- August Strindberg (1849-1912), "La Chambre rouge" (Röda rummet, 1879), "Mademoiselle Julie" (Fröken Julie, 1888), "Le Songe" (1901) - Selma Lagerlöf (1858-1940) - Amalie Skram (1846-1905), "Les Gens de Hellemyr" (1887-1898) - .........

Last Update : 12/11/2016


August Strindberg (1849-1912) incarne la percée du moderne dans la littérature suédoise. Il écrivit sa pièce historique "Mäster Olof" (1872) alors qu'il était journaliste, une pièce qui fut rejetée par le théâtre national et jouée la première fois en 1890. "Mäster Olof" est maintenant vue comme la première pièce moderne suédoise. Strindberg se fit connaître grâce à son roman "Röda rummet" (La Chambre rouge, 1879), une satire du monde des arts à Stockholm, sur l'hypocrisie et la corruption, le premier roman suédois moderne influencés par des auteurs tels que Charles Dickens et Mark Twain. Strindberg enchaîna avec une courte histoire satirique, ""Le Nouveau pays" (1882) et un recueil de poésies, "Poésie en vers et en prose" (1883). Les attaques de ces œuvres contre l'establishment - institutions politique, bureaucratie, presse, monde des affaires, Église et élite culturelle - le rendirent si impopulaire qu'il préféra s'exiler, de 1883 à 1889.

 

On compare souvent les pièces des débuts de Strindberg - comme "Fröken Julie" (Mademoiselle Julie, 1888) - avec celles d'lbsen. Strindberg continua à évoluer et abandonna la "science" du théâtre naturaliste au profit des pièces symboliques et expressionnistes, avec, notamment, "Dödsdansen" (La Danse de mort, 1900), "Ett drömspel" (Le Songe, un jeu de rêves, 1901) et "Spöksonaten" (La Danse des spectres, 1907)...

En 1860, la Scandinavie occupe une place marginale dans la culture européenne, il faut attendre les années 1890, soit seulement trente ans plus tard, pour que des écrivains comme Henrik Ibsen (1828-1906) et Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910), en Norvège, et August Strindberg (1849-1912), en Suède, influencent le cours de la littérature dans toute l'Europe. Cet épanouissement culturel s'étendra à la musique, avec Edvard Grieg (1843-1907) et Jean Sibelius (1865-1957), et aux arts visuels, Vilhelm Hammershoi (1864-1916), Edvard Munch (1863-1944) et Gustav Vigeland (1869-1943). La Révolution industrielle et ses conséquences, comme la croissance économique, l'urbanisation, l'émergence des classes moyennes et les problèmes sociaux, n'atteignirent les pays scandinaves que sur le tard. La Scandinavie fut également à la traîne sur le plan intellectuel et elle ne ressentit l'influence des philosophies politiques, telles que le libéralisme, l'utilitarisme, le socialisme et l'anarchisme, qu'à partir des années 1870. Mais alors que cette évolution politique et sociale s'était étendue sur des décennies partout en Europe, elle fut très rapide et brutale en Scandinavie. ll en fut de même en littérature, avec un passage intense et concentré du Romantisme inspiré par la tradition au Naturalisme à la fin du XIXe siècle...

 

".. c’est l’époque où les lettres scandinaves connaissent ce que l’on est convenu d’appeler leur « percée » (genombrott en suédois). Dans le dernier quart du XIXe siècle, le Danois Georg Brandes avait introduit dans le Nord ce qu’il appelle « les grands courants » de la modernité de son temps, soit tout le mouvement d'idées positivistes, scientistes, déterministes, darwinistes, antireligieuses, etc., qui marquera ensuite notre siècle. De ce flux de sollicitations nouvelles, Strindberg va dégager une conception du monde indispensable désormais à la compréhension de son œuvre. 

Soit : il existe des esprits supérieurs qui sont nécessairement incompris de la masse (de la « majorité compacte », dira Ibsen). La vie humaine revient à une lutte sans merci où le vulgaire fait l'impossible pour écraser tout ce qui sort du commun : c’est ce que notre auteur appelle la «lutte des cerveaux », hjärnornas kamp, qui ne se traduit pas nécessairement par des crimes dans l’acception courante du terme, mais par un lent assassinat psychique où, à partir de moyens psychologiques (suggestion, insinuations perfides, introduction d’un doute funeste dans la conscience de la victime visée, hypnose, hallucinations soigneusement entretenues, et ainsi de suite), il s’agit d’amener à sa perte le sujet d’exception dont la présence parmi nous est intolérable. 

Dans ce combat, la Femme, - cela va sans dire! - est bien mieux armée que l'Homme, la masse, bien plus méchante que l’individu isolé, le médiocre, autrement plus efficace que le génie : ils assassinent impunément le héros, ils sont les artisans de ce « meurtre psychique » (själamord) qui réduit au néant le grand homme. Et la camisole de force que vient passer, à la fin du Père, la vieille nourrice, représentative, comme l’on voudra, de la mère — de la Femme — au pauvre personnage central devenu pratiquement fou, est puissamment symbolique de cet homicide en douceur, sans effusion de sang ni strangulation physique qui est bien le but visé. 

La force de ces pièces — indépendamment de leur affabulation située — tient à la fascination qu’exercent sur nous de grandes images-forces, obsédantes en même temps qu’immédiatement expressives, qui sous-tendent et littéralement animent ces chefs-d’œuvre. 

Il y a, pour prendre un autre exemple dans "Mademoiselle Julie", un oiselet dont on coupe le cou ou un rasoir dans la main du valet Jean, qui finissent par imposer leur présence fatidique et décident, à eux seuls, de la fin, pressentie bien avant le terme de la pièce. Je tiens que c’est là l’un des combles de cet art, présent dans presque toute la production de l’auteur : ce que j’appellerai l’activité icono-motrice (comme on parle d’activité idéo-motrice). qui, réellement, dicte la progression de l'intrigue et dote l’argument anecdotique de la pièce ou du roman de dimensions proprement fantastiques. 

On comprend sans peine que le mental de Strindberg, directement impliqué dans la plupart de ses créations fictives tant au théâtre qu’en d’autres genres, ait eu du mal à résister à de pareilles tensions ..." (Régis Boyer).


August Strinberg (1849-1912)

Né à Stockholm, Strindberg est l'auteur d'une oeuvre autobiographique unique qui, de "Lui à Elle" (1875-1876) à "Seul" (1903), en passant par "Le Fils de la servante" (1886), ne comprend pas moins de douze ouvrages, mais tous composant une confession continue et une même obsession : nous rêvons sans cesse la Vie, nous idéalisons la Femme, mais ni la Vie ni la Femme ne se montrent à la hauteur de nos désirs de perfection et d'absolu. La masse, envieuse et vile, et le destin, si ironique, savent s'unir pour dissoudre la personnalité de notre être. Et plus encore, notre lucidité va croître à proportion de notre angoisse. D'où cette "lutte des cerveaux" qui s'achève inéluctablement en "assassinat psychique", en folie pour l'homme qui a entrepris d'échapper au mensonge commun.

C'est en France que Strindberg découvre le naturalisme et c'est en français qu'il fit le récit de ses plus douloureuses expériences (Le Playdoyer d'un fou, 1887; Inferno, 1897). Mais à la différence d'un Zola, Strindberg utilise la méthode naturaliste non pour exposer les vices de la société, mais disséquer les "fantômes du moi".

 

Strinberg a toujours eu une attirance pour l'occultisme et l'oeuvre d'un Emanuel Swedenborg (1688-1772), théologien et philosophe suédois qui à l'âge de cinquante-six ans entra dans une phase de visions mystiques. Pour Strindberg, le monde est fait de correspondances et d'appels qu'il faut interpréter si ,l'on veut que soient réunies les deux parts qui font l'être complet, le terrestre et le céleste, le féminin et le masculin. Et c'est la Femme, usant de la perfidie pour conforter un univers mesquin, qui donne à l'homme une existence qui n'est qu'un "Songe" (1902), où, pour échapper au mal de vivre, l'homme se dédouble, ou, comme dans "Sonate des spectres" (1907), la vie et la mort ne cessent d'échanger leurs signes. Et comme Ibsen pour ses personnages féminins, Hedda Gabler, femme frustrée d'idéal et d'amour, l'illustration de l'antagonisme entre le génie et les forces qui le persécutent, passe par la Femme.

 

Johan August Strindberg est né à Stockholm des amours d'Oskar Strindberg négociant, bon petit bourgeois malheureux en affaires, et d'une fille d'auberge, qui  devint la gouvernante, puis la maîtresse d'Oskar qu'elle finira par épouser. L'année 1870 marque la découverte de Georg Brandes (et en particulier de ses commentaires sur Shakespeare), le grand éveilleur des consciences littéraires dans les pays nordiques. Strindberg rencontre, en 1875, Siri von Essen, femme du baron Wrangel, qu'il épouse en 1877, après l'avoir poussée au divorce. Le couple connaîtra quelques années heureuses que ponctue la publication d'un drame, "Le Mystère de la Guilde" (1879), et du roman "La Chambre rouge" (Röda rummet, 1879). Mais, dès 1880, les brouilles assombrissent la vie des époux Strindberg et dès 1882, dans "La Femme de sire Bengt" (Herr Bengts Hustru), se fait jour son trop célèbre antiféminisme : ils divorceront en 1897. 

Le séjour en France est directement responsable du passage au naturalisme, qui ouvre une période d'une extrême créativité : Strindberg s'adonne pleinement à ce qu'on a dénommé le "radicalisme" scandinave, cette rage d'absolu, cette volonté de pousser théories et applications jusqu'en leurs derniers retranchements, cette propension dans l'écriture comme dans la vie à ne pouvoir s'affronter et prendre conscience que dans le paroxysme de la crise. Lorsqu'il atteint la quarantaine, il n'a pas encore achevé la quête passionnée et irritante de lui-même, il s'emporte contre les mesquineries d'une destinée contraire, et c'est dans le théâtre qu'il va exprimer ce mélange d'angoisse et de violence polémique : "Camarades" (Kamraterna, 1888, d'abord écrit en 1886 sous le titre de Maraudeurs), "Le Père" (Fadern, 1887), "Mademoiselle Julie" (1888, la plus jouée de ses pièces), "La Danse macabre, Créanciers" (Fordringsägare, 1888), "Paria" (1889), "La Plus Forte" (Den starkare, 1889), Simoun (1889). C'est alors le tournant décisif : s''inspirant de Darwin, il a toujours éprouvé que le creuset social comme la vie de couple n'est que lutte, avec Nietzsche, surgit le "surhomme", la traduction de son sentiment qu'il existe bien une aristocratie de l'esprit que le peuple hait instinctivement. Mais si, en 1879, son roman "La Chambre rouge" (Röda rummet) a pu lui donner une certaine notoriété, il va souffrir de l'incompréhension systématique dont fait preuve la critique dramatique, sa misogynie produit des articles outranciers, et se laisse tenter par l'occultisme, alors en plein réveil en France, rompt avec le naturalisme et se tourne vers le symbolisme. Multipliant les expériences alchimiques dans un grand dénuement matériel, sentimental et moral, il sombre dans le délire de la persécution et l'idée de suicide, dont "Inferno" (écrit en français en 1897, puis traduit en suédois) relate l'ampleur. 

 

Le Fils de la servante (Tjensteqvinnans son, 1886-1887)

Récit autobiographique comprenant une série de souvenirs et d'esquisses décrivant l`atmosphère étroite et bornée dans laquelle Strindberg fut élevé à Stockholm, jusqu'à son inscription à l'université d'Uppsala en 1867. L`enfance et la jeunesse avaient été pour la plupart des romantiques l'âge idéal, au contraire de Strindberg qui, loin d'être un romantique, considèrera cette période de la vie humaine comme une phase préparatoire et d'une moindre valeur. Ces souvenirs ne sont donc nullement idéalisés et on y retrouve, dans les limites imposées par la fidélité envers le passé, les qualités d`observation incisive et amère qui constitueront l'originalité de "La Chambre rouge". Les principaux sujets de ce livre seront donc la famille et l'école. L`enseignement donné à cette époque dans les écoles suédoises avait un caractère surtout formaliste. et la discipline y gardait toute son antique rigueur. De là l'opposition de l`élève sensible et précoce, incapable de souffrir les coups de bâton et plus porté vers l'étude des langues modernes et des sciences naturelles que vers celle du latin. Il se plut donc davantage dans une école privée, où l'enseignement était plus compréhensif et plus moderne. Strindberg ne reconnaît pas avoir reçu à l`école d'impulsions décisives et estime avoir appris davantage grâce à ses propres lectures et à ses études individuelles ; mais, par la vie en commun avec les camarades, l'école contribua à le former socialement plus que ne le fit sa famille. Strindberg nous trace un portrait aux contours précis mais froids de son père, un homme aux manières distinguées dont les affaires n`allaient pas toujours très bien et qui avait fait une mésalliance que la société jugeait sans indulgence. Il nous décrit également sa mère qui, pendant sa jeunesse, avait été servante dans une pension, une femme bonne et douce qui conserva toujours ses habitudes simples. Ces portraits se détachent sur le fond grisâtre de la vie que la petite famille mène dans un des faubourgs de la capitale : les fils nécessairement confiés aux servantes, les économies et leur mesquinerie, le manque de compréhension et de sympathie entre parents et enfants. Ce côté mesquin de la vie familiale ne constitue cependant pas, aux yeux de l`auteur, une exception regrettable mais n'y voit que reflet de l'étroitesse de toute vie familiale et l'expression de l'insuffisance de la famille, une "auberge où l'on mange et dort pour rien". "Famille, ajoutera-t-il, tu es la maison de retraite des femmes qui aiment leurs aises, le bagne du père de famille et l`enfer des enfants!" ...

 

L'année 1870 marque la découverte de Georg Brandes (et en particulier de ses commentaires sur Shakespeare), le grand éveilleur des consciences littéraires dans les pays nordiques. Strindberg écrit alors des articles de critique d'art dans les Dagens Nyheter, manifeste un intérêt pour les milieux artistes,  connaît un moment de passion pour la peinture. Puis Strindberg rencontre, en 1875, Siri von Essen, femme du baron Wrangel, il la pousse au divorce et l'épouse en 1877. Le couple connaîtra quelques années heureuses que ponctue la publication d'un drame, "Le Mystère de la Guilde" (1879), et du roman "La Chambre rouge" (Röda rummet,1879), où la satire de la société est tempérée par un solide humour. Mais, dès 1880, les brouilles assombrissent la vie des époux Strindberg, il est vrai que celui-ci se montre excessif et tient la femme tout à la fois pour une madone, un vampire, un esprit du mal, un ange égaré sur terre, une sensualité dévorante. Dès 1882, dans "La Femme de sire Bengt" (Herr Bengts Hustru), se fera jour le célèbre antiféminisme de l'auteur, puis dans son second recueil de nouvelles (1885) qui révèle par ailleurs, ainsi qu'on l'a souligné, le passage à un "radicalisme" ou une rage d'absolu, qui le l'entraîne à pousser théories et applications jusqu'en leurs derniers retranchements, attitude qui va désormais ponctuer, par soubresauts et dans tous les domaines, l'histoire des pays nordiques. 

 

La Chambre rouge (Röda rummet, 1879)

Considéré comme le premier roman moderne suédois, proche d'un Dickens ou d'un Zola, la prose colorée de Strindberg suit un jeune idéaliste, Arvid Falk, qui aspire à devenir écrivain, rejoint un groupe d'artistes, mais se voit forcé de lutter contre ses propres tendances puritaines. Le réalisme vigoureux de ce roman eut pour effet de débarrasser la littérature suédoise de l'esprit et des formes exsangues du dernier romantisme ainsi que de l'imagerie conventionnelle et académique. Dès lors, Strindberg assuma une place de premier plan dans la culture de son pays. Avec quelques ouvrages du même auteur, "La Chambre rouge" doit être comptée parmi les manifestations les plus marquantes de la littérature moderne, par ce qu'elle a apporté d'âprement douloureux dans la représentation de la corruption des mœurs et des diverses fonctions sociales.  

 

I - Une Vue à Vol d’Oiseau sur Stockholm

C’était un soir du début mai. Le petit jardin de la colline de Moïse (Moseshöjden), au sud de la ville, n’avait pas encore été ouvert au public, et les plates-bandes restaient en friche. Les perce-neige avaient percé l’amas des feuilles mortes de l’année précédente et étaient sur le point de clore leur brève existence pour laisser la place aux crocus qui avaient trouvé refuge sous un poirier stérile ; le sureau attendait un vent du sud pour éclore, mais les bourgeons encore bien serrés des tilleuls offraient toujours un abri aux amours des pinsons, occupés à bâtir leurs nids couverts de lichen entre le tronc et les branches. Aucun pied humain n’avait foulé les allées de gravier depuis la fonte des neiges de l’hiver dernier, et la vie libre et insouciante des bêtes et des fleurs demeurait paisible. Les moineaux récoltaient industrieusement toutes sortes de déchets et les entreposaient sous les tuiles de l’École de Navigation. Ils s’encombraient de fragments des étuis de fusées des feux d’artifice de l’automne précédent, et arrachaient les protège-tiges de paille des jeunes arbres transplantés de la pépinière du Parc aux Daims (Kungliga Djurgården) il n’y avait qu’un an — rien ne leur échappait. Ils découvraient des lambeaux de mousseline dans les tonnelles d’été ; la patte éclatée d’un banc leur fournissait des touffes de poils laissés sur le champ de bataille par des chiens qui ne s’y étaient pas battus depuis l’époque de Joséphine. Quelle vie c’était !

Le soleil se tenait au-dessus de Liljeholmen, projetant des gerbes de rayons vers l’est ; ils perçaient les colonnes de fumée de Bergsund, traversaient en un éclair le Riddarfjörd, escaladaient la croix de l’église de Riddarholmen (Riddarholmskyrkan), se jetaient sur le toit pentu de l’église allemande (Tyska kyrkan) d’en face, jouaient avec les pavois des bateaux amarrés au ponton, étincelaient dans les fenêtres de la douane principale, illuminaient les bois de l’île de Lidingö, et s’éteignaient dans un nuage rose très, très loin au loin, là où était la mer. Et c’est de là que venait le vent, qui parcourait le chemin inverse, au-dessus de Vaxholm, devant la forteresse, devant la douane et le long de l’île de Sikla, se faufilant derrière Hästarholm, effleurant les lieux de villégiature ; puis ressortant et filant vers l’hôpital Daniken ; là, il prit peur et se précipita dans une course effrénée le long de la rive sud, remarqua l’odeur du charbon, du goudron et de l’huile de poisson, buta contre le quai de la ville, remonta en trombe jusqu’à la colline de Moïse, s’engouffra dans le jardin et vint heurter un mur.

Le mur s’ouvrit, manié par une servante qui, à cet instant même, s’affairait à décoller le papier scotché sur les interstices des fenêtres à double vitrage ; une terrible odeur de graisse de rôti, de lie de bière, d’aiguilles de pin et de sciure s’en échappa et fut emportée par le vent, tandis que la servante restait là, humant l’air frais par les narines. Le vent arracha la ouate, saupoudrée de baies d’épine-vinette, de clinquant et de pétales de rose, qui garnissait l’espace entre les fenêtres, et la fit danser le long des allées, rejointe par les moineaux et les pinsons qui virent là la solution à la plus grande partie de leur problème de logement.

Pendant ce temps, la servante poursuivait son travail aux fenêtres doubles ; quelques minutes plus tard, la porte du restaurant s’ouvrit, et un homme, bien vêtu mais simplement, entra dans le jardin. Rien de frappant dans son visage, sinon une légère expression de souci et d’inquiétude qui disparut dès qu’il émergea de la pièce étouffante et aperçut l’horizon dégagé. Il se tourna vers la direction d’où venait le vent, ouvrit son manteau et inspira profondément à plusieurs reprises, comme pour soulager son cœur et ses poumons. Puis il se mit à arpenter la barrière séparant le jardin des falaises donnant sur la mer.

Bien au-dessous de lui s’étendait la ville bruyante en pleine renaissance : les grues à vapeur ronronnaient dans le port, les barres de fer cliquetaient dans la bascule, les sifflets des éclusiers perçaient l’air, les vapeurs amarrés au ponton fumaient, les omnibus cahotaient sur les pavés inégaux ; vacarme au marché aux poissons, voiles et pavillons sur l’eau au large ; les cris des mouettes, les sonneries de clairon de l’arsenal, la relève de la garde, le claquement des sabots des ouvriers — tout cela créait une impression de vie et d’effervescence qui sembla galvaniser le jeune homme. Son visage prit une expression de défi, d’entrain et de résolution, et tandis qu’il se penchait sur la barrière pour contempler la ville en contrebas, on eût dit qu’il observait un ennemi. Ses narines se dilataient, ses yeux étincelaient, et il leva le poing serré comme pour défier ou menacer la pauvre cité.

Les cloches de Sainte-Catherine sonnèrent sept heures ; le timbre aigrelet de Sainte-Marie lui fit écho ; les basses de la grande église et de l’église allemande se joignirent au concert, et bientôt l’air vibra aux sons des sept cloches de la ville. Puis l’une après l’autre elles se turent, jusqu’à ce que, très loin, on n’entendît plus que la dernière psalmodier son paisible salut du soir. Elle avait une note plus haute, un son plus pur et un tempo plus vif que les autres — oui, vraiment ! Il écouta, se demandant d’où provenait ce son, car il semblait éveiller en lui de vagues souvenirs. Soudain, son visage se détendit et ses traits exprimèrent la détresse d’un enfant abandonné. Et il l’était : son père et sa mère reposaient au cimetière de Sainte-Claire, d’où la cloche résonnait encore ; et c’était un enfant ; il croyait encore à tout, à la vérité comme aux contes de fées.

La cloche de Sainte-Claire se tut, et le bruit de pas sur l’allée de gravier le tira de sa rêverie. Un homme petit, à favoris, s’approcha de lui depuis la véranda ; il portait des lunettes, apparemment plus pour voiler ses regards que pour protéger ses yeux, et sa bouche malicieuse s’était habituellement tordue en une expression bienveillante, presque affectueuse. Il était vêtu d’un manteau soigné aux boutons défectueux, d’un chapeau quelque peu défraîchi, et d’un pantalon remonté à mi-mollet. Sa démarche trahissait autant d’assurance que de timidité. Toute son apparence était si indéfinissable qu’il était impossible de deviner son âge ou sa position sociale. Il aurait aussi bien pu être artisan que fonctionnaire ; son âge se situait entre vingt-neuf et quarante-cinq ans. Il était manifestement flatté de se trouver en compagnie de l’homme qu’il était venu rencontrer, car il souleva son chapeau bombé avec une cérémonie inhabituelle et esquissa son sourire le plus affable.

« J’espère que vous n’avez pas attendu, Monsieur l’assesseur ? »

 

"Scènes de la vie d'artistes et de littérateurs" d'August Strindberg écrites en 1879 et publiées en 1886. Les personnages et les milieux de la société suédoise de l'époque y sont dessinés d'un trait particulièrement incisif. Silhouettes de la vie de bohème, commerçants usuriers, journalistes sans scrupules et sans conscience, femmes oisives, envieuses et vaniteuses s'occupant de bienfaisance, éditeurs ignorants et affairistes, prêtres rapaces, jeunes filles corrompues simulant l'amour; pesante oisiveté et somnolence de certains services publics, débats mesquins du Riksdag suédois, spéculations et tripotages parés d'idéaux sociaux et patriotiques, escroquerie organisée envers les travailleurs : tout ceci est dépeint avec une âpre vigueur, une impitoyable crudité qui constitue le caractère le plus marquant et en même temps les limites de Strindberg écrivain. Pour nombre de critiques, ces limites sont aisément décelables quand l`observation amère se mue en caricature sarcastique. Mais lorsque Strindberg se garde de tomber dans de semblables simplifications, lorsqu'il dépeint des êtres médiocres et hypocrites mais humains, comme Carl Nicolaus Falk, ou des situations misérables et douloureuses, comme l'enterrement de la petite-fille de Struve, l'écrivain nous donne la mesure de son talent. 

Cette succession de récits s'intègre à une relation sur la vie d'un jeune homme généreux et idéaliste, Arvid Falk, qui, après avoir quitté son emploi pour se consacrer à la littérature, accumule d'amères expériences et, déçu, reprend sa vie de fonctionnaire, consacrant ses loisirs à la numismatique : un homme inoffensif et inerte comme une souche, du moins en apparence, même si le feu continue de couver sous la cendre. 

 

Petit Catéchisme à l'usage de la classe inférieure (Lilla katekes för underklassen, 1886)

"- Qui a inventé le mariage ?

- La femme qui, de cette façon créa une nouvelle classe supérieure, en se dérobant au travail.

 Insolentes, provocatrices, drôles, subversives ou désespérées, les réponses apportées aux multiples questions de morale ou de société posées dans ce Petit catéchisme cachent, sous leur allure parodique, l'homme contesté, l'écrivain controversé et l'époux tourmenté que fut Strindberg. Car cet opuscule violent, dont les affirmations sont parfois aussi stupéfiantes que contradictoires, reflète les idées de son temps auxquelles s'est heurté l'écrivain, les idéaux qui ont pu l'illuminer ou les persécutions dont il se croyait l'objet. Et reste un témoignage important sur le bouillonnement des idées de Strindberg pendant une période très mouvementée de sa vie." (Actes Sud)

 

"Qu'est-ce que la société? La société est une forme de vie communautaire qui permet à la classe supérieure de maintenir la classe inférieure sous sa domination. Voilà donc le secret de la société dévoilé au grand jour. Il est facile de comprendre que ce secret, une fois révélé, déclenche de terribles cris d'épouvante et de sempiternelles réfutations qui ne sont, en réalité, que des objections simplistes. Il est évident que la classe supérieure qui nous éduque et qui écrit des livres a, pour se défendre, tous les arguments à sa disposition. La classe supérieure ne prétend-elle pas que chaque membre de la classe inférieure peut s'élever "au rang de la classe supérieure" "par son travail"? C'est un mensonge! Le moyen dont on se sert le plus fréquemment pour atteindre ce rang est le vol plus ou moins légal. C'est le marchand qui a le plus de facilité pour "s'élever"..."

 

 Les Gens de Hemsö (Hemsöborna, 1887-1912)

Mme Flod est une veuve aisée: elle engage un certain Carlsson pour gérer sa ferme sur une île de l'archipel de Stockholm. Etranger dans un milieu qu'il ne connaît pas, Carlsson n'inspire pas confiance aux gens du pays. Un affrontement s'ensuit pour le contrôle de la ferme avec Gusten, le fils héritier. Carlson est-il un insaisissable escroc, s'attaquant à une veuve solitaire, ou un homme honnête redonnant vie à une femme négligée? 

 

Les Camarades (Marodörer, 1888)

"Maraudeurs" (1886), qui deviendra par la suite "les Camarades" (1888), marque l'évolution de Strindberg vers le naturalisme psychologique ; l'écrivain forme et développe sa nouvelle conception du théâtre, s'en tenant à l'esthétique et à la force dramatique. Le thème en est naturellement le féminisme ; il s'agit de la lutte entre deux époux, Axel et Bertha ; celle-ci compte faire du mariage une camaraderie et vit de « maraude », de ruse et d'intrigue.

 

Mademoiselle Julie (Fröken Julie, 1888)

Dans ce drame en un acte, véritable chef-d'œuvre du théâtre européen, qu'il analyse lui-même dans un avant-propos tout en exposant ses intentions dramatiques, on trouve à la fois la tension entre l'homme et la femme et la confrontation de deux classes sociales. Strindberg y est influencé par les idées de Nietzsche et de Darwin, sur la survivance du plus fort. Le drame met donc aux prises les instincts les plus élémentaires, et l'auteur reconnaît avoir donné à ses personnages des caractères impulsifs, portés tant à l`incohérence qu'à la contradiction.  Pendant la nuit de la Saint-Jean, la fille du comte, absent, se donne au valet de chambre de son père ; elle est ensuite amenée à se suicider....

 

MADEMOISELLE - Maintenant, buvez à ma santé! 

(Jean hésite) 

MADEMOISELLE - Ma parole, il est timide, ce grand gaillard! 

JEAN (à genoux, parodiquement, lève son verre) - À la santé de ma souveraine! 

MADEMOISELLE - Bravo! Maintenant, vous allez aussi baiser ma chaussure, comme ça, tout sera parfait! 

(Jean hésite, puis s'empare hardiment du pied de Julie, qu’il baise légèrement) 

MADEMOISELLE - Parfait! Vous auriez dû être acteur! 

JEAN (se relève) - Cela ne peut pas aller plus loin, Mademoiselle! Quelqu'un pourrait entrer et nous voir! 

MADEMOISELLE - Et qu'est-ce que ça ferait ?

JEAN - Cela ferait que les gens jaseraient ! tout simplement! Et si Mademoiselle savait comment leurs langues marchaient tout à l’heure... 

MADEMOISELLE - Qu'est-ce qu'ils disaient donc? Racontez-moi!.…. Asseyez-vous donc! 

JEAN (s’assoit) - Je ne veux pas vous blesser, mais ils utilisaient des expressions qui jetaient des soupçons de l’espèce que... bon! vous êtes capable de comprendre vous-même! Vous n’êtes pas une enfant, n’est-ce pas, et quand on voit une dame seule en train de boire avec un 

homme — quand même ce serait un domestique — et de nuit, on... 

MADEMOISELLE - On quoi? Et d’ailleurs, nous ne sommes pas seuls. Kristin est là, non! 

JEAN - Elle dort! 

MADEMOISELLE - Eh bien, je vais la réveiller! (Se lève) Kristin, tu dors ? 

KRISTIN (dans son sommeil) - Blablablabla ! 

MADEMOISELLE - Kristin! Ce qu’elle peut dormir, celle-là! 

KRISTIN (dans son sommeil) - Les bottes de Monsieur le Comte sont brossées…. Mettre le café sur le feu... tout de suite, tout de suite, tout de suite... ho! ho! pah! 

MADEMOISELLE (lui pince le nez) - On ne dérange pas quelqu'un qui dort! 

MADEMOISELLE (vivement) - Quoi ? 

JEAN - Celle qui est restée au fourneau toute la journée, elle peut bien être fatiguée lorsque la nuit vient! Et le sommeil, il faut le respecter. 

MADEMOISELLE (change de ton) - C’est joliment pensé, cela vous fait honneur... merci! (Elle tend la main à Jean) Sortons et cueillez-moi un peu de lilas! 

JEAN - Avec Mademoiselle ? 

MADEMOISELLE - Avec moi ? 

JEAN - Ce n’est pas possible! Absolument pas! 

MADEMOISELLE - Je n’arrive pas à saisir vos pensées! Se pourrait-il que vous vous imaginiez des choses ? 

JEAN - Non, pas moi, mais les gens! 

MADEMOISELLE - Quoi? Que je sois verhebt du domestique ? 

JEAN - Je ne suis pas un fat, mais on a vu des exemples, et pour le peuple, rien n’est sacré! 

MADEMOISELLE - Ma parole! c’est un aristocrate! 

JEAN - Oui, je le suis! 

MADEMOISELLE - Je m’abaisse.. 

JEAN - Ne vous abaissez pas, Mademoiselle, écoutez mon conseil! Personne ne croira que vous vous abaissiez de plein gré, les gens diront toujours que vous tombez! 

MADEMOISELLE - J'ai une plus haute opinion des gens que vous! Venez, essayons! Venez! (Elle le couve du regard) 

JEAN - Vous savez que vous êtes bizarre! 

MADEMOISELLE - Peut-être! Mais vous aussi! Tout est bizarre, d’ailleurs! La vie, les hommes, tout est une masse de boue qui dérive, dérive sur l’eau jusqu’à ce qu’elle sombre, sombre! Je fais un rêve qui revient de temps en temps et que je me rappelle en ce moment... je suis grimpée sur un pilier et je ne vois aucune possibilité de descendre; j’ai le vertige lorsque je baisse les yeux, mais il faut que je descende, seulement, je n’ai pas le courage de me lancer en bas; je n’arrive pas à me maintenir, et j’ai envie de pouvoir tomber; mais je ne tombe pas; et tout de même, je ne connaîtrai pas de calme que je ne sois arrivée en bas! pas de repos avant d’être parvenue en bas, sur le sol, et si j’arrive sur le sol, je voudrais descendre sous terre. Avez-vous ressenti quelque chose comme cela ? 

JEAN - Non! Je rêve, d’ordinaire, que je suis étendu sous un arbre élevé, dans une sombre forêt. Je veux monter, monter à la cime et regarder autour de moi le passage lumineux où le soleil brille, dévaliser le nid là-haut où s se trouvent les œufs d’or. Et je grimpe, je grimpe, mais le tronc est tellement épais, tellement lisse, et il y a tellement loin jusqu’à la première branche. Mais je sais que si seulement j’atteignais cette première branche, j'irais à la cime comme par une échelle. Je ne l’ai pas encore atteinte, mais je l’atteindrai, quand même ce ne serait qu’en rêve! 

MADEMOISELLE - Me voilà à bavarder de rêves avec vous! Venez donc! Rien que dans le parc! (Elle lui offre le bras et ils s’en vont) ..."

 

"MADEMOISELLE JULIE" est un drame se déroulant entre trois personnages, avec une action qui ne dure que le temps d'un spectacle assez bref. De ces trois personnages, il faut mettre à part la cuisinière Christine, dont le rôle est plus effacé : de sorte que tout le drame se joue entre la jeune comtesse Julie et son valet de chambre Jean. Pendant la nuit de la Saint-Jean, alors que le comte est absent et que le peuple se laisse aller à une joie exubérante, Mademoiselle Julie, qu'exaltent l'heure et les circonstances, invite son domestique à danser avec elle. Elle le provoque et, mi-impérieuse, mi-conquise, se donne à lui. C 'est là-dessus que s'achève la première partie. Dans la seconde, qui est plus longue, Jean révèle sa nature servile : il pense à profiter de l`avantage que Mademoiselle Julie lui a laissé prendre en devenant sa maîtresse, et s'avise qu'il est temps pour lui de réaliser un rêve longuement caressé : celui de devenir propriétaire d`un grand hôtel. Pour arriver à ses fins, il engage Julie à voler son père et à fuir. Julie se prend de haine pour cet être vil à qui elle se sent maintenant liée. Et, balançant entre la honte et le mépris, elle ne sait plus à quoi se résoudre. Les deux amants décident pourtant de fuir.

Mais Julie tient à emporter un oiseau favori que le domestique tue par bravade. Hors d'elle, la jeune fille se dresse en face de son amant, le menace, le défie, l'incite à la tuer. Dès lors, la tragédie va se précipiter. Le comte vient de rentrer. Jean doit reprendre son rôle de valet de chambre; Julie, qui n'a plus désormais aucune volonté, obéissant à une suggestion de Jean, prend le rasoir qu'il tient dans ses mains et sort, en laissant entendre qu'elle vient de trouver le dénouement qui convenait. 

 

JEAN - ... Vous haïssez les hommes, Mademoiselle ? 

MADEMOISEILLE - Oui, pour la plupart! Mais parfois ... quand vient la faiblesse. Oh! pouah! 

JEAN - Vous me haïssez, moi aussi ? 

MADEMOISELLE - Infiniment! Je voudrais vous faire abattre comme une bête... 

JEAN - « Le criminel sera condamné à deux ans de travaux forcés et l’animal sera tué ?!. » C’est bien cela ? 

MADEMOISELLE - Exactement! 

JEAN - Mais à présent il n’y a pas de plaignant... et pas d’animal! Alors, qu’allons-nous faire ? 

MADEMOISELLE - Partir! 

JEAN - Pour nous torturer à mort, mutuellement ?

MADEMOISELLE - Non! Pour jouir, deux jours, huit jours, aussi longtemps que l’on peut jouir et puis... mourir. 

JEAN - Mourir? Quelle bêtise! Alors, je crois qu’il vaut mieux monter un hôtel! 

MADEMOISELLE (sans entendre Jean) - Au bord du lac de Côme, où le soleil brille toujours, 

où les lauriers verdissent à Noël et les orangers luisent… 

JEAN - Le lac de Côme est un trou pluvieux et je n’y ai pas vu d’oranges ailleurs que dans les épiceries; mais c’est un bon endroit pour les étrangers parce qu’il y a beaucoup de villas que l’on loue aux couples d’amants et c’est une industrie très avantageuse... Vous savez pourquoi? Eh bien, on loue au semestre... et les gens s’en vont au bout de trois semaines! 

MADEMOISELLE (naïvement) - Pourquoi au bout de trois semaines ? 

JEAN - Parce qu’ils se brouillent, bien entendu; mais il faut payer la location quand même! Et alors, on reloue! Et ainsi de suite! C’est que l’amour, ça ne manque pas... bien qu’il ne dure pas tellement longtemps! 

MADEMOISELLE - Vous ne voulez pas mourir avec moi?

JEAN - Je ne veux pas mourir du tout! Parce que d’une part j'aime la vie, de l'autre je tiens le suicide pour un crime contre la providence qui nous donné la vie.

MADEMOISELLE - Vous croyez en Dieu, vous?

JEAN - Certainement que j'y crois! Et je vais à l’église un dimanche sur deux! Pour parler franc, maintenant, j'en ai assez de tout cela et je vais aller me coucher! 

MADEMOISELLE - Ah bon! et vous croyez que je vais me contenter de ça? Savez-vous de quoi est redevable à une femme un homme qui l’a déshonorée ?

(...)


Au bord de la vaste mer (I Havsbandet, 1890)

Le roman retrace l'inquiétante dégradation d'un intellectuel, solitaire et orgueilleux, Axel Borg, inspecteur de pêche côtière, face à une populace médiocre, pêcheurs simples et terre à terre. Il séduit en parallèle une jeune femme, Maria, qui va dévoiler les sombres recoins de son esprit. Son ego se morcelle et plonge dans le désarroi lorsqu'il doit affronter les pressions des gens du pays et des environs.

Les critiques ont décelé dans ce roman des traces de l'esprit positiviste qui régnait à l'époque et de la doctrine nietzschéenne du surhomme. L'intendant Borg était, selon la propre expression de Strindberg, un prototype de cette humanité nouvelle qui se trouvait nécessairement en conflit avec l'humanité normale en dissolution. Le contrôle rationnel des passions, une sensibilité extrême et des manières raffinées distinguaient cet homme d'exception de la masse obtuse, insensible, soumise aux instincts. La ressemblance avec les héros des romans de D'Annunzio est évidente, mais, à l'encontre de ces esthètes

sensuels, le héros de Strindberg est un dilettante en expériences intellectuelles. Si malheureusement Borg semble être parfois, en dépit de la volonté de l'auteur, une caricature de l'intellectuel, Strindberg a en revanche puissamment rendu la tourbe humaine en conflit avec le personnage central : la femme sensuelle, vulgaire et cupide, dont Borg subit l'attrait, la mère de celle-ci, uniquement préoccupée de marier sa fille, le jeune assistant, qui voile son inexpérience sous une sentimentalité érotique, et tout autour de cette humanité dite inférieure, le monde extérieur, les éléments, la vie de la flore aquatique, les poissons et des oiseaux de la Baltique, décrite avec minutie ...

 

"AU BORD DE LA VASTE MER" retrace la vie d'un être intelligent et raffiné, que détruit le contact d'une humanité primitive et brutale. Descendant d'une famille anoblie, le jeune Borg a su très tôt dominer ses instincts et diriger rationnellement sa vie. Sensible à l'extrême, ne supportant ni grossièreté ni médiocrité, il est conduit par réaction à rechercher toujours le plus profond raffinement. Mais entouré d'une humanité "normale", abandonnée à ses instincts de veulerie et d'égoïsme, il se voit contraint d'affronter de pénibles épreuves, dont il sort finalement vaincu. Le poste d`assistant qu'il occupe à l'Académie des sciences lui attire la jalousie de ses confrères. Doué d'un esprit critique et inventif, la valeur de ses découvertes est universellement reconnue. Mais, voyant se multiplier les obstacles autour de lui, il quitte l'Académie et accepte un poste d'intendant dans une pêcherie de l'archipel de Stockholm. 

Dénuée d'intelligence, superstitieuse, primitive et cruelle, la population de l'endroit lui fait un mauvais accueil. C'est alors qu'il se lie avec Marie, femme encore jeune et belle, mais cependant vulgaire, dont il fait sa fiancée en pensant la rapprocher de lui. Mais la jeune femme fait cause commune avec les autochtones, se détourne de lui et amorce des relations des plus tendres avec le jeune assistant de Borg. Celui-ci perd peu à peu toute raison de vivre, alors qu'une femme et un enfant auraient pu le rattacher à l'existence. Toujours plus solitaire, délaissant tout travail sérieux, il se perd en vaines songeries. Il en vient même à abandonner son poste d'intendant. 

Le soir de Noël, exténué moralement et physiquement, en butte à la malveillance croissante de la population, il parvient à rassembler ses dernières forces et monte dans une barque. Il met enfin le cap sur une étoile de la constellation d'Hercule, pour une croisière sans retour sur la mer, "source et tombeau de toute vie" ...

 

Inferno (1897) 

Également écrit et publié en français, c'est le récit que l'écrivain donne lui-même de ses douloureuses expériences psychiques qui l'ont mené au bord de la folie. Délire de la persécution, sentiment de culpabilité, heurts entre le rêve et la réalité, tout un bouillonnement de pensées l'ont agité dans cette période de crises, traversée de contradictions, d'angoisses et de souffrances. "«Tout ce que je touche me fait mal, et, enragé des supplices que je veux attribuer à des puissances inconnues qui me persécutent et entravent mes efforts depuis tant d'années, j'évite les hommes, néglige les réunions, décommande les invitations, et éloigne les amis. Il se fait autour de moi du silence et de la solitude : c'est le calme du désert, solennel, horrible, où par bravade je provoque l'inconnu, luttant corps à corps, âme à âme. J'ai prouvé la présence du carbone dans le soufre ; je vais y déceler l'hydrogène et l'oxygène, car il faut qu'ils y soient. Mes appareils ne suffisent plus, l'argent me manque, mes mains sont noires et sanglantes, noires comme la misère, sanglantes comme mon cœur. [...] Je me sens sublime, flottant sur la surface de quelque mer : j'ai levé l'ancre et je n'ai nulle voilure."

 

La Main de l'Invisible

Avec un sentiment de joie intense, je revins de la gare du Nord, où j'avais dit adieu à ma femme. Elle partait rejoindre notre enfant, malade en un lieu lointain. Le sacrifice de mon cœur était alors accompli. Ses dernières paroles : « Quand nous reverrons-nous ? » et ma réponse : « Bientôt ! » résonnaient à mes oreilles, comme des mensonges que l'on refuse d'avouer. Un pressentiment me disait : « Jamais ! » Et, de fait, ces mots d'adieu que nous échangeâmes en novembre 1894 furent nos derniers, car jusqu'à ce jour de mai 1897, je n'ai pas revu ma chère femme.

En entrant au Café de la Régence, je m'installai à la table où j'avais l'habitude de m'asseoir avec ma femme, ma belle geôlière, qui surveillait mon âme jour et nuit, devinait mes pensées secrètes, traquait le cours de mes idées et jalousait mes recherches dans l'inconnu.

Ma liberté nouvellement acquise me donnait un sentiment d'expansion et d'élévation au-dessus des mesquins soucis de la vie dans la grande capitale. Dans cette arène de combat intellectuel, je venais de remporter une victoire qui, bien que sans valeur en elle-même, signifiait beaucoup pour moi. C'était l'accomplissement d'un rêve de jeunesse que tous mes compatriotes avaient caressé, mais que j'avais réalisé seul : voir une pièce de ma propre composition jouée dans un théâtre parisien. Maintenant, le théâtre me répugnait, comme tout ce que l'on atteint, et la science m'attirait. Obligé de choisir entre l'amour et le savoir, j'avais décidé de tendre vers la connaissance la plus haute ; et comme je sacrifiais moi-même mon amour, j'oubliais l'autre sacrifice innocent fait à mon ambition ou à ma mission.

Dès mon retour dans ma pauvre chambre d'étudiant du Quartier latin, je fouillai dans ma malle et sortis de leur cachette six casseroles de fine porcelaine. Je les avais achetées il y avait longtemps, bien qu'elles fussent trop chères pour mes moyens. Une pince et un paquet de soufre pur complétaient le matériel de mon laboratoire. J'allumai un fourneau de fusion dans la cheminée, fermai la porte et baissai les stores, car seulement trois mois après l'exécution de Caserio, il n'était pas prudent de faire des expériences chimiques à Paris.

La nuit tombe, le soufre brûle d'une lueur sinistre, et vers le matin j'ai constaté la présence de carbone dans ce qui avait été auparavant considéré comme une substance élémentaire. Avec cela, je crois avoir résolu le grand problème, renversé les théories chimiques dominantes et conquis l'immortalité qu'on envie aux mortels.

Mais la peau de mes mains, presque rôtie par le feu intense, se détache en écailles, et la douleur qu'elles me causent lorsque je me déshabille me montre quel prix j'ai payé pour ma victoire. Pourtant, alors que je suis seul dans mon lit, je me sens heureux, et je regrette de n'avoir personne à qui rendre grâce pour ma délivrance des entraves conjugales qui se sont rompues sans trop d'histoires. Car au fil des années, je suis devenu athée, puisque les puissances inconnues ont laissé le monde à lui-même sans donner le moindre signe de leur existence.

Quelqu'un à qui rendre grâce ! Il n'y a personne, et mon ingratitude involontaire m'accable.

Rongé par une jalousie maladive envers ma découverte, je ne prends aucune démarche pour la faire connaître. Dans ma modestie, je ne m'adresse ni aux autorités ni aux universités. Tandis que je poursuis mes expériences, la peau crevassée de mes mains s'aggrave ; les fissures béent et se remplissent de poussière de charbon ; du sang suinte, et les douleurs deviennent si intolérables que je ne peux plus rien entreprendre. Je suis enclin à attribuer ces souffrances qui me rendent fou aux puissances inconnues qui me persécutent depuis des années et contrarient mes efforts. J'évite les gens, je néglige la société, je refuse les invitations et me rends inaccessible aux amis. Je suis entouré de silence et de solitude. C'est le silence solennel et terrible du désert où je défie l'inconnu avec bravade, afin de lutter corps à corps et âme à âme avec lui. J'ai prouvé que le soufre contient du carbone ; maintenant, j'entends y découvrir de l'hydrogène et de l'oxygène, car ils doivent également y être présents. Mais mon matériel est insuffisant, j'ai besoin d'argent, mes mains sont noires et saignantes, noires comme la misère, saignantes comme mon cœur. Car, pendant ce temps, je continue à correspondre avec ma femme. Je lui parle de mes succès dans les expériences chimiques ; elle répond par des nouvelles de la maladie de notre enfant, et glisse çà et là des allusions que ma science est vaine et qu'il est insensé d'y gaspiller de l'argent.

Dans un accès d'orgueil légitime, dans le désir passionné de me nuire à moi-même, je commets un suicide moral en répudiant ma femme et mon enfant dans une lettre indigne, impardonnable. Je lui donne à entendre que je suis pris dans une nouvelle intrigue amoureuse.

Le coup porte. Ma femme répond par une demande de séparation.

Solitaire, coupable d'un suicide et d'un assassinat, j'oublie mon crime sous le poids du chagrin et du souci. Personne ne me rend visite, et je ne peux voir personne, ayant aliéné tous mes proches. Je dérive seul à la surface de la mer ; j'ai levé l'ancre, mais je n'ai pas de voile.

La Nécessité, cependant, sous la forme d'une facture impayée, interrompt mes travaux scientifiques et mes spéculations métaphysiques, et me rappelle sur terre.

Noël approche. J'ai refusé abruptement l'invitation d'une famille scandinave, dont l'atmosphère me met mal à l'aise à cause de leurs irrégularités morales. Mais, quand le soir arrive et que je suis seul, je me repens et m'y rends tout de même ...

 

"INFERNO", récit autobiographique, écrit en français et publié en 1897, au cours duquel Strindberg nous décrit la terrible crise morale et spirituelle qu'il traversa au cours des années 1895-1897, au sortir de son second mariage. Son récit débute le jour où sa femme quitte Paris, où ils habitaient, et le laisse seul à ses recherches occultistes et chimiques. Strindberg prétendait démontrer, entre autres, que le soufre était un corps composé et espérait découvrir la méthode pour fabriquer de l'or. Il verse alors dans une véritable folie de la persécution, et se croit l'objet des complots de ses voisins, poursuivi par les attentats d'un ancien ami et rival, le Russe Popoffsky. Cependant des présages merveilleux l'encouragent et le guident. Les "puissances" finissent par le chasser de son hôtel. Il s'établit à la pension Orfila, mais y est encore en butte aux persécutions les plus mesquines. Enfin il est persuadé que, des chambres voisines, on essaie, avec des appareils électriques, de le tuer. Il change de nouveau de logement et s'installe près du Jardin des Plantes, mais ses mystérieux ennemis ont tôt fait de repérer son nouveau refuge. De nouveau obligé à fuir, il se rend à Dieppe où il ne reste que peu de temps, et repart enfin en Suède où il s'installe, à bout de forces, chez un ami médecin. 

Bientôt Strindberg soupçonne son ami d'être jaloux de ses succès scientifiques, les "puissances" reviennent à la charge. Le voici fuyant en Autriche, près de la famille de sa -femme, qui a pris soin de sa petite fille. Dans les Alpes autrichiennes, il passe quelques jours heureux, et c'est avec une force nouvelle qu'il accueille les "puissances", qui viennent l'inquiéter à nouveau, et contre lesquelles il entre en lutte. Au cours de son séjour à Paris, le "hasard" lui avait mis entre les mains "Séraphita" de Balzac, qui lui révéla Swedenborg. Chez sa belle-mère il trouve de nouveaux éléments alimentant une conversion mystique, qui s'approche à un certain moment du catholicisme. Mais c'est surtout chez Swedenborg qu'il trouve du réconfort, et il reconnaît dans ses ouvrages la description exacte de ce qui lui est arrivé et l'explication de son drame. L`enfer est sur cette terre et l'être humain n'en est délivré que par la douleur que lui infligent sa propre méchanceté et celle des autres. Strindberg s'acheminer vers une foi, une religion toute personnelle, austère et dure, mais qui est tout de même une délivrance....

 

La Danse de mort (Dödsdansen, 1901) 

Ce drame rejoint le théâtre naturaliste des années 1880 et reprend le thème du vampirisme, mais avec un élément de mystère et de surnaturel. C'est la lutte éternelle du couple : le capitaine et Alice, après vingt-cinq ans de mariage, se trouvent attachés l'un à l'autre par la haine qui naît de l'amour, ils n'existent que pour s'entre-déchirer et seule la mort pourra défaire ces liens. Acharnés sur leurs propres fantômes, c'est à leur déchéance réciproque qu'ils travaillent, au perfectionnement de leur haine, jusqu'au point où leur aventure malheureuse devient le symbole même du couple, tel que le concevait Strindberg dans sa métaphysique de la nature humaine : "Je crois que nous appartenons à une race maudite!" s'écrie Alice. "Depuis la chute du premier homme", lui répond sa victime, elle-même bourreau ..

 

Alice et le Capitaine restent seuls, leur vie de haine monotone reprend. Alice a envoyé un télégramme dénonçant son mari. Elle s'est jetée dans les bras de Kurt. Hanté par l’idée de la mort, le Capitaine se confie à Kurt ...

 

Le CAPITAINE. — Kurt, mon frère, tu es dur. Nous avons besoin de tant d’indulgence. 

Kurt. — Ah, tu l’as compris. 

LE CAPITAINE, fermement, la voix claire. — Oui, je l’ai compris. C’est pourquoi tu dois me pardonner, Kurt. Pardonne tout ! 

Kurt. — Enfin une parole humaine ! Mais je n’ai rien à te pardonner. Je ne suis plus du tout l‘homme que tu crois. Je ne peux plus maintenant recevoir tes confidences. 

LE CAPITAINE. — La vie est si bizarre, si meurtrière depuis l’enfance, et les hommes si mauvais ensuite, qu’on devient peu à peu comme eux, à notre tour. Que regardes-tu ? 

Kurt. — Peut-on empêcher un télégramme d’arriver ? 

Le CAPITAINE. — C’est difficile. 

Kurt, inquiétude croissante. — Qui est l’adjudant Ostberg ? 

Le CAPITAINE. — Un honnête homme. Un peu débrouillard, mais finalement pas plus que les autres. 

Kurt. — Qui est le chef de l’arsenal ? 

Le CAPITAINE. — Nous ne sommes pas bien ensemble mais je n’ai rien à lui reprocher. 

Kurt, regarde dehors sur le rempart, on aperçoit une lanterne remuer. — Qu’est-ce que c'est que cette lanterne du coté des batteries ? 

Le CAPITAINE. — C’est bien une lanterne ? 

Kurt. — Oui, des gens s’agitent autour. 

Le CAPITAINE. — Une patrouille sans doute. Ils vont arrêter un pauvre diable... 

Kurt se tait. Pause. 

Que penses-tu d’Alice, maintenant que tu la connais ? 

Kurt. — Je pourrais difficilement le dire. Je comprends mal les gens. Elle m’est aussi inconnue que toi ou moi-même. On ne sait rien de personne. Maintenant je me l’avoue... 

Pourquoi as-tu essayé de la tuer ? 

LE CAPITAINE. — Je ne le sais pas bien. Elle était sur le rempart, je la regardais, il me paraissait naturel qu’elle tombe... 

Kurt. — Tu ne l’as jamais regretté ? 

Le CAPITAINE. — Jamais. 

Kurt. — C’est curieux ! 

Le CAPITAINE. — Oui, si curieux que je ne crois pas tout à fait que ce soit moi qui l’aie poussée. 

Kurt. — Tu n’as pas pensé qu’elle pourrait se venger un jour ? 

LE CAPITAINE. — Elle s’est déjà largement vengée, et je trouve ça tout aussi naturel. 

Kurt. — Comment es-tu arrivé à cette indifférence ? 

LE CAPITAINE. — Depuis que j’ai vu la mort, sans doute. Si tu devais nous juger à qui donnerais-tu raison, à elle ou a moi ? 

Kurt. — A personne. Mais à tous les deux je vous donnerai mon infinie miséricorde. A toi, peut-être plus encore qu’à elle. 

Le CAPITAINE.— Donne-moi ta main, Kurt.

Kurt, tend une main et pose l'autre sur l’épaule du Capitaine. — Mon vieil ami. 

Alice est entrée. 

ALICE. — Que c’est émouvant ! Que vous arrive-t-il ? — Pas de télégramme ? 

Kurt, froid. — Non. 

ALICE. — Ce retard m’impatiente. Quand je suis à bout, je précipite les événements. 

Regarde, Kurt, je vais lui donner le coup de grâce. Il va s’écrouler. D’abord, j’arme - je la connais la théorie du fusil qui ne s’est pas vendue à cinq mille exemplaires... et puis je vise : feu. Comment va ta nouvelle femme ? Cette jeune et belle inconnue ? Tu ne le sais pas ? Moi je sais que mon amant se porte bien... (Elle prend Kurt par le cou et l’embrasse, il la repousse.) Un peu 

timide encore... Et toi, orgueilleux, tu n’as jamais compris que je me moquais... 

Le Capitaine tire son sabre, se rue sur elle, mais ne rencontre que les meubles. 

Le CAPITAINE, tombe, sabre a la main. — Judith ! 

ALICE. — Il est mort ! 

Kurt se retire vers la porte du fond. 

LE CAPITAINE. — Pas encore. 

Il remet son sabre, va s‘asseoir dans le fauteuil.  - Judith, Judith ! 

ALICE à Kurt. — Maintenant je pars avec toi. 

Kurt. — Va en enfer. 

II sort. 

LE CAPITAINE. — Ne me quitte pas Kurt. Elle va me tuer. 

ALICE. — Ne m’abandonne pas, ne nous abandonne pas..."

 

"LA DANSE DE MORT",  bien qu'écrite en 1900, c'est-à-dire après la crise d'Inferno et après des pièces telles que "Le Chemin de Damas", rejoint les pièces naturalistes des années 1887-1888 et plus particulièrement "Père". C'est en effet l'éternelle histoire du couple que Strindberg reprend une nouvelle fois, le couple tel qu'il l'avaít vécu, uni par la haine autant que par l'amour. La cruauté des deux personnages principaux, Alice et Edgar, ce dernier appelé "le capitaine", est moins mauvaise, plus profonde et plus douloureuse que la perfidie unilatérale de Laura dans "Père". Enchaînés l'un à l'autre, ils ne peuvent que se faire souffrir, rejetant l'un sur l'autre la faute de leurs insuccès. Ils sont deux "ratés" : le capitaine parce qu'il a manqué sa carrière et qu'il se voit enterré sur cette île où aucun avancement ne lui est accordé, Alice parce que son mariage a rompu une carrière d'actrice qu'elle espérait brillante et qu'elle imagine d'autant plus prestigieuse qu'elle s'en voit privée. Leur ménage est pourtant arrivé jusqu'aux noces d'argent et, quand le rideau se lève, ils sont las du combat et se contentent de se lancer les vieilles perfidies habituelles; la haine est devenue quotidienne, familière, les reproches et les insinuations ont je ne sais quoi de rituel ou de mécanique. Mais, vis-à-vis des étrangers, ils sont unis dans leur envie et leur fierté qui ont éloigné tous ceux qui les ont approchés et qui chassent de leur maison tous les domestiques. 

L'arrivée de Kurt, cousin d'Alice, va réveiller cette vieille haine, secouer leurs habitudes et les mener au bord de la catastrophe. L'un et l'autre chercheront en lui un allié. Kurt est d'abord disposé à avoir quelque pitié d'Alice, car les façons protectrices du capitaine le rebutent. La situation se retourne cependant lorsque le capitaine, pour démontrer sa vigueur et sa bonne humeur, s'obstine à vouloir danser la "danse du sabre" et tombe évanoui. Cette soudaine défaillance physique fait du vantard une pauvre loque humaine qui a peur de la mort. La joie cynique d'Alice repousse Kurt dans le camp du capitaine, lequel commence lentement à s'emparer de lui, de ses affaires, de ses enfants. Ayant perdu, du fait de sa maladie cardiaque, toute vie propre, il essaie de s'annexer celle de Kurt : il est, comme le pensait Strindberg et comme le dit Alice, le "vampire". 

Or le capitaine se remet, part en ville et revient en uniforme de gala, armé contre ses ennemis d'armes redoutables. A Alice, il annonce leur prochain divorce ; à Kurt, l'arrivée de son fils, qui se trouvera sous ses ordres à lui, Edgar. Cette profonde méchanceté provoque les réactions d'Alice qui se décide à dénoncer le capitaine pour détournement de fonds, et de Kurt qui se jette dans les bras d'Alice, dans une sorte de passion sauvage, enivré par cette atmosphère de haine et de cruauté. 

Mais ce sursaut d'énergie du capitaine n'est qu'un feu sans lendemain; déjà le voici repris par la maladie et la hantise de la mort. S'il est encore capable d'une explosion de colère quand Alice lui jette à la figure qu'elle le trompe avec Kurt, il s'effondre pourtant aussitôt. Kurt s'enfuit, atterré par le piège où il se voit pris et par la contagion morale dont il se voit atteint. Alice et le capitaine restent seuls, leur vie retourne lentement au « normal ››, aux "souffrances éternelles". Il faut abolir le passé et continuer à vivre, conclut le capitaine.

La deuxième partie de "La Danse de mort", qui n'est presque jamais jouée, fut écrite par Strindberg à la fin de l'année 1900, peut-être pour fournir à sa première pièce un épilogue plus léger. Pourtant le capitaine, qui était déjà un ogre dans la première partie, est ici devenu un monstre qui ne se laisse plus arrêter par rien. Il poursuit Kurt de sa haine, le ruine, le brouille avec tous les habitants de l'île, lui enlève son fils Allan dont il gagne la confiance, tout en destinant d'ailleurs sa propre fille Judith, qui est aimée d'Allan, au vieux colonel du régiment. Il est en train de prendre revanche sur toute la ligne, quand son allié le plus sûr lui fait défaut : Judith refuse d'épouser le colonel et s'enfuit avec Allan. Le capitaine

est terrasse par une dernière attaque. Dans un ultime retour sur elle-même, Alice constate qu'elle a dû aimer cet homme autant qu'elle le haïssait. La partie la plus intéressante est ici l'intrigue amoureuse entre Allan et Judith, où déjà paraît cette lutte douloureuse et sans merci qui, selon Strindberg, doit inévitablement opposer l'homme à la femme. 

 

Le Songe (Ett Drömspel, 1901)

Pour la critique, si "Le Songe", drame symbolique, est difficile à résumer, "on aura rarement, semble-t-il, poussé plus loin la représentation sur scène de notre univers intérieur". La fille d'Indra (souverain hindou du Ciel) a décidé de venir sur terre pour se rendre compte de l'état de la condition humaine. Elle se rend donc dans toutes sortes de milieux, notamment au sein d'un couple marié, assiste à bon nombre de scènes plus ou moins tirées de la vie quotidienne en essayant de comprendre, mais en vain.

 

Strindberg, qui est parvenu tout près du terme d'une carrière tumultueuse et d'une œuvre passablement disparate (La Chambre rouge, 1879 ; Mademoiselle Julie, 1888 ; La Danse de mort, 1900), après avoir expérimenté toutes les formes dramatiques à la mode, et dans une quête éperdue d'un sens à proposer à ses contemporains, en est venu à ce que l'on a convenu d'appeler un théâtre onirique : à défaut de donner une représentation intelligible de notre condition, il décide d'emprunter la démarche, les péripéties et les caractères propres au rêve, sa pièce ne s'intitule pas 'Le Songe", mais bien "Un jeu de rêve" (Ett drömspel). Pièce étrange donc sur l'idée que le rêve est préférable à la réalité et que le bien le plus précieux est celui qu'on n`obtient pas, et que l'être humain se fait toujours l'artisan de sa propre misère. L'intrigue est singulière : pour consoler l'humanité souffrante, la fille d`Indra, souverain du Ciel, décide un jour de venir sur la Terre. Trop de compassion la pousse à épouser un avocat qu`elle tient pour le plus malheureux des hommes. Mais l'expérience tourne mal et cruellement déçue, la fille d'Indra remonte au Ciel, pour adjurer son souverain d'avoir pitié du cœur de toutes ses créatures. Le drame s'achève par la vision de Jésus marchant sur les eaux. ...

 


Amalie Skram (1846-1905) 

Amalie Skram se forgea une belle réputation dans la littérature norvégienne auprès des Quatre Grands, Bjørnstjerne Bjørnson (1832-1910), Henrik lbsen (1828-1906), Alexander Kielland (1849-1906) et Jonas Lie (1833-1908). Mais elle fut un auteur très controversée à son époque, 

féministe à travers des romans explorant des thèmes tels que la sexualité féminine. Mais elle s'imposa et s'avéra être durablement l'un des plus éminents auteurs naturalistes de Norvège. Son chef-d'œuvre est la tétralogie "Les Gens de Hellemyr" (Hellemyrsfolket), publiée entre 1887 et 1898, qui décrit les fortunes d'une famille sur plusieurs générations. Elle écrivit également quatre romans sur l'institution du mariage, "Constance Ring" (Constance Ring, 1885), "Lucie" (Lucie, 1888), "Fru Ines" (Madame Ines, 1891) et "Forraadt" (Trahie, 1892). Ces oeuvres qui traitent du statut de la femme sexuellement soumise dans le mariage furent considérées comme extrêmement provocatrices à leur sortie.

 

"Les Gens de Hellemyr" (Hellemyrsfolket)

Cycle de quatre romans, intitulés respectivement "Sjur Gabriel", publié en 1887, "Deux amis" (To venner), en 1887, S. G. Myre, en 1890, et "Les Descendants" (Afkom), 1898. C'est l'histoire de trois familles dégénérées, héréditairement malheureuses. La misère, les maladies et l`ivrognerie en sont les thèmes dominants, tandis que la mort, conçue comme une expiation des péchés, revient sans cesse. La description de la ville de Bergen et de la vie à bord d`un navire est cependant faite avec une sérénité qui éclaircit un peu Fune atmosphère par ailleurs oppressante de l'œuvre. Dans "Les Descendants", la meilleure partie de la tétralogie, les personnages principaux sont des jeunes gens et des jeunes filles, encore étudiants. C'est en eux que viennent aboutir les destinées des familles décrites dans les volumes précédents. Le personnage principal est Séverin, le fils d'un petit commerçant, malheureux et malhonnête, et d'une femme sévère et méchante, objet de crainte et de haine pour ses enfants. ll rencontre, en un camarade d`école, un ami bon et sincère, et tombe amoureux de la sœur de celui-ci. Elle est belle et capricieuse, mais sans méchanceté. La sœur de Severin, Sophie, cède aux flatteries d`un lieutenant qui, en réalité, ne recherche qu`une bonne dot. Quand le père, qui a falsifié une traite, se trouve au bord de la ruine, Sophie accepte d`épouser un homme qu`elle n'aime pas; mais son sacrifice est inutile, car son riche mari refuse de donner le moindre secours à son beau-père. Tandis que le père se trouve en prison, Séverin travaille et lutte pour se libérer de la triste fatalité qui pèse sur sa famille. Un moment il pense émigrer en Amérique avec sa sœur cadette, mais ils n`ont pas d'argent pour payer le voyage. Ce désir le pousse à voler son ami en lui dérobant un jour qu`il le trouve endormi, une lettre qui contient la somme nécessaire au voyage. Quand son vol est découvert, Severin se suicide pour échapper à la honte, en se jetant dans la cour de la misérable maison qu`il habite...

 


Selma Lagerlöf (1858-1940)

En 1909, Selma Lagerlöf  devient la première femme couronnée d'un prix Nobel de littérature. Née en 1858 à Marbacka (Suède), Selma Lagerlöf appartient à une vieille famille du Värmland, une de ces provinces excentriques, lointaines, isolées des métropoles culturelles de l’Europe, où la petite noblesse ne constituent qu’une mince couche sociale. . Elle confessera un jour que le cerveau de son enfance « était empli à déborder de fantômes et d'amours sauvages, de dames merveilleusement belles et de cavaliers épris d'aventures ». Le milieu où elle vécut était un peu aristocratique, à l'échelle du pays, et bien protestant. Mais son père, ruiné, devra vendre le domaine familial – et ce sera toute l'ambition, couronnée de succès, de Selma que de parvenir un jour à le racheter, à l'habiter. Institutrice à l'école de filles de Landskrona de 1885 à 1895, Selma voyage en Italie (1895), en Palestine et en Égypte (1899), et se consacre entièrement à la littérature.  Pétrie des traditions et des légendes locales de la province montagneuse du Värmland, les "Liens invisibles" (Osynliga länkar, 1894), recueil de légendes et de contes, puis sa "Légende de Gösta berlin" est un retour aux récits traditionnels des vieux manoirs et des aventures romantiques. Pour Selma Lagerlöf, l'essentiel est invisible aux yeux. Son œuvre la plus célèbre, "Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson" lui est commandée pour enseigner la géographie de la Suède aux écoliers : un jeune garçon de quatorze ans, Nils, dur et égoïste, apprend les vertus de l’amour et du respect d’autrui en compagnie d’oies sauvages qui lui font survoler son pays. Son succès est tel que cela lui permettra de racheter en 1910 le domaine familial de Marbacka qui avait été vendu en 1887 et ce s'y installer jusqu'à sa mort.