Les Advantures du fameux chevalier Dom Quixot de la Manche et de Sancho Pansa son escuyer - "Lazarillo de Tormes" (1554) - Mateo Alemán (1547-1615), "Guzmán de Alfarache" (1599-1604) - Miguel de Cervantes (1547-1616) - "La primera parte del ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha" (1605) - Francisco de Quevedo (1580-1645), "La vida del Buscón (1603-1604) - ....

Last update 10/10/2021

Pour nombre d'historiens, le fameux Siècle d'or espagnol commence en 1525 avec la victoire espagnole à Pavie et prend fin en 1648 avec la perte du Portugal et le traité de Westphalie, qui marque la fin de la prépondérance militaire espagnole en Europe.

Au début du XVe siècle, l'Espagne était un coin perdu aux confins de l'Europe. Rappelons que pendant la majeure partie du Moyen Âge, elle avait été un territoire musulman sur lequel les trois religions monothéistes coexistaient plus ou moins pacifiquement. De coin perdu, l'Espagne devint progressivement, entre 1400 et 1600, la plus grande puissance au monde. Elle engrangea des cargaisons entières d'or en provenance du Nouveau Monde, développa une grande confiance en son propre langage et, avec Cervantès, détenait l'un des plus grands auteurs de la littérature mondiale, Le mariage de Ferdinand et isabelle, en 1649, par lequel s'unirent également la Castille et l'Aragon, fut déterminant pour cette évolution et toute la péninsule ibérique suivit leur exemple dans son processus d'unification: un pays, une Église, une langue...

En 1492, l'Espagne expulsa ses Juifs, et, dans la même année, elle reconduit a l'issue d'un long siège son dernier territoire musulman au sud, Grenade. En outre, le Portugal fut annexé par son puissant voisin suite a la bataille d'Alcantara, en 1580. Délimitée, au nord, par les Pyrénées, et, au sud, par les Colonnes d'Hercule, l'Espagne formait depuis toujours une unité géographique. Désormais, l'unification serait également religieuse et linguistique. Antonio de Nebrija (1441-1522) publia la première grammaire espagnole, en 1492: "la langue et le pouvoir vont toujours main dans la main", écrivit-il (Gramática de la lengua castellana).

Son empire est l'aspect le plus visible de la métamorphose de l'Espagne. ll commença a s'étendre dans le Nouveau Monde, avec le célèbre voyage de Christophe Colomb qui accosta, en 1492, sur ce qui est aujourd'hui une partie des Bahamas. Charles Quint règne, de 1516 à 1556, certes sur la plus grande puissance du temps, mais celle-ci n'est pas une nation à proprement parler, mais un conglomérat dont l'unité ne tient qu'à la volonté de construire un empire catholique : l'élan de la Reconquête va créer la légitimité des monarques et déboucher sur une croisade interne au pays, contre tous les opposants à l'unanimisme religieux , judéo-convers (juifs convertis au catholicisme) et morisques (musulmans convertis au catholicisme), illuministes (alumbrados), protestants. Une période marquée par une intense activité intellectuelle, sous influence italienne, que dominent Antonio de Guevara (1480-1645), Pedro Mejia (1497-1551), le cardinal Cisneros (1436-1517), lecteur assidu d'Erasme et fondateur de l'université Alcala de Henares en 1506, ou Garcilaso de la Vega (1501-1536) dont l'oeuvre si brève marquera durablement la poésie espagnole. L'historien Pierre Chaunu considère que l'identité durable de l'Espagne réside dans son statut de "frontière tragique de la chrétienté". Le monde chrétien des XVIe et XVIIe siècles est déchiré par des querelles fratricides, entre protestants et catholiques, tandis que l''Espagne apparaît comme le bastion de la Contre-Réforme, un Siècle d'or travaillé par la recherche d'un renouveau spirituel tel que l'illuminisme et le mysticisme, obsédé par la pureté depuis la fin de sa Reconquête, par une Inquisition, créée en 1478, et qui tourne à plein régime à partir de 1492...

Sous Felipe ll, qui règne de 1556 à 1598, alors que l'intelligentsia, formée dans les collèges d'Alcalá et de Salamanque, tient les rênes du pouvoir à tous les échelons, depuis les Conseils, organes de l'Administration, jusqu'aux favoris, l'Espagne s'épuise encore dans une lutte à la fois vaine et glorieuse, c'est le temps de la désillusion, de la nostalgie, d'une société qui se sclérose et se cloisonne : "c'est en éclatant aux quatre vents d'un monde trop vaste que l'Espagne se referme sur elle-même, à la recherche de soi, de son identité, dans un rêve impossible de pureté" (P.Chaunu). En contraste absolu, sur le plan culturel, un Siècle d'Or, celui de Greco (1541-1614), José de Ribeira (1591-1652) ou Francisco de Zurbarán (1598-1664), de Cervantès (1547-1616) et de Lope de Vega (1562-1635)..

Le contexte est plus que jamais favorable à une insularité florissante. L'espagnol suit sa propre voie, davantage que d'autres littératures nationales. C'est dans ce contexte singulier que se développe le 'roman", produit par excellence de cette indépendance... Les peintres les plus connus sont Antonis Mor (1520-1577), d'origine hollandaise, Alonso Sánchez Coello (1531-1588), Juan Fernández de Navarrete (1526-1579), dit El Mudo, et Sofonisba Anguissola (1532-1625), italienne de naissance...

Au début du règne de Felipe III, 1598 (jusqu'en 1621), le royaume naguère si orgueilleux doit négocier avec ses ennemis pour survivre, renonçant ainsi aux chimériques espoirs d'un retournement politique et religieux en Europe entre 1550 et 1600. L'Espagne signe la paix avec l'Angleterre (1604), une trêve avec la Hollande, un accord avec la Savoie, et l'infante Anne d'Autriche épouse Louis XIII, tandis qu'Isabelle de Bourbon épouse le futur Philippe IV. C'est aussi la fin d'une époque, Madrid se transforme, les jeux galants se multiplient qui se moquent des barbons sentencieux et Cervantès qui a cinquante-sept ans confie ses chimères à son double, un personnage de fiction, le ridicule et pathétique Don Quichotte. Mais rien d'amer ou de tragique, on constate un effondrement social et moral et nouveau sentiment prend forme. Renaissance et humanisme sont sans doute révolus, mais le monde a beau se dégrader, une petite flamme de naïveté continue à brûler intérieurement, voilà peut-être la grande trouvaille de Cervantès... Les peintres les plus connus sont alors le portraitiste Juan Pantoja de la Cruz (1553-1608), Santiago Morán (1571-1626), Bartolomé González y Serrano (1564-1627), Rodrigo de Villandrando (1588-1622)...

 

"Jacques Lagnier, L’Espagnol qui rend gorge, 1657" 

Le roman picaresque (Novela picaresca)....

La tradition des romans "picaresques" est née en Espagne, vers la fin du XVIe siècle, avec une première oeuvre anonyme, "Lazarillo de Tormes", publiée en 1554. Le "picaro" qui se diffuse à partir des années 1580 désigne à la fois le gueux, le coquin, le vagabond, mais ses figures sont multiples, révélateur d'un monde infâme, décrit avec réalisme et humour, où règnent le soupçon et le vice. Disparaît ainsi l'illusion humaniste de la bonté naturelle de l'être humain, la nature est mauvaise, le monde est fait de fausses apparences, et la notion de péché originel établit son règne. Si le terme de "roman picaresque" est inventé par la critique littéraire au cours du XIXe siècle, le genre paraît entre 1550 (Lazarillo) et 1646 (Vida d'Estebanillo Gonzalez), avec une période qui culmine entre 1599 et 1613 avec la première partie de la "Vida del Guzman de Afarache" (1599, Mateo Alemán), la "Vida del Buscón lamado don Pablos" (1604, Quevedo), "La picara Justina (La Narquoise Justine, 1605, Francisco López de Ubeda), la première partie de Don Quichotte, et en 1613 paraissent les "Novelas ejemplares" de Cervantès. 

Et Miguel de Cervantès (1547-1616) eut le génie de s'emparer de cette tradition picaresque d'incidents comiques aléatoires et d'y intégrer des propos plus vastes à travers une intrigue plus cohérente et avec, en toile de fond également plus cohérente, des propos éthiques et des interrogations persistantes sur le statut de la vérité et du mensonge dans la littérature.

C'est la raison pour laquelle on peut le considérer comme le père du roman. Cervantès suggère que sa légende repose sur celle d'un manuscrit historique d'un érudit morisque (Cid Hamete Benengeli), mais ceci n'est à son tour qu'une fiction. Alors que dans les toutes premières parties du livre, les personnages tentent de persuader Don Quichotte de la futilité de son attitude chevaleresque dans un cadre contemporain, à la fin du livre, celui-ci sombre dans la dépression quand il réalise que la vie n'est pas une succession de quêtes désuètes : ses amis tentent alors de le faire redevenir l'idéaliste décalé qu'il a toujours été. Si la littérature entretient l'illusion, autant se laisser duper. Cervantes est né à Madrid, et, bien que son œuvre révèle une grande érudition et une profonde culture, on ne sait pas exactement s'il a fréquenté l'université. Sa propre vie trahit une certaine impulsivité et un certain idéalisme. ll n'eut pas de cadre de vie fixe pendant la majeure partie de sa jeunesse, et, comme son héros, il erra de ville en ville. En1605, il publia la première partie de Don Quichotte, la seconde partie fut publiée en 1613, et son influence sur la langue espagnole fut telle qu'on l'appela souvent la "lengua de Cervantès". 

Si Cervantes posait avec humour des questions sérieuses sur ses doutes quant aux histoires que nous nous racontons, une autre branche de la littérature espagnole fonçait à une allure suicidaire dans la direction opposée : l'exploration des formes les plus profondes et les plus intimes de certitude intérieure, La forteresse espagnole était l'unique pays en Europe à ne pratiquement pas avoir été affecte par la Réformation. La littérature religieuse se développa donc également, au même titre que la littérature séculière, le long d'un axe propre. Cette littérature était déjà influente dans d'autre pays, dont des pays protestants comme l'Angleterre. Les personnages principaux en étaient Fray Luis de Léon (1527-1591), saint Jean de la Croix (1542-1591) et sainte Thérèse d'Avila (1515-1582)..

 

Naissance du genre picaresque, "La vida de Lazarillo de Tormes" (1554)

"La vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades" est une œuvre anonyme qui, sous la forme d'un récit autobiographique, débute par une justification : “Yo por bien tengo que cosas tan señaladas, y por ventura nunca oidas ni vistas, vengan a noticia de muchos y no se entierren en la sepultura del olvido, pues podria ser que alguno que las lea halle algo que le agrade, y a los que no ahondaren tanto los deleite ; y a este propósito dice Plinio que no hay libro, por malo que sea, que no tenga alguna cosa buena.

Roman satirique qui s'attaque au clergé, à sa corruption, à sa vie dissolue, et mis à l'index dès 1559, le "Lazarillo de Tormes" fixe les grandes règles du genre picaresque : un récit autobiographique écrit à la première personne du singulier, relatant une vie itinérante et aventureuse, dans un but généralement moralisateur. 

La première partie des Aventures de Lazarille de Tormes fut écrite vers 1525, par don Diego Hurtado de Mendoza (1504-1575), alors étudiant de l'Université de Salamanque: il servit pendant quelques années en Italie dans les armées de l'empereur Charles Quint, assista en qualité d'ambassadeur au concile de Trente, fut conseiller d'État en 1554, mais quelques temps exilé de la cour en 1567 par Philippe II, qui, malgré les services qu'ilavait rendus à l'État, ne pouvait lui pardonner d'avoir écrit, dans sa jeunesse, un tel ouvrage condamné par l'Inquisition. Lazarille de Tormes fit sa première apparition à Anvers, en 1553, on réimprima le livre en 1554..

"La vida de Lazarillo de Tormes" se compose de sept chapitres , chaque chapitre est consacré à un maître, auprès de chacun d'entre eux, il acquiert un peu plus d'expérience, mais l'unique sujet de l'intrigue est la faim, les tourments de la faim, Lazarillo meurt littéralement de faim, "yo me finaba de hambre"...

Les trois premiers maîtres sont les plus connus, des maîtres très différents les uns des autres et auprès de chacun d'entre eux le voici, non seulement dans l'obligation de s'adapter pour survivre, mais en tirant des leçons sur la vie elle-même et la société de son temps ...

Premier chapitre, le voci confié par sa mère à un aveugle (el ciego) qui se charge de son éducation, Lazarillo doit utiliser sa ruse pour satisfaire sa faim.... 

"Il ne se contentait pas de me faire mourir de faim; il jeûnait lui- même comme moine en carême. Un sot y serait mort cent fois ; mais, par ma subtilité & mes bons tours, j'ai toujours, ou le plus souvent (malgré toute sa défiance), attrapé la plus grosse & la meilleure portion. Il portait le pain & tout ce qu'on lui donnait dans une besace de toile, fermée par deux anneaux de fer & un cadenas ; lorsqu'il fallait y mettre ou en ôter quelque chose, c'était avec tant de précaution, & en si bon compte, que le plus fin ne l'eût pu attraper.

Je prenais le peu de morceaux de pain dont il me faisait part, & je les avalais en deux bouchées; mais quand il avait fermé son cadenas, & qu'il me croyait occupé à autre chose, je m'approchais doucement du sac, & le décousant par un côté, j'en tirais non seulement du pain, mais de fort bons morceaux de lard, d'andouille & autres victuailles, le recousant chaque fois proprement; de sorte que, si je ne mangeais pas autant que je l'eusse souhaité, du moins en avais-je assez pour m'empêcher de mourir de faim.

Tout ce que je pouvais lui escroquer d'argent, je le portais en demi-blancs sur moi; & lorsqu'on lui faisait l'aumône, on n'avait pas plutôt lâché un blanc de la main, que je le mettais dans ma bouche, tenant un demi-blanc tout prêt pour le remplacer. Quelque leste que fût l'aveugle à me tendre la main, il trouvait toujours le change fait, et l'aumône réduite de moitié. Il ne manquait point de s'en plaindre à moi, s'apercevant d'abord au maniement que ce n'était qu'un demi-blanc. 

— Que diable veut dire ceci, Lazarille? disait-il; on ne me donne plus que des demi-blancs depuis que tu es avec moi, & auparavant on m'en donnait au moins un entier, souvent même un maravédis. Il faut que tu me portes malheur..."

 

Lazarillo quitte ce maître cruel et entre au service d'un curé de village, le curé de Maqueda (El clérigo de Maqueda)...

 

"Le lendemain, ne me croyant pas en sûreté à Torrijos, je m'en allai dans un village plus éloigné, qu'on nomme Maqueda, où pour mes péchés je fis la rencontre d'un prêtre, qui me parut être le curé du lieu, comme il l'était en effet. L'ayant abordé, la main tendue pour solliciter sa charité, il me demanda si je savais servir la messe. Je lui répondis que oui, & je disais vrai; car, quoique le malheureux aveugle m'eût toujours maltraité, je dois pourtant dire à sa louange qu'il n'avait pas négligé de m'enseigner plusieurs belles choses, dont celle-ci était du nombre. Sans autres informations, le curé me prit aussitôt à son service, & je tombai de fièvre en chaud mal. Quoique mon aveugle fût l'avarice même, je jure pourtant que c'était un prodigue au prix de celui-ci. En un mot, toute la quintessence de l'avarice humaine s'était fondue dans son âme. Je ne sais s'il avait hérité de ce péché en naissant, ou s'il l'avait pris avec la robe ; en tous cas, il le pratiquait avec une conviction inébranlable."

"Él tenía un arcaz viejo y cerrado con su llave, la cual traía atada con un agujeta del paletoque, y en viniendo el bodigo de la iglesia, por su mano era luego allí lanzado, y tornada a cerrar el arca.

Y en toda la casa no había ninguna cosa de comer, como suele estar en otras: algún tocino colgado al humero, algún queso puesto en alguna tabla o en el armario, algún canastillo con algunos pedazos de pan que de la mesa sobran; que me parece a mí que aunque dello no me aprovechara, con la vista dello me consolara. Solamente había una horca de cebollas, y tras la llave en una cámara en lo alto de la casa.

Destas tenía yo de ración una para cada cuatro días; y cuando le pedía la llave para ir por ella, si alguno estaba presente, echaba mano al falsopecto y con gran continencia la desataba y me la daba diciendo: "Toma, y vuélvela luego, y no hagáis sino golosinar"...

"Il avait un grand coffre de chêne, armé de grosses ferrures, dont il portait la clef suspendue à sa ceinture par une longue lanière de cuir, & lorsqu'il revenait de l'église avec les pains d'offrande, il allait d'abord les ensevelir dans ledit coffre, qu'il refermait chaque fois très-soigneusement. Dans toutes les maisons du monde, on trouve toujours quelque chose à manger : quelque morceau de lard pendu à la cheminée, un fromage qui se fait sentir dans l'armoire, ou tout au moins quelques croûtes de pain qu'on ramasse après le repas ; mais, dans celle où je venais de m'engager, il n'y avait rien de semblable.... c'était l'antre de la faim, & les mouches y tombaient d'inanition sur le plancher.

Il n'y avait pour toute provision qu'une botte d'oignons dans un grenier bien fermé, & tous les quatre jours je recevais un des grains de cette grappe mieux gardée que les pommes des Hespérides. Quand je demandais mon oignon, mon maître poussait un gros soupir, & trop défiant pour me confier la clef de son garde-manger, il grimpait péniblement l'échelle du grenier, en disant : Tu ne songes qu'à manger, mon pauvre Lazarille, & à faire un dieu de ton ventre."


ll n'y a donc nulle trace de nourriture dans la maison du curé de Maqueda, si ce n'est quelques oignons, un curé qui ne se montre généreux qu'envers lui-même. Lorsque celui-ci mangera de la tête de mouton, le samedi, Lazare hérite des os rongés.

Mais Lazare, malgré les privations, continue à observer son maître avec lucidité et sans se départir d'une certaine ironie....

"On eût dit, à l'entendre, qu'il tenait en réserve toutes les confitures de Valence, tous les pâtés de venaison de l'office royale; & je vous jure qu'il n y avait autre chose que la misérable botte d'oignons, pendue à un clou; il en savait si bien le nombre, que si par malheur je me permettais d'en décrocher deux au lieu d'un, cela me coûtait une semaine entière de jeûne forcé.

Si j'enrageais de faim, mon curé ne se traitait pas de la même manière ; son ordinaire se composait de deux plats de viande, de légumes bien assaisonnés & de conserves sucrées comme dessert. Quant à moi, je ne pouvais pas dire quel goût avait la viande : un morceau de pain avec la rinçure du pot était toute ma pitance, & encore aurais- je été trop heureux d'en avoir eu assez pour me rassasier à demi."

“Mira, mozo, los sacerdotes han de ser muy templados en su comer y beber, y por esto yo no me desmando como otros.”

Mas el lacerado mentía falsamente, porque en cofradías y mortuorios que rezamos, a costa ajena comía como lobo y bebía mas que un saludador. Y porque dije de mortuorios, Dios me perdone, que jamás fui enemigo de la naturaleza humana sino entonces, y esto era porque comíamos bien y me hartaban. Deseaba y aun rogaba a Dios que cada día matase el suyo. Y cuando dábamos sacramento a los enfermos, especialmente la extrema unción, como manda el clérigo rezar a los que están allí, yo cierto no era el postrero de la oración, y con todo mi corazón y buena voluntad rogaba al Señor, no que la echase a la parte que más servido fuese, como se suele decir, mas que le llevase de aqueste mundo. Y cuando alguno de estos escapaba, !Dios me lo perdone!, que mil veces le daba al diablo, y el que se moría otras tantas bendiciones llevaba de mi dichas.

Porque en todo el tiempo que allí estuve, que sería cuasi seis meses, solas veinte personas fallecieron, y éstas bien creo que las maté yo o, por mejor decir, murieron a mi recuesta; porque viendo el Señor mi rabiosa y continua muerte, pienso que holgaba de matarlos por darme a mí vida.

Mas de lo que al presente padecía, remedio no hallaba, que si el día que enterrábamos yo vivía, los días que no había muerto, por quedar bien vezado de la hartura, tornando a mi cuotidiana hambre, más lo sentía. De manera que en nada hallaba descanso, salvo en la muerte, que yo también para mí como para los otros deseaba algunas veces; mas no la vía, aunque estaba siempre en mí.

"— Vois-tu, mon enfant, les gens d'église doivent vivre dans une grande sobriété, & je ne veux pas suivre l'exemple de plusieurs de mes confrères.

Mais le misérable avare mentait comme le diable, car lorsqu'il se trouvait à table aux dépens de quelque confrérie, ou des parents de quelque mort, il mangeait comme un loup & buvait comme un templier.

J'en demande pardon à Dieu, mais je vous jure que je n'ai jamais tant désiré la mort de mon prochain que je le faisais en ce temps-là. Comme il m'emmenait avec lui pour lui porter sa lanterne & son manteau, j'attrapais toujours quelque bon morceau à la cuisine, & je revenais aussi repu que lui. C'est pourquoi je priais Dieu du profond de mon âme qu'il lui plût exaucer ma prière, & appeler à lui chaque jour tout au moins un de nos paroissiens.

Quand nous portions l'Extrême-Onction à quelque malade, le curé n'avait pas besoin de me recommander de prier pour le moribond; je le faisais assez de moi-même, & je priais Dieu, non pas d'en disposer à sa volonté (comme on a coutume de le faire), mais de le mettre vite en paradis : & s'il en réchappait quelqu'un après cela, je le donnais mille fois au diable, au lieu que j'accompagnais de mille bénédictions ceux qui avaient la charité de se laisser mourir.

Pendant tout le temps que je fus au service du curé, six mois environ, il ne mourut pas plus de vingt personnes en tout, qui ne décampèrent, à ce que je crois, que par l'intervention efficace de mes ferventes prières ! Dieu (voyant le danger continuel où j'étais de mourir de faim) exauçait mon oraison pour me donner la vie.

Cependant tout cela ne me soulageait guère ; car si je ressuscitais les jours d'enterrement, mon estomac entrait en pleine révolte les jours où je devais faire pénitence de cette bonne chère, & me rendait la faim plus insupportable que jamais.

J'en vins à souhaiter ma propre mort comme je souhaitais celle du prochain, pour être délivré de mes souffrances.

 


"Pendant tout le temps que je fus au service du curé, six mois environ, il ne mourut pas plus de vingt personnes en tout, qui ne décampèrent, à ce que je crois, que par l'intervention efficace de mes ferventes prières ! Dieu (voyant le danger continuel où j'étais de mourir de faim) exauçait mon oraison pour me donner la vie.

Cependant tout cela ne me soulageait guère ; car si je ressuscitais les jours d'enterrement, mon estomac entrait en pleine révolte les jours où je devais faire pénitence de cette bonne chère, & me rendait la faim plus insupportable que jamais.

J'en vins à souhaiter ma propre mort comme je souhaitais celle du prochain, pour être délivré de mes souffrances."

"Je pensai plusieurs fois à quitter la maison ; mais je n'en fis rien pour deux raisons. La première, parce que je n'osais pas me fier à mes jambes, dont la faiblesse était si grande que j'avais lieu de penser qu'elles ne pourraient me porter bien loin. La seconde raison était qu'ayant fait réflexion que mes deux premiers maîtres m'ayant conduit aux portes du tombeau, ma mauvaise chance pouvait m'en faire ren- contrer un troisième pire que les deux premiers, & que celui- ci n'aurait qu'à me pousser dans la fosse.

Ainsi je ne savais quelle résolution prendre, étant d'ail- leurs très-persuadé par ma mauvaise fortune que je devais toujours tomber de mal en pis, & craignant enfin qu'on ne fît bientôt plus mention en ce monde du pauvre Lazarille .

J'avais encore une troisième raison de ne pas quitter sitôt le curé. Il m'avait déjà appris à lire, & comme je ne commençais à écrire que depuis peu de temps, je n'en savais pas encore assez pour le besoin que j'en pourrais avoir un. jour ; or j'étais bien aise d'emporter encore ce bagage de chez lui avant de me retirer. En effet, la plume me fut fort utile dans le métier de crieur que j'ai exercé depuis, & dont je ' ferai mention plus tard ; sans compter que je n'aurais pu un jour me donner la satisfaction d'écrire les mémoires de ma vie."

 

La faim aiguise l'esprit, comme le trop manger l'émousse, mais ici surgit la présence du coffre, qui accède au coffre peut assouvir sa faim. Un temps Lazare pourra tromper son maître, évoquant la présence de souris puis d'un serpent, mais le maître découvrira la supercherie et le chassera ....

"Como la necesidad sea tan gran maestra, viéndome con tanta, siempre, noche y día, estaba pensando la manera que ternía en sustentar el vivir; y pienso, para hallar estos negros remedios, que me era luz la hambre, pues dicen que el ingenio con ella se avisa y al contrario con la hartura, y así era por cierto en mí."

Une nuit que j'écoutais mon pauvre estomac crier famine à une profondeur capable de donner le vertige à un couvreur, j'entendis le curé qui ronflait à pleine gorge. Je me glissai tout doucement hors de mon lit, si l'on peut donner ce nom aux quatre planches qui contenaient une botte de paille & une méchante couverture sur laquelle les vers avaient percé plus de trous qu'il n'y a d'étoiles au firmament, & rampant sur les genoux jusqu'au coffre, je l'attaquai du côté que j'avais reconnu être le plus faible, avec une vieille lame de couteau qui avait longtemps traîné par la maison, & que j'avais cachée à dessein dans un de mes souliers. Le bois du coffre étant vermoulu ne résilia pas longtemps, & j'eus bientôt fait une brèche large de trois doigts ; cette besogne achevée, je donnai deux tours de clef, je soulevai le couvercle, & je pris à tâtons le pain entamé que je grattai & regrattai pour en grignoter les miettes, comme une poule qui picore.

Mes angoisses un peu calmées, je regagnai ma paillasse, où je retombai épuisé de fatigue. Cette nuit-là, je rêvai que le roi des Espagnes m'invitait à partager son souper, & que j'avais l'insolence de trouver que le rôti avait un coup de feu de trop, & que le cuisinier avait mis trop de gingembre dans l'olla podrida.

Le lendemain mon maître, voyant les désastres du trou & des pains rongés, commença à donner les souris à tous les diables.

— Qu'est-ce que ceci, je vous prie? s'écria-t-il en levant les bras au ciel. Faut-il que les rats se soient avisés depuis quelques jours de nous venir tourmenter céans!

Il avait, ma foi, raison de le trouver étrange; car il n'y avait pas de maison dans le royaume qui pût prétendre à plus juste titre à un privilège d'exemption à l'égard des rats, qui ont le bon esprit de ne s'établir que là où l'on peut faire bonne chère.

Il recommença à chercher des clous & des planches, & à reboucher le trou ; & moi à défaire la nuit ce qu'il avait fait le jour. Nous travaillâmes si bien chacun de notre côté, lui à boucher, moi à ouvrir, que bientôt le misérable coffre fut plus chargé de clous & de pièces qu'un vieux ponton.

Comme il vit qu'il perdait son temps à ce rhabillage, & que son travail lui était inutile, il se mit à raisonner.

— Ce coffre est si mal accommodé, disait-il, & le bois en est si vieux & si faible, que la moindre souris le percera toujours ; si je m'amuse à le ravauder, & les rats à le percer, c'est un coffre perdu. Cependant, tout mauvais qu'il est, il me ferait faute, car je ne puis pas dépenser trois ou quatre pistoles pour en acheter un autre. Le meilleur remède sera (puisque le précédent ne vaut rien) d'avoir une souricière & d'attraper cette engeance maudite...

 

Son troisième maître est un écuyer de Tolède (El escudero) et découvre, après avoir espéré, qu'il est d'une pauvreté désespérante, (me parecia segun su hábito y continente, ser el que yo habia menester). Il y apprend combien l'honneur n'est qu'une façade et que son gentilhomme de maître tente tant bien que mal de sauvegarder les apparences. "Je vivais donc assez tranquille, sinon heureux, auprès de ce pauvre maître. Mais la fortune me gardait bien d'autres épreuves. L'année se trouva, comme je l'ai dit, peu fertile en blé; ce qui donna lieu à un règlement de police, par lequel il fut ordonné à tous les pauvres étrangers de sortir immédiatement de la ville, sous peine du fouet. Or cette ordonnance fut exécutée avec tant de rigueur, que les quatre jours suivants ce n'étaient que bandes de gueux qu on menait fouetter par les carrefours. J'en fus si fort effrayé, que je n'osai plus me risquer à demander mon pain. Il fallait voir l'abstinence où l'on vivait dans notre maison & le silence que nous y gardions. Nous passâmes trois jours entiers sans mettre un morceau sous la dent, ni dire une parole. Bien me prit d'avoir fait connaissance avec quelques pauvres femmes du voisinage qui filaient du coton à faire des bonnets. Elles me sauvèrent la vie en cette occasion-là. Leurs ressources n'étaient pas grandes, & le secours que j'en tirai était peu de chose; mais il suffit cependant à m'empêcher de mourir de faim. J'avais plus de pitié de mon écuyer que de moi-même..."

 

Parmi ces différents maîtres, cinq seront donc des ecclésiastiques aux mœurs très contestables : le curé de Maqueda, un moine de la Merci, un vendeur d'indulgences (buldero), un chapelain et l'archevêque de l`église Saint-Sauveur à Tolède. Lazare finit par devenir crieur public de vins à Tolède, où il épouse la servante et concubine de l'archevêque. Il se considère alors au "sommet de toute bonne fortune", comme l'indique la dernière phrase du livre : “Pues en este tiempo estaba en mi prosperidad y en la cumbre de toda buena fortuna”...


Édité plus d'un demi-siècle après le "Lazarillo de Tormes", demeuré anonyme, et précédant de quelques années le Don Quichotte de Cervantès, "Guzmán de Alfarache" est non seulement le chef d'oeuvre de Mateo Alemán, mais considéré comme l'un des premiers romans de la vieille Europe. C'est une véritable somme littéraire au carrefour de toutes les inspirations du temps et qui mit à mal les efforts de bien des traducteurs et des adaptateurs.... 

 

Mateo Alemán (1547-1615)

Mateo Alemán a eu une vie tumultueuse. Fils du chirurgien de la prison de Séville, d'un père issu d'une famille de juifs convertis et d'une mère de commerçants florentins installés à Séville, il étudie les arts, puis la médecine, avant de se consacrer au commerce. ll est emprisonné plusieurs fois. Après la mort de son père, il entreprend à nouveau des études, de droit cette fois, puis travaille au service de l'administration royale. ll publie un monument, la "Vida de Guzmán de Alfarache" (1599), et une "Vida de San Antonio de Padua" (Vie de Saint Antoine de Padoue, 1604). En 1607, il embarque pour le Mexique. ll publie ses deux dernières œuvres : un traité d'orthographe et un éloge de l'archevêque de Mexico. On perd sa trace après 1615. Mateo Alemán semble avoir eu des liens étroits avec un petit groupe d'intellectuels éclairés et réformateurs. ll a par exemple correspondu avec le docteur Cristóbal Pérez de Herrera, médecin du roi et auteur d'un projet de réorganisation du secours aux pauvres.

 

"Guzmán de Alfarache" (1599-1604)

Le récit autobiographique est celui d'un gueux fainéant et cynique qui confond la vie picaresque avec la philosophie et que ses méfaits vont conduire aux galères, un gueux promis à la perdition et que l'oeuvre littéraire qui encadre son destin grandit. Le regard sur le monde est désabusé, le récit principal interrompu par de longues digressions, sur le péché, l'existence de Dieu, le libre arbitre, la contrition, et quatre nouvelles (histoires de Ozmín et Daraja, de Dorindio et Clorinia, des chevaliers de don Alvaro de Luna, et de Bonifacio et Dorotea). La première partie du Guzman de Alfarache connaît un succès immédiat, et un Valencien, Juan Marti, écrira une suite au texte en 1602-1603.

 

Dans la première partie du texte, Guzmán commence par présenter ses parents et raconter

leurs amours, qui se déroulent dans un jardin évoquant l'Eden et le péché originel. Après la

mort de son père, le protagoniste souhaite rencontrer sa famille paternelle, établie à Gênes.

ll abandonne Séville et la maison familiale, et se rend à Madrid. Lieux de toutes les turpitudes, les premières auberges qu'il fréquente ont valeur d'initiation, et de trompé, il devient très rapidement trompeur. Le voici exerçant plusieurs métiers, portefaix, galopin de cuisine. Mais, poursuivi pour vol, il parcourt la péninsule avant d'embarquer pour l'Italie avec une compagnie de soldats. A Gênes, il est rejeté par sa famille génoise ; il traverse alors le pays comme faux mendiant, avant d'entrer à Rome au service d'un cardinal. ll multiplie les vols. Il est mis a la porte, puis il sert l'ambassadeur de France...

" - Gaxman quitte sa mère et sort de Séville. Sa première aventure dans une auberge. 

Comme je me souvenais d'avoir ouï dire qu'il importait aux aventuriers de se parer de noms de conséquence, sans quoi ils passeraient pour des misérables dans les pays étrangers , je me donnai le nom de Guzman que portait ma mère, et qui sans doute était le plus honorable de notre maison : j'y ajoutai la seigneurie d'Alfarache.. Cela me sembla fort bien imaginé ; et me voilà déjà dans mon esprit l'illustre seigneur Guzman d'Alfarache.

Ce seigneur de fraîche date , ne s'étant mis en chemin que l'après-dînée , n'alla pas fort loin le premier jour, quoiqu'il marchât aussi vite que si on l'eût poursuivi , ou qu'il eût cru ne pouvoir assez tôt s'éloigner de Séville. Effectivement je bornai ma journée à la chapelle Saint-Lazare , à une demi-lieue de cette ville. J'étais déjà las ; je m'assis sur les degrés de l'église , où , remarquant que la nuit approchait, je commençai à m'attrister et à sentir quelque inquiétude sur ce que je deviendrais. Là dessus il me vint une idée pieuse que je contentai ; j'entrai dans la chapelle où je me mis à prier Dieu de m'inspirer. Ma prière fut fervente , mais courte , car on ne me donna pas le temps de la faire longue. L'heure de fermer l'église arriva ; l'on m'obligea de sortir, et on me laissa sur le perron où je demeurai fort en peine de ma personne.

Représente - toi en effet, pour un moment, à la porte de cette chapelle , un enfant de famille, aussi chéri qu'un fils de marchand de Tolède, et nourri dans l'abondance ; considère que je ne savais où aller ni à quoi me déterminer. Il n'y avait là ni près de là aucune auberge; je ne voyais que de l'eau claire qui coulait à quelques pas de moi : le mauvais commencement de voyage! Pour comble de misère , mon ventre m'avertissait qu'il était temps de souper. Je connus alors la différence qu'il y a entre un homme qui a faim et un homme rassasié: entre celui qui se voit à une bonne table et celui qui n'a pas un morceau de pain à manger. Ne sachant donc que faire ni à quelle porte aller frapper , je me résolus à passer la nuit sur le perron, puisque la nécessité le voulait ainsi. Je m'y couche tout de mon long, le nez et les yeux couverts de mon manteau , mais non sans appréhension d'être dévoré par les loups , que je m'imaginais entendre autour de moi.

Le sommeil pourtant vint suspendre mes inquiétudes, et se rendit si bien maître de mes sens, que je ne me réveillai que deux heures après le lever du soleil ; encore ne fut-ce qu'au bruit que firent avec des tambours plusieurs paysannes qui allaient en chantant et en dansant apparemment à quelque fête. Je me levai promptement , n'ayant aucune peine à quitter mon gite; et trouvant en cet endroit divers chemins qui m'étaient également inconnus, je choisis le plus beau en disant : Puisse cette route , que je prends au hasard , me conduire tout droit au temple de la fortune ! Je faisais comme un ignorant médecin de la Manche, qui portait ordinairement un sac rempli d'ordonnances, et qui, quand il était auprès d'un malade , en tirait la première qui se rencontrait sous sa main , et disait : Dieu te la donne bonne. Mes pieds faisaient l'office de ma tête, et je les suivais sans savoir où ils me conduisaient.

Je fis deux petites lieues cette matinée : ce n'était pas peu pour un garçon qui n'en avait jamais tant fait; je croyais déjà être arrivé aux Antipodes, et avoir découvert un nouveau monde, comme le fameux Christophe Colomb. Ce nouveau monde pourtant n'était rien autre chose qu'une misérable taverne , où j'entrai tout en sueur , couvert de poussière , fatigué et mourant de faim. Je demandai d'abord à dîner; on me dit qu'il n'y avait que des œufs frais : Des œufs frais! m'écriai-je ; soit, je m'en contenterai; hâtez-vous de m'en accommoder une demi-douzaine ; faîtes-m'en une omelette. L'hôtesse, qui était une effroyable vieille , se mit à me considérer avec attention. Elle vit bien que j 'étais un cadet de haut appétit ; et je lui parus si neuf , qu'elle jugea qu'on pouvait Impunément me servir pour œufs frais des demi-poussins. Dans cette confiance , elle s'approcha de moi , et me riant au nez : D'où êtes-vous, mon fils? me dit- elle d'un air gai. Je lui répondis que j'étais de Séville, et je la pressai de nouveau de m'apprêter des œufs ; mais avant que de faire ce que je lui disais, elle me pressa sa vilaine main sous le menton, en disant : Et où va le petit badin de Séville ? En même temps elle voulut m'embrasser, mais je détournai la tête brusquement pour esquiver l'accolade. Je ne fus pourtant pas assez adroit pour l'éviter entièrement : la vieille me fit sentir son haleine , et il me semble qu'elle venait de me communiquer sa vieillesse et ses infirmités; heureusement je n'avais que du vent dans l'estomac, sans cela je lui aurais rendu des poires pour des prunes.

Je lui dis que j'allais à la cour, et je la priai de me donner promptement à manger. Alors elle me fit asseoir sur une escabelle boiteuse, devant une table de pierre , qu'elle couvrit d'une nappe qui avait tout l'air d'un écouvilion de four,, ensuite elle me présenta quelques grains de sel dans le cul d'un pot de terre cassé, et de l'eau dans un vaisseau de la même matière , où ses poules buvaient ordinairement, avec un morceau de gâteau aussi noir que Ia nappe. Après m'avoir fait attendre un bon quart d'heure, elle me servit, sur une assiette plus noire que de l'encre , une omelette , ou pour mieux dire , un cataplasme d'œufs. L'omelette, l'assiette, le pain, le pot, la salière, le sel, la nappe et l'hôtesse paraissaient de là même couleur. Mon cœur aurait dû se soulever contre des choses si dégoûtantes; mais outre que j'étais un voyageur tout neuf, il fallait entendre le bruit que mes boyaux faisaient dans mon ventre creux; on eût dit qu'ils s'entre-mangeaient. Cependant , malgré la malpropreté du couvert et le mauvais assaisonnement des œufs, je me jetai sur l'omelette comme un cochon sur le gland ; j'eus beau la sentir deux ou trois fois croquer sous mes dents , quoique cela dût me devenir suspect , je ne laissai pas de passer outre ; néanmoins , lorsque j'en fus aux derniers morceaux, il me sembla que cette omelette n'avait pas tout-à-fait le même goût que celles qu'on mangeait chez ma mère; ce que j'attribuai bonnement à la différence des climats, m'imaginant que les œufs pouvaient n'avoir pas la même qualité dans tous les pays : comme si j'eusse été à cinq cents lieues du mien. Enfin , quand j'eus expédié cet excellent mets, je me sentis tout autre que je n'étais auparavant, et je m'estimais trop heureux d'avoir fait ce repas : tant il est vrai qu'à bon appétit il ne faut point de sauce?

Le pain m'amusa plus longtemps que les œufs, attendu qu'il était très-mauvais , et que pour l'avaler il fallait , en dépit de moi , y aller lentement , ou bien j'aurais joué à m'étrangler ; il n'y avait pas de milieu, surtout lorsque, après avoir mangé la croûte , ce que je fis d'abord , je voulus en venir à la mie , qui était encore tout en pâte ; j'en sortis pourtant à mon honneur , mais ce fut à l'aide du vin, qui, dans ce quartier-là, est délicieux. Je me levai de table d'abord que j'eus achevé de dîner; je payai mon hôtesse et me remis gaîment en chemin. Mes pieds , qui avaient commencé à refuser le service en arrivant à l'auberge, reprirent une nouvelle vigueur.

J'étais déjà pour le moins à une bonne lieue de la taverne, et tout allait bien jusque là, quand la digestion, qui se faisait, excita peu à peu dans mon estomac un tumulte qui fut suivi de rapports dont je lirai un très-mauvais augure ; je repassai dans mon esprit la résistance que mes dents avaient trouvée en broyant les œufs j et je fis là-dessus des réflexions qui me mirent au fait : je ne doutai plus que je n'eusse mangé une omelette amphibie. Aussi , ne pouvant la porter plus loin , je fus obligé de m'arrêter pour me soulager.

- Il rencontre un ânier et deux ecclésiastiques. De la conversation qu'ils eurent ensemble , et de quelle façon l'ânier et lui furent régalés dans une auberge à Cantillana.

Je demeurai quelque temps appuyé contre une muraille qui servait d'enclos à une vigne ; j'étais pâle et abattu des efforts que j'avais faits. Il passa par cet endroit un ânier , avec plusieurs ânes qui n'étaient point chargés ; il s'arrêta pour me regarder ; et, touché de compassion en me voyant dans l'état où j'étais , il me demanda ce que j'avais. Je lui contai l'accident qui venait de m'arriver; mais je ne lui eus pas sitôt dit que je l'imputais à certaine omelette que j'avais mangée dans la dernière hôtellerie, qu'il se mit à rire , mais à rire d'une si grande force , que s'il ne se fût pas tenu à deux mains au hât de son âne, mon homme en serait infailliblement descendu la tête la première.

Quand nous sommes affligés, nous n'aimons pas qu'on se moque de notre affliction. Mon visage , qui était plus pâle que la mort , devint plus rouge que le feu : je regardai de travers ce maraud, et lui fis connaître, par un petit air mécontent, que son procédé ne me plaisait point du tout ; je ne fis par là que l'exciter à continuer ses ris : alors , jugeant que plus je me fâcherais , plus il aurait envie de rire, je le laissai s'en donner tout son soûl ; aussi bien je n'avais ni épée ni bâton pour en venir avec lui aux voies de fait , et je crois qu'à coups de poing je n'aurais pas été le plus fort; cette considération fut cause que je filai doux, en quoi je marquai bien de la prudence. Il est d'un homme d'esprit, quelque offensé qu'il soit , de ne pas faire le brave pour s'en repentir ; d'ailleurs je voulais ménager l'ânier à cause de ses ânes, dont je comptais bien que quelqu'un me porterait jusqu'à la couchée , qui était encore assez loin de là. Néanmoins je ne pus m'empêcher de lui dire : Hé bien , mon ami , pourquoi tous ces éclats de rire? Est-ce que j'ai le nez de travers? Pour toute réponse à ces paroles , le voilà qui renouvelle ses ris immodérés.

Il plut pourtant à Dieu que cela finît. L'ânier n'en pouvant plus, reprit peu à peu son sérieux, et me dit tout essoufflé : Mon petit seigneur, je ne me moque point de votre aventure : elle est assurément bien triste pour vous ; mais c'est qu'en me la racontant, vous m'avez fait ressouvenir d'une autre qui vient d'arriver, dans la même auberge à cette vieille sorcière qui vous a si mal traité. Deux soldats qu'elle a régalés comme vous , lui ont fait payer le tout ensemble. Puisque nous allons le même chemin , ajouta-t-il, vous n'avez qu'à monter sur un de mes ânes...."

 

Dans la seconde partie du texte, on retrouve Guzman au service de l'ambassadeur de France. ll y joue notamment le rôle d'entremetteur pour son maître. ll connaît lui-même des aventures féminines. Guzman quitte son maître et se met en route pour Florence, Bologne, Milan et Gênes. Plusieurs aventures émaillent son parcours, depuis un passage en prison jusqu'à une escroquerie qui donne la fortune. ll revient finalement en Espagne où il devient marchand et se marie. A la mort de son épouse, il se rend à Alcalá de Henares pour y étudier la théologie et se remarie avec Gracia, la fille d'un aubergiste qu'il ne tarde pas à prostituer. Banni de la cour, le couple se rend à Séville où Guzmán retrouve sa mère. Sa femme le quitte, Guzman multiplie à nouveau les vols. ll est arrêté par la justice civile et condamné à vie aux galères pour ses vols et ses escroqueries. Une conversion finale le transforme en pécheur repenti. ll est libéré pour avoir découvert une conspiration à bord de sa galère....

 

"- Du parti que Guzman prit en sortant de Gênes.

Je m'éloignais de Gênes sans tourner la fête pour regarder cette ville , comme si j'eusse craint d'être changé en pierre. Je ressemblais à un échappé de la bataille de Roncevaux , et je marchais toujours sans tenir de route assurée, quoique j'eusse dessein d'aller à Rome. Enfin j'arrivai à un bourg à dix milles de Gênes, et je m'y arrêtai pour me délasser pendant quelques heures. J'achevai là de dépenser ma pistole; ensuite, m'abandonnant à la Providence, je poursuivis mon chemin.

Je me trouvai bien heureux d'être accoutumé à la mauvaise fortune , et d'avoir déjà quelques principes de l'art de gueuser; sans cela, que serais-je devenu? J'aurais été fort à plaindre; an lieu, qu'avec le talent d'exciter la charité du prochain, on peut sans argent, voyager en Italie. Il faut rendre cette justice aux Italiens, qu'il n'y a point dans le monde de nation plus charitable que la leur. Pour preuve de cela , c'est que je poussai jusqu'à Rome sans dépenser même un sou de tout l'argent que je reçus en chemin , et que je gardai. On me donnait dans les villages plus de viande et de pain que je n'en pouvais manger. La gueuserie en ce pays-là est donc d'une grande ressource pour les gens d'esprits malaisés qui veulent sacrifier à la paresse ; aussi je m'acoquinai si fort à ce métier, que je n'en cherchai plus d'autre. Il est vrai que me voyant dans la capitale du monde catholique, avec assez d'argent pour m'habiller, je fus au commencement un peu tenté de le faire, pour me mettre en état d'aller présenter mes services à quelque grand seigneur; mais je résistai courageusement à ce désir, qui me parut une tentation du diable. Oh , oh I Guzman , me dis-je à moi-même, avez -vous envie de vous donner ici les mêmes airs qu'à Tolède? Si, par malheur, quand vous aurez employé tout votre magot à vous habiller, vous ne trouvez point de condition, qui vous nourrira, mon ami ? D'ailleurs pensez-vous qu'un bel habit neuf soit propre à rendre le monde charitable? Détrompez-vous; vous ferez beaucoup mieux vos orges vêtu comme vous êtes. Croyez- moi , profitez de vos vieilles folies , au lieu d'en vouloir faire de nouvelles. Demeurez tranquille, et n'ayez point de vanité. En me parlant de cette sorte, je tirai ma bourse et lui fis un nouveau noeud ; puis , apostrophant les espèces qui étaient dedans : Demeurez enfermées là , leur dis-je jusqu'à ce qu'il s'offre une meilleure occasion de sortir.

Je commençai donc à promener mes haillons dans les rues de Rome , et à demander l'aumône en gueux qui déjà se croyait un maître, et qui pourtant n'était encore qu'un apprenti , en comparaison des mendians de ce pays-là. Il y en eut, entre autres , un jeune qui , remarquant de quelle façon je m'y prenais, jugea que j'avais besoin de leçons , et voulut bien m'en donner. Nous nous associâmes tous deux; et, pour me rendre plus utile à la société, il m'apprit les différentes manières et les tons divers dont il fallait demander aux uns et aux autres , sans parler de la variété des discours qu'on leur devait tenir. Les hommes, me dit-il , ne sont point toucbés de ces voix plaintives et lamentables dont les gueux font retentir les airs ; ils mettent plus volontiers la main à la poche quand on leur demande simplement pour l'amour de Dieu. Quant aux femmes , continua-t-il , comme les unes sont dévotes à la Sainte-Vierge, les autres à Notre-Dame du Rosaire , c'est par là que nous les empaumons. Il est bon aussi de leur souhaiter qu'elles soient préservées de tout péché mortel , de faux témoignage , du pouvoir des traîtres et des méchantes langues. Ces sortes de vœux y faits en termes énergiques et d'une voix forte, leur arrachent l'argent du fond de l'âme.

Il m'enseigna de plus de quelle manière on pouvait inspirer de la compassion aux riches, et ce qui est encore plus difficile, aux dévots de profession. En un mot , je reçus de lui de si bonnes instructions, que je m'en trouvai fort bien. Je ne savais que faire de tout ce qu'on me donnait.

Je connaissais déjà Rome , depuis le pape jusqu'au dernier de ses marmitons. De peur de fatiguer mes pratiques à force de leur demander, j'avais divisé la ville en sept quartiers , dont j'en visitais régulièrement un chaque jour. Je n'étais pas moins exact à parcourir les églises, quand on y célébrait des fêtes, et je faisais alors dans ces endroits-là de copieuses recettes de menues monnaies. A l'égard des morceaux de pain qui m'étaient ordinairement donnés aux portes des maisons, j'en vendais le superflu aux pauvres honteux qui, par la secrète assistance des fidèles, étaient en état de les payer comptant. Des villageois , et d'autres gens qui engraissaient de la volaille et des cochons, en achetaient aussi; mais les faiseurs de pain d'épices étaient ceux de mes chalands avec qui je trouvais le mieux mon compte. Je faisais encore de l'argent de toutes les vieilles hardes que m'apportaient pour me couvrir la peau les personnes charitables, qui ne pouvaient sans pitié voir un garçon de mon âge presque nu , surtout pendant l'hiver.

Depuis ce temps-là , ayant fait connaissance avec les premiers docteurs de notre faculté de gueuserie, j'achevai de me perfectionner par leurs conseils et par leur exemple. J'allais avec eux dans les grandes maisons y quand on y faisait des aumônes publiques. Un jour que nous étions une trentaine pour le moins à la porte de l'hôtel de l'ambassadeur de France, j'entendis un de mes confrères qui disait derrière mot : Regardez ce vilain gourmand d'Espagnol, il gâte le métier. S'il arrive le ventre plein dans un endroit où quelqu'un lui présente de la soupe ou de la viande, il n'en veut point. Cela nous perd : on juge par là que les pauvres , pour la plupart , en ont plus qu'il ne leur en faut. Un de nos anciens qui me connaissait ayant ouï ces paroles, dit au gueux qui venait de les prononcer : Paix , camarade.

Ne voyez-vous pas bien que c'est un étranger qui n'est pas encore instruit de nos règles. Laissez-moi faire; je veux l'endoctriner : il n'a pas la tête dure, et je puis vous assurer que dans peu il en vaudra bien un autre.

Après avoir ainsi pris mon parti , il m'appela tout bas , et, me tirant à l'écart , il me fit plusieurs questions. Il me demanda de quel endroit d'Espagne j'étais , comment je me nommai , depuis quel temps je demeurais à Rome; et quand j'eus répondu à tout cela très-laconiquement, il me représenta , mais avec beaucoup de douceur , les considérations mutuelles que les pauvres se devaient les uns aux autres, pour le décorum de la gueuserie; qu'ils étaient obligés d'être unis et de s'entendre comme des frères en foire. De là , s'engageant dans un grand détail , il me révéla des secrets qui me firent bien connaître que j'étais encore fort au-dessous de ces grands hommes. Il m'apprit, entre autres choses dont je n'avais de ma vie entendu parler , de quelle façon je pouvais élargir mon estomac et manger quatre fois plus ou à mon ordinaire sans en être incommodé. Il n'oublia pas de me remontrer que je devais, lorsque je mangerais devant le monde, faire paraître une extrême avidité; ce qui était essentiel, disait-il, pour persuader que les pauvres mouraient de faim. Après cela, il finit en me disant à quelles heures il fallait que j'eusse soin de me rendre à tels ou tels endroits , dans quelles maisons il m'était permis d'entrer dans la cuisine, et même jusque dans la chambre, et il me marqua celles dont il m'était défendu de passer la porte.

Je m'imaginais qu'il avait épuisé la matière, et cependant toutes ces choses n'étaient encore rien au prix des lois de la gueuserie. Il me les fit lire chez lui , où il me mena dès que l'aumône de l'ambassadeur de France eut été distribuée.

Il ne se contenta pas de me donner la lecture de ces lois admirables ; il m'en laissa prendre une copie , afin , me dit-il, que , cessant d'y contrevenir par ignorance , je ne commisse plus d'actions scandaleuses. Je n'ai pas cru, lecteur, devoir supprimer ces statuts. Je vais te les rapporter tels qu'ils me furent communiqués. S'il y a des personnes qui n'aiment point les peintures dans les mœurs basses, est-il juste que, pour m'accommoder à l'excès de leur délicatesse, je ne te montre pas un tableau qui peut te faire plaisir?

- Les lois de la gueuserie...

Comme les gueux de chaque nation se font distinguer par la manière dont ils demandent l'aumône ; que les Allemands mendient par troupes et en chantant , les Français en priant , les Flamands en faisant des révérences , les Bohémiens en disant la bonne aventure , les Portugais en pleurant, les Italiens en haranguant , les Anglais en injuriant , et les Espagnols en grondant d'un air orgueilleux : nous leur ordonnons à tous d'observer les statuts suivans , sous peine de désobéissance :

1e - Nous défeodons à tout mendiant blessé ou estropié, de quelque nation qu'il soit, de paraître dans les endroits où seront d'autres gueux pleins de vigueur et de santé, à cause de l'avantage qu'il aurait sur eux ; comme aussi nous faisons défense à ceux qui n'ont aucune incommodité de faire aucune liaison, de quelque façon que ce puisse être, avec des aveugles, diseurs d'oraisons, saltimbanques, poètes, musiciens, captifs rachetés, ni même avec de vieux soldats échappés d'une déroute , non plus qu'avec des matelots sauvés d'un naufrage. Quoiqu'ils demeurent tous d'accord qu'il faut demander la charité pour subsister, leur manière de gueuser étant différente, il est nécessaire que chaque société s'en tienne à ses réglemens...."

 

Les Advantures du fameux chevalier Dom Quixot de la Manche et de Sancho Pansa son escuyer (Jacques Lagnier, 1600, Paris - 1675, Paris)..

 

Miguel de Cervantès (1547-1616)

Cervantès, homme de lettres obscur et besogneux, obtint certain renom en Espagne auprès du public qui fréquentait les auberges, tandis que les hommes de lettres espagnols, occupés à écrire d'ingénieuses variations sur les grands thèmes des Anciens, tenaient l'auteur pour un amuseur assez divertissant. Cervantès lui-même aurait souhaité triompher dans des genres traditionnels plus noble, l'épopée, la tragédie, la poésie lyrique. Il n'imaginait en 1604 qu'il allait concevoir un genre littéraire totalement nouveau, le roman, dans le sillage des oeuvres picaresques du "Lazarillo de Tormes" (1554) ou du "Guzmán de Alfarache" (1599) de Mateo Alemán. Qu'il allait avec eux incorporer son expérience vécue dans le récit d'un double de lui-même, le nourrir de ses idées, de ses sentiments personnels, de ses rêves, de son amertume. A 58 ans, Cervantès publie Don Quichotte, l'oeuvre connaîtra cinq éditions en 1605, seize entre 1605 et 1616, puis l'ouvrage passera aussitôt l'Océan et se répandra aux Indes occidentales. Du vivant de l'auteur, il sera traduit en anglais et en français. Et c'est ainsi que Cervantès devint le seul écrivain espagnol qui ait atteint une renommée universelle, au point d'incarner la nation espagnole tout entière... 

Né avec le Siècle d’Or (1547-1616), dans une famille modeste, Cervantes passe son enfance à Valladolid, Séville et Madrid. On dit que Cervantès apprit les lettres à Séville chez les Jésuites et qu'il les pratiqua dans une école de Madrid. Il publie ses premiers vers en 1569. À vingt-deux ans, il passe en Italie au service du cardinal Acquaviva, ce qui lui permet de parfaire sa culture humaniste. Servir est la seule chance de sortir de sa condition, mais il lui faut prouver d'abord qu'il est de sang pur, non mêlé de Juif ou de Maure et il obtient en 1569 la certification indispensable. Servir dans diverses campagnes militaires est aussi une possibilité d'ascension : Il s'embarque sur la galère la Marquesa en 1571. Survient la bataille de Lépante (7 octobre 1571), Cervantès est blessé à la poitrine et à la main droite. Don Juan d'Autriche et le vice-roi de Sicile délivre au brillant soldat Cervantès une lettre de recommandation pour solliciter une charge de capitaine. 

Le voici qui s'embarque pour l'Espagne, mais il est fait prisonnier par les pirates barbaresques et restera cinq ans en captivité à Alger (1575-1580), après avoir tenté de s'enfuir maintes fois et réussi à payer sa rançon. Cervantès s'embarque pour l'Espagne le 24 octobre 1580. 

L'homme d'armes tente de devenir homme de lettres. Il fait représenter quelques comédies, qui trouvent une médiocre fortune (1583-1587). Il vend à un libraire la première partie d'un roman pastoral, La Galatea (1584), qui sera publié en 1585. Il épouse Catalina de Salazar y Palacios, qui avait dix-neuf ans et une bonne dot. Mais le mariage de Cervantes ne fît que multiplier ses besoins , et les lui rendre plus douloureux encore. En 1585, avec l'argent, il trafique à Séville dans la finance, prend à charge en 1587 une part dans l'approvisionnement de cette «Invincible Armada», qui devait échouer bientôt sur les côtes de la Manche et de la mer d'Irlande. Il accumule les dettes, est emprisonné pour trois mois en 1597, puis de nouveau en 1602. 

Un Sonnet qu'il composa, comme témoin oculaire, sur l'alarme et les mouvements provoqués en Andalousie par la descente des Anglais , à Cadix , sous les ordres du comte d'Essex, prouve qu'en Juillet 1 596, il habitait Séville. Un autre Sonnet , très connu , prouve aussi qu'il y était encore à la fin de 1598 , lors de la mort de Philippe II. 

En 1603-1604, il est à Valladolid, où réside la Cour et obtient le permis d'imprimer son Don Quichotte (1re partie). L'ouvrage paraît en 1605 et Cervantès le vend aussitôt à un libraire madrilène, il a 58 ans. Cervantès adhère à la Confrérie des esclaves du Très-Saint-Sacrement (1609) et au Tiers Ordre franciscain (1616) et ne cesse d'écrire. Il donne à l'impression les "Novelas ejemplares" (Nouvelles exemplaires) en 1613, le "Viaje al Parnaso" (Voyage au Parnasse) en 1614, la "segunda parte de Don Quijote" (Don Quichotte, 2e partie) en 1615, les "Ocho comedias y ocho entremeses nuevos" (Huit Comédies et huit intermèdes ou saynètes) cette même année. Il achève, juste avant de mourir, un long roman, "Los trabajos de Persiles y Segismunda" (Voyages de Persiles et de Sigismonde aux régions septentrionales), paru un an après, en 1617. ll meurt à Madrid le 22 avril 1616, quelques jours après William Shakespeare....

 

«La Galatea» (1585)

De retour de captivité, Cervantès tente de rêver. La Galatea est roman pastoral fantastique qui raconte les amours, heureuses et malheureuses, de plusieurs couples de bergers et de bergères, Elicio, Erastro, tous deux épris de Galatée, qui tente d'échapper au mariage imposé par la volonté paternelle, Teolinda et Artirodo, Tirsis et Damon, Silerio, Florisa : un amant meurt, l'autre devient ermite, plusieurs ne s'accordent pas, certains se marient, la poésie alterne avec la narration, et la muse Calliope célèbre les poètes espagnols contemporains de l'auteur. Pont entre réalité et fiction, les personnages sont inspirés de l'entourage de Cervantès, Diego Hurtado de Mendoza, l'auteur présumé du Lazarillo de Tormes, sous le nom de Meliso, le poète Francisco de Figueroa, retiré à Alcalá, berger sous le nom de Tirsis, don Juan d'Autriche, le vainqueur de Lépante, de beaux esprits rendus éternels dans une Arcadie utopique. Recherchant une inspiration, la critique a su déceler "L'Arcadie" (1504) de Jacopo Sannazar (1457-1530), l'archétype de la pastorale célèbre dans toute l'Europe, la "La Diana" (1559), livre pastoral de Jorge de Montemayor, les ouvrages de Bembo, de Boccace et de Castiglione, et les Dialoghi d'Amore de Léon l'Hébreu, philosophe néo-platonicien...

 

C'est à un séjour que Cervantes fut obligé de faire dans la Manche , après avoir quitté Séville, que nous devons son Don Quichotte. On voit qu'il connaissait parfaitement cette province, et qu'il en avait observé toutes les particularités locales, telles que les étangs de Ruidéra , la Caverne qu'il a rendu fameuse, sous le nom de Caverne de Montésinos, les Moulins à foulon, le port Lapice, et les autres lieux où il a placé la scène d'une partie des aventures de son héros. Chargé, on ne sait de quelle commission, dans un de ses villages, qu'on appelle la Argamasilla, il y encourut la disgrâce des habitans , qui lui cherchèrent querelle, et parvinrent à le faire jeter en prison. Ce fut dans cette incommode et triste habitation, qu'il composa la première partie du Don Quichotte. La longueur de cet Ouvrage , qu'il parait avoir écrit, en entier, dans sa prison, indique le long tems qu'il y resta, et ce fut sans doute pour s'en venger, qu'il fit naître chez eux les ridicules personnages, qui, depuis , ont fait sa gloire, et immortalisé son nom. Telle fut l'origine de la première partie du Don Quichotte, qui fut imprimée à Madrid , en 16o5. Il connaissait les difficultés de son entreprise, tant la lecture des livres de chevalerie, était, alors, la seule qui plut à la multitude, quand ne s'exerçait pas l'inquisition. Au moins espérait-il la faveur de la partie la plus éclairée. Mais il dut encore patienter bien longtemps...

«La primera parte del ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha» (Madrid, 1605)

Au point de départ du texte se trouve la folie de don Quichotte, un gentilhomme de cinquante ans, qui s'adonne avec passion à la lecture des livres de chevalerie, un délire livresque qui l'entraîne courir le monde en quête d'aventures. Folie? Le gentilhomme campagnard Alonso Quijano ne parvient pas en fait à s'accommoder du bouleversement politique et social le monde qui l'entoure, l'hidalgo de la Mancha se tourne vers le passé, vers ce pays merveilleux où règnent la vertu et l'honneur, bien au-delà de son mesquin village, aspirant de tout son être à la renommée que les chroniqueurs octroient aux chevaliers errants, confondant l'histoire avec le récit de l'histoire, le monde avec le livre du monde. 

Le texte se compose de deux parties.

 Dans la première partie du texte (1605) se constitue le couple légendaire formé par don Quichotte et Sancho Panza, son écuyer. Le chevalier se dote d'une monture, Rossinante, fait d'une paysanne, Aldonza Lorenzo, la dame de ses pensées, Dulcinée du Toboso. Puis le texte s'organise autour des trois sorties de don Quichotte, qui à chaque fois est ramené dans son village natal. Sur les routes de la Manche, les personnages connaissent plusieurs aventures, dont la plus célèbre est la bataille contre les moulins à vent.

 La seconde partie du Quichotte est publiée en 1615. Après le succès de la première partie, une suite a été écrite par un certain Avellaneda. Le texte s'ouvre sur une discussion entre don Quichotte, Sancho et un bachelier revenu au village, Samson Carrasco, qui a entendu parler des aventures racontées dans la première partie du livre. Don Quichotte et Sancho repartent sur les routes jusqu'à Barcelone. Ils vivent à nouveau plusieurs aventures et rencontrent de nombreux personnages, le chevalier aux Miroirs, maître Pierre et son retable, les ducs chez qui les deux héros séjournent... 

L'épisode final du chevalier à la Blanche Lune - qui est en réalité le bachelier Samson Carrasco - annonce le dénouement : don Quichotte est vaincu et se résout à renoncer aux aventures chevaleresques. De retour dans son village, don Quichotte redevient Alonso Quijano et meurt en bon chrétien après avoir reçu les saints sacrements.

 

Voici les premières pages, très célèbres, du texte, extrait du premier chapitre, le village dont parle Cervantès, point d'origine des aventures du chevalier à la triste figure, est celui où fut emprisonné Cervantès....

 

I - Qui était Don Quichotte, et comment il advint qu'il embrassa la profession, de chevalier errant (Capítulo primero. Que trata de la condición y ejercicio del famoso hidalgo don Quijote de la Mancha)

(En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordar-me, no ha mucho tiempo que vivía un hidalgo de los de lanza en astillero, adarga antigua, rocín flaco y galgo corredor....).

 

PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE PREMIER.

Du caractère et des occupations du fameux don Quichotte de la Manche.,

Dans un village de la Manche , dont je ne me soucie guère de me rappeler le nom , vivait , il n’y a pas long-temps , un de ces gentilshommes qui ont une vieille lance, une rondache rouillée , un cheval maigre , et un levrier. Un bouilli, plus souvent de vache que de mouton , une vinaigrette le soir , des œufs frits le samedi , le vendredi des lentilles , et quelques pigeonneaux de surplus le dimanche , emportaient les trois quarts de son revenu. Le veste payait sa casaque de drap fin , ses chausses de velours avec les mules pareilles pour les, jours de fête , et l'habit de gros drap pour les jours ouvriers. Sa maison était composée d une gouvernante de plus de quarante ans , d'une nièce qui n’en avait pas vingt , et d’un valet qui faisait le service de la maison, de l’écurie, travaillait aux champs et taillait la vigne. L'âge de notre gentilhomme approchait de cinquante ans. Il était vigoureux, robuste, d’un corps sec, d’un visage maigre, très matinal, et grand chasseur. L’on prétend qu’il avait le surnom de Quixada (Quijada) ou Quésada (Quesada). Les auteurs varient sur ce point. Ce qui parait le plus vraisemblable , c’est qu’il s’appelait Quixana. Peu importe , pourvu que nous soyons certains des faits.

Lorsque notre gentilhomme était oisif, c est-à-dire , les trois quarts de la journée , il s’appliquait à la lecture des livres de chevalerie avec tant de goût , de plaisir , qu’il en oublia la chasse et l’administration de son bien. Cette passion devint si forte , qu il vendit plusieurs morceaux de terre pour se former une bibliothèque de ces livres , parmi lesquels il préférait surtout les ouvrages du célèbre Félician de Silva. Cette prose claire et facile , qui presque jamais n’a de sens , lui paraissait admirable , surtout dans ces lettres si tendres où les amans s’expriment ainsi : La raison de la déraison que vous faites ci ma raison affaiblit tant ma raison, que ce n'est pas sans raison que je me plains de votre beauté (La razón de la sinrazón que a mi razón se hace, de tal manera mi razón enflaquece, que con razón me quejo de la vuestra fermosura). Cette manière si naturelle de parler enchantait notre gentilhomme. Il était seulement fâché de ne pouvoir deviner ce que cela voulait dire , et se donnait la torture pour comprendre ce qu’Aristote lui-même aurait eu bien de la peine à expliquer. Il ne laissait pas encore d’être un peu étonné des prodigieuses blessures que don Bélianis faisait et recevait ; quelque habiles que hissent les chirurgiens, il lui semblait qu’il en devait rester des cicatrices extraordinaires : mais il passait tout à l'auteur, en faveur de cette aventure interminable qu’il promet en terminant son livre. Plusieurs fois notre gentil- homme fut tenté de prendre la plume et d’achever ce beau chef-d’œuvre : malheureusement le temps lui manqua.

Il avait souvent des querelles avec le curé du village , homme instruit , et gradué à Siguence, sur le plus ou moins de mérite de Palmerin d’Angleterre et d’Amadis de Gaule. Maître Nicolas, barbier du lieu, s’était hautement déclaré pour le chevalier du Soleil , et n’estimait après lui que don Galaor, frère d’Amadis, parce que, disait-il, celui-là était assez accommodant , et qu’il ne pleurait pas toujours comme son langoureux frère. Enfin notre gentilhomme , uniquement occupé de ces idées, passait les jours et les nuits à s’en repaître.

En resolución, él se enfrascó tanto en su letura, que se le pasaban las noches leyendo de claro en claro, y los días de turbio en turbio; y así, del poco dormir y del mucho leer, se le secó el celebro de manera que vino a perder el juicio. Llenósele la fantasía de todo aquello que leía en los libros, así de encantamentos como de pendencias, batallas, desafíos, heridas, requiebros, amores, tormentas y disparates imposibles; y asentósele de tal modo en la imaginación que era verdad toda aquella máquina de aquellas soñadas invenciones que leía, que para él no había otra historia más cierta en el mundo. Decía él que el Cid Ruy Díaz había sido muy buen caballero, pero que no tenía que ver con el Caballero de la Ardiente Espada, que de solo un revés había partido por medio dos fieros y descomunales gigantes. Mejor estaba con Bernardo del Carpio, porque en Roncesvalles había muerto a Roldán, el encantado, valiéndose de la industria de Hércules, cuando ahogó a Anteo, el hijo de la Tierra, entre los brazos. Decía mucho bien del gigante Morgante, porque, con ser de aquella generación gigantea, que todos son soberbios y descomedidos, él solo era afable y bien criado. Pero, sobre todos, estaba bien con Reinaldos de Montalbán, y más cuando le veía salir de su castillo y robar cuantos topaba, y cuando en allende robó aquel ídolo de Mahoma que era todo de oro, según dice su historia38. Diera él, por dar una mano de coces al traidor de Galalón, al ama que tenía, y aun a su sobrina de añadidura.

Cette continuelle lecture et le défaut de sommeil lui desséchèrent la cervelle : il perdit le jugement.

Sa pauvre tête n’était plus remplie que d’enchantemens , de batailles , de cartels d’amour , de tourmens , et de toutes les folies qu’il avait vues dans ses livres. Il n avait pas le moindre doute sur la vérité de ces récits, et disait sérieusement que le Cid Rui Dias avait été bon chevalier de l’Ardente-Épée , qui d’un seul revers coupait deux géans par le milieu. Il estimait encore plus Bernard de Carpio , qui vint à bout de Roland, enchanté comme Hercule, vint à bout d’Àntée.

Le grand Morgante ne lui déplaisait point ; il le trouvait assez bien élevé pour un géant. Mais son favori, son ami de cœur était Renaud de Montauban , surtout quand il le voyait sortir de son château pour aller détrousser ceux qu’il rencontrait. Il chérissait tant ce héros , qu’il aurait volontiers donné sa gouvernante , et sa nièce par-dessus , pour avoir le plaisir de frotter les oreilles de ce traître de Ganelon.

 


Bientôt il lui vint dans l’esprit l’idée la plus étrange que jamais on ait conçue (En efeto, rematado ya su juicio, vino a dar en el más estraño pensamiento que jamás dio loco en el mundo). Il s'imagina que rien ne serait plus beau , plus honorable pour lui , plus utile à sa patrie, que de ressusciter la chevalerie errante en allant lui-même à cheval , armé comme les paladins , cherchant les aventures , redressant les torts , réparant les injustices. Le pauvre homme se voyait déjà conquérant par sa valeur l’empire de Trébisonde. Enivré de ces espérances , il résolut aussitôt de mettre la main à l’œuvre. 

La première chose qu’il fit , fut d’aller chercher de vieilles armes couvertes de rouille, qui depuis son bisaïeul étaient restées dans un coin. Il les nettoya, les rajusta le mieux qu’il put; mais il vit avec chagrin qu’il lui manquait la moitié du casque. Son adresse y suppléa; il fit cette moitié de carton, et parvint à se fabriquer quelque chose qui ressemblait à un casque. A la vérité , voulant éprouver s’il était de bonne trempe , il tira son épée , et , le frappant de toute sa force , il brisa du premier coup tout son ouvrage de la semaine. Cette promptitude à se rompre ne laissa pas de lui déplaire dans un casque. Il recommença son travail , et , cette fois , ajouta par-dessus de petites bandes de fer qui le rendirent un peu plus solide. Satisfait de son invention , et ne se souciant plus d’en faire une nouvelle épreuve, il se tint pour très bien armé. 

Alors il fut voir son cheval, et quoique la pauvre bête ne fut qu’un squelette vivant , il lui parut plus vigoureux que le Bucéphale d'Alexandre , ou le Babiéca du Cid. Il rêva pendant quatre jours au nom qu’il lui donnerait : ce qui l'embarrassait beaucoup ; car , devant faire du bruit dans le monde , il désirait que ce nom exprimât ce qu’avait été le coursier avant sa noble destinée , et ce qu’il était devenu. Après en avoir adopté , rejeté , changé plusieurs , il sa détermina pour Rossinante (Rocinante), nom sonore selon lui, beau, grand, significatif. Il fut si content d’avoir trouvé ce nom superbe pour son cheval , qu’il résolut d’en chercher un pour lui-même ; et cela lui coûta huit autres jours. 

Enfin il se nomma don Quichotte (don Quijote). Mais, se rappelant qu’Amadis ne s’était pas contenté de s’appeler seulement Amadis , et qu’il y avait joint le nom de la Gaule sa patrie, il voulut aussi s’appeler don Quichotte de la Manche ( don Quijote de la Mancha), pour faire participer son pays à la gloire qu’il acquerrait.

C’était quelque chose que d’avoir des armes , un demi-casque de carton , un coursier déjà nommé , un nom imposant pour lui-même ; mais le principal lui manquait encore ; c’était une dame à aimer ; car un chevalier sans amour est un arbre sans fruits , sans feuilles , une espèce de corps sans âme (porque el caballero andante sin amores era á[r]bol sin hojas y sin fruto y cuerpo sin alma). 

Si , pour mes péchés , disait-il , ou plutôt pour mon bonheur , je me rencontre avec un géant , ce qui arrive tous les jours , et que du premier coup je le renverse , le partage par le milieu du corps , ou enfin l’oblige a se rendre , ne me sera-t-il pas agréable d’avoir une dame a qui l'envoyer , afin que , se présentant devant elle , il vienne se mettre à genoux , et lui dise d une voix soumise : Madame , vous voyez ici le géant Caraculiambro , souverain de l'île de Malindranie. L’illustre chevalier que la renommée ne peut jamais assez louer , don Quichotte de la Manche , après m'avoir vaincu en combat singulier , m’a prescrit de me rendre aux pieds de votre grandeur pour qu'elle dispose de moi. ("Yo, señora, soy el gigante Caraculiambro, señor de la ínsula Malindrania, a quien ven-ció en singular batalla el jamás como se debe alabado caballero don Quijote de la Mancha, el cual me mandó que me presentase ante vues-tra merced, para que la vuestra grandeza disponga de mí a su talante''?)

O que notre héros fut content de lui lorsqu’il eut fait ce discours ! et qu’il le fut davantage quand il eut trouvé le nom de sa dame ! On prétend qu'il avait été jadis amoureux d'une assez jolie paysanne des environs, qui jamais n en avait rien su, ou ne s’en était guère souciée. Ce fut elle qu’il établit la souveraine de son cœur. Elle se nommait Aldonza Lorenz o; mais, voulant lui donner un nom plus convenable à une princesse, il l’appela Dulcinée du Toboso (Dulcinea del Toboso). C’était dans ce village qu'elle demeurait. Ce nom, qui lui coûta du travail , lui parut aussi harmonieux , aussi-agréable , aussi expressif que tous ceux qu’il avait choisis...."

 

A l'issu de ce premier chapitre, se met donc en place non seulement un personnage d'une cinquantaine d'années créé dans l'incertitude absolue, mais une logique qui va l'entraîner progressivement à confondre en lui réalité et fiction. Nombre d'interprétations ont été formulées, mais le récit suffit amplement déjà par lui-même...

Se sentant appelé à réaliser dans un monde tourmenté les idéaux de paix et de justice pour lesquels se battaient les chevaliers errants, Alonso Quixano ennoblit son cheval décharné, Rossinante, prend nom de don Quichotte de la Manche, puis choisit comme Dame de ses pensées, une paysanne, transfigurée sous le nom de Dulcinée du Toboso. 

 

Le chapitre Vll voit se constituer un des grands couples mythiques de la littérature mondiale, don Quichotte et son écuyer Sancho. Et si Don Quichotte doit son être le plus profond aux livres de chevalerie, qui ont modelé son esprit et sa langue, Sancho incarnera le produit de la sagesse populaire, celui que nourrissent proverbes et dictons, légendes et romances traditionnels..

(Capítulo VII. De la segunda salida de nuestro buen caballero don Quijote de la Mancha)

"Seconde sortie de Don Quichotte.

Dans ce moment don Quichotte s’éveilla, en criant à pleine tête : A moi ! à moi ! c’est ici qu’il faut montrer ce que peut votre courage ; les courtisans remportent le prix du tournoi. Tout le monde se pressa d’accourir ; et la précipitation avec laquelle on abandonna l’examen des livres fut cause sans doute que plusieurs à qui le curé aurait pardonné se trouvèrent enveloppés dans l’arrêt fatal. Don Quichotte était réveillé , debout , l’épée à la main , criant toujours de plus belle , et donnant de grands coups à droite et à gauche. On parvint à s’emparer de lui , à le remettre sur son lit. 

Notre héros , se tournant alors vers le curé : - Certes, dit-il , seigneur archevêque Turpin, c’est une assez grande honte que tout ce que nous sommes ici des douze pairs abandonnions lâchement aux chevaliers de la cour le prix du tournoi qui , depuis trois soleils , ne s’est soutenu que par notre vaillance. - Que voulez- vous, mon cher voisin? répondit le curé ; il faut se soumettre : Dieu permettra peut-être que la chance tourne ; et ce qui se perd aujourd’hui peut se regagner demain. Ne pensons qu’à votre santé ; vous êtes sûrement fort las , peut-être même blessé. - Blessé ? non , reprit don Quichotte ; à la vérité un peu moulu , parce que ce bâtard de Roland , furieux de ce que j’étais le seul qui lui disputais la victoire , m’a frappé long-temps avec un tronc de chêne. Mais je consens à perdre mon nom de Renaud de Montauban , si dès que je serai debout il ne me le paye bien cher , malgré ses enchantemens. Pour l’heure , je n’ai besoin que de manger. 

On lui servit à diner ; il se rendormit aussitôt après. La gouvernante profita de son sommeil pour brûler tous les volumes jetés dans la cour. Le curé et le barbier , voulant couper jusqu’à la racine du mal, firent murer sur-le-champ la porte du cabinet des livres , en recommandant à la nièce de dire à son oncle , quand il les chercherait , qu’un enchanteur les avait enlevés. 

En effet, deux jours après, don Quichotte , parfaitement rétabli , n’eut rien de plus pressé que d’aller à sa bibliothèque. N’en retrouvant plus la porte , il la cherchait de tous ses yeux , allait et venait , tâtait , retâtait avec ses mains, et s’arrêtait toujours à l'endroit où jadis était cette porte. 

Enfin , après un long silence , il demanda à sa gouvernante de lui indiquer son cabinet de livres. Quel cabinet? répond-elle : il n’y a plus ni livres ni cabinet , le diable a tout emporté. (¿Qué aposento, o qué nada, busca vuestra merced? Ya no hay aposento ni libros en esta casa, porque todo se lo llevó el mesmo diablo).

- Ce n’est pas le diable , interrompt la nièce ; mais un enchanteur (un encantador) qui vint ici pendant votre ab sence, monté sur un grand dragon. Il entra dans la bibliothèque; j’ignore ce qu’il y fit. Au bout de quelques instans, il ressortit par le toit , laissant la maison pleine de fumée. Nous courûmes vite pour voir ce qu’il était venu faire , nous ne trouvâmes plus de cabinet. Je me rappelle seulement , et la gouvernante doit s’en souvenir aussi , que ce méchant vieillard nous dit , en s’en allant, qu il avait voulu se venger du maître de la maison qu'il haïssait mortellement ; il ajouta qu’il s’appelait Mougnaton (Muñatón). - Ce n'est pas Mougnaton , répondit don Quichotte, c'est Freston (Frestón). Je le connais bien: c'est mon plus grand ennemi. Sa profonde science lui a fait connaître qu’un chevalier qu'il protège serait un jour vaincu par moi. Depuis ce temps, son dépit le porte à me jouer tous les mauvais tours qu’il peut : cela ne l'avancera guère , il ne changera pas le destin. - C’est bien sûr, mon oncle, reprit la nièce. Mais pourquoi vous mêler de toutes ces querelles ? Ne seriez -vous pas plus heureux en restant paisible chez vous, plutôt que d'aller par le monde faire souvent triste rencontre ? Vous connaissez le proverbe : Qui va chercher de la laine revient quelquefois tondu. (¿No será mejor estarse pacífico en su casa y no irse por el mundo a buscar pan de trastrigo, sin considerar que muchos van por lana y vuelven tresquilados?)

- Ah ! ah ! ma nièce , répliqua don Quichotte, vous savez de belles sentences. Mais apprenez qu'avant de tondre un homme comme moi , il y en aurait beaucoup de pelés. Retenez cela , je vous prie. 

Le ton dont il dit ces paroles termina la conversation. Don Quichotte parut tranquille pendant les quinze jours suivans , et ne laissa point soupçonner qu'il s occupât d’une nouvelle campagne. Seulement , dans les fréquens entretiens qu il avait avec le curé et le barbier, il insistait toujours sur l'utilité de la chevalerie errante (caballeros andantes) et sur son projet de la faire revivre. 

Le curé disputait quelquefois ; le plus souvent il cédait, afin de ne pas se brouiller. Il ignorait que pendant ce temps don Quichotte sollicitait en secret de le suivre, en qualité d’écuyer, un laboureur de ses voisins , homme de bien , si le pauvre peut se nommer ainsi , mais dont la tête n’avait pas beaucoup de cervelle. Parmi beaucoup de promesses que notre héros fit à ce bon homme, il lui répétait toujours que, dans ce beau métier d’écuyer errant , rien n’était plus ordinaire que de gagner en un tour de main le gouvernement d’une ile. Le crédule laboureur , qui s’appelait Sancho Pança (Sancho Panza) , fut surtout séduit par cette espérance, et résolut de quitter et ses enfans et sa femme pour courir après ce gouvernement. Don Quichotte , sur d’un écuyer, s’occupa de ramasser un peu d’argent , vendit une pièce de terre , engagea l’autre, perdit sur toutes, et parvint à se faire une somme assez raisonnable. Il emprunta d’un de ses amis une rondache meilleure que la sienne , raccommoda de nouveau son casque , se pourvut de chemises , suivant le conseil de l’aubergiste , et convint avec Sancho du jour et de l’heure ou ils partiraient. Il lui recommanda surtout de se munir d un bissac. Sancho promit de ne pas l’oublier , et ajouta que , n'étant pas accoutumé à faire beaucoup de chemin à pied, il avait envie d’emmener son âne, qui était une excellente bête. Le nom d’âne fît quelque peine à don Quichotte ; il ne se rappelait point qu’aucun écuyer célèbre eût suivi son maître de cette manière. Mais, faisant réflexion qu’il donnerait à Sancho le cheval du premier chevalier vaincu , il ne vit point d inconvénient à le laisse venir sur son âne.

Tous leurs arrangemens faits , une belle nuit don Quichotte et son écuyer , sans prendre congé de personne , partirent et marchèrent si bien, qu’au point du jour ils ne craignaient plus de pouvoir être rattrapés. Le bon Sancho , sur son âne, entre son bissac et sa grosse gourde , allait comme un patriarche , impatient déjà de voir arriver cette île dont il devait être gouverneur. Don Quichotte, rempli d’espoir, l’air fier et la tête haute, s’avançait sur le maigre Rossinante , dans cette même plaine de Montiel , où les rayons du soleil , l’atteignant seulement de coté , ne l’incommodaient pas autant qu'à sa première sortie. Sancho , pressé, de parler , commença la conversation.

- Monsieur mon maître , dit-il , je supplie votre chevalerie errante de ne pas perdre de vue cette île quelle m’a promise. Je puis vous répondre que celle-là , quelque grande qu’elle soit , ne sera point mal gouvernée.  - Ami Sancho , répondit don Quichotte, de tout temps les chevaliers ont eu pour coutume de donner à leurs écuyers les îles ou les royaumes dont leur valeur les rend maîtres : tu sens bien que je ne voudrais pas déroger à ce noble usage. Je ferai mieux : la plupart des chevaliers dont je te parle attendaient que leurs écuyers fussent vieux pour récompenser leurs services , en leur donnant soit un comté , soit un marquisat , qui n’était souvent qu’une méchante province ; mais moi , si Dieu nous laisse vivre , je pourrais bien , avant six jours , conquérir un si grand empire, qu’un des royaumes qui en dépendront sera justement ton affaire. Ne regarde pas cet événement comme difficile ou extraordinaire ; dans le métier que nous faisons rien n’est plus simple et plus commun. - Cela étant , reprit Sancho , une fois que je serais roi , Jeanne Guttières ma femme serait donc reine , et mes petits drôles infans ? — Qui en doute ? — Moi, j’en doute, parce que je connais ma femme , et je vous assure qu’il pleuvrait des couronnes, qu’aucune ne pourrait bien aller à sa tête. Je vous en préviens d’avance , elle ne vaut pas deux maravedis pour être reine : comtesse , je ne dis pas non ..."

 

Le célèbre épisode des moulins à vent surgit au chapitre VIII, don Quichotte voit des géants là où il n'y a que de simples moulins, une parodie des combats chevaleresques menée par un homme qui déforme la réalité pour la faire correspondre à sa vision et à ses ambitions, mais aussi, métaphore, de grandes machines à moudre, d'origine hollandaise récemment implantées en Castille, derniers progrès de la technique qui vient bouleverser l'exploitation des terres et ruiner les gentilshommes campagnards. A ses côtés, son écuyer Sancho Panza tente d'incarner le bon sens, et chacun s'exprimant dans son propre langage...

(Capítulo VIII. Del buen suceso que el valeroso don Quijote tuvo en la espantable y jamás imaginada aventura de los molinos de viento, con otros sucesos dignos de felice recordación).

"Comment don Quichotte mit fin à l'épouvantable aventure des moulins à vent .

Dans ce moment, don Quichotte aperçut trente ou quarante moulins à vent ; et regardant son écuyer : Ami , dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Vois-tu là-bas ces géans terribles ? Ils sont plus de trente : n’importe, je vais attaquer ces fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir. - Quels géans ? répondit Sancho. - — Ceux que tu vois avec ces grands bras qui ont peut-être deux lieues de long. — Mais , monsieur, prenez-y garde ; ce sont des moulins à vent ; et ce qui vous semble des bras n’est autre chose que leurs ailes. 

— Ah ! mon pauvre ami, l’on voit bien que tu n’es pas encore expert en aventures. Ce sont des géans, je m’y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en prière, tandis que j’entreprendrai cet inégal et dangereux combat (– Bien parece – respondió don Quijote – que no estás cursado en esto de las aventuras: ellos son gigantes; y si tienes miedo, quítate de ahí, y ponte en oración en el espacio que yo voy a entrar con ellos en fiera y desigual batalla).

En disant ces paroles il pique des deux, sans écouter le pauvre Sancho , qui se tuait de lui crier que ce n’étaient point des géans , mais des moulins, sans se désabuser davantage à mesure qu’il en approchait. Attendez- moi , disait-il , attendez-moi , lâches brigands ; un seul chevalier vous attaque. A l'instant même un peu de vent s’éleva , et les ailes se mirent à tourner. - Oh ! vous avez beau faire , ajouta don Quichotte ; quand vous remueriez plus de bras que le géant Briarée , vous n’en serez pas moins punis. Il dit, embrasse son écu ; et , se recommandant à Dulcinée , tombe , la lance en arrêt , sur l’aile du premier moulin , qui l’enlève lui et son cheval, et les jette à vingt pas l’un de l’autre. 

Sancho se pressait d’accourir au plus grand trot de son âne. Il eut de la peine à relever son maitre , tant la chute avait été lourde. Eh! Dieu me soit en aide , dit-il , je vous crie depuis une heure que ce sont des moulins à vent. Il faut en avoir d’autres dans la tête pour ne pas le voir tout de suite (– ¡Válame Dios! – dijo Sancho –. ¿No le dije yo a vuestra merced que mirase bien lo que hacía, que no eran sino molinos de viento, y no lo podía ignorar sino quien llevase otros tales en la cabeza?)

- Paix! paix! répondit le héros, c'est dans le métier de la guerre que l’on se voit le plus dépendant des caprices de la fortune , surtout lorsqu’on a pour ennemi ce redoutable enchanteur Freston , déjà voleur de ma bibliothèque. Je vois bien ce qu il vient de faire : il a changé les géans en moulins pour me dérober la gloire de les vaincre. Patience ! il faudra bien à la fin que mon épée triomphe de sa malice. - Dieu le veuille! répondit Sancho en le remettant debout, et courant en faire autant à Rossinante, dont l'épaule était à demi déboîtée.

Notre héros , remonté sur sa bête , suivit le chemin du port Lapice , ne doutant pas qu’un lieu aussi passager ne fût fertile en aventures. Il regrettait beaucoup sa lance , que l’aile du moulin avait brisée. - Mon ami, dit-il à Sancho, je me souviens d’avoir lu qu’un chevalier espagnol , appelé Pérez de Vargas , ayant rompu son épée dans une bataille , arracha une branche ou un tronc de chêne , avec lequel il tua tant de Maures, qu’on le surnomma l 'Assommeur. Je veux imiter Pérez de Vargas. Au premier chêne que je rencontrerai , je vais me tailler une massue; et cette arme me suffira pour faire de tels exploits que jamais personne ne pourra les croire. - Ainsi soit-il! répondit Sancho: mais redressez-vous un peu , car vous allez tout de côté. — Je t’avoue que je me ressens de ma chute; et, si je ne me plains pas , c'est qu’il est défendu aux chevaliers errans de se plaindre , quand même ils auraient l’estomac ouvert. — Diable ! si c’est défendu de même aux écuyers , je ne sais trop comment je ferai , car je vous préviens qu’à la moindre égratignure je crie comme si on m’écorchait. Mais vous ne pensez pas , monsieur , qu’il est temps de dîner. 

Don Quichotte lui répondit qu’il n’avait besoin de rien , et qu’il pouvait manger s’il voulait. Avec cette permission, Sancho s’arrangea sur son âne , tira les provisions du bissac , et , trouvant dans ce moment que rien n’était si agréable que de chercher les aventures , sans songer aux promesses de son maître, il allait cheminant derrière lui, doublant les morceaux, et haussant la gourde avec tant d’appétit, avec tant de plaisir, qu’il aurait donné de l’envie au plus gourmet buveur de Malaga.

La nuit vint; nos aventuriers la passèrent sous des arbres. Don Quichotte choisit une forte branche , à laquelle il mit le fer de sa lance. Il se garda bien de fermer les yeux, et ne pensa qu’à Dulcinée , pour imiter ces chevaliers qui , dans les forêts et les déserts , n'employaient le temps du sommeil qu’à s’occuper de leurs dames (Toda aquella noche no durmió don Quijote, pensando en su señora Dulcinea, por acomodarse a lo que había leído en sus libros, cuando los caballeros pasaban sin dormir muchas noches en las florestas y despoblados, entretenidos con las memorias de sus señoras)

Sancho ne fit qu’un somme jusqu’au matin ; et les rayons du soleil levant qui lui donnaient sur le visage , non plus que le gazouillement des oiseaux à l'arrivée du jour, ne l’auraient pas réveillé , si son maître ne l’eût appelé. En ouvrant les yeux il prit sa bouteille, qu’il s’affligea de trouver plus légère que la veille. Notre héros, qui ne voulait vivre que de ses tendres pensées, refusa de déjeuner. Tous deux se mirent en route , et , après trois heures de marche , découvrirent le port Lapice (Puerto Lápice)...."

 

Le héros poursuit sa route, aperçoit en chemin des bénédictins auprès d'un carrosse, imagine que ce sont des enchanteurs qui enlèvent une haute princesse, et les attaque donc, revanche satirique de Cervantès? Puis Cervantès feint de terminer l'histoire, qui se poursuit pourtant après avoir retrouvé un manuscrit rédigé par un chroniqueur arabe, c'était le temps où l'islam tremblait devant les chevaliers: Capítulo IX, Donde se concluye y da fin a la estupenda batalla que el gallardo vizcaíno y el valiente manchego tuvieron; Capítulo X, De lo que más le avino a don Quijote con el vizcaíno, y del peligro en que se vio con una turba de yangüeses. Reprise de la route, épreuve de la faim, puis évocation des récits pastoraux qui, pour Cervantès, troublent autant l'esprit que les romans de chevalerie. Un berger raconte l'histoire de Crisónomo, qui se tua pour l'amour de Marcela qui refusait tous les hommes (Capítulo XIII, Donde se da fin al cuento de la pastora Marcela, con otros sucesos). Marcela intervient pour se défendre de toute accusation et revendiquer le droit de choisir l'homme qu'elle pourrait aimer, Don Quichotte la soutient, mais est-ce sans doute pour cette liberté d'esprit que lui et Sancho se retrouvent bastonnés. Meurtris, ils se retrouvent dans une auberge, un "château"... 

 

 

Le périple se poursuit, l'Espagne s'est couverte depuis 1520 d'un réseau de chemins et de routes tout au long desquelles des auberges se révèlent sources des pires exactions, et de même s'impose avec fracas la puissante corporation des éleveurs de moutons contre laquelle tente de résister l'agriculture, c'est tout en paysage couvert d'affrontements sporadiques que parcourent nos deux héros. Et lorsqu'ils s'en prennent à une douzaine de prêtres qui accompagnent un mort jusqu'à sa sépulture, une erreur d'interprétation, c'est bien à un véritable combat d'arrière-garde que se livre notre chevalier à la triste figure contre le nouveau régime qui s'installe en Espagne. Le vacarme d'un moulin à foulon dans les ténèbres va jusqu'à remplir don Quichotte de rêves héroïques et fait trembler de peur Sancho... 

Chapitre 22, autre aventure de Don Quichotte et Sancho dans laquelle nos deux personnages rencontrent une file de prisonniers, escortés d'hommes en arme, qui vont purger leur peine dans les galères du roi. Don Quichotte voyant que ces prisonniers sont enchaînés, se demande pourquoi ils se trouvent dans une situation aussi inhumaine. Sancho essaye de lui expliquer, en vain, Don Quichotte se tourne vers les galériens eux-mêmes et commence à les interroger. Il en vient à considérer qu'il est injuste que ces hommes soient condamnés pour quelque chose qu'il ne considère pas d'une gravité intolérable et décide de les libérer. Il va jusqu'à leur demander, une fois libérés, d'aller répandre la nouvelle et conter les exploits du chevalier à la triste figure (el caballero de la triste figura) jusqu'au château de la belle Dulcinea del Toboso. Bien entendu, non seulement les galériens libérés ne lui obéissent pas mais se retournent contre lui l'abandonnant à moitié nu...

CHAPITRE XXII. Comment don Quichotte mit en liberté plusieurs infortunés que ion conduisait dans un lieu ou ils ne voulaient point aller.

(Capítulo XXII. De la libertad que dio don Quijote a muchos desdichados que, mal de su grado, los llevaban donde no quisieran ir)

"Cide Hamete Benengeli, auteur arabe, établi dans la Manche, rapporte dans cette étonnante , véridique , sublime et burlesque histoire, qu'après la conversation que l’on vient de lire , notre chevalier aperçut dans le grand chemin une douzaine d’hommes à pied , attachés ensemble , comme des grains de chapelet, par une longue chaîne de fer , et tous ayant les menottes : ils étaient conduits par deux cavaliers armés d’escopettes , et deux fantassins armés de lances. - Voici , dit Sancho , la chaîne des forçats que I on mène ramer aux galères du roi. - Comment! des forçats! s’écria don Quichotte; est-il possible que le roi force ses sujets à ramer? Je vous dis, reprit l’écuyer , que ces gens-là sont condamnés pour leurs délits à servir sur les galères. — Ils n’y vont donc pas de bon gré ? — Non , assurément. — Cela me suffit : je n’oublie point ce que ma profession m’ordonne.

Don Quichotte s’avance alors, et demande, avec beaucoup de politesse , à ceux qui conduisaient la chaîne , de vouloir bien lui dire pourquoi l'on menait ainsi ces malheureux. Un des cavaliers, touché de sa courtoisie, lui répondit : - Nous avons bien avec nous la sentence de chacun de ces misérables, mais il n’est guère possible de vous faire lire tous ces arrêts ; si votre seigneurie veut s’informer à eux-mêmes de ce qu'elle désire savoir, ils sont bavards de leur métier , et ne demanderont pas mieux de vous en instruire. 

Avec cette permission , que notre héros aurait prisé quand même on la lui aurait refusée , il s’approcha des galériens, et demanda au premier pour quelle faute il allait aux galères. - Hélas! répondit celui-ci, c’est pour avoir été amoureux. - Pour cela seul ? reprit don Quichotte ; ah ! si les amans sont ainsi punis , depuis long-temps je devrais ramer. - Je le crois , monsieur , ajouta le forçat ; mais c’est que mon amour peut-être n’était point comme vous l’imaginez ; j 'étais amoureux d’une bourse d'or qu'un vieux avare tenait renfermée ; je l'enlevai : je fus pris avec la bourse dans les mains ; il fallut employer la force pour me l’arracher , tant elle était chère à mon cœur. La justice arrangea l’affaire en me faisant donner cent coups de fouet sur les épaules , et m’envoyant servir trois ans dans la marine royale. - Et vous , mon ami , dit don Quichotte au second, qui marchait la tête baissée avec l’air du repentir.  - Monsieur, répondit celui-ci, je vais aux galères pour avoir été trop franc. - Comment , trop franc ? Mais la franchise est une vertu que tout honnête homme doit honorer. — Eh bien, les juges d’à présent n'ont point de honte de la punir : ils m’ont interrogé sur quelques bestiaux enlevés , m'ont fait les questions les plus malhonnêtes, qu’ils ont accompagnées de menaces grossières. Je leur ai dit avec candeur que c’était moi qui avais trouvé ces troupeaux errans dans la campagne , et que , par une suite de mon goût pour la vie pastorale , je les avais recueillis. Cet aveu simple et naïf m’a fait condamner à deux cents coups de fouet , et à six ans de galères.

Don Quichotte interrogea le troisième , qui lui répondit gaiement : - Je suis ici , monsieur . faute de dix ducats. — J’en donnerais vingt pour vous en retirer. — Oh ! vraiment , c’est quand l’enfant est baptisé qu’il nous arrive des parrains. Si , dans le temps de mon procès, j’avais pu faire couler un peu d’or dans la poche du rapporteur , dans l’écritoire du greffier , je serais à présent à me divertir au milieu du Zocodover de Tolède. Mais , à la garde de Dieu! la patience vient à bout de tout. Son camarade était un vieillard dont la barbe blanche passait la poitrine ; il ne répondit a don Quichotte que par des larmes : celui qui le suivait parla pour lui.

Ce vénérable personnage , dit-il , va aux galères pour avoir adouci les tendres peines des amans, en portant leurs billets doux, en les faisant trouver ensemble ; on l’a même accusé de se servir de philtres et de se mêler de magie. Sans ce dernier article , reprit don Quichotte , je ne verrais rien que d’obligeant dans les peines qu’il se donnait en servant les amans fidèles : c’est un emploi qui demande beaucoup de délicatesse ; on ne devrait le confier qu’à des personnes sages , connues , et capables de s’en acquitter avec adresse et discrétion. J’ai là-dessus des idées que je veux communiquer au Gouvernement. Mais je ne puis passer à ce vieillard les philtres et la magie, quoique je pense qu’en amour il n’y ait d’autre magie que d’être aimable. - Vous avez raison , monsieur , reprit le vieillard ; si j avais été sorcier, j’aurais deviné sûrement le voyage que je fais aujourd’hui. Quant au reste , je ne nie pas que j’ai toujours souhaité que tout le monde se réjouît , vécût ensemble dans la paix et dans la bonne amitié : je ne voyais là rien que de louable ; et , pour avoir eu ce désir , on m’envoie aux galères malgré mon grand âge et une rétention d’urine qui ne me laisse pas un instant de repos. En disant ces paroles il se remit à pleurer; et Sancho tout attendri lui fit une petite aumône.

Don Quichotte continua ses questions. Le galérien qui suivait lui répondit en riant : Je suis ici pour une bagatelle qui s’est passée en famille. Je logeais avec deux de mes cousines germaines , et deux autres parentes , toutes quatre jeunes et jolies ; le soir , pour passer le temps , nous jouions ensemble à de petits jeux , nous n’étions que nous cinq dans la maison; je ne sais comment il est arrivé que tout d’un coup , un beau matin , nous nous sommes trouvés neuf. On a fait un grand bruit de tout cela; je n’avais point d’argent, point de protecteur; je vais aux galères pour six ans. Mais je suis jeune , je me porte bien ; et , pourvu qu’on vive, il y a remède à tout.

Après celui-là venait un homme de trente ans à peu près, d’une assez belle ligure , quoiqu’il fût bigle , attaché avec plus de soin que les autres ; il avait aux pieds une forte chaîne qui revenait lui faire le tour du corps , deux carcans au cou , dont l’un soutenait la chaîne , dont l’autre portait deux branches de fer qui descendaient à sa ceinture , où ses mains étaient prises par des menottes fermées de gros cadenas , de sorte qu’il ne pouvait ni porter ses mains à sa tête ni baisser sa tête à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi tant de chaînes. C’est que ce misérable, répondit un des gardes, est plus coupable lui seul que tous les autres ensemble : il est avec cela si adroit , si fourbe , si audacieux , que , même dans l’état où il est , nous craignons qu’il ne nous échappe. - Comment se fait-il , reprit don Quichotte , que tant de crimes ne l’aient mené qu’aux galères ? Il y est pour dix ans , répliqua le garde , ce qui est comme la mort civile. Vous devez le connaître de réputation; c est le fameux Ginès de Passamont , autrement surnommé Ginésille de Parapilla. - Monsieur le commissaire , dit alors le galérien , ne plaisantons point , s’il vous plaît , et ne parlez pas de mes surnoms ; vous auriez trop d’avantage , car je n’oserais vous dire les vôtres. - Et vous , monsieur le chevalier , si vous voulez nous donner quelque chose , dépêchez-vous , et ne perdez plus votre temps à écouter ainsi notre histoire. Quand il vous plaira de connaître la mienne , vous pourrez la lire , je l’ai écrite ; et j ’ose vous assurer qu’elle vous amusera plus que la plupart de nos romans modernes. - Est- elle achevée ? demanda don Quichotte. — - Non , puisque me voici encore ; mais elle va depuis ma naissance jusqu’à la dernière fois que j’ai été aux galères. — Celle-ci n’est donc pas la première ? — Bah! j’ai déjà fait quatre 'campagnes sur mer pour le service de sa majesté catholique. Je ne suis point du tout fâché d’y retourner : en vérité il n’y a que là que l’on jouisse un peu de soi-même , que l’on ait le loisir de mettre en ordre ses idées , et de cultiver les belles-lettres. — Vous me paraissez homme d’esprit. — Si j’étais un sot, je serais heureux.

- Cela me suffit , dit don Quichotte en élevant la voix. D’après tout ce que je viens d’entendre , il est clair , mes frères , que , quoique vous alliez aux galères pour le châtiment de vos fautes , cependant vous n’y allez pas avec plaisir et de bonne volonté ; d’ailleurs il n’est que trop commun que le manque d’argent , le peu de crédit , la passion ou la sottise des juges fassent condamner l’innocence. 

"–De todo cuanto me habéis dicho, hermanos carísimos, he sacado en limpio que, aunque os han castigado por vuestras culpas, las penas que vais a padecer no os dan mucho gusto, y que vais a ellas muy de mala gana y muy contra vuestra voluntad; y que podría ser que el poco ánimo que aquél tuvo en el tormento, la falta de dineros déste, el poco favor del otro y, finalmente, el torcido juicio del juez, hubiese sido causa de vuestra perdición y de no haber salido con la justicia que de vuestra parte teníades. Todo lo cual se me representa a mí ahora en la memoria de manera que me está diciendo, persuadiendo y aun forzando que muestre con vosotros el efeto para que el cielo me arrojó al mundo, y me hizo profesar en él la orden de caballería que profeso, y el voto que en ella hice de favorecer a los menesterosos y opresos de los mayores. Pero, porque sé que una de las partes de la prudencia es que lo que se puede hacer por bien no se haga por mal, quiero rogar a estos señores guardianes y comisario sean servidos de desataros y dejaros ir en paz, que no faltarán otros que sirvan al rey en mejores ocasiones; porque me parece duro caso hacer esclavos a los que Dios y naturaleza hizo libres. Cuanto más, señores guardas –añadió don Quijote–, que estos pobres no han cometido nada contra vosotros. Allá se lo haya cada uno con su pecado; Dios hay en el cielo, que no se descuida de castigar al malo ni de premiar al bueno, y no es bien que los hombres honrados sean verdugos de los otros hombres, no yéndoles nada en ello. Pido esto con esta mansedumbre y sosiego, porque tenga, si lo cumplís, algo que agradeceros; y, cuando de grado no lo hagáis, esta lanza y esta espada, con el valor de mi brazo, harán que lo hagáis por fuerza."

 

 

 

Après avoir réfléchi mûrement à votre situation, je pense que je ne puis m’empêcher d’exercer à votre égard le premier des devoirs de la chevalerie, celui de secourir les opprimés. 

Mais , comme la sagesse prescrit d’employer toujours la douceur et la raison avant d’en venir à la force , j’ai l’honneur de vous prier, messieurs les commissaires et gardes,  de vouloir bien ôter leurs fers à ces malheureux , et les laisser aller en paix. Dieu et la nature les ont faits libres ; personne au monde n’a droit d’attenter à cette liberté. Jamais ces pauvres gens ne vous offensèrent; il est peu digne de vous d’exercer les vengeances d’autrui ; laissez au Tout-puissant le soin de punir les faiblesses inséparables de l’humanité. Je vous renouvelle donc ma prière, avec la politesse, avec les égards que je vous dois ; je me plais à vous assurer de ma reconnaissance si vous m’accordez ce que je demande ; si vous vous y refusez , j’aurai bien du regret , messieurs , d’être forcé de vous y contraindre."

 


- La plaisanterie n’est pas mauvaise , répond dit le commissaire en riant, et vous savez la prolonger avec sang-froid. De bonne foi ! vous voulez que nous mettions en liberté la chaîne des galériens ? Allez , monsieur , continuez votre route , redressez le plat à barbe que vous avez sur la tête , et , croyez-moi , ne cherchez pas à compter les poils du chat. 

- C’est vous qui êtes un chat , un rat et un maraud , répond don Quichotte. Aussitôt d’un coup de lance il le jette par terre lui et son escopette. Les autres gardes surpris mettent l’épée à la main , et viennent attaquer notre héros ; mais les galériens , profitant de l’occasion , se mettent à briser leurs chaînes. Les gardes , forcés de courir à leurs prisonniers et de se défendre contre don Quichotte , n’avaient pas assez de leurs bras. Sancho aidait Ginès de Passamont à se débarrasser de ses fers. Passamont fut le premier libre, il saute sur le commissaire étendu par terre , lui prend son épée et son escopette : alors ajustant les gardes l’un après l'autre sans tirer, il les met bientôt en fuite , à travers une grêle de pierres que leur lançaient les autres galériens.

La victoire était complète ; mais Sancho n était pas trop content. Il dit à son maître que les fuyards allaient sûrement chercher la Sainte- Hermandad , qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour se retirer et se cacher dans les montagnes voisines. Don Quichotte avait un autre projet : il appelle tous les galériens , occupés de dépouiller le commissaire , qu’ils laissèrent en chemise. Notre chevalier les rassemble en cercle ; et les regardant avec gravité :

-  Messieurs , dit-il , la reconnaissance est de toutes les vertus la plus chère aux âmes bien nées. Vous venez de voir ce que j’ai fait pour vous , je ne doute point qu’à votre tour vous ne désiriez faire quelque chose pour moi. Je vous demande de vouloir bien reprendre les chaînes que je vous ai ôtées , et , dans cet état , de vous en aller à la ville du Toboso vous présenter devant madame Dulcinée. Tous lui direz que l’esclave de sa beauté , le chevalier de la Triste Figure , se recommande à son souvenir ; vous lui conterez de point en point comment j’ai brisé vos fers; et vous serez libres ensuite d’aller où bon vous semblera.

- Seigneur chevalier, notre libérateur, répondit , au nom de tous , Ginès de Passamont , ce que vous demandez n’est pas raisonnable , puisque , si nous allions ensemble sur les chemins , nous serions sûrement repris par la Sainte-Hermandad (Santa Hermandad), à qui nous ne pouvons espérer d’échapper qu’en nous dispersant et nous cachant. Nous prions votre seigneurie de vouloir bien changer cette ambassade à madame Dulcinée du Toboso contre un certain nombre d'ave maria dits à l’intention de cette belle dame. Nous serons très exacts à prier pour elle, parce que cela se peut faire en tout temps et en tout lieu; mais imaginer que nous allons retourner aux ognons d’Égypte, c’est-à-dire reprendre nos fers , cela est aussi impossible que de cueillir des poires sur cet ormeau (pero pensar que hemos de volver ahora a las ollas de Egipto, digo, a tomar nuestra cadena y a ponernos en camino del Toboso, es pensar que es ahora de noche, que aún no son las diez del día, y es pedir a nosotros eso como pedir peras al olmo). 

- Pardieu! s’écria don Quichotte en colère, don Ginésille de Parapilla , et don fils de catin que vous êtes , vous irez tout seul , vous qui parlez , chargé de votre belle chaîne (– Pues ¡voto a tal! – dijo don Quijote, ya puesto en cólera –, don hijo de la puta, don Ginesillo de Paropillo, o como os llamáis, que habéis de ir vos solo, rabo entre piernas, con toda la cadena a cuestas).

Passamont n’était point patient. Il fit un signe à ses compagnons , qui, s’éloignant aussitôt , firent pleuvoir tant de pierres sur don Quichotte, que son bouclier ne pouvait suffire à l’en garantir. Rossinante ne remuait non plus qu’une souche. Sancho s’était mis à l’abri derrière son âne. Le malheureux chevalier fut atteint et renversé. Dans l’instant les galériens fondent sur lui , lui ôtent le bassin à barbe , dont ils lui donnent cinq ou six coups sur les épaules , le jettent contre la terre , et dépouillent notre héros d’une casaque qu’il portait sur ses armes. Ils auraient pris jusqu’à ses chausses , si les cuissards ne les en eussent empêchés. Sancho en fut quitte pour son manteau. 

Après s être partagé le butin, les galériens s’échappèrent par diverses routes , plus occupés de fuir la Sainte-Hermandad que d’aller trouver madame Dulcinée. Don Quichotte et Rossinante restèrent couchés l’un auprès de l’autre , tandis que Sancho, ramassé en houle, tremblait de toutes ses forces entre les jambes de son âne , qui baissait tristement la tête et secouait les oreilles , croyant toujours entendre siffler les pierres...."

Incompris, don Quichotte se réfugie dans les solitudes de la sierra Morena et croise sur son chemin un singulier personnage, Cardenio, que son amour pour Luscinda a rendu fou et qui s'imagine avoir été trompé. Don Quichotte décide à son tour de goûter à la folie et de faire pénitence au milieu des bois, à l'instar d'Amadis, après avoir écrit à Dulcinée une lettre d'amour qu'il confie à Sancho. Celui-ci égare la missive, revient à l'auberge, y retrouve le barbier et le curé, qui décident d'aller chercher son maître. Ils rencontrent Dorothée, une jeune femme avenante qui recherche son amant perdu, Fernando, et lui demande de faire semblant d'être une princesse en perdition pour plier à ses désirs don Quichotte et le faire revenir. Le stratagème réussit, l'auberge devient un château enchanté. 

C'est alors que Cervantès bascule le roman, un temps, face à un don Quichotte tout à l'amour chevaleresque, des amours se recomposent, Cardenio et Lucinde, Fernand et Dorothée, des histoires se nouent, souvent illusoires et fatales, ainsi Anselme et Camiille, dans le récit du "Curieux extravagant" (la novela del Curioso impertinente), ainsi du capitaine Viedma, de Clara et de Don Luis. Don Quichotte, au centre de tant de joies, est tenu pour un vieux fou et l'objet de bien des plaisanteries. Le curé comme le barbier n'ont en fait de cesse de l'entraîner dans ses histoires de chevalerie (Capítulo XXXVII, Que prosigue la historia de la famosa infanta Micomicona, con otras graciosas aventuras)...

 

CHAPITRE XXXVII.

"Continuation de l’histoire de l’illustre infante de Micomicon.

Tandis que ces époux heureux remerciaient le ciel d’un bonheur qu’ils regardaient comme un songe ; tandis que le sage curé , le bon maître Nicolas , les félicitaient du fond de leur cœur , et que l'aubergiste lui-même , assuré qu on lui paierait son vin, se réjouissait avec tout le monde, le seul Sancho s affligeait en secret de voir ses espérances détruites , son petit royaume à-vau-l’eau , la princesse de Micomicon devenue une Dorothée, et le géant un don Fernand. 

Notre pauvre écuyer, fort triste, alla gagner, en soupirant, la chambre de don Quichotte , qui venait de se réveiller. Votre seigneurie peut se rendormir, dit-il d’un ton lamentable ; elle n’a plus de géant à tue , ni de royaume à rendre à la princesse ; tout cela est fait et conclu. 

- Pardieu ! je le crois , répondit son maître, jamais combat ne fut plus terrible que celui que j’ai livré à cet énorme géant. D’un revers j’ai fait voler sa tête ; et le sang qui sortait du tronc coulait à mes pieds par torrens. — Oui, monsieur, je sais fort bien que vous avez tué une outre de vin que l’aubergiste nous fera payer, et que vous avez inondé la chambre de six arrobes de ce vin rouge. Quant à la tête du géant, je vous conseille d’y renoncer ; le diable l’a emportée, ainsi que bien d’autres choses. - Que dis-tu, Sancho? as-tu perdu le sens? — J’ai perdu mieux que cela. Levez -vous, levez- vous, monsieur, vous allez voir de belles choses , à commencer par la reine , qui est transformée à présent en une demoiselle Dorothée. Oh ! nous ayons fait de bonnes affaires depuis deux heures! — Rien ne peut m'étonner, ami , dans cette fatale maison , où tout, ce qui arrive est enchantement.

Sancho aida son maître à s’habiller; et pendant ce temps le curé instruisit Fernand et Lucinde de la folie de don Quichotte , des aventures qui lui étaient arrivées, et des moyens qu ils avaient été forces d’employer pour le tirer de la roche pauvre. Don Fernand , diverti par ce récit , voulut que Dorothée continuât son rôle, et ramenât le chevalier dans son village, qui n’était plus qu’à deux journées de chemin. Dans ce moment notre héros parut , armé de pied en cap , le bouclier au bras gauche , l’armet de Mambrin sur la tète, et soutenu par sa lance. Don Fernand , surpris , admira cette extraordinaire figure , ce visage d’une aune de long, sec, noir, jaune, décharné, ce plat à barbe, ces armes bizarres , cette gravité noble et fière avec laquelle don Quichotte adressa ces paroles à Dorothée :

Jeune beauté , que le malheur semble encore rendre plus touchante , je viens d’apprendre par mon écuyer que votre altesse s’est un peu ravalée , que de haute et puissante reine elle est devenue en un moment une simple particulière. Si le fameux roi Négremant, qui vous donna la naissance , a fait cette métamorphose dans la crainte que mon bras ne pût vous rendre votre empire, j’ose assurer que ce sorcier-là ne savait pas bien deviner. Tour peu qu’il eût été versé dans les histoires de chevalerie, comme j’ai l’honneur de l’être, il aurait su que tuer un petit géant n’est pour nous qu’une bagatelle. Si je ne dédaignais de me vanter, je pourrais dire qu’il n'y a pas deux heures que cette épée a fait couler. ... . tout mon vin, cria l’aubergiste, à qui don Fernand ordonna de se taire. 

Il suffit , reprit don Quichotte, je veux bien ne rien approfondir, et me borner à vous répéter qu’il est encore temps, princesse déshéritée; dites un mot, et dans peu de jours tous vos ennemis abattus vous serviront de degrés pour remonter sur votre trône.

- Seigneur, répondit Dorothée avec autant de grâce que de sang-froid , n’ajoutez aucune foi à ceux qui vous ont dit que j’étais changée; je suis celle que j’étais hier. Il est vrai pourtant que mon cœur, jusqu’à ce jour flétri par le chagrin , vient de trouver des consolations qu’il n’osait, hélas ! espérer : mais je n’en suis pas moins la même, je n’en attends pas moins mon salut de votre invincible bras ; et je compte dès demain me remettre en route avec vous. Ne doutez donc plus, je vous prie, de la science de mon père; jamais il ne l'a mieux prouvée qu’en m’ordonnant de venir vous chercher. Ma reconnaissance aime à publier, et ces messieurs le diront comme moi, que c’est à votre rencontre que je vais devoir mon bonheur.

A ces paroles, don Quichotte, se retournant vers son écuyer, lui dit d’un ton irrité : 

- Petit Sancho , vous le voyez, j'acquiers chaque jour de nouvelles preuves que vous êtes le plus grand maraud de l'Espagne. Répondez , monsieur le faquin , où aviez-vous pris , s il vous plaît, que cette princesse était devenue une demoiselle nommée Dorothée , que j’avais tué des outres de vin, que le diable avait emporté la tête du géant , et mille autres impertinences que vous êtes venu me dire?... Mordieu! je ne sais qui me tient de faire sur vous un si épouvantable exemple , qu’il fasse trembler à jamais tous les écuyers menteurs. 

- Apaisez-vous, s’il vous plaît, répondit humblement Sancho , je peux fort bien m’être trompé sur les affaires de madame la princesse , et je ne demande pas mieux ; mais pour la tête du géant et les outres de vin , monseigneur verra ce qui en est quand il faudra frire les œufs , c’est-à-dire , payer le mémoire. 

- Cela suffit, reprit don Fernand; ne nous occupons que de madame la princesse , qui ne doit repartir que demain. Passons la nuit dans ce château le plus gaiement que nous pourrons ; et lorsque l’aurore paraîtra, nous nous ferons tous un honneur de suivre le seigneur don Quichotte , pour être témoins de ses exploits et de ses grandes actions. 

- Vous le serez de mon zèle à vous servir , répliqua notre héros , et de ma reconnaissance pour la bonne opinion dont vous m’honorez...."

 

On a pu voir dans les chapitres XLVII et XVIII de la première partie de Don Quichotte, une tentative de la part de Cervantès de définir le type de roman qu'il eût aimé écrire. Dans le village, s'inquiétant de la disparition de Don Quichotte, un curé, un barbier et un chanoine, incarnant la nouvelle société de l'époque. Cette caste de lettrés discute de la bibliothèque du gentilhomme, de ses goûts pour les romans de chevalerie, avec une exception pour Amadis de Gaule, le premier des livres de chevalerie, une autre pour La Diana de Jorge de Montemayor, le premier livre de bergerie, et quelques autres encore pour des épopées en vers et des poèmes lyriques. C'est là l'occasion pour Cervantès de porter des jugements sur la littérature qui l'a formé et de se démarquer par rapport à ses modèles et les plus pernicieux ne sont pas tant les plus invraisemblables que ceux qui sont les plus efficaces pour substituer la fiction à la réalité. Il en profite au passage pour critiquer le théâtre de son temps et égratigner Lope de Vega (la comédie doit être un miroir de la vie, et non pas le contraire). Ici, blessé, meurtri, emprisonné, on ramène Don Quichotte auprès de sa nièce et de sa gouvernante et, après avoir justifié son comportement par sa folie, ses proches vont tenter de le sauver du monde imaginaire qu'il s'est forgé au travers de ses lectures d'un siècle révolu...

XLVII

Tandis qu’on se préparait à partir, don Quichotte appela son triste écuyer, et lui dit d’une voix basse : - Mon fils , je crois avoir lu tout ce qui existe d’histoires de chevalerie ; mais je ne me rappelle point que jamais aucun chevalier ait été enchanté comme je le suis. Ordinairement , quand on les enlève , c’est par le milieu des airs , enveloppés dans un nuage , ou bien sur un char de feu, sur un hippogriffe, ou quelque autre monstre. Mais il me semble que je suis dans une simple charrette , et que ces animaux attelés ne sont tout au plus que des bœufs. Vive Dieu! mon fils, j’en ai honte. Peut-être aussi que dans ce siècle les enchantemens ne sont plus comme ils étaient autrefois : les modernes magiciens veulent sans doute changer les coutumes. Que t’en semble, ami Sancho ? 

- Monsieur, répondit l'écuyer, je ne saurais trop que vous dire sur les magiciens modernes , parce que je n’ai pas tant lu que vous; mais j ai dans la tête que les fantômes que nous voyons là ne sont pas trop catholiques. 

— Catholiques , mon enfant! comment voudrais-tu qu'ls le fussent, puisque ce sont des démons ? Ils ont revêtu la forme que tu leur vois pour pouvoir m’enfermer ici ; mais cette forme n’existe point ; ce n’est qu’une vaine figure , une apparence , une vapeur. Avise-toi de les toucher, ta main ne prendra que de l’air. 

— Oh! que nenni ! je les ai touchés par derrière , et c’est de la bonne chair. Il y a plus , monsieur ; vous savez bien que les démons sentent le soufre ; eh bien , celui qui est là sent l’ambre et la fleur d’orange. (Sancho montrait don Fernand.) Prends-y garde , répondit don Quichotte ; ton nez te trompe , mon ami , ou ce malin diable veut t’attraper.

Don Fernand et Cardenio , qui entendaient cette conversation , craignirent d’être découverts , et hâtèrent leur départ. Dès que Rossinante et l’âne de Sancho furent prêts , Cardenio suspendit à l’arçon, d’un côté le bouclier du héros, de l’autre le bassin à barbe. Sancho, monté sur son âne , mena le coursier par la bride. Les archers , moyennant une récompense, convinrent avec le curé d’accompagner la charrette. L’hôtesse , sa fille et Maritorne , vinrent , à travers les barreaux, prendre congé du chevalier, en feignant de verser des larmes. Don Quichotte les consola, les assura que jamais il n’oublierait leur bonne réception, leur demanda de prier Dieu que sa captivité ne fût pas longue. Pendant ce temps , maître Nicolas et le curé disaient adieu à don Fernand, à Cardenio, à l’auditeur, au capitaine, qui les embrassèrent avec tendresse. 

Toutes les dames , surtout Dorothée, les virent partir avec des regrets , et leur firent promettre d’instruire Fernand de ce que deviendrait don Quichotte. On s’engagea de même à leur faire part des mariages de Lucinde , de Dorothée , de Zoraïde , et des suites qu’aurait l’aventure de l'aimable don Louis. On s’embrassa de nouveau; et le bon maître Nicolas , l’obligeant curé , se mettant des masques pour n être pas connus de don Quichotte , montèrent enfin sur leurs mules.

L’ordre de la marche fut ainsi réglé ; le conducteur des bœufs allait en avant ; ensuite venait la charrette, aux deux côtés de laquelle étaient les archers , l’escopette à la main. Derrière elle , Sancho Pança , monté sur son âne , tirait après lui Rossinante , et , derrière Sancho , maître Nicolas et le curé masqués réglaient doucement le pas de leurs mules sur les pas tardifs des bœufs. Don Quichotte , assis dans la cage , les mains attachées sur son estomac , les pieds étendus en avant , gardait un profond silence, se tenait roide , grave, droit , immobile comme une statue. 

On fit deux lieues sans s’arrêter , dans le dessein de gagner un petit vallon, où le barbier assurait que l’on trouverait du frais et de l’herbe. On était près d’y arriver , lorsqu’il vint à passer un chanoine sur sa mule , accompagné de six ou sept domestiques bien montés. Le chanoine , après avoir salué nos voyageurs , s’arrêta pour considérer cette charrette , cette cage , cet homme enfermé dedans ; et , ne pouvant comprendre ce que c’était, il pria un des archers de le lui dire. Don Quichotte , qui l’avait entendu , avance aussitôt son visage contre les barreaux , et se presse de lui répondre : 

- Seigneur chevalier, je suis enchanté. Vous savez comme moi que l’envie attaque souvent les héros , surtout ceux qui , en dépit des magiciens de la Perse, des brames de l’Inde, des gymnosophistes d’Éthiopie, marchent dans le sentier étroit de la gloire, et vont écrire leur nom au temple de l’immortalité. Voilà précisément mon histoire, et ce qui fait que je suis enchanté. Vous êtes instruit à présent.

Le chanoine écoutait sans répondre , lorsque le curé, s’approchant, lui dit : Oui , monsieur, l’illustre guerrier que vous voyez dans cette cage est le fameux don Quichotte, si connu dans l’univers sous le nom de chevalier de la Triste Figure : ses grandes actions, ses exploits , lui ont attiré des persécuteurs ; et , comme il vous la dit lui-même , il est enchanté , monsieur.

Plus surpris encore d’entendre tenir le même langage à celui qu’on avait enfermé , et à celui qu’on avait laissé libre , le chanoine promenait ses yeux sur l’un et sur l’autre. Sancho , qui n’était point de bonne humeur, reprit alors d’un air renfrogné : Oui , enchanté ! tout comme ma mère. Ce n’est pas à moi qu’il faut en conter. Je vois ici bien des gens qui , parce qu’ils ont un masque sur le visage , s’imaginent que je ne les connais point. Ils se trompent , à commencer par vous , monsieur le curé. On a bien raison de dire que là ou se trouve l’envie le mérite ne peut dormir. Le diable puisse-t-il emporter tous ceux qui empêchent mon bon maître de se marier avec cette infante , et de me faire comte ou duc ! Cela m’était assuré; mais la roue de fortune tourne encore plus vite que celle d’un moulin. Aujourd’hui vous êtes prince , demain vous n’êtes que Sancho. A la bonne heure! je veux ce qu’on veut, et je n’en suis fâché que pour ma pauvre femme , qui s'attendait à me revoir vice-roi , et qui va me trouver sur mon âne. C’est égal. Il est des gens qui , malgré leur petite tonsure sur la tête , pourraient payer dans l’autre monde le bien qu’ils ôtent dans celui- ci. 

Ah! ah! Sancho , reprit le barbier, on n’aurait pas trop mal fait de vous enchanter comme votre maître , et de vous placer dans la cage. La fumée des grandeurs semble vous avoir enivré la tête. - Je ne m'enivre jamais , lui répondit l’écuyer , et ma tête est tout aussi bonne que celle de certains barbiers de ma connaissance , qui vont se mêlant des affaires d autrui , pour faire les entendus. Patience ! tout paysan que je suis , je pourrai bien quel- que jour faire la barbe à ces barbiers-là.

Le curé fit signe à maître Nicolas et au chanoine de s’éloigner. Alors il instruisit le voyageur de ce que c’était que don Quichotte; lui raconta comment ce bon gentilhomme, d’ailleurs plein d’esprit et de qualités , avait eu la tête tournée par les livres de chevalerie , tout ce qu’il avait fait depuis cette époque , et les moyens qu’ils étaient forcés de prendre pour le ramener dans sa maison. Monsieur , répondit le chanoine , quelque étrange que soit ce genre de folie , je suis étonné que les romans dont vous parlez ne l’aient pas produit plus souvent. Je les crois fort dangereux pour les imaginations vives. Heureusement l’ennui dont ils sont affaiblit un peu ce danger : jamais je n’ai pu en finir un seul. Ils se ressemblent presque tous ce sont toujours des aventures invraisemblables , incohérentes , sans suite , sans liaison , qui n’ont pas même l’espèce de mérite qu’on est en droit d’exiger d’un ouvrage dont l’unique but est de nous divertir. 

Quel plaisir, quel intérêt peut faire naître l’histoire d’un jeune homme de seize ans , qui d’un coup d’épée coupe en deux un géant , qui renverse lui seul des millions d’ennemis , qui s’en va voguant sur la mer dans une tour, aborde aujourd’hui dans la Lombardie, demain dans les États du Prêtre-Jean des Indes , ou dans d’autres contrées inconnues à Ptolomée ou à Marco Polo ? On a beau me dire que , dans les fables données pour fables, l’imagination est maîtresse de s’égarer à son gré : cela n’est pas vrai ; car cette imagination veut me plaire ; et , pour me plaire , elle a besoin de me présenter des récits qui ressemblent à la vérité ! il faut qu’elle s’apprivoise , qu'elle se marie pour ainsi dire avec ma raison , qu’elle l’étonne quelquefois , mais que jamais elle ne la rebute ; et qu’elle lui offre des actions admirables , difficiles , mais non impossibles à croire.

Il est aisé , ce me semble , de profiter du vaste champ que ce genre donne à l’esprit pour placer dans ces romans des tableaux aimables et souvent utiles. Pourquoi, au lieu de tant de combats qui fatiguent sans intéresser , au lieu de ces amours froids qui choquent les mœurs et le goût , ne pas nous tracer les modèles des vertus et de l’héroïsme? J’aimerais à trouver dans ces livres un capitaine parfait en tout point , sage , valeureux , éloquent , prudent, hardi tour à tour, heureux aujourd'hui , malheureux demain , et toujours le même dans les divers succès. J'aimerais à voir un bon roi , uniquement occupé de la félicité de ses sujets , juste , clément , honoré , et trouvant dans l'amour de son peuple les jouissances d’un père au milieu de ses enfans : je ne me plaindrais point que ces récits un peu graves fussent entremêlés des passions de quelque jeune princesse , de quelque héros aimable , pourvu que ce qu’en dirait l’auteur, en attendrissant les âmes sensibles , n’offensât jamais les oreilles chastes. Alors j’estimerais vraiment les romans de chevalerie; je leur assignerais une place après l’épopée , la tragédie , la comédie. On peut être épique en prose : et je ne serais point l’ennemi d’un genre qui, tenant presque également à la poésie et à l'éloquence, nous procurerait un plaisir nouveau.

CHAPITRE XLVIII.

Suite de ta conversation du chanoine et du curé.

Hélas ! monsieur , répondit le curé , nos romans sont bien éloignés de ressembler à ce que vous dites ; mais n'est-ce pas un peu la faute du public, qui les applaudit comme ils sont? Vous parliez tout à l’heure de la comédie : n’est-ce pas ce même public qui a tout-à-fait perdu notre théâtre espagnol ? théâtre qui aurait pu nous élever au-dessus des autres nations. Rappelez-vous trois de nos pièces , l' "lsabelle", la "Philis", l' "Alexandra" ; elles sont dans les règles de l’art ; elles nous annonçaient l’aurore de la saine littérature et du bon goût des anciens. Comparez-les à celles d’à présent, où le vulgaire court avec tant de plaisir. Dans celles-ci point d’unité, point de suite, point de règles : nos auteurs ne se souviennent plus que la comédie doit être un miroir de la vie humaine , doit nous représenter les hommes tels qu’ils sont , nous peindre les mœurs, les usages , les ridicules , les vices , et corriger en amusant. Ils ne songent qu’à compliquer des intrigues entortillées , à presser, entasser sans choix évènemens sur évènemens , et souvent à nous présenter des situations peu décentes. Ils ne se font aucun scrupule de placer la première journée en Europe, la seconde en Asie , la troisième en Afrique ; et , si la pièce avait quatre journées , l’Amérique ne leur échapperait pas. Ces messieurs se permettent fort bien , dans une action arrivée sous le règne de Charlemagne , d’amener sur le théâtre l'empereur Héraclius , et de lui faire prendre Jérusalem. Le parterre applaudit à la prise. Trois ou quatre pauvres spectateurs, amis de Godefroi de Bouillon , réclament en sa faveur; on ne les écoute point , et la pièce va aux nues. Les étrangers la lisent ensuite , et regardent les Espagnols comme des ignorans et des barbares. Tout le mal vient de ce que nos auteurs ont fini par regarder leur travail comme une affaire de commerce : la comédie qui leur rapporte le plus d’argent est la meilleure pour eux. Quelques-uns d’entre eux connaissent fort bien toutes les règles qu’ils violent; ils seraient en état de bien faire, la nature leur en avait donné le talent : mais ils préfèrent des succès aisés à une gloire durable , et sacrifient les suffrages de l’éternelle postérité aux applaudissemens d’un jour. Je ne puis surtout le pardonner à un des plus beaux génies de notre Espagne , dont le nom justement célèbre est honoré de l’Europe entière , et qui , par une faiblesse coupable pour un public indigne de lui, néglige souvent d’être parfait.

Je conclus donc , monsieur le chanoine , qu’il faudrait d’abord ramener peu à peu notre nation au bon goût, en bannissant du théâtre , en empêchant l’impression de toute comédie et de tout roman où l’histoire , la vérité , le bon sens , seraient blessés , en répandant le plus possible les ouvrages des anciens , et présentant sans cesse aux. jeunes gens ces modèles admirables de génie et d’éloquence.

Les deux ecclésiastiques , tous deux également épris de l’amour des lettres , allaient continuer à discuter, lorsque le barbier les fit apercevoir qu’ils étaient arrivés au petit vallon où il était d’avis qu’on se reposât. Le chanoine voulut s’y arrêter : il leur offrit de bonne amitié les provisions qu’il portait avec lui ; et ses domestiques , par son ordre, mirent le couvert sur l’herbe.

Sancho , voyant le curé et le barbier loin de la charrette, n’avait pas manqué de profiter de leur absence pour s’entretenir avec son maître. 

- Monsieur, lui avait-il dit à demi- voix, pour l'acquit de ma conscience je dois vous instruire d'un fait qui vous expliquera peut-être de grandes choses; c’est que ces deux fantômes que vous voyez avec des masques sont le curé de notre paroisse et maître Nicolas le barbier. Cela doit vous faire comprendre qu’il y a du micmac dans votre enchantement ; et , si vous me permettez de vous faire une petite question , j’espère vous prouver clair comme le jour que nous sommes tous deux les dupes de la malice des envieux.

- Parle, mon fils, répondit don Quichotte , parle avec toute liberté; méfie-toi cependant de ce qui paraît à tes yeux. Il est très possible et très vraisemblable que les enchanteurs aient pris la figure de maître Nicolas et de notre curé , afin de mieux nous tromper : ces métamorphoses ne leur coûtent guère; et tu sais bien que ce que l’on voit est toujours ce qu’il faut le moins croire. 

— Oh! monsieur, je ne suis qu un sot , ou il y a quelque anguille sous roche : ma petite question va le démontrer; mais je n’ose pas vous la faire. — Ose tout dire , mon fils ; je te répondrai avec franchise. — Monsieur, depuis votre prétendu enchantement , je voudrais savoir si vous avez senti le désir de sortir de votre cage. — Sans doute, je désire fort d’en sortir. Je ne t entends pas, Sancho. — Je le vois bien; écoutez -moi. Les chevaliers les plus errans possibles , lorsqu’ils ont bu de l’eau limpide des ruisseaux, sont quelquefois obligés d’aller passer un petit moment tout seuls , debout contre un arbre; je vous demande — Oh ! je t’entends, et je t’avoue, mon ami, qu’à l’instant même où je parle je désirerais vivement d’avoir cette liberté. — Justement, voilà le nœud ! Ne m’avez- vous pas dit cent fois que les enchantés ne mangeaient ni ne buvaient, ni ne dormaient, ni ne faisaient rien de ce que font les autres hommes ? Or ce que vous venez de m’avouer prouve , comme un et un font deux, que vous n’êtes point enchanté.

Comme l'écuyer parlait ainsi , la charrette arriva dans le vallon, où le curé, le chanoine et le barbier s’étaient déjà mis à table. Les bœufs furent dételés. Le bon Sancho vint prier le curé de vouloir bien faire sortir son maître de la cage, parce qu’il était absolument nécessaire qu’il prît un moment le grand air. Le curé ne s’y refusa point ; mais il exigea que notre Héros donnât sa parole de chevalier qu’il ne chercherait point à s’échapper. Je la donne, cria don Quichotte, et je suis surpris que vous la demandiez , messieurs les magiciens , puisque vous pouvez d’un seul mot attacher mes pieds à la terre.

Aussitôt il fut délivré : on lui délia les mains. La première chose que fît don Quichotte fut d'élever ses grands bras en allongeant son maigre corps. De là courant à Rossinante : - Fleur des coursiers , lui dit-il en le frappant doucement sur la croupe , j’espère de la bonté du ciel qu’avant peu nous nous reverrons continuant ensemble notre noble exercice. 

Après ces mots prononcés d’une voix altière, il s’éloigne de quelques pas, et revient bientôt se mettre à dîner avec toute la compagnie.

CHAPITRE XLIX.

Savante conversation entre don Quichotte et le chanoine.

Notre héros, paisible et de sang-froid, parla pendant le repas sur divers sujets agréables avec autant de sens que d’esprit. Le chanoine, en l'écoutant , ne pouvait se lasser de le regarder; il ne comprenait point que cet homme qui annonçait tant de lumières, de jugement , d'éloquence , fût ce même fou qu’on était obligé d’enfermer dans une cage pour le ramener chez lui. 

- Seigneur gentilhomme, dit-il, daignez me permettre, en faveur de l’estime et de l’intérêt que vous m’inspirez, de vous parler avec franchise. Comment se peut -il qu’avec tous les dons que vous avez reçus de la nature , les connaissances que l’étude vous a fait acquérir , et cet excellent esprit qui éclaté dans vos discours , vous vous laissiez egarer par les chimères que vous avez lues, au point de vous croire enchanté ? Vous savez aussi bien que moi que les histoires des Amadis , des Esplandian , de leurs compagnons, sont des recueils de mensonges donnés pour tels par leurs auteurs mêmes. Je conçois et ne blâme point que les récits des hauts faits d'armes exaltent votre tête vive , réveillent votre valeur, vous donnent cet enthousiasme, seul capable des grandes choses : mais pourquoi ne cherchez-vous pas dans l’histoire ces exemples, ces beaux modèles dont votre âme ardente a besoin ? vous y trouveriez des héros dignes de votre admiration. Ne pensez-vous pas qu’un César, un Annibal, un Alexandre , un Cid, un Gonzalve de Cordoue , ne valent pas un peu mieux que les chimériques chevaliers errans ? Allons ! seigneur don Quichotte , revenez enfin à vous-même , faites usage de votre raison , et reprenez dans l’estime des hommes la place que vous devez y occuper. Je ne vous demande pour cela que de changer de lecture et je vous réponds qu’avant peu vous serez le gentilhomme de la Manche le plus instruit , le plus aimable , le plus respecté pour ses mœurs, sa bravoure et sa vertu.

Don Quichotte écoutait le chanoine avec une grande attention. Lorsqu’il eut fini : 

- Seigneur, répondit notre héros, il me semble que le but de votre discours serait de jeter quelque doute sur l’existence des chevaliers errans, ainsi que sur la vérité , l’utilité des livres de chevalerie , que vous paraissez regarder comme frivoles , dangereux , capables de troubler l’esprit , la raison de certains lecteurs , et de les mener jusqu’au délire de s’imaginer qu’ils sont enchantés. 

- Oui , seigneur, reprit le chanoine , charmé de voir don Quichotte résumer ce qu’il avait dit avec tant de calme et de suite. 

- D’après cette opinion, reprit le chevalier, j’ai de justes raisons de conclure que ce n’est pas moi , mais vous qui êtes véritablement enchanté. Sans cela, monsieur, comment concevoir qu’un homme aussi instruit que vous le paraissez osât révoquer en doute ce que l’univers entier s’accorde à nous raconter d’un Amadis, d’un Fier-à-bras, d’un Charlemagne , d’un Juan de Merlo , d’un Bélianis, d’un Fernand de Guevara, et d’une foule d’autres héros dont les actions sont rapportées avec les plus petits détails ? Les amours de Tristan et de la reine Yseult, de Geneviève et de Lancelot , dont la bonne vieille dame Quintagnone était la médiatrice , sont si connus , si avérés, que ma grand’mère me disait en voyant passer une vieille femme coiffée d’une manière antique : Mon petit-fils , regarde bien, voilà la dame Quintagnone. Ma grand-mère avait donc connue , ou du moins avait vu son portrait. Si votre incrédulité ne se rend point à de telles preuves, niez donc aussi qu’il y eut un Hector, un Achille, une guerre de Troie, un Artus roi d’ Angleterre, un Pierre de Provence, une Magdelone. Cependant , lorsque vous irez au grand arsenal de Madrid , vous y verrez la cheville avec laquelle Pierre de Provence faisait mouvoir son cheval de bois. Cette cheville , un peu plus grosse qu’un fort timon de charrette, est auprès de la selle de Babiéça, ce fameux coursier du Cid : ce qui prouve, ce me semble, d’une manière incontestable , que le Cid et Pierre de Provence ont existé véritablement.,

Je vous prouverais de même, par des monumens authentiques , que Roland , Renaud son cousin , Gonzalve de Cordoue , Tristan de Léonois , Pélage, les pairs de France, ne sont point du tout des êtres imaginaires ; que leurs histoires sont certaines ; et que , pour les révoquer en doute , il faut renoncer à toute logique, comme il faut renoncer au bon goût pour ne pas se plaire à cette lecture. Quoi de plus agréable , de plus amusant que les aventures qu’on y trouve ! 

Ne seriez-vous pas charmé , monsieur , si , au moment que nous parlons , nous voyions paraître devant nous un immense lac rempli de couleuvres, de serpens , de toutes sortes de bêtes horribles , et que du milieu de ce lac une triste voix nous criât : Chevalier , dont la valeur ne redoute aucun péril , précipite - toi dans ces noires eaux, si tu veux jouir des grandes merveilles que renferment les châteaux des sept fées ? Aussitôt je me recommande à ma dame , je m’élance au milieu du lac , j’arrive dans un lieu charmant, dans une campagne riante , où, sous des berceaux de verdure , je vois couler à mes pieds des ruisseaux d’un pur cristal : j’entends chanter sur ma tête mille et mille oiseaux divers : je m’avance au milieu des fleurs et des arbrisseaux odorans , à travers les fontaines de jaspe, les pavillons de marbre , les grottes de coquillages , et mille autres monumens des arts, où, en épuisant tous les secrets du goût , en réunissant toutes les richesses, l’on est enfin parvenu à imiter, à varier, à surpasser la nature. J’arrive, en admirant, jusqu'à un superbe château dont les murailles sont d’or, les créneaux de diamans, les portes de saphirs : vous jugez que je m'arrête pour considérer ce château ; mais voici douze demoiselles qui viennent m’environner et m’introduire dans le palais. Là, ces demoiselles me déshabillent, me mettent nu comme la main , jettent sur moi des essences , me couvrent ensuite d’un voile de lin parfumé, d un manteau bordé de rubis, et me conduisent dans une autre salle où l’on me sert un repas exquis. J’entends , pendant ce repas , une musique délicieuse, sans pouvoir deviner d’où elle vient. La table disparaît : je vois arriver une dame beaucoup plus belle que toutes celles que j’ai vues, qui vient me raconter comment elle est enchantée dans ce beau château , et me révéler des secrets qu’il ne m’est pas permis de vous dire. Aussi je m’arrête là ; et je me borne à vous confier que la fin de cette aventure me rend maître d’un grand empire, et me fournit les moyens d’exercer ma libéralité naturelle en donnant un petit État à mon fidèle écuyer.

- Oui, messieurs, s’écria Sancho d’un air fier, c’est par-là que nous finirons, en dépit de tous les envieux; et une fois roi ou duc, je vis de mes rentes, j’afferme mes terres, et je ne fais plus que ce qui me plaît; et ne faisant plus que ce qui me plaît , je vis à ma fantaisie ; et , vivant à ma fantaisie, je suis content; et, étant content, je n’ai plus rien à souhaiter ; et n’ayant plus rien à souhaiter, tout est dit : jusqu’au revoir! comme se disent les aveugles. Voilà ma façon de penser.

Sancho boit un grand verre de vin en achevant ces paroles , et lance des regards terribles sur maître Nicolas et sur le curé. Mais tout à coup le son lugubre d’une tromperie attire l’attention de don Quichotte , qui se lève précipitamment pour voir d’où peut venir ce triste bruit...

CHAPITRE L.

Grande et fâcheuse aventure.

Depuis long-temps la terre altérée demandait au ciel de la pluie : les habitans de la campagne faisaient des neuvaines et des processions pour obtenir la fin de la sécheresse. Une paroisse voisine revenait dans ce moment d’un ermitage où son curé l’avait conduite; la plupart des villageois étaient vêtus en pénitens blancs , et portaient sur un brancard la figure d’une vierge couverte d’habits de deuil. Don Quichotte , en voyant ces pénitens , cette vierge , cette grande troupe , s’imagina sur-le- champ que c’étaient des malandrins qui enlevaient une jeune princesse dont la délivrance lui était réservée. Aussitôt, et sans qu’on puisse l’arrêter, il court à Rossinante, prend son bouclier, son épée, monte sur son bon cheval, et se rapprochant de la compagnie : - C’est aujourd’hui , s’écrie-t-il , que vous serez forcés d'avouer combien les chevaliers errans sont utiles dans le monde. Vous la voyez, cette infortunée, que des méchans entraînent captive! que deviendrait-elle , je vous le demande , si son bonheur ne m’eût conduit ici ? A ces mots il pique des deux, prend le galop, court aux pénitens.

Le curé , le chanoine , maître Nicolas, Sancho lui -même , eurent beau crier : Arrêtez , seigneur don Quichotte , vous attaquez une procession , vous allez contre la foi catholique; prenez-y garde, monsieur, c’est la sainte Vierge, c’est Notre-Dame! ne badinez pas, seigneur don Quichotte ; notre héros n’écoutait rien. Il arrive près de l’image, et d’une voix de tonnerre :  - O vous, dit-il, qui, sans doute pour de coupables motifs, cachez vos figures sous ces linges blancs, arrêtez, et prêtez l’oreille...."

Mais Don Quichotte, dans son ultime combat tombe à terre, Sancho crie à l'assaillant "d’épargner son maître , en ajoutant que c’était un pauvre chevalier enchanté, qui de sa vie n’avait fait mal à personne". On le croit mort, mais "il rouvrit les yeux , et d’une voix faible : O ma chère Dulcinée, dit-il, celui qui languit loin de vous doit s’attendre à tous les malheurs. Aide-moi, Sancho, aide-moi à me remettre sur le char enchanté ; la douleur que je sens à l’épaule ne me permettrait pas de remonter sur le vigoureux Rossinante. Oui, oui, monsieur , reprit Sancho , retournons à notre village ; nous laisserons passer cette mauvaise veine, et puis nous recommencerons plus heureusement..." Don Quichotte rentre chez lui, sa gouvernante et sa nièce l'attendent et veillent à ce qu'il se repose en toute tranquillité. Sancho exprime sa grande joie des aventures qu'ils ont vécues et exprime son intention de revenir avec Don Quichotte....

 

"Segunda parte del ingenioso caballero don Quijote de la Mancha"

En 1614, à Tarragone, dans le royaume d'Aragon, est publiée, sous le nom emprunté d'Alonso Fernández de Avellaneda, une seconde partie, faite d'une série d'épisodes attribués aux deux personnages devenus entre-temps célèbres, Don Quichotte et Sancho Pança. En 1615, à Madrid, Cervantès donne sa seconde partie et, pour clore une série éventuelle qu'il redoute, il fait mourir son héros. Mais Don Quichotte meurt-il de tristesse ou de désabusement? ou plus prosaïquement, l'auteur n'avait-il plus le temps d'écrire un troisième livre?

 

CHAPITRE PREMIER.

"Comment se conduisent avec don Quichotte le curé et le barbier.

Cid Hamet Benengeli raconte, au commencement de cette seconde partie, que le curé et le barbier furent près d’un mois sans voir don Quichotte , de peur de lui renouveler le souvenir des choses passées. Ils n’en visitaient pas moins sa nièce et sa gouvernante , leur recommandant toujours de veiller sur le malade , de ne lui donner que des alimens sains , nourrissans , propres à fortifier son estomac et sa tête. Les pauvres filles suivaient cet avis avec une scrupuleuse attention ; elles commençaient même à se flatter, d’après la tranquillité de leur maître , qu’il avait repris sa raison. Cette nouvelle engagea ses deux amis à lui faire une visite, après s'être donné parole de ne point parler de chevalerie, et d éloigner tout ce qui pouvait rouvrir une cicatrice si fraîche et si tendre.

Ils allèrent donc chez le bon voisin, qu'ils trouvèrent assis dans son lit, vêtu dune camisole de laine verte , la tête couverte d'un bonnet rouge , et si maigre , si décharné , qu'il ressemblait à une momie. Ils furent parfaitement reçus , demandèrent à don Quichotte des nouvelles de sa santé : celui-ci leur en rendit compte avec tout le sens possible ; et la conversation s’étant engagée sur les affaires d’État, chacun à son tour gouverna l’Espagne, réforma les abus , établit des lois, détruisit et recréa tout d’une manière parfaite. Don Quichotte parla si bien , que ses deux amis ne doutèrent plus qu’il n’eût recouvré tout-à-fait sa raison. La gouvernante et la nièce , présentes à cet entretien , pouvaient à peine contenir leur joie ; et le curé fut si satisfait, qu il crut pouvoir essayer de toucher de loin à la chevalerie.

Il prétendit avoir reçu des nouvelles de Madrid , par lesquelles on lui apprenait que le Turc armait puissamment; on ajoutait, disait-il, que sa majesté, inquiète de ces préparatifs qui menaçaient toute la chrétienté ; faisait mettre en état de défense les côtes de Naples et de Sicile. Sa majesté a raison , répondit froidement don Quichotte : mais peut- être ne pense-t-elle pas au moyen le plus sûr qu’elle ait pour repousser les infidèles. Si elle me consultait, je le lui indiquerais. Ah! t’y revoilà , pauvre don Quichotte ! dit en lui- même le curé. Le barbier demanda quel était ce moyen. Il est fort simple , reprit notre héros après s’être fait prier quelque temps ; le roi n’a qu’à faire publier un ordre à tous les chevaliers errans d 'Espagne de se rassembler près de lui : quand il n’en viendrait qu’une demi-douzaine , vous conviendrez qu’il y en aurait assez pour mettre le Turc à la raison ; j’en connais même certain dont le bras seul suffirait. C’est fait de nous ! cria la gouvernante ; mon maitre veut redevenir chevalier errant. Redevenir ! répondit don Quichotte en la regardant fixement; je n’ai pas cessé de l’être , et je mourrai tel , grâce à Dieu..."

 

Don Quichotte vient d'apprendre par Sancho et par le bachelier Samson Carrasco que le roman de ses exploits court déjà le monde entier :il s'agit de l'histoire tout simplement des bastonades qu'il a reçu et des malheurs risibles de son écuyer. Don Quichotte en est tout attristé et ressent le besoin de réaffirmer sa quête d'idéal. Il trouve de nouveau à ses côtés son fidèle Sancho qui, flatté par cette renommée inattendue, essaie de la convertir monnaie sonnante. Don Quichotte se rend au Toboso pour recevoir la bénédiction de Dulcinée, elle devrait être en possession de la lettre d'amour que Sancho, selon ses dires, lui avait remise de ses propres mains. Mais Dulcinée n'est qu'un mirage, la beauté féminine idéale dans laquelle le chevalier contemple son propre sentiment. Sancho tente de matérialiser cette beauté idéale avec la première paysanne qu'il rencontre, mais don Quichotte, incapable de la reconnaître, y voit le résultat d'un envoûtement diabolique, qu'il s'agit de dissiper. 

Le voici sur la route de Saragosse, accablé d'une grêle de pierres, que lui lance une troupe d'acteurs ambulants qu'il a importunés; puis se battant en duel contre le Chevalier-aux-Miroirs, c'est-à-dire le bachelier Carrasco qui voulait le ramener à la maison par la force. 

C'est alors que don Quichotte rencontre le chevalier don Diego de Miranda, gentilhomme paisible, à la raison claire, qui don Quichotte passer d'un jugement parfaitement équilibrés à une héroïque fureur que rien ne semble arrêter. Ses apparentes contradictions font alors l'objet d'une interprétation que nous livre lui-même Cervantès.

 

Don Quichotte et Sancho assistent aux noces célébrées entre le riche Gamache et la belle Quitteria mais, à la joie de celle-ci, elle se fait enlever par son fidèle mais pauvre Basile, qu'elle va épouser. Don Quichotte, le héros du pur sentiment amoureux, est heureux de ce dénouement, Sancho malheureux de perdre l'occasion d'un festin. 

Mais le voici soudain poussé par un désir mystérieux d'aventures, descendant dans la caverne de Montésinos, où il s'endort en rêvant d'une rencontre avec les anciens paladins et avec Dulcinée qui a subi un enchantement. Toutes les aventures qui suivent sont empreintes de leurs personnalités, Sancho s'accroche comme il peut au réel face à un chevalier errant qui l'entraîne dans le pure idéal de ses fictions. Jusqu'à l'élan l'élan guerrier de don Quichotte traquant les invraisemblances au cours d'un spectacle de marionnette ou de ce voyage sur l'Èbre qui se termine en désastre.

Soudain, la fiction semble rencontrer la réalité. Don Quichotte et Sancho sont accueillis triomphalement dans un château, mais il s'agit d'une sinistre comédie organisée pour rire à leurs dépens : don Quichotte ne semble guère atteint tel qu'il est, dans sa bonté naïve, sa foi candide et sa véritable noblesse spirituelle. Quant à Sancho, nommé par plaisanterie gouverneur de l'île de la Concussion, il montre son sens réaliste et pratique tel qu'il est enraciné dans chaque individu. Deux tendances de la nature humaine illustrées par Cervantès, l'un, qui n'est que tout sentiment, l'autre, instinct pur de l'utile. 

Après avoir pris congé des ducs, don Quichotte s'engage sur la route de Barcelone. Il y rencontre les bandits de Rocco Guinart, coeur généreux qui s'est mis hors la loi qui  laisse en liberté don Quichotte et Sancho, en les recommandant à ses amis de Barcelone. Les deux protagonistes vont ainsi le jouet ou les témoins d'un certain nombre d'évènements qui ne ressortent plus véritablement de la chevalerie. Le temps semble passé, dans cette grande ville chargée d'histoire, ils n'y trouvent plus guère leur place..

 

Mais voici que survient Samson Carrasco, qui, sous le nom de Chevalier de la Blanche Lune, qui va parvenir cette fois à désarçonner don Quichotte et à le forcer à rentrer chez lui... 

 

"Le repos et le sommeil eurent bientôt rétabli don Quichotte : de nouvelles fêtes , de nouveaux plaisirs T occupèrent le lendemain Malgré tant d’honneurs , notre héros , après six jours , songeait à quitter Barcelone pour reprendre les nobles travaux auxquels il s e tait consacré. Dans cette pensée, un matin, couvert de toutes ses armes, monté sur le bon Rossinante , il fut se promener sur le rivage , suivi d Antonio et de ses amis. Comme il s’entretenait avec eux , on voit paraître tout à coup sur la plage un chevalier armé de pied en cap , monté sur un magnifique cheval , cachant son visage sous sa visière , et portant sur son large bouclier une lune éblouissante. Cet inconnu arrive au galop, s’arrête devant don Quichotte ; et d’une voix haute et fière : 

- Illustre guerrier , dit-il , tu vois le chevalier de la Blanche Lune; dès long-temps la renommée a dû t’apprendre quel est ce nom. Je viens m’éprouver avec toi ; je viens te faire convenir que la maîtresse de mon cœur l’emporte en attraits , en beauté , sur ta fameuse Dulcinée. Si tu consens à l’avouer de bon gré , tu m’épargneras la peine de te vaincre et le regret de te donner la mort ; si ton mauvais destin te force à combattre, écoute les conditions de notre combat. Vaincu par moi , tu te retireras dans ta maison , où j’exige que tu passes une année sans pouvoir reprendre l’épée : vaincu par toi , je t’abandonne mes armes , mon cheval , ma vie et ma gloire. Décide-toi promptement ; je n’ai que ce seul jour à te donner.

- Chevalier de la Blanche Lune , répond don Quichotte aussi surpris qu’irrité de tant d’arrogance , tu n’as jamais vu Dulcinée ; un de ses regards eût suffi pour te prouver qu’aucune belle ne peut lui être comparée. Ta folle erreur me fait pitié ; mais j’accepte tes conditions ; je n’en refuse que l’abandon que tu me fais de ta gloire ; elle n’est pas encore venue jusqu’à moi , et la mienne n’en a pas besoin. Hâtons-nous donc de mettre à profit le seul jour que tu m’as destiné; prends du champ , prépare ta lance, et commençons à l’instant même.

Don Antonio , témoin de cette conversation , ne douta point que ce ne fût une aventure imaginée par quelqu’un de Barcelone ; il regardait ses amis en souriant , et leur demandait des yeux s’ils étaient dans le secret; mais aucun d’eux ne connaissait le chevalier de la Blanche Lune , et ne savait s’il fallait s’opposer à ce terrible combat. 

Au milieu de cette incertitude , les deux adversaires avaient pris du champ; il n’était plus possible de les séparer; déjà tous deux fondaient l’un sur l’autre. Le coursier de l’inconnu , plus grand , plus fort que Rossinante , fournit presque à lui seul toute la carrière ; il arriva comme la foudre sur le malheureux don Quichotte , et le jeta lui et son cheval à vingt pas de là sur le sable. Aussitôt le chevalier vainqueur, qui n’avait pas voulu se servir de sa lance , et l’avait relevée exprès en rencontrant notre héros , revint lui présenter la pointe à la visière , en lui disant : Vous êtes mort, si vous ne faites l’aveu que je vous ai demandé. 

Don Quichotte , presque évanoui , rassemble toutes ses forces , et lui répond d’un accent lamentable : Le malheur ou la faiblesse du chevalier de Dulcinée n’empêche pas qu’elle ne soit la plus belle de l’univers. Hâte- toi de m’ôter la vie ; le trépas est un bienfait pour quiconque a perdu l’honneur.

A Dieu ne plaise , répond l’inconnu , que j'immole le plus magnanime, le plus fidèle des amans! Que la beauté de Dulcinée , que sa gloire restent parfaites ! ton vainqueur même lui rend hommage. La seule chose que j’exige, c’est que le grand don Quichotte , observant les conditions de notre combat , s’abstienne de porter les armes pendant une année entière , et se retire dans sa maison. Je le jure, foi de chevalier , répond le héros vaincu , puisqu’il n’y a rien dans ce serment de contraire à l’honneur de Dulcinée.

A ces mots l’inconnu prend le galop , et s’en retourne vers la ville. Don Antonio , toujours surpris, court après lui , s’attache à ses pas , tandis que ses amis et Sancho désolés relevaient le pauvre don Quichotte , le faisaient mettre sur un brancard , et le rapportaient tristement chez lui."

 

Don Quichotte n'est plus désormais qu'enfermé dans les limites de ses fantaisies chevaleresques elles-mêmes, sans pouvoir leur donner la moindre vie. Don Quichotte ainsi sent arriver la mort, et il meurt en effet, Sancho lui survit mais que peut être Sancho sans Don Quichotte...

 

"Sa confession ne fut pas longue, hélas ! son cœur était si pur ! Lui-même rappela tout le monde; la gouvernante, la nièce , arrivèrent en poussant des cris : don Quichotte les consola. Lorsque le notaire fut venu , il lui dit de commencer son testament dans les formes ordinaires; ensuite, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il se souleva, s’assit sur son lit; et, d’une voix faible, dicta ces paroles : Je laisse à mon ami Sancho Pança, que j’appelais mon écuyer dans le temps de ma folie , deux cents écus que l’on prendra sur le plus clair de mon bien ; de plus tout l’argent que je lui confiai lorsque nous partîmes ensemble , défendant à mes héritiers de lui en demander jamais compte, et ne regrettant des extravagances dont il a si souvent été le témoin , que l’espoir quelles me donnaient de lui faire une grande fortune.

- Non , monsieur , interrompt Sancho en pleurant, et voulant empêcher le notaire d’écrire, non, monsieur, vous ne mourrez point; il n’est pas possible que vous mouriez. Suivez mes conseils , mon cher maître : vivez , vivez , et bannissez ce noir chagrin qui seul vous met dans l'état où vous êtes. Je ferai tout ce que vous voudrez , nous irons où il vous plaira ; berger, chevalier, écuyer, tout m’est égal, pourvu que je sois avec vous : Je recommencerai , s’il le faut , à désenchanter Dulcinée; si vous ne pouvez pas vous consoler du malheur d’avoir été vaincu , je dirai que c’est ma faute; je déclarerai, j’affirmerai par serment, que j’avais mal sanglé Rossinante, que c’est à moi seul que l’on doit s’en prendre, et que jamais...

- Bien obligé , mon pauvre Sancho , interrompt doucement le malade; tu m’as vu si long-temps insensé , que tu ne dois pas croire encore que je sois devenu sage. Oublions nos vieilles erreurs , sans oublier notre vieille amitié : c’est toujours ton ami qui t’écoute , mais ce n’est plus don Quichotte ; et , pour me servir avec toi d’un de ces proverbes que tu aimais tant, je te dirai que les oiseaux de l’an passé ne se trouvent plus dans le nid. Laisse- moi continuer , mon enfant , et reçois mon tendre regret de ne pouvoir te faire plus de bien.

Il institue alors pour son héritière Antonine Quixana sa nièce, à la charge de payer une pension à son ancienne gouvernante , et  de faire quelques présens qu’il indiqua , comme des gages d’amitié , au bachelier Carrasco , à maître Nicolas , à monsieur le curé , qu’il nomma son exécuteur testamentaire. II finit par demander pardon des mauvais exemples qu’il avait pu donner lorsqu’il était privé de sa raison , ajoutant qu’il se reprochait surtout d’avoir fourni , sans s’en douter , à certain continuateur de l’histoire de don Quichotte l’occasion de mettre au jour le plus sot, le plus mauvais livre qu’on eût encore imprimé...."

 

« Novelas ejemplares » (Les Nouvelles exemplaires, 1613)

« Je suis le premier en Espagne à avoir écrit des nouvelles», écrit Cervantès qui inséra en 1605 des nouvelles dans le corps du récit de son Don Quichotte, dont l'histoire d'un captif, nourrie de son expérience, et un cas psychologique à la manière italienne (El curioso impertinente). En 1615, dans la seconde partie de Don Quichotte, il exclut  par souci de cohérence toutes digressions. Cervantès forgeait forgeait ainsi dans le même temps deux genres originaux, la nouvelle et le roman. Il adopte en effet en castillan le genre de la "novella" italienne qu'illustrèrent Boccace avec le "Décameron" vers 1350, le grand rénovateur de la nouvelle, Matteo Bandello (1480-1552), tant admiré par Lope de Vega, et Giraldi Cintio (1504-1573), en leur donnant un contenu édifiant. À mon âge, écrit-il dans la préface, on ne joue pas avec le salut de son âme. Aussi est-il amené à modifier en 1613, lors de leur publication, le dénouement de certaines d'entre elles qu'il avait écrites au tournant du siècle. 

Des nouvelles typiquement italiennes, "El amante liberal" (Un amant généreux), "La fuerza de la sangre" (le Sang hérité) et "La señora Cornelia". Des voyages d'initiation, avec "La gitanilla" (Petite Gitane), "La española inglesa" (Une Espagnole d'Angleterre) et "Las dos doncellas" (Deux Jeunes Filles en travesti). Des nouvelles plus complexes, plus riches, "Rinconete y Cortadillo" (Deux Aimables Petits Vauriens), "La ilustre fregona" (Demoiselle et servante), "El casamiento engañoso" (Un mariage frauduleux), "El celoso extremeño" (Riche, vieux et jaloux). Enfin des morceaux de bravoure, "El licenciado vidriera" (Maître Thomas de Verre, licencié), longues pérégrinations d'un étudiant devenu soldat en Italie et revenu à Salamanque, et "El coloquio de los perros" (les Confidences de deux chiens), singulier dialogue de deux chiens qui racontent sans aucune concession la vie de leur nombreux maîtres...

 

Cervantes a aussi abordé le genre théâtral. Il estime à vingt ou trente le nombre de ses comédies, mais certaines ont été perdues. 

L'œuvre théatrale de Cervantès est formée de deux comedias, "El trato de Argel" (La Vie à Argel) et El cerco de Numancia" (Le siège de Numance), ainsi que des "Ocho comedias y ocho entremeses nunca representados" (Huit comédies et huit intermèdes jamais représentés), publiées en 1615. Cervantes s'éloignera par la suite du théâtre sans doute en raison du succès croissant de la comedia nueva, dont le principal inventeur est Lope de Vega, ennemi fidèle de Cervantes...

Reste "El retablo de las maravillas" (le Retable des merveilles), où l'on voit de naïfs villageois ridiculisés pour leur racisme et leur stupide conformisme par un baladin sans vergogne..."

 

« Los trabajos de Persiles y Segismunda, historia septentrional » (1617)

Quatre jours avant sa mort, Cervantès dédie au comte de Lemos, "Voyages de Persiles et de Sigismonde aux régions septentrionales", « le pire ou bien le meilleur des ouvrages écrits en notre langue pour passer le temps ». Une dernière tentative de retour à la littérature traditionnelle, celle Don Quichotte et de ses nouvelles. Persiles, héritier du royaume de Thulé, et Sigismonde, fille du roi de la Frise, errent à l'aventure dans le Grand Nord. Faits prisonniers, ils font naufrage et survivent miraculeusement à maints périls, pour atteindre Lisbonne, traverser l'Espagne jusqu'à Barcelone et, par la Provence et la Lombardie, rejoindre Rome où ils se marient. Les derniers feux d'une imagination débridée, et qui ne rencontra guère son public...

 


Francisco de Quevedo (1580-1645)

Aristocrate de haut rang, il acquiert une grande culture à Alcalá et à Valladolid. Il vit en Sicile et à Naples sous la protection du duc d'Osuna en Sicile et à Naples, puis du comte-duc d'Olivares, connaît la prison sous Philippe IV à cause d'une épître satirique. Son œuvre littéraire aborde une grande variété de thèmes et de genres, affirme les plus hautes valeurs de l'esprit, les vertus chrétiennes, tout en fustigeant l'humanité de ses sarcasmes. Il s'est porté sur le genre picaresque avec "La vida del Buscon llamado don Pablos" (1603-1604), la satire avec en 1627, "Los sueños" (Les Songes), de nombreux poèmes publiés après sa mort, en deux volumes, "El Parnaso español" (1648) et "Las tres musas últimas castellanas" (1670). On le représente comme l'un des plus audacieux poètes «conceptistes», en quête d'un raffinement jusqu'à l'excès dans le jeu des idées. 

 

1603-1604, Francisco de Quevedo, "Las aventuras del Buscón Llamado don Pablos"

Las aventuras del Buscón Llamado don Pablos, de Francisco de Quevedo, appartiennent

également au genre romanesque. Mais le texte de Quevedo apparaît avant tout comme un

impressionnant exercice de style, sans aucune intention morale, si ce n'est sarcarstique et parfois macabre. Ce roman relate l`ascension et la chute du héros, don Pablos. Fils d'une mère sorcière et maquerelle, et d'un père voleur, neveu d'un bourreau, Pablos essaie de s'insérer dans la noblesse en épousant une jeune femme noble à qui il cache ses origines. Mais Quevedo montre que l'ascension sociale est impossible : don Pablos est démasqué et puni. ll sombre dans la délinquance et assassine deux sergents de ville. Une cascade de métaphores et de jeux de mots conceptistes enchaîne un processus de dégradation systématique de l'être humain. A la fin du roman, il embarque pour les Indes avec une prostituée. La dernière phrase illustre l'esprit du texte : “Nunca mejora su estado quien muda solamente de lugar, y no de vida y costumbres”. L'un des derniers romans picaresques, qui verront le jour jusqu'à la moitié du XVIIe siècle, sera le Diable boiteux, tableau de mœurs satirique de Luis Vélez de Guevara...