Metaphysical Notes
Jean Wahl, Traité de métaphysique - Jean Wahl (1888-1974) - Héraclite (VIᵉ siècle av. J.-C.) -Parménide d'Élée (fin du VIᵉ-Vᵉ siècle av. J.-C.) - Platon (428-348) - Aristote (384-322) - Saint Augustin (354-430) - Thomas d'Aquin (1225-1274) - Emmanuel Kant (1724-1804) - René Descartes (1596-1650) - Baruch Spinoza (1632-1677) - John Locke (1632-1704) - Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)- George Berkeley (1685-1753) - David Hume (1711-1776) - Pierre Maine de Biran (1766-1824) - Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) - Søren Kierkegaard (1813-1855) - William James (1842-1910) - Edmund Husserl (1859-1938) - Henri Bergson (1859-1941) - Samuel Alexander (1859-1938) - Bertrand Russell (1872-1970) - Nicolai Hartmann (1882-1950) - Martin Heidegger (1889-1976) - Gaston Bachelard (1884-1962) - Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) - …
Last Update: 2019/02/02

Jean Wahl (1888-1974), Traité de métaphysique (1953)

Il nous faut, écrira le philosophe français Jean Wahl, préserver cet élan de l'existence vers quelque chose d'autre qu'elle, de quelque nom que l'on nomme cet "autre chose".

Au bout de chacune de ses méditations sur les principales questions, partagées avec ces philosophes de références qui jalonnent l'histoire de notre pensée, nous approcherons de ce quelque chose d'ineffable, un "ineffable" qui ne peut être décrit qu'en antithèses et en paradoxes, et qui nous mène à une quasi frontière de notre pensée : "L'absolu et le transcendant sont les points extrêmes  de la pensée, où elle atteint ses propres limites. A ce moment-là, une lumière brille sur elle, dont nous ne pouvons pas dire si elle vient de la pensée ou de l'autre, la chose sans nom, ce que D.H.Lawrence appelait le Dieu obscur....."

Jean Wahl (1888-1974), Traité de métaphysique (1953) - He wrote that we must preserve this momentum from existence towards something other than it, from whatever name we call that "other thing". At the end of each of his meditations on the main questions, shared with these philosophers of references that mark the history of our thought, we will approach this something ineffable, an "ineffable" that can only be described in antitheses and paradoxes, and that leads us to an almost borderline of our thought: "The absolute and the transcendent are the extreme points of thought, where it reaches its own limits. At that moment, a light shines upon her, which we cannot say if it comes from thought or from the other, the nameless thing, what D. H. Lawrence called the dark God....."

 

Jean Wahl (1888-1974), Traité de métaphysique (1953) - Escribió que debemos preservar este ímpetu de la existencia hacia algo distinto de ella, de cualquier nombre que llamemos a esa "otra cosa". Al final de cada una de sus meditaciones sobre las cuestiones principales, compartidas con estos filósofos de referencia que marcan la historia de nuestro pensamiento, nos acercaremos a este algo inefable, un "inefable" que sólo puede describirse en antítesis y paradojas, y que nos lleva a una casi frontera de nuestro pensamiento: "Lo absoluto y lo trascendente son los puntos extremos del pensamiento, donde alcanza sus propios límites. En ese momento, una luz brilla sobre ella, lo que no podemos decir si viene del pensamiento o del otro, la cosa sin nombre, lo que D. H. Lawrence llamó el Dios oscuro....".


Poète, docteur ès lettres et agrégé de philosophie qui exerça une profonde influence sur des générations d'étudiants tant sa culture était vaste, sa curiosité insatiable, sa pensée d'une évidence communicative,  le frêle Jean Wahl précéda Alexandre Kojève dans la relecture de Hegel (Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, 1929), et aborda Parménide, Platon, Descartes, la philosophie anglaise et américaine, Bergson, Heidegger, et Kierkegaard dont il fut le grand commentateur (Études kierkegaardiennes, 1938), dans un contexte universitaire français qui privilégiait Kant. En 1937 se déroule, selon les termes d'Emmanuel Levinas, "la célèbre conférence de Wahl", "Existence humaine et transcendance", qui va marquer un tournant, bien oublié, dans la philosophie européenne et qui sollicita  des philosophes tels que Gabriel Marcel et Nicolas Berdiaev, mais aussi Heidegger, Levinas, Jaspers. Jean Wahl donne non seulement à l'expérience humaine une valeur ressentie insaisissable, mais aborde avec audace le concept de transcendance en n'hésitant pas à explorer de nombreux, et parfois surprenants, lieux de l'histoire entière de la pensée occidentale. Jean Wahl connut par la suite sous le régime de Vichy l'internement (Drancy, 1941), dut se réfugier aux Etats-Unis et ne regagna Paris qu'en 1945. Il influença tant Emmanuel Levinas que Jean-Paul Sartre et partagea l'amitié de Gabriel Marcel et de Vladimir Jankélévitch (Existence humaine et transcendance, Human Existence and Transcendence, 1944, La Pensée de l'existence, 1952, Vers la fin de l'ontologie, 1956, L'Expérience métaphysique, 1964.....). La bibliothèque de Jean Wahl se trouve à la Bibliothèque nationale de France...

Les idées d'absolu et de transcendance semblent nativement ancrées en nous, investissant tous nos domaines d'expression, de la littérature à la philosophie, de la peinture à la musique, et de ce depuis que la pensée s'est forgée un ou des langages. La pensée de Jean Wahl se veut essentiellement antisystématique et son Traité de métaphysique, son ouvrage fondamental, est issu de cours professés à la Sorbonne. La tentation de toute métaphysique est de vouloir  avancer une explication finale de notre réalité qui prend rapidement forme d'un traité dogmatique et enchaîne intellectuellement les idées de substance, d'essence, de forme et d'être, construit une étude de l'être en tant qu'être ou une science des premières causes et des premiers principes. Mais qu'est ce que l'être, la substance ou la cause?  Le chemin ici choisi est celui de la dialectique, du "processus incessant de l'esprit s'examinant lui-même et examinant ce qu'il pense" avec pour horizon les notions d'absolu et de transcendance, les points les plus extrêmes de la pensée, mais toujours relégués dans un ineffable qui ne peut être qu'approché. Le chemin ici choisi n'est pas celui de la seule raison, mais du sentiment que nous avons tout simplement d'être, sorte de connaissance primaire du monde sensible et de nous-même, et qui nous entraîne parfois à ces expériences si singulières que sont l' "extase" ou le "silence". Jean Wahl reprend Heidegger qui rappelle que le "sophos" de la philosophie ne veut pas dire "sagesse" mais recherche d'une certaine familiarité avec les choses, et "philia", le sens de la communion, l'art, donc, "de s'y connaître dans la communion avec les choses". Et l'horizon de la métaphysique, plus encore que ceux de la philosophie ou de la science, est un horizon dans lequel nous sommes nous-mêmes partie prenante, l'être-dans-le-monde, dirait Heidegger….

Ideas of the absolute and transcendence seem to be natively anchored in us, investing all our fields of expression, from literature to philosophy, from painting to music, and this since the thought has been forged one or more languages. Jean Wahl's thinking is essentially anti-systematic and his Traité de métaphysique, his fundamental work, is based on lectures given at the Sorbonne….

Las ideas del absoluto y de la trascendencia parecen estar ancladas nativamente en nosotros, invirtiendo todos nuestros campos de expresión, desde la literatura hasta la filosofía, desde la pintura hasta la música, y esto desde que el pensamiento se ha forjado en uno o más lenguajes. El pensamiento de Jean Wahl es esencialmente antisistémico y su obra fundamental, Traité de métaphysique, se basa en las conferencias impartidas en la Sorbona…. 

 


Reproduire in-extenso un chapitre du Traité de Métaphysique (Payot, Paris, 1953) de Jean Wahl nous offre la possibilité d'accéder à une extraordinaire synthèse de l'histoire de la philosophie et de ses tentatives d'incursions aux frontières de la métaphysique…

 

Le Devenir - La notion centrale qui met en mouvement pensée philosophique et pensée métaphysique est celle  du "devenir". "C'est de la réflexion sur le changement que sont nés en grande partie les problèmes philosophiques que l'homme s'est posés d'abord à lui-même. Ce fut ensuite une des premières démarches de la pensée humaine que de découvrir sous le devenir ou au-dessus du devenir des permanences. De là le problème de la substance tel qu'il s'est posé d'abord aux pré-socratiques ; de là les idées d'essence et de forme telles qu'elles se sont manifestées dans les philosophies de Platon et d'Aristote. De là l'idée d'être...". De là la nécessité de s'interroger sur la relation des essences avec la réalité sensible. Mais à mesure que se constituait le domaine des essences et des substances, se formait aussi l'idée de matière, une idée que la science s'employa à déterminer. Si la pensée quantitative s'affirme et se développe, la pensée qualitative reste en arrière-fond, partie prenante de notre intelligibilité du monde réel : cette pensée qualitative porte "un monde de choses et de personnes, un monde où il y a des centres actifs, ces personnes muettes que sont les choses, ces choses parlantes et pensantes et voulantes que sont les personnes." 

"On pourrait penser que la première étude d'un traité de métaphysique devrait être consacrée soit à l'idée de substance, soit à  l'idée d'être ; mais tout en nous rendant compte qu'on pourra toujours dire que l'idée de devenir suppose ces deux idées, quand ce ne serait que pour s'opposer à elles, nous préférerons, en suivant une suggestion de Platon, commencer nos études par l'idée de devenir" (Livre I, Le devenir, Génèse des Permanences).
"Platon nous dit dans un de ses dialogues que les premiers sages furent Homère et Hésiode ; et il nous fait remarquer que ces poètes sont partisans du devenir universel. C'est ainsi que pour Homère l'Océan est le père des choses. Cette philosophie du devenir s'est formulée philosophiquement pour la première fois dans le système d'Héraclite. C'est la réaction contre la pensée du devenir qui explique en grande partie tout le développement de la métaphysique en Occident après Héraclite, et particulièrement d'Héraclite à Leibniz.
C'est afin de nier la théorie d'Héraclite que Parménide constitua sa philosophie de l'éternel repos, ou plutôt d'une éternité qui dépasse à la fois le mouvement et le repos. Il pensait qu'une théorie du mouvement universel est contraire à l'intelligence et au principe de contradiction. Pour lui, il ne pouvait y avoir rien qui soit commencement ou cessation. Dans la sphère intelligible qu'il conçoit, tout est présent en même temps. C'est une sphère parfaite, tout entière intelligible et tout entière intelligence. On a dit, et dans une certaine mesure cela est vrai, que cette hostilité vis-à-vis du mouvement, que Parménide porta au plus haut point, caractérise la pensée grecque en général, et on peut même soutenir qu'elle est une caractéristique fondamentale de la pensée philosophique occidentale. En tout cas l'idée que le réel est ce qui ne devient pas se retrouve chez Anaxagore quand il reconstruit toute chose à partir d'éléments éternels et préexistants, quand il dit que toutes les choses sont les mêmes, et aussi chez un  Démocríte, car, comme on l'a fait observer, l'atome de Démocrite n'est que l'Un de Parméníde divisé en une infinité de morceaux.

On pourrait soutenir que dans Platon une certaine part est faite à l'héraclitéisme, en tout cas quand il s'agit du monde sensible ; mais c'est d'autre part dans sa philosophie que l'on voit le mieux le développement rationnel du culte du stable. Zénon, le disciple de Parménide, avait sans doute entrepris une critique du changement fondée sur l`idée que le changement n'est pas accessible à l'intelligence humaine et la place devant des contradictions. La critique de Platon est en un sens dirigée dans la même direction ; mais il y a entre eux cette différence que tandis que Zénon dénie au changement toute réalité, Platon se borne à le cantonner dans le monde sensible. Il montre particulièrement comment au sujet de ce monde sensible qui est en un flux perpétuel, nous ne pouvons pas arriver à une vérité ; les choses ne sont jamais telles ou telles, puisqu'elles sont sans cesse mouvantes. Or on aboutit forcément dans une théorie du changement universel à un universel scepticisme. Pour que le discours, le logos, soit possible, il faut quelque chose de stable. Il doit donc y avoir un monde intelligible, un monde des idées..."
Descartes, lui, un peu plus tard, va, pour se tenir à l'écart du changement, s'efforce de rester toujours à l'intérieur de l' "instant", nouvelle idée qu'il utilise : "ce qui caractérise l'intuition du cogito, c'est l'instantanéité ; et ce qui, d'après lui, caractérise la transmission du plus haut des phénomènes dans l'univers matériel, la lumière, c'est l'instantanéité encore. Descartes veut éviter autant que possible l'intervention de l'intervalle de temps ,et l'intervention de la mémoire ; s'il se méfie de la mémoire, c'est qu'il se méfie du temps. Sans doute il est impossible de rester toujours à l'intérieur de l'instant ; mais il faut en sortir aussi peu que possible ; Dieu, comme le physicien, ne tient compte que du moment immédiatement précédent ; ou bien il faut fondre les instants successifs les uns dans les autres ; et nous rejoignons ainsi de nouveau l'intuition ; tout l'univers de notre connaissance est fondé sur l'intuition instantanée du cogíto ; tout l'univers physique est fondé sur la transmission instantanée de la lumière.

Quand on passe de la philosophie ancienne à la philosophie moderne, un changement intervient par rapport à cette pensée même du changement. "Il n'est plus tenu pour un domaine inférieur de la réalité. Il faut tenir compte ici de l'influence des conceptions dynamiques de penseurs de la Renaissance, comme Nicolas de Cuse et Giordano Bruno. Mais ce dynamisme lui-même s'explique en grande partie par l'influence des conceptions scientifiques . nouvelles, et en particulier du développement du calcul infinitésimal. Le concept du changement était bien souvent pour les Anciens un concept irrationnel, et cela est vrai (avec certaines réserves pour quelques aspects de Platon et d'Aristote) aussi bien pour les philosophies qui niaient le changement que pour celles qui l'admettaient. Mais avec le développement de la science moderne les philosophes se sont sentis autorisés à penser que le changement est pensable ; il y a une science possible du changement. C'est donc surtout le développement de la science qui explique l'importance que Hobbes et Leibniz ont donnée au changement. Déjà Galilée et à peu près en même temps que lui Hobbes mettent en lumière l'idée de l'élément infinitésimal de force, le conatus, présent à tous les moments du changement. Leibniz est le premier philosophe dont la doctrine représente l'intégration du mouvement et du changement dans la totalité d'une vision spirituelle. Sous l'influence à la fois de ses conceptions physiologiques, physiques, mathématiques, c'est-à-dire de sa conception de l'effort, de celle de la force et de celle du calcul infinitésimal, il montre les monades allant de perception à perception en un mouvement incessant. Cette importance donnée au changement se continue dans une philosophie comme celle de Diderot. Avec le XIXe siècle, avec le développement de l'histoire, aussi bien qu'avec celui de la biologie, la tendance à insister sur le changement ira s'accentuant. C'est le développement de l'histoire qui explique en partie l'importance qu'a prise la philosophie de Hegel, en même temps que cette philosophie explique l'importance qu'on a donnée à l'histoire..." 

Mais alors que Hegel nous offre une interprétation trop conceptuelle du devenir, Bergson ouvre une perspective plus "réaliste" : pour lui, "le devenir ne peut être conçu ni comme dégradation de l'être, ni comme mélange de l'être et du non-être, ni comme jeu des contraires, ainsi que le disait Héraclite, ni comme passage du pouvoir à l'acte, comme se le figurait Aristote, ni même comme un passage de perception à perception, suivant l'idée de Leibniz". Le devenir en lui-même est "saisi comme un absolu.
Nous ne pouvons jamais le comprendre à partir de quelque chose qui serait extérieur à lui, à partir des points de vue que nous prendrions sur lui. C'est donc en nous-mêmes que nous le saisissons d'abord ; et c'est cette perception du changement en nous-mêmes que Bergson au fur et à mesure de sa méditation étendra à toutes choses. Le devenir apparaîtra comme la substance même de l'univers. Bergson nous dit que c'est le changement qui est l'étoffe des choses..."  Et lorsque Heidegger énonce que "l'essence de l'être peut être aperçue seulement à partir de l'horizon du temps",  déroule le fil d'une philosophie du devenir.
"Ainsi il semble qu'avec ces philosophes nous arrivions à affirmer le contraire de ce qu'enseignait Parménide, à voir la prééminence du devenir ; et si vraiment Homère et Hésiode sont les premiers philosophes, la philosophie revient à son point de départ héraclitéen. Mais en même temps la science continue son œuvre et nous offre une transcription abstraite des mouvements. Nous pourrions nous demander maintenant à quelles conditions nous pensons le devenir…"

 

Nulle théorie de la connaissance sans théorie de la réalité - Jean Wahl construit ainsi son approche métaphysique, celle qui vise à la compréhension de l'absolu et de la transcendance, en inversant la relation entre "théorie de la connaissance" et "théorie de la réalité". La métaphysique classique se fourvoit en privilégiant les seuls moyens d'une théorie de la connaissance : la théorie de la connaissance s'enracine nécessairement dans une théorie de la réalité. "C'est au moment où s'ouvre à notre esprit l'idée d'un monde de personnes que deviennent possibles la théorie de la connaissance,
celle de la liberté, celle de l'existence, celle de la valeur" : "une fois présentés et exposés le monde des choses et celui des personnes, se découvrent à nous les problèmes relatifs à l'âme et à Dieu, et se pose la question de savoir dans quelle mesure nous pouvons personnifier et réaliser les termes vers lesquels tend le mouvement de transcendance qui est dans l'esprit..." 

"Le réel refuse un contact purement intellectuel" - C'est en fond donc d'une étude des différentes formes de "réalisme" que Jean Wahl en vient à aborder les théories de la connaissance que nous ont léguées l'histoire de la pensée et de la philosophie, une histoire qui ne doit pas être entendue comme une histoire du progrès de l'esprit humain, il ne peut y avoir de véritable progrès, mais différents points de vue qui s'opposent ou se complètent au gré des conceptions de quelques personnalités clés. Ces réalismes sont eux même pris dans un mouvement dialectique qui met en jeu l'objet et son image, pensé soit en les unifiant soit en les séparant, une dialectique qui ne fait au fond que traduire "l'effort même de l'esprit pour s'approcher de plus en plus du réel". Cette dialectique est elle-même un mouvement sans de la pensée, et "chaque fois que nous faisons un jugement, le progrès infini de l'esprit est arrêté, est conclu par une affirmation, que cette affirmation soit foi religieuse, ou perception", ou "foi animale" par laquelle nous sommes reliés au monde et aux choses. "Kierkegaard critiquait le système de Hegel à cause de sa dialectique sans fin qui ne permet pas de réelles conclusions individuelles ; et à ce système il opposait l'acte de la répétition tel que lui-même le concevait, l'acte par lequel nous prenons sur nous-mêmes notre humaine condition et scellons notre nature avec notre volonté". La dialectique est fondamentalement entre le sujet et l'objet, "elle implique toujours une distance entre le sujet et l'objet, et cette distance est conscience…"

 

Livre II, Les Mondes ouverts à l'Homme. Immanence et Transcendance. Chapitre I, L'Être connaissant. La Théorie de la Connaissance.

 

"L'ordre même que nous avons suivi dans ces chapitres suffit pour montrer comment nous résolvons la question de savoir s'il faut placer d'abord la théorie de la connaissance ou la théorie de la réalité. Notre ordre implique en effet que la théorie de la réalité doit précéder la théorie de la connaissance. Beaucoup de philosophes, et particulièrement depuis Kant, seraient d'un avis tout différent. Ils soutiendraient qu'on doit d'abord faire l'étude de l'instrument, qui est l'intelligence humaine, avant de s'en servir ; il faut connaître, diraient-ils, les limites, la valeur, le critère de la connaissance avant de formuler la théorie de la réalité. Mais en fait, chez les grands philosophes, il y a une telle interconnexion entre la théorie de la connaissance et la théorie de la réalité qu'il est très difficile de dire laquelle vient la première ; et même on peut soutenir que s'il faut choisir, c'est la théorie de la réalité qui précède. Bien que Descartes dans ses "Règles pour la direction de l'esprit" présente sa philosophie comme la conséquence de sa méthode, nous voyons dans le "Discours de la Méthode" et dans les "Méditations" que sa méthode est fondée sur le "je pense donc je suis" qui est le premier pas dans la théorie de la réalité. Même la théorie de la connaissance de Kant dépend de sa distinction entre les phénomènes et les choses en soi, distinction qui est une théorie au sujet de la réalité. 

Quant aux Idées de Platon, elles appartiennent aussi bien à la théorie de la réalité qu'à la théorie de la connaissance, à supposer du moins que l'on arrive à conserver un sens à cette distinction. Ainsi donc, si les partisans de la priorité de la théorie de la connaissance maintiennent que chacune de nos affirmations au sujet de la réalité implique quelques affirmations au sujet de la connaissance, nous pouvons répliquer que toute affirmation au sujet de la connaissance implique des affirmations au sujet de la réalité. La seule différence, c'est que ceux qui étudient les théories de la connaissance, les épistémologistes, n'explicitent pas autant leurs présuppositions et ne sont pas aussi conscients d'elles tandis que ceux qui constituent des théories de la réalité savent très bien que leurs réflexions impliquent quelques présuppositions de méthode. Ajoutons que l'attitude naturelle de l'esprit humain est de regarder la réalité et que c'est par une sorte de vision oblique que nous retirons notre attention de la réalité pour la concentrer sur notre façon de voir la réalité.

Enfin disons que cette distinction dont quelques philosophes contemporains semblent si fiers apparaît assez futile à. celui qui se rend compte qu'aucune de ces deux sortes de considérations ne peut se passer de l'autre. La tradition philosophique qui assigne une priorité à la théorie de la connaissance remonte à Kant. Assurément Locke et Hume avaient été intéressés avant tout par la théorie de la connaissance, mais c'est seulement lorsque les problèmes qu'ils avaient étudiés du point de vue de l'empirisme furent examinés par Kant du point de vue du rationalisme que la théorie de la connaissance se constitua réellement. Cela nous montre un nouveau motif pour élever un doute sur la priorité de cette théorie, dont l'importance, et même peut-être l'essence, dépend, d'une certaine façon, de la position rationaliste du problème...

Nous constatons que ce que nous avons dit au sujet de la théorie de la causalité qui est une partie de la théorie de l'être implique certaines idées qui ne peuvent être développées que dans ce qui sera la théorie de la connaissance. D'autre part quand nous arrivons à la théorie de la connaissance, nous voyons que ce qu'elle a à dire sur la perception, sur la science, et d'une façon générale sur la connaissance elle-même implique certaines affirmations qui prennent place dans la théorie de la réalité. Ainsi les différentes parties d'un ouvrage tel que celui-ci donnent jour en quelque sorte l'une sur l'autre. Comme nous l'avons déjà laissé entendre, on doit distinguer la question des limites de la connaissance, celle de sa valeur, celle de son critère, et celle de son origine. Mais toutes sont très étroitement reliées, et il est très difficile de les étudier à part l'une de l'autre.

Considérons cependant d'abord, la question de la limite de la connaissance. Nous nous trouverons en présence d'une multitude de théories dont les unes enferment la connaissance dans des  frontières très étroites et à la limite, la nient, - ce sont le scepticisme et l'agnosticisme, et dont les autres, - les diverses sortes de rationalisme, ou plus généralement de dogmatisme - lui assurent au contraire un champ très large. Le mot "scepticisme" devrait signifier, d'après son étymologie : doctrine de la recherche. En ce sens, on pourrait dire que le doute méthodique de Descartes est tout à fait conforme à la signification réelle du mot. Après avoir résumé tous les arguments que l'on peut donner contre toutes les formes de la certitude ordinairement reçues, certitude sensible, puisqu'il y a tant d'illusions et puisque dans les rêves je suis assuré de la vérité de ce que je rêve, et même certitude mathématique, puisqu'elle présuppose la mémoire, et ainsi une constance dans l'univers qu'il n'a pas encore prouvée à ce moment de son système, il nous dit qu'une certitude émerge de son doute : douter est penser ; je pense donc je suis. Ainsi, il est passé d'un scepticisme provisoire à un dogmatisme définitif, puisque de son être qu'il affirme, il va pouvoir aller à l'affirmation de l'être parfait. 

Mais précisément, Descartes distingue son doute du doute des sceptiques, parce que son doute est fait pour dégager la vérité et la certitude. C'est en effet que le mot scepticisme en est venu à désigner la théorie d'après laquelle l'homme ne peut trouver aucune vérité. En ce sens, nous pourrions dire que le scepticisme n'est pas une théorie de la connaissance mais de la non-connaissance. Il convient cependant de l'étudier ici. car c'est par opposition à lui que pourront être définies les positions du dogmatisme contre lequel il est en lutte et qui est en lutte contre lui, et du relativisme, qui, ayant observé cette lutte, pense découvrir que tous deux ont une idée inexacte de la vérité.
Nous pourrions découvrir des semences de scepticisme déjà dans Xénophane, dans sa lutte contre la raison commune. Mais c'est surtout chez ses successeurs de l'école d'Elée (Parménide) d'une part et chez Héraclite et son école de l'autre que le scepticisme s'est développé. Les sophistes grecs étaient des sceptiques, soit que, avec Gorgias, leurs conclusions fussent tirées d'une philosophie du repos et de l'immobilité universels, soit qu'avec Protagoras, elles le fussent d'une philosophie de l'universel mouvement qui voyait dans la sensation la rencontre de deux flux d'agitation et dans l'homme la mesure de toutes choses.

Socrate ne peut être appelé sceptique que dans ce sens étymologique que nous distinguions et d'après lequel le sceptique est seulement celui qui recherche le vrai. Quand il dit : Je ne sais rien, et c'est là tout ce que je sais, il est préoccupé comme Descartes le sera plus tard de tourner l'attention de l'homme vers lui-même. Pourtant, il faut reconnaître qu'un élément de scepticisme au sens ordinaire du mot a été probablement présent chez Socrate et même, à un moindre degré chez Platon comme P. E.More l'a montré, et c'est ce qui fait comprendre que les philosophes de la Nouvelle Académie aient pu se représenter comme des disciples de Socrate et de Platon, comme s'efforçant de remonter de la conception dogmatique que l'on attribuait communément à ces deux penseurs à une conception sceptique. Ces philosophes de la Nouvelle Académie argumentaient contre le dogmatisme des stoïciens en montrant que rien n'est jamais parfaitement prouvé, que nous ne pouvons atteindre que des jugements probables. C'est avec Pyrrhon, Enésidème et Sextus Empiricus que le scepticisme a atteint son plein développement. Il semble qu'il y ait une relation entre Pyrrhon et les philosophes de Mégare, disciples de Socrate qui disaient que le jugement est impossible. D'après eux, le sujet est toujours purement et simplement le sujet, le cheval est le cheval, et aucun prédicat ne peut lui être attribué, aucun verbe ne peut lui être ajouté. Leur scepticisme était dirigé à la fois contre la croyance dans la raison et la croyance dans les sens. Les derniers ne nous donnent qu'illusions ; la première est fondée sur des principes indémontrables. Pyrrhon concluait que toute chose est indifférente. Il arrivait à une suspension du jugement. Mieux vaut ne pas agir ; et si l'on agit, il ne faut attribuer aucune importance à son action. Enésidème et Sextus Empiricus cataloguèrent et mirent en forme les arguments des sceptiques.

Le scepticisme réapparaît à différents tournants de l'histoire de la pensée Nous pourrions prendre comme exemple Montaigne au XVIe siècle, Hume au XVIIIe, Renan et Anatole France au XIXe, peut-être même plus près de nous Gide et Valéry. Mais ceux que nous venons de mentionner sont-ils réellement des sceptiques? Il y a dans Montaigne une foi dans la nature et une foi dans la religion, dans Hume une foi dans la nature, dans Renan et France une foi dans l'esprit humain qui font qu'on peut mettre en doute leur scepticisme. Les différentes ferveurs auxquelles s'est voué Gide, la double ambition de précision et de perfection chez Valéry font obstacle à leur scepticisme.

Que penser des arguments que l'on oppose ordinairement au scepticisme? Dire qu'il implique la certitude que tout est douteux et qu'il est par là contradictoire ne semble pas un argument qui puisse satisfaire ; car le sceptique peut y répondre qu'il dit simplement qu'il est douteux qu'il y ait une vérité. Dire qu'il s'efforce, par la raison, de convaincre d'erreur la raison, n'est pas non plus satisfaisant ; car rien ne s'oppose logiquement à une destruction de la raison par elle-même. On a dit souvent que c'était un sophisme que de parler contre la raison en se servant de la raison elle-même. En fait il n'y a là rien de sophistique. La démarche de Pascal, prise en elle-même, n'a rien d'illégitime. Rien n'empêche la raison de se critiquer, de trouver en elle-même des défaillances et des déficiences. Ce que nous pouvons dire plutôt, c'est que même s'il n'admet pas qu'il y ait des jugements absolument vrais, le sceptique devra admettre qu'il y a des jugements plus vrais que leurs contraires, et c'est en ce sens que les philosophes de la Nouvelle Académie admettent qu'il y a des choses raisonnables et probables. S'il n'admet pas de vérité absolue, il sera du moins forcé d'admettre parfois des vérités partielles. Nous pouvons aller un peu plus loin ; l'homme, a-t-on dit, est un être, qui pose des problèmes; mais il est aussi un être qui apporte des réponses. Nous pouvons aller un peu plus loin encore ; le fait qu'il apporte des réponses ne prouverait rien s'il ne présupposait le fait que ces réponses ne sont que des formulations de certaines relations immédiates à la réalité, relations antérieures au jugement et sur lesquelles par conséquent, les arguments adressés au jugement, et même aux sensations en tant que représentatives n'ont pas de prises.

Observons que le scepticisme a souvent été employé comme un argument en faveur de l'habitude, de la tradition, de la religion sous sa forme traditionnelle. C'est de cette façon que Pascal en fait usage contre Montaigne, Johann Georg Hamann contre les rationalistes de son temps. Mais on ne fait ainsi que remplacer certaines affirmations par d'autres. Notons aussi que dans un passage d'une de ses Préfaces, Kant a dit qu'il détruisait la connaissance pour faire place à la croyance, mais la croyance qu'il propose est pour lui une croyance rationnelle, l'expression de la raison pratique, c'est-à-dire de la raison elle-même en tant qu'elle est tournée vers l'action.

Après avoir considéré le scepticisme, il est naturel que nous examinions l'agnosticisme qui en est parfois un aspect. et parfois en est l'élévation à la limite. Il y a des philosophies qui sont des agnosticismes complets comme celle de Gorgias qui disait que si quelque chose existait, ce dont d'ailleurs il doutait, ce quelque chose ne pourrait être connu. Mais il y a d'autre part des doctrines agnostiques qui opposent une partie de la réalité, la partie phénoménale et relative à une autre partie, nouménale et intelligible ou absolue qui serait inconnaissable. Cette seconde forme d'agnosticisme présuppose une dichotomie discutable entre ce qui est complètement connu et ce qui est complètement inconnu. On peut voir d'ailleurs qu'elle est très difficile à exposer, et que le mot même de «partie» dont nous avons dû nous servir est très peu satisfaisant, car le phénoménal n'existe pas sans le nouménal. Nous pouvons remarquer aussi que cet inconnaissable, au moins pour Kant, n'est pas si inconnaissable qu'il le semblerait d'abord puisqu'il est accessible à la raison pratique. Sur ce point, on pourrait dire que l'agnosticisme de Spencer est plus logique que celui de Kant.

Il faudrait mentionner, auprès de ces doctrines agnostiques, la théologie négative telle qu'elle est présentée chez Denys l'Aréopagite, Scot Erigène et quelques-uns des grands mystiques chrétiens. D'après elle, le plus haut point de la réalité, auquel d'ailleurs ne correspond plus aucun nom, et non pas même les noms de Un ou de Bien ou de Réalité, a une telle richesse et est doué d'une telle lumière surabondante qu'il nous éblouit et nous aveugle. On peut faire remonter cette tradition de la théologie négative à certains passages de Platon, dans la République, et à quelques commentateurs néo-platoniciens comme Proclus et Damascius. C'est là une manière d'exprimer l'inexhaustibilité du plus haut principe et il y a lieu pour le moment seulement de dire que pour ces mystiques, ce principe, s'il n'est pas accessible à la raison ordinaire, est néanmoins appréhendé par une sorte de connaissance obscure, une intuition, et en ce sens l'inconnaissable est connu et l'invisible est vu. Nous pourrions ainsi atteindre une doctrine qui maintiendrait que les plus hauts aspects et non pas seulement du premier principe mais de toute chose sont appréhendés par cette connaissance non-connaissante ou, comme le dit Nicolas de Cuse, cette docte ignorance. Ainsi, tandis que, dans notre discussion du scepticisme, nous avions eu recours finalement à une relation infra-rationnelle immédiate à la réalité, ici nous trouverions tout au moins le pressentiment d'une relation supra-rationnelle avec quelque chose qui peut- être est le supra-rationnel.

 

Au scepticisme, nous pouvons opposer les théories dogmatiques de la connaissance et nous pouvons en distinguer deux espèces, le rationalisme et l'empirisme. La raison c'est le logos d'Héraclite, le nous des Éléates et d'Anaxagore. Logos signifie à la fois parole et raisonnement. Il n'y eut pas a l'origine de distinction entre le langage et la pensée. Même, quand Platon définit la pensée comme un dialogue de l'âme avec elle-même, on voit qu'alors commence à se former dans l'esprit une différence entre la parole prononcée et la parole purement pensée.

Jetons un coup d'œil sur l'histoire du mot raison avant d'entreprendre de parler du rationalisme. Le logos d'Héraclite semble très éloigné de ce que, quant à nous, nous appellerions raison ; il resterait une énigme pour la raison ordinaire. En tout cas, Héraclite (philosophe grec d'Ephèse, de la fin du VIᵉ siècle av. J.-C.) oppose à la sensation et aux purs et simples faits la voie de la raison. Pour lui les yeux valent plus que les oreilles, mais certainement le Logos (ce que nous pouvons traduire par discours, langage, mot, pensée, raison) vaut encore plus. Les hommes ordinaires sont dans un état de songe ; ils sont enfermés dans leurs mondes privés ; mais le sage sait ce qui arrive ; la raison en lui communique avec la raison dans l'univers. Cette raison n'est évidemment pas connaissance d'une multitude de faits particuliers, mais connaissance du principe universel. Ajoutons que dans cet univers héraclitéen où toute chose communique avec toute chose, la raison se sépare de tout le reste, et, comme la foudre, gouverne tout sans se mêler proprement à rien.

Les philosophes éléates (Parménide, Zenon), adversaires d'Héraclite, s'accordaient avec lui du moins dans leur commune méfiance pour les sensations. Ils allaient même plus loin que lui dans ce sens. Pour eux n'existe que la totalité parfaite et sphérique qui pense et est pensée, et cette identité du principe pensant et de l'objet de sa pensée aura une grande importance dans tout le cours de l'histoire de l'idéalisme. Tout ce qui n'est pas cette sphère parfaite et transparente est apparence et illusion. Chez les Pythagoriciens, le mot logos avait une signification mathématique en même temps qu'il conserve sa primitive signification rationnelle. Il signifiait proportion et le mot latin ratio lui succédera aussi dans cette signification. Les différentes doctrines dont nous venons de parler s'unissent et se transforment, s'exhaussent dans la philosophie de Platon. Chez lui comme pour les philosophes d'Élée, la raison atteint l'immuable ; et c'est l'immutabilité qui d'abord caractérisera l'Idée. On pourrait dire que de même que les atomistes ont divisé la sphère parménidienne en fragments multiples et même infinis qui sont les atomes, séparés par le vide c'est-à-dire par le rien, Platon l'a divisée en multiples idées que sépare l'une de l'autre, comme il le verra dans la seconde période de sa philosophie, l'idée d'altérité. D'autre part il pensait que c'est d'abord surtout dans le domaine des mathématiques que l'on pouvait le mieux voir la nature de la raison ; et si l'esprit s'élève au-dessus des mathématiques, il doit cependant d'abord passer par elles. La philosophie de Platon insiste sur l'importance de l'argumentation, c'est-à-dire encore du Logos, mais d'une argumentation qui ne soit pas sophistique, elle doit être fondée sur la considération de la cause, comme il dit dans le Ménon, sur la considération des idées.

On sait qu'Aristote a consacré à l'étude de l'argumentation et du Logos plusieurs ouvrages. Et c'est à partir de la considération de Platon et d'Aristote que l'on peut comprendre quel rôle a joué la logique dans la philosophie, et comment il se fait que, suivant l'observation de Heidegger, dans ce qui apparaît comme l'une des dernières phases de la philosophie occidentale, nous voulons dire dans la philosophie de Hegel, l'ouvrage philosophique fondamental s'appelle Logique. Ajoutons qu'Aristote distinguait deux formes de la raison, qu'il appelle ici le Noûs , la raison créatrice et la raison appliquée aux choses pour laquelle il admettait un grand rôle de l'expérience.

Avec les stoïciens, c'est la théorie d'Héraclite qui réapparaît. Notre raison, formatrice par elle-même, est une partie de la raison universelle. Ils insistent en outre, plus qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, sur le rôle de la volonté dans l'affirmation, dans le jugement. Chez les néo-platoniciens, se mêlent à la fois dans les théories du Logos et du Noûs les influences de Platon, d'Aristote et des stoïciens. C'est encore l'influence de Platon et d'Aristote qui va dominer le moyen âge. Le mot raison est alors pris de préférence comme synonyme de faculté de raisonnement, de passage des prémisses à la conclusion, tandis que l'intelligence est plutôt la faculté d'appréhender les différents termes à la fois et est très proche de ce que Platon entendait par la "noèsis" (la faculté d'atteindre la vérité par l'intuition) quand il l'opposait à la "diánoia" (la pensée discursive).
Au XVIIe siècle, la raison et l'entendement sont pris comme synonymes et, Descartes emploie également dans le même sens le mot bon sens. On se rappelle le vers où Boileau oppose le raisonnement à la raison. Il semble que ce soit avec Kant qu'un curieux renversement s'est produit. L'entendement ou intelligence devient la faculté de raisonner à l'aide des concepts que Kant appelle catégories et qui nous font passer du conditionné à la condition en un processus qui ne finit jamais, tandis que la raison est la plus haute faculté de l'esprit par laquelle nous tentons d'unifier nos représentations autant que nous le pouvons par le moyen de ce que Kant appelle Idée et par laquelle nous allons, sans jamais d'ailleurs pouvoir les atteindre du moins à l'aide de la seule raison théorique, vers les idées de monde, d'âme et de Dieu.

Toute l'évolution de la philosophie allemande après Kant est une tentative de la raison au sens que nous venons de définir pour triompher de l'entendement et un effort pour réviser la conception kantienne, afin de prouver que nous pouvons par la raison, nous saisir des réalités métaphysiques. Pour Hegel la raison est essentiellement la faculté de la totalité, tandis que l'entendement restant toujours dans la considération des parties et des conditions, ne peut jamais nous donner de satisfaction complète et est une forme de ce que Hegel avait appelé la Conscience Malheureuse. Seule la raison atteint le bonheur.
Mais la période hégélienne fut suivie d'une nouvelle période où nous voyons des philosophes aussi différents et même opposés que Renouvier et Brunschvicg prendre le parti de ce que Hegel aurait appelé l'intelligence contre la raison (l'un combat la raison hégélienne comme en contradiction avec le principe de non-contradiction ; l'autre la combat comme une nouvelle forme du dogmatisme; tous deux voient dans le hégélianisme une philosophie de la chose), d'autres expliquer la raison par des considérations historiques et économiques comme Marx, d'autres lui opposer la croyance comme Kierkegaard ou l'intuition comme Bergson.

Jusqu'ici nous nous sommes occupés des changements et des renversements qui se sont produits dans la signification du terme raison. Nous pouvons maintenant considérer les théories des rationalistes que nous appellerons d'une façon peut-être un peu grossière les dogmatistes de la raison. Tout acte intellectuel a un contenu ; tout acte intellectuel vise un objet. Mais c'est une tendance naturelle de l'intelligence humaine que d'opposer ce contenu et cet objet à elle-même comme étant un objet proprement dit dans son rapport à un sujet. Sans doute la prédominance du sens de la vue dans la méditation philosophique a-t-elle contribué à transformer en rapport de sujet à objet ce qui est donné d'abord comme visée ou comme contenu. Et c'est alors que naît par une projection presque fatale, l'idée d'un monde intelligible avec son double caractère de transcendance et d'immutabilité. Et l'être qui aurait du être conçu d'abord comme simple affirmation d'un contenu devient le terme de la compréhension purement intellectuelle ; l'être devient synonyme d'être intelligible ; de là la tendance platonicienne inhérente à toute philosophie intellectuelle et contre laquelle malgré tout il faut lutter. Le monde intelligible aura deux caractères, le caractère de transcendance et le caractère d'immutabilité.

Dès le platonisme ces deux caractères ont été mis en lumière l'un et l'autre. Ce sont ces deux caractères qui sont signifiés, tout au long de l'histoire des philosophies rationnelles, par la théorie de l'être de Parménide, par la théorie platonicienne des Idées, par la noésís aristotélicienne, par la théorie cartésienne des idées claires et distinctes, par la vision en Dieu de Malebranche, par les idées innées de Leibniz, par l'a priori kantien, et jusqu'à un certain point par la théorie des essences chez Husserl.
Le premier de ces grands dogmatistes de la raison c'est Parménide (Parménide d'Élée,  pythagoricien, puis éléate, né à la fin du VIᵉ siècle av. J.-C. et mort au milieu du Vᵉ siècle av. J.-C., auteur d'un célèbre poème en vers, De la nature). Nous avons déjà vu que pour lui l'être et la pensée de l'être sont une seule et même réalité. Sa théorie est fondée sur le concept d'unité et sur la croyance dans le langage et dans la raison qu'il n'en sépare pas. Penser et parler sont une seule et même chose et nous ne pouvons penser que des choses existantes. Ce que nous pensons est ; et ce qui est, est pensé. Tout ce qui n'est pas l'être un n'est pas, c'est-à-dire n'est qu'apparence et illusion. Parménide pose ainsi le fondement de toute forme de rationalisme ; la vérité, l'être, la pensée, sont conçus comme identiques et comme complètement exprimables. Nous pourrions suivre cette conception de Parménide à Descartes, à Spinoza, à Leibniz, et de Spinoza et Leibniz à Hegel.

Anaxagore et les disciples d'Hippocrate adoucirent l'idée  éléatique d'unité en lui substituant l'idée de ressemblance; le semblable connaît le semblable. Voilà une idée qui, à l'égal de celle d'unité, eut une grande importance dans le développement des théories de la connaissance. Ce fut une puissante contribution que les Pythagoriciens (580-495 av. J.-C) firent au développement du rationalisme quad ils affirmèrent que les choses réelles sont des nombres. Et ce fut d'ailleurs la première crise du rationalisme qui se manifesta quand dans l'École Pythagoricienne elle-même on découvrit l'existence des quantités irrationnelles.

Tous les thèmes que nous avons mentionnés, unité de Parménide, ressemblance d'Anaxagore, arithmétique des Pythagoriciens, même le flux mouvant d'Héraclite se retrouvent assemblés et hiérarchisés dans Platon. L'âme connaît les idées parce qu'elle leur est parente, parce qu'elle est une, et nous retrouvons le thème de l'unité. Mais c'est sous l'influence de la méditation de Socrate que Platon a pu concevoir l'unification des théories de ses prédécesseurs. Socrate, a dit Eduard Zeller, est le philosophe du concept. Disons qu'il est surtout le philosophe des concepts moraux. S'il n'y a pas une objectivité des concepts moraux, toute notre moralité s'écroule. Et la voie est ouverte aux Sophistes. Nous pouvons formuler en termes kantiens la question que s'est posée Platon (428-348), et peut- être même Socrate. A quelle condition les jugements moraux et les jugements mathématiques sont-ils possibles ? En cherchant les conditions de cette possibilité, Socrate était arrivé aux deux affirmations essentielles que la vertu est une et que la vertu est science. Dans ses premiers dialogues Platon nous montre que nous ne pouvons définir aucune vertu particulière avant d'avoir défini le bien. Les conclusions de ces premiers Dialogues ne sont négatifs qu'en apparence ; car ce qui est impliqué par cette impossibilité de définir les vertus particulières, c'est la nécessité d'une définition de la vertu universelle, de l'arété, au sens où Julius Stenzel nous a appris à entendre le mot, c'est-à-dire de la valeur, ou encore plus exactement de l'Agathon, du Bien. Ainsi nous retrouvons la double affirmation socratique, mais approfondie : la vertu est une, et la vertu est science. C'est cette double affirmation qui est au sommet de la République, achèvement et surpassement à la fois des premiers dialogues. 

En même temps la lutte contre les Sophistes était continuée par Platon. Elle trouve son achèvement dans le Théétète (-415 env.-env. -369). Protagoras avait rangé la vérité parmi les relations, et c'est là une vue profonde. Une de ses affirmations fondamentales est que tout est vrai de ce qui est le produit des relations de l'homme aux choses, puisque, suivant sa formule célèbre, l'homme est la mesure de toutes choses. Derrière les théories du Sophiste, Platon découvre comme leur fondement la théorie d'Héraclite. C'est par une conséquence de la théorie héraclitéenne que Protagoras soutient que tout ce qui nous apparaît est vrai ou est. Toutes choses sont qui apparaissent à tous. Chaque chose est vraie qui apparaît à chacun. C'est qu'en effet, selon la formule que lui attribue Platon, est vraie pour moi ma propre sensation. Platon dans le Théétète prétend améliorer sur certains points la thèse de Protagoras, en la rapprochant de ce qui sera plus tard le pragmatisme, et en lui faisant dire qu'une opinion n'est jamais plus vraie qu'une autre mais simplement meilleure. Un autre sophiste, Gorgias, disait que rien n'est vrai. Mais que l'on dise que tout est vrai, ou que rien n'est vrai, comme le dira aussi plus tard Nietzsche, le résultat est le même. La connaissance est détruite. Contre Protagoras, Platon montre que la science est absolument différente de la sensation, car la sensation est toujours relative. Si la théorie d'Héraclite est acceptée, la science est impossible. A cette critique générale qui s'adresse au fondement métaphysique de la sophistique, Platon en ajoute de plus particulières qui s'appuient sur les conséquences anti-scientifiques et anti-morales de pareilles théories. Si chacun, comme le dit Protagoras, est juge de toute chose, le patient sera juge des remèdes et non pas le médecin ; ainsi le relativisme empiriste des Sophistes est réfuté ; leur pragmatisme est réfuté également ; si nous disons qu'une action est utile, nous ne voulons pas signifier qu'il est utile de croire que cette action est utile ; mais qu'il est vrai que cette action est utile. Quoi que nous fassions, il y a donc une vérité au sujet de ce que nous disons ; il y a une vérité au sujet de la commodité; et si nous approfondissons cette idée, nous serons amenés à voir que la vérité est vraie en tant qu'elle fait partie d'une vérité universelle dont la source même est le Bien.

La théorie que Platon oppose aux Sophistes repose sur deux affirmations. La première est que la vérité n'est pas dans les choses, elle se trouve dans les jugements. D'autre part, quand nous disons la vérité, nous exprimons les choses qui sont de la manière dont elles sont, suivant les expressions de Platon, dans le Cratyle. Comme l'a fait observer Heidegger, nous retrouverons ces deux affirmations dans tous les grands systèmes de la théorie de la connaissance jusqu'à Kant.
Ainsi nous avons vu comment en partant des jugements moraux puis du jugement en général, Platon arrive à l'affirmation de réalités indépendantes de l'esprit. Par un troisième mouvement de pensée, - qui vient s'unir aux deux précédents, c'est-à-dire à l'affirmation du Bien et à l'affirmation du Vrai, se constitue ou plutôt se développe la théorie des Idées.
Très tôt, dans le Charmíde, Platon avait maintenu qu'il n'y a pas de connaissance s'il n'y a pas quelque chose qui est connu. La connaissance est toujours connaissance de quelque chose. Il est important de mettre en pleine lumière cette formule; car par elle Platon pose le fondement de ce qui se présentera plus tard chez les Scolastiques comme la théorie de l'intentionalité et de ce qui plus tard encore se développera dans la phénoménologie de Husserl. La théorie des Idées pourrait être considérée comme un cas particulier de l'intentionalité de la pensée et de ce qu'elle implique.

 Constituée par l'effet de l'observation des idées morales, des idées mathématiques, des œuvres des artisans et des artistes, de la pratique des médecins, la théorie des Idées est exposée d'abord dans le Ménon et dans le Phédon. Dans le Ménon (390-385, seconde vague des dialogues de Platon, Gorgias, Ménon, Apologie de Socrate, Criton, Euthydème, Lysis, Ménexène, Cratyle), Platon montre la différence entre l'opinion qui n'est pas rationnellement fondée et qui par là même est toujours fugitive et la science qui est toujours fondée sur la raison et la causalité entendue en son sens le plus profond, ou comme le dit Platon, sur le raisonnement de la cause. Dans le Ménon comme dans le Phédon, la théorie des Idées est liée au mythe de la réminiscence qui est pour Platon une façon d'exprimer le caractère a priori de la connaissance. Au-dessus du monde des faits, pour lequel la théorie du flux universel telle que la concevaient Héraclite et son disciple Cratyle, un des maîtres de Platon, est vraie, il y a un domaine de réalités permanentes dont le monde des sens n'est qu'une imparfaite imitation. Ces idées sont-elles des lois et des relations, comme l'a conçu l'école néo-kantienne de Marbourg ? Nous laisserons la question ouverte.

En tout cas, nous voyons maintenant s'édifier la théorie classique de Platon dans son ensemble. Elle est essentiellement l'affirmation d'une correspondance, peut-être d'une identité entre la hiérarchie des connaissances et la hiérarchie des réalités. Au plus bas degré, vient le devenir sensible, être évanouissant qui est tout près du non-être, auquel correspond d'après la République le domaine de la fantaisie et de la croyance, la seconde étant un reflet et la première un reflet de reflet. Mais au-dessus d'elles, vient la plus haute partie de notre connaissance, et d'abord la connaissance scientifique qui nous apporte la satisfaction de la certitude et de la démonstrabilité, de ce que Platon avait appelé dans le Ménon la stabilité ou fermeté. Néanmoins cette connaissance même reste toujours partielle et multiple, partielle parce que multiple, et partielle et multiple parce qu'elle est fondée toujours sur des hypothèses. Ainsi la science ne se présente ici que sous la forme de sciences multiples ; et il s'agira d'aller plus haut, de prendre les hypothèses non plus comme points de départ de déductions qui vont vers le particulier, mais plutôt comme points à partir desquels nous prendrons notre élan pour remonter vers l'universalité, pour unifier ainsi tous les jugements scientifiques, et finalement pour arriver à un point où nous assisterons à la disparition des hypothèses. Taylor a comparé cette dialectique ascendante telle qu'elle est instituée dans la République, au processus par lequel au dix-neuvième siècle on est passé de la géométrie euclidienne à la géométrie non euclidienne, qui comprend la première comme un cas particulier. Au-dessus même de ce niveau de la science universelle, s'ouvre à la vision de l'esprit un nouveau domaine, mais qui ne sera plus accessible à la raison. C'est seulement la Noésis (connaissance immédiate) distincte par sa parfaite unité du parcours discursif du raisonnement qui pourra ici être notre moyen de connaître ou plutôt encore de nous unir à l'objet de notre pensée qui cesse d'ailleurs, de par son unité parfaite avec le plus haut point qui est en nous-mêmes, et de par sa situation au-dessus de l'essence et de l'existence, d' être un objet, pour nous apparaître comme le principe à la fois universel et transcendant de la croissance et de la connaissance des choses.

Il faut noter que pour que nous en arrivions là, il faut que nous ayons d'abord passé par la discipline des sciences, en même temps qu'il faut avoir été purifié par la dialectique de l'amour telle que Platon l'a décrite dans le Banquet et le Phèdre (385-370, Phédon, Le Banquet, La République, Phèdre). Et les sciences elles-mêmes ne peuvent être constituées qu'à partir des sensations. - NDLR - La sensation (aisthèsis) enferme tout ce qui appartient à. la saisie de la chose, alors que l'intelligence (noeîn) doit plutôt être entendu comme acte de saisir. Aísthåsis et noèsis sont toutes deux des actes transcendants de connaissance, sont toutes deux actions de toucher l'objet. Aucun des deux n'est représentation vide ou pensée constructrice -.
Dès le Phédon, Platon avait démontré que les Idées sont suggérées par les sensations. C'est là le caractère de la connaissance humaine : les sensations évoquent dans l'esprit des réalités indépendantes des sensations. Nous trouvons là un trait important pour la définition même du rationalisme. Il n'est pas du tout négation du rôle de la sensation; mais son rôle est d'évoquer quelque chose qui est indépendant d'elle et plus haut qu'elle.
Un autre point sur lequel il convient d'insister, c'est que bien que le Bien soit la fondation de toute objectivité, il ne peut cependant être perçu ou conçu par l'esprit humain. L'affirmation de l'objectivité des Idées est d'autre part complétée et compensée par l'affirmation de l'activité de l'esprit. Dans le Théetète, Platon montre comment l'esprit est actif, tressant les idées l'une avec l'autre; dans le domaine de l'âme nous trouvons partout des réflexions, des comparaisons, des discernements. Il suffit de partir de la différence faite par le sens commun entre entendre et écouter, entre voir et regarder pour prendre conscience de l'activité de l'esprit. Ainsi rôle de la sensation d'une part, rôle de l'esprit d'autre part, viennent s'ajouter à l'affirmation de la réalité des idées. La République après le Phédon, était la conclusion d'un long effort pour exprimer la conception du Bien aussi clairement que possible. Néanmoins bien des questions restaient non résolues.

Le mouvement de pensée dont le point de départ était donc dans le Phédon et l'approfondissement dans le Parménide, s'achève en un sens dans le Sophiste où Platon déclare que ce qu'il y a de meilleur dans l'univers, c'est-à-dire, le mouvement, l'âme et la vie, ne doit pas être exclu du monde des idées. C'est à partir de cette évolution ou même peut-être de cette révolution dans la pensée de Platon que nous pouvons comprendre un dialogue comme le Philèbe. Nous avions vu la présence du mouvement dans les idées ; maintenant nous allons voir la présence d'une consistance et d'une stabilité dans le monde sensible.
Alors que dans le Phédon le monde du devenir et le monde de l'essence étaient absolument séparés, ici Platon va créer des expressions étranges et nous parler d'un devenir vers l'essence et d'essences devenues. Et, dans son dernier dialogue, le Timée, tout en paraissant maintenir, tout au moins comme un mythe pythagoricien, la théorie des Idées, Platon nous parlera de notre monde comme d'un Dieu sensible. Il ne convient jamais d'oublier que le plus grand critique du Platonisme, ce fut Platon lui-même. C'est ce qui nous permet aussi de comprendre comment se substitue à la dialectique telle qu'elle était comprise dans la République, une nouvelle dialectique, définie dans le Sophiste, le Politique, le Phèdre, le Philèbe. Elle opérera non plus par déduction, comme la dialectique descendante qui succédait dans la République à la dialectique ascendante que nous avons décrite, mais par classification en espèces. L'individu ne sera pas saisissable, mais nous devrons aller jusqu'à l'espèce la plus proche de l'individu. En même temps, la vérité est définie à partie du Sophíste, comme une correspondance entre notre pensée et la réalité.

Nous avons insisté sur ce qui dans Platon dépasse le platonisme, tel qu'il est conçu d'ordinaire. Mais dans l'histoire de la philosophie, et c'est le point sur lequel il convient d'achever l'exposé de la philosophie platonicienne, c'est le platonisme classique qui fut actif. Et d'abord c'est lui qui fut en butte aux attaques d'Aristote (384-322). Sans doute la pensée d'Aristote doit beaucoup à la pensée de Platon ; et les travaux de Werner Jaeger (1888-1961) ont bien montré la communauté de vues entre les premières œuvres d'Aristote et la pensée platonicienne. D'autre part nous voyons comment la théorie de la classification prend naissance en même temps que chez les médecins hippocratiques dans la pensée platonicienne elle-même. Il reste qu'Aristote est beaucoup plus empirique que Platon, se soucie beaucoup plus de recherches concrètes. L'esprit passif, nous pathêtikos, est affecté par toutes sortes d'influences venant du monde extérieur ; il est une sorte de matière ou de puissance sur laquelle s'impriment les formes des choses ; il exerce en même temps sur ces formes une sorte d'activité afin de les purifier. Mais au-dessus de cet esprit passif il y a pour Aristote l'esprit actif : le Nous Poietíkos ; celui-ci est identique chez tous les individus. Il n'est pas né avec nous, mais nous arrive de dehors et d'en haut, comme par la porte. Telle est la dualité de la pensée aristotélicienne ; et cette dualité sera à l'origine de bien des difficultés devant lesquelles se trouveront les philosophes pendant tout le Moyen âge. A cette première série de difficultés s'en ajoutera une autre : quel est dans un système comme celui-ci le principe de l'individualité?  La matière, la forme, l'union de la matière et de la forme? Suivant qu'ils résoudront ces problèmes dans un sens ou dans un autre, les Scolastiques iront vers une sorte de panthéisme de l'esprit actif ou vers une sorte de matérialisme empirique de l'esprit passif. Ils seront ballottés d'un extrême à l'autre. Albert le Grand, puis saint Thomas entreprendront une synthèse équilibrée des différents éléments.

Au sujet du jugement, ce sont des idées analogues à celles de Platon que nous retrouvons chez Aristote. L'erreur et la vérité, dit-il, ne sont pas dans les choses mais dans la pensée. Pour étudier le jugement, il s'adresse à son expression, au jugement tel qu'il est écrit. Il dit, et Platon l'avait déjà dit, que le jugement est un entrelacement de noms, et c'est dans cet entrelacement qu'est pour lui comme pour Platon la vérité et l'erreur. En deuxième lieu, encore comme chez Platon, dire la vérité, c'est dire ce qui est, tandis que le mensonge ou l'erreur, c'est dire ce qui n'est pas. C'est l'être qui est d'abord, et le jugement porte sur l'être. A la base de sa conception de la connaissance se trouve la même présupposition que dans le Platonisme : le semblable connaît le semblable et nous avons dit déjà quel rôle a eu cette idée dans la plupart des grandes théories rationalistes classiques. Chez Aristote, c'est ce qu'il y a en nous de formel qui dégage l'élément formel des choses.
Dans la lutte entre les écoles stoïcienne (fondée vers -301 par Zénon de Kition) et épicurienne (école philosophique fondée à Athènes par Épicure en -306), nous voyons une étape du combat entre l'empirisme et le rationalisme. Les Épicuriens, à la suite d'ailleurs de Démocrite, insistent sur les émissions qui partent des choses pour venir dans notre pensée. Les Stoïciens insistent sur les notions communes qui, antérieures à l'expérience, nous permettent de saisir l'expérience. Mais l'élément le plus nouveau dans les Stoïciens, c'est l'importance donnée à la volonté. Un jugement implique toujours une affirmation, qui est une action volontaire. Du Stoïcisme nous pourrons suivre ce rôle de la volonté chez Descartes, puis au XIXe siècle, chez des philosophes comme Renouvier et Brochard.

Distinction entre vérité intellectuelle ou absolue et vérité logique ou relative - Nous retrouvons chez saint Augustin (354-430) l'affirmation que nous avions vue pour Platon et pour Aristote : la vérité est, dit-il, ce qui est comme cela apparaît à celui qui connaît pour autant qu'il peut connaître. Ce qu'il y a de particulier dans la théorie de saint Augustin, c'est le lien qu'il établit entre la vérité et Dieu. Il peut ainsi élever la vérité dans un royaume intemporel, continuer la tradition platonicienne et néo-platonicienne, mais en rapprochant beaucoup plus qu'eux la vérité de la divinité. Dieu c'est la vérité elle-même dans sa stabilité et toutes les vérités sont unies en lui. Si même ce monde périt, la vérité subsistera ; affirmer la vérité, c'est affirmer Dieu. On retrouvera cette idée chez saint Anselme qui dira que Dieu est la vérité suprême subsistante par soi. Dieu est l'être où s'unissent l'être au sens étroit du terme, et la vérité, et c'est en Dieu que nous connaissons les vérités éternelles. Cette thèse sera reprise par Malebranche. En tout cas, la vérité n'est jamais créée par notre pensée ; elle est reçue ou elle est vue en Dieu. C'est dans saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on trouvera la plus claire expression de la théorie de la vérité du Moyen âge. Nous retrouvons d'abord en lui les deux affirmations de Platon et d'Aristote : d'une part, il n'y a vérité que par rapport à l'entendement. Saint Thomas le dit d'une façon très claire : Il n'y a dans les choses ni vérité ni fausseté, sinon dans leur rapport à l'entendement. Mais d'autre part, il n'y a vérité que s'il y a adéquation de notre entendement avec autre chose ; la vérité de l'entendement est l'adéquation de l'entendement et de la chose, pour autant que l'entendement dit être ce qui est et ne pas être ce qui n'est pas. Donc, la vérité a un fondement dans la chose. Aristote avait dit que la vérité n'est pas dans les choses, mais saint Thomas, tout en acceptant cette idée, dit que la vérité a un fondement dans la chose. Il ne va pas contre Aristote, mais il semble préciser l'idée d'Aristote.

On sait que les scolastiques ont défini la vérité comme l'adéquation rei et intellectus. Il faut évidemment entendre ici le mot res en un sens très large et qui pourra désigner tous les objets de l'intellect. D'autre part, il convient de remarquer que cette formule a deux sens différents suivant qu'on l'applique à l'homme ou à Dieu. Car en Dieu il y a une conformation de la chose à l'intellect créateur, tandis qu'en l'homme, l'intellect, ici l'intellect en tant que recevant les idées, doit se conformer à la chose. On a par conséquent insisté avec raison sur le fait que quand l'intellect humain se conforme à la chose, il se conforme à une chose qui elle-même n'est que par sa conformité avec l'intellect divin. La perception chez les scolastiques est définie comme l'acte commun du sentant et du senti. C'est dire qu'il n'y a d'aucun des deux côtés une activité à laquelle répondrait de l'autre côté une passivité. Il y a des deux côtés activité ; et le sensible est actif dans la perception autant que le sentant.
Assez tôt au Moyen âge, on avait essayé d'élargir l'idée de vérité, en disant qu'il y a d'une part la vérité de l'entendement et d'autre part, ce que saint Augustin appelle la vérité de la chose. Cette distinction est conservée en particulier par saint Thomas : "pour nous une proposition est vraie quand elle est conforme aux choses ; mais si nous prenons les choses elles-mêmes, nous pouvons dire qu'elles sont vraies pour autant qu'elles sont conformes à l'entendement divin. Par conséquent, en nous il y a vérité quand il y a rapport fidèle de nous-mêmes à la chose. Mais dans la réalité, indépendante de nous, il y a vérité quand il y a rapport fidèle de la chose à. ce que l'on pourrait appeler image de la chose, qui est en Dieu. Donc, il y a vérité des choses en tant qu'elles sont ordonnées à l'intellect divin". Saint Thomas dira que c'est là qu'est la vérité à proprement parler et en premier lieu, dans son ordonnance à l''intellect divin. De cette distinction naîtra la distinction entre la vérité intellectuelle ou absolue et la vérité logique ou relative.

C'est le développement des sciences à la Renaissance, et c'est l'action personnelle de René Descartes (1596-1650) qui mit un terme à l'influence d'Aristote et qui replaça au premier plan certains éléments stoïciens et surtout platoniciens. Ainsi avec Descartes nous retournons à la tradition fondamentale de la pensée rationaliste, qui, dans l'Antiquité, s'était terminée avec Platon. Comme Descartes l'a dit lui-même, il a choisi le mot "idée" parce qu'il était employé par les philosophes pour désigner les perceptions de l'esprit divin; quant à lui, il l'emploie pour désigner tout ce que l'esprit perçoit directement. Ainsi tandis que les néo-platoniciens et les scolastiques avaient tendu à transférer à la connaissance divine le terme que Platon avait employé pour la connaissance humaine, Descartes l'applique de nouveau, en accord avec la tradition de Platon proprement dite, à la connaissance humaine. Descartes, comme Platon ou Aristote, a dit souvent que la vérité n'est rien en dehors de notre pensée; elle a son lieu dans l'esprit.

 La vérité n'est pas un mode des choses existantes, mais essentiellement quelque chose dans notre pensée. Le "cogíto" lui-même est la preuve que Descartes va du connaître à l'être. D'autre part, Dieu est essentiellement pensée ; il est la pensée parfaite et infinie. En ce sens, ou plutôt en ces deux sens, le système de Descartes dépend de la pensée, de ma pensée comme point de départ du connaître, et de la pensée divine comme point de départ de l'être. Et nous ne pourrons pas dire cependant que c'est un idéalisme au sens où Kant a pris ce mot. De la connaissance à l'être, la conséquence est bonne, dit Descartes, mais cela ne signifie pas que la pensée crée l'être. Cela signifie simplement que la pensée voit, quand elle est claire et distincte, les choses qui sont, comme elles sont. Les idées auxquelles s'attache Descartes et auxquelles il nous demande de nous attacher, ce sont les idées claires et distinctes. Ce sont les idées qui se distinguent des autres, et c'est là ce que Descartes entend par la clarté, et ce sont les idées qui n'enferment en elles rien d'obscur, et c'est là ce qu'il entend par la distinction. Une idée peut être claire sans être distincte ; tel est le cas pour l'idée de douleur. Les idées claires et distinctes ont la qualité de l'évidence. Elles sont saisies tout d'un coup. C'est ici peut- être le lieu d'insister sur cette idée d'instantanéité de l'intuition qui joue un si grand rôle dans la philosophie de Descartes. L'importance qu'il donne à cette idée a elle-même pour origine la défiance dans laquelle Descartes tient le temps et tout développement temporel. L'intuition instantanée est le début et le but de tout le processus cartésien. C'est la théorie des natures simples telle qu'il l'exposait dans les "Règles pour la direction de l'esprít" qui est à l'origine de sa théorie de l'évidence. Il s'agit de réduire tout à ces natures simples qui ont été appelées d'une façon peut-être un peu trop statique des atomes d'évidence. Notons d'ailleurs que des relations peuvent être des natures simples aussi bien que les termes simples. Un exemple en est le "cogito ergo sum" dans lequel il y a une simultanéité entre la perception de notre pensée et la perception de notre être.

Le cogíto d'une part, les idées mathématiques d'autre part, nous offrent des exemples privilégiés d'idées claires et distinctes. Et c'est de la considération du cogíto que Descartes part pour formuler son affirmation d'après laquelle il n'y a de vrai que les idées claires et distinctes. D'autre part, les vérités mathématiques sont pour lui, comme pour Platon, et comme plus tard pour Spinoza et Leibniz des vérités qui nous offrent la certitude. Ces idées claires et distinctes ne viennent jamais de la pure et simple observation du monde extérieur, mais sont le produit de l'esprit, comme Platon l'avait montré dans le Théétète et sont innées dans l'esprit comme il l'avait montré dans le Ménon. Nous avons là une affirmation essentielle à toute forme de rationalisme. Jamais l'expérience ne pourra nous donner l'universalité et la nécessité de l'idée. Mais si Descartes appelle innées les idées, il ne veut pas dire qu'elles sont complètement présentes à l'esprit de l'homme au moment de sa naissance, mais qu'il y a en nous des prédispositions vers ces idées de la même façon, dit-il, que des maladies sont présentes dans quelques personnes, non pas complètement et actuellement, mais en vertu de prédispositions qui sont dans certaines familles. De ce que nous connaissons clairement et distinctement, nous pourrons tirer des conclusions concernant les choses qui sont. Du connaître à l'être, suivant les expressions de Descartes, la conséquence est bonne. 

Mais cela ne doit pas être entendu dans un sens subjectiviste ; bien au contraire, c'est parce que les choses sont ce qu'elles sont que nous pouvons les connaître clairement et distinctement. De là nous pourrions remonter au principe de cet accord de nos idées et des choses. Et de même que ce sont les imaginations d'un Dieu menteur et d'un malin génie qui sont au début du doute de Descartes, c'est l'affirmation d'un Dieu véridique et d'un bon génie qui clôt ce doute. Observons que s'il est bien vrai que l'idée est ce qui est présent immédiatement à l'esprit, il faut faire un détour, et se servir de la médiation de Dieu, c'est-à-dire de la réalité éminemment vraie, pour fonder la certitude, non pas sans doute dans le cas privilégié du cogíto qui est à l'origine des preuves mêmes de l'existence de Dieu, mais chaque fois qu'il s'agit de vérités qui supposent un rapport au temps passé ou au monde extérieur, c'est-à-dire de vérités de mémoire et de vérités de perception.
En un certain sens, le dogmatisme de Descartes n'est limité par rien. Toute chose qui est, est conçue par nous, mais nous avons à ajouter qu'il y a certaines choses qui, si elles sont conçues, ne sont pas comprises, c'est-à-dire, comme le dit Descartes, embrassées par notre esprit. Nous avons une idée très claire de l'infini, de Dieu, mais comment, nous, êtres finis, pourrions-nous comprendre l'infini? 

Jusqu'íci nous pouvons dire qu'il y a un accord profond entre la théorie de Descartes et la théorie de Platon. Mais nous allons pouvoir nous rendre compte que sur un, deux ou trois points, il semble y avoir entre elles, surtout si l'on s'arrête au Platon antérieur au Phílèbe et au Tímée, une grande différence. Pour Platon, dans le Phédon et la République, le monde sensible est une place d'ombres et de rêves. Au contraire pour Descartes, nous avons une idée claire et distincte de la matière qui se réduit pour lui à l'étendue. Cette différence s'explique, au moins en grande partie, par les progrès qu'avaient faits les sciences de la nature au XVIe et au début du XVIIe siècle. Peut- être pourrait-on noter une seconde différence entre les deux philosophes. L'âme, d'après Platon, contemple les idées ; tandis que les idées claires et distinctes pourraient être bien plutôt conçues comme des créations de l'âme chez Descartes. A vrai dire, dans le Théétète, Platon approchait déjà d'une telle conception. En troisième lieu Descartes coupe le lien qui d'après la plupart des Scolastiques se rattachant a saint Thomas et à saint Augustin rapproche de Dieu les vérités éternelles, les identifiant avec un de ses aspects. Il les fait dépendre d'une volonté de Dieu qui les crée absolument, car sinon "ce serait asservir Dieu au Styx et à la destinée". Naturellement ce n'est pas la une création complètement arbitraire, puisque l'intelligence et la volonté étant contemporaines en Dieu, et ne pouvant être séparées, on ne peut pas parler d'arbitraire. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a la encore une différence entre la théorie de Descartes et celle des héritiers de Platon. Nous parlions de l'effort de Descartes pour appréhender en un seul instant les termes et les relations dans lesquelles ils sont entre eux ; on pourrait dire que le philosophe qui veut comprendre le système de Descartes, doit s'efforcer de le voir comme une grande vérité instantanée, allant de la pensée de notre être, à l'unité de l'essence et de l'existence en Dieu, pour ainsi dire en un seul moment, de même que par une sorte de symbolisme la lumière dans le monde physique se transmet instantanément et qu'il ne se passe aucun temps entre le début et la fin de sa transmission.

Des différents procédés que Descartes présentait au début de sa réflexion métaphysique dans les Règles pour la direction de l'esprit, nous pouvons dire qu'ils ne se comprennent que par rapport à l'intuition. La déduction n'est qu'une intuition relâchée et détendue, nécessaire quand nous ne pouvons pas avoir l'intuition réelle ; et la tâche de l'esprit sera de la condenser et de la concentrer autant que possible en un seul moment, de telle façon qu'à la fin, l'esprit parcourant de plus en plus rapidement les différents termes, il arrive à l'instantanéité de l'intuition. Quant à l'énumération, elle est un état de détente encore plus grand que celui de la déduction ; elle constitue une opération préliminaire aux autres et auxiliaire des autres. Nous avions dit que l'intuition est le début ; mais quelquefois, afin de trouver ce début lui-même, nous avons à passer a travers l'énumération et la déduction. En tout cas nous voyons que la déduction implique la connaissance des termes qu'elle met en rapport et par la vision de natures simples, et ainsi l'intuition qui de nouveau de cette façon nous apparaît comme le début de tous les processus.

 

Nous pouvons suivre maintenant chez ses successeurs le développement de la pensée cartésienne. L'apriorisme des philosophies classiques, celui d'un Descartes, d'un Leibniz, d'un Spinoza a un fondement objectif dans la correspondance entre les résultats de nos raisonnements et certains aspects de la réalité. Il doit y avoir une raison de l'accord entre mes raisonnements et l'expérience ; il doit y avoir une certaine identité entre les catégories de la connaissance et celles de l'être ; et c'est un point que Nicolas Hartmann a mis en lumière. Deux traits caractérisent surtout la philosophie de Nicolas Malebranche (1638-1715). L'étendue dont Descartes avait fait une idée claire et distincte devient avec lui la totalité des relations rationnelles, et sous le nom d'étendue intelligible, elle est un aspect de Dieu lui-même, elle est l'entendement de Dieu. D'autre part, la pensée n'apparaît plus avec les mêmes caractères de clarté et de distinction que chez Descartes. Malebranche insiste sur les modalités obscures du sentiment. De sorte que par un renversement singulier la pensée qui était pour Descartes essentiellement lumineuse, entre dans une zone d'ombre.

La conception de l'étendue est assez analogue chez Malebranche et chez Spinoza. Chez Baruch Spinoza (1632-1677) l'étendue devient un attribut de la substance divine. Mais nous bornant ici à la théorie de la connaissance, nous avons à parler surtout de la méthode de Spinoza. Son système se présente sous une forme mathématique, à partir de définitions, de postulats et d'axiomes. Il ne fait ainsi qu'expliciter une tendance qui était inhérente au cartésianisme, puisqu'à la fin d'une de ses réponses aux objections, Descartes avait employé la même méthode dans la présentation de sa philosophie. Spinoza s'efforçait de résoudre toute vérité philosophique en une proposition à l'intérieur d'un vaste système déductif. Mais l'apparence mathématique ne nous donne peut-être pas la réalité profonde de la pensée de Spinoza. Dans l'Ethique elle-même, ainsi qu'antérieurement dans son traité sur la Purification de l'Entendement, Spinoza distingue trois modes de connaissance, la première proche de l'expérience vague et qui est la connaissance empirique ; la seconde rationnelle mais avec des termes séparés les uns des autres, la troisième unifiée et unifiante ; et si nous pouvons dire que la seconde correspond à la dianoía platonicienne et à la connaissance scientifique telle qu'elle est décrite par Platon, nous pouvons voir le troisième genre de connaissance de Spinoza comme identique avec la noesís et avec ce qu'il y a de plus haut dans la dialectique de Platon. Derrière l'apparence mathématique, nous sommes amenés à découvrir, ainsi que nous le faisions prévoir, une expérience qu'on peut appeler mystique. Néanmoins il faut toujours nous souvenir de l'effort rationnel de Spinoza. Une vraie définition pour lui, est une définition qui nous montre la genèse du défini, ce que nous appellerions une définition génétique.

C'est cette même conception de la définition que nous allons trouver chez Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). La définition d'une chose est identifiée avec le processus de génération de la chose. Les vraies définitions sont les définitions réelles par opposition aux définitions nominales, et les définitions réelles sont celles qui montrent comment la chose peut être formée. Ainsi nous pouvons définir le cercle comme la figure décrite par un point tournant autour d'un autre point appelé centre et maintenant toujours la même distance entre lui et le point autour duquel il tourne. D'autre part Leibniz continue la lutte de Descartes contre les empiristes. Descartes avait lutté contre Gassendi et Hobbes ; c'est contre Locke que Leibniz entre en lutte. La nécessité et l'universalité des idées, comme pour Platon et Descartes, montrent que les idées ne peuvent pas être constituées par l'expérience. Reprenant la formule scolastique d'après laquelle il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans les sens, il dit que nous devons ajouter : excepté l'entendement lui-même. Mais il insiste sur le fait que les idées innées ne sont pas d'abord pleinement explicites et pleinement développées dans l'esprit. Nous avons, pour ainsi dire, à les apprendre.

Sur ce point sa théorie doit être rattachée à sa conception plus générale de la puissance ; le monde entier apparaît chez lui comme chez Aristote, comme un ensemble de puissances qui vont vers la forme ; mais pour lui l'acte n'est pas là dès l'abord, sauf en Dieu. Sa conception dynamique de l'univers exige que la forme ne soit pas au début, sauf dans l'entendement divin. Aussi on comprend que pour Leibniz l'expérience sensible soit nécessaire pour l'éveil des idées innées. Mais remarquons que c'est là un trait général de toutes les philosophies rationalistes. Pour Platon et Descartes aussi, il y a un rôle de l'expérience ; mais l'expérience n'explique pas les caractères essentiels des idées. Simplement Leibniz, en vertu de sa conception générale de la puissance, peut mieux expliquer ce qui était implicite chez Platon et Descartes. Nous pouvons dire que la philosophie de Leibniz nous fournit une sorte de résumé, de magnifique résumé de toute la doctrine rationaliste, et en lui nous voyons plus clairement que chez les autres, l'optimisme rationaliste inhérent à cette forme de pensée. En même temps qu'il allait clarifier plus que tout autre la relation entre la pensée et l'expérience et insister sur cette idée a priori que Leibniz avait si bien mise en lumière, c'est précisément cet optimisme qui est au fondement de la doctrine que Kant devait attaquer.

 

Ainsi nous avons vu que les philosophes que nous avons étudiés ont conçu la relation entre le sujet et l'objet, quand le sujet voit la vérité, parfois comme une relation d'identité (Parménide, par instants Platon, Spinoza) parfois comme relation de ressemblance, parfois comme une relation de correspondance. Avant de considérer la forme de rationalisme qui va se révéler dans la philosophie de Kant, nous pouvons étudier l'autre grande espèce de dogmatisme, le dogmatisme empiriste ; et ici aussi nous trouverons les trois idées de correspondance, de ressemblance et d'unité. La définition de la vérité comme correspondance est en un sens impliquée dans l'empirisme. Mais nous pouvons observer que quand l'empiriste dit que les sensations primaires sont imprimées en nous par l'action des objets, il s'approche de l'idée de l'unité entre la sensation et son origine extérieure. La foi des empiristes dans la sensation s'explique sans doute par cette affirmation implicite d'une unité entre l'objet et la sensation qui paraît en émaner. De même qu'avant notre étude du rationalisme, nous avions étudié très brièvement les idées de Logos et de raison, nous avons à étudier ici l'idée d'expérience. Le mot grec que nous traduisons par "expérience" signifie routine et s'oppose à la connaissance rationnelle. La signification du mot changea sous l'influence de la science, au moment où les savants se mirent à faire des expérimentations et ne se satisfirent plus de simples observations (notons cependant que dès l'Antiquité des expérimentations avaient été faites par Archimède et même que certaines expérimentations biologiques sont indiquées par Aristote). Nous pouvons ainsi observer une sorte de dialectique dans les changements mêmes de la signification du terme "expérience" : ce qui d'abord était routine ensuite devint ce qui devait libérer l'homme de la routine. Au fond nous pourrions observer que dans l'usage moderne du terme "expérience" se rencontrent bien souvent unies les deux significations d'observation et d'expérimentation ; ainsi l'esprit regarde ce qui est devant lui, mais d'autre part a l'initiative pour susciter ce qu'ensuite il va regarder.

Il faut aussi prêter quelque attention à une troisième signification du mot "expérience", qui prendra une certaine importance dans les plus récentes théories. Les mystiques parlent volontiers d'expérience ; Madame Guyon (1648-1717) parle de ses expériences de la présence divine. On sait qu'au XIXe siècle William James a intitulé un de ses livres:  Les variétés de l'expérience religieuse (The Varieties of Religious Experience, 1902). Ceci nous montre que le mot peut avoir un sens plus large que celui qu'il prend chez les empiristes. Nous verrons comment chez James l'idée d'expérience sous flde ses conceptions générales a tendu à s'élargir. Jetons maintenant quelques coups d'œil sur l'histoire de l'empirisme. Dans l'antiquité nous trouvons cette théorie représentée par les atomistes, disciples de Démocrite, puis par Epicure. Chez les premiers elle a un aspect plus scientifique ; chez le second elle se présente sous une forme plus grossière. Mais l'important, c'est l'idée commune aux deux philosophes d'une explication de la perception à partir de petits corpuscules qui sont envoyés par les atomes des corps vers les atomes plus subtils et plus polis qui constituent l'esprit. Nous sommes donc en face d'un empirisme matérialiste que nous retrouvons au XVIIe siècle chez Gassendi.

On pourrait trouver une théorie équivalente chez l'autre grand adversaire empirique de Descartes, chez Hobbes ; mais chez lui, ce qui est important c'est plutôt d'une part l'aspect empiriste, d'autre part l'aspect nominaliste de la doctrine. Dans l'intervalle qui sépare les empiristes de l'antiquité d'une part, et Hobbes et Gassendi d'autre part, se placent toutes les discussions qui eurent lieu au Moyen âge, à partir des interprétations d'Aristote. On peut parler en un sens d'un empirisme des Scolastiques. Tout ce qui est dans l'entendement y vient par l'intermédiaire des sens ; mais ce qu'appréhende l'esprit, ce sont les formes des objets, au sens aristotélicien du mot. Ainsi on ne peut donc y voir un empirisme au sens ordinaire. Hobbes donne une forme extrêmement claire à la théorie aristotélicienne de la vérité et la pousse jusqu'au bout. Nous avions dit qu'Aristote s'était attaché à étudier la vérité dans les formes écrites du jugement. Thomas Hobbes (1588-1679) donne une forme extrême à la pensée d'Aristote ; c'est parce qu'Aristote s'était contenté d'étudier la vérité sous sa forme de jugement écrit que Hobbes la place dans le jugement, et aboutit à un nominalisme; comme Platon et Aristote disaient que la vérité est le fait de dire les choses comme elles sont, Hobbes dit que le sujet et le prédicat désignent une seule et même chose. Quand un jugement est vrai, le sujet contient son prédicat. Nous voyons donc ici le même élément complémentaire que nous avons déjà trouvé : la vérité est dans la pensée, mais en tant qu'elle exprime les choses comme elles sont.

Nous voyons la même union des thèmes classiques dans John Locke (1632-1704). La vérité n'appartient qu'aux propositions, mais c'est que les propositions consistent à joindre et à séparer des signes de la même façon dont les choses auxquelles correspondent ces signes sont jointes ou séparées. C'est avec Locke que l'empirisme prend sa forme originale. Il faut observer d'abord que Locke adopte la théorie cartésienne des idées représentatives et il serait intéressant de chercher les points de rapprochements entre la théorie des idées représentatives chez Descartes et chez Locke, et la théorie des formes chez Aristote et les Scolastiques. Ce qu'il y a de nouveau chez Locke, c'est son effort pour retracer une sorte de généalogie des idées humaines, et il essaye toujours de remonter jusqu'aux impressions primitives. Ces impressions primitives sont d'ailleurs de deux sortes ; il y a celles qui viennent du monde extérieur, mais il y a aussi celles qui viennent de l'esprit lui-même grâce à l'observation qu'il fait de ses propres opérations ; ainsi nous voyons que l'empirisme de Locke est loin d'être un empirisme grossier qui refuserait d'admettre qu'il y a dans l'esprit des idées qui viennent de l'esprit lui-même. En outre, Locke ne refuse nullement à l'esprit le pouvoir d'exercer son activité, et ne limite pas l'esprit à une pure réceptivité passive. En troisième lieu, dans les derniers livres de son ouvrage, il admet qu'il y a entre les idées des relations qui sont appréhendées par l'esprit indépendamment de l'expérience. Ainsi les quelques formules qui au début de l'œuvre pouvaient donner l'idée d'un empirisme simple et grossier, par exemple la formule de la table rase, ne nous donnent pas une idée adéquate de l'empirisme de Locke - qui est chose plus compliquée qu'on pourrait le penser au premier abord.

La difficulté de définir l'empirisme d'une façon tout à fait nette est encore plus  visible chez ses successeurs : Berkeley et Hume. C'est d'ailleurs une question de savoir si l'on peut classer George Berkeley (1685-1753) comme un empiriste ; et nous retrouverons la même question, en des termes assez analogues, quand il s'agira plus tard du philosophe français Maine de Biran. L'insistance de Berkeley sur l'activité de l'esprit, visible dès son Traité de la Vision, son insistance aussi, à partir de la seconde édition des Principes de la connaissance humaine, sur l'intuition par l'esprit des relations et de lui-même (c'est ce que Berkeley appelle la notion) rapproche sa philosophie d'un rationalisme. Mais il eut, jusqu'à sa dernière période exclusivement, une tendance empiriste dans son esprit ; et elle est particulièrement visible dans son Journal philosophique, où bien souvent toute idée est ramenée à la perfection et où d'autre part, toute chose est ramenée aux idées. Mais cette tendance domine les grandes œuvres de Berkeley est interrompue au moment où il rédige la "Siris" (1744) ; sous l'influence de Platon et des néo-platoniciens, il affirme la réalité d'un monde des idées supra-empiriques qu'il avait niée dans sa première période. On pourrait dire que Berkeley est passé par tous les degrés des théories classiques de la connaissance, depuis l'empirisme assez grossier de quelques parties du Commonplace book (1702) jusqu'au rationalisme et au supra-rationalisme de la Siris, où nous voyons les deux théories, le rationalisme platonicien inhérent à cette œuvre même, et l'empirisme antérieur, à l'ombre d'un mysticisme néo-platonicien (on parlera d'immatérialisme avec sa célèbre formule "esse est percipi aut percipere" (être c'est être perçu ou percevoir), nous ne pouvons connaître que les sensations et les idées des objets, non les abstractions comme la matière ou les entités générales).

David Hume (1711-1776)  est un empiriste au sens strict du mot, puisqu'il soutient que toute idée dérive d'une sensation. Néanmoins, il constitue une sorte très particulière d'empirisme, puisqu'il voit très clairement que l'expérience telle qu'elle est entendue ordinairement par cette doctrine, n'est pas suffisante pour nous faire comprendre l'origine du principe de causalité, si important pour lui, puisqu'il peut seul nous faire comprendre comment de ce qui se passe en nous, nous pouvons aller au monde extérieur. Ce principe, d'après lui, ne peut pas être expliqué par la pure observation des faits : l'idée de cause ne vient ni d'une impression intérieure, ni d'une impression extérieure; aucune impression séparée n'est suffisante pour la faire naître. D'autre part nous ne pouvons jamais déduire l'idée de l'effet de l'idée de la cause. Par ce dernier point, il réfute les philosophies rationnelles, qui voulaient à la suite de Descartes identifier la cause et la raison: mais par le premier point, il réfutait le pur empirisme. Il faut donc recourir à un troisième principe : c'est lui qui fait que sous l'effet de la pluralité des expériences se forme dans notre esprit une habitude d'où vient une tendance quand nous revoyons une cause que nous avons déjà vue, à attendre l'effet qui l'accompagne ordinairement. Cette affirmation de quelque chose qui n'est ni sensation ni principe rationnel fait prévoir déjà la solution de Kant ; mais cette activité de l'esprit, que parfois Hume formule en termes qu'on pourrait déjà dire pré-kantiens n'est malgré tout nullement une activité de l'intelligence, elle est seulement habitude et attente. Le fait même que Hume concevait le développement du principe de causalité comme graduel montre qu'il se maintient sur le plan des l'empirisme. Pour lui, il n'y a pas d'idées universelles et nécessaires comme pour le rationalisme, mais seulement des idées d'universalité et de nécessité. Nous pouvons observer que les théories de Locke et Hume présupposent la théorie cartésienne des idées représentatives qui avaient déjà présenté bien des difficultés chez Descartes et ses successeurs et qui restent une grande difficulté chez les empiristes.

On peut soutenir qu'il y a eu en un certain sens une continuelle expansion et un continue] assouplissement de la théorie empiriste. Déjà chez Hobbes était venue s'ajouter à l'idée de perception l'idée de l'association des idées ; avec Hume nous avons vu l'importance que prenait l'idée de l'habitude; dans la même direction nous voyons au XIXe siècle s'introduire l'idée d'évolution et d'hérédité, à l'aide desquelles certains empiristes prétendront pouvoir expliquer l'universalité et la nécessité que nous accordons aux principes prétendus rationnels. Ils seraient analogues à des qualités acquises qui peuvent être transférées des parents aux enfants et apparaîtraient chez ces derniers avec des caractères de généralité et de nécessité. Nous avons donc vu d'une façon générale que les empiristes sont loin de se contenter d'une conception limitée de l'expérience. Toute notre pensée n'est pas un produit du monde extérieur et il y a ce que Locke appelle des idées de la réflexion, pour Hume, il y a des phénomènes tels que ceux de l'habitude et de l'attente qui sont des relations entre phénomènes. Et pour l'un comme pour l'autre, il y a une réelle activité de l'esprit.

A la fin du XIXe siècle on peut dire qu'une nouvelle forme d'empirisme apparaît avec William James (1842-1910). Jusqu'à lui l'empirisme, Hume mis à part, était intellectualiste et atomiste. L'empiriste essayait de réduire tout événement mental à ses éléments ; et il en venait ainsi à l'affirmation d'atomes psychiques qui étaient les idées au sens empiriste du mot. La question restait de savoir si ces idées venaient du monde extérieur (et telle était la solution de Locke et Hume, compte tenu des réserves que nous avons faites), ou si elles constituaient elles-mêmes le monde extérieur comme le pensait Berkeley. En partant de là nous pourrions dire qu'on pourrait trouver une sorte de dialectique à l'œuvre à l'intérieur de l'empirisme lui-même ; ou bien il tend vers le matérialisme, sans aller jusqu'aux mêmes affirmations audacieuses, et ainsi reste embarrassé dans la théorie des idées représentatives ; ou bien il est un idéalisme. Bien souvent l'empirisme oscille d'un extrême à l'autre. Avec Hume et Berkeley, nous avons un empirisme idéaliste ; avec les matérialistes, un empirisme réaliste ; avec Locke, un empirisme qui est en partie réaliste et en partie idéaliste. La difficulté de définir l'empirisme est due à la grande variété des théories empiristes ; nous trouvons soit un empirisme vacillant qui accepte l'expérience non seulement du monde extérieur mais aussi du monde intérieur et qui admet l'activité de l'esprit et par là se rapproche souvent du rationalisme ; ou nous trouvons un empirisme extrême qui serait finalement matérialiste et qui alors cesserait d'être une théorie épistémologique et deviendrait une théorie métaphysique.

Il faudrait faire une place spéciale au XIXe siècle à Auguste Comte (1798-1857) qui formule avec force la théorie empiriste de la dépendance de tout ce qui est dans notre esprit par rapport aux conditions extérieures à notre esprit ; ainsi il formule le principe fondamental qui est au fond de la pensée empiriste sous ses formes les plus strictes ; mais dominé d'autre part par son affirmation que le matérialisme, explication du supérieur par l'inférieur, doit toujours être rejeté, il maintient sa théorie dans les bornes du positivisme. Partant de ce positivisme, Herbert Spencer (1820-1903) formule l'intelligence et la connaissance comme la correspondance entre l'interne et l'externe ou plutôt entre les relations de l'interne et de l'externe. Ces deux philosophes ont le mérite de nous faire comprendre un des principes essentiels de l'explication empiriste. C'est un mérite tout autre qu'a William James. Son importance ne consiste pas seulement en ce qu'il reconnaît une pluralité de modes d'expériences, et qu'il admet, à côté ou au-dessus de l'expérience scientifique une expérience religieuse ; mais surtout en ce qu'il oppose à l'expérience telle qu'elle était conçue par Jones Stuart Mill et par Hume, tel au moins qu'il est interprété ordinairement, une conception plus vaste d'après laquelle nous ne trouvons pas seulement dans l'expérience des éléments séparés mais aussi des relations entre les éléments. Ainsi les relations auxquelles Berkeley avait fait une place spéciale dans sa théorie de la notion et que Kant avait élevées au-dessus des phénomènes ordinaires sous le nom de formes et sous celui de catégories prennent place à l'intérieur de l'expérience elle-même. James insiste sur les sentiments de relations, sentiments de et et de mais, et bien d'autres, que les philosophes empiristes avaient négligés. C'est ainsi qu'il formule sa théorie de l'empirisme radical.

Malgré la difficulté de définir l'empirisme, nous pouvons constater certains éléments communs entre les différentes significations de ce terme. Sans doute une opposition entre une conception passive et une conception active de l'expérience subsistera toujours ; l'expérience religieuse est plutôt passive ; bien qu'il y ait des préparations et des exercices, dans le moment de cette expérience l'âme reçoit une révélation ; d'autre part l'expérience est essentiellement active. Mais ne pouvons-nous pas dire que là aussi, au dernier moment, il y a une sorte de révélation et comme la réception de la réponse que la nature nous donne? Peut- être trop souvent les empiristes se sont arrêtés devant des questions fondamentales ; trop souvent, les présentations qu'ils nous ont données de leur doctrine ont été trop faciles, et peut- être faudrait-il remonter plus haut, jusqu'à une signification métaphysique de l'empirisme dont nous trouverions des perceptions et comme des aperçus chez Schelling et chez Whitehead.

Jusqu'ici nous pouvons dire que la controverse entre l'empirisme et le rationalisme n'a pas encore trouvé sa solution. Nous restons toujours devant la même question: Qui a eu raison, Platon ou Protagoras, Descartes ou Hobbes et Gassendi, Locke ou Leibniz, Hume ou les successeurs des Platoniciens de Cambridge. Les empiristes pourront toujours indiquer un point de départ sensible qui serait susceptible d' être l'origine d'une idée abstraite ou d'un principe de la raison: le vol d'un oiseau peut nous donner l'idée de ligne droite; les ondulations de l'eau, l'idée d'une courbe, etc... Mais, répondra la rationaliste, il n'y a pas dans la nature de ligne parfaitement droite, de cercle parfait, d'égalité parfaite. Pour découvrir dans la nature les cercles; les lignes droites, les égalités, nous devons les posséder auparavant dans l'esprit ou du moins posséder la possibilité de les former. En particulier pour les principes de la raison, d'où pourraient venir leurs caractères de généralité et de nécessité, et ne doivent-ils pas venir de ce que Platon représentait, peut-être mythiquement, sous la forme de la réminiscence et que Leibniz, après les Pythagoriciens et les Néo-Platoniciens, appelait l'étincelle qui est dans l'âme humaine ? Et pourtant l'empiriste répliquera à son tour à cet argument en soutenant que ces idées d'universalité et de nécessité ne sont pas aussi simples ni aussi indiscutables qu'il le paraît. L'universalité de quelques-uns des principes mathématiques a été discutée par les géomètres qui se sont occupés des espaces non-euclidiens; l'universalité du principe de contradiction a été mise en doute à l'aide des études de sociologues. Le rationaliste répondra que la chose importante est moins l'universalité que la nécessité. A quoi l'empiriste répliquera que l'idée de nécessité est une idée complexe, négative, et rétrospective. Ainsi la controverse continue et continuera sans doute, sans fin.

Nous pourrions faire la même observation au sujet de l'autre grand thème de la controverse entre rationalistes et empiristes, l'activité de l'esprit dans la perception. De Platon à Descartes et à Hegel, cette activité constitue un des plus importants arguments des rationalistes. Ils insistent sur l'élément de, réflexion, de médiation présent dans la perception, mais ici de nouveau les empiristes peuvent répondre que ces réflexions sont elles-mêmes le résultat d'observations. A ce moment la controverse entre empirisme et rationalisme se fond dans la controverse plus large entre les partisans du médiat et les partisans de l'immédiat. Notre question reste donc encore non résolue. On pourrait cependant tenter quelques réponses dont la première serait que nous avons ici deux formes de pensées dont l'une est valable dans un domaine et l'autre dans un autre. Nous dirions par exemple que Descartes, Spinoza, Leibniz ont raison en ce qui concerne la connaissance mathématique, Locke (dans ses  conceptions empiristes) et Hume en ce qui concerne la connaissance empirique. Il y a sans doute quelque chose de juste dans cette réponse qui délimite les domaines de validité de chacune des deux doctrines. Mais cela ne peut pourtant constituer qu'un premier pas vers la véritable solution. Nous pouvons dire de même pour une seconde forme de réponse qui consisterait dans l'affirmation que le rationalisme est vrai du point de vue épistémologique, l'empirisme du point de vue psychologique. Cette réponse aussi est partiellement exacte, mais n'est pas suffisante.

 

Pour aller plus loin, il conviendrait sans doute de critiquer certaines des présuppositions et de l'empirisme et du rationalisme. Pour l'empirisme, il conviendrait de mettre en question l'atomisme qui lui a été souvent lié, jusqu'à William James. Pour le rationalisme sous sa forme classique, on pourrait élever des doutes au sujet du privilège de l'immuable et de l'identique qui lui paraît essentiel depuis Parménide et Platon, au sujet de la place prépondérante faite aux mathématiques chez Descartes, Spinoza et Leibniz comme chez Platon, a la considération de l'essence, en partie, empruntée à l'observation de la fabrication des œuvres d'art, au sujet du rôle attribué au langage dont Hegel, plus tard, affirmera l'identité avec la pensée, comme elle était affirmée au début chez les premiers philosophes grecs. Le doute pourrait s'étendre aussi au principe suivant lequel le semblable connaît le semblable, principe que nous trouvons dans toutes les grandes philosophies rationnelles jusqu'à Kant. Enfin l'identité du connaître et de l'être et la doctrine des degrés des réalités qui lui est liée pourraient être également discutées. Les difficultés devant lesquelles se sont trouvés Platon, Aristote, Leibniz pourraient également servir d'argument; et l'on rappellerait finalement les critiques les plus profondes adressées aux Amis des Idées, celles qui furent formulées par Platon lui-même.

Afin d'aller au-delà des termes du problème, tel qu'il est posé ordinairement à. la fois par les rationalistes et les empiristes, nous pouvons noter d'abord une sorte d'accord dans leurs présuppositions entre les deux doctrines. Locke et Hume sont d'accord avec les cartésiens pour accepter le critère des idées claires et distinctes, bien qu'il y ait quelques divergences entre eux au sujet de ce qu'ils entendent par les idées de clarté et de distinction. De même, l'idée très générale d'après laquelle le semblable connaît le semblable pourrait être découverte dans l'empirisme aussi bien que dans le rationalisme. Outre ces deux idées communes, nous pourrions sans doute en trouver une troisième que nous appellerions volontiers la négation de la faculté de transcendance dans l'homme. Les empiristes, pensant que toute idée vient de la sensation, affirment qu'il n'y a rien dans l'esprit qui puisse avoir un caractère différent de celui de la sensation, et que par conséquent chacune de nos idées reste relative et provisoire. Les rationalistes, d'autre part, se fondant sur la nécessité et sur l'universalité des idées rationnelles, soutiennent qu'elles ne peuvent être dérivées de l'expérience. Ainsi, l'empirisme enferme en lui une sorte d'historisme qui nie que quoi que ce soit puisse aller au delà de ce qui l'a produit, et le rationalisme enferme une sorte de conception statique qui nie le pouvoir dynamique de ce qu'il appelle l'esprit. Ne se pourrait-il pas que l'esprit humain fût constitué de telle façon qu'à partir d'expériences particulières il puisse édifier ces grandes constructions que sont les idées et les principes de la raison ? Ceci pourrait être exprimé dans le langage dont use le philosophe anglais Alexander si nous disons que les idées ou les principes sont des constellations de qualités, le produit d'une émergence plutôt que d'une évolution, semblables à cette mélodie dont parle le poète Browning, cité par Alexander, et qui, produites par des notes, ne se réduit pas à elles, mais constitue au-dessus d'elles comme une étoile. En d'autres termes, la question de l'origine de la connaissance doit être séparée de la question de sa nature, puisque la nature de la connaissance est dans une certaine part indépendante de son origine.

Une de caractéristiques de l'empirisme, c'est la façon "historique" dont il approche le problème de la connaissance. Or, nous pouvons mettre en doute la valeur des considérations historiques, du moins dans ce domaine. Car nous ne sommes pas ici intéressés avant tout par la croissance et le développement de la connaissance, mais plutôt par sa nature. Quels que soient sa croissance et son développement, elle possède certaines caractéristiques, et ce sont elles que nous avons d'abord à considérer. C'est un des mérites de la phénoménologie d'avoir essayé de décrire les caractéristiques des principes de la raison. La phénoménologie se propose de prendre les principes rationnels sous l'apparence sous laquelle ils nous sont connus, pour prendre une expression de James que, sur ce point, on pourrait comparer aux phénoménologues. A coup sûr, l'empirisme nous dira qu'il est toujours capable d'expliquer historiquement ces caractères. Mais la question est de savoir si l'histoire est réellement explicative et si, comme nous le suggérions, le produit de l'histoire ne transcende pas l'histoire. Ainsi l'empirisme radical de James et la phénoménologie de Husserl prépareraient la voie à un rationalisme qui ne s'hypostasierait pas lui-même. Ce serait une erreur d'hypostasier (NDLR: considérer abusivement ce qui semble pure abstraction comme une réalité) cette transcendance de l'esprit en l'appelant forme ou idée, comme le font les rationalistes ; mais elle n'en existe pas moins. Une seconde observation que nous pourrions faire, c'est que ce serait une erreur de concevoir l'esprit comme complètement indifférent à ses contenus ; or, c'est bien souvent un esprit vide de contenu que les empiristes, par exemple Locke au début de son ouvrage, ont mis à l'origine de leur histoire. D'autre part, les rationalistes isolent sans doute par trop les formes et les séparent trop de l'expérience. Ainsi, absence d'une vue activement transcendante de l'esprit, isolement de la forme et de la matière, tels seraient les défauts des deux doctrines sous l'aspect sous lequel nous les avons vues jusqu'ici.

 

Nous nous sommes arrêtés jusqu'ici dans notre histoire des théories de la connaissance a celles qui sont venues avant Kant, avec la seule exception de Comte et de Spencer. Venons-en maintenant à la théorie kantienne qui présente une forme nouvelle du rationalisme. Il serait incorrect de dire que la théorie de Kant est située entre l'empirisme et le rationalisme. Elle est incontestablement une forme de rationalisme, bien qu'elle dépasse à la fois le rationalisme classique et la théorie empiriste. Elle constitue, nous venons de le dire, une nouvelle forme de rationalisme ; et sans doute, a-t-on pu trouver dans Platon, dans Descartes, dans Leibniz (comme d'autre part, chez les empiristes, dans Hume) des éléments pré-kantiens ; et sans doute aussi toute une école, celle de Marbourg, a interprété ces trois philosophes à la lumière de Kant. Mais ceci nous montre précisément que Kant a formulé le problème d'une façon nouvelle. Il a appelé son idéalisme "idéalisme transcendantal", signifiant par là qu'il se rapporte à la question de la possibilité de la connaissance. Comment la connaissance mathématique et physique est-elle possible? Tel est le problème de Kant que nous aurons à préciser dans la suite. Le problème se pose pour Emmanuel Kant (1724-1804) surtout par le fait qu'il n'y a pas d'après lui cet accord entre le monde et nous qui était présupposé par les doctrines rationalistes antérieures.

Pour les rationalistes classiques, pour Platon, pour Descartes, pour Leibniz, nos idées vraies sont vraies parce qu'elles reproduisent une réalité intelligible et parce qu'elles sont elles-mêmes réalité intelligible. Kant ne pense pas que ce qui est en nous soit la reproduction des choses telles qu'elles sont en soi. Il remplaça l'idée de reproduction et l'idée de similarité par l'affirmation que la vérité est formée et comme créée par nous. Pour Kant, il n'y a pas de royaume indépendant de réalités objectives qui puisse être saisi par la connaissance humaine, comme c'était le cas chez Platon et chez Descartes. D'après lui, nous ne pouvons pas voir le monde des choses en soi, puisque connaître une chose, c'est la placer sous nos formes et nos catégories et, par conséquent, la transformer. Ainsi, le monde intelligible qui était pour Platon ce que nous connaissons le mieux est pour Kant un monde inconnu, du moins du point de vue de la raison théorique. Et le monde que nous connaissons réellement est encore, contrairement à la théorie de Platon, le monde de notre expérience, mais non plus conçu comme quelque chose d'absolument mouvant et en devenir comme chez Platon, mais comme un monde lié par les lois de la causalité et de la substance, c'est-à-dire de la connexion temporelle dans le temps et de la permanence. Mais, ceci est un des traits les plus caractéristiques de la philosophie de Kant, quand nous disons que nous connaissons ce monde, nous ne signifions pas que nous le recevons de nos sensations comme le disent les empiristes, et nous ne le faisons pas dériver purement et simplement d'idées innées, comme bien souvent les rationalistes le pensent, mais nous le constituons nous-mêmes. L'expérience loin d'expliquer l'esprit, est constituée par lui ; tel est cet idéalisme transcendantal qui s'accompagne naturellement pour Kant d'un réalisme empirique, c'est-à-dire que puisque nous avons ordonné les phénomènes, il y a un accord entre eux et notre esprit qui en les ordonnant leur a imposé son ordre. Les phénomènes sont réellement régis, empiriquement régis par les principes de causalité et de substance, parce que, transcendantalement et idéalement, notre esprit les leur a imposés. La vérité ne consiste pas à dire les choses comme elles sont, mais plutôt à constituer les phénomènes tels qu'ils nous apparaîtront. La vérité est accord avec les règles de la pensée.

Kant a été d'abord un disciple de Leibniz et de Wolf, et ce que nous pourrions appeler un rationaliste du type classique. Leibniz et ses disciples pensaient que la raison comprend le monde parce que le monde est l'expression de la raison universelle, c'est-à-dire de Dieu. Pour Leibniz, le principe de causalité est un aspect particulier du principe de raison suffisante ; rien n'arrive dont nous ne puissions donner la raison. Il aboutit ainsi à un optimisme rationnel et moral: Dieu a créé le meilleur des mondes possibles. Au milieu du XVIIIe siècle, sous l'influence en particulier du tremblement de terre de Lisbonne une réaction se fit sentir contre cet empirisme rationaliste et trouva son expression dans certaines œuvres de Voltaire. Il y a du mal dans l'univers. Notre monde n'est pas le meilleur des mondes possibles. La même objection qui se faisait jour dans l'esprit de Voltaire, se présenta dans l'esprit de Kant, et avec une nuance morale particulière. Les conceptions morales de Kant recevaient une teinte assez sombre et tendue par le fait de ses idées religieuses et de son éducation au sein de la secte protestante piétiste qui insistait sur le péché originel. Nous sommes des créatures déchues ; il y a quelque chose de positivement mauvais dans l'univers, ce que saint Paul avait appelé la loi du péché. Le mal n'est pas seulement le résultat de notre ignorance, n'est pas seulement absence de connaissance, comme pour Socrate suivant lequel la vertu est connaissance ; il y a une sorte de vice dans la volonté humaine elle-même. Mais ceci n'était pas la seule raison qui motive la mise en question par Kant de l'optimisme et du rationalisme leibniziens. Non seulement du point de vue de l'éthique, mais aussi de celui de la connaissance et de l'être, nous voyons partout non l'harmonie mais l'opposition et la lutte, et la réalité du négatif : quantités négatives en mathématiques, lutte des forces en mécanique ; nous ne trouvons pas partout de simples différences de degrés, comme dans le système de Leibniz ; il y a partout des oppositions réelles, ultimes. Ainsi, suivant Kant les faits mêmes de l'éthique, des mathématiques et de la physique détruisaient l'optimisme rationnel. 

C'est sur ce terrain ainsi préparé que vint s'exercer l'influence de Hume qui, suivant l'expression célèbre de Kant lui-même, le réveilla de son sommeil dogmatique. Leibniz avait pensé avoir réfuté l'empirisme de Locke en montrant l'universalité et la nécessité des principes de la raison qu'il classait parmi les idées innées, tout comme les idées d' âme et de Dieu. Mais Hume avait montré que l'universalité et la nécessité des principes ne sont pas une nécessité et une universalité réelles, mais seulement des idées d'universalité et de nécessité. Nous avons déjà vu, d'autre part, comment la solution de Hume, tout en restant empiriste, préparait la solution kantienne. Kant devint de plus en plus conscient de l'abîme qui sépare les concepts et la réalité. Contrairement a la thèse cartésienne suivant laquelle du connaître à l'être, la conséquence est bonne, Kant pense que des idées claires et distinctes nous ne pouvons tirer aucune conclusion au sujet de la réalité. La clarté et la distinction de nos idées prouvent qu'elles sont claires et distinctes mais non pas qu'il y ait quelque chose dans la réalité qui leur corresponde. Ce point prendra une signification particulière dans la critique que Kant fit de la démonstration de l'existence de Dieu à partir de son essence telle que Descartes l'avait faite (et telle qu'elle avait été acceptée, et dans un détail complétée par Leibniz) ; du fait que l'idée de Dieu est celle d'un être parfait et que l'idée de perfection implique l'idée (l'existence), nous ne pouvons rien conclure au sujet de l'existence de Dieu. 

Il n'y a qu'une façon pour Kant d'expliquer la concordance de l'esprit et des faits extérieurs, c'est de dire que les seconds sont constitués par le premier. Kant oppose sa solution aussi bien à celle de rationalistes comme Leibniz qu'à celle d'empiristes comme Locke ; il va même jusqu'à penser que les deux solutions rationaliste et empiriste sont très proches l'une de l'autre ; pour un rationaliste classique, il s'agit d'observer le monde intellectuel d'une façon analogue à celle dont les empiristes observent le monde sensible. Il y a une sorte d'empirisme rationaliste qui amène à mettre au second plan l'activité de l'esprit pour faire place à une sorte de constatation rationnelle. Par là même, l'idée réelle de nécessité cesse d'avoir une place dans de tels systèmes. Si nous avions une intuition intellectuelle, telle qu'elle est affirmée par des rationalistes comme Platon, Descartes et Leibniz, nous ne pourrions pas imposer les formes de notre esprit aux phénomènes et serions ainsi privés d'une réelle connaissance. On voit que la révolution copernicienne conçue par Kant est liée très étroitement à sa négation de l'intuition intellectuelle. Tout son système dépend de cette négation, autrement dit de l'affirmation de la finitude de l'homme. C'est parce que l'homme est un être fini, qu'il ne peut connaître la réalité qu'au travers de séparations, comme celles de l'objet et du sujet, de la forme et de la matière. Les phénomènes tels qu'ils nous sont donnés et dans le sens commun et dans la science, sont constitués par une forme et une matière. Quand nous parlons de phénomènes. nous parlons de ce qui nous apparaît ; et d'après Kant, l'idée même qu'il y a une apparition, le mot même d'apparence et de phénomène suppose qu'il y a quelque chose qui apparaît ; et ce quelque chose qu'il est nécessaire de poser pour expliquer l'apparition, c'est le noumène. Les termes phénomène et noumène sont empruntés par Kant au vocabulaire platonicien. Pour Platon, les noumènes constituent le monde intelligible, et les phénomènes le monde sensible. Il en est de même pour Kant ; mais par une sorte de paradoxe, ce que nous pouvons comprendre d'après lui, c'est le monde sensible quand nous lui appliquons les formes de notre pensée. On pourrait dire que pour Kant l'œíl de notre esprit est fermé à ce qui lui est ouvert chez Platon, et ouvert à ce qui chez Platon lui est fermé. 

L'expérience est le produit de I'action des formes de notre esprit sur la matière sensible. Mais pour combler l'intervalle entre l'abstraction des catégories d'une part, et la matière sensible d'autre part, et même les formes d'intuition, Kant introduisit, dans un des chapitres les plus profonds de la Critique ce qu'il appelle les schèmes de l'entendement, produits d'un art de l'imagination, d'une activité inconsciente cachée dans les profondeurs de l'âme humaine. Déjà en parlant des catégories de la modalité, nous avions aperçu le rôle qu'y joue le temps. Dans le schématisme, les catégories sont figurées sous leur aspect temporel. Pour former un exemple qui peut illustrer la pensée de Kant, nous dirions que l'idée de la conservation de l'énergie est un schème de l'idée de substance. On voit que sans intuition les concepts ou catégories seraient vides et que sans les catégories les intuitions seraient stériles. La connaissance est toujours le résultat de la coopération des concepts et de l'intuition, coopération qui prend place dans un terrain situé entre les noumènes et la multiplicité informe du sensible.

La théorie de Kant permet de comprendre comment, bien que notre connaissance commence avec l'expérience elle n'a pas son origine en elle. Nous voyons aussi l'importance de la place donnée aux idées de relation, de fonction, de règle et de loi, dans la philosophie de Kant. La nature est un système de lois. Et ce système est organisé par la raison humaine. Ici l'homme, bien que nous ayons vu qu'il est essentiellement une créature finie, prend la place de Dieu. Sans doute c'est Dieu qui règne dans ce monde intelligible qui du point de vue de la raison théorique nous est fermé. Mais dans cet univers limité où nous sommes, c'est l'homme qui est roi, ou plutôt qui est le citoyen dont la raison constitue le monde des faits. Nous pouvons voir les conséquences d'une telle théorie pour la constitution de la métaphysique. Puisque les formes et les catégories sont imposées par nous à la nature, elles ne peuvent pas être appliquées légitimement aux noumènes. En fait, c'était d'ailleurs la réflexion de Kant sur les antinomies qui avait motivé l'élaboration de tout son système. A partir du moment où il eut l'idée que l'espace et le temps ne sont que des formes, les problèmes qui concernaient l'infinité ou la finitude d'un monde situé en dehors de nous dans l'espace et le temps, devenaient des pseudo-problèmes. L'idée de monde ne répondait plus à une réalité donnée en dehors de nous. Elle devenait une idée au sens kantien du mot, c'est-à-dire un idéal de totalité vers lequel nous devons nous efforcer sans pouvoir jamais l'atteindre. L' âme et Dieu eux aussi devenaient des idées ; nous ne pouvions pas, du point de vue de la raison théorique, affirmer leur réalité ; et il était réservé à la raison pratique, à la voix du devoir de nous amener aux postulats nécessaires à la constitution de la loi morale : la liberté, l'âme et Dieu....

 

La fin du XIXe siècle est un moment où les philosophes manifestent leur volonté de légitimer la connaissance, de nier l'idée d'un inconnaissable, telle que Herbert Spencer (1820-1903) l'avait formulée ou d'une chose en soi telle que l'avait formulée Kant. Cela se voit particulièrement chez Schiller dans "Les Enigmes du Sphinx". Il y soutient que rien ne doit rester et ne reste inconnu à la connaissance humaine, pourvu qu'elle ait assez d'audace.

Nous pouvons trouver cette négation de l'agnosticisme chez Henri Bergson (1859-1941). Pour lui, nous sommes en contact avec l'absolu, et même plus qu'en contact avec lui ; en nous-mêmes nous atteignons l'absolu, et la théorie de la perception pure dans "Matière et Mémoire" nous fait voir que nous participons à la nature, que nous sommes placés dans la nature et que nous percevons les choses non pas en nous-mêmes à proprement parler, mais en elles. De même que la connaissance instinctive des animaux est une sorte de sympathie qui fait qu'un être sent de l'intérieur un autre être, soit par sympathie, soit même par antipathie, quand l'un d'eux sent en quel point il faut blesser l'autre pour le tuer, de même la perception nous met dans les choses. Cette affirmation du caractère absolu de la connaissance, que ce soit la connaissance de nous-mêmes, la perception pure ou l'instinct, s'aperçoit aussi dans ce que Bergson dit de la science. En effet, il est loin d'être ce négateur de la science que l'on a souvent décrit ; la science pour lui nous donne une connaissance absolue de la matière ; car la matière se fait elle-même par un mouvement analogue à celui par lequel la science se fait. Une même analyse, une même décomposition explique la formation de la science et la formation de la matière. Toutes deux sont analyse et décomposition. La science ne fait que poursuivre le mouvement par lequel se forme la matière. Aussi pouvons-nous dire que nous touchons cet absolu qui est l'esprit par l'intuition, et que par la science, nous touchons cet absolu qui est la matière. Ainsi, le monde entier, d'après Bergson, est ouvert à la connaissance, mais a des formes très diverses de la connaissance : la matière à la physique, les choses à la perception pure, les êtres vivants à l'instinct, et nous-mêmes à l'intuition. Ce que nous venons de dire de la science et de la manière dont d'après Bergson elle sépare les formes, nous montre une croyance analogue à celle que nous avons vue à l'origine des théories de la connaissance, à savoir que le semblable connaît le semblable. L'empirisme radical de James et la théorie des images de Bergson ont, nous l'avons dit, certains points communs ; tous deux insistent sur l'unité de ce qui est dans l'esprit et de ce qui est dans les choses. Et même, ces expressions : dans l'esprit et dans les choses, sont inexactes : le mot dans n'a pas ici de sens. Il y a simplement deux séries de phénomènes dans lesquelles nos représentations s'intercalent. Quand elles s'intercalent dans la série de phénomènes qui sont choses, elles sont choses, et quand elles s'intercalent dans la série des phénomènes qui sont esprit, elles sont perception. Si je perçois un objet, je ne suis pas ici, et l'objet là ; je suis en quelque sorte dans l'objet. La perception d'un point se fait par moi, mais se fait dans le point. On voit qu'une telle façon de se représenter les faits demande une sorte de révision de la conception cartésienne de l'espace.

Chez James, cette même affirmation prend la forme de ce qu'il appelle une théorie moniste de l'expérience : ce qui est représenté et ce qui est sont une seule et même chose. Nous dépassons ici l'ldée de connaissance du semblable par le semblable ; c'est l'idée d'unité ou d'identité que nous avions vue sous son aspect rationaliste chez Parménide qui reparaît ici à un niveau empiriste. Le néo-réalisme a été développé particulièrement par certains disciples du philosophe anglais Bertrand Russell (1872-1970). Il y a une affirmation réaliste qui est inhérente au pragmatisme ; James a dit que la théorie pragmatiste ne serait pas compréhensible s'il n'y avait pas d'obstacle à l'action humaine.

Mais le néo-réalisme, bien que, comme nous l'avons dit, développé par plusieurs élèves de James, est aussi une réaction contre le pragmatisme, en particulier contre son élément romantique, parfois religieux. Et même l'aspect utilitaire sera mis au second plan dans le néo-réalisme : la vérité se voit par les conséquences, mais s'explique par l'identité avec la réalité. Le néo-réalisme sous l'influence à la fois de James et de Russell mais surtout de Russell lie le problème de la connaissance avec le problème des relations. En effet, Russell avait montré que toute théorie idéaliste implique l'affirmation que quand une chose est connue elle devient différente de ce qu'elle était avant d'être connue. Cela est très visible particulièrement chez Kant : connaître une chose, c'est la placer dans des relations qui la rendent complètement différente de ce qu'elle était auparavant puisqu'elle est placée dans les cadres de l'espace et du temps, de la causalité, de la substance, etc... Et cette affirmation, sous une autre forme, était également visible chez Leibniz.

Or, d'après Russell et les néo-réalistes, c'est donner une vue complètement fausse de la connaissance que d'affirmer que la connaissance change l'objet de la connaissance ; dans ce cas elle ne pourrait pas être dite connaissance de l'objet. Si on veut admettre qu'il y a connaissance vraie, il faut admettre qu'il y a des relations qui ne changent pas les objets, du fait que ces objets entrent dans ces relations. Il faut admettre que les relations ne changent pas les termes entre lesquels elles ont lieu. Bien plus, le livre qu'a écrit Russell sur la philosophie de Leibniz est, avant tout, fait pour montrer qu'une philosophie qui s'appuie sur l'idée qu'un terme change d'après la relation où il entre, ou qu'il est constitué par cette relation, amène a un monisme complet ; d'après Russell, si Leibniz avait été logique, il aurait dû se rattacher à la philosophie de Spinoza. Le monadisme est une théorie inconséquente. Dès qu'on admet que les termes se constituent par les relations, on est amené à dire qu'il n'y a qu'une chose unique qui est l'ensemble de l'univers, et on est amené au monisme. Sans doute, la question de savoir si dans la connaissance nous transformons le terme que nous connaissons est une question très difficile, sinon impossible à résoudre; car, comme le disent les néo-réalistes, le cas de la connaissance est unique, et ne peut être comparé au cas d'aucune autre relation.

Ce que nous pouvons dire en tout cas d'après eux, c'est qu'il n'y a aucune raison de croire que la connaissance transforme son objet. Nous pouvons aller plus loin, si nous tenons compte de la façon dont la connaissance se présente à notre pensée: si elle transformait son objet, elle ne serait pas connaissance de l'objet; si nous voulons décrire la connaissance sans la détruire, nous devons dire qu'elle est du genre des relations qui ne changent pas leurs objets. Nous devons refuser la conception d'une connaissance transformante...

L'affirmation qu' "il y a des essences qui existent ou plutôt qui subsistent, qu'il y a des royaumes d'essences conçus parfois à la manière de Platon. C'est une thèse que nous retrouverons dans un certain nombre de théories contemporaines de la connaissance : dans le réalisme critique, dans la phénoménologie comme dans le néo-réalisme (NDLR: Le néoréalisme est le second mouvement philosophique proprement américain après le pragmatisme dont il est l'héritier, Samuel Alexander (1859-1938) en est l'une des principales figures). Chez Russell et chez G. E.Moore, chez les réalistes critiques Strong et Santayana, chez Whitehead, chez Husserl on peut retrouver cette moderne affirmation des essences. On peut parler d'une renaissance du platonisme. Mais dans les diverses formes du réalisme que nous avons étudiées il reste une difficulté, et elle paraît insurmontable. Si cette théorie est vraie, on peut bien comprendre la nature de la vérité, mais on ne peut plus comprendre très bien comment il peut y avoir des erreurs. Si les idées et les choses sont une seule et même réalité, d'où viennent les illusions?  Aussi en face du néo-réalisme et presque en même temps se développe en Amérique le réalisme critique qui sur un certain nombre -de points prend des positions opposées à celles du néo-réalisme. Le réalisme critique est né presque en même temps que le néo-réalisme ; mais il est une réaction contre lui. Il est essentiellement fondé sur un ensemble d'objections qu'on peut faire au néo-réalisme et dont la principale est celle-ci : si la thèse des néo-réalistes est vraie, comment expliquer la possibilité de l'erreur ? Ne faut-il pas, pour l'expliquer, rétablir l'idée d'un sujet et l'idée d'un objet ? Il s'oppose au monisme épistémologique. C'est un dualisme épistémologique, séparant les choses et les pensées. C'est un retour à la philosophie classique. Il y a de plus dans ce réalisme critique une théorie des essences et pour lui l'acte de perception sera un acte par lequel le sujet choisit, cueille un certain nombre d'essences pour qualifier l'objet.
Il y aura donc le sujet, l'objet et les essences. On voit facilement la difficulté de cette théorie: si le néo-réalisme était incapable d'expliquer l'erreur, elle est à peu près incapable d'expliquer la vérité. Car comment le sujet pourra-t-il trouver parmi les essences celles qui s'appliqueront au réel ? Le réalisme critique vaut plutôt comme objection au néo-réalisme qu'il ne vaut en lui-même....

Husserl et les phénoménologues dont nous allons parler maintenant, insistent sur le fait qu'il y a un caractère de la connaissance qui est l'intentionnalité et qui fait que notre idée est dirigée sur quelque chose d'autre qu'elle-même. Nous voyons là encore la dualité du réalisme.

Sans doute, Husserl ne peut pas être qualifié de réaliste ; néanmoins, la position qu'il prend ici pourrait être qualifiée de position réaliste. Nous retrouvons le même conflit que nous avons noté : affirmation de l'identité de l'idée et du réel, affirmation que l'idée est quelque chose qui se rapporte à quelque chose de différent d'elle. Les deux affirmations semblent aussi caractéristiques l'une que l'autre du réalisme…

La phénoménologie s'est présentée d'abord comme une réaction contre les tendances qui réduisent tout ce qui est en nous au psychologique. La vérité ne peut pas être réduite à un pur événement psychologique. Husserl nous montre que l'esprit humain saisit des essences. Sans doute n'entend-il pas ce mot essence au sens où l'entendaient les platoniciens ; ce sont néanmoins pour lui comme pour eux des qualités en face desquelles notre pensée se trouve, on plutôt encore, qu'elle perçoit immédiatement. Les événements psychologiques, qui pour Husserl sont dans une sorte de fluidité assez analogue à celle que conçoit Bergson, sont considérés par lui comme en rapport avec ces essences.
La tâche de la phénoménologie, ce sera de saisir ces objets de l'esprit par une connaissance intuitive, c'est-à-dire avant tout immédiate. Il y aura des sciences éidétiques comme la géométrie pure ou l'arithmétique pure qui sont des saisies d'essences. La phénoménologie sera une science éidétique, et même à un plus haut titre que toutes les autres. Elle s'efforcera de saisir l'essence des actes par lesquels nous saisissons les essences. Il s'agira pour elle de se limiter à ce qui peut être trouvé dans la conscience, de laisser de côté tout ce qui sera considération psychologique ou historique, d'être étude descriptive des contenus immanents de la conscience. Ici de nouveau nous voyons une différence entre la conception des essences chez Husserl et celle que l'on attribue ordinairement à Platon ; car pour Husserl, il y a des essences des qualités sensibles, il y a des essences des sentiments ; les essences ne sont pas finalement séparées de notre vie. De cette affirmation des essences il remonte à l'affirmation d'un Je transcendantal, conçu, semble-t-il, à la façon de Descartes et de Kant. Il semble en effet que les tendances idéalistes aient été très fortes et parfois les plus fortes, dans la pensée de Husserl. Un certain nombre de phénoménologues soutiendraient même que dans ses dernières réflexions Husserl a délaissé les cadres de la phénoménologie pour rentrer dans la tradition de Kant et de la philosophie classique.

Mais d'autre part un des traits les plus caractéristiques et les plus précieux de la théorie de Husserl ne peut pas se ramener au kantisme et à la philosophie classique ; c'est son affirmation que tout jugement se superpose à une connaissance antérieure au jugement et à la réflexion. Il y a du pré-prédicatif et le jugement ne fait que formuler les choses qui sont antérieures à lui. Husserl veut, comme les empiristes, mais d'une façon plus profonde que la leur, chercher, étant donnée une idée, son antécédent dans une expérience originaire par laquelle nous sommes en contact avec le réel. Il s'agit pour Husserl de s'élever au-dessus de l'attitude naturelle, caractérisée par ce qu'il appelle trois naïvetés, étroitement unies l'une à l'autre : la croyance à l'existence d'un monde en soi, et par là la négligence de la faculté d'attention qui est dans l'homme, et par laquelle il se fait que l'homme ne vit que dans ce que Husserl appelle le fondé, c'est-à-dire ce qui est dérivé de quelque chose de plus originaire. Au fond cette triple naïveté se résout en une seule, qui est l'affirmation d'un monde en soi. La réduction consistera à ramener l'en-soi au pour-moi, c'est-à-dire montrer que tout ce que nous voyons est signifiant, parce que Intégré à un monde de significations qui vient de notre intentionnalité. La réduction transcendantale consistera à montrer dans ce qui est fondé le résultat de l'activité signifiante de l'ego transcendantal.

(Nous voyons ainsi)
....les multiples éléments qui se rencontrent dans la phénoménologie : effort analogue à celui de Platon et de Descartes, et aussi de Berkeley et de Hume, pour saisir les contenus de l'esprit tels qu'ils sont donnés en eux-mêmes, tentative analogue à celle de Kant pour chercher une activité sans fondement autre qu'elle-même qui soit la source de tous nos principes, enfin effort d'observation de l'expérience elle-même, telle qu'elle se présente à nous. Rien d'étonnant à ce qu'il y ait des conflits entre ces différentes tendances. Un de ces conflits apparaît quand nous voyons Husserl qui insiste si fortement sur le fait que nous sommes dans le monde, nous demander de mettre entre parenthèses cette relation même au monde. Il n'en est pas moins vrai que la richesse des analyses phénoménologiques, particulièrement de celles qui concernent le niveau pré-prédicatif, de celles qui ont rapport au caractère temporel de la conscience, constituée par des actes continuels de rétention et de protention, c'est-à-dire de souvenir et d'attente, rendent cette doctrine de la connaissance une des plus fécondes qui aient jamais été présentées...

Husserl dépasse le relativisme par l'idée de plénitude, d'accomplissement, Bergson par l'idée d'intuition. Même si nous ne sommes pas complètement satisfaits, de ces deux théories, même si ces deux idées d'accomplissement et d'intuition offrent à notre esprit bien des difficultés, nous devons néanmoins nous rendre compte que ce sont là deux idées révélatrices d'un besoin essentiel de l'esprit humain, et de sa nature même qui ne peut jamais le satisfaire du relativisme...  la connaissance n'est qu'un cas particulier des actes transcendantaux tels que l'expérience, le vouloir, et n'est nullement le cas fondamental ou privilégié. La sphère de la connaissance n'est pas une sphère placée en face du réel, mais est une sphère partielle à l'intérieur du réel. La relation de connaissance n'est pas une relation ontique fondamentale. Le connaissant et le connu ont la même réalité, la même temporalité. Simplement le sujet connaissant représente l'objet.

Mais ce serait une erreur de conclure de là à l'existence de deux mondes, un monde de l'objet et un monde du sujet (NDLR: pour reprendre les propos du philosophe kantien Nicolas Hartmann). La connaissance est un acte transcendant. Elle n'a directement rien à faire avec le jugement ; elle ne consiste pas en ceci que quelque chose est posé, désigné ou reconnu en tant que quelque chose. Ce "quelque chose en tant que quelque chose" sur quoi insistent les phénoménologues n'est que la forme logique du jugement. Or il peut y avoir des affirmations logiques sans vision et des visions sans affirmations logiques : par exemple les saisies intuitives, les perceptions. Si on identifie la connaissance et le jugement, on méconnaît le caractère de connaissance qu'a la perception, de même que toutes les saisies concrètes d'objets, et l'on ne tient pas compte non plus des étapes plus hautes de la saisie intuitive.

On retrouve chez Heidegger la théorie husserlienne de l'intentionnalité. L'acte de connaître vise quelque chose de différent de lui-même. Cette théorie s'unit chez lui à un certain élément aristotélicien : le connaissant est autre que l'autre et en même temps le même que l'autre. Mais un élément différent encore vient au premier plan, qui ne semblait pas être au premier plan chez Husserl: la connaissance est dévoilement. Il y a donc un certain flottement entre les deux idées d'intentionnalité et de dévoilement, qui prises à la lettre seraient opposées l'une à l'autre. C'est sur le second point qu'insisterait Heidegger: l'intentionnalité suppose un dévoilement originaire ; de plus l'une et l'autre de ces deux théories, celle du dévoilement comme celle de l'intentionnalité, s'opposent à une conception qui ferait de l'acte de connaître quelque chose de premier. Ce qui est premier, c'est l'être, et c'est la vérité incluse dans l' être. La connaissance est seconde. Il n'en reste pas moins que cette connaissance appartient à l'essence de l'être qui connaît. L'existant est connaissant. Et sans qu'il veuille reprendre le moins du monde le cogíto cartésien, Heidegger pense que être et être pensant sont pour nous une seule et même chose. Mais il insisterait sur le fait que cette connaissance n'est nullement une connaissance par représentation comme elle l'est pour les cartésiens. Kant nous a montré en partant du paradoxe des objets symétriques qu' "il y a une signification du perçu qui est sans équivalent dans l'univers de l'entendement"; d'autre part, il nous a fait voir l'imagination comme un art caché qui fait surgir un sens dans les profondeurs de la nature. Mais son tort a été de penser qu'avoir une perception, c'est former l'idée d'une certaine loi de constitution de l'objet. Il s'agit au contraire pour ceux qui le rattachent à la phénoménologie de rendre à l'objet sa présence charnelle, sa facticité. 

C'est la le projet que s'est fixé particulièrement Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Puisque le corps est ouverture au monde, nous dit-il, il est perception. D'abord il convient sur ce point de partir de l'affirmation de l'ici et du maintenant, par opposition à la philosophie de Hegel qui partait de leur négation. L'ici "désigne l'installation des premières coordonnées, l'ancrage du corps, sa situation". Dire que nous sommes essentiellement des êtres percevants, c'est dire que nous sommes des êtres finis, contingents, bornés à leur facticité. Nous sommes dans une certaine situation, nous n'aurons jamais sur le monde que des points de vue. Notre perception elle-même n'est que par "un sol perceptif, un fond de ma vie, un milieu général pour la coexistence de mon corps et du monde". Nous retrouvons ici ce sujet anonyme dont nous avons déjà parlé. "Il y a un autre sujet au-dessous de moi pour qui un monde existe avant que je sois là et que marquait ma place". Il y a une adhésion aveugle au monde, une communication avec le monde plus vieille que la pensée. Merleau-Ponty nous montre encore comment la perception est un ensemble qui comprend à sa base des mouvements instinctifs, des comportements, et à son point le plus élevé, des significations idéales. C'est d'ailleurs par ce point de départ de mouvements, de comportements et d'instincts, c'est-à-dire par ce qui apparaît comme le plus bas, que nous pouvons saisir des essences, ¢'est-à-dire ce qu'il y a de plus haut, que nous pouvons communier par une sorte de magie avec ces essences. Il ne faut donc retirer à la perception ni sa base ni son sommet et sous peine de la voir disparaître.

Les méthode phénoménologique, telle que Merleau-Ponty la reçoit de la pensée de Husserl, nous interdit de recourir pour expliquer les sensations au physiologique et au physique. « Quand je transporte mon regard d'un objet sur un autre, je n'ai aucune conscience de mon œil comme objet, de son déplacement ou de son repos dans l'espace objectif ni de ce qui en résulte sur la rétine". Nous devons prendre la perception telle qu'elle est, comme un acte qui, d'emblée, d'un coup, sans aucune interprétation, sans aucune évocation expresse, nous fait saisir l'objet. Nous assistons ainsi à l'union de l'homme ouvert sur les choses avec les choses, "en personne, en chair et en os", comme le dit Husserl, a ce que Merleau-Ponty appelle un accouplement de notre corps avec les choses. La chose n'est donc plus conçue du tout comme l'objet transcendantal que concevait Kant (...)

Merleau-Ponty s'oppose à la fois au rationalisme et à l'empirisme ; l'un nous donne une intériorité sans extériorité et l'autre une extériorité sans intériorité ; l'un nous présente une conscience trop riche et l'autre une conscience trop pauvre ; tous deux ont un même vice, qui est d'essayer de constituer l'expérience à l'aide de catégories qui sont une superstructure tardive. L'un avec sa pensée constituante, l'autre avec son monde constitué se placent en dehors du véritable problème. Tous deux supposent un univers parfaitement explicite. Tous deux sont des négations de notre expérience réelle. Il nous demande de diriger notre attention vers cette obscurité primitive, ce domaine pré-scientifique, anté-prédicatif, pré-conscient, implicite, non-réfléchi et passif, qui est à l'origine du réfléchi et du conscient et sur lequel une œuvre comme Erfahrung und Urteil appelle notre attention. Ici pas de dualité entre la forme et la matière. Le monde dans lequel nous sommes a une figure historique et qualitative. Il y a, nous dit Merleau-Ponty, des figures et des paysages qui sont en eux-mêmes gais ou tristes. Nous lisons sur les paysages et sur les faces humaines la colère et la souffrance sans les apporter du dehors, sans les inférer. Nous sommes ouverts au monde par une connaissance qui est coexistence avec le monde. Nous avons une multitude de savoirs inconscients ou plutôt des façons de nous sentir nous-mêmes ainsi que nos organes et nos instruments comme des possibilités.
Ce domaine pré-prédicatif est un domaine anonyme et passif. Nous sommes reliés au monde dans une communion d'abord anonyme. Le moi n'est qu'un produit postérieur, et sur ce point comme sur plusieurs autres on pourrait rapprocher Husserl de Hume. Ce domaine que nous venons de définir est aussi celui de l'ambigu, de l'indéterminé et du dialectique.

On a trop tendu, dit Merleau-Ponty, à éliminer de notre expérience l'ambiguïté qui y est incluse. Il faut réintroduire dans l'analyse qu'on en fait et qui ne doit pas être d'ailleurs une analyse au sens propre du terme, cet élément de brume et d'incertitude. L'indéterminé est un phénomène positif et préliminaire. Il y a des champs vagues, des espaces pré-objectifs, sans position univoque, sans couleur fixe, analogues à l'espace tel que le conçoit Whitehead. S'il y a une telle ambiguïté, il y aura une dialectique immanente à notre expérience ; et le milieu où se fait l'incarnation des contraires, le milieu où a lieu cette dialectique, le fond des actes psychiques et des mouvements corporels, c'est cela que Merleau-Ponty qualifie comme existence. L'existence est donc indéterminée et équivoque. Il y aura un principe d'indétermination de l'existence. En nous tout est contingent et tout est nécessaire, tout est artificiel et tout est naturel. C'est cette ambiguïté que nous trouvons a la racine de la mauvaise foi. L'acte philosophique sera pour les phénoménologues et pour ceux qui les suivent celui par lequel nous rechercherons l'originaire ; la réflexion consistera à aller paradoxalement vers l'irréfléchi. Mais avec tout ce contingent et cet irréfléchi, l'existant peut faire du nécessaire. En ce sens, il y a une transcendance de l'existence; la transcendance et l'existence ne sont plus ici l'une en face de l'autre comme chez Kierkegaard et chez Jaspers ; la transcendance est immanente à l'existence, comme en un sens chez Nietzsche.
Une des grandes difficultés devant lesquelles se trouve la phénoménologie de la perception, c'est que si l'on peut dire un certain nombre de choses au sujet du corps qui est la condition de la perception, et de son objet qui est la chose, on peut dire si peu de la perception elle-même. Elle tend vers la chose, elle s'écrase sur elle, "la conscience est l'être à la chose par l'intermédiaire du corps". Mais d'elle nous ne pouvons pas parler beaucoup plus longuement..

(NDLR, La proximité avec la philosophie thomiste telle qu'interprétée par Étienne Gilson est évoquée) "Connaître, dit Gilson, est un acte profondément enraciné dans l'existence. De même que l'acte premier d'un être connaissant est d'exister, sa première opération est de connaître... l'être intelligent connaît du même fond dont il existe." Ici Gilson recourt à une distinction entre connaissance et pensée. "Normalement, l'homme n'est pas un être pensant, mais un être connaissant. L'homme pense lorsque ce qu'il connaît est sa propre pensée, l'homme connaît lorsque l'objet de sa pensée est un existant."...

Le positivisme logique tel qu'il s'est développé sous l'influence de l'école de Vienne, voit dans les jugements mathématiques et logiques des tautologies. Il dénie toute réalité aux jugements métaphysiques. Quant aux jugements moraux, ce ne sont que des descriptions d'attitudes, les positivistes logiques tâchent de les traduire en termes de description….
Nous avons suivi ce que nous pourrions appeler une sorte de dialectique historique du réalisme moderne, passant de l'affirmation de l'identité des pensées et des choses à l'affirmation de leurs différences, unissant aussi étroitement que possible l'affirmation des existences et l'affirmation des essences.
Pour avoir une vue d'ensemble du réalisme contemporain, il faut parler non seulement du néo-réalisme, du réalisme critique et de la phénoménologie, mais aussi du réalisme thomiste, en tant qu'il affirme qu'il y a une réalité indépendante de l'homme et que l'être est premier. D'autre part il y a cette sorte d'empirisme que l'on ne peut appeler réalisme, qui est l'empirisme ou positivisme logique qui s'est développé au début du vingtième siècle dans l'école de Vienne. Il a pris une très grande importance dans la philosophie anglo-saxonne. Il se caractérise par l'affirmation que tout doit être ramené à des réalités empiriques et par celle que l'esprit s'est créé des langages -et la logique est pour lui un langage grâce auxquels il connaît la réalité -. 

Nous trouvons ici encore une dualité comme dans le néo-réalisme et le réalisme critique, comme dans la phénoménologie. Il y a l'expérience sensible et il y a des essences. Ces essences sont d'ailleurs ici plutôt des essences créées et une forme du parler, un langage, que des essences à la façon de Platon. On pourrait voir dans cet empirisme logique la continuation de pensées semblables à celles de Hobbes et de Condillac qui étaient à la fois empiristes et partisans d'une théorie pour laquelle la science est une langue bien faite. Dès lors il s'agira pour les empiristes logiques ou néo-positivistes de trouver le langage le plus général, une sorte d'algèbre universelle.
D'après ces philosophes, le vrai et le faux ne sont jamais des prédicats de réalité, mais des prédicats de phrases. Nous ne pouvons les suivre dans le détail de leur théorie ; nous pouvons noter seulement que déliant la signification et la phrase l'une de l'autre, ils n'arrivent plus à les réunir, et doivent postuler que les phrases qu'ils emploient ont les significations qu'ils leur attribuent. Ce qu'on peut retenir de leur théorie, c'est surtout l'affirmation qu'il n'y a pas de critère général de la vérité ; ce qui rend vraie une proposition, dépend chaque fois de ce qu'est la proposition ; il s'agira alors de distinguer différents types de propositions ; car suivant qu'une proposition appartient à un de ces types ou à l'autre, le mode de signification sera différent.

Il y aurait aussi à étudier les théories qui donnent de la vérité des explications sociologiques ou économiques. Des sociologues, à la suite de Durkheim et de Mans, pensent que la théorie de la connaissance qui expliquerait le mieux son caractère a priori serait une théorie qui ferait dériver nos catégories non pas de l'esprit individuel mais de l'esprit collectif, qui ne peut, d'après eux, aucunement être expliqué par la simple addition des consciences individuelles. Les catégories rationnelles seraient des produits de la conscience collective. Les cadres de notre mémoire, les formes mêmes de l'espace et du temps dépendraient de la société.
Le matérialisme dialectique s'efforcera de donner des explications économiques des différentes formes qu'a semblé revêtir l'intelligence humaine au cours de son évolution. D'autre part, influencé par la dialectique hégélienne, il insistera sur le mouvement de l'esprit, analogue à celui du réel chez Hegel, et se faisant donc par thèse, antithèse et synthèse ; d'ailleurs mouvement de l'esprit et mouvement du réel ne doivent pas être séparés ; il y a la une seule et même réalité. D'autre part enfin, il se rencontrera avec le réalisme pour dire que les choses sont indépendantes de la pensée ; Lénine lutte particulièrement contre les thèses de Berkeley et certaines thèses analogues à celles que nous avons étudiées en parlant du néo-réalisme, malgré leur commune affirmation de l'indépendance du réel par rapport à la pensée. Ce matérialisme est avant tout, dans le domaine de la théorie de la connaissance, un réalisme. Il y a dans le matérialisme dialectique des éléments valables, et en particulier nous pourrions dire que chacun des deux éléments qui le constituent est valable ; l'élément dialectique en tant qu'il est l'affirmation du passage incessant de tout élément de la réalité en un autre élément différent de lui, et en tant qu'il est finalement la négation même de l'idée d'élément, et d'autre part l'élément matérialiste en tant que, comme nous l'avons dit, il est avant tout un élément réaliste, mais également en tant qu'il est l'affirmation qu'il n'y a pas de domaine séparé et de royaume par essence privilégié à l'intérieur de la réalité.

Au pôle opposé de l'univers métaphysique, nous aurions différentes formes récentes de l'idéalisme. L'idéalisme de Lavelle et de Le Senne est dominé par les deux idées d'unité et de conscience ; et il s'agit pour eux d'unir autant que possible ces deux idées en un idéalisme moniste, qui conserve cependant à la personnalité sa valeur. Il y aurait, d'autre part, bien différent des précédents, le supra-rationalisme de Gaston Bachelard (1884-1962). La critique de la science lui permet d'opposer aux schèmes rationalistes ordinaires des vues plus souples, plus fines, plus complexes. L'étude qu'il fait de l'imagination, particulièrement de l'imagination des poètes, lui permet de nous faire sentir l'union profonde de l'homme avec les différents éléments. Ainsi l'homme en tant qu'il veille est créateur de la science et d'une science qui est de plus en plus à la fois plus précise et plus subtile ; l'homme en tant qu'il rêve, se joint aux forces que la science ne peut que décomposer sans les atteindre vraiment.

Jusqu'ici nous n'avons pas tenu compte de théories comme celle de Søren Kierkegaard (1813-1855) qui insistent sur la subjectivité et sur l'existence. Pour un Kierkegaard, la vérité ne peut pas être séparée du sujet qui l'affirme. Cette théorie, il la soutient particulièrement pour la vérité religieuse qui le préoccupait essentiellement ; car elle nous met en jeu nous-mêmes au plus haut point. Mais elle peut être appliquée à d'autres vérités spirituelles, à la vérité morale. La vérité se caractérise par le mode d'affirmation, par le comment. Si j 'affirme avec une grande intensité, en me dévouant absolument, c'est par là même à Dieu que je suis relié. Le critère est l'intensité. Bien plus, il semble par certains passages, que le ce que, que la qualité de l'objet vienne du comment, que c'est l'intensité même de mon sentiment qui fait la réalité du terme auquel je suis relié. Ainsi la vérité c'est la subjectivité, et l'on pourrait appliquer à la théorie de Kierkegaard le nom de Grand Subjectivisme que Sheldon applique à certaines formes de la philosophie romantique allemande. La vérité est la tension de mon être quand il est en relation avec l'être que nous ne pouvons sentir que dans cette tension même. Mais nous voyons que la pensée ne peut pas s'arrêter à cette affirmation, parce qu'il faut bien que nous affirmions l'existence de cet Autre absolu par la relation avec lequel Kierkegaard définit aussi la vérité ; et il est certain que la pensée de Kierkegaard ne peut pas se séparer de l'affirmation d'un Dieu qu'il écoute et qu'il doit écouter. Il n'en est pas moins vrai que Kierkegaard a formulé une théorie de la vérité dans laquelle le subjectivisme est poussé, dans certains passages, au plus haut point. Il s'est efforcé de purifier de toute adjonction étrangère cet élément subjectif du vrai. 

De même que nous avons vu une dialectique dans la suite des doctrines réalistes, nous trouvons aussi une sorte de dialectique dans la suite des philosophies qu'on appelle philosophies de l'existence. Heidegger qui suit sur certains points la méditation de Kierkegaard en vient cependant à; une conception de la vérité tout opposée. Parfois, il nous dit que la vérité n'est ni dans l'objet ni dans le sujet, mais entre les deux. Mais cette formulation même ne s'explique bien que par une affirmation différente. La vérité est dans l'être, est l'être, et se révèle à l'homme.

Dans les théories classiques, la vérité est parfois conçue comme le fait que le concept est adapté au réel ; parfois elle est conçue comme le fait que le réel s'adapte au concept ; en réalité ces deux conceptions, en apparence opposées, se supposent et s'impliquent l'une l'autre; pour que l'or soit l'or, il faut que mon idée coïncide avec le réel, mais d'autre part que ce réel se définisse par certains caractères qui ont d'abord été déterminés en idées.
La présence de ce cercle vicieux, cette ambiguïté dans l'idée d'adéquation, nous montre qu'il faut dépasser aussi bien l'une des deux conceptions que l'autre. C'est ce qu'on peut faire d'après les suggestions de Heidegger, si on admet que les choses se présentent elles-mêmes à nous, ou suivant le terme que l'on a proposé, s'apprésentent à nous. Dans la connaissance nous laissons se tenir en face de nous la chose en tant qu'objet. Nous la laissons se présenter telle qu'elle est. L'homme est un être auquel la vérité se révèle. Sans doute il lui faut un certain effort, il faut "tirer la vérité de sa cachette"; et c'est là la signification même du mot vérité, dans la langue grecque, alétheia. L'homme est l'être qui tire la vérité de sa cachette. Mais essentiellement, elle est l'être. Nous avons ici une double affirmation: la vérité est l'énonciation de choses qui sont, elle sc rapporte à des choses indépendantes de l'homme ; mais elle n'existe que parce qu'il y a l'homme ; elle est dans la catégorie des choses existantes, dans la catégorie humaine; elle est existentielle ; ainsi pour qu'il y ait vérité, il faut qu'il y ait, suivant le langage de Heidegger, des étants différents de l'homme, et l'homme. 

On voit en quel sens Heidegger maintient un des deux éléments des grandes théories classiques de la vérité: l'équivalence de l'idée de vérité et de l'idée d'être. La théorie de la vérité chez Heidegger, tout en maintenant cette affirmation, insiste sur un point qui d'après lui, n'a pas été mis suffisamment en lumière par les grands classiques, à savoir que le jugement est avant tout désignation, qu'il porte sur quelque chose de différent de lui. Ici il ne fait que continuer la phénoménologie qui insiste sur l'idée que tout acte de penser est intentionnel, qu'il porte sur quelque chose qui n'est pas cet acte de penser même, qui lit  son contenu, qui est, pour prendre les expressions de Husserl, le noème de cette noésis.
Quant à l'autre élément des théories classiques, c'est-à-dire l'affirmation que la vérité réside dans les jugements, dans les propositions, Heidegger le critique ou du moins le met au second plan ; car la vérité du jugement suppose une vérité plus fondamentale. La vérité primitive n'est pas la vérité telle qu'elle est formulée dans les propositions, n'est pas dans le rapport de l'attribut au sujet, mais dans le rapport global de l'attribut et du sujet pris ensemble à ce qui est l'objet de la proposition, à l'étant sur lequel elle porte. Il retrouve là l'idée des scolastiques: il y a une vérité antérieure: la conformité de notre pensée par rapport aux choses.

A quelles conditions est-il possible qu'une telle vérité soit ou existe suivant Heidegger ? C'est que l'homme est l'étant pour lequel de l'étant et même l'être se révèle. C'est que l'homme est existant, c'est-a-dire au sens de Heidegger, un être qui est dans le monde, qui est hors de soi, un être extatique qui est dans les choses en même temps qu'il est en lui. Le fait primitif, la vérité primitive, c'est que le monde nous est ouvert, a une sorte de lumière qui l'illumine; et elle l'illumine parce que l'homme est là. On comprend que Heidegger n'admette pas qu'il y ait des vérités éternelles, puisque la vérité dépend du fait qu'il se trouve dans l'univers un être qui est l'homme; mais il n'en reste pas moins qu'il y a des étants qui sont indépendants de l'homme.
Nous pouvons admettre avec Heidegger que la vérité n'est ni dans l'objet ni dans le sujet, mais est entre les deux. C'est lorsqu'il va plus loin et lorsqu'il essaye de situer la vérité hors du jugement et dans les étants eux-mêmes, dans l'être lui-même, que sa théorie apparaît plus discutable. On voit bien les motifs de cette théorie qui se trouvent dans la lutte qu'il veut mener contre le subjectivisme moderne. La vérité y est énonciation de choses qui sont. Sur ce point l'effort de Heidegger continue l'effort de Husserl. Mais peut-on admettre que Platon et Aristote, et tous les grands philosophes à partir d'eux, se sont trompés en situant la vérité dans le jugement? Il est possible que sur bien des points la grande tradition classique nous ait induits en erreur ; mais précisément sur ce point, c'est-à-dire sur l'idée qu'il n'y a de vérité et d'erreur que dans le jugement, il semble qu'elle ait atteint ce que nous pouvons bien appeler une vérité. 

Et en effet quel profit y aura-t-il à identifier vérité et réalité?  La réalité, c'est ce qui est hors de nous ; si nous voulons chercher une caractéristique de la vérité qui légitime la différence que nous faisons entre vérité et réalité, il faut dire que la vérité ait la propriété des jugements de se conformer à la réalité. Deux traits assez différents paraissent caractériser les théories contemporaines de la connaissance. D'une part il y a en elles un effort pour faire de la connaissance quelque chose qui ne soit pas spécifiquement distinct des autres activités de l'homme, et en même temps pour aller au delà ou plutôt pour rester en deçà de la distinction du sujet et de l'objet. C'est le cas de la théorie de la perception pure chez Bergson, de la théorie de la comprésence chez Alexander, et dans une certaine mesure, de la théorie de la préhension chez Whitehead. D'autre part nous trouvons chez Husserl et les phénoménologues une insistance sur la spécificité de la connaissance, et sur l'intentionnalité qui constitue d'ailleurs cette spécificité même ; la connaissance est toujours tournée vers quelque chose qui n'est pas elle. Ces deux tendances, si opposées qu'elles soient entre elles, ont ceci de commun qu'elles s'opposent toutes deux, évidemment de façon différente, à l'idéalisme. 

Une autre idée que nous aurons à conserver de ces philosophies, prises dans leur ensemble (pragmatisme, philosophies de Bergson, de Whitehead, de Heidegger) est que les objets ne sont pas présentés seulement à la vue, qu'ils ne sont pas seulement des spectacles. Ils sont aussi des instruments et des obstacles. En un sens, un objet, pourrait-on dire, est une
objection. En outre, que tout soit présent à la conscience, cela ne veut pas dire que tout lui soit présent d'une façon claire. Dans la philosophie de Descartes elle-même, il y a, à côté du sens étroit du mot pensée, un sens large de ce mot, le sens dans lequel nous disons que nos sentiments, nos imaginations, sont des pensées ; Descartes sait très bien qu'il y a des pensées obscures, et qu'il y a des pensées qui sont claires sans être distinctes. Mais c'est avec des philosophes comme Pierre Maine de Biran (1766-1824), successeur il est vrai, sur ce point, de Leibniz, et avec les phénoménologues, que l'idée de pensée devient explicitement susceptible de nuances et de gradations. Bien plus, nous pouvons nous dire que tout phénomène de conscience sort d'une inconscience, que nous ne prenons vraiment conscience que de ce qui est préalablement inconscient. L'obscur et l'inconscient sont l'objet en même temps que la base et le fondement de la conscience....." (J.Wahl, 1953)