Emil Michel Cioran (1911-1995), "Les Cimes du désespoir" (1934), "Précis de décomposition" (1949), "La Tentation d'exister" (1956), "La Chute dans le temps" (1964), "De l'inconvénient d'être né" (1973) - ...

Last update: 12/11/2016


«Nous sommes tous au fond d'un enfer dont chaque instant est un miracle.» Une pensée que l'on conçoit comme celle d'une exigence radicale, entre désespoir absolu et humour ravageur?  "Trois essais, "Précis de Décomposition" (1949), "Syllogismes de l'Amertume" (1952), "La Tentation d'exister" (1956) - ont fait d'un jeune Roumain exilé l'un des meilleurs prosateurs français de sa génération, écrit Gaëtan Picon dans son "Panorama de la nouvelle littérature française" (Gallimard) en 1960). "Il écrit, poursuit-il, avec une netteté, une précision, une agilité de l'intellect qui évoque souvent Valéry, mais ce cristal porte les reflets d'un feu désespéré et oscillant : une sombre exaltation le brise et le ternit". Tout ce qu'écrit Cioran est confession, mais confession douloureuse, "il excelle à saisir les symptômes de décomposition et de décadence, le mal et l'absurde dans le temps et dans les collectivités, parce qu'il se sent lui-même mortellement atteint" ...

«Un jour, qui sait? Vous connaîtrez peut-être ce plaisir de viser une idée, de tirer sur elle, de la voir là gisante, et puis de recommencer l'exercice sur une autre ; sur toutes; cette envie de vous pencher sur un être, de le dévier de ses anciens appétits, de ses anciens vices, pour lui en imposer de nouveaux, plus nocifs, afin qu'il en périsse; de vous acharner contre une époque ou contre une civilisation, de vous précipiter sur le temps et d'en martyriser les instants; de vous tourner ensuite contre vous-même, de supplicier vos souvenirs et vos ambitions, et, ruinant votre souffle, d'empester l'air pour mieux suffoquer."

Cioran se fonde sur une expérience métaphysique, "qui est une expérience négative", chez lui, "le vide est certitude affective, donnée immédiate de la conscience", et pourtant sa fureur destructrice cherche sa limite, son point de résistance : "Cioran vit l'impossibilité d'exister qui est le destin de l'esprit éveillé. Et il le vit jusqu'au bout. Mais c'est parce que la "tentation d'exister" survit en lui. Comme Nietzsche, il oppose au fond la vérité et la vie, et il tend vers cette vie qui lui fait défaut, dont la force de l'esprit le détache. Si bien qu'un livre comme "La Tentation d'exister", exercice d'une conscience destructrice, apparaît finalement comme la négation de cette négation, comme un acte d'espoir hypothétique et désespéré dans le mensonge, dans l'illusion salvatrice, comme la recherche d'un compromis avec "la non-évidence de vivre" (G. Picon). 


"Adieu à la philosophie - Je me suis détourné de la philosophie au moment où il me devint impossible de découvrir chez Kant aucune faiblesse humaine, aucun accent véritable de tristesse; chez Kant et chez tous les philosophes. En regard de la musique, de la mystique et de la poésie, l'activité philosophique relève d”une sève diminuée et d'une profondeur suspecte, qui n'ont de prestiges que pour les timides et les tièdes. D'ailleurs, la philosophie - inquiétude impersonnelle, refuge auprès d'id'idées anémiques - est le recours de tous ceux qui esquivent l'exubérance corruptrice de la vie. À peu près tous les philosophes ont fini "bien" : c'est l'argument suprême contre la philosophie. La fin de Socrate lui-même n'a rien de tragique : c'est un malentendu, la fin d'un pédagogue, - et si Nietzsche a sombré, c'est comme poète et visionnaire: il a expié ses extases et non ses raisonnements. 

On ne peut éluder l'existence par des explications, on ne peut que la subir, l'aimer ou la haïr, l'adorer ou la craindre, dans cette alternance de félicité et d'horreur qui exprime le rythme même de l'être, ses oscillations, ses dissonances, ses véhémences amères ou allègres.

Qui n'est exposé, par surprise ou par nécessité, à une déroute irréfutable, qui n'élève alors les mains en prière pour les laisser ensuite tomber plus vides encore que les réponses de la philosophie? On dirait que sa mission est de nous protéger tant que l'inadvertance du sort nous laisse cheminer en deçà du désarroi et de nous abandonner aussitôt que nous sommes contraints à nous y plonger. Et comment en serait-il autrement, quand on voit combien peu des souffrances de l'humanité a passé dans sa philosophie. L'exercice philosophique n'est pas fécond; il n'est qu'honorable. On est toulours impunément philosophe : un métier sans destin qui remplit de pensées volumineuses les heures neutres et vacantes, les heures  réfractaires et à l'Ancien Testament, et à Bach, et à Shakespeare. Et nos pensées se sont-elles matérialisées dans une seule page équivalente à une exclamation de Job, à une terreur de Macbeth ou à l'altitude d'une cantate? On ne "discute" pas l'univers; on l' "exprime". Et la philosophie ne l'exprime pas. Les véritables problèmes ne commencent qu'après l'avoir parcourue ou épuisée, après le dernier chapitre d'un immense tome qui met le point final en signe d'abdication devant l'Inconnu, où s'enracinent tous nos instants, et avec lequel il nous faut lutter parce qu'il est naturellement plus immédiat, plus important que le pain quotidien. Ici le philosophe nous quitte: ennemi du désastre, il est sensé comme la raison et aussi prudent qu'elle. Et nous restons en compagnie d'un pestiféré lucien, d'un poète instruit de tous les délires et d'un musicien dont le sublime transcende la sphère du cœur. Nous ne commençons à vivre réellement qu'au bout de la philosophie, sur sa ruine, quand nous avons compris sa terrible nullité, et qu'il était inutile de recourlr å elle, qu'elle n'est d'aucun secours...." (Précis de décomposition - Quarto, Gallimard)

 


Emil Michel Cioran (1911-1995)

Convaincu de la misère fondamentale de l'homme et de la dérision de ses ambitions, il cultive l'ascétisme dans sa pensée comme dans son existence.

Né à Rasinari, en Transylvanie, ce fils de pope orthodoxe vit jusqu'à 26 ans en Roumanie, où il publie ses premiers livres, "Sur les cimes du désespoir" : "J'ai écrit ce livre en 1933 à l'âge de 22 ans dans une ville que j'aimais, Sibiu, en Transylvanie. .. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L'insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l'oubli. C'est pendant ces nuits infernales que j'ai compris l'inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c'est la conscience exaspérée par elle-même.." 

S'étant laissé gagné par le nationalisme puis le fascisme ("J'avais haï mon pays, tous les hommes et l'univers. Il me restait de m'en prendre à moi: ce que je fis par le détour du désespoir"), et alors que le chaos s'installe dans son pays, il quitte la Roumanie en 1937 grâce à une bourse d'étude puis s'installe définitivement en France. A la suite de l'interdiction de ses oeuvres par le régime communiste, il abandonne le roumain en 1947 et écrit désormais en français, dans une langue ciselée où son goût pour l'aphorisme s'allie à un certain lyrisme. "Le style, si je m'y suis tant intéressé, c'est que j'y ai vu un défi au néant", écrit-il dans ses "Cahiers". Il restera toutefois apatride jusqu'à sa mort. Proche d'Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Henri Michaux ou Fernando Savater, sa philosophie a été inspirée par Nietzsche, Schopenhauer ou encore Kierkegaard. Dans un style incisif et décapant, il livre ses aphorismes et réflexions sur le temps, la mort, la religion et la condition humaine : «Le plus grand exploit de ma vie est d'être encore en vie.»

 

Son oeuvre est d'une noirceur teintée de lucidité sans appel : "Précis de décomposition", publié en 1949, "Syllogismes de l'amertume", 1952 ; "la Tentation d'exister", 1956 ; "la Chute dans le temps", 1965 ; "De l'inconvénient d'être né", 1973 .. Pour Cioran, l'histoire ne produit jamais que des utopies qui répandent le Mal, la tyrannie et la servitude. « La nullité de nos délires fait de nous tous autant de dieux soumis à une insipide fatalité (…) Notre destin étant de pourrir avec les continents et les étoiles, nous promènerons, ainsi que des malades résignés, et jusqu’à la conclusion des âges, la curiosité d’un dénouement prévu, effroyable et vain. » 

"Le fait que j'existe prouve que le monde n'a pas de sens. Quel sens pourrais-je trouver, en effet, dans les supplices d'un homme infiniment tourmenté et malheureux, pour qui tout se réduit en dernière instance au néant et pour qui la souffrance fait la loi de ce monde? Que le monde ait permis l'existence d'un humain tel que moi montre que les taches sur le soleil de la vie sont si vastes qu'elles finiront par en cacher la lumière. La bestialité de la vie m'a piétiné et écrasé, elle m'a coupé les ailes en plein vol et refusé les joies auxquelles j'eusse pu prétendre. Mon zèle démesuré, l'énergie folle que j'ai déployée pour briller ici-bas, l'envoûtement démoniaque que j'ai subi pour revêtir une auréole future, et toutes mes forces gaspillées en vue d'un redressement vital ou d'une aurore intérieure - tout cela s'est révélé plus faible que l'irrationalité de ce monde, qui a déversé en moi toutes ses ressources de négativité empoisonnée. La vie ne résiste guère à haute température. Aussi ai-je compris que les hommes les plus tourmentés, dont la dynamique intérieure atteint au paroxysme et qui ne peuvent s'accommoder de la tiédeur habituelle, sont voués à l'effondrement. On retrouve, dans le désarroi de ceux qui habitent des régions insolites, l'aspect démoniaque de la vie, mais aussi son insignifiance, ce qui explique qu'elle soit le privilège des médiocres. Seuls ces derniers vivent à une température normale; les autres, un feu dévorant les consume. Je ne puis rien apporter au monde, car ma démarche est unique : celle de l'agonie. Vous vous plaignez que les hommes soient mauvais, vindicatifs, ingrats ou hypocrites? Je vous propose, quant à moi, la méthode de l'agonie, qui vous permettra d'échapper temporairement à tous ces défauts..." (Sur les cimes du désespoir, Quarto Gallimard)


"Les Cimes du désespoir" (1934)

"PRÉFACE - J'ai écrit ce livre en 1933 à l'âge de vingt-deux ans dans une ville que j 'aimais, Sibiu, en Transylvanie. J'avais terminé mes études et, pour tromper mes parents, mais aussi pour me tromper moi-même, je fis semblant de travailler à une thèse. Je dois avouer que le jargon philosophique flattait ma vanité et me faisait mépriser quiconque usait du langage normal. À tout cela un bouleversement intérieur vint mettre un terme et ruiner par là même tous mes projets. Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L'insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l'oubli. C'est pendant ces nuits infernales que j'ai compris l'inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c'est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l'esprit à lui-même. La marche, elle, vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu'au lit on remâche l'insoluble jusqu'au vertigeVoilà dans quel état d'esprit j'ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d'explosion salutaire. Si je ne l'avais pas écrit, j'aurais sûrement mis un terme à mes nuits."

 

Écrits alors que l'auteur n'avait que vingt-deux ans, après des mois d'une dépression accompagnée d'insomnie, "Les Cimes du désespoir" sont plus un cri qu'une œuvre de réflexion philosophique. Au long de ces soixante-six courts essais, dont certains ne dépassent pas un paragraphe, dotés de titres suggestifs tels que "Le non-désir de vivre", "Le monde dans lequel rien n'est résolu", "De la solitude individuelle et cosmique", "Extase", "La beauté des flammes", Cioran explore les thèmes de la futilité, de l'irrationalité et de l'angoisse de l'existence. Cette série de méditations sert de support au désir de suicide de l'auteur, qui, paradoxalement, résulte d'un trop plein de plénitude: "Je pourrais mourir de vivre". 

 

"HISTOIRE ET ÉTERNITÉ

Pourquoi devrais-je continuer à vivre dans l'histoire, à partager les idéaux de mon époque, à me préoccuper de la culture ou des problèmes sociaux? Je suis fatigué de la culture et de l'histoire; il m'est désormais presque impossible de participer aux tourments du monde et à ses aspirations. Il faut dépasser l'histoire: on atteint ce stade sitôt que le passé, le présent et l'avenir n'ont plus la moindre importance et qu'il vous est indifférent de savoir où et quand vous vivez. En quoi vaut-il mieux vivre aujourd'hui plutôt que dans l'Égypte ancienne? Nous serions de parfaits imbéciles de déplorer le sort de ceux qui ont vécu à d'autres époques, ignorant le christianisme ou les inventions et découvertes de la science. Comme on ne saurait hiérarchiser les conceptions de la vie, tout le monde a raison et personne. Chaque époque constitue un monde en soi, enfermé dans ses certitudes, jusqu'à ce que le dynamisme de la vie et la dialectique de l'histoire aboutissent à de nouvelles formules tout aussi limitées et insuffisantes. Je me demande comment certains peuvent s'occuper exclusivement du passé, tant l'histoire m'apparaît nulle dans son intégralité. Quel intérêt peut bien avoir l'étude des idéaux révolus et des croyances de nos prédécesseurs? Les créations humaines ont beau être magnifiques -je m'en désintéresse complètement. La contemplation de l'éternité ne me procure-t-elle pas, en effet, un apaisement bien plus grand? Non pas homme/histoire, mais homme/éternité -- voilà un rapport acceptable dans un monde qui ne vaut même pas la peine qu'on y respire. Personne ne nie l'histoire par simple caprice; on le fait sous la pression d'immenses tragédies, dont peu soupçonnent l'existence. On imaginera que vous avez pensé l'histoire abstraitement avant de la nier par le raisonnement, alors que votre négation résulte, en réalité, d'un profond accablement. Lorsque je nie le passé de l'humanité dans sa totalité, lorsque je refuse de participer à la vie historique, je suis pris d'une amertume mortelle, plus douloureuse qu'on ne saurait l'imaginer. Est-ce une tristesse latente que ces pensées viennent actualiser et intensifier? Je sens en moi une saveur aigre de mort et de néant, qui me brûle tel un poison violent. Je suis triste au point que tout ici-bas m'apparaît à jamais dépourvu du moindre charme. Comment pourrais-je encore parler de beauté et m'adonner à l'esthétique quand je suis triste à mourir?

Je ne veux plus rien savoir. En dépassant l'histoire, on acquiert une sorte de surconscience capitale pour l'expérience de l'éternité. Elle vous porte, en effet, vers une région où les antinomies, les contradictions et les incertitudes de ce monde perdent leur sens, où l'on oublie l'existence et la mort. C'est la peur de la mort qui anime les amateurs d'éternité: l'expérience de celle-ci a, en effet, pour seul avantage réel de vous faire oublier la mort. Mais qu'en est-il lorsque la contemplation s'arrête?

 

NE PLUS ÊTRE HOMME

Je suis de plus en plus certain que l'homme est un animal malheureux, abandonné dans le monde, condamné à se trouver une modalité de vie propre, telle que la nature n'en a jamais connue. Sa prétendue liberté le fait souffrir plus que n'importe quelle forme de vie captive dans la nature. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que l'homme en arrive parfois à être jaloux d'une plante, d'une fleur. Pour vouloir vivre comme un végétal, grandir enraciné, s'épanouissant puis se fanant sous le soleil dans l'inconscience la plus parfaite, vouloir participer à la fécondité de la terre, être une expression anonyme du cours de la vie, il faut désespérer du sens de l'humanité. Pourquoi n'échangerais-je pas mon existence contre celle d'un végétal? Je sais ce que c'est que d'être homme, d'avoir des idéaux et de vivre dans l'histoire: que puis-je encore espérer de ces réalités-là? Être homme, c'est assurément une chose capitale! une chose tragique, car l'homme vit dans un ordre d'existence radicalement nouveau, bien plus complexe, et dramatique, que celui de la nature. À mesure qu'on s'éloigne de la condition d'homme, l'existence perd de son intensité dramatique. L'homme tend constamment à s'arroger le monopole du drame et de la souffrance; c'est pourquoi le salut représente pour lui un problème si brûlant et insoluble. Je ne puis éprouver la fierté d'être homme, car j'ai vécu ce phénomène jusqu'au bout. Seuls ceux qui ne l'ont pas vécu intensément peuvent la ressentir, puisqu'ils ne font encore que tendre à devenir hommes. Leur enchantement est tout naturel : l'on comprend bien que ceux qui ont à peine dépassé le stade animal ou végétal aspirent à la condition d'homme. Mais ceux qui savent ce qu'elle signifie cherchent à devenir tout sauf cela. Si je le pouvais, je prendrais tous les jours une forme différente de vie animale ou végétale, je serais successivement toutes les espèces de fleurs, rose, épine, mauvaise herbe, arbre tropical aux branches tordues, algue marine ballottée par les vagues, ou végétation des montagnes à la merci des vents; ou alors oiseau au chant mélodieux ou bien prédateur au cri strident, migrateur ou sédentaire, bête des forêts ou animal domestique. J'aimerais vivre toutes ces variétés dans une frénésie sauvage et inconsciente, parcourir toute la sphère de la nature, me transformer avec une grâce naïve, sans pose, à l'image d'un processus naturel. Comme je m'aventurerais dans les nids ou les grottes, les déserts montagneux et marins, les collines et les plaines! Seule cette échappée cosmique, vécue suivant l'arabesque des formes vitales et le pittoresque des plantes, saurait réveiller en moi l'envie de redevenir homme. Car si la différence de l'animal à l'homme consiste en ceci, que le premier ne saurait être autre chose qu'animal, tandis que l'homme peut être non-homme, c'est-à-dire autre chose que lui-même - eh bien, je suis un non-homme." (Quarto Gallimard)

 

La solution réside dans la confession: la nécessité pousse à l'expression. Un philosophe devenu poète écrit, non pour organiser la compréhension, mais pour exposer sa vulnérabilité sordide, son existence quotidienne monotone et implacable. Au cours de ce passage de la préoccupation philosophique à l'expression poétique, ce "drame" va révéler des paradoxes, qui offrent à leur tour une sphère accueillante où il est possible de faire preuve à la fois d'honnêteté et d'ironie. Livre sombre, donc,  traitant des mérites respectifs de la vie et du suicide; Mais un ouvrage empreint d'un humour inattendu qui cultive par-dessus tout l'incompréhensibilité de la vie....


Précis de décomposition, 1949

Premier ouvrage en français de Cioran pour qui  "il n'est de noblesse que dans la négation de l'existence" décrit ici tous les grands thèmes de ses obsessions, la décadence, le mal, le néant..

L`écrivain n'a pas encore adopté la concision de l'aphorisme, mais dans cet essai virulent et provocateur s'orchestrent tous les thèmes obsédants de l`œuvre à venir : mal et salut, histoire et décadence, religion et sainteté. Rarement ont été dénoncés avec tant de vigueur le mal d'être homme, la malédiction de la conscience destructrice et l'immoralité des philosophes qui esquivent la vie en la théorisant. Le "penseur d`occasion" auquel s`identifie l`auteur préconise une autre démarche, en procédant des "crispations de la chair" autant que d'une saisie immédiate bergsonienne, qui réhabilite le corps et la durée : "Une indigestion n`est-elle pas plus riche d'idées qu'une parade de concepts?", suggère-t-il.

 

"Exercices négatifs, le titre initial, mettait l'accent sur le caractère thérapeutique d'un ouvrage qui prône les vertus du cynisme. Le ton de ce livre atteint dans la violence une démesure qui s'atténuera dans les œuvres ultérieures. Cioran confessera plus tard qu'il s'attribuait alors une mission. Les figures de rhétorique abondent; invectives, harangues, prières se succèdent sans exclure d'inattendus instants poétiques. Le "Précis" relève d'une métaphysique négative fondée sur la prééminence du non-être, où "l'être n`est qu'une prétention du rien" soumis aux lois de la dégradation. Autrement dit, l'histoire de l'être se confond avec celle du mal qu`un penseur digne de ce nom ne doit pas contourner. Le mal trouve à s'incarner dans cet "animal paradoxal", "toujours séduit par le "démon de I'inédit" que son appétit de savoir mène infailliblement à l'auto-destructíon. Il faut ainsi se mettre en quête des ressources de l'autodestruction afin "d'expectorer cet univers" qu'il maudit en vertu du principe que "la vie serait intolérable sans les forces qui la nient". L'homme hyperconscient n'a que le pouvoir d'anéantir la vie. À moins qu'il ne refuse le temps à la manière des saints. Pour échapper à son enfer terrestre, il ne voit que deux solutions, "l'imbécillité ou la sainteté", mais faute de pouvoir suivre les exercices spirituels édictés par les religions, il s'adonne à des exercices d'insoumission...

 

"En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l'être; mais l'homme l'anime, y projette ses flammes et ses démences; impure, transformée en croyance, elle s'insère dans le temps, prend figure d'événement : le passage de la logique à l'épilepsie est consommé ... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.

Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L'histoire n'est qu'un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l'esprit devant l'Improbable. Lors même qu'il s'éloigne de la religion, l'homme y demeure assujetti; s'épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement: son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l'évidence et du ridicule. Sa puissance d'adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l'aimer, en attendant de les exterminer s'ils s'y refusent. Point d'intolérance, d'intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de l'enthousiasme. Que l'homme perde sa FACULTE D'INDIFFERENCE : il devient un assassin virtuel; qu'il transforme son idée idée en dieu : les conséquences en sont incalculables .. 

 

"L'idée d'infini a dû naître un jour de relâchement où une vague langueur s'est infiltrée en géométrie, comme le premier acte de connaissance au moment où, dans le silence des réflexes, un frisson macabre a isolé la perception de son objet. Combien de dégoûts ou de nostalgies nous a-t-il fallu accumuler pour nous réveiller à la fin seuls, tragiquement supérieurs à l'évidence! Un soupir oublié nous a fait faire un pas en dehors de l'immédiat; une fatigue banale nous a éloignés d'un paysage ou d'un être; des gémissements diffus nous ont séparés des innocences douces ou craintives. La somme de ces distances accidentelles constitue - bilan de nos jours et de nos nuits - l'écart qui nous distingue du monde, - et que l'esprit s'efforce de réduire et de ramener à nos proportions fragiles. Mais l'œuvre de chaque lassitude se fait sentir: où chercher encore de la matière sous nos pas? Au début, c'est pour nous évader des choses que nous pensons; puis, lorsque nous sommes allés trop loin, pour nous perdre dans le regret de notre évasion... Et c'est ainsi que nos concepts s'enchaînent comme des soupirs dissimulés, que toute réflexion tient lieu d'interjection, qu'une tonalité plaintive submerge la dignité de la logique. Des teintes funèbres ternissent les idées, débordements du cimetière sur les paragraphes, relent de pourriture dans les préceptes, dernier jour d'automne dans un cristal intemporel... L'esprit est sans défense contre les miasmes qui l'assaillent, car ils surgissent de l'endroit le plus corrompu qui existe entre la terre et le ciel, de l'endroit où la folie gît dans la tendresse, cloaque d'utopies et verminière de rêves: notre âme. Et alors même que nous pourrions changer les lois de l'univers ou en prévoir les caprices, elle nous subjuguerait par ses misères, par le principe de sa ruine. Une âme qui ne soit pas perdue? Où est-elle, pour qu'on en dresse le procès-verbal, pour que la science, la sainteté et la comédie s'en emparent!"

 

Adieu à la philosophie - "Je me suis détourné de la philosophie au moment où il me devint impossible de découvrir chez Kant aucune faiblesse humaine, aucun accent véritable de tristesse; chez Kant et chez tous les philosophes. En regard de la musique, de la mystique et de la poésie, l'activité philosophique relève d'une sève diminuée et d'une profondeur suspecte, qui n'ont de prestiges que pour les timides et les tièdes. D'ailleurs, la philosophie - inquiétude impersonnelle, refuge auprès d'idées anémiques - est le recours de tous ceux qui esquivent l'exubérance corruptrice de la vie. À peu près tous les philosophes ont fini bien: c'est l'argument suprême contre la philosophie. La fin de Socrate lui-même n'a rien de tragique : c'est un malentendu, la fin d'un pédagogue, - et si Nietzsche a sombré, c'est comme poète et visionnaire : il a expié ses extases et non ses raisonnements. On ne peut éluder l'existence par des explications, on ne peut que la subir, l'aimer ou la haïr, l'adorer ou la craindre, dans cette alternance de félicité et d'horreur qui exprime le rythme même de l'être, ses oscillations, ses dissonances, ses véhémences amères ou allègres. Qui n'est exposé, par surprise ou par nécessité, à une déroute irréfutable, qui n'élève alors les mains en prière pour les laisser ensuite tomber plus vides encore que les réponses de la philosophie? On dirait que sa mission est de nous protéger tant que l'inadvertance du sort nous laisse cheminer en deçà du désarroi et de nous abandonner aussitôt que nous sommes contraints à nous y plonger. Et comment en serait-il autrement, quand on voit combien peu des souffrances de l'humanité a passé dans sa philosophie. L'exercice philosophique n'est pas fécond; il n'est qu'honorable.

On est toujours impunément philosophe : un métier sans destin qui remplit de pensées volumineuses les heures neutres et vacantes, les heures réfractaires et à l'Ancien Testament, et à Bach, et à Shakespeare. Et ces pensées se sont-elles matérialisées dans une seule page équivalente à une exclamation de Job, à une terreur de Macbeth ou à l'altitude d'une cantate? On ne discute pas l'univers; on l'exprime. Et la philosophie ne l'exprime pas. Les véritables problèmes ne commencent qu'après l'avoir parcourue ou épuisée, après le dernier chapitre d'un immense tome qui met le point final en signe d'abdication devant l'inconnu, où s'enracinent tous nos instants, et avec lequel il nous faut lutter parce qu'il est naturellement plus immédiat, plus important que le pain quotidien. Ici le philosophe nous quitte: ennemi du désastre, il est sensé comme la raison et aussi prudent qu'elle. Et nous restons en compagnie d'un pestiféré ancien, d'un poète instruit de tous les délires et d'un musicien dont le sublime transcende la sphère du cœur.

Nous ne commençons à vivre réellement qu'au bout de la philosophie, sur sa ruine, quand nous avons compris sa terrible nullité, et qu'il était inutile de recourir à elle, qu'elle n'est d'aucun secours. (Les grands systèmes ne sont au fond que de brillantes tautologies. Quel avantage à savoir que la nature de l'être consiste dans la "volonté de vivre", dans «l'idée», ou dans la fantaisie de Dieu ou de la Chimie? Simple prolifération de mots, subtils déplacements de sens. Ce qui est répugne à l'étreinte verbale et l'expérience intime ne nous en dévoile rien au-delà de l'instant privilégié et inexprimable. D'ailleurs, l'être lui-même n'est qu'une prétention du Rien. On ne définit que par désespoir. ll faut une formule; il en faut même beaucoup, ne serait-ce que pour donner une justification à l'esprit et une façade au néant."

Non-résistance à la nuit - "Au début, nous croyons avancer vers la lumière; puis, fatigués d'une marche sans but, nous nous laissons glisser: la terre, de moins en moins ferme, ne nous supporte plus: elle s'ouvre. En vain chercherions-nous à poursuivre un trajet vers une fin ensoleillée, les ténèbres se dilatent au dedans et au-dessous de nous. Nulle lueur pour nous éclairer dans notre glissement: l'abîme nous appelle, et nous l'écoutons. Au-dessus demeure encore tout ce que nous voulions être, tout ce qui n'a pas eu le pouvoir de nous élever plus haut. Et, naguère amoureux des sommets, puis déçus par eux, nous finissons par chérir notre chute, nous nous hâtons de l'accomplir, instruments d'une exécution étrange, fascinés par l'illusion de toucher aux confins des ténèbres, aux frontières de notre destinée nocturne. La peur du vide transformée en volupté, quelle chance d'évoluer à l'opposé du soleil! Infini à rebours, dieu qui commence au-dessous de nos talons, extase devant les crevasses de l'être et soif d'une auréole noire, le Vide est un rêve renversé où nous nous engloutissons. Si le vertige devient notre loi, portons un nimbe souterrain, une couronne dans notre chute. Détrônés de ce monde, emportons-en le sceptre pour honorer la nuit d'un faste nouveau. (Et pourtant cette chute - à part quelques instants de pose - est loin d'être solennelle et lyrique. Habituellement nous nous enlisons dans une fange nocturne, dans une obscurité tout aussi médiocre que la lumière... La vie n'est qu'une torpeur dans le clair-obscur, une inertie entre des lueurs et des ombres, une caricature de ce soleil intérieur, lequel nous fait croire illégitimement à notre excellence sur le reste de la matière. Rien ne prouve que nous sommes plus que rien. Pour ressentir continuellement cette dilatation où nous rivalisons avec les dieux, où nos fièvres triomphent de nos effrois, il faudrait nous maintenir à une température tellement élevée qu'elle nous achèverait en quelques jours. Mais nos éclairs sont instantanés; les chutes sont notre règle. La vie, c'est ce qui se décompose à tout moment; c'est une perte monotone de lumière, une dissolution insipide dans la nuit, sans sceptres, sans auréoles, sans nimbes.)" 


Syllogismes de l'amertume, 1952

"Syllogismes de l'amertume se présente sous l'aspect fragmenté d'un recueil de pensées, tour à tour graves ou cocasses. Rien pourtant de moins «dispersé» que ce livre. Du premier au dernier paragraphe, une même obsession s'affirme : celle de conserver au doute le double privilège de l'anxiété et du sourire.

Alors que dans son premier essai, Précis de décomposition, Cioran s'attaquait à l'immédiat ou à l'inactuel avec une rage lyrique, dans celui-ci il promène sur notre époque, sur l'histoire et sur l'homme, un regard détaché où la révolte cède le pas à l'humour, à une sorte de sérénité dans l'ahurissement. Ce sont là propos d'un Job assagi à l'école des moralistes." 

"Le meilleur de moi-même, ce rien de lumière qui m'éloigne de tout, je le dois à mes rares entretiens avec quelques salauds amers, avec quelques salauds inconsolés qui, victimes de la rigueur de leur cynisme, ne pouvaient plus s'attacher à aucun vice.

Méfiez-vous de ceux qui tournent le dos à l'amour, à l'ambition, à la société. Ils se vengeront d'y avoir renoncé.

Il est aisé d'être "profond" : on n'a qu'à se laisser submerger par ses propres tares.

Tout Occidental tourmenté fait penser à un héros dostoïevskien qui aurait un compte en banque.

Quel dommage que, pour aller à Dieu, il faille passer par la foi!

Au temps où l'humanité, à peine développée s'essayait au malheur, nul ne l'aurait crue capable d'en produire un jour en série.

La tristesse: un appétit qu'aucun malheur ne rassasie.

On cesse d'être jeune au moment où l'on ne choisit plus ses ennemis, où l'on se contente de ceux qu'on a sous la main. 

J'ai perdu au contact des hommes toute le fraîcheur de mes névroses.

Dans nos rêves perce le fou qui est en nous; après avoir commandé nos nuits, il s'endort au plus profond de nous-mêmes, dans le sein de l'Espèce; quelquefois pourtant nous l'entendons ronfler dans nos pensées...

Toute expérience profonde se formule en termes de physiologie.

Que personne n'essaie de vivre s'il n'a fait son éducation de victime.

Quelque intime que l'on soit des opérations de l'esprit, on ne peut penser plus de deux ou trois minutes par jour; - à moins que, par goût ou profession, l'on ne s'exerce, pendant des heures, à brutaliser les mots pour en extraire des idées. L'intellectuel représente la disgrâce majeure, l'échec culminant de l'homo sapiens..."


La Tentation d'exister, 1956

Cioran est suffisamment lucide pour rejeter un nihilisme qu'il ne pourrait assumer. Il invite les hommes à recréer ces illusions qui rendent l'existence supportable, et réaffirme ainsi la nécessité vitale du mensonge...

 

"Nous devons la quasi-totalité de nos découvertes à nos violences, à l'exacerbation de notre déséquilibre. Même Dieu, pour autant qu'il nous intrigue, ce n'est pas au plus intime de nous que nous le discernons, mais bien à la limite extérieure de notre fièvre, au point précis où, notre rage affrontant la sienne, un choc en résulte, une rencontre aussi ruineuse pour Lui que pour nous. Frappé de la malédiction attachée aux actes, le violent ne force sa nature, ne va au-delà de soi, que pour y rentrer en furieux, en agresseur, suivi de ses entreprises, lesquelles viennent le punir de les avoir suscitées. Point d'oeuvre qui ne se retourne contre son auteur : le poème écrasera le poète, le système le philosophe, l'événement l'homme d'action. Se détruit quiconque, répondant à sa vocation et l'accomplissant, s'agite à l'intérieur de l'histoire; celui-là seul se sauve qui sacrifie dons et talents pour que, dégagé de sa qualité d'homme, il puisse se prélasser dans l'être. Si j'aspire à une carrière métaphysique, je ne puis à aucun prix garder mon identité : le moindre résidu que j'en conserve, il me faut le liquider : que si, au contraire, je m'aventure dans un rôle historique, la tâche qui m'incombe est d'exaspérer mes facultés jusqu'à ce que j'éclate avec elles. On périt toujours par le moi qu'on assume : porter un nom c'est revendiquer un mode exact d'effondrement ..."

 

Dès l`ouverture de ce livre, dans le chapitre "Penser contre soi", Cioran dénonce l'imposture inconsciente des sagesses. L`homme est astreint à une "profonde insincérité" puisqu'il s`est voulu "en rupture avec la quiétude de l`unité". L'appel de l`absolu qui le tourmente est en contradiction avec son instinct de vie. Aussi l`histoire ne révèle-t-elle qu'une "agression de l`homme contre lui-même". Optant pour l`apostolat de la h rébellion,  cette "foi" à laquelle Cioran "souscrit sans y croire", l`homme s`engage dans l` "aventure luciférienne" où il détient une maitrise qu'il ne possédera jamais dans la sagesse. Mais cette aventure cause sa perte. La maladie de la conscience anime l`humanité d'un "dynamisme de la désagrégation" en lui inspirant la "fascination du pire". Exilé par nature, l'homme peut l'être aussi par vocation. Cioran quant à lui a choisi les "avantages de l`exil" pour s`établir dans la "cité du Rien", au plus près de ses origines...

 

"Fidèle à ses apparences, le violent ne se décourage pas, il recommence et s'obstine, puisqu'il ne peut se dispenser de souffrir. S'acharne-t-il à perdre les autres? C'est le détour qu'il emprunte pour rejoindre sa propre perte. Sous son air assuré, sous ses fanfaronnades, se cache un passionné du malheur. Aussi est-ce parmi les violents qu'on rencontre les ennemis de soi. Et nous sommes tous des violents, des enragés qui, ayant égaré la clef de la quiétude, n'ont plus accès qu'aux secrets du déchirement. Au lieu de laisser le temps nous broyer lentement, nous avons cru bon de renchérir sur lui, d'ajouter à ses instants les nôtres. Ce temps récent greffé sur l'ancien, ce temps élaboré et projeté devait bientôt révéler sa virulence: s'objectivant, il allait devenir histoire, monstre dressé par nous contre nous, fatalité à laquelle on ne saurait échapper, recourût-on aux formules de la passivité, aux recettes de la sagesse. Tenter une cure d'inefficacité; méditer les pères taoïstes, leur doctrine de l'abandon, du laisser-aller, de la souveraineté de l'absence; suivre, à leur exemple, le parcours de la conscience lorsqu'elle cesse d'être aux prises avec le monde et qu'elle se moule sur toutes choses, comme l'eau, élément qu'ils affectionnent, nous aurons beau nous y efforcer, nous n'y parviendrons jamais. Ils condamnent et notre curiosité et notre soif de douleurs; en quoi ils se différencient des mystiques, et singulièrement de ceux du Moyen Age, habiles à nous recommander les vertus de la chemise de crin, de la peau de hérisson, de l'insomnie, de l'inanition et du gémissement. "La vie intense est contraire au Tao", enseigne Lao-tseu, l'homme le plus normal qui fut. Mais le virus chrétien nous travaille : légataires des flagellants, c'est en raffinant nos supplices que nous prenons conscience de nous-mêmes. La religion décline-t-elle? Nous en perpétuons les extravagances, comme nous perpétuons les macérations et les cris des cellules d'autrefois, notre volonté de souffrir égalant celle des couvents au temps de leur floraison. Si l'Église ne jouit plus du monopole de l'enfer, elle ne nous aura pas moins rivés à une chaîne de soupirs, au culte de l'épreuve, de la joie foudroyée et de la tristesse jubilante. L'esprit, aussi bien que le corps, fait les frais de la «vie intense». Maîtres dans l'art de penser contre soi, Nietzsche, Baudelaire et Dostoïevski nous ont appris à miser sur nos périls, à élargir la sphère de nos maux, à acquérir de l'existence par la division d'avec notre être. Et ce qui aux yeux du grand Chinois était symbole de déchéance, exercice d'imperfection, constitue pour nous l'unique modalité de nous posséder, d'entrer en contact avec nous-mêmes. «Que l'homme n'aime rien, et il sera invulnérable» (Tchouang-tse). Maxime profonde autant qu'inopérante. L'apogée de l'indifférence, comment y atteindre, quand notre apathie même est tension, conflit, agressivité? Nul sage parmi nos ancêtres, mais des inassouvis, des velléitaires, des frénétiques, dont il faudra bien que nous prolongions les déceptions ou les débordements. Toujours selon nos Chinois, l'esprit détaché seul pénètre l'essence du Tao; le passionné, lui, n'en perçoit que les effets: la descente aux profondeurs exige le silence, la suspension de nos vibrations, voire de nos facultés. Mais n'est-il point révélateur que notre aspiration à l'absolu s'exprime en termes d'activité, de combat, qu'un Kierkegaard s'intitule «chevalier de la foi», et que Pascal ne soit autre chose qu'un pamphlétaire? Nous attaquons et nous nous débattons; nous ne connaissons donc que les effets du Tao. Du reste, la faillite du quiétisme, équivalent européen du taoïsme, en dit long sur nos possibilités et nos perspectives. L'apprentissage de la passivité, je ne vois rien de plus contraire à nos habitudes. (L'époque moderne commence avec deux hystériques: Don Quichotte et Luther.) Si nous élaborons du temps, si nous en produisons, c'est par répugnance à l'hégémonie de l'essence et à la soumission contemplative qu'elle suppose. Le taoïsme m'apparaît comme le premier et le dernier mot de la sagesse: j'y suis pourtant réfractaire, mes instincts le refusent, comme ils refusent de subir quoi que ce soit, tant pèse sur nous l'hérédité de la rébellion. Notre mal? Des siècles d'attention au temps, d'idolâtrie du devenir. Nous en affranchirons-nous par quelque recours à la Chine ou à l'Inde? Il est des formes de sagesse et de délivrance que nous ne pouvons ni saisir du dedans, ni transformer en notre substance quotidienne, ni même enserrer dans une théorie. La délivrance, si l'on y tient en effet, doit procéder de nous: point ne faut la chercher ailleurs, dans un système tout fait ou quelque doctrine orientale. C'est pourtant ce qui arrive souvent chez maint esprit avide, comme on dit, d'absolu. Mais sa sagesse est contrefaçon, sa délivrance duperie. Je n'incrimine pas seulement la théosophie et ses adeptes, mais tous ceux qui se prévalent de vérités incompatibles avec leur nature. Plus d'un a l'lnde facile, s'imagine en avoir démêlé les secrets, alors que rien ne l'y dispose, ni son caractère, ni sa formation, ni ses inquiétudes. Quel pullulement de faux « délivrés» qui nous regardent du haut de leur salut! Ils ont bonne conscience; ne prétendent-ils pas se placer au-dessus de leurs actes? Supercherie intolérable. lls visent, de plus, si haut que toute religion conventionnelle leur semble un préjugé de famille, dont leur «esprit métaphysique›› ne saurait se satisfaire. Se réclamer de l'Inde, cela fait sans doute mieux. Mais ils oublient qu'elle postule l'accord de l'idée et de l'acte, l'identité du salut et du renoncement. Quand on possède «l'esprit métaphysique», ce sont là bagatelles dont on ne se soucie guère.

 

Après tant d'imposture et de fraude, il est réconfortant de contempler un mendiant. Lui, du moins, ne ment ni ne se ment: sa doctrine, s'il en a, il l'incarne; le travail, il ne l'aime pas et il le prouve; comme il ne désire rien posséder, il cultive son dénuement, condition de sa liberté. Sa pensée se résout en son être et son être en sa pensée. Il manque de tout, il est soi, il dure : vivre à même l'éternité c'est vivre au jour le jour. Aussi bien, pour lui, les autres sont-ils enfermés dans l'illusion. S'il dépend d'eux, il se venge en les étudiant, spécialisé qu'il est dans les dessous des sentiments «nobles». Sa paresse, d'une qualité très rare, en fait véritablement un «délivré», égaré dans un monde de niais et de dupes. Sur le renoncement, il en sait plus long que maint de vos ouvrages ésotériques. Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à sortir dans la rue... Mais non! vous préférez les textes qui prônent la mendicité. Aucune conséquence pratique n'accompagnant vos méditations, on ne s'étonnera pas que le dernier des clochards vaille mieux que vous. Conçoit-on le Bouddha fidèle à ses vérités et à son palais? On n'est pas «délivré-vivant» et propriétaire. Je m'insurge contre la généralisation du mensonge, contre ceux qui exhibent leur prétendu «salut» et l'étayent d'une doctrine qui n'émane pas de leur fonds. Les démasquer, les faire descendre du piédestal où ils se sont hissés, les mettre au pilori, c'est une campagne à laquelle personne ne devrait rester indifférent. Car à tout prix il faut empêcher ceux qui ont trop bonne conscience de vivre et de mourir en paix.

Lorsque à tout bout de champ vous nous opposez «l'absolu », vous affectez un petit air profond, inaccessible, comme si vous vous débattiez dans un monde lointain, avec une lumière, avec des ténèbres qui vous appartiennent, maîtres d'un royaume auquel nul en dehors de vous ne pourra aborder. Vous nous dispensez, à nous autres mortels, quelques bribes des grandes découvertes que vous venez d'y effectuer, quelques restes de vos  prospections. Mais toutes vos peines n'aboutissent qu'à vous faire lâcher ce pauvre vocable, fruit de vos lectures, de votre docte frivolité, de votre néant livresque et de vos angoisses d'emprunt. L'absolu, tous nos efforts se réduisent à miner la sensibilité qui y conduit.

Notre sagesse - ou plutôt notre non-sagesse - le répudie; relativiste, elle nous propose un équilibre, non point dans l'éternité, mais dans le temps. L'absolu qui évolue, cette hérésie de Hegel, est devenu notre dogme, notre tragique orthodoxie, la philosophie de nos réflexes. Qui croit pouvoir s'y dérober fait montre de forfanterie ou d'aveuglement. Acculés à l'apparence, il nous revient d'épouser une sagesse incomplète, mélange de songe et de singerie. Si l'Inde, pour citer encore Hegel, représente «le rêve de l'esprit infini», le pli de notre intellect, comme celui de notre sensibilité, nous astreint à concevoir l'esprit incarné, limité à des cheminements historiques, l'esprit tout court, qui n'embrasse pas le monde, mais les moments du monde, temps morcelé auquel nous n'échappons que par à-coups, et lorsque nous trahissons nos apparences.

 

La sphère de la conscience se rétrécissant dans l'action, nul qui agit ne peut prétendre à l'universel, car agir c'est se cramponner aux propriétés de l'être au détriment de l'être, à une forme de réalité au préjudice de la réalité. Le degré de notre affranchissement se mesure à la quantité d'entreprises dont nous nous serons émancipés, comme à notre capacité de convertir tout objet en non-objet. Mais il ne signifie rien de parler d'affranchissement à propos d'une humanité pressée qui a oublié qu'on ne saurait reconquérir la vie ni en jouir sans l'avoir auparavant abolie. Nous respirons trop vite pour pouvoir saisir les choses en elles-mêmes ou en dénoncer la fragilité. Notre halètement les postule et les déforme, les crée et les défigure, et nous y enchaîne. Je m'agite, j'émets donc un monde aussi suspect que ma spéculation qui le justifie, j'épouse le mouvement, lequel me change en générateur d'être, en artisan de fictions, tandis que ma verve cosmogonique me fait oublier qu'entraîné par le tourbillon des actes je ne suis qu'un acolyte du temps, qu'un agent d'univers caducs. Gavés de sensations et de leur corollaire, le devenir, nous sommes des non-délivrés par inclination et par principe, des condamnés de choix, en proie à la fièvre du visible, fureteurs dans ces énigmes de surface à la mesure de notre accablement et de notre trépidation.

Si nous voulons recouvrer notre liberté, il nous revient de déposer le fardeau de la sensation, de ne plus réagir au monde par les sens, de rompre nos liens. Or, toute sensation est lien, le plaisir comme la douleur, la joie comme la tristesse. Seul s'affranchit l'esprit qui, pur de toute accointance avec êtres ou objets, s'exerce à sa vacuité. Résister au bonheur, la plupart y arrivent; le malheur, lui, est autrement insidieux. Y avez-vous goûté? Vous n'en serez jamais rassasié, vous le chercherez avec avidité et de préférence là où il n'est pas, et vous l'y projetterez puisque, sans lui, tout vous semblerait inutile et terne. Où qu'il se trouve, il évacue le mystère ou le rend lumineux. Saveur et clef des choses, accident et obsession, caprice et nécessité, il vous fera aimer l'apparence dans ce qu'elle a de plus puissant..."

 


La Chute dans le temps, 1965 

"L'homme, en se lançant dans l'aventure de la conscience, est parvenu à l'antipode de son innocence originelle. La forme de savoir pour laquelle il a opté l'empêche de s'assimiler au monde. En proie à la manie du dépassement, il confond devenir et progrès. Tout change, il est vrai, mais rarement, sinon jamais, pour le mieux, car le «progrès» n'est que la version profane de la chute.

Tomber de l'éternité dans le temps, ce fut jusqu'à présent la règle ; mais on peut tomber plus bas encore : déchoir du temps même. Cette expérience, cette crise plutôt, il n'est pas exclu que, d'individuelle, elle devienne un jour le fait de tous. Arrivé à cette extrémité, l'homme n'aurait plus qu'une issue : procéder à la conquête d'une seconde innocence et, en recommençant la connaissance, édifier une autre histoire, dégrevée de l'ancienne malédiction."

 

"LA CHUTE DANS LE TEMPS" est considéré comme le livre clef de l'œuvre de Cioran : la problématique de la conscience qui obsède cet écrivain y est exposée avec autorité. Exilé de l'innocence primordiale, l'être humain tombe dans l'histoire. Cette chute l'entraîne dans les affres du devenir, premier degré de sa déchéance. Il est en outre menacé d'être expulsé de ce temps lui-même sous l'effet d'une lucidité maléfique qui le déchire de l`intérieur et l'assigne à une indifférence qui sape ses principes d'existence.

La présence dissolvante du doute transmue le temps en l' "éternité infernale" de l'ennui "L`Enfer est le lieu où nous sommes condamnés au temps pour l'éternité".  Le scepticisme apparaît comme la version profane du démoniaque. Ériger en absolu la connaissance, c'est abdiquer son aptitude à "vouer un culte à l'insignifiance' et se condamner à l'évidence de l'irréalité. Arrivé à cette extrémité, il ne reste qu'une issue : convertir ce néant en plénitude et se délivrer du dualisme par l'expérience unifiante d'une vacuité qui mène au seuil du bouddhisme et du mysticisme.

Cioran commence par évoquer les étapes de cette perte de l'innocence qui préside au destin de l'homme condamné au temps (L'Arbre de vie). La temporalité résulte de cette rupture primordiale qui s'aggrave chez l'homme civilisé réussissant "l'exploit de rompre non seulement avec l'intimité des choses, mais avec leur surface même". Dissocié du monde et de soi, prisonnier de l'accélération du temps, il acquiert grâce au doute une sorte de grandeur tragique. 

Mais le scepticisme signe aussi sa perte : "Une civilisation débute par le mythe et finit dans le doute", écrit Cioran (Le Sceptique et le Barbare). Le scepticisme est envisagé non seulement comme un problème de civilisation, mais surtout comme une expérience individuelle. Il est l'aboutissement tragique d'une conscience qui n`adhère plus à son temps parce qu`elle est soumise au travail démoniaque de la connaissance : "La connaissance dont il se targue est son propre ennemi : elle ne l'éveille au non-être, elle ne lui en fait prendre conscience que pour mieux l`y tenir. Et il ne pourra plus s'en dégager, il y sera asservi, prisonnier au seuil même de son affranchissement, à jamais ligoté à l'irréalité." Aussi bien n'y a-t-il d'absolu qu'hors de la connaissance.

 

"Le sceptique et le barbare - Si l'on peut sans peine imaginer l'humanité entière en proie aux convulsions ou, tout au moins, à l'effarement, ce serait en revanche la tenir en trop haute estime que de croire qu'elle pût, dans sa totalité, s'élever jamais au doute, réservé généralement à quelques réprouvés de choix. Elle y accède cependant en partie, dans ces rares moments où elle change de dieux et où les esprits, soumis à des sollicitations contradictoires, ne savent plus quelle cause défendre ni à quelle vérité s'inféoder. Quand le christianisme fit irruption à Rome, les domestiques l'adoptèrent sans balancer; les patriciens y répugnèrent et mirent du temps avant de passer de l'aversion à la curiosité, de la curiosité à la ferveur. Qu'on se figure un lecteur des Hypotyposes pyrrhoniennes en face des Évangiles! Par quel artifice concilier, non pas deux doctrines, mais deux univers irréductibles ? et comment pratiquer des paraboles ingénues, quand on se débat dans les dernières perplexités de l'intellect? Les traités où Sextus dressa, au début du me siècle de notre ère, le bilan de tous les doutes antiques, sont une compilation exhaustive de l'irrespirable, ce qu'on a écrit de plus vertigineux et, il faut bien le dire, de plus ennuyeux. Trop subtils et trop méthodiques pour pouvoir rivaliser avec les superstitions nouvelles, ils étaient l'expression d'un monde révolu, condamné, sans avenir.

N'empêche que le scepticisme, dont ils avaient codifié les thèses, put se maintenir quelque temps encore sur des positions perdues, jusqu'au jour où chrétiens et barbares conjuguèrent leurs efforts pour le réduire et l'abolir. Une civilisation débute par le mythe et finit dans le doute; doute théorique qui, lorsqu'elle le retourne contre elle-même, s'achève en doute pratique. Elle ne saurait commencer par mettre en question des valeurs qu'elle n'a pas encore créées; une fois produites, elle s'en lasse et s'en détache, elle les examine et les pèse avec une objectivité dévastatrice. Aux croyances diverses qu'elle avait enfantées et qui maintenant s'en vont à la dérive, elle substitue un système d'incertitudes, elle organise son naufrage métaphysique et y réussit à merveille quand quelque Sextus l'y aide.

Dans l'Antiquité finissante le scepticisme eut une dignité qu'il ne devait pas retrouver à la Renaissance, malgré un Montaigne, ni même au XVIIIe siècle, malgré un Hume. Pascal seul, s'il l'avait voulu, aurait pu le sauver et le réhabiliter; mais il s'en détourna et le laissa traîner en marge de la philosophie moderne. Aujourd'hui, comme nous sommes, nous aussi, sur le point de changer de dieux, aurons-nous assez de répit pour le cultiver? Connaîtra-t-il un regain de faveur ou, au contraire, carrément prohibé, sera-t-il étouffé par le tumulte des dogmes? L'important, cependant, n'est pas de savoir s'il est menacé du dehors, mais si nous pouvons le cultiver réellement, si nos forces nous permettent de l'affronter sans y succomber. Car avant d'être problème de civilisation, il est affaire individuelle, et, à ce titre, il nous concerne indépendamment de l'expression historique qu'il revêt.

Pour vivre, pour seulement respirer, il nous faut faire l'effort insensé de croire que le monde ou nos concepts renferment un fond de vérité. Dès que, pour une raison ou pour une autre, l'effort se relâche, nous retombons dans cet état de pure indétermination où, la moindre certitude nous apparaissant comme un égarement, toute prise de position, tout ce que l'esprit avance ou proclame, prend l'allure d'une divagation. N'importe quelle affirmation nous semble alors aventureuse ou dégradante; de même, n'importe quelle négation. Il est sans conteste étrange autant que pitoyable d'en arriver là, quand, des années durant, nous nous sommes appliqués, avec quelque succès, à surmonter le doute et à en guérir. Mais c'est un mal dont nul ne se débarrasse tout à fait, s'il l'a éprouvé vraiment. Et c'est bien d'une rechute dont il sera question ici.

Tout d'abord, nous avons eu tort de mettre l'affirmation et la négation sur le même plan. Nier, nous en convenons, c'est affirmer à rebours. Il y a cependant quelque chose de plus dans la négation, un supplément d'anxiété, une volonté de se singulariser et comme un élément antinaturel. La nature, si elle se connaissait et qu'elle pût se hisser à la formule, élaborerait une suite interminable de jugements d'existence. L'esprit seul possède la faculté de refuser ce qui est et de se plaire à ce qui n'est pas, lui seul produit, lui seul fabrique de l'absence. Je ne prends conscience de moi-même, je ne suis que lorsque je nie; dès que j'affirme je deviens interchangeable et me comporte en objet."

 

"Désir et horreur de la gloire", la lucidité en butte à ce paradoxe qu' "être homme n'est pas une solution, ni non plus cesser de I'être", ne songe nullement à l'affirmation du moi, mais à sa suppression. À l'appétit de gloire qui meut l'être ordinaire se substitue le désir de perdre son nom qui taraude l'être humain conscient, celui qui "s'exerce à n`être rien" pour gagner la liberté. Seule manière pour lui de conquérir une seconde innocence : "C'est par le désaveu de nos actes et le dégoût de nous-mêmes que nous pouvons nous racheter".  Tout ce qui détruit l'être humain lui inculque le sentiment de sa nullité en même temps qu'il lui confère une dimension d'être ("La plus ancienne des peurs"). En somme, l'être  humain atteint sa spécificité humaine lorsqu'il cesse d'être en accord avec le temps et qu'il s'achemine vers la négation sur le sentier de la sagesse. Malheureusement. la voie qui promet la délivrance engendre aussi l'ennui mortifère. Le sage "tombé du temps" réévalue l'idée qu'il s'est forgée du paradis, "il tournera ses regards vers l'univers temporel, vers ce second paradis dont il aura été banni".


De l'inconvénient d'être né, 1973

«Aucune volupté ne surpasse celle qu'on éprouve à l'idée qu'on aurait pu se maintenir dans un état de pure possibilité. Liberté, bonheur, espace - ces termes définissent la condition antérieure à la malchance de naître. La mort est un fléau quelconque ; le vrai fléau n'est pas devant nous mais derrière. Nous avons tout perdu en naissant. Mieux encore que dans le malaise et l'accablement, c'est dans des instants d'une insoutenable plénitude que nous comprenons la catastrophe de la naissance. Nos pensées se reportent alors vers ce monde où rien ne daignait s'actualiser, affecter une forme, choir dans un nom, et, où, toute détermination abolie, il était aisé d'accéder à une extase anonyme. Nous retrouvons cette expérience extatique lorsque, à la faveur de quelque état extrême, nous liquidons notre identité et brisons nos limites. Du coup, le temps qui nous précède, le temps d'avant le temps, nous appartient en propre, et nous rejoignons, non pas notre figure, qui n'est rien, mais cette virtualité bienheureuse où nous résistions à l'infâme tentation de nous incarner

 

Ce recueil d'aphorismes est l'un des plus significatifs de l`art de Cioran, autant par la perfection de la forme que par le questionnement qu'il propose. Cioran s`est déjà essayé à la forme aphoristique dans des ouvrages précédents et plus particulièrement dans "Syllogismes de l'amertume" (1952) où il se mesure avec la tradition moraliste française et son cynisme souriant. Toutefois le mot d'esprit chez Cioran ne se réduit nullement à un simple plaisir de dilettante, il acquiert une véritable vocation métaphysique. Dès lors la gravité y côtoie la désinvolture, la maxime se transforme en boutade et le philosophe devant le vertige des questions insolubles se raccroche aux mots...

 

Une même obsession parcourt ce recueil : "Pourquoi quelque chose plutôt que rien" ...

 

Cette question, Cioran la médite sans relâche : "Exister, écrit-il, est un état aussi peu concevable que son contraire, que dis-je,  Plus inconcevable encore" ... 

 

Cet ouvrage pourrait se résumer en une plaisanterie : "Si on avait pu naître avant l'homme !", soit une nostalgie du temps "d'avant le temps", espace de pure virtualité d`où nous exclut la catastrophe de la naissance. Ce n`est pas la mort qui est mise en cause, mais l'existence qui annule le possible, l'état où "vautré dans le virtuel, on jouissait de la plénitude nulle d`un moi antérieur au moi".

Le mal est en effet derrière nous et non devant puisque "nous avons perdu en naissant autant que nous perdons en mourant. Tout".

 

Ainsi, la véritable tragédie humaine se joue dans l'impossibilité de remonter le temps, de réintégrer le néant d'avant la conscience, plus précisément "d'avant le concept". Dans cette perspective d'un néant fécond, toute détermination est réduction et l'existence est perte. L`accident qu'est la vie n'est qu'une inutile digression qui ramène à son point de départ, une conscience humaine oscillant entre deux irréalités, l'apparence et le rien, l'horreur d'être et l'attachement à l'être, et lui inculque selon la formule de Valéry, "le sentiment d`être tout et l'évidence de n'être rien". Reste que, souffrant de la "lassitude d'être éveillé", on n'aspire par conséquent qu'au salut qui pourrait amoindrir le règne de la conscience et l'on cherche à "s`inventer une seconde naïveté" : "Tout ce qui est engendre tôt ou tard le cauchemar, tâchons donc d`inventer quelque chose de mieux que l'être" ....