Paul Ricoeur (1913-2005) - Vladimir Jankélévitch (1903-1985) - ....
Last update : 11/11/2016
"De Gabriel Marcel, nous expliquait Paul Ricoeur, je tiens la manière d'aborder les problèmes philosophiques à partir d'exemples vivants qui théâtralisent en quelque sorte les situations concrètes", d'Edmund Husserl, une philosophie du sens qui tente d'atteindre "ce qui peut être recueilli dans le langage sous forme de signification", et de Karl Jaspers, la notion d'existence comme structurée par le rapport entre liberté, situation et altérité. Ici, il n'est pas question de penser le monde ni de le modéliser via de grandes idées, mais d'exister et d'avancer dans cette existence au plus près de notre teneur humaine. Les problématiques philosophiques se renouvellent au rythme des évènements de pensée qui surgissent dans notre expérience et discours du quotidien, et aujourd'hui plus qu'hier dans ce qui constitue la trame des réseaux sociaux au travers desquels se formalisent nos échanges entre le moi, le soi et les autres. Mais ces évènements de pensée, bruts, le plus souvent à peine pensés bien qu'investis d'une charge émotionnelle souvent disproportionnée, ou réduits par nos contemporains à un sens privilégie appauvri, voient se disperser très rapidement les significations potentiellement philosophiques qui leur permettraient, qui nous permettraient, tout simplement de penser notre vie, notre existence. A cela s'ajoutent, pour le philosophe, la problématique de la sélection des évènements de pensée les plus pertinents, ou les plus génériques, puis celle de l'analyse en regard de l'histoire des doctrines philosophiques passées ou présentes. C'est ainsi que Paul Ricoeur pense l'intersubjectivité, l'identité qui se raconte, le moi qui agit, le soi vis-à-vis des autres ou que Vladimir Jankélévitch, musicien et philosophe, aborde par petites touches, l'ennui, le mensonge, le sérieux, ou le charme de la musique, tout ce qui est passager, éphémère, instable...
From Gabriel Marcel, Paul Ricoeur explained to us, I have the way of approaching philosophical problems from living examples that dramatize, as it were, concrete situations", from Edmund Husserl, a philosophy of meaning that tries to reach "what can be gathered in language in the form of meaning", and from Karl Jaspers, the notion of existence as structured by the relationship between freedom, situation and otherness. Here, it is not a question of thinking the world nor of modeling it via great ideas, but of existing and advancing in this existence as close as possible to our human content. The philosophical problems are renewed at the rhythm of the events of thought which arise in our experience and discourse of the daily life, and today more than yesterday in what constitutes the weft of the social networks through which our exchanges between the self, the self and the others are formalized. But these events of thought, raw, most often hardly thought although invested with an emotional charge often disproportionate, or reduced by our contemporaries to a privileged meaning impoverished, see dispersing very quickly the potentially philosophical meanings which would allow them, which would allow us, quite simply to think our life, our existence. In addition, for the philosopher, there is the problem of the selection of the most relevant, or most generic, events of thought, and then that of the analysis in relation to the history of past or present philosophical doctrines. This is how Paul Ricoeur thinks about intersubjectivity, the identity that tells itself, the ego that acts, the self in relation to others, or how Vladimir Jankélévitch, musician and philosopher, approaches, with small touches, boredom, lies, seriousness, or the charm of music, everything that is temporary, ephemeral, unstable...
De Gabriel Marcel", nos explicó Paul Ricoeur, "tomo mi enfoque de los problemas filosóficos a partir de ejemplos vivos que dramatizan situaciones concretas", de Edmund Husserl, una filosofía del sentido que intenta alcanzar "lo que puede ser recogido en el lenguaje en forma de sentido", y de Karl Jaspers, la noción de existencia como estructurada por la relación entre libertad, situación y alteridad. Aquí no se trata de pensar el mundo o de modelarlo mediante grandes ideas, sino de existir y avanzar en esta existencia lo más cerca posible de nuestro contenido humano. Las cuestiones filosóficas se renuevan al ritmo de los acontecimientos del pensamiento que surgen en nuestra experiencia y discurso cotidianos, y hoy más que ayer en lo que constituye el tejido de las redes sociales a través de las cuales se formalizan nuestros intercambios entre el yo, el yo y los otros. Pero estos acontecimientos del pensamiento, crudos, la mayoría de las veces apenas pensados, aunque revestidos de una carga emocional a menudo desproporcionada, o reducidos por nuestros contemporáneos a un empobrecido significado privilegiado, ven dispersarse muy rápidamente los significados potencialmente filosóficos que les permitirían, que nos permitirían, simplemente, pensar nuestra vida, nuestra existencia. Además, para el filósofo, existe el problema de seleccionar los acontecimientos más relevantes, o más genéricos, del pensamiento, y luego analizarlos en relación con la historia de las doctrinas filosóficas pasadas o presentes. Así piensa Paul Ricoeur la intersubjetividad, la identidad que se dice a sí misma, el yo que actúa, el yo en relación con los demás, o Vladimir Jankélévitch, músico y filósofo, aborda el aburrimiento, la mentira, la seriedad o el encanto de la música, todo lo que es fugaz, efímero, inestable...
Paul Ricoeur (1913-2005)
Issu d’une famille protestante, orphelin très jeune, Paul Ricoeur,agrégé de philosophie en 1935, découvre à Paris les « Vendredis » de Gabriel Marcel qui joue pour lui le rôle d’éveilleur, les écrits de Husserl et de Heidegger. Mobilisé, il est fait prisonnier dans la vallée de la Marne, est envoyé en Poméranie orientale pour toute la durée de la guerre. Après celle-ci, Paul Ricœur effectue comme beaucoup la traversée de l’existentialisme, mais d’un existentialisme nourri par la pensée de Gabriel Marcel, Jaspers et Kierkegaard. Il s’agit, à la différence de Sartre, non d’une liberté sortie d’un néant, mais de l’engagement d’un être comme acte, d’un être-avec. Au fond, pour lui, un être qui ne comprendrait pas la vie, le mouvement, le désir, la pensée, un être sans autre en quelque sorte, ne serait pas un être.
Ainsi marqué par la phénoménologie et l'existentialisme, Paul Ricoeur construit, en prenant en compte les apports de la psychanalyse, une philosophie de l'interprétation qui fait de lui un représentant majeur de l'herméneutique contemporaine.
En 1965, dans "De l’interprétation" , il conçoit la psychanalyse comme une sorte d’ascèse de la réflexion philosophique qui lui permet d’éliminer les illusions de la conscience. Freud lui permet également une réflexion sur l’action, dans la mesure où il nous enseigne une sorte d’éducation perpétuelle à la réalité. L’humain est un mixte de finitude et d’infinitude, qui porte, dès la dialectique de l’agir et du pâtir, une disproportion entre une face de responsabilité, de capacité, et une face de vulnérabilité, de fragilité. Dans cette disproportion se loge la faillibilité humaine, la possibilité d’être coupable, de faire le mal que l’on ne voulait pas. A partir de là, il s'attache à explorer les questions de la volonté, du temps, de l'altérité, des valeurs, dans la perspective morale d'un humanisme chrétien.
Dans les années 1980, Ricoeur interroge l'une des grandes inventions de la modernité, la science historique et pose la problématique de ce "temps du récit", pont jeté entre le temps objectif et le temps subjectif. Sa trilogie "Temps et Récits" (1980-1985) ouvre alors des interrogations sur notre relation au passé, et le jeu subtil de notions telles que la mémoire, l'Histoire, l'oubli.. A la fin des années 1990, c'est avec les neuro-sciences (Jean-Pierre Changeux, Paul Ricoeur, La Nature et les règles, 1998) qu'il entame un de ses ultimes dialogues : c'est toujours cet "horizon du sens" qu'il tente d'investir. Ricoeur découvre qu'au bout du compte, nous ne pouvons parvenir à quelque savoir ultime ou à une possible compréhension de notre monde, nous ne pouvons que rester au seuil de la formulation de nos interrogations et tentatives d'interprétation...
Qui suis-je? Qui sommes-nous? et quelle est notre part dans la construction du monde en cours, n'en sommes-nous que témoins ou les artisans? Toujours ces mêmes interrogations auxquelles nous sommes confrontés jusqu'à notre mort, comment aborder la question du "sujet", d'un sujet qui vit, qui parle, qui agit, sans tomber dans des antinomies sans solution possible? Paul Ricoeur tente de répondre à la question par la notion d' "identité narrative". Qui suis-je? un sujet identique à lui-même sous la diversité de ses états, et répondre à cette question, c'est au fond raconter une vie...
Et se faire, c'est à la fois faire l'aveu du mystère du temps et de la recherche de notre identité narrative. Que ce soit dans "La Métaphore vive" (1975) ou dans "Temps et Récit" (1983-1985), Paul Ricoeur entreprend de cheminer selon la même méthode. Dans la Métaphore vive, nous parlons du langage humain, et de sa fonction poétique, de cette référence métaphorique qui donne la puissance de "re-décrire" une réalité inaccessible, dans Temps et Récit, d'un temps humain qui se raconte...
Dans le temps raconté s'entrecroisent le mode historique et le mode fictif du récit. Le récit a ce pouvoir d'éclairer et de transformer l'expérience du temps. Et ce même récit possède une fonction "mimétique" : toute intrigue est la "mimésis" d'une action, l'homme est une espèce qui imite par nature, disait Aristote, cette imitation est à la base des différents arts et permet tant d'explorer la réalité humaine que d'en approfondir la compréhension. C'est ainsi pour Ricoeur que l'on peut déceler dans tout récit une triple dimension de ce rapport mimétique : la "préfiguration", l'enracinement de l'intrigue dans la pré-compréhension familière que nous avons du monde de l'action; puis l'entrée proprement dite dans le monde de la fiction, le temps préfiguré est alors "refiguré" par la médiation d'un temps "configuré"; enfin, nous atteignons la dimension dite de la "re-figuration" de l'action par le récit....
Avec Paul Ricoeur se met en place une nouvelle représentation dynamique de l'identité, une identité qui a pris une nouvelle forme, l'identité est devenue l'histoire de soi que chacun se raconte. La narration de soi est, non pas une pure invention, mais une mise en récit de la réalité, un agencement d'évènements permettant de les rendre lisibles et de donner sens à l'action (Ricoeur, 1991). La "mise en intrigue" engendre "une dialectique de la mêmeté et de l'ipséité" (Ricoeur, 1990), qui résout le vieux dilemme de la philosophie (comment peut-on continuellement changer tout en restant identique?). "Il ressort que l'opération narrative développe un concept tout à fait original d'identité dynamique, qui concilie les catégories mêmes que Locke tenait pour contraires l'une à l'autre : l'identité et la diversité". La forme narrative opère en effet un glissement qui évacue l'idée de fixité au profit d'une logique d'enchaînement. chacun se raconte l'histoire de sa vie qui donne sens à ce qu'il vit. chacun se raconte des histoires et guette les histoires d'autrui pour nourrir sa propre imagination....
Paul Ricoeur, Histoire et vérité (1955)
Est-il possible de comprendre l’histoire révolue et aussi de vivre – et, pour une autre part, de faire – l’histoire en cours, sans céder à l’esprit de système des « philosophes de l’histoire », ni se livrer à l’irrationalité de la violence ou de l’absurde ? Quelle est alors la vérité du métier d’historien ? Et comment participer en vérité à la tâche de notre temps ? Tous les écrits de ce recueil débouchent sur ce carrefour d’interrogations. Ceux de la première partie, plus théoriques, sont inspirés par le métier de philosophe et d’historien de la philosophie, que pratique l’auteur. Dans la seconde partie, à travers des thèmes de civilisation et de culture (le travail, la violence, la parole, l’angoisse, la sexualité), Paul Ricœur s’interroge sur la manière dont la vérité advient dans l’activité concrète des hommes. (Editions du Seuil)
Paul Ricoeur, Finitude et culpabilité, 1960
L'itinéraire philosophique de Paul Ricoeur commence au début des années 1950 sous le signe de la philosophie de la volonté avec, en projet, l'objectif d'aboutir à une philosophie de l'action. Faisant suite à "Du volontaire et de l'Involontaire", publié en 1950, "Finitude et Culpabilité" comporte deux parties, "L'homme faillible" (1960) et "La Symbolique du mal" (1963). Ricoeur oppose le "cogito réflexif" qui se veut immédiateté et transparence, au "cogito herméneutique", un "cogito blessé" par nature et qui doit affronter l'opacité des symboles, de la souillure, du péché, de la culpabilité, de tous ces grands mythes qui racontent comment le mal est entré en humanité. Dans "L'homme faillible", est soutenue la thèse selon laquelle la fragilité ontologique issue de la «disproportion» de soi à soi-même, illustrée tour à tour dans l’ordre du penser, de l’agir, puis du sentir, n’est pas en soi mauvaise. La finitude n’est pas le mal. Dans "La Symbolique du mal", l'auteur tente de montrer que la condition mauvaise de la volonté est d’ordre contingent et historique par rapport à sa constitution essentielle et qu’elle relève d’une herméneutique des symboles et des mythes du mal qui structurent la mémoire de l’homme occidental, juif et grec.
"La première partie de ce travail est consacrée au concept de faillibilíté. En prétendant que la faillibilité est un concept, je présuppose au départ que la réflexion pure, c'est-à-dire une manière de comprendre et de se comprendre qui ne procède pas par image, symbole ou mythe, peut atteindre un certain seuil d'intelligibilité où la possibilité du mal paraît inscrite dans la constitution la plus intime de la réalité humaine. L'idée que l'homme est par constitution fragile, qu'il peut faillir, cette idée est, selon notre hypothèse de travail, entièrement accessible à la réflexion pure; elle désigne une caractéristique de l'être de l'homme. Comme dit Descartes au début de la IVe Méditation, cet être est tel que "je me trouve exposé à une infinité de manquements de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe".
Comment l'homme se "trouve exposé" à faillir, voilà ce que veut faire comprendre le concept de faillibilité. Mais comment faire apparaître cette idée de la faillibilité de l'homme ? Il faudrait pouvoir élaborer une série d'approches qui, bien que partielles, saisiraient chaque fois un caractère global de la réalité (ou de la condition) humaine où serait inscrite cette caractéristique ontologique. Ma seconde hypothèse de travail, qui concerne cette fois le fond et non plus seulement le style de rationalité de l'enquête, est que ce caractère global consiste dans une certaine non-coïncidence de l'homme avec lui-même; cette "disproportion" de soi à soi serait la ratio de la faillibilité. "Je ne me dois pas étonner" si le mal est entré dans le monde avec l'homme : car il est la seule réalité qui présente cette constitution ontologique instable d'être plus grand et plus petit que lui-même.
Poussons plus avant l'élaboration de cette hypothèse de travail. Nous cherchons la faillibilité dans la disproportion; mais où cherchons-nous la disproportion ? C'est ici que se propose à nous le paradoxe cartésien de l'homme fini-infini. Disons tout de suite que la liaison que Descartes établit entre ce paradoxe et une psychologie des facultés est absolument égarante; non seulement il ne nous est plus possible de conserver, du moins sous sa forme cartésienne, cette distinction d'un entendement fini et d'une volonté infinie, mais il faut entièrement renoncer à l'idée de lier le fini à une faculté ou fonction et l'infini à une autre faculté ou fonction. Aussi bien Descartes lui-même, au début de la IVe Méditation, prépare-t-il la voie à une saisie plus ample et plus radicale du paradoxe de l'homme, lorsqu'il embrasse du regard la dialectique d'être et de néant sous-jacente au jeu des facultés elles-mêmes : "Et de vrai, lorsque je ne pense qu'à Dieu, je ne découvre en moi aucune cause d'erreur ou de fausseté; mais puis après, revenant à moi, l'expérience me fait connaître que je suis néanmoins sujet à une infinité d'erreurs, desquelles recherchant la cause de plus près, je remarque qu'il ne se présente pas seulement à ma pensée une réelle et positive idée de Dieu, ou bien d'un être souverainement parfait, mais aussi, pour ainsi parler, une certaine idée négative du néant, c'est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection; et que je suis comme un milieu entre Dieu et le néant, c'est-à-dire placé de telle sorte entre le souverain être et le non-être, qu'il ne se rencontre, de vrai, rien en moi qui me puisse conduire dans l'erreur, en tant qu'un souverain être m'a produit; mais que, si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être, c'est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être, je me trouve exposé à une infinité de manquements, de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe."
Que nous ne soyons pas en état d'aborder directement cette caractéristique ontologique de l'homme, cela n'est pas douteux; car l'idée d'intermédiaire impliquée dans celle de disproportion est elle aussi très égarante; dire que l'homme est situé entre l'être et le néant, c'est déjà traiter la réalité humaine comme une région, comme un lieu ontologique, comme une place logée entre d'autres places; or ce schème de l'intercalation est fort trompeur : il invite à traiter l'homme comme un objet dont la place serait repérée par rapport à d'autres réalités plus ou moins complexes que lui, plus ou moins intelligentes, plus ou moins indépendantes que lui; l'homme n'est pas intermédiaire parce qu'il est entre l'ange et la bête; c'est en lui-même, de soi à soi qu'il est intermédiaire; il est intermédiaire parce qu'il est mixte et il est mixte parce qu'il opère des médiations. Sa caractéristique ontologique d'être-intermédiaire consiste précisément en ceci que son acte d'exister, c'est l'acte même d'opérer des médiations entre toutes les modalités et tous les niveaux de la réalité hors de lui et en lui-même. C'est pourquoi nous n'expliquerons pas Descartes par Descartes, mais par Kant, Hegel et Husserl : l'intermédiarité de l'homme ne peut être découverte que par le détour de la synthèse transcendantale de l'imagination ou par la dialectique entre certitude et vérité, ou par la dialectique de l'intention et de l'intuition, de la signification et de la présence, du Verbe et du Regard. Bref, pour l'homme, être-intermédiaire c'est faire médiation...."
Paul Ricoeur, De l'interprétation. Essai sur Sigmund Freud (1965)
Peut-on écrire sur Freud sans être ni analyste ni analysé ? Non, s’il s’agit d’un essai sur la psychanalyse comme pratique vivante ; oui, s’il s’agit d’un essai sur l’œuvre de Freud comme document écrit. On est devant une interprétation de notre culture qui a changé la compréhension que les hommes ont d’eux-mêmes et de leur vie. Cette interprétation, il appartient au philosophe de la justifier, d’en déterminer le sens et les limites. Comme le montre Paul Ricœur, seule une méditation sur le langage peut accueillir l’exégèse freudienne de nos rêves, de nos mythes et de nos symboles. En retour, cette exégèse fait éclater la philosophie du sujet. Cet ouvrage ne se borne pas aux débats d’un philosophe avec Freud. Il libère l’horizon d’une recherche : la lecture de Freud devient l’instrument d’une ascèse du « je », d'un sujet délogé des illusions de la conscience immédiate. (Editions du Seuil)
"Ce livre est pour l'essentiel un débat avec Freud. Pourquoi cet intérêt pour la psychanalyse que ne justifient ni la compétence de l'analyste, ni l'expérience de l'analysé? On ne justifie jamais entièrement le parti-pris d'un livre : aussi bien nul n'est tenu d'exhiber ses motivations ni de s'égarer dans une confession. Le tenterait-on qu'on ne manquerait pas de se faire illusion. Mais le philosophe, moins que quiconque, ne peut refuser de donner ses raisons. Je le ferai en situant mon investigation dans un champ plus vaste d'interrogation et en rattachant la singularité de mon intérêt à une manière commune de poser les problèmes. Il me paraît qu'il est un domaine sur lequel se recoupent aujourd'hui toutes les recherches philosophiques, celui du langage. C'est là que se croisent les investigations de Wittgenstein, la philosophie linguistique des Anglais, la phénoménologie issue de Husserl, les recherches de Heidegger, les travaux de l'ecole bultmannienne et des autres écoles d'exégèse néo-testamentaire, les travaux d histoire comparée des religions et d'anthropologie portant sur le mythe, le rite et la croyance, - enfin la psychanalyse.
Nous sommes aujourd'hui à la recherche d'une grande philosophie du langage qui rendrait compte des multiples fonctions du signifier humain et de leurs relations mutuelles. Comment le langage est-il capable d'usages aussi divers que la mathématique et le mythe, la physique et l'art? Ce n est pas un hasard si nous nous posons aujourd'hui cette question. Nous sommes précisément ces hommes qui disposent d'une logique symbolique, d'une science exégétique, d'une anthropologie et d'une psychanalyse et qui, pour la première fois peut-être, sont capables d'embrasser comme une unique question celle du remembrement du discours humain; en effet, le progrès même de disciplines aussi disparates que celles que nous avons nommées a tout à la fois rendu manifeste et aggravé la dislocation de ce discours; l'unité du parler humain fait aujourd'hui problème.
Tel est l'horizon le plus vaste sur lequel se découpe notre recherche. Cette étude ne prétend nullement offrir cette grande philosophie du langage que nous attendons. Je doute d'ailleurs qu'un seul homme puisse l'élaborer : le Leibniz moderne qui en aurait l'ambition et la capacité devrait être mathématicien accompli, exégète universel, critique versé dans plusieurs arts, bon psychanalyste. En attendant ce philosophe du langage intégral, peut-être est-il possible d'explorer quelques articulations maîtresses entre des disciplines ayant affaire au langage; c'est à cette investigation que le présent essai veut contribuer. Que le psychanalyste soit, si j'ose dire, partie prenante dans ce grand débat sur le langage, c'est ce que je veux établir dès maintenant.
D'abord la psychanalyse appartient à notre temps par l'œuvre écrite de Freud; c'est ainsi qu'elle s'adresse aux non analystes et aux non analysés; je sais bien que sans la pratique une lecture de Freud est tronquée et risque de n'étreindre qu'un fétiche; mais si cette approche de la psychanalyse par les textes a des limites que seule la pratique pourrait lever, elle a par contre l'avantage de rendre attentif à tout un aspect de l'œuvre de Freud que la pratique peut masquer et que risque d'omettre une science soucieuse seulement de rendre compte de ce qui se passe dans la relation analytique. Une méditation sur l'œuvre de Freud a le privilège d'en révéler le dessein le plus vaste; celui-ci fut non seulement de rénover la psychiatrie, mais de réinterpréter la totalité des productions psychiques qui ressortissent à la culture, du rêve à la religion, en passant par l'art et la morale. C'est à ce titre que la psychanalyse appartient à la culture moderne; c'est en interprétant la culture qu'elle la modifie; c'est en lui donnant un instrument de réflexion qu'elle la marque durablement.
L'alternance dans l'œuvre même de Freud entre investigation médicale et théorie de la culture porte témoignage de l'amplitude du projet freudien. Certes, c'est dans la dernière partie de l'œuvre de Freud que se trouvent accumulés les grands textes sur la culture. Il ne faudrait pourtant pas se représenter la psychanalyse comme une psychologie de l'individu tardivement transposée dans une sociologie de la culture; un examen sommaire de la bibliographie freudienne montre que les premiers textes sur l'art, la morale, la religion suivent de peu l'Interprétation des Rêves, puis se développent parallèlement aux grands textes doctrinaux : Essais de Métapsychologie (1913-19I7), Au-delà du principe de plaisir (1920), Le moi et le ça (1923). En réalité il faut remonter plus haut pour saisir Pl'articulation de la théorie de la culture sur celle du rêve et de la névrose; c'est dans l'lnterprétation des Rêves de 1900 qu'est amorcé le rapprochement avec la mythologie et la littérature; que le rêve soit la mythologie privée du donneur et le mythe le rêve éveillé des peuples, que l'Oedipe de Sophocle et l'Hamlet de Shakespeare relèvent de la même interprétation que le rêve, voilà ce que dès 1900 la Traumdeutung proposait. Voilà ce qui pour nous fera problème.
Quoi qu'il en soit de cette difficulté, ce n'est pas uniquement par son interprétation de la culture que la psychanalyse s'inscrit dans le grand débat contemporain sur le langage. En faisant du rêve non seulement le premier objet de son investigation, mais un modèle -- au sens que nous discuterons plus loin - de toutes les expressions déguisées, substituées, fictives du désir humain, Freud invite à chercher dans le rêve lui-même l'articulation du désir et du langage; et cela de multiples façons : d'abord ce n'est pas le rêve rêvé qui peut être interprété, mais le texte du récit du rêve; c'est à ce texte que l'analyse veut substituer un autre texte qui serait comme la parole primitive du désir; ainsi c'est d'un sens vers un autre sens que se meut l'analyse; ce n'est point le désir comme tel qui se trouve placé au centre de l'analyse, mais bien son langage. Comment, dans le freudisme, cette sémantique du désir s'articule-t-elle sur la dynamique que désignent les notions de décharge, de refoulement, d'investissement, etc., c'est ce que nous discuterons plus loin. Mais ce qu'il importe de poser dès le début c'est que cette dynamique - voire cette énergétique, voire même cette hydraulique - du désir et du refoulement, ne s'énonce que dans une sémantique : les "vicissitudes des pulsions", pour reprendre un mot de Freud, ne peuvent être atteintes que dans les vicissitudes du sens. Là est la raison profonde de toutes les analogies entre le rêve et le mot d'esprit, entre le rêve et le mythe, entre le rêve et l'oeuvre d'art, entre le rêve et l'illusion religieuse..."
Paul Ricoeur, Le Conflit des interprétations. Essais d'herméneutique I (1969)
Ces « essais d’herméneutique » réunissent des textes qui portent la marque du bouillonnement intellectuel des années 1960, auquel répond, en écho, la réflexion du philosophe, qui à la fois universalise et problématise les nouvelles questions. On constate à quel point les sciences humaines font éclater les cadres reçus de l’interprétation, comment et pourquoi, en réalité, elles créent un « conflit des interprétations ». Le premier mérite de Ricœur, infatigable lecteur, est peut-être de reprendre longuement ce que disent et comment procèdent les sciences de l’homme – linguistique, sémiologie, ethnologie, psychanalyse… – pour mesurer leur impact sur le problème herméneutique, lequel a lui-même de fortes incidences sur la « méthode phénoménologique ». (Editions du Seuil)
Paul Ricoeur, La Métaphore vive (1975)
Pour comprendre toutes les implications de la métaphore - en fait de la rhétorique et des «figures» dans le langage -, ces huit études suivent une progression qui va du mot à la phrase, puis au discours. Des origines à nos jours, la rhétorique a pris le mot pour unité de référence. En ce sens, la métaphore n'est que déplacement et extension du sens des mots. Dès lors que la métaphore est replacée dans le cadre de la phrase, elle n'est plus une dénomination déviante mais un énoncé impertinent. Emile Benveniste est ici l'auteur qui permet à l'analyse de franchir un pas décisif, avec l'opposition entre une sémiotique, pour laquelle le mot n'est qu'un signe dans le code lexical, et une sémantique, où la phrase porte la signification complète minimale. En passant de la phrase au discours proprement dit (poème, récit, discours philosophique), on quitte le niveau sémantique pour le niveau herméneutique. Ici, ce qui est en question n'est plus la forme de la métaphore (comme pour la rhétorique), ni son sens (comme pour la sémantique), mais sa référence, c'est-à-dire la «réalité» en dehors du langage. La métaphore, en dernier ressort, est pouvoir de redécrire la réalité, mais selon une pluralité de modes de discours qui vont de la poésie à la philosophie. Dans tous les cas, nous sommes fondés à parler de «vérité métaphorique». (Editions du Seuil)
Paul Ricoeur, Temps et récit (1983-1985)
"Temps et récit" défend la légitimité de la pratique de l'histoire mais ne peut soutenir une attitude de cette histoire qui se voudrait savoir objectif et transforme son sujet en "chose". Remettant en question l'orientation de l'école historique des Annales, il analyse la signification du récit historique et explore le phénomène central de l’innovation sémantique. Celle-ci consiste à inventer, grâce au récit, une intrigue : buts et causes sont rassemblés dans l’unité temporelle d’une action totale. La question philosophique posée par la narration est celle des rapports entre le temps du récit et le temps de la vie et de l’action effective. Plusieurs disciplines sont convoquées à la barre de ce grand débat, principalement la phénoménologie du temps, l’historiographie et la théorie du récit de fiction.
"Temps et récit - I" (L'intrigue et le récit historique) Ricœur soutient la thèse selon laquelle le récit comporte trois rapports « mimétiques » : au temps agi et vécu, au temps propre à la mise en intrigue, au temps de la lecture. Ce schéma est vérifié ici à partir du récit historique.
"Temps et récit - II" (La configuration dans le récit de fiction) met à l’épreuve la théorie de la narrativité exposée dans la première partie de Temps et récit, dans la région non plus du récit historique mais du récit de fiction. Le courant narrativiste qui se développe alors aux Etats-Unis conçoit tout récit, historique ou littéraire, comme un "gisement de sens". La question philosophique posée par le travail de composition narrative est celle des rapports et des tensions entre le temps du récit et le temps de la vie et de l’action effective. Plusieurs disciplines sont convoquées à la barre de ce grand débat, principalement la phénoménologie du temps, l’historiographie et la théorie littéraire du récit de fiction. Au fond, raconter, c'est expliquer.
"Temps et récit - III" (Le temps raconté) s’attache à démontrer que la phénoménologie, après le long parcours de saint Augustin à Heidegger, aboutit inévitablement, à l’inverse de la sociologie, à une Aporétique du temps. La seconde section expose comment, à ces impasses de la pensée, la Poétique du récit répond en mobilisant, par le canal de la lecture, les ressources entrecroisées de l’histoire et de la fiction. (Editions du Seuil)
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (1990)
Dix études composent cet ouvrage pour aborder une réflexion sur le sens et le destin des philosophies du sujet.Le soi renvoie à la question de l’identité. Mais l’identité elle-même a deux facettes : d’un côté, elle renvoie au même, au semblable, celui dont il est question sur la « carte d’identité », par exemple ; d’autre part, elle signifie le « soi-même », le propre, l’unique que je suis par rapport à un autre, et l’autre que je suis par rapport à lui. Cette interrogation sur le même – idem– et le propre – ipse– renouvelle l’ancienne dialectique du Même et de l’Autre, puisque l’autre se dit de multiples façons et que le soi peut aussi être considéré en tant qu’autre. Soi-même comme un autre : l’ipséité est impossible sans l’invariant de l’identité, mais l’identité prend sens par la singularité affirmée de l’ipséité. (Editions du Seuil)
Paul Ricoeur, "Parcours de la reconnaissance", 2004
Paul Ricoeur nous propose ici une nouvelle expérience d'exercice de la philosophie. Nous partons du sens commun, d'un évènement de pensée qui surgit dans notre langage et comportement quotidien, la "reconnaissance", en droite ligne de ses réflexions passées sur le moi, le soi, et les autres. Pourquoi la Reconnaissance? Nous aspirons tous à la reconnaissance, nous avons tous besoin d’être reconnu. Cette "reconnaissance" peut se décliner en un certain nombre d'attitudes: passivement et dépendant, nous avons besoin que que l'autre atteste bien que nous sommes; puis, plus activement, nous avons à reconnaître l'autre; à nous reconnaître mutuellement; à ajuster nos images de soi respectives l'un vis-à-vis de l'autre; pour aboutir à la consolidation de la fameuse "reconnaissance de soi-même", et enfin atteindre le dernier et ultime stade de cette reconnaissance, "être reconnaissant". D'un mot, plus on se sent reconnu, plus on est reconnaissant...
Un "parcours" donc, et non pas une "théorie", qui débute par un constat, "celui d'une contradiction entre l'absence dans l'histoire des doctrines philosophiques d'une théorie de la "reconnaissance" comparable à celle de la "connaissance", et la cohérence qui, au plan lexicographique, permet de placer sous une unique entrée dans le dictionnaire la variété des acceptations du terme "reconnaissance", ou plus précisément du verbe "reconnaître", en cours dans la pratique du langage ordinaire": - 1) saisir (un objet) par l'esprit, par la pensée, identifier, distinguer, reconnaître quelque chose ou quelqu'un; - 2) accepter, tenir pour vrai, assumer ses actes, sa responsabilité; - 3) témoigner par de la gratitude que l'on est redevable envers quelqu'un de quelque chose. Le travail entrepris sur la "reconnaissance" peut être considéré comme une expérience philosophique pouvant être étendue à d'autres évènements de pensée à venir.
Le parcours philosophique qu'entreprend Ricoeur ne peut donc se limiter à reproduire la polysémie constatée du terme dans le langage courant, la philosophie étant par excellence le terrain où surgissent des questions inédites, à celle-ci revient les moyens d'instruire toute problématique. L'une des premières parades à ce désordre sémantique originel émanera d'une considération grammaticale concernant l'usage du verbe "reconnaître" : selon qu'il est pris à la voix active, "je reconnais", ou à la voix passive, "je suis reconnu". C'est alors que le parcours philosophique peut prendre forme, "à savoir le passage de la reconnaissance-identification, où le sujet de pensée prétend effectivement à la maîtrise du sens, à la reconnaissance mutuelle, où le sujet se place sous la tutelle d'une relation de réciprocité, en passant par la reconnaissance de soi dans la variété des capacités qui modulent sa puissance d'agir...". Trois études vont donc s'articuler au cours de ce parcours philosophique, "la reconnaissance comme identification", "se reconnaître soi-même", "la reconnaissance mutuelle".
1) "La Reconnaissance comme identification"
« N’est ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si par bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude va vers ceux qui, d’une manière ou d’une autre ont reconnu mon identité en me reconnaissant ». La question de l'identité est donc au centre de celle de la reconnaissance. «Pour identifier, il faut distinguer, c’est en distinguant qu’on identifie …. C’est à être distinguée qu’aspire une personne humiliée.» C’est donc être reconnue dans sa singularité la plus irréductible, mais l'analyse philosophique à laquelle sont conviés les grands auteurs, de Platon, Descartes à Kant, et toute la phénoménologie, nous révèle que le "moi substance" n'est plus ce "sens interne" pensé dans le cadre de la psychologie rationnelle, mais la "forme du temps". On peut mesurer le mystère auquel nous sommes confrontés lorsque nous sommes amenés à identifier quelqu'un que n'avons pas pu reconnaître. Et ce Temps, qui d'habitude n'est pas visible, le devient lorsqu'il s'empare d'un corps ou d'un visage : "La reconnaissance serait-elle à son comble, du moins comme identification, lorsqu'elle doit être conquise sur le "méconnaissable"?" S'amorce la reconnaissance "en soi-même", "à la façon de la lecture d'une vie"....
2) "Se reconnaître soi-même"
La lecture d'une vie, d'une existence : la réflexion sur la dimension temporelle du soi va s'enrichir de la dimension temporelle de l'action, l'identité personnelle, considérée dans la durée, va être définie comme identité narrative...
"Le chemin est long pour l'homme "agissant et souffrant" jusqu'à la reconnaissance de ce qu'il est en vérité, un homme "capable" de certains accomplissements. Encore cette reconnaissance de soi requiert-elle, à chaque étape, l'aide d'autrui, à défaut de cette reconnaissance mutuelle, pleinement réciproque, qui fera de chacun des partenaires un être-reconnu comme il sera montré dans la troisième étude. La reconnaissance de soi dont il sera question dans la présente étude demeurera non seulement inachevée, comme le restera à vrai dire la reconnaissance mutuelle, mais de plus mutilée, en raison de la dissymétrie persistante du rapport à autrui sur le modèle de l'aide, mais aussi de l'empêchement réel".
Mais comment se reconnaître à travers nos changements? Reconnaître n’est pas forcément connaître, c’est plus fondamentalement ne pas enfermer l’autre dans une connaissance. Paul Ricœur fait alors appel à deux concepts, la "mêmeté", ce qui reste identique sous les changements, et l’ "ipséité", la part de la conscience réflexive de soi-même impliquée dans la reconnaissance de soi, et cette dernière notion nous ouvre de nouvelles perspectives.
Dans l'histoire de la philosophie, nous savons que c'est l'avènement du cogito cartésien qui nous a introduit à une nouvelle façon de penser, c'est par lui que la réflexion sur soi est devenu une thématique incontournable. Mais pourtant, et c'est d'autant plus vrai au niveau de ses ses successeurs, cette thématique de la reconnaissance de soi ne s'est pas exprimée pour autant comme un espace de réflexion distinct, autonome, pouvant être pensée pour elle-même. L'exigence d'autonomie qu'elle portait est absorbée par la morale kantienne, le dédoublement effectué par la "Critique" entre raison théorique et raison pratique est réalisé au bénéfice de la philosophie morale et de la philosophie du droit. "Comment expliquer cet effacement de l'ipséité dans le traitement de l'autonomie morale? Je répondrai: en raison de l'absence d'une thématisation de l'action en tant que champ pratique placé sous l'emprise des normes." C'est ainsi que Ricoeur va, pour la suite, se fonder sur deux perspectives, une "phénoménologie de l'homme capable" que complète la fameuse proposition de "l'identité narrative".
"A ces deux premiers traits d'une herméneutique du soi : prise en compte des capacités qui trouvent l'expression dans la forme modale du "je peux", détour par l'objectal pour donner valeur réflexive au soi-même, s'en ajoute un troisième, constitué par la dialectique entre identité et altérité. Cette dernière considération est de la plus grande importance au regard des ambitions affichées de la philosophie de la reconnaissance pour laquelle je plaide. Sur le trajet ouvert par l'acte souverain de la reconnaissance/identification, traité dans la première étude, la reconnaissance de soi, en vertu de cette dernière dialectique, met sur le chemin de la problématique de l'être reconnu, impliqué par la demande de reconnaissance mutuelle dont traitera la troisième étude..."
"Qui parle?", "Qui agit?", "Qui se raconte?", et "Qui est capable d'imputation?". Pouvoir dire, Je peux faire, Pouvoir raconter et se raconter. Toute identité est une identité narrative qui articule "mêmeté", identité immuable, et "ipséité", identité mobile, apprendre à se raconter, c'est apprendre à se raconter autrement, et plus encore l’ipséité s’ordonne et l’identité se structure dans une dimension éthique : j'agis, je me pense agir, je me pense me racontant, Je me souviens, mais Qui se souvient, je suis donc acteur des mes gestes, de mes paroles, de mes attitudes, je suis donc comptable de mes actes. "Comment un sujet d'action pourrait-il donner à sa propre vie une qualification éthique, si cette vie ne pouvait être rassemblée en forme de récit?"...
Au cours de sa quête de la "reconnaissance", Paul Ricoeur rencontre la notion de "capacité", l'ancrage objectif de la reconnaissance serait, pour un individu, ses capacités. Le développement de tout être humain est en relation avec sa capacité effective à choisir sa vie, à révéler ses compétences, à fortifier son autonomie. La reconnaissance à laquelle nous aspirons n'est pas une reconnaissance superficielle ou vide, mais celle de nos aptitudes, de notre utilité, de notre singularité.
S'intéresser à notre capacité à accomplir une action impose de prendre en compte la structure sociale et économique dans laquelle nous évoluons, au cours de laquelle s'exprime notre capacité personnelle à nous réaliser. Le philosophe entreprend alors une incursion dans le vaste chantier des sciences humaines, en l'occurrence des sciences historiques (Bernard Lepetit, Les Formes de l'expérience, 1995) et de la science économique (Amartya Sen, On Ethics and Economics, 1987) car comment aborder une transition entre la reconnaissance de soi et la reconnaissance mutuelle, si ce n'est en travaillant le lien entre la "capacité collective à faire l'histoire" et "les formes d'identité qui sont l'enjeu de l'instauration du lien social", si ce n'est en s'interrogeant sur l'identité des acteurs sociaux engagés dans une action collective. La notion d'identité narrative ne rend pas suffisamment compte de ce nouveau degré de complexification, il faut alors repartir de ce socle parfaitement stable qu'est "la puissance d'agir" et rattacher l'idée de "capacités individuelles" à celle, de complexité croissante, de "capabilités sociales".
Le terme de "capabilité" s'est imposé à partir des travaux portant sur la justice sociale développée par l’économiste et philosophe Amartya Sen depuis les années 1980 : la «capabilité» prend acte que les individus n’ont pas les mêmes besoins pour être en mesure d’accomplir le même acte, elle désigne donc la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement. De fait ces «capabilités» constituent les enjeux véritables de la justice sociale et du bonheur humain, mais au fond on y retrouve l’essentiel des droits humains universaux. Une nouvelle chaîne conceptuelle est ainsi mise à jour, une certaine convergence s'établit entre formes d'identité, représentations collectives et lien social, entre capacité et droits à certaines capabilités. Ce détour permet d'évoquer la notion de lutte pour la reconnaissance, part essentielle dans la conduite, libre, de notre vie...
3) "La reconnaissance mutuelle"
"L'investigation de la reconnaissance mutuelle peut se résumer comme une lutte entre la méconnaissance d'autrui en même temps qu'une lutte pour la reconnaissance de soi-même par les autres." La réciprocité ne va jamais de soi, mais elle est incontournable. Reconnaître l'autre, c'est se reconnaître soi-même, c'est tout simplement exister... En fin de parcours, après avoir philosophiquement exploré les thématiques de la lutte pour la reconnaissance, de l'échange des dons aux "états de paix", Paul Ricoeur s'interroge, "la demande de reconnaissance ne risque-t-elle pas d'être interminable?"...
"La nouvelle étape de notre parcours porte sur la scène philosophique la troisième occurrence du vocable "reconnaissance"; après le moment kantien de la "Rekognition", le moment bergsonien de la reconnaissance des images, voici le moment hégélien de l' "Anerkennung".
Dans la première étude, l'identification était celle d'un quelque chose en général: le rapport entre le même et l'autre était alors un rapport d'exclusion, qu'il s'agisse du jugement théorétique de perception ou du jugement pratique de choix. Dans le premier cas, identifier, c'est distinguer: l'un n'est pas l'autre; quelque chose paraît, disparaît, réapparaît; après hésitation, en raison d'une altération de l'apparence ou de la longueur de l'intervalle, on le reconnaît: c'est bien la même chose et non une autre; le risque est ici de se méprendre, de prendre une chose pour une autre; à ce stade, ce qui est vrai des choses l'est aussi des personnes: la méprise est seulement plus dramatique, l'identification se trouvant confrontée à I'épreuve de la méconnaissance; on se souvient à cet égard de l'épisode du dîner chez le prince de Guermantes vers la fin du "Temps retrouvé" de Proust. Les personnes jusque-là familières, et que les ravages de l'âge ont défigurées, semblent s'être 'fait une tête", et la question revient, lancinante: est-ce encore la même personne ou une autre? C'est en tremblant que le spectateur de cette scène s'écrie : "Oui, c'est bien elle! C'est bien lui! " Ce rapport d'exclusion entre le même et l'autre n'est pas moins net lorsque le jugement de perception cède la place au jugement de préférence. Le choix prend la forme d'une alternative: l'un ou l'autre. L'hésitation une fois tranchée, c'est l'un plutôt que l'autre.
Dans la deuxième étude, ce sont encore sur des procédures d'identification que repose la reconnaissance : le soi a pris la place du quelque chose en général. A cet égard, la bifurcation de l'identité entre mêmeté et ipséité n'a pas affaibli l'opposition de principe entre le même et l'autre, sinon que par le même, il faut entendre moi et pas l'autre, autrui, l'autre homme. Locke a donné à ce rapport d'exclusion sa forme canonique: le soi est même que lui-même et non une autre chose. Dans son vocabulaire, "identity" s'oppose à "diversity".
Mais la reconnaissance de soi par soi impliquait plus qu'une substitution du soi au quelque chose en général; à la faveur de la proximité sémantique entre la notion de reconnaissance et de celle d'attestation, un vaste domaine d'expériences s'est ouvert à la description et à la réflexion, celui des capacités que chacun a la certitude et la confiance de pouvoir exercer. La reconnaissance de soi trouvait ainsi dans le déploiement des figures du "je peux", qui ensemble composent le portrait de l'homme capable, son espace propre de signification. Mais le plus important pour la poursuite du parcours de la reconnaissance est que l'identification qui n'a cessé de constituer le noyau dur de l'idée de reconnaissance n'a pas seulement changé de vis-à-vis en passant du quelque chose au soi, mais s'est élevée d'un statut logique, dominé par l'idée d'exclusion entre le même et l'autre, à un statut existentiel en vertu duquel l'autre est susceptible d'affecter le même. La deuxième étude n'a fait qu'effleurer cette dialectique sous les idées d'aide et d'empêchement à l'exercice des capacités propres. Ce sera la tâche de la troisième étude de prendre pour cible la dialectique de la réflexivité et de l'altérité sous la figure de la reconnaissance mutuelle. La réciprocité et la mutualité (que nous ne distinguons pas au départ) donneront à ce que depuis Kant on appelle "causalité réciproque" ou "communauté", au sens catégoriel du mot, son espace de manifestation.
Les Grecs avaient un seul terme pour dire ce rapport de mutualité: allèlôn (gén.) réciproquement, qui se traduit par "les uns les autres", ou, plus brièvement, par "l'un l'autre". C'est sur la structure catégoriale du "l'un l'autre" que nous nous arrêterons d'abord pour y discerner un paradoxe qui nous accompagnera tacitement jusqu'à la conclusion de notre entreprise entière, à savoir la résistance qui oppose à l'idée de réciprocité la dissymétrie originaire qui se creuse entre l'idée de l'un et l'idée de l'autre. Cette préface catégoriale aura valeur d'avertissement pour toute la suite de notre enquête, dans la mesure où l'éloge de la réciprocité, sous la figure plus intime de la mutualité, risque de reposer sur l'oubli de l'indépassable différence qui fait que l'un n'est pas l'autre au cœur même de l'allèlôn, du "l'un l'autre".
Cet avertissement une fois prononcé et mis en réserve, nous appliquerons au thème de la reconnaissance mutuelle la même méthode généalogique que dans les études précédentes, à savoir la considération de la chaîne "d'évènements de pensée" dont l'avènement du moment hégélien de l'Anerkennung constitue le chaînon central. Une hypothèse prévaudra dans la première partie du parcours, à savoir que l'Anerkennung hégélienne se donne à comprendre comme réplique à un défi majeur, celui que Hobbes a jeté à la face de la pensée de l'Occident sur le plan politique. La reconstruction du thème de l'Anerkenmmg, tel qu'il a été articulé par Hegel à l'époque d'Iéna, sera guidée par l'idée d'une réplique au défi de Hobbes, où le désir d'être reconnu occupe la place tenue par la peur de la mort violente dans la conception hobbesienne de l'état de nature. Cette reconstruction, traitée comme une explication de texte, servira à son tour d'introduction à quelques tentatives de réactualisation de la thématique hégélienne, sous le titre de "La lutte pour la reconnaissance". Ces tentatives seront conduites jusqu'à un point de doute concernant l'idée même de lutte, qui me donnera l'occasion de former l'hypothèse selon laquelle la lutte pour la reconnaissance se perdrait dans la conscience malheureuse s'il n'était pas donné aux humains d'accéder à une expérience effective, quoique symbolique, de reconnaissance mutuelle, sur le modèle du don cérémoniel réciproque..." (Paul Ricoeur, Parcours de la Reconnaissance, Editions Stock, collections "Les Essais", Paris, 2004)
"- Trois philosophes vous ont particulièrement marqué : Gabriel Marcel, Husserl et Karl Jaspers.
Que vous ont-ils apporté ?
Ils représentent en effet la première couche de ma formation philosophique. De Gabriel Marcel, je tiens la manière d'aborder les problèmes philosophiques à partir d'exemples vivants qui théâtralisent en quelque sorte les situations concrètes. Ça n'est pas un hasard si Gabriel Marcel est aussi un auteur de théâtre. Dans une pièce, les personnages ont leurs raisons dont l'auteur rend compte sans exercer de jugement sur eux. J'ai aussi appris de lui que le désespoir est toujours à notre porte, que c'est toujours un mouvement à contresens que d'espérer malgré tout. A cet égard, je dirai que Gabriel Marcel est un penseur tragique. De son côté, Husserl est l'auteur d'une philosophie du sens. La méthode de réduction qu'il préconise apparaît comme le contraire de l'incarnation marcellienne. Elle n'est pourtant pas une façon de se détourner de l'expérience, mais d'en atteindre les noyaux significatifs, c'est-à-dire ce qui peut être recueilli dans le langage sous forme de signification. Il y a ainsi de la signification au-delà de ce qui peut être logicisé sous une forme déductive ou expérimentale. La logique constitue un îlot interne au monde de la signification.
J'ai été conduit enfin à Karl Jaspers par Gabriel Marcel qui a souligné deux aspects fondamentaux de sa pensée : d'une part, le fait que la condition humaine s'éprouve au contact de situations indépassables, constitutives de l'être homme (la solitude, la souffrance, l'échec, la faute, la mort) et, d'autre part, la notion d'existence comme étant structurée par le rapport entre trois éléments : la liberté, la situation et l'altérité. C'est chez Jaspers que j'ai rencontré le problème de l'intersubjectivité comme constitutive de la personnalité. Le rapport à l'autre est ensuite devenu un terme classique de la philosophie contemporaine, que l'on retrouve magnifié chez Emmanuel Levinas."
« Paul Ricoeur ou la confrontation des héritages »- Entretien réalisé par Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard en 1992, à l’occasion de la sortie de Lectures 1 : autour du politique. Entretien publié dans : France catholique, n°2338-17 janvier 1992
"- Venons-en aux thèmes que vous avez vous même développés. Parmi eux, la fonction narrative et l'expérience temporelle ont une place particulière. Comment articulez-vous ces deux thèmes l'un par rapport à l'autre ?
Il faut partir de mon travail sur La symbolique du mal, qui a suivi celui sur La philosophie de la volonté, centré sur la découverte que l'expérience humaine du mal se raconte dans des grands récits fondateurs, que l'on appelle des mythes. Je me suis exercé à une typologie des mythes qui ont structuré la mémoire et me suis donc intéressé à la tragédie grecque et aux grands mythes mésopotamiens. La force de ces mythes est qu'avant de me raconter moi-même dans mon caractère daté, concret, je suis adossé à des grandes figures narratives ou fondatrices. Il en va de même avec les prophètes bibliques. C'est tout à fait fondamental que ce soit en racontant des histoires que l'on se rende compte de ce qui a surgi dans l'expérience humaine comme étant inscrutable par la voie réflexive. Je m'appuie là sur les réflexions de Kant sur la religion : il y a quelque chose de l'expérience humaine du mal qui résiste à l'explication et même à la compréhension et que l'on ne peut appréhender que par la métaphore et le récit.
Vous me posez également la question du rapport au temps, qui a toujours été pour moi un problème central. Je me souviens avoir fait des cours sur le temps chez Florin, saint Augustin, Aristote ou Kant. Je ne l'ai abordé avec des ressources propres, c'est-à-dire autrement qu'en historien de la philosophie, que lorsque j'ai réalisé cette conjonction entre la forme narrative du langage et l'expérience du temps. Ces deux questions sont en général traitées par des auteurs différents : les physiciens, les biologistes ou, pour la philosophie, des phénoménologues comme Husserl ou Heidegger, pour la question du temps ; les historiens ou les critiques littéraires pour celle du récit. Certains romans m'ont paru particulièrement suggestifs parce qu'ils ont le temps pour héros. C'est pourquoi je me suis intéressé à Proust, Virginia Woolf et Thomas Mann.
Cette jonction entre le narratif des historiens, celui des romanciers et la phénoménologie du temps, jonction qui a permis cette réflexion des structures narratives dans les structures du temps est sans doute mon travail le plus créateur."
« Paul Ricoeur ou la confrontation des héritages »- Entretien réalisé par Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard en 1992, à l’occasion de la sortie de Lectures 1 : autour du politique. Entretien publié dans : France catholique, n°2338-17 janvier 1992
"- Vous êtes mondialement reconnu comme un des principaux représentants de la philosophie herméneutique contemporaine. Il n'est sans doute pas inutile de rappeler ce qu'est l'herméneutique et comment s'est effectuée la découverte de ce problème.
Pour expliquer le mot herméneutique, il suffit de le retraduire du grec au français. Il s'agît simplement du problème de l'interprétation. Faisons un bref rappel historique. L'herméneutique est née d'une réflexion de second degré sur l'interprétation directe des textes. Ce sont les textes bibliques qui ont, les premiers, occasionné ce travail. L'herméneutique, en s'interrogeant sur les règles de lecture, est en quelque sorte une exégèse de deuxième degré. Quand on parle de la signification d'un texte, il s'agit d'une signification pour quelqu'un de précis, ce qui suppose une implication personnelle dans l'interprétation. Là où il y a signification, il y a possibilité de plusieurs interprétations. Le domaine biblique est remarquable à cet égard. L'admirable liberté herméneutique de l'Église primitive est d'avoir gardé quatre évangiles, dont on ne peut pas faire un seul, pour rendre compte du rapport du Jésus de l'histoire au Christ de la foi. Ces quatre lectures se superposent tout en restant très distinctes. C'est particulièrement vrai pour l'évangile de saint Jean. On pourrait dire la même chose de l'Ancien Testament que l'on peut voir comme la relecture d'un événement fondateur : l'Exode ; en outre chaque alliance est la réinterprétation d'une alliance précédente, jusqu'à l'attente d'une nouvelle alliance annoncée par Jérémie ou Ezéchiel. Tous ces exemples pour montrer que l'interprétation n'est pas une invention des modernes mais est constitutive du travail des textes sur eux-mêmes. A sa manière, saint Paul a proposé une première herméneutique en voyant dans les personnages de l'Ancien Testament une préfiguration de ceux du Nouveau Testament. A l'autre extrémité de cette grande tradition chrétienne, on doit citer les travaux du père de Lubac sur ce qui est désigné comme les quatre sens de l'Écriture.
Avec Kant, l'herméneutique a pris un tour plus critique mais le rapport entre exégèse biblique et herméneutique a constitué l'un des piliers de l'herméneutique moderne, parallèlement à la grande philologie, principalement allemande, sur les textes classiques de l'antiquité grecque et romaine. Sur ces deux grands domaines de l'exégèse biblique et de la philologie classique, se sont greffés d'autres domaines, grâce aux sciences sociales et humaines. Le champ humain, et principalement ce qui relève de l'action, est un des milieux privilégiés de l'herméneutique, parce que l'action humaine a aussi des caractères de lisibilité, presque de textualité. A cela s'ajoute le domaine juridique puisque le droit ne vit que par les interprétations dans des situations nouvelles, ce qui donne lieu à la jurisprudence. La jurisprudence est aux lois ce que l'exégèse est aux textes sacrés ou profanes.
- Vous êtes entré dans l'herméneutique par la réflexion sur la symbolique du mal. On pouvait alors penser que cette herméneutique régionale déboucherait sur une théorie générale de l'interprétation. Pourquoi ne l'avez vous finalement pas élaborée ?
Je ne souffre pas du manque d'une herméneutique générale. Elle doit s'exercer chaque fois en situation. Il en existe cependant des fragments : je pense à ma conception du conflit des interprétations et à mon étude du rapport expliquer / comprendre ou j'ai essayé de construire le concept d'interprétation comme une articulation entre expliquer et comprendre. Une troisième tentative d'herméneutique générale est marquée par la place très importante que je donne à la notion d'attestation. Ainsi, dans Soi même comme un autre, j'essaie de montrer que les structures fondamentales de l'agir humain (aux plans verbal, pratique, moral ou politique) ne peuvent pas prouver que je suis cet être capable de décisions et d'initiatives. Je ne peux donc que l'attester. Mais je ne m'attendais pas à ce que vous me caractérisiez dans le champ philosophique par l'herméneutique, qui est d'ordre méthodologique. Ma démarche peut être mieux caractérisée dans l'ordre thématique parce qu'en constitue la ligne directrice la préoccupation de l'agir humain. Je me suis d'abord intéressé à la structuration de l'agir humain sur le plan du volontaire et de l'involontaire, puis au désir dans ses structures inconscientes, puis au rapport entre le narratif et le temporel..."
« Paul Ricoeur ou la confrontation des héritages »- Entretien réalisé par Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard en 1992, à l’occasion de la sortie de Lectures 1 : autour du politique. Entretien publié dans : France catholique, n°2338-17 janvier 1992
Vladimir Jankélévitch (1903-1985)
Vladimir Jankélévitch, musicien et philosophe, aborde par petites touches des thèmes habituellement délaissés par la philosophie : l'ennui, le mensonge, le sérieux. Mais aussi tout ce qui
est passager, éphémère, instable, ce qu'il appelle "l'apparition disparaissante", la "disparition apparaissante, qui apparaît en disparaissant". Avec la même finesse d'approche, son attention
s'est portée sur l'analyse existentielle (la Mauvaise Conscience, 1933 ; Traité des vertus, 1949 ; la Mort, 1966 ; le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 3 volumes, 1981) et sur les aspects les
plus fugitifs de la musique . Il s'est aussi en effet "intéressé" à la musique (Fauré, Debussy, Ravel), pianiste lui-même qui rappelle que "ce qu'on ne peut exprimer autrement, on l'exprime par
la musique" : "elle est temporelle, fondante, évasive, elle ne démontre ni n'expose.."
Vladimir Jankélévitch, dont les parents russes ont immigré en France suite aux campagnes anti-juives, a obtenu son agrégation de philosophie en 1926. De 1927 à 1932, il enseigne à
l'Institut français de Prague et termine sa thèse de doctorat sur Schelling. Il débute sa carrière universitaire à Toulouse, puis à Lille, perd sous l'Occupation, en même temps que sa nationalité
française, son poste d'enseignant. En 1951, il se voit enfin offrir à la Sorbonne la chaire de philosophie morale, qu'il occupera jusqu'en 1979. Jankélévitch s'oppose à un Sartre ou à un
Merleau-Ponty, à propos desquels il ne livrera aucun jugement quant à leurs oeuvres, mais par le détour de la notion d' "engagement" : "un philosophe, c'est d'abord quelqu'un qui fait comme il
dit. C'est quelqu'un qui s'engage, mais réellement. Pas en paroles, pas dans des discours, comme l'ont fait tant de philosophes après la guerre, mais qui par son action quotidienne peut quand
même courir certains périls, n'est-ce-pas? Parce que c'est périlleux de s'engager. Or, depuis quelques décennies, les occasions de l'engagement ont été fréquentes et grandes dans nos existences.
D'abord, un philosophe de ma génération qui n'a pas pris part à la guerre, qui n'a pas pris part à la Résistance, qui n'a pas joué un rôle pendant ces années, peut toujours parler d'engagement.
... dire un "philosophe engagé" quand ce philosophe engagé a, par exemple, consacré la guerre à faire sa thèse de doctorat, sous l'occupation..."
Vladimir Jankélévitch, "L'ironie ou la bonne conscience", Paris, Alcan, 1936
"Qu'est-ce que l'ironie ? Quelles en sont les formes ? Quels en sont les pièges aussi ? Autant de délicates questions auxquelles l'auteur répond, non sans
ironie lui-même, avec l'aide d'une infinité d'exemples qui montrent son immense culture, musicale aussi bien que philosophique. Sommairement, qu'est-ce que l'ironie, sinon la conscience, mais une
bonne conscience joyeuse - ce en quoi elle se distingue de l'hypocrisie ? Pas d'humour sans amour, ni d'ironie sans joie. L'ironie, en somme, sauve ce qui peut être sauvé. Elle est mortelle aux
illusions ; partout elle tisse les toiles d'araignée où se prendront les pédants, les vaniteux et les grotesques. « Ironie, vraie liberté ! », s'écrie Proudhon au fond de sa cellule de
Sainte-Pélagie. L'ironie remet tout en question ; par ses interrogations indiscrètes elle ruine toute définition, dérange à tout moment la pontifiante pédanterie prête à s'installer dans une
déduction satisfaite. Grâce à l'ironie, la pensée respire plus légèrement quand elle s'est reconnue, dansante et grinçante, dans le miroir de la réflexion." (Editions Flammarion)
Vladimir Jankélévitch, "Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien", 1957
Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, nouvelle édition remaniée; tome I: La Manière et l'Occasion; tome II: La méconnaissance. Le Malentendu; tome III: La
Volonté de vouloir, Paris, Le Seuil, 1980
"Le "je-ne-sais-quoi" n'est pas un nouveau concept que j'aurais inventé, et qui s'ajouterait à la liste déjà longue des concepts qui meublent l'histoire de
la philosophie" : mais "il faut bien donner un nom à ce qui n'a pas de nom, à ce qui est impalpable", à ce qui n'est pas un objet de savoir, ni matière à science. Nous sommes habitués
aux sentiments ambivalents, contradictoires, on a certes un langage pour expliquer notre malaise, notre timidité, les sentiments parfois compliqués que nous éprouvons, mais que l'entendement ne
parvient pas à expliciter. Vladimir Jankélévitch ajoutera, à propos de ce "je-ne-sais-quoi", qu'il est "l'inapaisable soif d'une âme tendue vers les choses inexistantes", un état
plaisant, vital, qui peut "faire battre le coeur plus fort et plus vite", qui nous fait sourire ou nous rend joyeux : le "je-ne-sais-quoi" rend séduisante, sans que je sache exactement pourquoi,
la moindre mesure de Chopin, par exemple, et je pourrais analyser en profondeur toute l'harmonique sur laquelle elle repose, je n'en saurai pas plus, l'essentiel m'échappera..
Vladimir Jankélévitch, "L'Aventure, l'Ennui et le Sérieux", Paris, Aubier-Montaigne, 1963
Les trois thèmes abordés par Jankélévitch dans cet ouvrage sont inhabituels en philosophie, rappelle-t-on dans la préface, ce sont plutôt des thèmes évoqués en littérature, et pourtant ils renvoient bien à la toute la singularité de la démarche philosophique de l'auteur : ici, il aborde la dimension temporelle de l'action, aborde le sujet de "l'ennui", si étranger à la pensée d'un Bergson tout à sa conception créatrice de la durée, de "l'aventure", non loin d'un Simmel qui en établit une première analyse, mais ici considérée comme une disposition à être dans le temps, enfin du "sérieux" qui s'impose lorsqu'on termine sa réflexion pour définir l'existence dans son rapport au présent. C'est l'une des première synthèse de la pensée de Jankélévitch, où l’on a coutume de distinguer les deux critères essentiels qui fondent l’unité de son œuvre, la dignité philosophique donnée à des objets jugés mineurs, et la volonté radicale de mettre en lumière la dimension temporelle de l’action....
"L'Aventure, l'Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l'aventure, c'est le surgissement de l'avenir. L'ennui, par contre, est vécu plutôt au présent : certes l'ennui se réduit souvent à la crainte de s'ennuyer, et cette appréhension, qui fait tout notre ennui, est incontestablement braquée vers le futur ; néanmoins le temps privilégié de l'ennui est bien ce présent de l'expectative qu'un avenir trop éloigné, trop impatiemment attendu a vidé par avance de toute sa valeur : dans cette maladie l'avenir déprécie rétroactivement l'heure présente, alors qu'il devrait l'éclairer de sa lumière. Quant au sérieux, il est une certaine façon raisonnable et générale non pas de vivre le temps, mais de l'envisager dans son ensemble, de prendre en considération la plus longue durée possible. C'est assez dire que si l'aventure se place surtout au point de vue de l'instant, l'ennui et le sérieux considèrent le devenir surtout comme intervalle : c'est le commencement qui est aventureux, mais c'est la continuation qui est, selon les cas, sérieuse ou ennuyeuse. Il s'ensuit naturellement que l'aventure n'est jamais "sérieuse" et qu'elle est a fortiori recherchée comme un antidote de l'ennui. Dans le désert informe, dans l'éternité boursouflée de l'ennui, l'aventure circonscrit ses oasis enchantées et ses jardins clos; mais elle oppose aussi à la durée totale du sérieux le principe de l'instant. Redevenir sérieux, n'est-ce pas quitter pour la prose amorphe de la vie quotidienne ces épisodes intenses, ces condensations de durée qui forment le laps de temps aventureux?"
"...L'AVENTURE MORTELLE - L'aventureux, disions-nous, est dedans-dehors, mais quelquefois plus dedans que dehors, quelquefois plus dehors que dedans, et quelquefois l'un autant que l'autre inextricablement. Dans le premier style d'aventure, l'homme est plus dedans que dehors, c'est-à-dire que l'aventure comprend à la fois le jeu et le sérieux, mais le sérieux prévaut ici sur le jeu et l'immanence sur la transcendance; en sorte qu'elle vire facilement en tragédie : le glissement se produit quand disparaît le grain de sel de l'élément ludique qui assaisonne et futilise toute aventure ; alors l'aventure tend à se confondre avec la vie elle-même ; alors les vicissitudes et péripéties dramatiques de l'aventure ont envahi toute l'existence. En même temps que l'homme est engagé dans l'aventure, et ceci avec l'âme tout entière, il doit donc en être relativement dégagé. L'aventureux est à la fois engagé, comme on dit si souvent aujourd'hui, et désengagé, mais de telle manière que l'engagement l'emporte dans une grande mesure sur le dégagement et le détachement. Cette amphibolie peut être formulée en termes temporels. Selon la chronologie en effet, l'aventure est vécue comme une continuation par celui qui est dedans, et pendant, et en expérimente sur le moment toutes les vicissitudes. L'aventure dépend de moi dans son commencement, mais sa continuation ne dépend pas toujours de moi, et sa terminaison encore moins. Ou vice versa : je suis plus dedans que dehors, mais j'ai commencé par me mettre librement dedans. Un homme décide un beau jour d'escalader l'Himalaya. Il n'est pas obligé de se donner cette peine. Il est obligé de payer ses impôts, de faire son service militaire, d'exercer un métier, car ces choses-là sont "sérieuses" ; mais pour ce qui est d'escalader l'Everest, non, personne ne l'y oblige. Le commencement de l'aventure est donc un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit, de nature un peu esthétique. Mais voici que l'homme dégagé s'engage à fond. L'amateur qui a quitté volontairement sa famille et ses occupations se trouve pris, sur les pentes de l'Everest, dans une tourmente de neige. À partir de ce moment il regrette sans doute d'être parti, mais il est trop tard pour regretter et revenir sur ses pas : à partir de ce moment, il se bat pour son tout-ou-rien, il se bat pour sa peau. Ce qui est en jeu désormais c'est sa destinée et son existence même ; c'est, comme on dit, une question de vie ou de mort. L'aventure, alors, est sur le point de cesser d'être une aventure pour devenir une tragédie : à plus forte raison si l'alpiniste meurt de froid sur le glacier ou tombe dans une crevasse, si l'aventure finit tragiquement ; il arrive qu'on la commence par force et qu'on la continue par jeu, mais le plus souvent c'est l'inverse : on la commence pour jouer, mais on ne sait ni quand ni comment elle peut finir, ni jusqu'où elle peut aller. Elle commence frivole, elle continue sérieuse, et elle se termine tragique ; son déclenchement est libre et volontaire, mais sa continuation et surtout sa conclusion se perdent dans les brumes menaçantes, dans l'inquiétante ambiguïté de l'avenir. L' aventurier a brûlé ses vaisseaux, les vaisseaux du retour et de la résipiscence. En ce point commence la tragédie! Par rapport à l'entreprise saugrenue et baroque nommée aventure, l'homme est un peu dans la situation de l'apprenti sorcier. Ce demi-sorcier sait le mot qui déclenche les forces magiques, mais il ne sait pas le mot qui les refrénerait : l'apprenti ne sait donc que la moitié du mot. Seul le maître sorcier connaît les deux mots, le mot qui déclenche et le mot qui arrête. Si l'homme savait les deux mots de l'aventure, il serait non point un demi-magicien, un apprenti, et pour tout dire un aventurier, mais un magicien complet, ou mieux, il serait comme Dieu. Il n'y a que Dieu qui soit maître à la fois de déclencher et de stopper à volonté, qui sache à la fois le mot du commencement et le mot de la fin, qui soit à la lettre omnipotent : l'homme en cela n'est qu'un demi-dieu, comme sa liberté n'est qu'une demi-liberté, comme sa puissance est non pas toute-puissance, mais moitié de puissance; le "fiat" initial est seul entre nos mains, et seulement pour l'amorçage d'une entreprise qui se déroule ensuite toute seule. Par rapport à l'irréversibilité du temps, nos pouvoirs sont des pouvoirs boiteux, tronqués, unilatéraux, et c'est sans doute cette dissymétrie qui explique la prépondérance du sérieux. Comment s'étonner qu'une telle dissymétrie nous inspire des sentiments ambivalents ?
Parlant d'une aventure où le sérieux l'emporte sur le jeu, nous n'avons pas encore dit le mot essentiel qui en indique l'objet et qui explique pourquoi notre destinée entière y est tragiquement engagée. Ce mot, c'est le mot de mort. Ce mot innommé, et même inavouable, donne à l'aventure son apparence immotivée. Sans doute l'homme est-il hors de la mort par la conscience qu'il en prend; mais comme cette conscience n'empêche nullement l'être pensant de mourir en fait, l'être pensant-mortel est avant tout au-dedans de la mort. Car c'est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l'enjeu implicite de toute aventure. Une aventure, quelle qu'elle soit, même une petite aventure pour rire, n'est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l'on veut et généralement à peine perceptible... C'est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité qui donne son sel à l'aventure et la rend aventureuse. Plus généralement : la douleur, le malheur, la maladie, le danger sont à cet égard logés à la même enseigne. Un danger n'est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu'une chance sur mille, - non pas une chance sur vingt, comme dans cette "roulette du suicide" qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille; c'est pourtant l'appréhension de cette toute petite chance, c'est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l'aventure..."
Vladimir Jankélévitch, "La Mort", 1966
"Pourquoi la mort de quelqu'un est-elle toujours une sorte de scandale? Pourquoi cet événement si normal éveille-t-il chez ceux qui en sont les témoins
autant de curiosité et d'horreur? Depuis qu'il y a des hommes, et qui meurent, comment le mortel n'est-il pas habitué à ce phénomène naturel et pourtant toujours accidentel? Pourquoi est-il
étonné chaque fois qu'un vivant disparaît, comme si cela arrivait chaque fois pour la première fois? Telles sont les questions que pose ce livre sur la mort. Dans chacun de ses ouvrages, Vladimir
Jankélévitch a essayé de saisir le cas limite, l'expérience aiguë : à son point de tangence avec ces frontières, l'homme se situe à la pointe de l'humain, là où le mystère, l'ineffable, le
"je-ne-sais-quoi", ouvrent le passage de l'être au néant, ou de l'être à l'absolument-autre. Il s'attache ici à analyser un évènement considéré dans sa banalité et dans son étrangeté à la fois,
dans son anomalie normale, son tragique familier, bref, dans sa contradiction. "Si la mort n'est pensable ni avant, ni pendant, ni après, écrit Jankélévitch, quand pourrons-nous la penser?"
(Editions Flammarion)
"Si la mort à partir de la vie est proprement impensable, c'est peut-être qu”en général elle n'est pas faite pour qu'on y pense ? Mais comme on ne peut pas ne penser à rien, le mieux est sans doute de penser à autre chose. Visiblement l'être, quant à lui, ne nous est pas donné pour méditer sur le non-être... où il n'y a, au demeurant, rien à penser; visiblement cette "pensée" totale, cette "pensée" infinie est une pensée irritante et malsaine qui déprécie pernicieusement tous les intérêts de l'empírie, toutes les valeurs relatives de la continuation, toutes les tâches constructives de notre "bas"-monde. Sans doute la pensée de cet événement surnaturel est-elle une pensée contre-nature ; sans doute la fascination du néant est-elle une complication un peu morbide... Bergson avait déjà remarqué ce caractère destructif de l'intelligence. ll faut croire que le problème en général n'était pas fait pour être posé, ni a fortiori résolu, puisqu'il est insoluble. L'indiscret qui creuse l'être pour y trouver je ne sais quelle dimension de profondeur va, semble-t-il, contre l'intention de la nature, qui est de nous soustraire notre fin en nous empêchant d'y penser, en la rendant insensible et invisible. Le secret est soigneusement gardé, hermétiquement scellé, profondément enterré, et il est probablement sage de ne pas chercher à connaître cet inconnaissable. Tout se passe comme si la nature elle-même nous détournait d`une connaissance éminemment contraire aux desseins de la vie, de l'espèce et de la société, ainsi qu'aux nécessités de l'action. Effectivement, quelque chose nous empêche de prendre conscience des battements du cœur et des rythmes de la respiration... Ne dirait-on pas de même qu'une sorte de finalité protectrice empêche l'homme de penser à sa propre mort ? Dans cette finalité, Pascal ne voulait voir qu'un divertissement, c'est-à-dire une frivolité coupable et une fuite assez lâche devant notre tragédie intérieure : le divertissement détourne vers les choses extérieures le moi soucieux ou en puissance de souci ; pour ne pas voir l'abîme, pour échapper au vertige et à l'ennui, à l'angoisse et au désespoir, l'homme se voile la face et se distrait avec les futilités mondaines, avec les passe-temps tumultuaires qui emplissent l'intervalle; de gaieté de cœur, il s'étourdit dans les agitations artificielles et superficielles. En fait, il s`empêche lui-même de penser à ce qui n'est que trop évident : son vide, son lamentable néant, la fin inévitable qui nous guette. Max Scheler, à l'inverse, parle d'une insouciance métaphysique, comme si c'était le souci qui détournait notre curiosité vers la vaine profondeur... Dans L'Amour sorcier de Manuel de Falla, le baiser de Carmelo, qui symbolise l`évidence de l'amour vivant, exorcise le spectre du passé : car le gitan jaloux, c'est le souci dévorant qui nous empêche de vivre ; délivrée de son revenant, de son cher tyran, de son idée fixe, Candelas conjure à jamais les sortilèges de mort et de réminiscence.
Mais si par hasard l'insouciance métaphysique était une simple incurie biologique ? Car c'est plutôt la futile incurie qui veille à écarter de nous le profond souci, le souci métaphysique de l`origine radicale et de la terminaison définitive. L'insouciance guérit Candelas de son obsession ; mais le souci et la bonne mémoire, à leur tour, hantent la trompeuse sinécure. Hélas ! le souci philosophique, comme un remords secret, ravive sans cesse le problème dont l`incurie biologique nous détourne ; l'insouciance expulse le souci, mais le souci trouble la bienheureuse incurie. Bienvenue soit la providentielle sinécure qui nous protège du souci de la mort ! Bienvenue la frivolité qui nous aide à vivre ! Mais malheur aussi à l'insouciant qui dédaigne la profondeur mortelle ! Malheur à l'inavouable sinécure qui dissimule la vérité ! Les philosophes n`ont pas toujours péché par excès d`insouciance. Une sorte de substantialisme naïvement réaliste les incline à rechercher la mort dans les profondeurs de la vie, de la même manière, par exemple, que les artistes macabres du Moyen Age imaginaient le squelette derrière l'apparence charnelle, et le faciès grimaçant de la mort derrière le visage radieux de la vie, et le rictus sardonique du trépassé derrière le sourire de la jeunesse. La mort est-elle tapie à l'intérieur de la vie comme ce crâne hideux au dedans du visage dont il est l'ossature ? En tout cas, ce crâne caché est notre souci. Ce crâne est en quelque sorte l'idée fixe de la radioscopie macabre. Qui sait ? « Melancholia ›› est peut-être le nom que Dürer donnait à ce souci inavouable. L`opposition est diamétrale entre le souci de Dürer et l'insouciance de Raphaël : Raphaël est entièrement tourné vers l`enfant, vers la nativité, vers l'espérance et les promesses du futur, vers la positivité radieuse de la couleur et de la lumière ; ni angoisse ni arrière-pensée dans ce monde de la printanière sinécure : aucune méfiance ne contracte le sourire des madones, aucune inquiétude ne ternit l'éclat des chairs, aucun souci ne voile la sérénité de l'innocence ; l'angoisse du déclin n'empoisonne pas le bienheureux épanouissement de la vie. L'artiste macabre au contraire, l'artiste des civilisations nécrophiles dédouble de la positivité visible une négativité supra-sensible qu'à son tour il rend visible et manifeste. Le Macabre est précisément l'intrusion dérisoire de la fin métempirique en pleine continuation d'intervalle. La peinture philosophique n'est-elle pas à cet égard la révélation de notre obsession, l'épiphanie d'une sollicitude qui n'a pas de réalité plastique ou charnelle et qui trouble notre confiante ingénuité quand elle affleure à la surface de l'apparence ? Le souci macabre fait remonter au jour les ténèbres enfouies au fond de la lumière. La joyeuse bigarrure de la vie et des apparences multicolores et multiformes n'est qu'une suite de variations sur un seul thème monotone : le sinistre thème de la mort ; le noir est la toile de fond de cette diversité polychrome, l'amorphisme est le fondement de cette pluralité polymorphe. Huizinga, dans "le Déclin du Moyen Age", cite une sentence d'Odon de Cluny fort caractéristique de l'imaginaire double vue des Macabres: "La beauté du corps est tout entière dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, doués comme les lynx de Béotie d'intérieure pénétration visuelle, la seule vue des femmes leur serait nauséabonde." La jeune fille et la mort ! La beauté des femmes, c`est-à-dire la positivité de l'être en ce qu'elle a de plus vital, surveillée et déjà obscurcie par l`ombre du néant... voilà des thèmes familiers à la nécromanie masochiste d'un Baldung Grien. La Sérénade des chants et danses de la mort, dont Moussorgski emprunta les paroles au comte Arsène Golenichtchev-Koutouzov,
a donné à ce rapprochement blasphématoire une intensité bouleversante. Non seulement le visage délabré des vieillards, comme il est naturel, noirs parle de la mort, mais aussi la fraîcheur des jeunes filles, comme il est paradoxal et scandaleux. Le vieillard en parle directement et la jeune fille obliquement. Parce que la beauté est la présence par excellence et le comble de la perfection morphologique, il arrivera au pessimisme de nourrir contre ce chef-d'œuvre une rancune particulièrement acharnée, une haine particulièrement sacrilège...."
Comment penser philosophiquement la mort, penser le paradoxe de la mort ("la pensée de Jankélévitch est toujours une pensée du paradoxal") : dans la mort, l'existant perd son sens mais le prend aussi....
"Les généralisations cosmologiques, d'une part, la réflexion rationnelle, d'autre part, tendent soit à bagatelliser, soit à conceptualiser la mort, à en réduire l'importance métaphysique, à faire de la tragédie absolue un phénomène relatif, de l'anéantissement total une disparition partitive. du mystère un problème, du scandale une loi ; qu'elle escamote la cessation métempirique dans une continuation empirique ou dans une éternité idéale, c'est de part et d'autre, la conscience philosophique qui se veut consolatrice : tantôt en naturalisant la surnaturalité de la mort, tantôt en rationalisant son irrationalité. Mais l'évidence de la tragédie proteste a son tour contre la banalisation du phénomène ; l'ipséité de la personne disparue demeure irremplaçable, comme la disparition même de cette personne demeure incompensable : et d'autre part la nihilisation dérisoire de l`être pensant ferait encore question. même si la pensée survit à l'être qui pense. En somme. il y a deux évidences contradictoires qui paradoxalement sont évidentes toutes les deux à la fois. et nonobstant se tournent le dos. Le caractère déconcertant et même vertigineux de la mort, si profondément analysé par P. L. Landsberg, tient lui-même à cette contradiction : d'une part, un mystère qui a des dimensions métempiriques, c'est-à-dire infinies, ou mieux pas de dimensions du tout et d`autre part un événement familier qui advient dans l'empirie et s'accomplit parfois sous nos yeux. Il y a certes des phénomènes naturels régis par des lois (encore que leur « quoddité ›› ou origine radicale soit, en définitive, toujours inexplicable), des phénomènes à l'échelle de l'empirie et toujours en relation avec d'autres phénomènes. Et il y a, d'autre part, des vérités métempiriques à priori, indépendantes de toute réalisation hic et nunc, des vérités qui n' "arrivent" jamais, mais ont pour conséquence certains phénomènes particuliers. Et entre les deux. il y a ce fait insolite et banal, ce monstre empirico-métempirique qu`on appelle la mort : d'un côté, la mort est un fait divers journalistique que le chroniqueur relate, un incident que le médecin légiste constate, un phénomène universel que le biologiste analyse : capable de survenir à tout moment et n'importe où, la mort est repérable selon des coordonnées de temps et de lieu : ce sont ces déterminations circonstancielles, l'une temporelle et l'autre spatiale, que le juge d`instruction cherche à établir lorsqu'il enquête sur le ubi-quando du "décès". Mais en même temps, ce fait divers ne ressemble à aucun des autres faits divers de l'empirie : ce fait divers est démesuré et incommensurable aux autres phénomènes naturels. Un mystère qui est un événement effectif, quelque chose de métempirique qui advient familièrement en cours d'empirie, voilà sans doute tous les symptômes du miracle... avec pourtant cette double réserve : la thaumaturgie létale n'est pas une révélation positive, ni même une métamorphose bénéfique, mais elle est disparition et négation : contrairement aux apparitions féeriques, elle n'est pas un gain. mais une perte : la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ; l`existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation. s'abîme en un clin d`œil dans la trappe du non-être. Et, d'autre part, ce "miracle" n'est pas une interruption rarissime de l'ordre naturel, une déclinaison exceptionnelle dans le cours des existences ; non : ce "miracle" est en même temps la loi universelle de toute vie, ce miracle est le destin œcuménique des créatures; à sa manière, qui est miraculeuse, la féerie de la mort est une féerie toute naturelle ; la mort est littéralement "extra ordinem" parce qu'en effet elle est d'un tout autre ordre que les intérêts de l'empirie et les menues affaires de l'intervalle : et pourtant rien n'est davantage dans l'ordre des choses! La mort est par excellence l'ordre extraordinaire...."
Vladimir Jankélévitch, "L'Imprescriptible - Pardonner ? Dans l'honneur et la
dignité"
« Le pardon est mort dans les camps de la mort. »
Qui a bien pu écrire une telle phrase ? Un philosophe, un Juif, un Français, un moraliste ? Oui, mais surtout un survivant, un survivant mystérieusement
sommé de protester sans relâche contre l’indifférence. Sous le titre L’Imprescriptible se trouvent en effet réunis deux textes : Pardonner ? et Dans l’honneur et la dignité, parus respectivement
en 1971 et 1948, qui tentent de maintenir « jusqu’à la fin du monde » le deuil de toutes les victimes du nazisme, déportés ou résistants.
Jankélévitch, philosophe de l’occasion, n’a jamais cru bon d’attendre « l’occasion » d’exprimer sa colère et sa pitié. C’était toujours pour lui le moment
de rappeler que la mémoire de l’horreur constitue une obligation morale.
Vladimir Jankélévitch, "La Musique et l'Ineffable" , 1961
"Qu'est-ce que la musique ? se demande Gabriel Fauré à la recherche du "point intraduisible", de la très irréelle chimère qui nous élève "au-dessus de ce qui est...". C'est l'époque où Fauré ébauche le second mouvement de son premier Quintette, et il ne sait pas ce qu'est la musique, ni même si elle est quelque chose ! "Qu'est-ce que la musique ?", s'interroge en philosophe Vladimir Jankélévitch, s'appuyant sur les oeuvres musicales elles-mêmes et choisies dans son répertoire favori, celui du XIXe et du XXe siècles russes et français. « Il y a dans la musique une double complication, génératrice de problèmes métaphysiques et de problèmes moraux, et bien faite pour entretenir notre perplexité. Car la musique est à la fois expressive et inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle ; elle a un sens et n’a pas de sens. La musique est-elle un divertissement sans portée ? ou bien est-elle un langage chiffré et comme le hiéroglyphe d’un mystère ? Ou peut-être les deux ensemble ? Mais cette équivoque essentielle a aussi un aspect moral : il y a un contraste déroutant, une ironique et scandaleuse disproportion entre la puissance incantatoire de la musique et l’inévidence foncière du beau musical.»
Comme le langage, l'art des sons possède une rhétorique de la litote, de l'allusion, de l'humour, de l'évocation voilée et de la description sommaire, et un privilège inestimable qui est d'atteindre à l'inexprimable. Qu'est-ce que cet inexprimable dont nous parle la musique, non pas l'indicible mais l'ineffable, c'est-à-dire ce dont il y a à dire infiniment, comme Dieu ou l'amour. "La musique est inexpressive en ceci qu'elle implique d'innombrables possibilités d'interprétation, entre lesquelles elle nous laisse choisir. " Elle exprime la souveraineté du "faire" au détriment du "dire", et ne signifie pas, comme la poésie, autre chose que ce qu'elle est....
Vladimir Jankélévitch, "Quelque part dans l'inachevé",
en collaboration avec Béatrice Berlowitz, Paris, Gallimard, 1978
Béatrice Berlowitz tente ici d'entrouvrir la pensée de Vladimir Jankélévitch,une pensée habitée constamment par l'impalpable, la nostalgie, "la quête du mot
introuvable, le désespoir devant l'idée perdue, la hantise de l'inertie qui toujours menace les moments de vie vraiment vivante.."
"Si la philosophie est essentiellement controversable, toujours précaire et contestée, sans cesse remise en question, c'est sans doute à cause de la nature particulièrement floue, évasive et fuyante de ces objets qui n'en sont pas. Objets diffus et diffluents entre tous! Il y a quelque chose de nocturne dans l' "objet" philosophique. Le temps et le philosophe sont frères en malheur! En avouant le caractère insoluble de son problème infini, la philosophie se rend elle-même plus vulnérable... La philosophie ne fait pas des "progrès", à la différence des techniques, et notamment des techniques qui se rapportent aux instruments, véhicules et vecteurs de la mobilité humaine. Chaque année paraît un nouvel indicateur des chemins de fer, annonçant les nouveautés de la saison : des améliorations sensationnelles, des vitesses plus grandes, des relations plus nombreuses, des horaires plus tendus; la technique se prête à un perfectionnement infini, nous promet un progrès sans limites. Mais la philosophie, elle, ne nous fait pas de promesses, et d'ailleurs même si elle en faisait, elle ne les tiendrait pas; il faut donc qu'elle justifie chaque fois ses titres à l'existence. Assurément, si l'on se place sur le terrain des finalités utilitaires, la philosophie ne sert à rien... Mais ne serait-ce pas là paradoxalement sa raison d'être? Si par hasard vivre dangereusement était depuis toujours sa vocation? sa périlleuse et gratuite vocation? Une fois de plus paraphrasons Pascal. Qu'on ne reproche pas à la philosophie la nature insaisissable de son problème puisque justement elle en fait profession. L'histoire de la philosophie n'a cessé de nous offrir ce double spectacle : le spectacle d'une discipline à la recherche de son problème, le spectacle d'une discipline divisée d'avec elle-même. Sur le second point : l'acuité des contradictions qui opposent les différents courants philosophiques a fourni des armes aux misologues de toutes provenances. ..La philosophie a passé son temps à se mettre elle-même en question, c'est là le plus fondamental et le plus clair de ses problèmes : elle n'a pas plus tôt commencé à philosopher qu'elle se demande si elle existe vraiment, pourquoi elle existe et à quoi bon. Car elle n'est pas sûre d'exister! Et elle passe son temps à se tâter, à se définir! Toute la philosophie est déjà là, dans cet étonnement d'exister..."
"...toujours dans vos mots de philosophe coule une respiration musicienne.." : "La réflexion, le travail philosophique nourrissent la prose de
l'existence, la toute-la-journée de tous les jours; mais il arrive un moment où le philosophe doit retourner à la musique, comme le poète, à bout de paroles prosaïques, retourne au poème. Il
arrivait à Jean Wahl, dans les congrès, de terminer une communication en tirant de sa poche un poème qu'il avait composé en écoutant les autres conférenciers.. A la limite la musique, acte
"primaire", est la négation de ces actes secondaires qu'on appelle écriture, lecture, diction: à la limite il y a le mouvement merveilleusement simple et même rude qui consiste à ne pas répondre
et, pour toute réponse, à s'asseoir au piano sans un mot et à jouer : voilà la Barcarolle de Chopin: le pianiste la refait, ou mieux la fait, la recrée devant vous. Par cette réponse qui n'en est
pas une, le pianiste a choisi de se taire et de faire. N'est-ce pas la meilleure façon de vous parler de Chopin? Pendant longtemps j'ai aimé la musique en toute innocence, comme une chose toute
naturelle. J'écrivais un livre de philosophie, puis un livre sur Fauré ou sur Liszt : j'allais ainsi, nativement, de l'un à l'autre, sans jamais me demander quel lien pouvait exister entre une
thèse de doctorat sur Schelling et la dévotion à Janáček. Si j'ai cessé d'être innocent et si j'ai fini par problématiser la philosophie de la musique, c'est à force de m'entendre demander, dans
un monde tellement peu musical, pourquoi je consacrais des livres à des musiciens. En effet, pourquoi? Et surtout pour qui, mon Dieu? et à quoi bon? Ecrire un livre sur Debussy quand on est
professeur de philosophie, et sans en être prié le moins du monde... : je n'avais pas remarqué à quel point cette chose-là est bizarre et même inconvenante. Quel rapport y a-t-il entre Bergson et
Bartók? Bartók n'est pas un auteur du programme.. J"ai donc fini par me poser la question! Mais cette question, seuls la posent ceux qui ne vivent pas pour la musique ou qui la futilisent et en
parlent comme d'un violon d'Ingres...
..La musique témoigne du fait que l'essentiel en toutes choses est je ne sais quoi d'insaisissable et d'ineffable; elle renforce en nous la conviction
que voici : la chose la plus importante du monde est justement celle qu'on ne peut dire. Auprès de cette chose-là rien ne vaut la peine. Quand j'abandonne la musique pour la philosophie, il me
semble revenir d'un voyage au pays de l'irrationnel, moins convaincu que jamais de la solidité des mots. Mais quand je laisse la table de travail pour m'asseoir à nouveau devant l'instrument,
avais-je vraiment quitté ce dernier? Une fois au piano, je m'interromps parfois afin de noter une idée que je ne veux pas laisser se perdre et qui ne concerne pas nécessairement la musique. Et
puis de nouveau l'écriture, le travail aride, l"effort ingrat pour tenir un discours rigoureux et en tout point cohérent. Mais même au cours de cette mise en ordre maniaque des idées rétives, une
imperceptible allégresse, je ne sais quelle griserie légère issues du piano continuent à m'éclairer..."