Alexandre Pouchkine (1799-1837), "Eugénie Onéguine" (1825-1833) - Fédor Ivanovitch Tioutchev (1803-1873) - ...

Last update: 11/11/2021

Le critique littéraire russe Vissarion Bielinski (1811-1848) a proposé 1739 comme année de naissance de la littérature russe, et c'est au cours du XVIIIe siècle que cette littérature  cristallise une certaine notoriété internationale. Pour le critique, le roman est un instrument de dénonciation, et «la génération des années 1840» qui va le porter, est celle des occidentalistes et des slavophiles, un groupe social nouveau appartenant aux classes moyenne et plébéienne, les raznotchintsy (roturiers), qui prennent ainsi le relais de l'aristocratie cultivée. Et pendant toute cette période et jusque dans le XIXe siècle, les écrivains russes n'auront de cesse de s'interroger sur leur relation avec les cultures occidentales. Sous l'influence de Pierre le Grand, qui régna sur la Russie jusqu'en 1725, la culture occidentale fut jugée tant envahissante que la noblesse s'exprima principalement en français pendant le XIXe siècle. Cette interférence culturelle incita les critiques russes à considérer la littérature, leur littérature, comme une culture d'importation. Sous le règne de Catherine II la Grande (1762-1796), des poètes russes commencèrent à faire entendre une voix poétique russe. dont le plus célèbre d'entre eux, Gavriia Derzhavin (1743-1816), connu pour son panégyrique "Olda K Felitse" (1782), et ses odes "Bog" (1784) et "Vodopad" (179i-1794). L'écrivain en prose Nikolay Karamzin (1766-1826) s'imposa alors comme personnalité dominante du mouvement sentimentaliste russe. Son oeuvre la plus remarquable compte douze tomes, Istoriya gosudartsva rossiyskogo (Histoire de I'État russe, 1818-1826), mais alors écrit dans un vocabulaire francisé..

 

Le XIXe siècle débute avec ce qu'on appelle "l'âge d'or" de la poésie russe, une période caractérisée par une sensibilité aristocratique pour cet art et incarnée par les traductions de Vasily Zhukovsky (1783-1852) et par les poèmes alternativement enjoués, érotiques et mélancoliques de Constantin Batyshkov (1787-1855), mais le poète le plus remarquable de cette période est Alexandre Serguevich Pouchkine (1799-1837) ...

 

La littérature russe moderne a donc débuté par deux écrivains, deux apparitions fulgurantes et inexplicables compte tenu du contexte, tous deux tués en duel, tous deux victimes de leur tempérament passionné, Pouchkine, qui élabora une synthèse de tous les courants et toutes les influences de son temps, et Lermontov , le "Byron à l'âme russe" qui fera de ses poèmes et de ses nouvelles des cris de révolte. Pouchkine est à la source des deux inspirations majeures de la littérature russe : le roman en vers "Eugénie Onéguine" (1825-1833) inaugure le réalisme poétique qui imprégnera Gontcharov, Tourgueniev et Tolstoï, tandis que "Le Cavalier de bronze" (1833) et "La Dame de pique" (1834) révèlent une tentation fantastique qui sera celle de Gogol, Dostoïevski et Remizov. On le dit classique par sa sérénité d'artiste, mais il est romantique par la sublimation qu'il fait de la souffrance et de la colère dans le culte de la beauté, par la force et la simplicité d'une langue qui traduit avec les mots de tous les jours les sentiments les plus complexes.  

Lermontov, comme Petchorine, le personnage central de son roman "Un héros de notre temps" (1839-1840), est un "homme de trop", que la mort de Pouchkine révèlera à lui-même (la Mort du poète, 1837). Il ne pourra se faire comprendre des autres sous le masque tapageur d'une célébrité passagère, ira de scandales en exils et cultivera l'insolence jusqu'à la mort. Toute son oeuvre inaboutie (le Boyard Orcha, 1835; le Novice, le Démon, 1841) campe la silhouette d'un être solitaire, désespéré mais qui garde au fond du coeur la nostalgie de l'idéal et le goût de la liberté.

(1832, Les poètes alexandre Pouchkine, ivan Krylov, vassily Zhukovsky, nicolai Gnedich, Hermitage, Saint-Petersbourg)

 

Vue de la place du Sénat avec un monument à Pierre I. 1810-1814. Gravures de Matthew Duburg et John Clark

 

Alexandre Serguevich Pouchkine (1799-1837) 

Alexandre Serguevich Pouchkine est souvent considéré comme le fondateur de la littérature russe moderne et comme celui qui a donné sa forme à un langage littéraire russe. En tant qu'écrivain versé dans la philosophie qui s'interroge sur la validité de la culture en général, Pouchkine adopte un mode parodique, composant des poèmes épiques burlesques et souvent sacrilèges, dont Gavriiliada (La Gabrieliade, 1821), une nouvelle version osée de l' "Annonciation", et "Ruslan i Lyudmila" (Rouslan et Ludmla, 1820), une parodie de conte épique, de légende populaire, de ballade et d'oeuvre sentimentale. Son patrimoine lyrique comprend des oeuvres d'une grande conscience personnelle sur le trouble de l'identité du poète en tant qu'homme et artiste, mais aussi des poèmes politiques qui oscillent entre la louange et la moquerie à l'égard du Tsar et de son traitement des Polonais, des compositions osées, comme "Vospominaniye" (1828) et "Elegiya" (1830), de remarquables poèmes d'amour, comme "Ya va lyubil" (1829) et "Anchar" (1828), ainsi que "Ne day mne Bog soyti s uma", et des méditations sur l'enfer humain. 

En raison de la multiplication de leurs intrigues secondaires et de leur structure parodique à couches multiples, les œuvres de Pouchkine ne se lisent pas aisément dans les traductions. Et Pouchkine, qui a reçu de ses aînés une langue chaotique et défigurée par les emprunts étrangers, lui a tant donné élégance, précision, pureté, qu'une phrase du poète traduite perd sa saveur pour le lecteur étranger, tant la nuance est subtile.

Le problème est particulièrement aigu dans ses poèmes narratifs complexes, "Tysgamy" (1824) et "Medny vsadnik" (Le cavalier de bronze, 1833). Pouchkine repoussa les limites de la poésie narrative dans la composition de son drame quasi-shakespearien, "Boris Godunov" (Boris Godounov, 1824-1825), ainsi que "Four Little Tragedies" (Les petites tragédies, en 1830). chacune d'elles abordant un problème philosophique. L'apogée de ses efforts dans le genre est incarné par son roman en vers "Eugene Onegin" (Eugène Onéguine,1825-1832),qui est maintenant considéré comme le premier roman russe significatif. Influencée par la précocité de "Tristram Shandy", de Sterne, et de "Don Juan", de Byron, cette oeuvre raconte l'histoire de Onéguine, un "homme superflu", à travers une infinie succession de digressions, de voix narratives et de parodies de soi-même. Sa publication sur plusieurs années, permit à cette oeuvre d'intégrer les changements de perspective de l'auteur.

 

à Moscou, Pouchkine appartient, du côté paternel, à l`une des plus anciennes familles de la noblesse russe, six siècles de noblesse et au service à la Russie, et par sa mère, née Hannibal, Pouchkine descend en droite ligne d'un prince abyssin, dont le fils, retenu en otage par les Turcs, fut racheté et adopté par Pierre le Grand. Des parents qui, s'ils lui refusent toute chaleur familiale, un père léger et faible, une mère, beauté mondaine et autoritaire, lui offrent, par leur situation sociale, des conditions particulièrement favorables à l'éclosion de son génie. Il fréquentera les meilleurs esprits de son époque, maîtrise la langue française, dévore la bibliothèque classique de son père, - composée presque uniquement de livres français du XVIIIe siècle -, et entre en 1811, à l'âge de douze ans, au Lycée de Tsarkoïe-Sélo, une établissement secondaire et supérieur qui vient de s'ouvrir pour former au service de l'Etat les rejetons de la noblesse. En 1815, ses "souvenirs de Tsarskoïé-Sélo", où l'on trouve de belles évocations de la nuit, suscitèrent enthousiasme du poète Gavrila Derjavine (1743-1816), considéré comme le plus grand des poètes russes avant que ne survienne Pouchkine... "Alexandre Pouchkine récitant son poème devant Derjavine au cours de l'examen au lycée de Tsarskoïe Selo le 8 janvier 1815" est un huile sur toile exposée au Musée national de Pouchkine à Saint-Pétersbourg...

Pouchkine sort de son Lycée en poète, en 1817, débutent les années de Saint-Pétersbourg, 1817-1820, époque romantique, pleine de fièvre et d'agitation. Les anecdotes fleurissent alors, le voici rimant mais tout autant se jetant à corps perdu dans la vie mondaine de la capitale, théâtre, bals, festins, société littéraire ou libertine,  une vie prodigue et dissolue décrite dans le premier chapitre d'Eugéne Onéguine.,Vif, spirituel et d'une gaieté débordante et communicative, tel est le Pouchkine de vingt ans, au dire de ses biographes. Sa renommée débute avec les trois mille vers d'une épopée mi-tendre, mi-burlesque, "Rouslan et Lioudmila" (1820). La beauté de cette poésie est intraduisible dans une langue étrangère. Dès les premiers vers, nous sommes dans un banquet, Vladimir célèbre les noces de sa fille et de Rousiane; autour de l'Empereur et des jeunes époux sont rangés les paladins et, parmi eux, trois prétendants malheureux à la main de Loudmila, le brave Ratmire, le poltron Farlaf , le brutal Rogdaille. Il est tard, les cruches d'hydromel sont vides ; l'aède aveugle, le gouslar, a fini de chanter ; les convives se séparent, et voici les époux enfin seuls. Mais un nuage épais envahit la chambre nuptiale ; la foudre éclate ; Rousiane ébloui ferme les yeux, et quand il les rouvre, Loudmila n'est plus là. Des cris emplissent le palais ; Vladimir accourt : en bon empereur de fabliau, il accable Rouslane de reproches et jure son grand serment que sa fille n'appartiendra pas à qui n'a su la garder; elle sera la récompense du héros qui la ramènera à Kief... 

 

"Le Village" (1818) - Mais il est un autre Pouchkine épris de liberté, qui n'en rejoindra pas pour autant les petits cercles libéraux qui se forment ici et là : "Notre jeunesse a fui comme une ombre légère, / Comme un brouillard qui fond dès que le soleil luit. / Cependant, tout au fond de notre âme assombrie. / Lampe mystérieuse, un désir brûle encor, / Tous deux, nous attendons l'appel de la patrie. / Pour arracher les fers que lui forgea le sort ..."  Dans "le Village", il décrit la campagne charmante de Mikhaïlovskoïé, puis passe brusquement au servage : "Mais quel affreux souci vient assombrir mon Ame? Au milieu de ces monts, de ces champs florissants, Le philanthrope voit partout la marque infâme Du mal qui pèse encor sur le peuple ignorant. Sourd aux gémissements, sans pitié pour les larmes, Pour le malheur du monde élu par les destins, Le servage a conquis, par les coups, par les armes, Le temps du laboureur, son travail et ses biens. C'est ici que les serfs traînent toute leur vie, Sous le bâton levé de maîtres menaçants ; Ici que vos beautés fleurissent, jeunes filles. Pour servir au plaisir cruel de vos tyrans : Ici que les garçons, arrachés à leur père, Au moment où ses bras, affaiblis par les ans, Attendaient un secours - s'en vont, loin des chaumières, Grossir le vil troupeau des serfs d'appartements (...) Puissé-je voir, amis, notre peuple sans chaîne. Le servage aboli sur un signe d'en haut. Et sur nos paysans briller l'aube sereine Des jours de repos libre et de libres travaux.." Réformiste plus que révolutionnaire, il ne fera guère partie des sociétés secrètes mais suscitera suffisamment l'attention pour être éloigné de la capitale ...

LE VILLAGE

Je te salue, ô toi, solitaire recoin,

Asile de la paix, et du labeur et de l'inspiration,

Où coule de mes jours l'invisible torrent

Dans le sein du bonheur et de l'oubli.

Je suis à toi : j'aime ton jardin ombreux 

Avec sa fraîcheur et ses fleurs, 

Ta prairie parsemée de meules odorantes

Où de clairs ruisselets sous les buissons murmurent. 

Partout, devant mes yeux, de mobiles tableaux : 

Là je vois de deux lacs les plaines azurées 

Où la voile du pêcheur blanchit par intervalle, 

Derrière eux la rangée des collines, et les champs diaprés,

Plus loin les chaumières éparses. 

Sur les humides rives les troupeaux vagabonds. 

Les séchoirs fumants et les moulins ailés.

Oracles des siècles, là je vous interroge ! 

Dans la solitude majestueuse 

S'écoute mieux votre voix consolatrice.

Elle chasse le lourd sommeil de la paresse, 

Pour le travail elle excite mon ardeur,  

Et vos esprits créateurs 

 

 

Germent dans la profondeur de mon âme. 

Mais d'une pensée horrible ici l'âme s'obscurcit :

Penché sur la charrue d'autrui, courbé sous le fouet, 

Ici l'esclavage décharné se traîne dans le sillon

De l'impitoyable possesseur. 

Ici le joug pesant, tous, les tire vers la tombe ; 

D'espoirs et de penchants, nul en son âme n'ose en nourrir.

Ici les jeunes vierges fleurissent 

Pour le caprice d'un scélérat débauché; 

Appuis délectables de leurs vieux pères, 

Les fils adolescents, associés â leurs peines. 

Quittent la chaumière pour augmenter 

La foule harassée des esclaves domestiques.

Oh ! si ma voix pouvait faire tressaillir les cœurs ! 

Pourquoi brûle-t-il, dans ma poitrine, une flamme impuissante?

Pourquoi de l'éloquence le don terrible ne m'est-il  pas échu ?]

Verrai-je, mes amis, le peuple délivré, 

Et l'esclavage abattu par un signe du tsar, 

Et, sur notre patrie, de la liberté resplendissante 

Se lever, à la fin, la radieuse aurore ?

 


Auguste Raffe. Poste frontalier de Skulani, Bessarabie. 1837

 

1820-1826, les années d'exil, Crimée et Caucase, et pourtant une des périodes les plus riches de sa vie ...

La notoriété de poète de Pouchkine croît tout autant que sa réputation de mauvais garçon. L'intervention de quelques amis puissants lui permet d'échapper à la Sibérie ; on l'envoie simplement dans la Russie du Sud (1820-1824) parfaire son apprentissage de fonctionnaire, un Sud encore à demi-désertique, aux peuplades étranges et primitives, aux montagnes sauvages des rives de la Mer noire ou des steppes infinies de Bessarabie et d'Ukraine.

En Crimée et au Caucase ensuite, terre d'aventure pour la Russie, Pouchkine se fait de nouveaux amis (la famille du général Raïevski), enrichit sa culture en lisant Scott et Byron, Hélène Rajevskaja l'initie à Chénier, il mûrit son expérience, découvre la nature sauvage, et écrit notamment deux récits, "Kavkazski plennik" (le Prisonnier du Caucase, 1822) et "Bakhtchissaraïski Fontan" (La Fontaine de Bakhtchissaraï, publiée en 1824) et de nombreuses poésies lyriques ... 

Cette époque marque sans doute les adieux de Pouchkine au romantisme, le voici composant un poème sur les limites de la liberté et des passions destructrices, et sur le choc de la civilisation et de la barbarie dans les nouveaux confins de l’empire....

 

"LA FONTAINE DE BAKHTCHISARAI" (1822)

"La Fontaine de Baktchi-Séraî" met en scène le Khan des Tatars de Crimée, Krim-Ghéraï, et la Polonaise Maria Potocka, qu'il a enlevée du château paternel, au cours d'une razzia dans les plaines du Dnieper. Il l'aime, mais fidèle à sa foi, elle le repousse. Cependant, comme il dédaigne maintenant ses autres femmes, une de celles-ci, Zaréma la Tcherkesse, poignarde Maria. Le lendemain, elle est mise à mort, et le Khan va tâcher de se consoler dans des guerres où quelquefois le souvenir de sa captive retient sa main prête à frapper. L'influence de Byron est évidente, on y retrouve la célèbre évocation du sérail de la seconde partie de son Don Juan. Pouchkine y ajoute l'évocation de la résidence des Khans tartares de la Crimée, dans un style encore tout en transition...

 

"LES TZIGANES"

"Les Tziganes" nous transportent dans ces plaines de la Bessarabie que Pouchkine aurait parcourues à la suite d'une jeune Tzigane. C'est le soir, les Tziganes ont dressé leur camp quand un inconnu se présente et demande au chef de la tribu de l'accueillir parmi les siens. Demande que le vieillard rejetterait aussitôt, si sa fille Zeraphyra ne déclarait que l'étranger lui plaît et qu'elle le veut pour époux. Le voilà donc adopté par la tribu, marié à la mode tzigane, pourvu d'un nom nouveau, et aussi d'un ours qu'il fera danser dans les villages : tout irait bien si à cet Aléko toujours sombre - on ne sait quel sinistre passé pèse sur lui - Zemphyra ne préférait bientôt un vrai Tzigane, plus jeune et plus gai. Aléko va s'en plaindre au vieillard qui lui conte comment il a été trompé lui-même par la mère de Zemphyra; il s'est résigné, que les autres fassent de même ! Mais le peut-on quand on garde les préjugés des villes ? Une nuit, Aléko surprend sa femme et son amant; il les frappe, et quand le jour se lève, la tribu le trouve entre leurs deux cadavres. On le juge, mais, comme les Tziganes sont plus humains que les civilisés, il leur suffit de le chasser d'au milieu d'eux. C'est des "Tziganes", de la description de la levée de leur camp, que Biélinski fait dater le réalisme russe : "Plus une tente : les télégues - sont toutes prêtes à partir. - D'un coup tout s'ébranle, et voilà - que la horde envahit la steppe. - Maris, femmes, frères et soeurs, - jeunes, vieux, se suivent, se joignent. - Sur des ânes, les enfants jouent - dans des paniers en équilibre. - Ecoutez les cris, les refrains, - l'ours qui rugit, le cliquetis - des fers qu'il agite, agacé, - les aboiements les hurlements, - l'essieu qui grince, la musette ! - Voyez ces haillons bariolés, - ces enfants et ces vieillards nus.."

 

Ce sont ces poèmes qui ont sacré Pouchkine « Byron russe ». Le cadre en est le même, ou peu s'en faut, que celui des poèmes byroniens ; les corsaires de la steppe y remplacent ceux des mers ; les épisodes se ressemblent, et les traits d'orientalisme aussi ; le harem de Krim-Ghé-raï est la réduction de celui du Chant VI de Don Juan. Le héros enfin, les héroïnes et leur tragique aventure senties mêmes chez les deux poètes. Comme Byron, Pouchkine immole les amantes à des amants amers et méprisants ; comme Lara, le prisonnier de Caucase est indifférent à l'amour qu'il inspire. Que fait en effet "le Prisonnier du Caucase" qui n'ait été fait, avant lui, par le "René" de Chateaubriand ?

Mais Pouchkine lui-même, avec le recul,  jugera avec quelque sévérité ces poèmes qui, dit-il, ne valent que par les circonstances qui les ont inspiré et par quelques descriptions poétiques.  "J'ai visité Baktchi-Séraï, - son palais perdu dans l'oubli, - ses corridors silencieux, - les salles où, fléau des peuples, - l'insolent Tatar festoyait, - et, après les horreurs des guerres, - jouissait du luxe et des plaisirs. - La volupté respire encore, - en ces chambres vides, ces jardins. - L'eau jaillit, les roses s'empourprent, - les rameaux des vignes s'enlacent ; - sur les murs, l'or brille toujours. - J'ai vu ces grilles vermoulues, - — près desquelles, en leur printemps, - égrenant leur chapelet d'ambre, - les femmes des Khans soupiraient..." 

Un Biélinski admirait ces vers : "La nuit arrive et l'ombre couvre - les champs heureux de la Tauride. - Au loin, sous les lauriers paisibles, - j'entends le chant du rossignol. - La lune, au milieu des étoiles, - monte dans un ciel sans nuages, - et sur les champs, les monts, les bois, - répand sa clarté languissante ; - les femmes, en longs voiles blancs, - glissent légèrement dans l'ombre; - dans la ville, par les ruelles - elles s'en vont, l'une chez l'autre, - partager leurs loisirs du soir."

 

"LE PRISONNIER DU CAUCASE" (Kavkazskij plennik, 1822)

Célèbre poème qui conte l'histoire d'un jeune officier russe fait prisonnier au cours des guerres menées au début du XIXe siècle contre les montagnards du Caucase. On le garde vivant pour obtenir une rançon. Mais le jeune homme, rêveur, indifférent à son sort, ne semble guère tenir à la vie. L'esprit tout occupé par un ancien amour, il ne fait presque aucune attention à l'ardente attention que lui prodigue une jeune fille de la tribu. Un jour que tous les Circassiens soient partis en expédition, la jeune fille parvient à libérer le prisonnier. Le jeune Russe s'enfuit, non sans hésitations. Au cours de sa marche, un bruit le fait se retourner : la jeune Caucasienne vient de se jeter dans la mer. Le sujet mince, le poème très court, mais c'est un des chefs-d'œuvre de Pouchkine animé par le souffle de Byron, comme lui, chargé d`une immense fatigue de l'âme et las de vivre sans avoir vécu...

 

En 1823, Pouchkine obtient sa mutation à Odessa, il y trouve une société cultivée, étudie Goethe, Shakespeare et la Bible. Sa passion pour la femme d'un riche négociant odessite, Amélie Firsnitch, sera l'un des grands amours de sa jeunesse. c'est sans doute elle que Pouchkine a décrite dans le Voyage d'Onéguine: "La jeune femme d'un marchand, Dans une loge fort bruyante, Au milieu de ses soupirants, Trône, superbe et languissante. Elle écoute ou n'écoute pas, Au gré de son humeur altière, Le ténor, la prima donna, Lacavatine... et la prière Qu'un amoureux entreprenant Ose lui glisser dans l'oreille. Derrière elle, cependant, Son digne mari qui sommeille, Se redresse dans son fauteuil, Tousse, lance un « bravo », s'étire, Bâille et soudain referme l'œil..."

 

En 1824, on l'estime coupable d'avoir prôné l'athéisme et, plus officieusement, d'avoir séduit la comtesse Vorontsov, la femme du gouverneur général d'Odessa. En juin, il reçut l'ordre de partir pour le domaine de ses parents, près de Pskof, et le 4 juillet, il abandonna les biens qu'il énumère dans le Voyage d'Onéguine : «Les mignonnes dames du Sud, les grasses huîtres de l'Eaxin, l'Opéra, ses loges trop chaudes et, grâce à Dieu, les grands seigneurs!» Mais ce qu'il regrettait le plus, nous le savons par des vers contemporains de son départ : «Adieu, mer ! Je n'oublierai pas - ton étincelante beauté - et longtemps, longtemps, j'entendrai, - aux heures du soir, ton murmure. »

 

Mikhaïiovskoïé - Le tsar assigne donc résidence à Pouchkine dans sa vieille propriété familiale. Brève période, 1824-1826, à peu près à la même époque, Lamartine était à Milly, seul aussi, levé à l'aube, allumant son feu, contemplant, de son balcon, le ciel et les montagnes lointaines, puis, rentrant dans son cabinet, marchait, méditait devant des portraits d'ancêtres, s'asseyait enfin devait sa table où Goethe, Homère, Chateaubriand, Cicéron coudoyaient en un savant désordre. La vie de Pouchkine est plus frustre, son manoir était en bois, sans étage, la chambre du poète était meublée d'un lit, d'un paravent, d'une armoire pleine de livres, d'un poêle, d'une table et de deux ou trois chaises, avec une seule fenêtre qui donnait sur la cour où s'ébattaient la volaille. Pouchkine s'ennuie à mourir, mais ce pays, si différent du reste de la Russie, invitait aux longues promenades. Loin de la frénésie des villes, il découvre les bienfaits de la terre natale, réclame nombre de livres, travaille à ses deux chefs-d'œuvre, "Boris Godounov" et "Eugène Onéguine", et évite sans doute de verser dans le complot des décembristes (1825). Deux thèmes dominent, celui du héros désabusé, dont la société a brisé le ressort vital, et celui de l'amour impossible. 

L'une des visites qui le marquèrent fut celle de la nièce de Mme Ossipova, d'Anna Pétrovna Kern, femme du général qui commandait à Riga. Pouchkine l'avait rencontrée, jeune fille, à Pétersbourg. Il lui dédie des stances devenues célèbres : "Exilé, je traînais les jours, De ce que j'appelais ma vie, Sans foi, sans culte, sans amours, Sans larmes et sans poésie. Mais - ô réveil inespéré ! Vision joyeuse et bénie ! Soudain tu m'apparus, génie De la fière et chaste beauté ! Et, dans ma poitrine élargie, Mon cœur a plus vite battu ; Larmes, amour et poésie, Grâce à toi, tout m'est revenu!"

 

Ciel de brume ; la tempête

Tourbillonne en flocons blancs,

Vient hurler comme une bête,

Ou gémit comme un enfant,

Et soufflant soudain pénètre

Dans le vieux chaume avec bruit,

Elle frappe à la fenêtre,

Voyageur pris par la nuit.

 

A Mikhaïlovskoïé, Pouchkine écrit le "Comte Nouline" et nombre de poésies fugitives :  "L'Hiver" nous fait assister à la journée du hobereau seul dans sa gentilhommière ; qu'y faire? chasser, somnoler sur de vieilles revues, écrire ? Les heures se traînent et voici qu'avec le soir arrivent des visites; que, sur le seuil, apparaît une jeune fille, toute rose sous la bise et la neige... Dans "le Voyage en hiver", un traîneau file dans la plaine, au bruit des grelots des chevaux et de la complainte du cocher : "Quelque chose de notre race Résonne dans ses chants sans fin; Tantôt, c'est l'élan fou, l'audace, Tantôt l'ennui qui nous étreint..." Nulle part de lumière, de maison; c'est, à l'infini, la nappe blanche que percent seulement des poteaux bariolés.

Mais son œuvre principale a été "Boris Godounov", le drame dans lequel il a pu contenter, et son zèle romantique, et son enthousiasme pour Shakespeare, et ce goût de l'histoire si fréquent chez les poètes de sa génération. Déjà à Kichinef , il l'avait tenté, ce drame : mais son "Vadim le Novgorodien", pris dans la préhistoire de la Russie, était un héros trop vague pour son esprit précis. Il l'abandonna sans regret après avoir lu le volume de l'histoire de Karamzine, qui racontait «le temps des troubles.» Quel en est le contexte? C'est sous le règne de Féodor, le fils d'Ivan le Terrible, l'assassinat du petit Tsarévitch Dmitri, à l'instigation du boïar Boris Godounov, qui grâce à ce crime succède à Féodor; puis l'apparition d'un prétendant, qui se dit le Tsarévitch sauvé par miracle, et n'est peut- être que le moine Otrépief. Devant l'imposteur et ses bandes, les armées moscovites reculent, et la mort subite de Boris achève la ruine de son oeuvre. Son fils Féodor est étranglé par les boïars : Dimitri est couronné dans Moscou, mais bientôt, au lendemain de son mariage avec Marina la Polonaise, il est tué par des émeutiers que mène Yassili Chouïski. Celui-ci devient Tsar à son tour, mais aux prises, et avec les Polonais, et avec de nouveaux Dmitri, il abdique et les boïars en appellent alors à Wladislas, fils du roi de Pologne. Il semble que la Moscovie aille se soumettre à sa rivale héréditaire, quand une réaction balaie ce dernier et place sur le trône Michel Romanov. 

 

"BORIS GODOUNOV" (1825)

Pouchkine a découvert les vieux contes populaires russes avec leurs sentiments puissants et primitifs (Le Tsar Satan, 1833) qui vont accentuer son goût romantique pour le passé. S'appuyant sur Shakespeare et Karamzin, mélange langues et styles et révèle les profonds ressorts psychologiques animent toute la dramaturgie de  l’histoire russe....

Rendue très populaire par l'opéra du même nom du compositeur russe Modeste Petrovitch Moussorgski (1839-1881), Boris Godounov est un des chefs-d'œuvre du théâtre musical du XIXe siècle qu'il commença à écrire en 1868, tandis que la tragédie historique de Pouchkine  fut publiée en version intégrale en 1831. Elle est divisée en trois parties principales, à leur tour divisées en tableaux. La première partie a trait aux événements de 1598, et surtout à la proclamation de Boris Godounov comme tsar, et montre l'attitude des boyards et du peuple devant cet événement. Le centre de l'action se rattache par suite aux événements de 1603, c'est-à-dire à la fuite de Grigori du monastère, à l'apogée du pouvoir de Boris, et à l'apparition du faux Dimitri en Pologne, et à l'amour de celui-ci pour Marina Munichek. L'épilogue relate les événements de 1604, soit la lutte contre le faux Dimitri et la mort de Godounov. En écrivant Boris Godounov, Pouchkine avait l'intention de donner à la littérature russe un drame national, pour la délivrer de l'emprise du pseudo-classicisme. Deux éléments vont contribuer à ce dessein, une nouvelle forme  que Pouchkine va puiser dans les drames de Shakespeare dont il avait fait une connaissance approfondie à cette époque; un contenu inspiré par la lecture de L'Histoire de l'Empire de Russie de Karamzine, qui venait de paraître, pourvoyeur d'événements historiques indiscutables. Pouchkine écrivit ainsi: « L'étude de Shakespeare, de Karamzine et de nos anciennes Chroniques a suscité en moi l'idée de donner une forme dramatique à une des époques les plus tragiques de l'histoire moderne. J'ai imité Shakespeare dans la peinture large et libre des caractères, dans son extraordinaire construction des types et dans sa simplicité. J 'ai suivi Karamzine dans son clair développement des événements; et enfin dans les Chroniques, je me suis efforcé de deviner la forme des pensées et du langage de cette époque-là." La culpabilité, discutable, de Boris Godounov, constitue le noyau de la tragédie de Pouchkine, tandis que le peuple et d'autres personnages vivant dans l'entourage du protagoniste (le faux Dimitri, le boyard Vasilii Roninski, le moine Pimène, sont placés au premier plan. Dominé par un ton religieux et moral, la tragédie de Pouchkine est l'un des ouvrages de théâtre les plus importants de la littérature russe, en raison de sa construction du drame psychologique, de la richesse du tableau historique, et enfin de la fusion tant admirée entre les caractères des personnages et le langage qui les exprime.  

 

Une scène du drame de Pouchkine, devenue classique, nous le montre conversant, dans son couvent, avec un vieux cénobite. Elle a été traduite maintes fois ..

La nuit. — Une cellule dans le monastère de Tchoudo, la nuit. 1603.

LE PÈRE PIMÈNE, GRÉGOIRE, FRÈRE LAI, endormi.

PIMÈNE écrit, assis devant la lampe des saintes images.

Encore un, encore un dernier récit, et ma chronique est terminée. La tâche est faite, la tâche qu’à moi, pécheur, avait imposé le Tout-Puissant. Ce n’est pas en vain que le Seigneur m’a placé pour témoin de tant d’années, et m’a donné l’intelligence de l’art d’écrire. Quelque jour, un moine laborieux trouvera mon œuvre loyale, mais sans nom. Comme moi il allumera sa lampe, et, secouant du parchemin la poussière du temps, il copiera ces récits véridiques, afin que les neveux des orthodoxes apprennent les destinées de leur terre maternelle ; afin qu’ils mentionnent avec respect leurs grands tzars pour leurs travaux, leur gloire, leurs bienfaits, et, pour leurs fautes, pour leurs sombres actions, qu’ils intercèdent humblement auprès du Sauveur. Je revis dans ma vieillesse ; le passé repasse devant moi. Il y a longtemps que, tout plein d’événements divers, ce passé fluait, s’agitant comme les flots de l’Océan. Maintenant le voilà silencieux et tranquille. Ma mémoire ne m’a conservé que peu de visages ; peu de paroles résonnent encore jusqu’à moi ; et tout le reste a disparu. Mais le jour est proche, ma lampe va s’éteindre. Encore un, encore un dernier récit. (Il se remet à écrire.)

GRÉGOIRE, se réveillant.

Toujours le même rêve ! Est-ce possible ? Pour la troisième fois ! Maudit rêve ! Et toujours, devant la lampe, le vieillard est assis, écrivant ; et sans doute, pendant toute la nuit, le sommeil n’a pas fermé sa paupière. Combien j’aime son aspect tranquille, quand, l’âme plongée dans le passé, il reprend et mène sa chronique ! Souvent j’ai désiré deviner ce que sa plume racontait. Était-ce la sombre domination des Tatars ? les cruels supplices ordonnés par Ivan le Terrible ? l’orageux vetché de la république de Novgorod ? les gloires de la patrie ? Vainement. Ni sur son front élevé, ni dans ses regards, on ne peut lire ses pensées secrètes. Toujours le même aspect, humble et grand. C’est ainsi qu’un diâk, vieilli dans les tribunaux, regarde avec le même calme les innocents et les coupables, et écoute avec indifférence le bien et le mal, sans connaître la colère ou la pitié.

PIMÈNE.

Tu t’es réveillé, frère ?

GRÉGOIRE.

Bénis-moi, révérend père.

 PIMÈNE.

Que Dieu te bénisse, maintenant, toujours et dans l’éternité.

GRÉGOIRE.

Tu as écrit pendant la nuit entière, sans te livrer au sommeil, tandis qu’une imagination diabolique a troublé mon repos, et l’ennemi des hommes n’a cessé de me tourmenter. Il m’a semblé en songe que j’étais monté par un escalier rapide au sommet d’une tour. De cette hauteur, Moscou me paraissait comme une fourmilière. En bas, sur la place, bouillonnait le peuple, et tous, en riant, me montraient au doigt. J’avais honte, j’avais peur, et, tombant en bas la tête la première, je me réveillais en sursaut. Et trois fois le même songe m’est venu. N’est-ce pas étrange ?

PIMÈNE.

C’est le jeune sang qui t’agite. Humilie-toi par le jeûne et la prière, et tes rêves se rempliront d’images sereines. Maintenant encore, si, quand mon front s’appesantit malgré moi, je ne prononce pas une longue prière avant la nuit, mon vieux sommeil n’est ni sans trouble, ni sans péché. Je vois tantôt des festins bruyants, tantôt des camps et des luttes guerrières, enfin les folles distractions de mes jeunes années.

GRÉGOIRE.

Que tu as gaiement passé ta jeunesse ! Tu as combattu sous les tours de Kasan ; tu as repoussé les armées lithuaniennes avec le brave Chouïski ; tu as vu la cour et le faste d’Ivan. Heureux ! Et moi, dès mon adolescence, j’erre, pauvre moine, dans de tristes cellules. Pourquoi, moi aussi, ne pourrais-je m’abandonner à l’enivrement des batailles, m’asseoir à la table des tzars ? J’aurais eu le temps, comme toi, dans ma vieillesse, de quitter le monde et ses vanités, de prononcer des vœux et de m’enfermer dans une tranquille retraite.

PIMÈNE.

N’aie point de regrets, frère, d’avoir quitté de bonne heure le monde pécheur, et de ce que le Très-Haut ne t’ait point envoyé beaucoup de tentations. Crois-moi, c’est de loin seulement que peuvent nous séduire la gloire, le luxe et les ruses de l’amour féminin. J’ai vécu longtemps, et j’ai pratiqué la vie ; mais je n’ai connu le bonheur que depuis que le Seigneur a daigné m’amener dans ce couvent. Pense, mon fils, à nos grands tzars. Qui est au-dessus d’eux ? Dieu seul. Qui prévaut contre eux ? Personne. Et pourtant leur couronne d’or leur devenait souvent lourde, et ils l’échangeaient contre un capuchon de moine. Le terrible tzar lui-même cherchait souvent le repos dans un semblant d’exercices pieux et d’austérité cloîtrée. Son palais, rempli d’orgueilleux favoris, prenait soudain l’apparence d’un monastère. Les sanglants ministres de ses volontés, se couvrant de haires et de cilices, apparaissaient comme de dociles cénobites, et le terrible tzar comme leur pieux supérieur. J’ai vécu ici, dans cette même cellule (elle était alors habitée par Cyrille, l’homme juste aux longues souffrances), et dès lors Dieu m’avait fait la grâce de m’éclairer sur le néant des vanités mondaines. J’ai vu ici le tzar, fatigué de ses pensées de colère et de supplices. Tranquille, rêveur, était assis au milieu de nous le Terrible. Nous nous tenions immobiles devant lui, et il causait paisiblement avec nous. Il disait à notre supérieur et à toute la communauté : « Mes pères, le jour désiré viendra ; j’apparaîtrai ici affamé de salut. Toi, Nicodème, toi, Serge, toi, Cyrille, recevez tous le vœu de mon âme. Je viendrai à vous, moi réprouvé chargé de crimes, et je prendrai la robe vénérable en tombant à vos pieds, ô mes saints pères. » Ainsi parlait le puissant monarque, et sa parole coulait comme du miel, et il pleurait. Et nous pleurions aussi, en suppliant le Seigneur d’envoyer la paix et l’amour à son âme orageuse. 

Et son fils Féodor, sur le trône, ne soupirait-il pas après la vie paisible d’un cénobite ? Il fit de son palais une cellule de prière. Là les pesants soucis du pouvoir ne troublaient pas son âme sainte. Dieu agréa l’humilité du tzar : sous lui, la Russie goûta un bonheur sans nuage, et, à l’heure de sa fin, un miracle inouï s’accomplit : devant sa couche, et visible au tzar seul, apparut un homme tout rayonnant de lumière ; et Féodor se mit à converser avec lui, l’appelant le grand patriarche. Et tous alentour furent saisis de terreur. Ils comprirent qu’il se faisait une apparition céleste, car en ce moment le saint vladika ne se trouvait pas dans la chambre du tzar. Et quand enfin il trépassa, tout le palais se remplit d’un saint parfum, et le visage du mort resplendit comme un soleil. Nous ne verrons plus jamais un pareil tzar. Ô terrible infortune ! Ô malheur inouï ! Nous avons péché, nous avons allumé la colère du Seigneur en nommant pour maître un régicide.

GRÉGOIRE.

Il y a longtemps, révérend père, que je veux te questionner sur la mort du tzarévitch Dmitri. En ce temps-là, dit-on, tu étais à Ouglitch.

PIMÈNE.

Hélas ! il ne m’en souvient que trop. Dieu a voulu me faire voir cette action méchante, ce péché sanglant. On m’avait envoyé jusqu’à Ouglitch pour y remplir une fonction monastique. J’y arrivai la nuit. De grand matin, à l’heure de la messe, j’entends tout à coup des cloches. C’était le tocsin qu’on sonnait. Un bruit s’élève, des cris. On court à la maison de la tzarine. J’y cours aussi, et j’y trouve tous les habitants de la ville, je regarde. Le tzarévitch égorgé est étendu par terre. Sa mère évanouie près de lui. Sa nourrice sanglote avec désespoir, tandis que le peuple furieux traîne l’impie traîtresse, sa gouvernante. Tout à coup, dans la foule féroce et pâle de fureur, apparaît le Judas Bitiagofski. « Voici, voici le scélérat ! » fut le cri général. Et, en un instant, il n’était plus. Alors le peuple se mit à poursuivre les trois assassins, qui s’étaient enfuis et cachés. On les saisit, et on les amena devant le cadavre encore chaud du royal enfant. Et, miracle ! le corps se mit à frémir. « Avouez ! » hurla le peuple ; et, pleins de terreur, sous la hache, les scélérats avouèrent, et nommèrent Boris.

GRÉGOIRE.

Quel âge avait le tzarévitch assassiné ?

PIMÈNE.

Près de sept ans. Il aurait aujourd’hui.... Dix ans se sont passés depuis l’événement ; non, douze...... il aurait ton âge. Il régnerait. Mais Dieu en a disposé autrement. C’est par ce récit plein de larmes que je terminerai ma chronique. Depuis cette époque, j’ai peu cherché à connaître les choses du monde. Frère Grégoire, tu as éclairé ta raison par la science ; c’est à toi que je transmets mon travail. Aux heures libres d’exercices spirituels, décris sans vain orgueil de sage, décris tout ce dont tu seras témoin dans ta vie, la guerre et la paix, le gouvernement des tzars, les saints miracles des hommes qui ont plu à Dieu, les prophéties et les signes célestes. Pour moi, il est temps de me reposer et d’éteindre ma lampe. Mais voici qu’on sonne la messe du matin. Seigneur, bénissez vos serviteurs. — Donne-moi mon bâton, Grégoire. (Il sort.)

GRÉGOIRE seul.

Boris, Boris, tout tremble devant toi. Personne n’ose seulement te rappeler le sort du malheureux enfant que tu as frappé. Et cependant, un reclus, dans une sombre cellule, écrit contre toi une dénonciation foudroyante, et tu n’échapperas point au jugement des hommes, pas plus que tu n’échapperas au jugement de Dieu."

 

"EUGENE ONEGUINE" (Евгений Онегин, 1822-1831)

Roman en vers écrit entre 1822 et 1831, publié plusieurs fois, mais, en édition complète, seulement en 1833, "Eugène Onéguine" est un ouvrage unique en son genre, et non pas seulement dans la littérature russe. Le critique Belinski affirma que c'était le livre le plus inspiré de Pouchkine, la création la plus parfaite de son imagination, celle où sa personnalité s'exprime pleinement et clairement. Dostoïevski en exaltait la fidélité à l`esprit du peuple russe, incarné surtout par l`héroïne, Tatiana. L'influence d`Eugène Onéguine a été énorme sur la littérature russe et inspirera longtemps ces dandys las de vivre dès le berceau.... 

C'est bien le premier roman russe dans la poésie, un nouveau modèle de la littérature mené comme une conversation sur nombre de sujets de l'existence, avec une galerie de personnages russes éternels, mais aussi un archétype de relations romantiques pour de nombreuses générations à venir ...

Parmi les personnages les plus importants, citons le jeune homme mondain qu'est Eugène Onéguine, le poète romantique Vladimir Lenski, les deux sœurs Tatiana et Olga Larine et, personnage dissimulé mais toujours présent dans les digressions intercalées au cours du récit, l`auteur lui-même. C'est en fait en 1820, en Crimée, que Pouchkine en a eu l'idée, après avoir lu le Don Juan de Byron, de ce "poème", c'est à Odessa qu'il l'a commencé, et à Boldino, près de Nijni-Novgorod, qu'il l'a fini en 1830. Mais c'est à Mikliaïlovskoïé, en 1825 et en 1826, qu'il en a écrit les chants les plus importants. La donnée en est plus simple que celle du Don Juan. 

Eugène Onéguine est un jeune seigneur orphelin, éduqué à la française, sceptique, égoïste, blasé de tout et de tous. L`héritage d'un de ses oncles le force à quitter Saint-Pétersbourg et à se rendre à la campagne où, avec un autre jeune propriétaire, le poète idéaliste Lenski, il fréquente la maison de Mme Larine, qui vit avec ses deux filles, la romantique et mélancolique Tatiana et la vivante et gaie Olga. Lenski est le fiancé de cette dernière. Tatiana s'éprend d'Onéguine et lui avoue son amour par une lettre ardente et naïve, à laquelle le dandy sceptique répond par un sermon moral sur les dangers qu'encourent les jeunes filles s'abandonnant aveuglement à leur sentiment. Pour chasser son ennui, au cours d`un bal, Onéguine commence à courtiser Olga et, défié en duel par Lenski, le tue. Après de longues années de vagabondage, il rentre à Saint-Petersbourg; il y retrouve, mariée à un général et devenue une grande dame, cette Tatiana qu'il avait autrefois méprisée comme une provinciale. ll ressent une grande passion pour elle et la courtise en vain ; il lui écrit et parvient un jour à la trouver seule dans sa maison. Tatiana lui avoue qu`elle l`aime encore. mais en même temps lui déclare qu`elle ne trahira jamais l`homme qui a eu confiance en elle et qui l`a épousée. 

Ce roman inspira le compositeur musicien russe Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) en composant l'opéra en trois actes, qui porte le même titre, Eugène Onéguine, créé à Moscou en 1879. Une musique facile et spontanée écrite dans le style caractéristique du compositeur qui qui perd rarement son caractère de musique de salon.  

 

"... La sensibilité s’émoussa bientôt en lui. Le bruit du monde le fatigua ; les beautés ne furent plus l’objet constant de ses pensées. Les trahisons même finirent par le trouver indifférent. L’amitié l’ennuya aussi bien que les amis. Et puis, il ne pouvait cependant pas toujours arroser d’une bouteille de Champagne des beafsteacks et des pâtés de foie gras, et semer des mots piquants lorsqu’il avait mal à la tête. Et bien qu’il eût le sang vif, il cessa de trouver du charme à la perspective d’une pointe de sabre ou d’une balle de pistolet.

Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khàndra, s’empara de lui peu à peu. Il n’essaya point de se brûler la cervelle, mais il se refroidit complètement dans son amour de la vie. Un nouveau Childe-Harold, moitié farouche, moitié languissant, apparaissait dans les salons. Rien ne semblait le toucher, ni les caquets du monde, ni le boston, ni un regard attendri, ni un soupir indiscret. Il ne remarquait plus rien.

Ô vous, coquettes du grand monde, il vous abandonna avant tout le reste. On doit avouer que, de notre temps, la vie du haut ton n’est pas mal ennuyeuse. Bien que certaines dames sachent citer Say et Bentham, en général leur conversation se compose de balivernes insupportables, quoique innocentes. En outre, elles sont si impeccables, si majestueuses, si pleines de science, si riches de piété, si méticuleuses et si inabordables aux hommes, que leur vue seule engendre l’ennui.

Et vous, faciles beautés que de rapides droschkis en traînent, à la nuit tombante, sur le méchant pavé de Pétersbourg, vous aussi, Onéguine vous abandonna. Renégat des jouissances bruyantes, il s’enferma dans sa maison. Il prit une plume, en bâillant, et voulut écrire ; mais tout travail suivi lui était insupportable. Rien ne sortit de sa plume, et il ne put devenir membre de cette confrérie querelleuse que je ne juge point puisque j’en fais partie moi-même.

Et de nouveau, ressaisi par le farniente, il se rassit devant sa table dans le louable projet de s’approprier l’esprit d’autrui. Il chargea les rayons de sa bibliothèque d’un bataillon de livres. Il lut, il lut, il lut… et sans aucun profit. Là l’ennui, ici la tromperie ou les rêveries vaines ; celui-ci n’a point de conscience, celui-là pas le sens commun. Et tous portent des chaînes, chacun la sienne. Le vieux a vieilli, et le neuf ne fait que se traîner dans les pas du vieux. Onéguine abandonna les livres comme il avait abandonné les femmes. Et il recouvrit d’un rideau de deuil la famille poudreuse de sa bibliothèque.

Ayant aussi rejeté le joug des lois du monde ; étant comme lui revenu de toute vanité, je fis à cette époque la connaissance d’Onéguine. Sa physionomie me plaisait, ainsi que son attachement obstiné aux rêveries de l’imagination, ainsi que la bizarrerie inimitable de son esprit vif et refroidi. J’étais aigri ; il était triste. Tous deux nous avions connu l’orage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous deux nous étions réservés à éprouver la malignité de la fortune et des hommes, au matin même de notre vie.

Celui qui a vécu et qui a réfléchi ne peut point, quoi qu’il fasse, ne pas mépriser les hommes dans son âme. Celui qui a senti vivement est condamné à être hanté par le spectre des jours qui ne peuvent revenir. Celui-là n’a plus d’enchantement ; le serpent du souvenir le mord plus cruellement que celui du repentir. Tout ceci, du reste, donne un grand charme à la conversation. Au début, la langue d’Onéguine me troublait ; mais bientôt je m’habituai à sa discussion envenimée, à sa plaisanterie assaisonnée de fiel, à la cruauté de ses sombres épigrammes.

Combien de fois, au cœur de l’été, lorsque le ciel nocturne se dresse transparent et clair au-dessus de la Neva, et que le miroir des eaux, dans sa gaie limpidité, ne reflète pourtant pas le disque de Diane ; combien de fois, rappelant les romans de la jeunesse et l’amour envolé, redevenus sensibles et insouciants, nous avons bu à longs traits et en silence le souffle de la nuit bienfaisante ! Ainsi qu’un forçat transporté pendant son sommeil d’un sombre bagne dans un bois verdoyant, nous étions ramenés par la mémoire vers les jeunes épanouissements de la vie.

L’âme pleine de je ne sais quels regrets, et appuyé sur le granit des quais, Onéguine se tenait rêveur, ainsi que le poète s’est peint lui-même. Tout dormait tranquille. On n’entendait que les cris que se renvoyaient les sentinelles nocturnes, ou le bruit soudain d’un droschki traversant la Milionaïa, tandis qu’un bateau solitaire, qui agitait lentement ses rames comme de grandes ailes, descendait le fleuve endormi, et, disparu dans le lointain, nous charmait par un chant hardi qui s’en élevait avec le son du cor. C’était doux, mais combien plus doux encore est le chant des octaves du Tasse !

Ô flots de l’Adriatique, ô rives de la Brenta, vous verrai-je avant de mourir ? Et plein d’un enthousiasme encore inconnu, entendrai-je les chants magiques que vous entendez ? Ils sont sacrés pour les fils d’Apollon. La lyre orgueilleuse d’Albion me les a fait connaître, et je sens qu’il y a entre eux et moi parenté. Oui, je jouirai librement des nuits dorées de l’Italie, lorsque, glissant dans une gondole mystérieuse, aux côtés d’une jeune Vénitienne, tantôt causeuse, tantôt muette, mes lèvres sauront trouver la langue de Pétrarque et de l’amour.

Sonnera-t-elle l’heure de ma délivrance ? Je l’appelle, je l’appelle. J’erre sur le rivage, j’attends un vent favorable, je hèle les vaisseaux. Quand commencerai-je enfin ma libre course sur les libres chemins de la mer, n’ayant plus à lutter qu’avec les flots et les tempêtes ? Il est temps que j’abandonne ce monotone élément qui m’est hostile, et que, bercé sur les vagues brûlées du soleil, sous le ciel de mon Afrique je soupire au souvenir de ma sombre Russie, où j’ai souffert, où j’ai enterré mon cœur, mais où j’ai aimé.

Onéguine était prêt à visiter avec moi des contrées étrangères ; mais alors le destin nous sépara pour longtemps. Ce fut à cette époque que mourut son père. Une troupe affamée de créanciers vint fondre sur Onéguine, qui, indifférent à son sort, haïssant les procès et sachant bien qu’il n’y perdrait pas grand’chose, leur abandonna tout son héritage. Peut-être prévoyait-il déjà la mort de son oncle...."

 

"LE DESIR DE LA GLOIRE" (1825)

Lorsque enivré de délices, d'amour,

sans un mot, devant toi, j'étais agenouillé,

 contemplant et pensant : elle est mienne -

tu le sais, mon cher cœur, la gloire n'était rien.

Tu le sais : à cent lieues de ce monde si vain,

las de mon sobriquet futile de poète,

 las de tant de tourmentes, j'étais indifférent

au bredouillis lointain des louanges, des blâmes.

Pouvais-je avoir souci des arrêts de la foule,

lorsque, abaissant vers moi tes regards langoureux,

posant très doucement ta main sur mes cheveux,

tu murmurais : "M'aimes-tu bien, dis-moi, es-tu heureux ?

Et n'aimeras-tu pas un jour une autre femme?

Es-tu sûr, mon ami, de ne pas m'oublier? "

je ne pouvais alors que me taire, confus,

tout m'était volupté, et je m'imaginais

que l'avenir n'est pas, ni le jour redoutable

 adieux... Qu'en fut-il ? Les tortures, les larmes,

les trahisons, la calomnie, tout, d'un seul coup

a fondu sur ma tête... Que suis-je? Où suis-je?

Je suis un voyageur foudroyé au désert,

tout devant moi s'est assombri! Et désormais

me voici tenaillé par un désir nouveau :

et je la veux, la gloire, et je veux que mon nom

à toute heure du jour harcèle ton oreille,

je veux t'entourer toute, et que, retentissante,

la rumeur fasse tout résonner près de toi,

qu'écoutant en secret la voix qui ne ment pas

tu retrouves en toi mes ultimes prières,

et ce parc, et la nuit, au moment des adieux.

(trad. Gallimard, L.Martinez)

 

"A Anette Kern" (1825)

Je revois l'instant merveilleux

où devant moi tu apparus,

vision à peine ébauchée,

claire image de la beauté.

Accablé jusqu'au désespoir,

assourdi par le bruit du monde,

j'entendis longtemps ta voix tendre

et rêvai de tes traits aimés.

Les ans passèrent. Les tempêtes

au vent jetèrent tous mes rêves

et j'en oubliai ta voix tendre

et les traits purs de ton visage.

Mes jours se traînaient silencieux

dans une sombre réclusion,

sans génie, sans inspiration,

sans vie, sans amour et sans larmes

Quand sonna l'heure du réveil,

devant moi tu réapparus,

vision à peine ébauchée,

claire image de la beauté,

et mon cœur s'est remis à battre,

ivre de voir ressusciter

le génie et l'inspiration,

la vie et l'amour et les larmes.

(trad. Gallimard, L.Martinez)

 


Les années 1825-1830 marquent un tournant décisif pour l'évolution de Pouchkine. Une après-midi de décembre 1825, un voisin apporta à Trigorskoïé la nouvelle de la mort de l'Empereur Alexandre et de troubles à Pétersbourg. Pouchkine se hâta de retourner chez lui, et le lendemain matin, à l'aube, il se mit en route pour la capitale. Il arrivera trois jours plus tard, d'un bout de la Russie à l'autre, les arrestations se multiplièrent. Ryléief, Pestel, Mouravief, tous amis ou correspondants de Pouchkine, avaient été jetés, dès le premier jour, dans les cachots des Saints Pierre et Paul. Puis ce fut le tour des Raievski,du prince Volkonski, l'époux de Maria Raievskaïa, de Kioukhelbeker enfin. 

A la tête de la Russie, un nouveau tsar, Nicolas Ier. Celui-ci va offrir à Pouchkine sa protection, lui permet de retourner à Moscou, adulé, mais en fait pour vivre en liberté surveillée. Ses moindres gestes et écrits sont contrôlés. Mais Pouchkine entre enfin dans le "monde" et se voit réintroduit dans la société la plus brillante de Russie, cherchant à satisfaire ses passions longtemps brimées. Dans ses poésies, toute influence française a disparu et le voici traducteur, ainsi de Shakespeare, il sortira le poème d' "Angelo". Mais le regret qui le hantera le plus, ce sera celui de la jeunesse et de la gaîté qui l'avait soutenu pendant ses six années d'exil. Cette force intérieure, plus tard il ne la retrouvera pas : ses adieux à l'exil se confondent avec les adieux à la jeunesse, qu'il a écrits justement en 1827 - "Adieu, légère jeunesse; Merci pour tes jours de gaîté. Merci pour tes jours de tristesse : O jeunesse, pour tous tes dons, Merci."

 

Le génie de Pouchkine semble incompatible avec une société superficielle et vaine, fuir, se réfugier dans sa tour d'ivoire, dans la retraite intérieure de son art, reste en fait son idéal. Il achève "Poltava", poursuit "Eugène Onéguine" et trouve, pour exprimer son découragement grandissant, des hymnes où le thème de la mort revient souvent. En 1830, le choléra contraint Pouchkine à se retirer à Boldino, dans la campagne, où il peut enfin se livrer aux pures émotions du spectacle de la nature ("Que le ciel est paisible !  L'air est tiède et serein ; lauriers et citronniers Embaument dans la nuit; une lune éclatante Brille dans la profonde obscurité bleuie... "). Et lors d'un second voyage au Caucase, Pouchkine rapporte aussi de belles poésies lyriques : "A une Kalmouke", "Le Don", "Delibache", "Un couvent sur le Kazbek", "Le Caucase"...

 

"L'ANTCHAR" (1828)

Dans un désert fiévreux, aride,

sur un sol que l'été calcine,

l'antchar, sentinelle de mort,

tient tête seul à l'univers.

La nature avare des steppes

le fit naître un jour de colère

et le gorgea de son venin

du feuillage, inerte, aux racines.

Le poison, filtré par l'écorce,

vient fondre au brasier de midi

et se prend, quand le soir descend,

en gomme épaisse et translucide.

L'oiseau en détourne son vol

et le tigre l'évite. Si le noir tourbillon

aborde l'arbre de la mort,

il s'écarte, lourd de venin.

Si le nuage dans sa course

arrose le feuillage épais,

la pluie qui goutte de ses branches

empoisonne le sable ardent.

Mais l'homme a su envoyer l'homme

vers l'antchar d'un œil impêrieux.

Et l'homme a pris docilement la route

et n'est revenu qu'au matin,

rapportant la gomme mortelle,

une branche aux feuilles flétries

et la sueur, sur son front pâle,

descendait en ruisseaux glacés.

Prosterné sur la natte, à l'ombre de la hutte,

le misérable esclave a expiré aux pieds

du maître et seigneur invincible

qui, dans le suc empoisonné,

a plongé ses flèches fidèles

et semé en terre étrangère,

alentour, largement, la mort!

(trad. Gallimard, L.Martinez)

 

"CAUCASE" (1829)

Le Caucase est sous moi, je suis seul au sommet,

au-dessus de la neige, à portée de l'abîme;

Un aigle qui nichait sur un sommet lointain

demeure à ma hauteur en planant, immobile.

D'ici je vois surgir de terre les torrents

et naître les premiers filets des avalanches.

Les nuages ici coulent sous moi, paisibles,

traversés çà et là de cascades bruyantes;

puis - des blocs dénudés et d'énormes falaises

Gt, plus bas, des lichens et des buissons pelés;

puis viennent les forêts et les ombrages verts

Où chantent des oiseaux, où galopent des cerfs.

Et plus loin sont les hommes, blottis parmi les roches,

et les brebis, paissant sur des prés inclinés,

le berger qui descend vers les vallées heureuses

Où se rue l'Aragva aux rivages ombreux,

Où des cavaliers gueux se cachent dans les gorges,

où s'ébat le Térek, sauvagement joyeux :

bondissant et hurlant, pareil au jeune fauve

qui devine une proie à travers ses barreaux,

il se rue au rivage, impuissant et rageur

et lèche les rochers de ses vagues voraces...

En vain! Il n'est pour lui ni pâture ni joie -

il demeure écrasé par les masses muettes.

 (trad. Gallimard, L.Martinez)

 


"POLTAVA" (1829)

 Poème en trois chants qui introduit l'Ukraine dans la littérature russe, "Poltava" est l'œuvre d'un homme désenchanté. Pouchkine rompt avec un certain lyrisme personnel et verse dans une poésie d'inspiration nationale et collective, préférant l'objectivité à ses élans intimes. Une documentation minutieuse lui fournit le cadre de la bataille de Poltava et l'épopée historique se double d'une histoire d'amour; les figures du vieux Mazeppa et du tsar sont dépeintes comme des caractères hors-série, qui peuvent transformer le cours de l'histoire. Le cadre historique en est la grande lutte nationale de Pierre le Grand contre le roi de Suède, Charles XII, sur fond de laquelle Pouchkine nous conte une typique histoire d'amour roman tique. La jeune Marie, fille de Kotchoubey, un fidèle serviteur du tsar, s'est éprise du vieux Mazeppa, l`hetman des Cosaques, et s'enfuit de la maison paternelle. Kotchoubey veut se venger de cet outrage, mais Mazeppa, pour se débarrasser de lui, l'accuse de trahison et le fait enfermer et torturer dans son château. C'est en fait Mazeppa qui s'apprête à nouer des relations avec les ennemis du tsar, et l'une des plus puissantes scènes du poème est constituée des ultimes débats de sa conscience : au cours d'une nuit dramatique, le vieux Mazeppa, incapable de trouver le sommeil, erre autour de son château, harcelé par de sinistres ombres lorsque soudain, des cris déchirent le silence ; c`est la plainte de Kotchoubey qu'on torture une dernière fois avant de l'exécuter. La tendre Marie n'aura guère le temps de sauver son père. La bataille de Poltava voit Pierre le Grand mettre les armées de Charles XII en déroute et le traître Mazeppa acculé à la fuite. C'est alors que Marie revient vers lui, une dernière fois, par amour? Marie supplie Mazeppa de la laisser partager son malheur, mais le voile ne tarde pas à tomber et elle voit enfin tel qu`il est, s'éloignant de lui, dans un sauvage éclat de rire. ...

Le poème a inspiré à Victor Bourenine et à Piotr Ilitch Tchaïkovski son opéra "Mazeppa", créé au Théâtre Bolchoï de Moscou le 15 février 1884...

 

"LES RECITS DE BELKINE" (Povesti Belkina, 1830)

Récits  écrits en 1830 et attribués par Pouchkine à un certain Ivan Pétrovitch Belkine qui, après les avoir maintes fois entendu raconter, les aurait fidèlement retranscrits : Le coup de pistolet, La tempête de neige, Le marchand de cercueils, Le maître de poste, La demoiselle-paysanne . 

Le poète entre ici dans une nouvelle période, après le puissant réalisme des drames de Shakespeare qui l'ont libéré du romantisme byronien qui caractérisait ses premières œuvres, le voici  abordant via "la pittoresque turpitude de l`Ecole flamande", ce fameux réalisme artistique dont l`influence sera capitale sur la nouvelle littérature russe. La valeur esthétique de ces Récits tient à la simplicité dépouillée des personnages, au naturel des sentiments, et à la vie intense qui anime les scènes évoquées.

Sylvio, le héros du premier récit, "Un coup de pistolet", est un jeune officier orgueilleux, autoritaire et fort habile à manier le pistolet; son courage lui a conquis l`estime de toute la garnison. Un jour, cependant, il refuse de se battre, et son prestige en est considérablement diminué. En fait, Sylvio a un secret : s'il se dérobe, c`est pour consacrer sa vie à une vengeance. La deuxième partie du récit est racontée par l'adversaire de Sylvio, le comte de B... Ayant surpris ce dernier dans la maison de campagne où il passe sa lune de miel, Sylvio, pistolet au poing, se dresse devant le comte qui, craignant le retour de sa femme, le supplie de l'abattre sans tarder. La jeune femme survient; sous ses yeux, Sylvio pointe son arme sur le comte, en plaisantant de si cruelle façon que la malheureuse, en larmes, s`évanouit. Sylvio, s'estimant alors suffisamment vengé de l`humiliation que lui avait jadis imposée son adversaire, abaisse son arme et disparaît pour toujours... 

Le "Marchand de cercueils" met en scène Adrien, petit homme d'humeur sombre et mélancolique. Comme il passe la soirée chez un voisin qui fête ses noces d`argent, Adrien est invité à boire à la santé des morts qu'il a enterrés. Révolté par cette proposition qu'il juge offensante, Adrien, rentré chez lui, convie les esprits des morts à lui tenir compagnie. Le lendemain, alors que le brave homme, après son travail, regagne son logis à la nuit tombée, il trouve sa maison peuplée d'une foule d`ombres terrifiantes qui se pressent autour de lui. Le jour se lève, et, tandis que notre homme s'éveille, il aperçoit sa servante qui prépare paisiblement le thé de cette funèbre aventure...

"Le Chasse-Neige" ou "La Tempête de neige", a pour héroïne une riche héritière, Marie Gavrilovna, éprise, malgré l'opposition formelle de ses parents, d`un jeune officier sans fortune. Les deux amoureux conviennent de se marier en secret et de fuir ensemble. La nuit fixée pour leur départ survient une violente tempête de neige : le jeune homme, ayant perdu son chemin, n'arrive qu'au petit jour à la chapelle où devaient se célébrer les noces; voyant la chapelle déserte, il se résigne, désespéré, à rejoindre son régiment, et meurt peu après au cours d'une guerre. Les années passent : vivant toujours seule, Marie Gavrilovna finit par accepter l`amour que lui porte le colonel Bourmine. Celui-ci doit toutefois lui avouer qu'il n`est pas libre et que jadis, au cours d'une nuit de tempête, s`étant réfugié dans une chapelle isolée, il s'est vu marier, un peu malgré lui, à une jeune inconnue qui attendait en vain son fiancé. Cette femme, jamais il ne l'a revue, toujours est-il qu'il est bel et bien marié à elle ! Marie, à cet aveu, pâlit, parle à son tour et Bourmine se jette à ses pieds ...

 

La résignation à ne trouver de joie qu'en l'art est exprimée dans son sonnet "Au poète" (traduit par Ivan Tourgueniev et Gustave Flaubert, parue dans La République des Lettres, 1876). Les années qui suivront son mariage seront toutes entières absorbées dans des travaux de commande et des œuvres de prose, et ne concerneront plus la poésie....

"AU POÈTE" (1830)

Poète, n'attends rien des faveurs du vulgaire.

L'extase et l'ovation bruyante n'ont qu'un temps

qu'un sot juge ton œuvre ou que le peuple en rie,

toi, demeure serein, taciturne et constant.

Tu es roi : vis donc seul. Par de libres chemins

va seul où te conduit librement ton esprit,

prenant soin de polir le fruit de tes pensées,

sans fixer de salaire â la belle prouesse.

Ton salaire est en toi. Tu es juge suprême,

plus sévère qu'un autre à censurer ton œuvre.

En es-tu satisfait, scrupuleux artisan?

Satisfait? - Laisse alors la plèbe t'insulter

et cracher sur l'autel où crépite ta flamme

ou, par enfantillage, ébranler ton trépied.

(trad. Gallimard, L.Martinez)

 

Le mariage de Pouchkine - 1830-1831, à trente ans, Pouchkine s'ennuie, la société qu'il fréquente a évolué, sa popularité a diminué. "Dans la steppe sans voix, sans limite et sans vie, Trois sources ont jailli mystérieusement. L'une court à grand bruit ; c'est la source bénit De la jeunesse, aux flots pressés et turbulents. L'autre, plus pure, est la source de poésie ; Le poète en ses eaux boit l'inspiration. Enfin, dans la troisième, en buvant, on oublie :De tous les maux elle est la consolation". Nous voyons alors Pouchkine errer de ville en ville, de cam- pagne en campagne. Mais les voyages interdits, il lui faut bien vivre à la ville, avec la certitude d'y retomber dans les fautes d'autrefois : "Tel j'étais autrefois et tel je suis encore, Amoureux et léger. Mes amis, qui l'ignore ? Puis-je voir la beauté d'un œil tranquille et froid, Sans tendresse timide et sans secret émoi ? Hélas ! comme l'amour s'est joué de ma vie ! Que de fois - tel un aigle à l'aile endolorie - Je me suis débattu dans les rets de Vénus ! Inutile leçon! Mes liens sont-ils rompus. Que, tout dolent encor, je cherche un autre piège".

Après avoir tenté de séduire Sophie Pouchkina et Catherine Ouchakova et triomphé de la vertu d'Anna Kern et de la comtesse Zakrevska, Pouchkine demande la main de Natalia Nikolaïevna Gontcharova, la plus jolie fille de tout Moscou, âgée de seize ans, ignorante et impressionnable. Entretemps, en attendant réponse qui tarde, il aura rejoint l'armée en lutte au Caucase contre les Turcs et écrit quelques poésies et une courte relation, "Voyage à Erzéroum", reçu autorisation de publier "Boris Godounov" qui lui vaut quelques subsides.

Puis il gagne sa propriété de Boldino, trois mois à un tournant de sa vie, il y écrit une quantité d'oeuvres qui frappent par leur diversités, dont "Une maisonnette à Kolomna", quatre petites tragédies, cinq nouvelles en prose ...

 

Le mariage avec Natalia Nikolaevna Gontcharova enfin conclu après trois années de tractations (les Goncharov, bien que ruinés, occupaient une position plus élevée dans la société que les Pushkin), le 18 février 1831,à Moscou. Le poète se laisse entraîner dans le sillage d'une reine de beauté, coquette et courtisée, il la suivra à contrecœur de gala en salons, cultiver son esprit, il y a renoncé. En automne 1831, le poète et sa femme déménagent à Saint-Pétersbourg et s'installent rue Galernaya, dans la maison de la veuve Briskorn. La jeune famille était soutenue financièrement par sa tante Catherine Zagryazhskaya.

À deux reprises, le poète se réfugie dans une propriété de famille à Boldino, où il compose quelques-unes de ses plus belles œuvres (automne 1830 et automne 1833) : "Povesti pokoïnogo Ivana Petrovitcha Belkina" (Récits de Belkine, 1831), "Mednyï vsadnik" (le Cavalier de bronze, 1833), où il chante son amour pour Pétersbourg, la majesté de son fleuve, l'ombre transparente de ses nuits, l'ordre sévère de ses palais, ses fêtes où sur le front des troupes flottent ces vieux drapeaux percés de tant de balles; "Pikovaïa Dama" (la Dame de pique, 1834), - une très vieille dame possède, dit-on, le secret que lui a révélé Cagliostro, au temps où elle était belle, de ponter à coup sûr. Le jeune officier Hermann qui, sous des dehors d'Allemand correct, cache une àme de joueur effréné, décide qu'il s'emparera du secret de la vieille dame. Il se fait donc aimer de sa demoiselle de compagnie, s'introduit dans sa maison, de nuit, puis dans sa chambre, et la somme, un poignard à la main, de tout lui révéler : elle meurt de frayeur et Hermann n'aura bientôt plus qu'à se tuer lui-même. "Istoria bounta Pougatcheva" (Histoire de la révolte de Pougatchev, 1834), "Skazka o zolotom petouchke" (Conte du coq d'or, 1834), "Kapitanskaïa dotchka" (la Fille du capitaine, 1836). "Dans les Nouvelles de Bielkine, la Fille du capitaine, la Dame de pique, et surtout dans L'Histoire de la révolte de Pougatchef, nous retrouvons un prosateur qui a reçu l'empreinte ineffaçable de Voltaire, écrira Eugène-Melchior Vogüé; l'ordonnance du plan, le choix des détails, la phrase claire et courte, un peu sèche, tout cela semble pensé en français, et ce style n'a pas d'analogue dans la prose russe...." Et pas l'ombre de mysticisme, ni d'inquiétude philosophique; le sentiment religieux n'est pour lui qu'un moyen poétique...

 

"LE CHEVALIER AVARE" (skupoj rycar, 1830)

Trois scènes dramatiques datées de 1830, inspiré sans doute de Molière mais revu et corrigé par Byron. Dans un premier tableau, le jeune Albert se plaint à son écuyer de l'avarice de son père et ne peut ainsi soutenir son rang à la cour du duc. L'écuyer introduit un usurier juif, qui, au lieu d'argent, conseille à Albert d'empoisonner le vieux baron. Le fils refuse un tel procédé et décide de se plaindre au duc du traitement que lui inflige son père. Le second tableau nous présente le baron descendant dans les souterrains de son château pour ajouter une nouvelle poignée d'or dans ses coffres. C'est ici que se place un monologue considérée comme l'une des plus belles pages que Pouchkine ait écrites : le vieillard dévoile son âme et évoque le pouvoir que lui confère nt ses trésors. La conscience de cette puissance lui suffit, il est au-dessus de tout désir et règne à sa façon. Mais un souci l'obsède, qu'adviendra-t-il de ses richesses après sa mort? Son fils les dissipera, car il ne connaît pas tous les sentiments que lui confèrent ces richesses dissimulées. Au troisième tableau, Albert est reçu par le duc qui lui promet d'influencer son père. Le jeune homme se retire dans une pièce voisine, lorsque le baron arrive. Le duc insiste donc auprès du vieillard pour qu'il envoie son fils à la cour, le baron cherche d'abord des biais, puis finit par déclarer que son fifis est un être vil qui désire sa mort de et qui a déjà tenté de le voler. A ces mots, Albert fait irruption dans la salle et traite le baron de menteur. Celui-ci jette le gant à son fils qui s'empresse de le ramasser, mais le duc le lui arrache et lui ordonne de sortir. Au même instant, le baron tombe foudroyé.

 

"LE CONVIVE DE PIERRE" (1830, Kamenny Gost)

Tragédie écrite en 1830, mais publiée après la mort de l'auteur, qui tient dans la littérature russe du XIXe siècle une place importante. Elle reprend le motif de Don Juan. Celui-ci, tout en sachant que son retour à Madrid peut lui coûter la vie, est décidé à revenir dans la capitale avec son fidèle serviteur Leporello, pour y retrouver la belle Laura, fameuse actrice dont il n'a pas réussi jusqu'ici à conquérir l'amour. Alors qu'il est dans le cimetière sous les murs de Madrid, il apprend que doña Anna, veuve encore jeune et belle du Commandeur, va tous les jours pleurer sur la tombe de son mari : il veut l'attendre, mais Leporello l'en dissuade. Cependant, dans la maison de Laura a lieu un festin auquel participe don Carlos, son admirateur. Les invités partis, Laura retient don Carlos ; c'est alors que survient don Juan qui tue son rival. Laura cède enfin à ses protestations d'amour. Don Juan, satisfait de cette nouvelle conquête, se rend au cimetière où il rencontre doña Anna : celle-ci, pour mettre fin aux effusions du libertin, lui donne un rendez-vous chez elle, où elle l'écoutera, loin de la tombe de son mari. Fort de cette perspective, Don Juan avec ironie s'adresse à la statue du Commandeur et l'invite à les rejoindre chez sa veuve ; mais il lui semble que la statue lui a fait un signe d'assentiment. Et le lendemain, tandis qu'il est dans la chambre de doña Anna et que celle-ci, déjà troublée par ses déclarations, va lui céder, on entend frapper à la porte : la statue du Commandeur apparaît. Doña Anna s'évanouit, et don Juan, épouvanté, cherche vainement à s'enfuir. La statue le retient et lui demande s'il a peur : Don Juan, dans un sursaut d'orgueil et de courage, lui tend la main. La statue la lui serre jusqu'à ce qu'il en meure. Loin de la version traditionnelle de Don Juan, celui de Pouchkine meurt victime de son ardeur et de son impudence et, comme dans l'opéra de Mozart, don Juan est un ici un mélange de cynisme et d'idéalisme. 

 

"LE CAVALIER DE BRONZE" (Mednyj vsadnik, 1831). 

Poème publié en 1831 exaltant la ville de Saint-Pétersbourg et de son fondateur, Pierre le Grand, auquel l`œuvre est dédiée. Ce Cavalier de bronze est l'énorme monument équestre du tsar qui s`élève au centre de la ville et le personnage principal du poème, un jeune employé, Evguéni, qui, pendant une nuit d`insomnie, ressasse ses déceptions et pense à sa fiancée Paracha. Une rumeur, des cris montent soudain de la rue : la Neva déborde, c'est l'inondation ! Evguéni se sauve en s'accrochant à un lion de bronze mais voit devant lui la demeure submergée de sa fiancée, et, près de là, le Cavalier de bronze.

La douleur lui fait perdre la raison, il erre désormais dans la ville, lorsqu'un jour, passant devant la statue, un moment de lucidité lui fait se remémorer son amour perdu : le voici apostrophant le tsar de métal, le rendant responsable de son malheur, car c'est lui qui a fondé sa ville sur des marécages....

Puis, épouvanté de son attitude, il fuit, croyant que le "Cavalier" le poursuit. Son corps sera découvert quelques jours après, sur une petite île dans les parages de la maison où Paracha fut noyée... 

(Deuxième partie)

Rassasiée de dévastations,

lasse de sa brutale audace,

la Néva retourne à son cours,

toute fière de ses ravages,

en laissant choir avec dédain

son butin. Tel un criminel

jette sa bande forcenée

sur un village, brise, égorge,

abat et pille. Les cris se mêlent aux injures,

les coups brutaux aux hurlements!

Et, les bras lourds de rapines,

craignant la poursuite, essoufflés,

les brigands de prendre la fuite,

semant de butin les chemins.

L'eau recula et le pavé

réapparut et mon Eugène

s'empressa, le cœur défaillant,

plein d'espoir, de terreur, d'angoisse,

vers le fleuve à peine calmé.

Mais, encore ivres de triomphe

les vagues bouillonnaient encore,

à croire qu'un feu encore y couvait

et le fleuve encore haletait,

coursier fourbu par sa victoire.

Eugène aperçoit une barque,

il se jette sur cette aubaine,

il interpelle le passeur

et le passeur, insouciant,

pour dix kopecks, du meilleur gré,

le lance sur les eaux terribles.

Un long temps l'habile rameur

lutta contre la houle hostile.

A tout instant parmi les vagues

la barque risqua de sombrer

avec ses hardis nautoniers

et aborda enfin.

Alors le malheureux

enfile une rue familière

et court à l'endroit familier.

Il ne reconnaît rien. Atroce vision!

Il n'a devant lui que décombres,

tout est renversé, disloqué.

Là les murs sont penchés; ici ils sont

tombés. Et d'autres ont été

charriés au loin par les vagues.

Partout sur ce champ de bataille

des corps gisants. Eugène, inconscient

et le coeur lui manquant, s'élance

tout droit au lieu même où l'attend

le destin, mystérieux courrier

qui lui tend un pli cacheté.

Courant, il franchit le faubourg.

Voici le golfe et la maison est proche.

Comment cela?

Et il s'arrête.

Revient sur ses pas. Puis repart.

Regarde mieux... marche... regarde encore

 

 

Voici l'endroit. Le saule. Et le portail, ici.

Emporté, dirait-on. Où, la maison?

Et, rempli d'un souci lugubre,

il tourne en rond, sans cesse, tourne,

se parle à lui-même à voix haute

et soudain se frappe le front

avec un grand rire.

La brume de la nuit

tomba sur la ville enfiévrée;

veillant fort tard, les habitants

échangèrent leurs sentiments

sur le jour écoulé.

Les rayons du matin,

trouant les pâles nuées lasses,

luirent sur la ville apaisée

sans trouver de visibles traces

du malheur tout récent. La pourpre

masquait de son mieux le fléau

et tout était rentré dans l'ordre.

Dans les rues désormais ouvertes

la foule circulait, froide à son habitude,

indifférente. Le peuple rond-de-cuir

se rendait aux bureaux. L'intrépide marchand

tâchait de rouvrir au plus vite

ses sous-sols pillés par le fleuve,

pressé d'extorquer au prochain

le montant de ses pertes. On nettoyait les cours

de canots égarés.

Et le comte Khvostov,

poète bien-aimé des dieux

chantait en des vers immortels

l'infortune advenue aux bords de la Néva.

Mais mon pauvre, mon pauvre Eugène...

Hélas! son esprit ébranlé

par tant de terribles secousses,

avait cédé. L'inquiétante rumeur

de la Néva et des vents résonnait

à ses oreilles. Taciturne, hanté

d'horribles pensées, il errait;

torturé d'on ne sait quel rêve.

Une semaine s'écoula. Un mois.

Et il ne rentrait pas chez lui.

Son coin modeste, déserté,

fut, le terme échu, reloué

incontinent à un pauvre poète.

Eugène n'y vint pas chercher

ses effets. Pour le monde, vite,

il fut un étranger. Tout le jour il marchait

et dormait sur les quais; se nourrissait

du pain tendu à un guichet.

Ses vieux vêtements s'élimaient

et sur lui tombaient en poussière.

Des enfants lui jetaient des pierres.

Souvent les cochers de leur fouet

le cinglaient; il ne savaient plus

comment traverser les rues..."

(trad. Gallimard, L.Martinez)

 


L’histoire du petit homme impuissant qui défie le formidable créateur de la ville, devient la base du mythe littéraire de Pétersbourg....

(Alexander Benoit. Illustration pour le poème « Cavalier de cuivre ». 1899-1905)

 

.. Eugène tressaillit. Une lucidité

atroce l'éclaira. Il reconnut le lieu

où le déluge avait fait rage,

où s'étaient bousculées les vagues

rapaces qui l'avaient cerné,

les lions et la place et celui

qui élevait, imperturbable,

sa tête d'airain dans le noir,

celui dont le vouloir fatal

avait fondé la ville aux portes de la mer...

Terrible, auréolé par l'ombre!

La pensée animant ce front!

La force qui s'y dissimule!

Et la fougue de ce cheval!

Où bondis-tu, fier étalon?

Sabots levés, où vas-tu retomber?

O, puissant maître du destin,

n'as-tu pas comme une cavale,

bâillonné la Russie avec un mors d'acier,

la jetant, cabrée, sur l'abîme ?

Le pauvre fou tourna autour

du socle qui porte l'idole

et leva ses regards déments

sur celui qui pesait sur la moitié du monde.

Son cœur se serra. Il posa

son front sur la grille froide.

 

 

Un brouillard envahit ses yeux,

une flamme cingla son cœur,

son sang frémit. Il s'assombrit

devant cet arrogant fétiche;

fermant le poing, serrant les dents,

comme en proie aux forces du mal :

« C'est bon, bâtisseur de prodiges ! -

murmura-t-il, tremblant de haine -

gare à toi ! ››... Et tout aussitôt

il prit la fuite. Il avait cru

qu'enflammé d'une brusque rage

la face du tsar redoutable

lentement se tournait vers lui...

Il s'enfuit sur la place vide,

il court, il entend dans son dos,

comme un roulement de tonnerre,

le lourd carillon d'un galop

ébranlant sous lui le pavé.

Dans le clair de lune blafard,

tendant son bras haut vers le ciel,

le cavalier de bronze le pourchasse

sur son cheval aux bonds retentissants.

La nuit durant, où qu'il portât ses pas,

le pauvre hère était rejoint

par le pesant galop du cavalier d'airain.

.....


Les "petites tragédies" (Маленькие трагедии), quatre pièces qu'il commence à écrire à partir de 1830 et au travers desquelles Pouchkine réfléchit sur les passions humaines (amour, jalousie, avarice, envie), sur leurs manifestations dramatiques et le jeu du destin qui les façonne : et règle les comptes avec son père et décide si le génie et la méchanceté sont compatibles, "Le Convive de pierre", "Mozart et Salieri" , "Le Chevalier avare", et  "Le Festin pendant la peste". Ce sont toutes des pièces concises, avec peu de personnages ...

(Mikhail Vrubel. Illustration de la tragédie «Mozart et Salieri». 1884)

 

"MOZART ET SALIERI" (1832)

 Ce drame en vers, écrit en 1830, publié en Russie en 1832, en France en 1857, est l'occasion pour Pouchkine de traite ici d'une passion humaine, en l'occurrence l'envie. Utilisant la légende selon laquelle Mozart aurait été empoisonné par Salieri, il écrit un petit chef-d'œuvre qui vaut tant la forme que pour l'analyse psychologique. Car cette "envie" est la conséquence d'un drame d'incompatibilité entre le talent, forgé par toute une vie laborieuse, et le génie, qui inspire un être léger et inconscient. Salieri, pour surmonter sa médiocrité, a, selon ses propres paroles, "disséqué la musique comme un cadavre et vérifié l'harmonie par l'algèbre". Jusqu'à ce que cette passion ne s'empare de lui : "Où est la justice quand le don sacre, le génie immortel n'est pas envoyé en récompense de l'amour ardent, de l'abnégation, du zèle, des prières, mais va illuminer la tête d`un insensé... Oh. Mozart, Mozart!" Grand enfant généreux. mais léger et insouciant, ne connaissant pas la valeur de son propre génie, Mozart est une offense vivante pour ce bourreau de travail qu`est Salieri. Une haine désespérée va s'emparer de son âme. " Tu es Dieu, Mozart, et tu ne le sais pas; moi, moi je le sais." Mozart doit mourir, "Je suis élu pour cela", et Mozart, pressent sa mort, un "homme noir " lui avait commandé un Requiem. cet homme n`est plus revenu, mais son ombre le poursuit jour et nuit. Salieri, ayant versé le poison dans le verre de Mozart, écoute son Requiem avec des larmes de soulagement : il peut maintenant admirer Mozart sans en souffrir. ...

 

"LA DAME DE PIQUE" (1833, Pikovaja Dama)

Récit publié en 1833 et considéré comme l'une des créations les plus originales de Pouchkine, l'influence d'Hoffmann y est nettement reconnue. Le personnage principal,  Hermann, a entendu l'anecdote suivante : une vieille comtesse a réussi, grâce à un tour secret avec trois cartes, à se tirer d'embarras, après avoir perdu au jeu. Hermann, qui n'a jamais joué aux cartes, est désormais obsédé par le désir d'arracher son secret à la vieille dame. Il réussit à pénétrer dans sa maison mais l'effraye à tel point qu'il cause sa mort, sans lui avoir par ailleurs arraché son secret, un secret dont elle nie la réalité en mourant. Après les funérailles, le spectre de la comtesse apparaît au jeune homme et lui indique les trois cartes. Avec deux des cartes, Hermann gagne au jeu, mais il perd avec la troisième : croyant avoir pris un as, il trouve la dame de pique. Le jeune homme devient fou entraîné dans son obsession. Prosper Mérimée en 1849 puis Gide en 1923 traduiront cette nouvelle. Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), s'inspirera du récit de Pouchkine pour composer un opéra en trois actes, représenté à Saint-Pétersbourg en 1890, et l'une des meilleures œuvres lyriques du compositeur russe..

 

".... Hermann frémissait, comme un tigre, en attendant l'heure du rendez-vous. Dès dix heures, il était en faction devant la porte de la comtesse. Il faisait un temps affreux. Les vents étaient déchaînés, la neige tombait à larges flocons. Les réverbères ne jetaient qu'une lueur incertaine; les rues étaient désertes. De temps en temps passait un fiacre fouettant une rosse maigre, et cherchant à découvrir un passant attardé. Couvert d'une mince redingote, Hermann ne sentait ni le vent ni la neige. Enfin parut la voiture de la comtesse. Il vit deux grands laquais prendre par-dessous les bras ce spectre cassé, et le déposer sur les coussins, bien empaqueté dans une énorme pelisse. Aussitôt après, enveloppée d'un petit manteau, la tête couronnée de fleurs naturelles, Lisabeta s'élança comme un trait dans la voiture. La portière se ferma, et la voiture roula sourdement sur la neige molle. Le suisse ferma la porte de la rue. Les fenêtres du premier étage devinrent sombres, le silence régna dans la maison. Hermann se promenait de long en large. Bientôt il s'approcha d'un réverbère, et regarda à sa montre. Onze heures vingt minutes. Appuyé contre le réverbère, les yeux fixés sur l'aiguille, il comptait avec impatience les minutes qui restaient. 

A onze heures et demie exactement, Hermann montait les degrés, ouvrait la porte de la rue, entrait dans le vestibule, en ce moment fort éclairé. O bonheur! point de suisse. D'un pas ferme et rapide, il franchit l'escalier en un clin d'oeil, et se trouva dans l'antichambre. Là, devant une lampe, un valet de pied dormait étendu dans une vieille bergère toute crasseuse. Hermann passa prestement devant lui.

La salle et le salon étaient sombres; la lampe de l'anti-chambre les éclairait faiblement. Le voilà enfin dans la chambre å coucher. Devant l'armoire sainte, remplie de vieilles images, brûlait une lampe d'or. Des fauteuils dorés, des divans aux couleurs passées et aux coussins moelleux étaient disposés symétriquement le long des murailles tendues de soieries de la Chine. On remarquait d'abord deux grands portraits peints par madame Lebrun. L'un représentait un homme de quarante ans, gros et haut en couleur, en habit vert clair, avec une plaque sur la poitrine. Le second portrait était celui d'une jeune élégante, le nez aquilin, les cheveux relevés sur les tempes, avec de la poudre et une rose sur l'oreille. Dans tous les coins, on voyait des bergers en porcelaine de Saxe, des petites boîtes de toutes formes, des pendules de Leroy, des paniers, des éventails, et les milles joujoux à l'usage des dames, grandes découvertes du siècle dernier, contemporaines des ballons de Montgolfier et du magnétisme de Mesmer. 

Hermann passa derrière le paravent, qui cachait un petit lit en fer. Il aperçut les deux portes : à droite celle du cabinet noir, à gauche celle du corridor. Il ouvrit cette dernière, vit le petit escalier qui conduisait chez la pauvre demoiselle de compagnie; mais il referma cette porte, et entra dans le cabinet noir.

Le temps s'écoulait lentement. Dans la maison, tout était tranquille. La pendule du salon sonna minuit, et le silence recommença. Hermann était debout, appuyé contre un poêle sans feu. Il était calme. Son cœur battait par pulsations bien égales, comme celui d'un homme déterminé à braver tous les dangers qui s`offriront à lui, parce qu'il les sait inévitables. Il entendit sonner une heure, puis, deux heures; puis bientôt après, le roulement lointain d'une voiture. 

Alors il se sentit ému malgré lui. La voiture approcha rapidement et s'arrêta. Il entendit rabattre le marche-pied. Grand bruit aussitôt de domestiques courant dans les escaliers, des voix confuses; tous les appartements s'illuminent, et trois vieilles femmes de chambre entrent à la fois dans la chambre à coucher; enfin paraît la comtesse, à demi morte, qui se laisse tomber dans un grand fauteuil à la Voltaire. Hermann regardait par une fente. Il vit Lisabeta passer tout contre lui et il entendit son pas précipité dans le petit escalier tournant. Au fond du coeur, il sentit bien quelque chose comme un remords, mais cela passa. Son coeur redevint de pierre.

La comtesse se mit à se déshabiller devant un miroir. On lui ôta sa coiffure de roses et on sépara sa perruque poudrée de ses cheveux à elle, tout ras et tout blancs. Les épingles tombaient en pluie autour d'elle. Sa robe jaune, lamée d'argent, glissa jusqu'à ses pieds gonflés. Hermann assista malgré lui à tous les détails peu ragoûtants d'une toilette de nuit; enfin la comtesse demeura en peignoir et en bonnet de nuit. En ce costume plus convenable à son âge, elle était un peu moins effroyable. 

Comme la plupart des vieilles gens, la comtesse était tourmentée par des insomnies. Après s'être déshabillée, elle fit rouler son fauteuil dans l'embrasure d'une fenêtre et congédia ses femmes. On éteignit les bougies, et la chambre ne fut plus éclairée que par la lampe qui brûlait devant les saintes images. La comtesse, toute jaune, toute ratatinée, les lèvres pendantes, se balançait doucement à droite et à gauche. Dans ses yeux ternes on lisait l'absence de la pensée; et, en la regardant se brandiller ainsi, on eût dit qu'elle ne se mouvait pas par l'action de la volonté, mais par celle d'un secret courant galvanique.

Tout à coup ce visage de mort changea d'expression. Les lèvres cessèrent de trembler, les yeux s'animèrent. Devant la comtesse, un inconnu venait de paraître : c'était Hermann.

- N'ayez pas peur, Madame, dit Hermann à voix basse, mais en accentuant bien ses mots. Pour l'amour de Dieu, n'ayez pas peur. Je ne veux pas vous faire le moindre mal. Au contraire, c'est une grâce que je viens implorer de vous.

La vieille le regardait en silence, comme si elle ne comprenait pas. Il crut qu'elle était sourde, et, se penchant à son oreille, il répéta son exorde. La comtesse continua à garder le silence.

- Vous pouvez, continua Hermann, assurer le bonheur de toute ma vie, et sans qu'il vous en coûte rien... Je sais que vous pouvez me dire trois cartes qui...

Hermann s'arrêta. La comtesse comprit sans doute ce qu'on voulait d'elle; peut-être cherchait-elle une réponse. Elle dit :

- C'était une plaisanterie... je vous le jure, une plaisanterie.

- Non, madame, répliqua Hermann d'un ton colère. Souvenez-vous de Tchaplitzki, que vous fîtes gagner...

La comtesse parut troublée. Un instant, ses traits exprimèrent une vive émotion, mais bientôt ils reprirent leur impassibilité première.

- Ne pouvez-vous pas, dit Hermann, m'indiquer ces trois cartes gagnantes?

La comtesse se taisait; il continua :

- Pourquoi garder pour vous ce secret? - Pour vos petits-fils? Ils sont riches sans cela. Ils ne savent pas le prix de l'argent. À quoi leur serviraient vos trois cartes? Ce sont des débauchés. Celui qui ne sait pas garder son patrimoine mourra dans l'indigence, eût-il la science des démons à ses ordres. Je suis un homme rangé, moi; je connais le prix de l'argent. Vos trois cartes ne seront pas perdues pour moi. Allons...

Il s'arrêta, attendant une réponse en tremblant. La comtesse ne disait mot. Hermann se mit à genoux.

- Si votre cœur a jamais connu l'amour, si vous vous rappelez ses douces extases, si vous avez jamais souri au cri d'un nouveau-né, si quelque sentiment humain a jamais fait battre votre coeur, je vous en supplie par l'amour d'un époux, d'un amant, d'une mère, par tout ce qu'il y a de saint dans la vie, ne rejetez pas ma prière. Révélez-moi votre secret! - Voyons! Peut-être se lie-t-il à quelque péché terrible, à la perte de votre bonheur éternel? N'auriez-vous pas fait quelque pacte diabolique ?... Pensez-y, vous êtes bien âgée, vous n'avez plus longtemps à vivre. Je suis prêt à prendre sur mon âme tous vos péchés, à en répondre seul devant Dieu! - Dites-moi votre secret! - Songez que le bonheur d`un homme se trouve entre vos mains, que non seulement moi, mais mes enfants, mes petits-enfants, nous bénirons tous votre mémoire et vous vénérerons comme une sainte.

La vieille comtesse ne répondit pas un mot. Hermann se releva.

- Maudite vieille, s'écria-t-il en grinçant des dents, je saurai bien te faire parler! Et il tira un pistolet de sa poche.

À la vue du pistolet, la comtesse, pour la seconde fois, montra une vive émotion. Sa tête branla plus fort, elle étendit ses mains comme pour écarter l'arme, puis, tout d'un coup, se renversant en arrière, elle demeura immobile.

- Allons! cessez de faire l'enfant, dit Hermann en lui saisissant la main. Je vous adjure pour la dernière fois. Voulez-vous me dire vos trois cartes, oui ou non?

La comtesse ne répondit pas. Hermann s'aperçut qu'elle était morte...."

 

"DOUBROVSKY" (1832-1833, Dubrovskij)

Un roman dans l'atmosphère des Récits de Belkine, écrit en 1832 et qui conte l'histoire dramatique de Vladimir Doubrovski, jeune homme à l'âme noble et courageuse, mais que le destin va forcer à mener une vie de brigandage. Un petit seigneur, riche et insolent, Kiril Petrovitch Troekourov, personnage autoritaire et cruel, fut jadis l'ami du père de Vladimir, d`origine noble, mais pauvre. Un jour que celui-ci, offensé par un serviteur de Kiril, ne voulut pas transiger sur le point d'honneur et exigea des excuses, l'amitié de Kiril se transforma en haine, et le riche seigneur, plein de rancune, complota vengeance contre son ancien ami. Profitant de la sénilité obséquieuse de tous les fonctionnaires du pays, Kiril réussit à s'approprier légalement le domaine de Doubrovski. Celui-ci, exaspéré par l'indignation et la douleur, sombre dans la folie. Le fils, rappelé de chez sa vieille nourrice à Saint-Pétersbourg, arrive à temps pour voir son père mourir dans ses bras et, tout de suite après, les fonctionnaires envahir sa maison. Poussé par sa profonde douleur, mais aussi par haine contre l'ennemi de son père, et contre le système d'une société qui permet tous les abus aux riches et aux puissants, Vladimir met le feu à son ancienne demeure, et s'enfuit dans les bois. A partir de ce jour, il se livre à un brigandage aussi téméraire que chevaleresque et demeure insaisissable. Mais la maison de Kiril, qu'il ne connaît pas personnellement, n'est pas attaquée, car le jeune bandit est amoureux de Macha, la fille du seigneur, et tout ce qui touche à la jeune fille devient sacré pour le jeune homme. Se faisant passer pour un précepteur, il réussit à se faire recevoir dans cette maison et à se faire aimer par la jeune fille. Découvert, il doit fuir et lui révèle sa véritable identité et lui fait promettre qu'en cas de danger elle aura recours à son aide. Cette occasion ne tarde pas à se présenter. En effet, Kiril, insensible aux larmes de sa fille, veut la marier de force à un prince riche et vieux. Macha envoie le signal convenu à Doubrovski qui accourt, malheureusement trop tard, pour trouver Macha déjà unie au vieux prince par les liens sacrés du mariage. Doubrovski, voyant son dernier rêve d'amour détruit, s'enfuit à l'étranger... 

 

PREMIÈRE PARTIE- CHAPITRE PREMIER - "Il y a de cela quelques années, vivait dans sa propriété un vieux hobereau russe, Kirila Pétrovich Troiékourov. Sa fortune, ses ancêtres et ses relations personnelles lui assuraient une grande autorité dans les provinces où étaient situées ses terres. Les voisins se pliaient avec empressement à ses moindres caprices, et le bruit de son nom faisait trembler les autorités locales. Troiékourov acceptait cette flagomerie comme un tribut légitime. Sa maison ne désemplissait pas de convives, qui ne demandaient pas mieux que de distraire son seigneurial désœuvrement et de partager ses distractions bruyantes, voire brutales. Aucun n'osait se dérober à son invitation; personne n'avait le courage de ne pas se présenter au jour dit, avec les marques de la plus obséquieuse déférence.

Dans la vie familiale, Troiékourov manifestait tous les vices propres à un homme de peu d'instruction. Gâté par son entourage, il avait pris coutume de donner libre cours à toutes les impulsions de son naturel violent, à toutes les lubies de son esprit, assez borné. En dépit de son extraordinaire vigueur et de son endurance, il souffrait régulièrement, une ou deux fois par semaine, d'indigestion due à sa goinfrerie. Chaque soir, il sortait de table un peu plus guilleret qu'il ne sied.

Dans l`une des ailes de sa demeure vivaient seize filles de chambre, occupées aux ouvrages manuels propres à leur sexe. Les fenêtres de cette aile étaient masquées par un treillage de bois; les portes closes par des serrures dont Kirila Pétrovitch gardait les clés. Les jeunes recluses, à heures fixes, descendaient au jardin et se promenaient sous la surveillance de deux vieilles. De temps à autre, Kirila Pétrovitch en mariait quelques-unes, et des nouvelles venaient prendre leur place.

Avec les gens de maison et les paysans, le hobereau se comportait en despote intraitable et fantasque. Troiékourov passait son temps à faire des tournées dans ses immenses terres, à ripailler, à inventer, chaque jour, quelque turlupinade, dont la victime était habituellement choisie dans ses nouvelles relations. D'ailleurs, les vieux amis n'y échappaient guère davantage, sauf un : Andréi Gavrilovitch Doubrovsky.

Ce Doubrovsky, lieutenant de la garde en retraite, riche de soixante-dix âmes, habitait dans le voisinage immédiat du domaine de Kirila Pétrovich. Terriblement arrogant, même à l'égard des personnes les plus hauts placées, Troiékourov estimait Doubrovsky malgré sa fortune modeste. Autrefois, ils avaient été camarades au régiment, et Kirila Pétrovitch connaissait, par expérience, l'impétuosité et la fermeté de caractère de son voisin.

Les circonstances les avaient séparés pour longtemps. Doubrovsky, à moitié ruiné, avait été obligé de quitter son service dans l'armée et de se retirer dans ce qu'il lui restait de terres. Ayant eu vent de la chose, Troiékourov lui avait offert sa protection, mais Doubrovsky l'en avait remercié, car il préférait être pauvre, mais garder son indépendance.

Quelques années plus tard, Kirila Pétrovitch, général d'armée en retraite, était revenu dans son domaine, et les deux compagnons s'étaient revus avec joie. Dès lors, ils se rencontrèrent tous les jours et Troiékourov, qui, de son vivant, n'avait jamais honoré personne de ses visites, s'en venait voir son ami en toute simplicité, à la bonne franquette. Étant du même âge, appartenant, par la naissance, à la même classe, élevés dans les mêmes principes, ils se ressemblaient de goûts et de caractère. Et même le destin de l'un n'allait pas sans présenter de profondes analogies avec celui de l'autre : tous deux avaient fait un mariage d'amour, étaient restés veufs à brève échéance, avec un enfant sur les bras. Le fils de Doubrovsky faisait ses études à Saint-Pétersbourg; la fille de Troiékourov grandissait sous les yeux de son père, qui disait volontiers à son voisin :

- Que t'en semble, vieux frère : à supposer que ton Volodka ne devienne pas un fichu chenapan, je lui donnerai ma Macha... Peu m'importe, qu'il soit nu comme un ver!

A cela, Doubrovsky répondait invariablement, en hochant la tête :

- Hé non, Kirila Pétrovitch, mon Volodka n'est pas un épouseur pour Maria Kirilovna. Pauvre comme il l'est, j'aime mieux le voir marié à quelque jeune fille sans fortune, de petite noblesse, plutôt que de devenir un intendant au service d'un petit bout de femme capricieux.

Tout le monde enviait la parfaite entente qui régnait entre l'arrogant Troiékourov et son pauvre voisin, s'étonnant de la témérité de ce dernier, qui n'hésitait pas, à table, chez Kirila Pétrovitch, d'exprimer carrément son avis, sans se soucier de savoir s'il s'accordait à celui de son hôte. D'aucuns essayaient de l'imiter et de sortir du cadre de la stricte obédience, mais Troiékourov leur donna une bonne peur, une fois pour toutes, et, depuis lors, Doubrovsky fut le seul qui échappât à la commune loi.

Un malencontreux incident vint tout bouleverser...."

 

"LA FILLE DU CAPITAINE" (1836, Kapitanskaja doeka] 

Roman historique publié dans le dernier fascicule de la revue Le Contemporain pour l'année 1836 et qui se positionnait alors parmi les travaux entrepris par Pouchkine aux archives de l'Etat, à Saint-Pétersbourg alors qu'il préparait une Histoire de la révolte de Pougatchev, œuvre demeurée inachevée. Une révolte qui se situait pendant le règne de l'impératrice Catherine II, un règne qui qui fournit le cadre historique du récit. Les événements sont vus à travers le tempérament d'un narrateur, Grinev, et la trame de cette chronique familiale est tissée avec une telle maîtrise que non seulement le succès du roman fut grand, mais son influence certaine sur toutes les chroniques familiales qui seront écrites par la suite sous forme de roman, jusqu'à "La Guerre et la Paix" de Léon Tolstoï.  

Au centre, les aventures du jeune officier Grinev et de son domestique Savéllitch à partir desquelles Pouchkine déroule une prose tout à la fois concise et fastueuse. Nous assistons au départ du lieutenant et de son fidèle compagnon de la maison paternelle pour la forteresse lointaine de Bélogorsk. Puis, c`est la rencontre avec Maria Mironova, la fille du commandant de la forteresse, le duel avec un rival (le futur traître Chvabrine), le siège et l`occupation de la forteresse par le rebelle Pougatchev. Ce dernier sauve la vie de Maria et du jeune Grinev. ayant reconnu en son prisonnier celui qui, un jour, lui avait fait don de sa pelisse. C`est ensuite l'arrestation de Grinev, accusé de haute trahison pour avoir eu, involontairement, contact avec les rebelles et. enfin, la grâce impériale. obtenue, en sa faveur, par Maria. 

 

Le duel et la mort de Pouchkine - Alors qu'à la demande du tsar, Pouchkine travaille à une histoire de Pierre le Grand, la vie à la Cour l'insupporte, sa promotion le 31 décembre 1833 au rang de gentilhomme de la chambre par l'empereur lui semble peu en accord avec son âge, le voici demandant un congé de la cour, décision qui le prive de son principal revenu. Soulevant l'hostilité déclarée de nombre de courtisans, une cabale animée par l'ambassadeur de Hollande Heeckeren se monte contre lui, des lettres anonymes prétendent que la frivole Natalia accorde ses faveurs à un jeune Français, Georges d'Anthès, fils adoptif du baron Heeckeren, le voici conduit au duel : le 27 janvier 1837, non loin de Saint-Pétersbourg, dans une clairière enneigée, les deux adversaires, transis de froid, déchargent leur pistolet, le poète s'effondre, mortellement blessé. Il rendra l'âme le lendemain après une affreuse agonie. Sa mort est ressentie comme un deuil national, cinquante mille personnes de toutes conditions défilent devant son cercueil.

 


Fédor Ivanovitch Tioutchev (1803-1873)

L'homme est un rêve malade de la nature. Poète de formation classique, comme Pouchkine, son contemporain,  nul poète russe, dit-on, n'eut une compréhension aussi profonde du romantisme. Né à Ovstoug (Ovstug), dans le gouvernement d'Orel (Orël), d'une famille noble peu fortunée, Fiodor Tioutchev a passé son enfance à la campagne, où il a eu comme précepteur le poète Raïtch (Raič), son aîné de dix ans, traducteur de Virgile, de l'Arioste et du Tasse. Il écrit ses premiers vers à l'âge de dix ans, à, quatorze ans il rejoint la Société des amis de la littérature russe auprès de l'université de Moscou, à quinze ans  il entre à la faculté des lettres de l'université de Moscou. Entré en 1822 au ministère des Affaires étrangères, il est nommé secrétaire d'ambassade à Munich, où il se lie avec l'élite sociale et intellectuelle de la capitale bavaroise et épouse en 1826 une jeune veuve appartenant à l'aristocratie allemande, Eléonore Peterson, née comtesse Botmer. Il se lie avec Schelling, dont il subit l'influence, et avec Heine, dont il publie en 1827 la première traduction en russe. Goethe est tout aussi présent tant son adoration de la nature est sans borne et son mépris pour la vanité de l'être humain bien ancré dans son oeuvre.

Ses propres poèmes commencent à paraître, mais ils passent inaperçus jusqu'en 1836, date à laquelle Pouchkine publie dans deux numéros de sa revue Sovremennik (« Le Contemporain »), sous le titre de "Stikhotvorenija, prislannye iz Germanii" («Poèmes envoyés d'Allemagne»), un cycle de vingt-quatre poèmes dont la publication restera sans lendemain : entre 1838 et 1848, Tioutchev n'écrit qu'une petite quarantaine de poèmes, et son nom demeure ignoré du public russe jusqu'en 1854, date de la publication de son premier recueil. Déplacé à Turin en août 1837, à la suite d'une passion scandaleuse pour la baronne Ernestine Dörnberg (née Pfeffel) qu'il épouse en 1839, après la mort de sa première femme, il est mis à pied la même année pour abandon de poste et revient vivre à Munich. Il revient plus tard à Saint-Pétersbourg où il est nommé en 1848 censeur principal auprès du ministère, puis, en 1858, président du Comité de censure pour l'étranger, après avoir assumé en 1848 une attitude résolument antirévolutionnaire, le poète reste, il est vrai, fidèle à un nationalisme slavophile qui identifie la Russie à l'orthodoxie et celle-ci à la chrétienté ("On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison" (1866) : « On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, / On ne peut pas la mesurer, / Elle a un caractère particulier, / On ne peut que croire en elle ! »). En 1850, il s'abandonne avec passion à Hélène Denissieva (Elena Denis'eva),  la gouvernante de sa fille....

(Fyodor Tyutchev, par Stepan Aleksandrovsky, 1842-1906).

 

Une nouvelle édition de ses Poésies paraît en 1868. Tioutchev sera vu comme le poète de l'amour, mais d'un amour vécu comme une passion destructrice, comme un défi aux lois du monde et de la société, puisant dans le spectacle de la nature les éléments de ce  chaos originel qui fascine tant l'être humain.

 

Le poème le plus connu de Tioutchev s’appelle « Silentium ! », c'est-à-dire le silence signifiant l'impossibilité de s'ouvrir aux autres. On cite fréquemment en Russie un des vers de ce poème « Toute pensée qui s'exprime est mensonge ». Tais-toi et cache tes sentiments et tes rêves, reste silencieux comme les étoiles dans la nuit, regarde-les et ne dis rien, comment ton coeur peut-il s'exprimer, comment quelqu'un peut-il te comprendre, peut-il comprendre comment tu vis. Il y a tout un monde dans ton âme, pensées mystérieuses et magiques, qui seraient stupéfaits et troublés par le bruit extérieur, écoute-les et ne dis rien...