, ne sachant comment manoeuvrer sur des terrains minés par les querelles d'experts, écologie ou sanitaire, les voici, par désoeuvrement intellectuel plus que par orientation profonde, jouant le médiatique et délivrant des mesurettes toujours vécues comme des contraintes, sans véritable stratégie d'ensemble, sans souci d'explication profonde. Hors les justes dénonciations, les mises en évidence menaçantes pour notre survie et celle de notre planète, nous sommes toujours en quête d'une stratégie globale agissant sur des chaines de causalité complètes, tout écosystème est en effet un processus gouverné par le principe de causalité, et tout citoyen de cette planète ne demande qu'à comprendre pour entériner un choix dont il est, au bout du compte, le seul détenteur.
Ainsi les contradictions ne cessent de s'accumuler. Deux exemples de chaines causales participant de la nouvelle industrie "verte". En 1998, l’électronique, le photovoltaïque et la fibre optique représentaient 5,8% de la demande en silicium, en 2020, cette part est estimée à 22%, nous accélérons la consommation des ressources naturelles limitées au nom d'une industrie jugée "propre" (mais dont nous ne pouvons plus nous affranchir, l’industrie électronique, les semi-conducteurs) ou d'une filière alternative à l'énergie combustible mais génératrice d’importants impacts environnementaux (les des cellules solaires). Les impacts environnementaux liés à la production de composants électroniques à base de silicium débutent avec l’exploitation des carrières d’où sont extraits les sables nécessaires à cette industrie. La poursuite du processus nécessite des combustibles fossiles comme le charbon, puis divers processus de purification nécessaires à l’obtention de la qualité électronique du silicium qui génèrent une masse de déchets de fabrication considérable. L’industrie des semi-conducteurs est non seulement énergivore mais importante consommatrice de produits chimiques, et plusieurs toxiques. Le fonctionnement d'une voiture électrique ou d'un smartphone requiert l'extraction de matières premières, dont le cobalt, 50 % de la production mondiale est issue du Congo, des conditions d'extraction dénoncées par Amnesty International et l'ONU. Singulier commentaire d'un site dédié à l'automobile : "L'ONU ne manque pas de rappeler le bénéfice du véhicule électrique dans le cadre de la réduction des émissions du secteur des transports dans le monde. Mais l'organisation annonce aussi que 40 000 enfants travaillent dans les mines de cobalt en République démocratique du Congo..." Tel est à ce jour l'état de la pensée de cette écologie dont les pouvoirs démocratiques s'emparent non sans un certain cynisme et une approximation qui interrogent...
Nous vivons dans un monde devenu largement artificiel (hors-nature ou hors-sol) et avons perdu ce lien. Et cette Nature prend parfois des allures singulières, reconstituée ou repeuplée, mise en scène... Plus modestement, mais plus profondément, bien des auteurs, depuis des siècles, nous invitent à reconnaître en notre "mère Nature" celle qui donne un sens biologique à notre existence, par delà et peut-être avant toute pensée. Certes notre interdépendance avec la planète Terre dépasse infiniment les frontières de ces différents écosystèmes qui la peuplent, cette liberté que nous avons de nous en affranchir nous déresponsabilise au point d'agir comme une espèce invasive modifiant cycles énergétiques et équilibres naturels. Reprenons conscience de ce que nous sommes et de l'interdépendance dans laquelle nous existons. Chaque pas que nous esquissons dans cette nature, chaque bouffée d'air que nous respirons, chacun de nos sens que nous sollicitions, est en étroite symbiose avec ce que nous donne à voir, à sentir et à ressentir notre planète Terre. Cet acte, loin d'être solitaire, nous invite à créer des liens avec nos semblables, nous appartenons tous à une même humanité, une même "biosphère". On peut parler de "durabilité", d' "écoresponsabilité", édifier des mesures de protection de l'environnement, devenir randonneur ou cycliste, trier ses déchets et ne plus prendre l'avion, rien ne change fondamentalement, on procède comme souvent de manière parcellaire sans aucune vision globale : l'automobile est chassée du centre des villes, on conçoit des alternatives de transport, mais on ne ne remet pas en cause le modèle de la ville et de son habitat. La politique écologique des petits pas. Nous n'avons pas réellement pris conscience de la singularité de notre humanité sur cette planète Terre, une planète qui semble infinie, mais cet infini est fait de cyclent qui se renouvellent, oubliant, tout à nos jeux égocentriques, que nous sommes essentiellement des consommateurs de ressources naturelles, de l'extraction à la pollution, que nous foulons aux pieds nos conditions d'existence les plus élémentaires mais aussi les plus mystérieuses...
Glenn Albrecht, "Earth Emotions" (Les émotions de la Terre, 2019, Cornell University Press)
Philosophe de l'environnement (School of Environmental and Life Sciences at the University of Newcastle), l'australien Glenn Albrecht (1953) a proposé nombre de nouveaux concepts pour traduire au mieux notre nouvelle sensibilité à la crise écologique qui nous accable de toute part, un sentiment de rupture pour lequel nous manquons de mots pour nous aider à l'exprimer. Ainsi, en 2007, en étudiant l'impact de l'exploitation minière à ciel ouvert et d'autres industries lourdes sur le bien-être des habitants de la région de Upper Hunter en Nouvelle-Galles du Sud (New South Wales), le plus vieil État d'Australie aux portes de Sydney, Glenn Albrecht décrira la "solastalgia" comme une forme non reconnue de détresse psychologique liée à la dégradation de l'environnement ("Solastalgia, A New Concept in Health and Identity"), une "nostalgie", un sentiment de mélancolie causé par la perte du lien à son pays d'origine, mais aussi suscité par un désir de lieux perdus, des lieux où nous serions déjà allés et que nous ne pouvons plus réintégrés. Ses influences? David Rapport et de son concept de "syndrome de détresse de l'écosystème" (‘ecosystem distress syndrome), Aldo Leopold et son concept de "landhealth" et les travaux du pionnier australien de la réflexion sur l'environnement, Elyne Mitchell (Soil and Civilization, 1946), qui tentait d'expliquer aux Australiens l'importance du lien entre la santé humaine et celle des écosystèmes ("no time or nation will produce genius if there is a steadydecline away from the integral unity of man and the earth"), ou Edward S. Casey qui, étudiant les souffrances de nombreux Américains contemporains ayant le sentiment d'être déracinés, évoque l'expérience dramatique des Amérindiens chassés de leurs territoires ("Getting Back Into Place: Toward a Renewed Understanding of the Place-World", 2009), l’expérience négative d’un changement de notre environnement et de notre habitat, un sentiment de détresse, de véritable dépossession de soi: « Les mines de charbon à ciel ouvert dans l’Huter Valley, c’est une des plus importantes zones de mines à la surface de la Terre. Les gens qui vivent près de ces mines ont l’expérience de changements d’environnement colossaux, avec de la poussière qui assombrit la ciel, du bruit… Tout cela a détruit le sentiment qu’inspirait le lieu, a dépossédé les gens de leur propre identité. »
"Je suis né au début de l'Anthropocène. Au début du déploiement de forces colossales de transformation. Au début de la domination humaine sur tous les processus biophysiques planétaires et même sur le premier d'entre eux: le climat, qui devient plus chaud et chaotique. Les changements sociaux et biophysiques sont devenus aujourd'hui si importants et si rapides qu'il est difficile de les appréhender dans leur globalité. Ayant réfléchi à ces questions durant toute ma vie, je me sens aujourd'hui capable de proposer une réflexion sur le sens de la vie humaine au temps de l'Anthropocène. Dans cet ouvrage, je me suis concentré sur un thème majeur: les réactions émotionnelles particulières que nous manifestons en réponse au rythme et à l'ampleur du changement environnemental et écologique. J'appelle ces réactions "émotions de la Terre".
Écrire un livre sur les émotions n'a pas manqué d'être une expérience émotionnelle. Je me suis remémoré tous les événements et expériences qui ont façonné mon rapport personnel et sans doute singulier à la nature et à la vie. J'ai ainsi construit une somme biographique que j'appelle une "sumbiographie", le préfixe sum- provenant du latin summa. Avec ce livre, j'espère aider les lecteurs à mieux comprendre et à mieux réagir face au formidable bouleversement auquel notre espèce est confrontée à ce moment de l'histoire de la Terre. J'aimerais aussi proposer une voie de secours.
Je me suis inspiré de traditions culturelles anciennes pour éclairer nos relations avec la Terre. Je me suis en particulier appuyé sur l'exemple du peuple aborigène australien qui vit dans la "Grande Terre du Sud" depuis presque quatre-vingt mille ans. Ce peuple a une histoire impressionnante à partager avec le reste du monde, une histoire de longévité et de coexistence avec les autres êtres humains et non humains. De plus, de nombreux Aborigènes aujourd'hui âgés ont vécu un double bouleversement. Hier, leur culture traditionnelle était démantelée par les forces coloniales. Aujourd'hui, leur culture devenue hybride est menacée par le chaos climatique. La perte de leur culture et leur persévérance sont des expériences très instructives pour tous les humains.
La menace exercée sur l'humanité par une puissante force climatique planétaire, que nous avons nous-mêmes créée, n'a jamais existé auparavant. De nombreux écrits du passé sur la nature et la vie ne sont donc plus pertinents aujourd'hui pour préparer notre avenir. Comme l'essence de l'Anthropocène semble être autodestructrice, je souhaite sortir de cette ère le plus rapidement possible. Cet ouvrage nous emmènera directement au cœur des problèmes et utilisera les résultats des dernières recherches scientifiques pour nous guider rapidement vers un avenir meilleur.
J'ai ainsi pris connaissance des découvertes récentes sur le rôle central de la symbiose dans le monde vivant, cette association biologique réciproquement profitable à tous les êtres vivants. J'ai donc créé le terme "Symbiocène" pour désigner une ère caractérisée par des émotions positives envers la Terre, une ère qui représente un avenir alternatif hautement souhaitable. Tout au long de ce livre, je proposerai beaucoup de nouvelles idées, de nouveaux concepts et de nouveaux mots. Ils seront, je pense, un défi pour les représentants de l'Anthropocène et nous conduiront, je l'espère, au Symbiocène.
Le premier de ces nouveaux concepts est la "solastalgie", c'est-à-dire le sentiment ressenti face à un changement environnemental stressant et négatif. Je raconterai dans ce livre l'histoire de la "découverte" de la solastalgie et de la façon dont elle est devenue un concept clé pour l'étude des réactions au changement environnemental stressant et négatif. La solastalgie se rapporte aussi bien à la perte d'un lieu naturel unique causée par le réchauffement climatique qu'à la transformation des villes et autres complexes urbains par les forces du développement.
Après avoir créé le concept de solastalgie, j'ai compris progressivement qu'une telle expérience émotionnelle et psychologique s'inscrivait dans un éventail d'émotions plus vaste que j'appelle aujourd'hui les émotions "psychoterratiques", du grec psyché, esprit et du latin terra, terre. Je m'efforcerai de décrire les émotions négatives de la Terre et de placer en vis-à-vis les émotions positives. Le résultat de cette analyse comparative constituera une typologie psychoterratique. Il s'agit d'un chantier en cours.
En effet, les effets négatifs des dégâts environnementaux à grande échelle sur les lieux, les cœurs et les esprits commencent à devenir évidents. À l'inverse, au fur et à mesure de la disparition des magnifiques endroits que nous affectionnons, nous commençons à nommer nos états émotionnels positifs. Jadis, ces états positifs étaient gratuits et ne nécessitaient aucune terminologie particulière. Les émotions de la Terre, positives et négatives, sont liées, car les unes ne vont pas sans les autres. J'ai donc consacré deux chapitres de cet ouvrage à l'explication des éléments de cette typologie psychoterratique. On trouvera dans ces chapitres les idées des écrivains et des penseurs qui ont apporté leur contribution. Certains, comme Aldo Leopold (1887-1948), sont célèbres, alors que d'autres, comme Elyne Mitchell (1913-2002), une Australienne philosophe de l'environnement et contemporaine de Leopold, sont presque inconnus, même en Australie.
La révolution actuelle dans la pensée scientifique et transdisciplinaire est basée sur la symbiose, ce fondement de la vie. Cette révolution est également un encouragement à la création d'une nouvelle forme séculière de spiritualité qui accompagne la science, la technologie, l'éthique et la culture du Symbiocène. J'ai fondé cette nouvelle spiritualité séculière sur le "ghedeist", auquel je consacre le cinquième chapitre. Cette nouvelle spiritualité est vitale pour le développement de nouveaux rapports humains avec le reste de la vie. Je pense que beaucoup de mes lecteurs ont comme moi le sentiment que certaines spiritualités ne passeront pas le XXIe siècle. Si vous aspirez à une spiritualité séculière nouvelle qui unit l'humanité à la Terre d'où provient notre espèce, j'aurai quelque chose à vous proposer.
Le livre se conclut avec l'analyse des actions que les humains pourraient mener pour entrer dans le Symbiocène. Philosophe transdisciplinaire par inclination, j'ai essayé de donner à la «Génération Symbiocène» une vision de l'avenir volontaire, optimiste et pratique. Un tel optimisme volontaire est nécessaire pour contrebalancer le pessimisme impitoyable qu'inspirent les tristes perspectives de l'Anthropocène et de la sagesse collective des scientifiques. Ils nous alertent sans relâche sur un scénario apocalyptique avec destruction des écosystèmes, pollutions toxiques et réchauffement climatique. Cependant, même les enfants du baby-boom pourront un jour quitter ce monde avec satisfaction car ils peuvent jouer un rôle immensément important en aidant leurs enfants et petits-enfants à franchir avec succès le seuil du Symbiocène. Je ne prends pas à la légère la situation dans laquelle nous sommes. Je déclare qu'il existe aujourd'hui une guerre émotionnelle ouverte entre les forces de la création et les forces de la destruction sur cette Terre. La troisième guerre mondiale sera une guerre émotionnelle qui doit s'achever par la victoire des forces de la création. Mais ceux qui mènent les forces de la destruction ne céderont pas aisément leur contrôle sur la Terre. L'avenir pourrait s'avérer très sombre pour l'humanité - mais, une fois encore, je tiens à dire qu'il pourrait être radieux.
Ce livre est ma contribution à un avenir meilleur. Je me confronte à tout ce qui va mal sur la Terre actuellement et je propose des solutions. J'espère que les sentiments de solastalgie finiront par devenir le lointain souvenir d'un passé révolu. J'espère également que, d'ici la fin de l'ouvrage, vous ferez vôtres les concepts que j'ai créés. Vous serez dans le Symbiocène: vous sentirez que vous en faites déjà partie et qu'il fait partie de vous-même."
(Préface - Les émotions de la Terre, Des nouveaux mots pour un nouveau monde, traduction 2019 Corinne Smith, Les Liens Qui Libèrent)
Si l'écologie ne s'impose dans la sphère publique qu'à la faveur de son apparition dans le champ politique dans les années 1960-1970, c'est bien dans la pensée naturaliste du XIX* siècle que semble se construire progressivement les conditions de possibilité d'une pensée environnementaliste. L'être humain découvre et observe le monde qui l'environne, s'humanise à son contact et constitue ainsi progressivement le champs des sciences de la nature, approfondit l'idée d'écosystème, pilier de la conception contemporaine de l'écologie.....
"Le monde est pour nous tout ce dont nos sens peuvent nous fournir des sensations; ce sont les astres, les éléments et la Terre" - Le naturaliste et médecin suédois Carl von Linné (1707-1778) rencontre en 1729 Peter Artedi (1705-1735), mort trop tôt, et conçoit avec lui le plan d'une classification générale des êtres naturels, le premier s'intéressant aux oiseaux, insectes et fleurs, et abandonnant à son compagnon les poissons, reptiles et plantes ombellifères, jugé trop ennuyeuses. Linné proposera une classification générale des plantes fondée sur le nombre des étamines, une classification artificielle qui sera rapidement abandonnée. Le naturaliste suédois défend de même une conception fixiste qui affirme que «la nature compte aujourd'hui autant d'espèces que l'Être infini en a créées à l'origine», alors que certains de ses contemporains comme Buffon (1707-1788, Histoire naturelle, 1749) et Pierre Louis de Maupertuis (1698-1759, Système de la nature, 1751) pressentent que les espèces évoluent au cours du temps. Ce qu'il faut retenir c'est qu'au début du XIXe siècle, alors que des centaines de botanistes et de zoologistes entreprennent de parcourir la planète Terre et découvrent des dizaines de milliers de formes vivantes animales et végétales, Carl von Linné, certes dans un contexte providentialiste, leur fournit tant une méthode de recension et de comparaison qu'un langage permettant le regroupement des espèces, un principe d'organisation et de fonctionnement entre les espèces. Ainsi les animaux sont répartis dans six grandes classes, Quadrupèdes, Oiseaux, Amphibies, Poissons, Insectes et Vers, l'homme est placé en tête des Quadrupèdes anthropomorphes, en compagnie du singe et du paresseux (Systema naturae, 1735, 1758)...
"Je me suis éveillé et j'ai cru voir passer l'Être éternel, immense, tout puissant, connaissant tout ; j'ai osé suivre ses traces en contemplant ses ouvrages. Même dans les plus petits, quelle énergie ! Quelle sagesse ! Quelle étonnante perfection ! J'ai vu que les animaux reposaient sur les végétaux, les végétaux sur les minéraux ; que la Terre était entraînée autour du Soleil par un mouvement immuable ; qu'elle en puisait sa vie; que le Soleil, roulant sur son axe, entraînait dans sa sphère d'activité toutes les planètes. J'ai osé méditer le système du monde, suivre par la pensée la série des Soleils innombrables suspendus dans le vide, et soumis aux lois éternelles que leur a imprimées le premier des moteurs, l'Être des êtres, la cause première de tous les effets, celui qui régit, anime et conserve son grand œuvre, le maître et le grand artisan du monde. Si vous l'appelez destin, fatalité, vous n'errerez pas, c'est lui qui soutient tout; si vous l'appelez nature, vous n'errerez pas, tout est né de lui seul ; si vous le nommez providence, vous parlerez avec justesse, c'est par ses conseils que le monde est régi ; il est tout sens, tout œil, tout âme; le tout est lui; à peine l'esprit humain eut entrevoir sa surface; nous pouvons croire que cet l'être qui meut, agite et pénètre la matière est éternel, immense ; qu'il n'a été ni créé, ni engendré ; c'est celui sans lequel rien n'existe, qui a tout coordonné, qui, en se couvrant d'un voile impénétrable, nous éblouit cependant par les actes de sa toute-puissance. On ne peut l'entrevoir que par la pensée ; les sens n'ont aucune prise sur son essence; l'esprit seul peut connaître ses attributs en contemplant ses ouvrages...
Les règnes de la nature qui constituent notre planète sont donc au nombre de trois : le minéral informe occupe l'intérieur, il es principalement formé par les sels dans le sein de la terre; ses mélanges paraissent faits au hasard, quoique soumis aux lois d'affinité. Le règne végétal verdoyant semble vêtir la terre; il pompe par des radicules aspirantes les molécules terrestres, huileuses et salines; il pompe par ses feuilles des éléments plus subtils qui nagent dans l'air; par une admirable fécondation, le végétal subit une métamorphose; son module se concentre dans la semence, que plusieurs causes dispersent, suivant les stations les plus avantageuses. Les animaux doués de sentiment ornent cette planète; ils se meuvent à volonté; ils respirent, se propagent par des oeufs. La faim en disperse les sujets, mais l'amour les réunit; en consommant les végétaux, ils en empêchent la trop grande multiplication..." (Abrégé du système de la nature, 1805)
La seconde moitié du XVIII° siècle voit se multiplier les expéditions naturalistes, des découvertes réhaussées par le génie d'écriture et d'illustration d'observateurs inégalés de la Nature : un voyage au Sénégal (1748-1754) permet à Michel Adanson (1727-1806) d'observer et de décrire une quantité considérable d'espèces, plus de 30 000 nouvelles plantes enrichissent les collections du Jardin des Plantes de Paris; Jean-Baptiste Audebert (1759-1802) publie d'extraordinaires Histoire naturelle des singes, des makis (1799-1800), Histoire des colibris, oiseaux-mouches, jacamars et promerops (1802), Histoire des grimpereaux et des oiseaux de paradis (1802); les 36 volumes de "l'Histoire naturelle, générale et particulière" (1749 à 1804) du célèbre Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788) illuminent le Siècle des Lumières; les neuf volumes et six cents planches colorées de l' Herbier de la France, ou Collection complète des plantes indigènes de ce royaume (1780-1793), du botaniste Pierre Bulliard (1752-1793). Le récit du premier voyage autour du monde effectué par Louis-Antoine de Bougainville entre 1766 et 1769, à bord de La Boudeuse et de L'Etoile, qui va peupler tout l'imaginaire d'un Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Les trois voyages de James Cook sur le navire HMB Endeavour (1768-1771) puis à bord du HMS Resolution (1772-1779). Les Jardins botaniques royaux de Kew reçoivent 1 283 végétaux des expéditions des HMS Providence et HMS Assistant (1791-1793). Le Voyage du Beagle, publié en 1839, conte la célèbre expédition du naturaliste Charles Darwin, lors de la seconde mission du navire, de 1831 à 1836, qui le verra formaliser sa théorie de l'évolution. L'Académie impériale des sciences russe, sous Nicolas Ier, reçoit d'un voyage autour du monde effectué entre 1826 et 1829, une collection d'histoire naturelle particulièrement abondante (1 000 nouvelles espèces d'insectes, de poissons, d'oiseaux et d'autres animaux ainsi que 2 500 spécimens de plantes, d'algues et minéraux). Les collections d'histoire naturelle ramenées aux Etats-Unis des expéditions des USS Vincennes, USS Peacock et USS Porpoise (1838-1842) comptent plus 50 000 spécimens de plantes (environ 10 000 espèces) et 4 000 spécimens d'animaux (la moitié étant de nouvelles espèces). Ces très nombreuses expéditions marquent une nouvelle étape dans la conception de notre écosystème.
"La nature, considérée de façon rationnelle, c'est-à-dire soumise au processus de la pensée, est une unité dans la diversité des phénomènes, une harmonie mêlant toutes les choses créées, aussi dissemblables soient-elles dans leur forme et leurs attributs, un grand tout animé par le souffle de la vie. Le résultat le plus important d'une enquête rationnelle sur la nature est donc d'établir l'unité et l'harmonie de cette masse stupéfiante de force et de matière, de déterminer avec une justice impartiale ce qui est dû aux découvertes du passé et à celles du présent, et d'analyser les différentes parties des phénomènes naturels sans succomber sous le poids du tout" - C'est un infatigable voyageur, naturaliste, géographe, botaniste, géologue et climatologue (le premier sans doute), pragmatique et d'une précision peu commune, qui va opérer une première synthèse ambitieuse de notre perception de la planète Terre, quoiqu'inachevée, "Cosmos. Essai d'une description physique du Monde", 4 vol., 1847-1859.
Cosmos? Un monument littéraire dédié aux harmonies de notre Nature, on y reconnaît les influences de Kant et de Rousseau, mais aussi de Goethe ("Landschaft") et du Romantisme avec lesquels Humboldt partage l'idée d'une cohérence organique de tous les phénomènes. Humboldt semble tout autant avoir été impressionné par la philosophie naturelle fondée par Schelling, il ressent en effet la nécessité de s'arrimer de quelque chose de plus élevé auquel on puisse se référer. Le premier volume du Cosmos offre une présentation générale de l'ensemble de l'univers. Le deuxième volume commence par une discussion sur la représentation de la nature à travers les âges par les peintres paysagistes et les poètes, puis poursuit avec une histoire des efforts de l'humanité pour découvrir et décrire la Terre depuis l'époque des anciens Egyptiens. Le troisième volume traite des lois de l'espace céleste, c'est-à-dire de l'astronomie. Le quatrième volume traite de la Terre, non seulement de la géophysique, mais aussi de l'homme.
Le baron prussien Friedrich Heinrich Alexander von Humboldt (1769-1859) est en effet un homme du Siècle des Lumières qui défend une conception unitaire du monde au sein duquel l'homme progresse par son pragmatisme raisonné. Il rapportera de ses explorations des dizaines de journaux, des centaines de croquis, des milliers de spécimens de plantes : d'une célèbre expédition de 5 années (1800-1805) où il a parcouru, avec Aimée Bonpland, l'Amérique tropicale, le Mexique, les Etats-Unis (Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, 30 vol., 1807-1834). Puis la Sibérie en 1829. Alexander von Humboldt va recueillir, classer et interpréter les plantes, les animaux et les roches en fonction de leur origine et de leur distribution géographique. Nous révélant toute la diversité de notre monde sous une même unité transverse, et l'existence d'interrelations constantes entre tous ces éléments. La description physique de notre monde devient ainsi une science à part entière. Et le naturaliste arrime le végétal au minéral, le matériel à l'immatériel, voire l'humain à l'inhumain (Essai sur la géographie des plantes). Il initie les éléments d'une biogéographie qui ouvre une nouvelle étape dans la conception de notre écosystème....
"J'offre à mes compatriotes, sur le déclin de ma vie, un ouvrage dont les premiers aperçus ont occupé mon esprit depuis un demi-siècle. Souvent, je l'ai abandonné, doutant de la possibilité de réaliser une entreprise trop téméraire : toujours, et imprudemment peut-être, j'y suis revenu, et j'ai persisté dans mon premier dessein. Je soumets le Cosmos au public, avec la timidité que m'inspire la juste défiance de mes forces, et en tâchant d'oublier que les ouvrages longtemps attendus sont généralement ceux que l'on accueille avec le moins d'indulgence.
Par les vicissitudes de ma vie et une ardeur d'instruction dirigée sur des objets très divers, je me suis trouvé engagé, pendant plusieurs années, à m'occuper, en apparence presque exclusivement, de sciences spéciales, de botanique, de géologie, de chimie, de positions astronomiques et de magnétisme terrestre. C'était une préparation nécessaire pour accomplir avec utilité des voyages lointains ; ces études avaient cependant aussi un but plus élevé. Je désirais saisir le monde des phénomènes et des formes physiques dans leur connexité et leur influence mutuelles. Jouissant, dès ma première jeunesse, des conseils et de la bienveillance d'hommes supérieurs, je m'étais de bonne heure intimement convaincu que, si l'on n'a point acquis une instruction solide dans les parties spéciales des sciences naturelles, toute contemplation de la nature en grand, tout essai de comprendre les lois qui composent la physique du monde, ne saurait être qu'une vaine et chimérique entreprise.
Les connaissances spéciales, par l'enchantement même des choses, s'assimilent et se fécondent mutuellement. Lorsque la botanique descriptive ne reste pas circonscrire dans les étroites limites de l'étude des formes et de leur réunion en genres et en espèces, elle conduit l'observateur qui parcourt, sous différents climats, de vastes étendues continentales, des montagnes et des plateaux, aux notions fondamentales de la géographie des plantes, à l'exposé de la distribution des végétaux, selon la distance à l'équateur et l'élévation au-dessus du niveau des mers.
Or, pour comprendre les causes compliquées des lois qui règlent cette distribution, il faut approfondir les variations de température du sol rayonnant et de l'océan aérien qui enveloppe le globe. C'est ainsi que le naturaliste avide d'instruction est conduit d'une sphère de phénomènes à une autre sphère qui en limite les effets. La géographie des plantes, dont le nom même était presque inconnu il y a un demi-siècle, offrirait une nomenclature aride et dépourvue d'intérêt, si elle ne s'éclairait pas des études météorologiques.
La plupart des voyageurs attachés à des expéditions scientifiques se bornent à voir des côtes, et il n'en saurait être autrement dans les voyages autour du monde; j'ai l'avantage d'avoir parcouru des espaces très considérables à l'intérieur de deux grands continents et dans des régions où ces continents présentent les contrastes les plus saisissants, à savoir, le paysage tropical et alpin du Mexique ou de l'Amérique du Sud, et le paysage des steppes de l'Asie boréale. Des entreprises de cette nature devaient, d'après la tendance de mon esprit à la généralisation des idées, vivifier mon courage, et m'exciter à rapprocher, dans un ouvrage à part, les phénomènes terrestres de ceux qu'embrassent les espaces célestes. La description physique de la Terre, jusqu'ici assez mal limitée comme science, devint, d'après ce plan, qui s'étendait à toutes les choses créées, une description physique du Monde..." (Cosmos).
"L'extrême complexité des rapports mutuels qu'entretiennent tous les organismes vivants en un même lieu est aussi indéniable que la disproportion entre le très grand nombre de germes d'organismes et la quantité fort restreinte d'individus parvenant réellement à maturité et se reproduisant." - Tant le naturaliste anglais Alfred Russel Wallace (1823-1913), l'un des fondateurs de la zoogéographie et qui accompagnera l'entomologiste H. W. Bates, dans son exploration de l'Amazonie (1848), que Charles Darwin (1809-1882), fort de "L'Origine des espèces" (1859), ouvrent une nouvelle étape dans la construction des sciences de la nature : ils introduisent la notion de population, l'équilibre entre espèces, la lutte pour l'existence et la sélection naturelle. Le"darwinisme" se développe en Allemagne sur un terreau favorable, deux grands courants d'idées s'y développent. La "Naturphilosophie" privilégie l’idée de nature comme organisme global, et défend un parallélisme entre les étapes du développement embryonnaire et les différents degrés de la « grande chaîne de la nature ». Autre courant, la diffusion d'un matérialisme très engagé, illustré par le pathologiste Rudolf Virchow (1821-1902), lorsqu'il soutient que "Tout animal apparaît comme la somme d'unités vitales dont chacune porte en elle tous les caractères de la vie". Nul besoin de Dieu ?
Pour le naturaliste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) la théorie de l'évolution de Darwin fournit enfin la vision unificatrice matérialiste tant attendue, une vision globale qui unifie le végétal, l'animal et l'humain en explicitant la formation des organismes et leurs adaptations. Tous les êtres vivants ont pour brique de base la cellule, les cellules s'associent en tissus et en organes, et forment des organismes pluricellulaires, animaux ou végétaux, puis, en remontant les différents niveaux d'intégration, ceux-ci constituent des individus d'une même espèce qui se regroupent en colonies ou en sociétés, en populations, bactériennes, végétales, animales..., des populations qui forment en un lieu déterminé un niveau d'organisation plus complexe encore, la communauté biologique (biocénose), ancré dans un milieu physique et chimique (biotope), l'ensemble formant un "écosystème". Le niveau ultime d'organisation du monde vivant est alors constitué par l'ensemble des écosystèmes de la planète, c'est-à-dire la "biosphère". C'est à ces deux niveaux d'intégration supérieurs, les écosystèmes et la biosphère, que l'écologie va s'intéresser. Pour l'heure, Ernst Haeckel va, en 1866, dénommer "écologie" (du grec oikos, demeure, et logos, science) la science qui étudie les rapports entre les organismes et le milieu où ils vivent, - "la science des relations des organismes avec le monde environnant, auquel nous pouvons rattacher toutes les “conditions d'existence” au sens large, organique et inorganique -, propose le terme d' "écologie".
Dans sa monumentale « Morphologie générale des organismes » (Generelle Morphologie der Organismen), publiée en 1866, Enst Haeckel reformule en des termes transformistes une idée ancienne, héritée de la Naturphilosophie, l’ontogenèse (c’est-à-dire le développement embryonnaire) récapitule la phylogenèse (la lignée dont est issue l’espèce considérée). La théorie de la Gastraea, présentée en 1872 (Die Kalkschwämme. Eine Monographie), va constituer des décennies durant un modèle de l’approche haeckelienne qui consiste à utiliser les rapports entre développement et évolution pour reconstituer l’arbre évolutif de tout système vivant : les arbres phylogénétiques vont ainsi accompagner à profusion la diffusion de théorie de l'évolution de Darwin...
"... Soulignons tout d'abord la limitation des conditions d'existence des organismes, quelle que soit leur espèce. Aucun n'est en mesure de vivre en tout lieu de la Terre. Tous sont cantonnés à une partie du globe, et même, pour la très grande majorité d'entre eux, à une surface particulièrement restreinte. Autrement dit, il n'existe pour chaque espèce qu'un nombre donné de lieux au sein de l'économie de la nature. La limitation absolue des conditions d'existence détermine la quantité maximale d'individus pouvant coexister sur Terre dans le meilleur des cas. Quant à la nature même des conditions d'existence, elles sont, pour chacune des espèces, d' une complexité extrême et nous sont, dans la plupart des cas, très insuffisamment connues, voire totalement inconnues. Lorsque nous avons précédemment évoqué les conditions d'existence du monde extérieur, nous avions principalement à l'esprit les conditions inorganiques, à savoir l'influence de la lumière, de la chaleur, de l'humidité, des aliments inorganiques, etc. Mais bien plus importantes encore que ces dernières sont les conditions organiques, c'est-à-dire les rapports réciproques entre les organismes, qui exercent une influence bien plus grande sur la transformation et l'adaptation des espèces. Chaque espèce d'organisme entretient une relation de dépendance vis-à-vis de nombreuses autres qui vivent au même endroit qu'elle et qui lui sont nuisibles, indifférentes ou utiles. Chaque organisme a des ennemis et des amis, qui menacent son existence ou la facilitent. Les premiers, au rang desquels les parasites par exemple, peuvent le priver de nourriture, les seconds lui en fournir, comme le font les plantes nourricières. La quantité et la qualité des individus organiques vivant ensemble en un même lieu doivent donc manifestement être interdépendantes, et toute modification dans la quantité ou la qualité d'une espèce doit avoir des conséquences sur celles avec lesquelles elle interagit.
C'est Darwin qui, le premier, a mis en lumière avec une acuité exceptionnelle l'importance particulière des interdépendances de tous les organismes voisins et le fait que celles-ci influent bien plus fortement sur les modifications et les adaptations des espèces que ne le font les conditions d'existence inorganique. Nous ignorons malheureusement le plus souvent presque tout des interdépendances hautement intriquées des organismes parce que l'on n'y a jusqu'à présent guère prêté attention. C'est donc un champ tout aussi immense qu'intéressant et important sui s'ouvre à la recherche. L'écologie, que l'on pourrait décrire comme la science de l'économie de la nature, une branche de la physiologie qui ne figure pas même dans les manuels, promet à ce titre des résultats particulièrement édifiants et surprenants..."
"Man and Nature: Or, Physical Geography as Modified by Human Action", George Perkins Marsh (1864)
"I spent my early life almost literally in the woods; a large portion of the territory of Vermont was, within my recollection, covered with the natural forest; and having been personally engaged to a considerable extent in clearing lands, and manufacturing, and dealing in lumber, I have had occasion both to observe and to feel the effects resulting from an injudicious system of managing woodlands and the products of the forest..." (Marsh to Gray, May 9, 1849) - Dans un ouvrage divisé en six chapitres (Transfert, modification et extirpation des légumes et des espèces animales, les bois, les eaux, les sables, changements géographiques projetés ou possibles par l'homme), George Perkins Marsh (1801-1882), diplomate et philologue américain, conteste le mythe du caractère inépuisable de la terre et la croyance selon laquelle l'impact humain sur l'environnement est négligeable, en établissant des similitudes avec les anciennes civilisations de la Méditerranée, des civilisations qui se sont effondrées à cause de la dégradation de l'environnement. Dans le dernier chapitre, il discute des effets secondaires géographiques possibles des projets envisagés de l'époque, notamment les canaux de Suez et de Panama, et spécule sur la perspective d’arroser les déserts et de détourner ou diminuer les tremblements de terre et les éruptions volcaniques. Il conclut en montrant que les actions de l’homme, bien que négligeables individuellement, peuvent dans l’ensemble modifier la structure, la composition et le destin de la terre... L'ouvrage eut un certain succès, mais c'est uniquement sur le front de la lutte contre le déboisement aux Etats-Unis que l'ouvrage eut un impact en inspirant le mémorial de 1873 qui a conduit le Congrès à établir une commission forestière nationale et des réserves forestières gouvernementales...
"The object of the present volume is: to indicate the character and, approximately, the extent of the changes produced by human action in the physical conditions of the globe we inhabit; to point out the dangers of imprudence and the necessity of caution in all operations which, on a large scale, interfere with the spontaneous arrangements of the organic or the inorganic world; to suggest the possibility and the importance of the restoration of disturbed harmonies and the material improvement of waste and exhausted regions; and, incidentally, to illustrate the doctrine, that man is, in both kind and degree, a power of a higher order than any of the other forms of animated life, which, like him, are nourished at the table of bounteous nature.
In the rudest stages of life, man depends upon spontaneous animal and vegetable growth for food and clothing, and his consumption of such products consequently diminishes the numerical abundance of the species which serve his uses. At more advanced periods, he protects and propagates certain esculent vegetables and certain fowls and quadrupeds, and, at the same time, wars upon rival organisms which prey upon these objects of his care or obstruct the increase of their numbers. Hence the action of man upon the organic world tends to subvert the original balance of its species, and while it reduces the numbers of some of them, or even extirpates them altogether, it multiplies other forms of animal and vegetable life.
The extension of agricultural and pastoral industry involves an enlargement of the sphere of man’s domain, by encroachment upon the forests which once covered the greater part of the earth’s surface otherwise adapted to his occupation. The felling of the woods has been attended with momentous consequences to the drainage of the soil, to the external configuration of its surface, and probably, also, to local climate; and the importance of human life as a transforming power is, perhaps, more clearly demonstrable in the influence man has thus exerted upon superficial geography than in any other result of his material effort...."
(Preface)
Entre 1750 et 1914, l'industrialisation s'empare de l'Europe, les villes s'agrandissent et se peuplent, reste encore avec "A View of Manchester from Kersal Moor", peint en 1852 par William Wyld (1806-1889), c'est que déjà, à l'ère victorienne, les "paysages de campagne", idéalisées, se vendent bien auprès des citadins de Londres, du nord de l'Angleterre, de Manchester ou des villes du Lancashire....
Élisée Reclus (1830-1905), célèbre ethnologue et anarchiste, a toujours considéré qu'il valait "mieux observer la nature chez elle que de se l’imaginer du fond de son cabinet" : à parcourir “Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes”, on peut se rendre compte que depuis les années 1866 rien n'a vraiment changé dans le sentiment que l'on pouvait avoir d'un être humain délibérément prédateur d'une nature luxuriante et fragile. Plus d'un siècle plus tard...
".. Certainement il faut que l'homme s'empare de la surface de la terre et sache en utiliser les forces ; cependant on ne peut s'empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s'accomplit cette prise de possession. Aussi, quand le géologue Marcou nous apprend que la chute américaine du Niagara a sensiblement décru en abondance et perdu de sa beauté depuis que l'on l'a saignée pour mettre en mouvement les usines de ses bords, nous pensons avec tristesse à l'époque, encore bien rapprochée de nous, où le "tonnerre des eaux", inconnu de l'homme civilisé, s'écroulait librement du haut de ses falaises, entre deux parois de rochers toutes chargées de grands arbres. De même on se demande si les vastes prairies et les libres forêts où par les yeux de l'imagination nous voyons encore les nobles figures de Chingashook et de Bas-de-Cuir n'auraient pu être remplacées autrement que par des champs, tous d'égale contenance, tous orientés vers les quatre points cardinaux, conformément au cadastre, tous entourés régulièrement de barrières de la même hauteur. La nature sauvage est si belle : est-il donc nécessaire que l'homme, en s'en emparant, procède géométriquement à l'exploitation de chaque nouveau domaine conquis et marque sa prise de possession par des constructions vulgaires et des limites de propriétés tirées au cordeau ? S'il en était ainsi, les harmonieux contrastes qui sont une des beautés de la terre feraient bientôt place à une désolante uniformité, car la société, qui s'accroît chaque année d'au moins une dizaine de millions d'hommes, et qui dispose par la science et l'industrie d'une force croissant dans de prodigieuses proportions, marche rapidement à la conquête de toute la surface planétaire ; le jour est proche où il ne restera plus une seule région des continents qui n'ait été visitée par le pionnier civilisé, et tôt ou tard le travail humain se sera exercé sur tous les points du globe. Heureusement le beau et l'utile peuvent s'allier de la manière la plus complète, et c'est précisément dans les pays où l'industrie agricole est la plus avancée, en Angleterre, en Lombardie, dans certaines parties de la Suisse, que les exploiteurs du sol savent lui faire rendre les plus larges produits tout en respectant le charme des paysages, ou même en ajoutant avec art à leur beauté...."
Tout habitant de la campagne qui vagabonde.... - "Chaque organisme ne peut être que ce qu’il est. […] En lui, toutes les ressources sont exploitées au maximum. Nous pouvons donc en tirer l’affirmation fondamentale suivante : chaque être vivant, par principe, est absolument parfait" - Le biologiste et philosophe allemand Jakob Johann von Uexküll (1864-1944) fonde en 1925, à Hambourg, l'Institut für Umweltforschung (Institut d'étude du milieu et de l'environnement), avant de publier en 1934, "Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen" (Mondes animaux et mondes humains) qui fait de lui un précurseur de l'éthologie popularisé par Konrad Lorenz. S'interrogeant très simplement sur ce que peuvent "voir" les animaux, et donc tenter de les "comprendre", Von Uexküll part du principe, très kantien, que chaque espèce vit dans un environnement unique, un environnement découpé dans dans notre monde et déterminé par son organisation propre (ses « structures a priori »), par ses récepteurs sensoriels et ses effecteurs. La somme des stimuli possibles pour l'animal constitue son "Merkwelt" et la somme de ses réponses possibles son "Wirkwelt", l'ensemble constituant l'Umwelt, le monde extérieur, son milieu, que l'on peut opposer à l'Innenwelt, son le monde intérieur. Umwelt et Innenwelt fonde le le "monde vécu" de l'animal, une totalité close et donc un monde bien différent du comportement dit objectif que pourrait décrire à son propos l'être humain. Cette description "objective" du comportement animal n'appréhende au fond que la part réactive des actions animales, et néglige la sélection que tout organisme opère parmi les stimuli de son environnement. L'action ne se réduit pas à de simples tropismes. Alors que les théories lamarckiennes et darwiniennes privilégient des axes d'instabilité ou de rupture entre l’organisme et le milieu pour rendre compte de l’évolution des espèces, Uexküll privilégie la stabilité et l’adéquation pour caractériser la relation de l’organisme à son Umwelt.
L'Umwelt (à distinguer de la notion de "milieu") d'un être vivant est donc défini par l'environnement que cet être "vit" et "habite". Si l’organisme dépend de son environnement pour agir, c’est bien de son environnement qu’il s’agit et non d’un univers inconditionné. Les mondes que tous les êtres perçoivent, leurs Umwelten, sont tous différents, et leur identité dépend tant de leurs structures d'information internes que de leurs relations et communications avec les autres. Von Uexküll, avec le concept d’Umwelt, initie de même une nouvelle discipline, la "biosémiotique" (Biosemiotics), qui décrit notre expérience de la Nature comme celle d'un milieu qui "parle" à chaque être vivant. Les idées du philosophe américain Charles Sanders Peirce sont utilisées pour fournir un nouveau cadre à la biologie. Tous les organismes vivants vivent dans une semi-sphère (chaque espèce vit dans une «bulle de savon» qui lui est propre, disait Uexküll) et l'interprétation des signes est présente partout où la vie est présente. Thomas Sebeok (1920-2001) a par la suite particulièrement enrichi ce nouveau domaine mis à jour au détour de la sémiotique: il fonde en 1963 la "zoosémiotique" en proposant que la sémiose (la signification est fonction du contexte) se produise non seulement chez notre espèce mais chez tous les animaux, puis estime dans les années 1990 que "la vie et la sémiose sont co-extensives".
"Le petit livre qui suit ne prétend pas servir de guide à une nouvelle science. Il renferme plutôt ce que l'on pourrait appeler la description d'une promenade dans des mondes inconnus.
Ces mondes sont non seulement inconnus, mais ils sont en outre invisibles, d'autant plus que leur existence est déniée même par nombre de zoologistes et physiologistes. Cet avis, qui paraît curieux aux yeux de tout connaisseur de ces mondes, s'explique par le fait que l'accès à ces mondes ne s'ouvre pas à chacun, que des convictions fermes sont propres à verrouiller la porte qui en forme l'entrée, si solidement qu'il ne peut pénétrer aucun rayon de lumière de tout l'éclat s'étendant sur ces mondes.
Celui qui ne démord pas de la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines renonce à l'espoir de jamais apercevoir leurs milieux. Mais celui qui n'est pas encore acquis à la théorie des êtres vivants conçus comme des "machines" peut prendre en considération ce qui suit. Tous nos objets d'usage et nos machines ne sont rien d'autre que des moyens pour l'homme. C'est ainsi qu'il y a des moyens pour agir - ce que l'on appelle "outils" et qui incluent toutes les grosses machines servant dans nos usines à la transformation des produits de la nature, ou encore les chemins de fer, les voitures et les avions. Mais il y a aussi des moyens pour percevoir, que l'on peut appeler des "perceptíls", comme les télescopes, les lunettes, les microphones, les radios, etc. On n'est pas loin de supposer qu'un animal ne serait rien d'autre qu'un assemblage d'outils et de perceptils spécifiques qui seraient liés en un tout via un poste de contrôle, ce qui en ferait toujours une machine mais avec la propriété d'exercer la fonction vitale d'un animal. C'est effectivement le point de vue de tous les théoricien de la machine, ils préfèrent penser cela en accord avec un mécanisme rigide ou un dynamisme plastique. Les animaux sont ainsi épinglés comme de simples choses. On oublie cependant qu'on a supprimé l'essentiel, à savoir le "sujet", celui qui se sert des moyens, perçoit avec eux et agit avec eux.
Avec cette impossible construction faite d'une combinaison de perceptils et d'outils, on n'a pas simplement rapiécé chez les animaux les organes sensoriels et les organes moteurs comme les pièces d'une machine (sans tenir compte de son percevoir et de son agir), mais on s'est également mis à mécaniser les hommes. Du point de vue des béhavioristes, nos impressions et notre volonté ne sont qu'apparence; dans le meilleur des cas, elles doivent être considérées comme des bruits parasites gênants.
En revanche, celui qui estime encore que nos organes sensoriels servent notre percevoir et que nos organes moteurs servent notre agir, celui-là ne verra pas dans les animaux une simple structure mécanique, il y découvrira en outre le machiníste, lequel est autant installé dans les organes que nous le sommes nous-mêmes dans notre corps. Mais alors il n'appréhendera plus les animaux comme de simples objets, mais comme "des sujets dont l'activité essentielle consiste à percevoir et à agir".
Ainsi la porte qui conduit aux "milieux" est-elle ouverte, car tout ce qu'un sujet perçoit devient son monde perceptif (Merkwelt), et tout ce qu'il produit son monde actantiel (Wirkwelt). Monde perceptif et monde actantiel forment ensemble une unité close : le milieu.
Les milieux étant aussi divers que le sont les animaux eux-mêmes, ils offrent à tout ami de la nature de nouveaux pays d'une telle richesse et d'une telle beauté qu'il vaut la peine de s'y promener, même s'ils s'offrent à notre regard non pas physique mais uniquement spirituel.
La meilleure façon de commencer une telle promenade est de la faire un jour de soleil à travers une prairie fleurie, bourdonnante de coléoptères et parcourue de papillons voletant, puis de construire autour de chacune de ces bêtes qui peuplent la prairie, une bulle de savoir qui représente son milieu et est remplie de tous les signes perceptifs auxquels le sujet peut accéder. Aussitôt que nous pénétrons nous-mêmes dans une telle bulle de savon, l'environnement, qui jusque-là se déployait autour du sujet, se reconfigure totalement. Nombre de propriétés de la prairie bigarrée disparaissent complètement, d'autres perdent leur homogénéité, de nouvelles relations se créent. Dans chaque bulle de savon naît un nouveau monde. C'est à l'exploration de ces mondes qu'est convié le lecteur du récit de voyage qui suit..." (Milieu animal et milieu humain, trad. C.Martin-Freville, Bibliothèque Rivages, 2010).
Hans Jonas (1903-1993)
Le principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique
(1979, Das Prinzip Verantwortung)
Le principe Responsabilité - "Agis constamment en sorte que les conséquences de ton action demeurent compatibles avec la persistance d'une vie authentiquement humaine sur cette Terre" - Toutes les éthiques des siècles passés puisaient dans le tissu des relations humaines, des relations de proximité entre les personnes, tant en termes de temps que d'espace. C'est ainsi que s'est instaurée une coexistence raisonnable des êtres humains dans des sociétés et des territoires donnés. Aujourd'hui, le progrès technologique a fondamentalement modifié ces conditions initiales, les actions menées à un point singulier de l'espace et du temps peuvent avoir des conséquences de grande portée et peuvent être irréversibles. Aujourd'hui, les frontières planétaires sont transgressées par l'érosion progressive des écosystèmes pour satisfaire les besoins d'une population mondiale croissante et de plus en plus aisée:
"...la frontière entre "Etats" et "nature" a été abolie : la cité des hommes, jadis une enclave à l'intérieur du monde non humain, se répand sur la totalité de la nature terrestre et usurpe sa place. La différence de l'artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l'artificiel; et en même temps l'artefact total, les oeuvres de l'homme devenues monde, en agissant sur lui-même et par lui-même, engendre une nouvelle espèce de "nature", c'est-à-dire une nécessité dynamique propre, à laquelle la liberté humaine se trouve confrontée en un sens entièrement nouveau."
Le progrès technologique a tant amplifié la portée de l'action humaine qu'une nouvelle philosophie de la responsabilité doit être recherchée. La course aux armements pendant la guerre froide et le risque d'une surenchère nucléaire ne sont pas étrangères à ces questions, et l'Allemagne de l'après-guerre est restée particulièrement sensible à toutes les menaces pouvant s'exercer sur les grands équilibres de ce monde, du rejet de l'utilisation de l'énergie nucléaire aux risques climatiques et au génie génétique. Le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993), l'un des rares philosophes du XXe siècle à avoir réfléchi sur les problèmes environnementaux, part du constat d'un écart de plus en plus important entre la capacité de l'humanité à agir et la capacité à savoir. Son hypothèse éthique est que, compte tenu des conséquences peut-être très étendues des nouvelles technologies, la seule approche responsable est de considérer le pire des cas comme une option probable et d'agir en conséquence.
"Qu'on considère par exemple, comme première modification majeure survenue à l'image héritée, la vulnérabilité critique de la nature par l'intervention technique de l'homme - une vulnérabilité qui n'avait jamais été pressentie avant qu'elle ne se soit manifestée à travers les dommages déjà causés. Cette découverte, dont le choc conduisait au concept et aux débuts d'une science de l'environnement (écologie), modifiait toute la représentation de nous mêmes en tant que facteur causal dans le système plus vaste des choses. Par les effets elle fait apparaître au grand jour que non seulement la nature de l'agir humain s'est modifiée de facto et qu'un objet d'un type entièrement nouveau, rien de moins que la biosphère entière de la planète, s'est ajouté à ce pour quoi nous devons être responsables parce que nous avons pouvoir sur lui. Et un objet de quelle taille bouleversante, en comparaison duquel tous les objets antérieurs de l'agir humains ressemblent à des nains! La nature en tant qu'objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir. Quel type d'obligation s'y manifeste? Est-ce plus qu'un intérêt utilitaire? Est-ce simplement la prudence qui recommande de ne pas tuer la poule aux oeufs d'or ou de ne pas scier la branche sur laquelle on est assis? Mais le "on" qui y est assis et qui tombe peut-être dans l'abîme sans fond : qui est-ce? Et quel est mon intérêt à ce qu'il soit assis ou qu'il tombe?
Pour autant que l'ultime pôle de référence qui fait de l'intérêt pour la conservation de la nature un intérêt moral est le destin de l'homme en tant qu'il dépend de l'état de la nature, l'orientation anthropocentrique de l'éthique classique est encore conservée ici. Mais même dans ce cas, la différence est grande. La clôture de la proximité et de la simultanéité a disparu, emportée par l'extension spatiale et la longueur temporelle des séries causales que la praxis technique met en route, même quand elles sont entreprises en vue de fins rapprochées. Son irréversibilité, alliée à son ordre de grandeur récapitulatif, introduit un autre facteur inédit dans l'équation morale. S'y ajoute son caractère cumulatif : ses effets s'additionnent de telle sorte que la situation de l'agir et de l'être ultérieur n'est plus la même que celle du premier acteur mais qu'elle devient progressivement de plus en plus différente et de plus en plus un résultat de ce qui fut déjà fait....
.... Et si le nouveau type de l'agir humain voulait dire qu'il faut prendre en considération davantage que le seul intérêt "de l'homme" - que notre devoir s'étend plus loin et que la limitation anthropocentrique de toute éthique du passé ne vaut plus? Du moins n'est-il plus dépourvu de sens de demander si l'état de la nature extrahumaine, de la biosphère dans sa totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n'est pas devenu par le fait même un bien confié à l'homme et qu'elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard - non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit. Si c'était le cas, cela réclamerait une révision non négligeable des fondements de l'éthique. Cela voudrait dire chercher non seulement le bien humain mais également le bien des choses extrahumaines, c'est-à-dire étendre la reconnaissance de "fins en soi" au-delà de la sphère de l'homme et intégrer cette sollicitude dans le concept du bien humain. Aucune éthique du passé (mise à part la religion) ne nous a préparés à ce rôle de chargés d'affaire - et moins encore la conception scientifique dominante de la nature...." (Hans Jonas, Le principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979, Das Prinzip Verantwortung)
La Société du risque - "Le XXe siècle a été riche en catastrophes historiques: deux guerres mondiales, Auschwitz, Nagasaki, puis Harisburg et Bhopâl, et aujourd'hui Tchernobyl. Autant d'éléments qui invitent à la circonspection dans le choix des mots, et aiguisent le regard que l'on peut porter sur les spécificités historiques. On a toujours répondu à la souffrance, à la misère, à la violence causée par les hommes à d'autres hommes en recourant à la catégorie de "l'Autre" - les Juifs, les Noirs, les femmes, les demandeurs d'asile, les dissidents, les communistes, etc. On avait d'un côté des clôtures, des camps, des quartiers, des baraquements militaires, de l'autre les quatre murs de notre chez nous - frontières réelles et symboliques derrière lesquelles pouvaient se retrancher ceux qui en apparence n'étaient pas concernés. Tout cela continue à exister, et en même temps rien de cela n'existe plus depuis Tchernobyl. Ce que nous a appris la contamination radioactive, c'est que c'en est fini de "l'autre", fini de nos précieuses possibilités de distanciation. On peut exclure la misère, on ne peut plus exclure les dangers de l'ère nucléaire. C'est là leur nouvelle force culturelle et politique. Leur pouvoir est le pouvoir du danger qui abolit toutes les zones de protection et toutes les différenciations de l'âge moderne. Cette dynamique du danger qui abolit les frontières ne dépend pas de l'intensité de la contamination ni des divergences d'appréciation sur ses conséquences potentielles. C'est plutôt l'inverse qui se produit : chaque fois que l'on jauge l'ampleur d'un risque, on envisage qu'il soit universel. Reconnaître qu'il existe une contamination radioactive dangereuse équivaut à reconnaître qu'il n'existe pas d'issue pour des régions, des pays, des continents entiers. L'exigence de survie et la (re)connaissance du danger sont contradictoires. Et c'est cette fatalité qui donne tout son poids existentiel au débat sur les critères de mesure ou de distinction, sur les effets à court terme et à long terme.
En 1986, Ulrich Beck publie "La Société du risque : sur la voie d'une autre modernité" (Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne). Professeur de sociologie à l’université de Münster et de Bamberg, puis directeur de l’Institut de sociologie à l’université de Munich (1992). et intellectuel engagé, Ulrich Beck (1944-2015) considère que nous ne pouvons plus penser notre monde sur le modèle de la société industrielle, la technologie nous a engagé dans une toute autre voie, celle d'une société mondialisée du risque dans laquelle l'interdépendance est devenue le moteur principal, fabrique à risques environnementaux et sanitaires, fabrique d'insécurités diffusant dans la totalité de notre existence sociale et personnelle. Si la notion de risque n'est pas une nouveauté dans l'histoire de notre monde, cette notion a changé de nature sous l'effet de la technologie et du progrès, ce risque s'est globalisé, universalisé, a gagné en invisibilité, et plus encore : "A la différence de toutes les époques qui l'ont précédée, la société du risque se caractérise avant tout par un manque : l'impossibilité d'imputer les situations de menaces à des causes externes...". Le monde moderne qui, jusque-là, semblait avoir réussi, pour une grande part, à abolir les inégalités et offrir à l'homme une place dans le tissu social qui ne dépende que de ses choix propres et de ses performances, laisse transparaître un destin d'un genre nouveau, un destin qui n'est plus placé sous le signe de la misère, mais sous celui de la peur.
"L'envers de la nature socialisée est la "sociétisation" des destructions naturelles qui se transforment en menaces sociales, économiques et politiques intégrées au système et portant sur la société mondiale industrialisée à l'extrême. Parce que la contamination et les chaînes mondiales de produits de consommation sont globales, les menaces de la vie dans la civilisation industrielle sont sujettes aux métamorphoses sociales du danger ; les règles de vie quotidiennes sont mises sens dessus dessous. Les marchés s'effondrent. C'est la pénurie au coeur de la surabondance. Le flot des revendications se déclenche. Les systèmes juridiques sont impuissants à rendre compte des faits. On répond d'un haussement d'épaules perplexe aux questions les plus évidentes. Les traitements médicaux sont inefficaces. Les constructions scientifiques de la rationalité s'écroulent. Les gouvernements chancellent. Les électeurs versatiles prennent leurs jambes à leur cou..." Quelque part se fait jour que des pans entiers de notre société, jusque-là jugés politiquement neutres, la technologie, l'écologie, le sanitaire, doivent être réinvestis politiquement pour échapper à une catastrophe créée par l'homme lui-même...