NeoRealismo - Italo Svevo (1861-1928), "La conscienza di Zeno" (1923) - Alberto Moravia (1907-1990) - Cesare Pavese
(1908-1950) - Elio Vittorini (1908-1966) - Brancati Vitaliano (1907-1954) - ......
Last Update: 11/11/2016
Italo Calvino, dans la préface de son premier roman, "Le Chemin des nids d'araignée" (Il sentiero dei nidi di ragno, 1964) explique que le néoréalisme n'est pas une école, mais un "ensemble de voix" parlant une Italie multiple, silencieuse jusque-là ("non fu una scuola, ma un insieme di voci, in gran parte periferiche, una molteplice scoperta delle diverse Italie, specialmente delle Italie fino allora più sconosciute dalla letteratura"). Et c'est au lendemain de la guerre, guerre civile et guerre mondiale, que tout un chacun entend "faire entendre son existence" ("L'essere usciti da un'esperienza - guerra, guerra civile - che non aveva risparmiato nessuno, stabiliva un'immediatezza di comunicazione tra lo scrittore e il suo pubblico: si era faccia a faccia, alla pari, carichi di storie da raccontare, ognuno aveva la sua, ognuno aveva vissuto vite irregolari drammatiche avventurose, ci si strappava le parole di bocca").
Dès 1923, Italo Svevo fait entendre sa petite musique ...
Ettore Schmitz, dit Italo Svevo (1861-1928)
Si tous les héros de Svevo sont à la fois des médiocres et des victimes, dans "La Coscienza di Zeno", Zeno Cosini découvre avec une surprise amusée tous
les avantages qu’il peut y avoir à être un « homme sans qualités ». On a dit de lui qu'il cherchait à se connaître, non pour agir, mais pour éviter de se changer. "La vie n'est ni belle ni
laide, elle est originale", et sa biographie semble se résumer à "soixante-sept longues années à peu près immobiles, point d'aventures, presque pas de guerre, une succession d'échecs littéraires,
une vie de bureau, de mélancolie profonde, d'hypocondrie caractérisée" : "ce n'est pas l'activité qui me rend vivant, c'est le rêve", explique-t-il à sa femme.
Italo Svevo, de son vrai nom Ettore Schmitz, est né à Trieste d'une mère italienne et d'un commerçant juif d'origine rhénane, Triestin de langue donc mais
Allemand de culture, car Trieste à l'époque dépend de l'empire Austro-hongrois : ses futurs détracteurs lui reprochèrent par le suite de mal connaître l'italien et sa situation paradoxale,
marginale par rapport la société littéraire italienne de son temps mais ouverte à quelques expériences de la culture européenne (Freud, Joyce, Flaubert, Zola, Schopenhaueur), l'isola tant au
niveau du style (son écriture est naturaliste à une époque où le symbolisme est en vogue) que de sa vie. Envoyé faire des études commerciales en Allemagne, dans le collège de Segnitz, près
de Würzburg, il se découvre une vocation littéraire et théâtrale, mais accepte d’entreprendre la carrière commerciale à laquelle le destine son père. Il écrit malgré tout, son premier roman, "Une
vie" (Una vita, 1892), retrace la vie et le drame d'un jeune homme de la campagne incapable de s'adapter à la vie moderne de Trieste, qui le porteront au suicide : c'est la traduction de sa grise
expérience d'employé dans la succursale triestine de la banque Union de Vienne où il travailla jusqu'en 1899. Quelques mois après la mort de sa mère (1895), il se fiance avec Livia Veneziani,
fille unique d’un riche industriel, et l’épouse en 1896. L’aisance matérielle lui redonne le loisir et le goût d’écrire, mais son second roman, "Sénilité" (Senilità, 1898), est encore plus mal
accueilli que le précédent: il met en scène le personnage falot d'un petit employé provincial rêvant de gloire littéraire, Emilio Brentani, que sa très jeune maîtresse, Angiolina, trompe avec le
sculpteur Stefano Balli. Malgré son insuccès, il persiste, encouragé par James Joyce, et publie en 1923 "la Conscience de Zeno" (La Coscienza di Zeno), long roman d'introspection autobiographique
qui se présente comme une autoanalyse visant à contester l'efficacité de la psychanalyse de Freud. James Joyce réside en effet à Trieste de 1904 à 1915 et y écrit "Ulysse" : on a noté que le
personnage de Bloom (dans Ulysse) présente de nombreuses analogies avec Italo Svevo, et que Livia Veneziani Svevo deviendra Anna Livia Plurabelle dans "Finnegans Wake". Zeno fut traduit en
français dès 1928, Joyce ayant vanté les romans de Zeno à Valéry Larbaud.
Avant de mourir, en 1928, dans un accident de voiture, Svevo avait projeté un nouveau roman, "les Mémoires du vieillard" (Le Memorie del vegliardo), qui
aurait dû être la suite de Zeno. Ses nouvelles, ses essais et son théâtre ont été rassemblés après sa mort : le Bon Vieux et la belle enfant (La Novella del buon vecchio e della bella fanciulla e
altri scritti, 1929), Corto viaggio sentimentale e altri racconti inediti (1949), Saggi e pagine sparse (1954), Commedie (1960) ; ainsi que son journal de 1896 (l’année de ses fiançailles) :
Diario per la fidanzata (1962), et sa correspondance : Epistolario (1967) où se distinguent, par leur nombre et leur intérêt, les lettres à sa femme, Livia Veneziani. En 1928, Trieste faisait
désormais partie de l'Italie...
Une vie (Una vita, 1892)
Une vie, d'abord titré "Un incapable" conte l'histoire d'un petit employé angoissé et pauvre qui séduit, par le biais de la littérature, la fille de son
patron et se suicide quand il découvre qu'il va devoir l'épouser.
Senelità (Senilità, 1898)
Passé inaperçu lors de sa publication, considéré aujourd'hui comme le chef d'oeuvre de Svevo, le roman est une brillante étude de l'amour impossible, écrit
avec simplicité et mêlant dialecte et italien. Pour Svevo, en effet, la vie est pleine de choses redoutables, les gestes les plus simples sont compliqués, et le voici qui s'engage dans un récit
contre-nature. Emilio Brentani, fort de ses ambitions littéraires, vit à Trieste et partage avec sa soeur, Amalia, une vie monotone. A 67 ans, il tombe amoureux d'une belle jeune fille, modeste,
Agiolina. Cette relation devient rapidement passionnelle, obsessionnelle, d'autant qu'Agiolina se révèle plus inconsistante qu'il ne paraît ("Tu sais que tu ne me dégoûtes pas.", lui
murmure-t-elle), et ce d'autant plus qu'il entre en compétition avec son ami Balli, un sculpteur, que sa soeur Amalia se met aussi à aimer secrètement. Mais Amalia renonce progressivement à la
réalité, à l'image de son frère, s'enferme dans le désespoir et ne tarde pas à mourir après s'être intoxiquée à l'éther. Torturé par les remords et dégoûté des trahisons d'Angiolina, Emilio se
retrouve seul, immergé dans la grisaille d'une existence sans espoirs, se laisse vivre en s'abandonnant à des souvenirs imaginés ...
"Tout de suite, par les premiers mots qu'il lui adressa, il tint à la prévenir qu'il ne voulait pas s'engager dans une liaison trop sérieuse. Voici à peu près ce qu'il lui dit : "Je t'aime beaucoup et, dans ton intérêt, je désire que nous nous mettions d'accord pour agir avec une extrême prudence." Phrase si prudente en vérité qu'il était difficile de la croire inspirée par l'amour d'autrui. Avec un rien de franchise, elle fût devenue : « Tu me plais beaucoup, mais dans ma vie tu ne pourras jamais avoir d'autre importance que celle d'un jouet. J'ai des devoirs, moi! J'ai ma carrière, j'ai ma famille... »
Sa famille? Une unique sœur, aussi peu encombrante que possible, physiquement et moralement, petite et pâle, plus jeune que lui de quelques années, mais plus vieille par son caractère - ou peut-être par destin. Des deux, c'était lui l'égoïste, l'être jeune. Elle ne vivait que pour lui, avec l'abnégation d'une mère. Néanmoins, quand il parlait d'elle, on sentait qu`elle occupait une grande place dans sa vie, que son sort était lié au sien, pesait sur le sien. Les épaules chargées de cette lourde responsabilité, il traversait l'existence avec précaution, évitant les périls, mais laissant aussi de côté les joies. A trente-cinq ans son âme était en proie, encore, à l'amertume de n'y avoir pas goûté; il éprouvait une grande peur de lui-même et de sa propre faiblesse dont à vrai dire il avait plutôt conçu le soupçon qu'il n'en avait fait l'expérience.
Sa carrière était chose plus complexe : elle comportait deux ordres d'activités et rendait à deux fins bien distinctes. D'un modeste emploi dans une compagnie d'assurances, Émilio Brentani tirait tout juste l'argent nécessaire à l'entretien de son petit ménage. Quant à son second métier, celui d'écrivain, il ne lui rapportait d'autre bénéfice qu'un semblant de réputation, de quoi satisfaire non pas une ambition certes, mais une vanité. A vrai dire, il lui coûtait encore moins d'effort que le premier. Depuis le temps déjà lointain où il avait publié un roman que la presse locale avait couvert d'éloges, il n'avait plus rien produit. Non par défiance de soi; par inertie plutôt. Le roman, imprimé sur mauvais papier, avait jauni en d'obscures librairies, mais, tandis que sa publication avait été saluée comme une «grande espérance», il valait maintenant, par lui-même, à son auteur une sorte de bon renom littéraire et figurait au bilan artistique de la ville. Le premier jugement n'avait pas été rapporté : il s'était modifié par une lente évolution. La très claire conscience qu'avait Émilio de la nullité de son œuvre l'empêchait de se faire gloire du passé, mais l'artiste chez lui, tout ainsi que l'homme, croyait en être toujours à la période « préparatoire »; au plus secret de son cœur, il se considérait comme un puissant mécanisme génial en construction, non encore en activité. Comme si le temps des belles énergies n'était pas, pour lui, révolu, il vivait dans l'attente impatiente de deux choses : l'une devait surgir de son cerveau, l'autre lui viendrait du dehors. L'art était la première et la seconde était le succès - la fortune.
Angiolina - une blonde aux yeux bleus, grande, forte, mais d'une taille élancée et flexible, le visage illuminé de vie, la peau ambrée, avec un fond de teint rose, signe d'une santé florissante - marchait à côté de lui la tête penchée sous le turban d'or de sa chevelure; elle regardait le sol qu'elle frappait à chaque pas du bout de son ombrelle comme pour en faire jaillir un commentaire aux paroles qu'elle entendait. Quand elle crut avoir compris, elle dit avec un regard en dessous, un peu timide : « C'est étrange! jamais personne ne m'a parlé ainsi. » Mais elle n'avait pas compris vraiment et elle se sentait flattée de voir Émilio assumer une tâche qui n'était pas la sienne : celle d'éloigner d'elle le péril. L'affection qu'il lui portait eut soudain à ses yeux un air de fraternelle douceur.
Ces principes une fois posés, l'autre se sentit tranquille et reprit un ton plus adapté à la circonstance. Il laissa tomber sur la tête d'Angiolina une pluie de déclarations lyriques, - belles phrases mûries par son désir et affinées au cours des ans, mais qui, à les dire, lui semblaient aussi fraîches et neuves que si elles fussent nées en cet instant, sous le rayon de cet œil bleu. Il éprouva que depuis très longtemps il n'avait plus cherché à tirer de lui-même et à composer des idées et des mots. Quel soulagement que ce retour à une action créatrice! Diversion dans sa morne existence; étrange sentiment d'une halte, d'une paix retrouvée. La femme entrait dans sa vie.
Rayonnante de beauté et de jeunesse, elle allait l'illuminer tout entière, plongeant dans l'oubli un triste passé de désirs et de solitude et ouvrant un avenir de joie. Certes non, elle ne compromettrait pas son avenir!..."
La Conscience de Zeno (La Coscienza di Zeno, 1923)
C'est l'autobiographie d'un certain Zeno, écrite dans le cadre de Trieste, devenue italienne après la Grande Guerre, publiée par son psychanalyste, et
assortie de considérations peu flatteuses sur la personnalité du patient : "Je le publie par vengeance et j'espère, dit le docteur S., qu'il en sera furieux." Zéno ne possède en effet aucune
volonté et tourne en dérision son incroyable incapacité à contrôler son existence. Lorsqu'il décide que le mariage pourrait le guérir de son mal-être, il demande sa main à la belle Ada, mais va
épouser sa soeur, la laide Augusta. Et Zeno va ainsi, comme il le peut, se donner des interdits qu'il va transgresser rituellement.
"Nella mia vita ci furono varii periodi in cui credetti di essere avviato alla salute e alla felicità. Mai però tale fede fu tanto forte come nel tempo in cui durò il mio viaggio di nozze eppoi qualche settimana dopo il nostro ritorno a casa. Cominciò con una scoperta che mi stupí: io amavo Augusta com’essa amava me. Dapprima diffidente, godevo intanto di una giornata e m’aspettavo che la seguente fosse tutt’altra cosa. Ma una seguiva e somigliava all’altra, luminosa, tutta gentilezza di Augusta ed anche – ciò ch’era la sorpresa – mia. Ogni mattina ritrovavo in lei lo stesso commosso affetto e in me la stessa riconoscenza che, se non era amore, vi somigliava molto. o. Chiavrebbe potuto prevederlo quando avevo zoppicato da Ada ad Alberta per arrivare ad Augusta? Scoprivo di essere stato non un bestione cieco diretto da altri, ma un uomo abilissimo .."
"Il y eut plus d’un moment dans ma vie où je crus être sur le chemin du bonheur et de la santé. Mais ce sentiment ne fut jamais plus fort
que pendant mon voyage de noces et les quelques semaines qui suivirent notre retour à la maison. Pour commencer, je fis une découverte qui me stupéfia : j’aimais Augusta ! Je l’aimais comme elle
m’aimait. À vrai dire, je demeurai d’abord en défiance. Heureux de la bonne journée présente, je m’attendais à un tout autre lendemain. Mais les jours se suivaient, également lumineux, sans que
se démentît la gentillesse d’Augusta ni – ô surprise ! – la mienne. Chaque matin, je retrouvais chez ma femme le même élan affectueux, et en moi cette même gratitude qui, si elle n’était de
l’amour, y ressemblait beaucoup. Qui aurait pu s’attendre à cela quand j’avais boitillé d’Adeline à Alberte pour aboutir à Augusta ? Donc, je n’avais pas été la grosse bête aveugle qui se laisse
mener où l’on veut, mais au contraire un homme très habile. Me voyant tout émerveillé, Augusta me dit :
— Pourquoi t’étonnes-tu ? Ne savais-tu pas que l’amour vient après le mariage ? Je ne l’ignorais pas, même moi qui suis bien moins savante que
toi.
Je ne sais si c’est avant ou après l’amour que s’éveilla dans mon coeur une espérance, la grande espérance de pouvoir un jour ressembler à Augusta qui
était la santé personnifiée. Pendant nos fiançailles, je ne m’étais pas aperçu de cette santé radieuse, absorbé que j’étais par l’étude de moi-même, puis d’Adeline et de Guido. La lampe à pétrole
du salon n’était jamais arrivée à illuminer la pauvre chevelure d’Augusta.
Et maintenant, ce n’est pas seulement à sa rougeur que je pensais. Quand celle-ci s’évanouit, aussi simplement que les couleurs de l’aurore
disparaissent sous la lumière directe du soleil, Augusta avança d’un pas assuré sur la voie qu’avaient parcourue ses soeurs sur cette terre, ces femmes qui peuvent tout trouver dans la loi et
l’ordre ou sinon renoncent à tout. Je l’aimais pour cette belle confiance, pour cette sécurité que je savais bien précaire, puisqu’elle était fondée sur moi, mais que je devais considérer avec la
même modestie prudente que les expériences de spiritisme : si cela pouvait être, la confiance dans la vie pouvait également exister.
Malgré tout, elle m’étonnait. Augusta semblait vraiment croire que la vie était éternelle. Ce n’était pas qu’elle affirmât rien de tel. Mais elle
s’étonna que moi, qui avais horreur des erreurs avant que je n’eusse aimé les siennes, j’ai ressenti le besoin de lui en rappeler la brièveté. Allons donc ! Elle savait que tout le monde devait
mourir, mais cela n’empêchait pas qu’étant mari et femme, nous resterions ensemble, ensemble, ensemble. Elle ignorait donc que lorsque, en ce monde, on s’unissait, cela arrivait pour une période
si courte, si courte, si courte qu’on ne comprenait pas comment on en était arrivés à se tutoyer après être restés sans se connaître pendant un temps infini, et prêts à ne plus jamais se revoir
pendant un temps tout aussi infini. Je compris finalement ce qu’était la santé parfaite quand je devinai que la vie présente était pour Augusta une vérité tangible où l’on peut se mettre à l’abri
et se tenir au chaud. J’essayai d’être admis dans ce monde clos et d’y résider à mon tour, bien décidé à m’abstenir des critiques et des railleries qui étaient les signes d’une maladie dont je ne
devais pas infecter celle qui s’était confiée à moi. Mon effort pour la préserver me permit d’imiter quelque temps les réflexes d’un homme sain.
Toutes les choses qui font désespérer, elle les savait comme moi, mais quand elle les prenait en main, ces choses-là changeaient de nature. La terre
tourne : est-ce une raison d’avoir mal au coeur ? Pas du tout. La terre tourne, mais tout reste en place. Et tout ce qui faisait partie de ce monde immuable avait pour elle une importance énorme
: son alliance, ses bijoux, ses robes, la verte, la noire, la robe d’après-midi qui rentrait dans l’armoire aussitôt après la promenade, et celle du soir que, sous aucun prétexte, elle n’eût
portée dans la journée ni quand je n’acceptais pas de me mettre en habit. Et les heures des repas, aussi immuables que celles du lever et du coucher ! Ces heures avaient comme une existence
réelle ; c’étaient des êtres qu’on trouvait là, toujours à leur poste.
Le dimanche, elle allait à la messe. Je l’accompagnais quelquefois pour voir comment elle supportait les images de la douleur et de la mort. Mais ces
images n’existaient pas pour elle, et de sa visite à l’église elle emportait de la sérénité pour toute la semaine. Elle allait encore aux offices certains jours de fête qu’elle connaissait par
coeur et c’était tout. Si j’avais eu de la religion, moi, je serais resté à l’église toute la journée, afin d’être assuré de la béatitude éternelle...."
Court voyage sentimental et autres récits (Racconti)
"Il ne faut pas laisser les trois grands romans de Svevo éclipser ses autres écrits : ceux-ci jalonnent une existence qui s'est passionnément identifiée au
besoin d'écrire, et leur connaissance est indispensable à la juste approche de l'homme et de son art narratif. Écartant les ébauches, et les brouillons, le présent volume rassemble tous les
récits achevés de Svevo encore inédits en français.
Les cinq premiers de ces écrits sont antérieurs à La Conscience de Zeno, les cinq autres en sont le prolongement, sinon la suite. Le premier de tous,
antérieur même à Une vie, a beau être habillé selon le naturalisme de l'époque, on y perçoit déjà le don, si caractéristique, de Svevo, de rendre sensible la logique intime de comportements en
apparence contradictoires. Suivent : La Tribu, d'inspiration délibérément politique, et qui marque le détachement de l'auteur à l'égard du socialisme, dont il avait été proche ; Le Spécifique du
docteur Menghi, véritable récit de science-fiction sur le thème de l'élixir de longue vie, d'un pessimisme achevé ; La Mère, texte bref, d'une importance capitale, et dont une lecture
«psychanalytique» pourrait seule rendre compte de façon satisfaisante ; Court voyage sentimental enfin, confession spontanée, où le mouvement d'une sincérité intense tente de se substituer à
celui de l'invention narrative." (Editions Gallimard)
Elio Vittorini (1908-1966)
Ecrivain et critique littéraire, Vittorini a marqué la littérature italienne de l’après-guerre dans nombre de revues et des activités d'éditeur qui
l'amenèrent, avec Italo Calvino, à jouer un grand rôle dans l’essor du roman néoréaliste. L'homme de lettres s'est construit dans l'Italie du fascisme et de la Seconde guerre mondiale :
alors que ses premières œuvres sont celle d'un "partisan" prônant une sorte de fascisme "de gauche", il évolue au fil de ses expériences, se sentant comme dépossédé de toute
espérance devant une oppression politique constante, la puissance de l'idéologie et la misère ambiante , le poids de la nécessité d'un choix que l'atmosphère politique semble imposer :
sa littérature, souvent déconcertante dans ses procédés romanesques, butte aux frontière d'une réalité qui lui échappe, rejetant au bout du compte comme vain tout engagement ou esprit critique,
contestant même la possibilité d'un regard lucide sur un monde alors d'une instabilité profonde.
Né à Syracuse d'un père cheminot qu'il suit partout dans ses déplacements, Elio Vittorini passe ainsi son enfance le long d'une voie ferrée, fugue à
dix-sept ans jusqu'en Vénétie, renonce aux études et devient tour à tour ouvrier sur un chantier de construction, puis ouvrier typographe. Il s’installe à Florence
où il collabore aux principales revues littéraires, publie le recueil de nouvelles "Piccola borghesia" (Les Petits-bourgeois, 1931), puis son
premier roman en feuilleton "L’œillet rouge" (1933), récit d'une éducation sentimentale à l'époque de la montée du fascisme. Comme Cesare Pavese, il va contribuer à faire
connaître en Italie la littérature américaine par ses traductions et éditions, dont en 1941 l’anthologie Americana, interdite par la censure fasciste. C’est en 1941 que
paraît son roman le plus célèbre, "Conversation en Sicile". suivi de "Uomini e no, 1945 (Les Hommes et les autres), "Il Sempione strizza l'occhio al Frejus", 1947 (Le Simplon fait un clin d'œil
au Fréjus), "Diario in pubblico", 1957 (Journal en public).
L'Œillet rouge (Il garofano rosso, 1948)
Ce livre a une histoire. Vittorini était âgé de vingt-quatre ans lorsqu'il commença, en 1933, de l'écrire et il en avait à peine rédigé la moitié que la
revue Solaria, de Florence, en entreprenait la publication. Le troisième feuilleton ayant provoqué la saisie de la revue, les suivants ne purent paraître que profondément mutilés par la censure
préalable. La publication en revue achevée, Vittorini réécrivit toutes les parties du roman altérées par la censure, en vue de l'édition du roman en volume. Travail de révision double, car, s'il
visait à restituer au livre le langage et le ton qui lui étaient propres, il tenait compte aussi, bien entendu, des interdits manifestés par la censure. C'est ce troisième état du manuscrit qui
fut soumis à l'examen des autorités de Rome. Des années passèrent, et Vittorini venait d'écrire son œuvre majeure, Conversation en Sicile, et ne se souciait plus de L'œillet rouge, lorsque, en
1938, le manuscrit lui revint accompagné d'une interdiction définitive. II ne devait finalement paraître en volume dans cette troisième version, que l'auteur, alors âgé de quarante ans, se refusa
à juste titre à retoucher encore une fois, qu'en 1948. Vittorini le faisait suivre d'une longue postface qui nous livre, outre l'histoire et la critique de ce livre, son art poétique
personnel.
Si l'auteur se montre, dans cette postface, relativement sévère pour ce roman de jeunesse, c'est sans doute qu'il pense avoir trouvé avec la prose lyrique
et les incantations de Conversation en Sicile son style définitif. L'œillet rouge, à son jugement, ne serait pas un «vrai livre», mais plutôt un «document» et précisément un document sur
«l'attirance qu'un mouvement fasciste peut exercer [...] sur les jeunes». Le lecteur d'aujourd'hui peut à l'inverse y trouver, sous la surcharge des différentes techniques d'écriture mises en
œuvre (où d'ailleurs se rencontre déjà celle qui régnera sur Conversation), à travers l'exubérance juvénile des épisodes, une passionnante éducation sentimentale et politique, qui tient à la fois
du roman d'aventures et du roman de formation (et même du conte initiatique : voir la rencontre du jeune héros avec la «femme de mauvaise vie» Zobeida dans la maison de tolérance). Il s'agit en
vérité de l'un de ces livres rares et précieux que certains grands écrivains n'auront pu écrire que dans leur jeune âge, au moment où le génie impersonnel de la jeunesse les guide encore autant
ou plus que ce qui était voué à se dégager plus tard en eux comme leur génie propre. " (Editions Gallimard)
Conversation en Sicile (Conversazione in Sicilia, 1941)
Le livre le plus célèbre d'Elio Vittorini raconte le voyage initiatique de Silvetro Ferrauto, un typographe de Milan qui entreprend un voyage vers sa Sicile
natale.
«- À quelle heure pars-tu ? me demanda ma mère.
La Sicile était devenue immobile et j'en souffrais, je répondis que je voulais arriver à temps pour partir le soir même de Syracuse.
-Tu es contente que je sois venu te voir ? lui demandai-je.
Et elle me dit : "Cela va de soi. Ça fait plaisir de parler avec un de ses fils, au bout de quinze ans..." Un bruissement d'eau qui débordait l'amena de
nouveau vers le fourneau, vers tous les objets de sa solitude. Elle continua : "Les années vont et viennent, les enfants vont et viennent...».
Les hommes et les autres (Uomini e no, 1947)
«Je pourrais découvrir comment il y a, dans les plus délicats rapports entre les hommes, une continuelle pratique de fascisme, où celui qui impose croit
seulement aimer et celui qui subit croit, en subissant, faire tout juste le minimum, pour ne pas offenser. Je pourrais peut-être montrer comment il y a, dans cela, la plus subtile, mais aussi la
plus cruelle, des tyrannies, et la plus inextricable des servitudes ; lesquelles, toutes les deux, tant qu'on les admettra, pousseront à admettre toutes les autres tyrannies et toutes les autres
servitudes des hommes pris séparément, des classes et des peuples entre eux.»
"Uomini e no", le titre italien de ce roman, signifie que nous, les hommes, pouvons aussi être des «non-hommes». Il vise à rappeler qu'il y a, en l'homme,
de nombreuses possibilités inhumaines. Récit de résistance où les communistes s'opposent aux nazis et aux fascistes, Les hommes et les autres est à la fois un roman engagé et un texte
expérimental et poétique. Il pose la question de l'humaine inhumanité et de la barbarie, mais aussi et surtout celle, incertaine, de l'engagement littéraire." (Editions Gallimard)
Les villes du monde (Le Città del mondo)
"Commencée très probablement en 1952, la rédaction de ce grand roman fut interrompue en 1955, et Vittorini, que la mort de son fils Giusto avait durement
touché, ne devait jamais la reprendre. C'est donc là une œuvre qu'il faut dire inachevée, non sans insister toutefois sur le fait que, délibérément conçue par Vittorini comme capable d'un
développement indéfini (il lui arriva dans les années cinquante de la désigner comme «work in progress»), elle était peut-être interminable par nature.
Par le jeu de l'errance perpétuelle où il jette d'emblée les divers personnages qui y paraissent – un berger et son fils, un sculpteur de marionnettes et
son fils, un couple de jeunes mariés, une vieille fille de joie et une adolescente vagabonde... – à travers une Sicile dont il serait vain de se demander si elle est la Sicile d'hier, la Sicile
antique ou la Sicile «de toujours», et qui est bien plutôt une négation du lieu, lieu de passage, monde en diaspora, le livre prend la double dimension de l'épopée et de l'utopie. Utopie sans
prophétie, épopée dont les épisodes seraient des idylles plutôt que des hauts faits. En cela, le roman exprime la longue marche que fut aussi toute la vie d'Elio Vittorini lui-même, marche
d'amitié vers ce qui pourrait être la Ville, la vraie Ville du genre humain." (Editions Gallimard)
Brancati Vitaliano (1907-1954)
Né dans un petit village situé à la pointe sud de la Sicile, Brancati finit ses études à Catane puis gagne Rome, fasciné "sentimentalement" par le parti national fasciste et Mussolini. Mais dès la fin de 1934, il rejette ses premiers écrits et exprime un dégoût du fascisme dans "Les Années perdues "(1934-1936) et que l'on retrouvera dans ses livres suivants. En 1937, devenu professeur, il reourne en Sicile, s'adonne à l'enseignement et à l'écriture, semblant foncièrement atteint et déprimé par son expérience de Rome.
Dès lors, tous ses romans sont imprégnés de cette atmosphère sous-jacente d'oppression et de critique du régime fasciste : il met ainsi en scène la petite
et la moyenne bourgeoisie de cette vie de province dans laquelle il tente de retrouver les racines du comportement fasciste qui l'obsède. Il semble que ce soit sous l'angle de l'esthétique et de
l'étroitesse des milieux sociaux que Vitaliano relève le point d'attaque.
En 1941, il revient à Rome. "Don Juan en Sicile" (Don Giovanni in Sicilia, 1942) est le portrait incisif du « mâle sicilien », Giovanni Percolla, qui, après
une jeunesse d'ennui vécue dans les bars de Catane à parler des échecs et du Nord lointain, épouse une femme qui réussit à l'entraîner à Milan. Il passe alors de l'apathie sicilienne à
l'efficienza milanaise, mais un retour dans sa région natale lui redonne en quelques jours le goût de la sieste, du bavardage et des pleutreries du mâle sicilien. Le roman sera adapté au cinéma
en 1967 par Alberto Lattuada. Dans les années qui suivent, il rencontre et épouse Anna Proclemer.
Brancati élargit son analyse à la bourgeoisie italienne en général, et sa critique de la politique fasciste devient encore plus directe avec "Le Vieillard
aux bottes" (Il Vecchio con gli stivali, 1945) : un petit employé réussit une modeste carrière grâce aux combines que tolère le régime ; à la Libération, il est victime de l'épuration après avoir
été dénoncé par ses anciens supérieurs qui effacent habilement toutes les traces de leurs anciennes escroqueries.
Dans "Le Bel Antonio" (Il Bell'Antonio, 1949), c'est toujours la bourgeoisie de Catane qui est présentée avec ses mythes de puissance et sa soif de possession : les mécanismes psychologiques du fascisme sont ici démontés et leur essence dérisoire est mise au jour grâce au personnage d'Antonio, jeune homme beau et impuissant dont l'échec total, comme celui du régime, ne peut aboutir qu'à une image socialement et esthétiquement morbide. Le roman adapté au cinéma par Mauro Bolognini,en 1960, avec Marcello Mastroianni et Claudia Cardinale. La notoriété de Brancati débute à cette époque. Dans "Les Ardeurs de Paolo" (Paolo il caldo, 1955), le thème de l'auto-destruction à travers le sexe marque le scepticisme radical de Brancati à l'égard d'une société capitaliste qui ne laisse aucune chance, sinon celle de l'obsession érotique sous son aspect macabre et tragique : le roman, inachevé, sera précé par Alberto Moravia, et sera adapté en 1973 au cinéma par Marco Vicario. Brancati meurt en effet prématurément en 1954 après s'être séparé de son épouse. Enfin, comble de son désenchantement total, son pamphlet, "Ritorno alla censura" (1952), constitue une violente attaque contre l'Italie démocrate-chrétienne en laquelle il ne peut croire.
Alberto Moravia (1907-1990)
Atteint d'une tuberculose osseuse à huit ans, Alberto Moravia est de ces écrivains dont la destinée littéraire est sans doute liée à la maladie. Le sentiment de la fragilité de sa propre existence, le fait d'être tôt coupé des autres et de son milieu ont joué dans la manière dont son talent s'est exprimé en contribuant à forger son regard original et profondément décentré. Il écrit à vingt ans son premier roman, "Les Indifférents", dans le sanatorium de Bressanone, au nord de l'Italie. Il s'agit d'un roman existentialiste avant la lettre qui restera la référence idéologique et littéraire la plus marquante de l'œuvre de Moravia. En 1935, lors de la sortie de son deuxième roman (censuré par le régime fasciste), "Les Ambitions déçues", Moravia affirme être animé par «la satire, le dégoût et la dénonciation de tout ce qui constitue la part négative et ignoble de l'homme : à savoir l'indifférence, l'égoïsme, l'avidité, la surdité morale, l'absence de passions et d'idéaux positifs». «Dans la littérature, les solutions existent, pas dans la vie», avait-il ajouté. Une manière de rémission pour celui qui déclarait : «Le passé ne m'intéresse pas, il m'attriste.»
Il sera très rapidement le romancier italien contemporain le plus célèbre, le plus souvent adapté au cinéma - plus de vingt films réalisés par Mario Soldati (La Provinciale, 1953), Vittorio De Sica (La Ciociara, 1960), Mauro Bolognini (Agostino, 1962), Jean-Luc Godard (Le Mépris, 1963), Franco Maselli (Les Indifférents, 1964), Bernardo Bertolucci (Le Conformiste, 1970) etc., le plus traduit.
L'œuvre d'Alberto Moravia dissèque souvent les rapports amoureux, sexuels ou non, charnels ou spirituels, en fouillant de manière distanciée la psychologie de ses personnages. Jouant avec les conventions sociales et leur influence sur les sentiments, ses livres questionnent volontiers la société et le couple dans leurs rapports (Le Mépris, L'Ennui, L'Amour conjugal, La Femme léopard). La matière parfois scabreuse de ses romans et de ses nouvelles est moins superficielle que le succès à scandale qu'elle a souvent entraîné : les personnages velléitaires de cette œuvre sont les produits d'une crise de la société bourgeoise, puritaine et fasciste que Moravia regarde d'un œil impitoyable, mais non dépourvu de complaisance littéraire.
Les Indifférents (Gli Indifferenti, 1929)
Talent précoce, Moravia avait aussi l'impression d'avoir dit dès son premier livre tout ce qu'il pouvait alors dire. Conçus comme une tragédie dont l'action se déroule sur deux jours, mais sans dénouement tragique, le roman est un huis clos entre cinq personnages : Michele et Carla (les indifférents) les enfants d'une veuve encore jeune, vaniteuse et égoïste, Mariagrazia, dont l'amant Leo, homme d'affaires trop bien adapté à un monde dominé par le sexe et l'argent, a tout de l'aventurier cynique. Leo a des vues sur la fille Carla et sur la maison déjà hypothéquée. Ayant bien compris qu'elle exerçait sur lui un attrait, et pour "entamer une nouvelle vie", Carla a décidé de coucher avec Leo le lendemain, jour de ses vingt-quatre ans, relation aux vagues relents d'inceste, Leo se plaisant à la considérer comme sa fille. Sorte de Hamlet au petit pied, Michele tente désespérément de jouer à l'homme de la maison, envisageant même de tuer Leo, tout en se sentant ridicule face à lui. La tragédie confine au mélo, mais Moravia, justement, ne tranche pas. Michele finit par céder aux avances de Lisa, la meilleure amie de sa mère et l'ex-maîtresse de Leo. Le roman oppose ainsi des "adultes" corrompus, Leo, Mariagrazia et Lisa, qui sous des dehors d'honorabilité dissimulent un insatiable désir de jouissance, à une jeunesse apathique, irrésolue, encore indifférente à ce qui va faire d'eux des adultes comme les autres, sans idéaux....
"... Les pires canailleries de Léo ne parvenaient pas à secouer son indifférence. Après un accès de haine simulé, il se retrouvait comme toujours un peu
hébété, le coeur léger, la tête vide. Les trottoirs étaient noirs de monde; la chaussée regorgeait de véhicules; c'était l'heure du trafic le plus intense. Sans parapluie. Michel marchait
lentement comme par un beau jour de soleil, flânant devant les vitrines, regardant les femmes et les réclames lumineuses suspendues dans l'obscurité; mais, quelque effort qu'il fît, il n'arrivait
pas à s'intéresser à cet éternel spectacle de la rue; l'angoisse qui, sans raison, l'avait envahi tandis qu'il traversait les salons vides du Ritz ne le quittait pas. Sa propre image le
persécutait; il se voyait tel qu'il était réellement, seul, indifférent, misérable. Le désir lui vint d'entrer dans un cinéma. Il y en avait un tout près, très luxueux; sur sa porte de marbre
s'étalait une annonce lumineuse en perpétuel mouvement. Michel s'approcha, regarda les photographies; une histoire chinoise fabriquée en Amérique. Trop stupide. Il alluma une cigarette, reprit
son chemin dans la foule, sous la pluie, découragé. Puis il jetta sa cigarette. Rien à faire. Cependant son angoisse augmentait. Là-dessus, aucun doute possible. Il n'en connaissait que trop les
symptômes: d'abord une vague incertitude, un manque de confiance, un sentiment de vanité, le besoin de s'occuper, de se passionner pour quelque chose; puis, la gorge sèche, la bouche amère, les
yeux fixes; le retour insistant, dans sa tête vide, d'un certain nombre de phrases absurdes, un désespoir furieux et sans illusions. De cette angoisse, Michel avait une peur douloureuse; il
tâchait de ne pas y penser; son désir eût été de vivre comme les autres, dans la minute présente, sans inquiétude, en paix avec lui-même et avec autrui. "Être un imbécile", soupirait-il; mais,
alors qu'il s'y attendait le moins, il suffisait d'un mot, d'une image, d'une pensée pour réveiller son angoisse; l'effort qu'il faisait pour s'en distraire se relâchait soudain; tout espoir de
fuite s'écroulait. Ce soir-là, tandis qu'il suivait pas à pas le trottoir envahi par la foule, il fut frappé, en regardant ces centaines de pieds qui pataugeaient dans la boue, de la vanité de
son propre mouvement. "Chacun de ces passants sait-il où il va, pensa-t-il; il sait ce qu'il veut, il a un but. Et c'est pour cela qu'il se hâte, qu'il se tourmente, qu'il est triste ou joyeux,
qu'il vit... et moi? Moi, rien. Aucun but: que je marche ou que je sois assis, c'est tout pareil." Il ne détachait pas ses regards du sol : vraiment, dans tous ces pieds qui foulaient la boue, il
y avait une sûreté, une confiance en soi qu'il enviait; à ce spectacle, il sentait croître en lui son dégoût pour lui-même. En tous lieux, donc, il ne promenait que son désoeuvrement, son
indifférence? Cette rue pluvieuse, il la parcourait, comme sa vie tout entière, sans foi, sans enthousiasme, les yeux éblouis par l'éclat fallacieux des affiches lumineuses. Quand cela
finirait-il? Il leva les yeux vers ces girandoles idiotes: l'une recommandait une pâte dentifrice, l'autre un vernis pour les chaussures... De nouveau, il baissa la tête: la fange ne cessait pas
de gicler sous les talons des passants, la foule marchait. "Et moi, où vais-je?", se demanda-t-il. Il glissa un doigt dans l'ouverture de son col. "Qui suis-je? Pourquoi ne pas courir, ne pas me
hâter comme les autres? Pourquoi ne pas être un homme instinctif, sincère? Pourquoi manquer de foi?" L'angoisse l'opprimait. Il aurait voulu arrêter un de ces passants, le saisir par la manche et
lui demander où il allait d'un pas si vif; il aurait tant désiré avoir lui aussi un but, même trompeur, et ne plus errer ainsi de rue en rue comme à l'abandon. "Où vais-je?" Obscurité complète.
La tête dans le sac. Il ne savait plus même où il allait. Et pourquoi pas chez lui? Il lui vint une hâte soudaine; mais la rue regorgeait de véhicules. Les autos défilaient lentement, l'une
derrière l'autre, au ras du trottoir. Impossible de traverser. Sous la pluie oblique, les voitures, en deux files opposées, l'une montante, l'autre descendante, attendaient le moment de
s'ébranler pour un nouveau bond en avant. Lui aussi attendit. Alors, parmi les voitures, il en remarqua une, plus grande et plus luxueuse que les autres; à l'intérieur, un homme était assis, très
raide, le buste renversé en arrière, la tête dans l'ombre; un bras couvrait sa poitrine, un bras de femme; et on comprenait que la femme s'était à demi affaissée sur les genoux de l'homme et
s'accrochait d'une main à son épaule, comme une suppliante qui n'ose regarder en face...."
Agostino (Agostino, 1944)
Dans cette nouvelle, Moravia relate la passion incestueuse, quoiqu'innocente, d'un adolescent pour sa mère. Agostino, le narrateur, fait part de son désarroi devant la découverte de la sexualité, la sienne, enfant innocent qui s'aperçoit qu'il n'en est plus un, mais aussi celle qu'il voit se nouer entre une mère vénérée et un jeune garçon de plage. Outre la réalité du sexe, l'adolescent découvre brutalement celle des rapports de classes à travers la haine qu'il suscite chez de jeunes gamins pauvres dont il voulait gagner l'amitié. Trop jeune pour être acteur de sa vie, Agostino demeure un rêveur, nostalgique d'un pays "où il serait accueilli comme le souhaitait son coeur, où il lui serait possible d'oublier tout ce qu'il venait d'apprendre et de le réapprendre après, sans être blessé, ni honteux, d'une façon douce et naturelle qui devait exister, qui était celle qu'obscurément il avait désirée".
"Au début de cet été-là, Agostino et sa mère allaient tous les matins faire une promenade en barque. Les premières fois, la mère d'Agostino faisait
venir un marin avec eux, mais Agostino montrait des signes si évidents du déplaisir que lui causait cette présence que les rames lui avaient bientôt été confiées. Il ramait à présent avec un
plaisir sans mélange sur la mer calme et transparente du matin frais éclos et sa mère, assise en face de lui, joyeuse et sereine comme le ciel et l'eau, lui parlait doucement, tout à fait comme
s'il avait été un homme au lieu d`être un garçon de treize ans. Elle était grande et belle, encore dans la fleur de l'âge et Agostino se sentait tout fier chaque fois qu'ils s'embarquaient tous
les deux pour une de ces expéditions matinales. Il lui semblait que tous les baigneurs de la plage fixaient sur eux des regards
pleins d'admiration pour la mère et d'envie pour le fils. Persuadé d'attirer l'attention générale, il avait l'impression de parler d`une voix plus forte que d'habitude, de se mouvoir d'une façon
particulière, de se trouver enveloppé d'une atmosphère théâtrale, cité en exemple - comme si, au lieu d'être sur une plage, ils avaient été sa mère et lui sur une scène sous les yeux attentifs de
centaines de spectateurs.
Parfois sa mère apparaissait avec un nouveau costume de bain et Agostino ne pouvait s'empêcher de le remarquer à haute voix en souhaitant tout bas en
lui-même d'être entendu par les gens d'alentour ; ou bien elle l'envoyait chercher dans leur cabine un objet oublié et restait debout, toute droite, à l'attendre a côté de leur bateau. Agostino
s'empressait d'obéir, secrètement enchanté de prolonger, ne fût-ce que de quelques minutes, le spectacle de leur embarquement. Enfin ils montaient tous les deux dans la barque, Agostino
saisissait les rames et manœuvrait pour prendre le large. Mais pendant un bon moment encore il restait agité par ces mouvements de vanité filiale.
Quand ils étaient parvenus assez loin de la plage la mère disait au fils de faire halte. Elle mettait son bonnet de caoutchouc, enlevait ses sandales et
se laissait glisser dans l'eau. Agostino la suivait. Tous deux nageaient autour du bateau abandonné, les rames pendantes, en échangeant des propos joyeux qui sonnaient haut et clair dans le
silence inondé de lumière. Parfois, apercevant un bout de liège qui flottait à quelque distance, la mère le désignait au fils comme
but d'un concours de vitesse. Elle laissait Agostino prendre un peu d'avance puis, à grandes brassées, tous deux s'élançaient vers le bout de liège. Ou bien ils jouaient à plonger du haut des
bancs de l'embarcation. L'eau lisse et claire se fendait sous leurs plongeons.
Agostino voyait le corps de sa mère s'enfoncer au milieu d'un vert bouillonnement et vite il plongeait à son tour avec le désir de suivre ce corps
partout, fût-ce au fond des abîmes. Il se jetait ensuite dans le sillage maternel et il lui semblait que, toute froide et fluide qu'elle etait, l'eau gardait trace du passage de ce corps tant
aimé. La baignade finie, tous deux remontaient sur leur bateau ; promenant ses regards sur l'étendue calme et lumineuse, la mère d'Agostino disait : "N'est-ce pas que c'est beau ?" Agostino ne lui
répondait pas parce qu'il sentait bien que le plaisir que lui causaient les beautés à l'entour, c'était à leur profonde entente qu'il le devait surtout. Si cette entente n'avait pas existé, que
serait-il resté, se demandait-il parfois, de toute cette beauté ? Ils s'attardaient encore longtemps à se sécher au soleil qui, à mesure que midi approchait, se faisait de plus en plus ardent.
Puis la mère d'Agostino s'étendait sur la traverse qui reliait les deux coques de leur embarcation et, les cheveux dans l'eau, le visage offert au soleil, les yeux fermés, elle paraissait
s'assoupir tandis qu'Agostino, assis sur un des bancs, regardait autour de lui, regardait sa mère et retenait son souffle dans la crainte de troubler ce sommeil.
Soudain, la dormeuse ouvrait les yeux et disait que c'était un nouveau plaisir de s`étendre comme ça, les yeux fermés et de sentir l'eau glisser et
onduler sous votre dos; ou bien elle demandait à Agostino de lui faire passer une cigarette, ou mieux encore - d'en allumer une et de la lui donner. Toutes choses qu'Agostino exécutait avec une
fervente application.
Ensuite elle fumait en silence et Agostino, lui tournant le dos, se penchait en avant, la tête un peu de biais, afin de voir le petit nuage de fumée
bleue qui indiquait l`endroit où cette tête chère reposait sur l'eau, les cheveux épars. Sa mère n'était jamais rassasiée de soleil, elle lui demandait de ramer et de ne pas se retourner, comme
ça elle pourrait enlever son soutien-gorge et abaisser son maillot sur son ventre pour s'exposer le plus possible à la lumière solaire. Agostino alors en maniant les rames se sentait fier comme si
on lui avait permis de participer à un rite, et non seulement l'idée de se retourner ne lui venait pas, mais ce corps, denudé au soleil derrière lui, lui faisait l'effet d'être enveloppé
d'un mystère entre tous vénérable.
Un matin, la mère d'Agostino était sous leur parasol de plage et, assis sur le sable à côte d'elle, Agostino attendait l'heure de la promenade
habituelle. Soudain l'ombre d'une personne debout lui cacha le soleil. Agostino leva les yeux et vit un jeune homme brun et bronze qui tendait la main à sa mère. ll n'y prit pas garde, sans doute
s'agissait-il d'une ordinaire visite de hasard. Il s'écarta un peu et attendit la fin de la conversation.
Mais au lieu de s'asseoir comme on l'y invitait le jeune homme montrait de la main une barque blanche sur laquelle il était venu et invitait la mère
d'Agostino à faire une promenade avec lui. Agostino était sûr que sa mère allait refuser cette invitation comme elle en avait refusé tant d'autres.
Grande fut donc sa surprise lorsqu'il la vit accepter tout de suite, rassembler ses sandales, son sac, son bonnet et se lever. Elle avait accueilli la
proposition du jeune homme avec la même simplicité, la même gentillesse, la même spontanéité qu'elle montrait dans ses rapports avec son fils. Tout aussi simplement, elle se tourna vers Agostino
qui, resté assis, s'appliquait, tête baissée, à faire glisser du sable de son poing ferme, et lui dit de prendre son bain, qu`elle allait faire un petit tour et reviendrait bientôt. Le jeune
homme, sûr de lui, se dirigeait déjà vers son embarcation et la jeune femme le suivait docilement de sa démarche habituelle, lente, majestueuse et sereine. Agostino, en les regardant s'éloigner,
ne pouvait s'empêcher de se dire que cette fierté, cette vanité, cet émoi qu'il éprouvait quand ils partaient s'embarquer, sa mère et lui, devaient être en ce moment ressentis par le jeune homme.
Il vit sa mère monter dans la barque blanche, il vit le jeune homme se renverser en arrière et conduire en quelques vigoureux coups de rame l'embarcation vers le large. Il vit le jeune homme
ramer et sa mère qui, assise devant lui, les mains appuyées sur le banc, paraissait bavarder. Puis l'embarcation peu à peu se
rapetissa, pénétra dans la lumière éblouissante que le soleil répandait sur les flots et parut lentement s'y dissoudre..." (traduction Flammarion).
La Belle Romaine (La Romana, 1947)
Adrienne est, à seize ans, d'une si parfaite beauté que sa mère veut faire d'elle un modèle. Victime de ce physique, elle ne connaîtra de l'amour que déception et prostitution. Mêlée à une affaire criminelle dont elle connaît le coupable, elle révèle son nom sous le secret de la confession mais reçoit du prêtre l'injonction de dénoncer le meurtrier à la justice. Accablée, la malheureuse cherche des appuis, croit en trouver tantôt dans la police, tantôt auprès des irréguliers avec lesquels son existence la met en contact. En vain.
La Désobéissance (La Desobediencia, 1948)
La Désobéissance est l'histoire de l'initiation sexuelle de Lucan Mansi qui refuse le monde, lui désobéit. Luca grandit dans l’Italie des années quarante. À l’âge de quinze ans, il ressent un malaise persistant. Il est irritable, le moindre détail le plonge dans une colère monstre. Cette nouvelle réalité, qu’il juge brutale, le pousse à remettre absolument tout en question : l’école, les parents, la religion. Une désobéissance totale qui le conduit à ce qu’il nomme le «désir de mort». À son grand étonnement, seule la présence de certaines dames semble le rattacher, presque malgré lui, à la vie. Lorsque Luca tombe malade, une infirmière est appelée à son chevet. C’est avec cette femme, à la fois maternelle et charnelle, qu’il scellera définitivement son initiation. Il pourra rompre ainsi avec l'idée désolante que "c'était cela vivre, cela continuer à vivre : faire avec passion et ténacité des choses absurdes et insensées, pour lesquelles il était impossible de fournir la moindre justification et qui mettaient continuellement ceux qui les faisaient dans un état de servitude, de remords et d'hypocrisie".
L'Amour conjugal (L'amore coniugale, 1949)
Silvio , un riche intellectuel qui mène une vie oisive mais insatisfaisante avec sa belle et jeune épouse Leda, nourrit l'ambition d'écrire un roman
mémorable entièrement dédié à son amour. Ce n'est qu'au bout de l'écriture de son oeuvre, après s'y être éperdument consacré, jusqu'à se réfugier dans une solitude absolue, qu'il découvre que non
seulement le résultat est un échec mais aussi que sa femme, tant aimée, a vécu avec un autre homme une aventure éphémère. Cette longue nouvelle semble railler les illusions de l'intellectuel qui
ne parvient pas à prendre contrôle ni sur la réalité extérieure ni sur sa propre existence. Sublimant sa femme ou s'imposant une abstinence sexuelle sensée nourrir sa créativité, c'est peut-être
au fond la peur panique de la vitalité féminine qui transparaît dans cette défaite : peut-être, lui dira sa femme, reprendras-tu ton roman quand tu nous connaîtras mieux et que tu auras cessé de
nous idéaliser....
"Il faut tout d`abord que je parle de ma femme. Aimer, cela veut dire, entre bien d'autres choses, trouver du charme à regarder et à considérer la
personne aimée. Et trouver du charme non seulement à la contemplation de sa beauté mais encore de ses défauts, qu'ils soient rares ou non. Dès les premiers jours de mon mariage, j`éprouvai un
inexprimable plaisir à regarder Léda (c'est ainsi qu'elle se nomme), à épier son visage et toute sa personne dans ses moindres mouvements et ses plus fugitives
expressions.
Ma femme, quand je l'épousai, avait à peine plus de trente ans. (Depuis et après avoir mis au monde trois enfants, quelques-uns de ses traits ont, je ne
dirai pas changé, mais se sont en partie modifiés.) D'assez haute stature, quoique vraiment pas très grande, elle était belle, avec un corps et un visage assez loin de la perfection. Sa figure
longue et mince avait cet air fuyant, égaré, presque impénétrable qu'ont parfois les déesses classiques dans quelques médiocres
tableaux anciens dont la peinture incertaine est rendue plus hésitante encore par la patine du temps. Cet air singulier, cette beauté insaisissable qui, tel un reflet de soleil sur un mur, ou
l'ombre d'un nuage au-dessus de la mer, pouvait à chaque instant s'effacer, lui venait sans doute de ses cheveux d'un blond métallique, toujours un peu défaits, dont les longues mèches évoquaient
l'envol de la peur, la fuite, envol aussi de ses yeux bleus, immenses, légèrement obliques, avec leur pupille dilatée dont le regard humble et flottant suggérait, comme la chevelure, un état
d'âme craintif et fuyant.
Elle avait le nez long, droit et noble et une grande bouche rouge dont la lèvre inférieure ourlait largement un menton trop petit et dont la ligne
extrêmement sinueuse évoquait une sensualité lourde et sombre. C'était un visage irrégulier et cependant très beau, d'une beauté comme je l`ai dit insaisissable qui, dans certains moments et
certaines circonstances - on la verra plus loin - devenait évanescent. Il en était de même de son corps. Elle avait le buste maigre
et délicat d'une jeune fille ; au contraire, la solidité, la force, l'épanouissement des hanches, du ventre et des jambes dénotaient une vigueur musclée et provocante. Mais cette disproportion,
comme celle du visage, disparaissait sous la grâce d'une beauté qui, comme un air familier et impalpable ou une lumière mystérieusement transfigurante, l'environnait de la tête aux pieds
d'un halo de perfection. C'est étrange à dire, mais parfois, en Ia regardant, il m'arrivait de penser à elle comme à une personne de traits et de formes classiques, sans défauts, toute harmonie,
sérénité, symétrie. Au point que cette beauté, disons spirituelle, faute d'une autre appellation, m'exaltait et m'enchantait. Mais à certains moments, ce voile doré se déchirait et je
m`apercevais alors de ses nombreuses irrégularités, tout en assistant à une pénible transformation de sa personne.
Je fis cette découverte dans les premiers jours de mon mariage et un instant j'eus presque le sentiment d'avoir été trompé comme un homme qui s'est marié
par intérêt et découvre au lendemain des noces que sa femme est pauvre. En effet, une large grimace muette qui paraissait exprimer
de la peur, de l`angoisse, de la répugnance et en même temps un attrait dédaigneux crispait parfois le visage de ma femme. Cette grimace faisait, pour ainsi dire, ressortir violemment
l'ïrrégularité naturelle des traits et donnait à sa physionomie l'aspect repoussant d'un masque grotesque dans lequel, par une bouffonnerie particulière, incongrue autant que pénible, les traits
auraient été exagérés jusqu'à la caricature : la bouche surtout puis les deux rides qui l'encadraient et les narines et les yeux. Ma femme se peignait abondamment les lèvres avec un rouge
écarlate, en outre, étant pâle, elle se fardait les joues. Quand le visage était calme, ces couleurs artificielles ne se remarquaient pas et s'accordaient avec celles des yeux, des cheveux et de
la peau. Mais sous l'effet de la grimace elles paraissaient soudainement crues et voyantes ; alors tout le visage si serein, lumineux et classiquement beau un instant auparavant, évoquait les
traits grotesques et enflammés des masques de carnaval avec en plus je ne sais quoi d`impudique qui dans de semblables convulsions pourraient tenir de la morbidesse, de la chaleur et de
l'excitation de la chair. Et son corps, de même que son visage, avait une manière à lui de dédaigner l'enchantement de la
beauté pour se contorsionner désagréablement Elle se contractait toute dans un mouvement de peur et de dégoût mais en même temps, comme certains danseurs et mimes le font pour exciter le public,
elle allongeait ses bras et ses jambes dans une attitude de défense et de répulsion, puis son corps s'arquait comme pour une invite ou une provocation. Elle semblait alors écarter avec ses bras
un péril imaginaire mais en même temps la véhémente contorsion de ses hanches semblait indiquer que ce péril ou cette attaque ne lui déplaisait pas. L'attitude était choquante et, soulignée
parfois par la grimace du visage, faisait douter qu'il s'agît de la même personne, l'instant précédent si réservée, si sereine et ineffablement belle.
Je dis qu`aimer veut dire chérir dans l'objet de son amour aussi bien les laideurs, s'il y en a, que les beautés. Ces grimaces, ces contorsions, bien
qu'assez disgracieuses, me furent vite aussi chères que le charme, l'harmonie et la sérénité des moments meilleurs. Mais aimer, cela veut dire encore ne pas comprendre, car, s'il est vrai
qu`une force d'amour implique la compréhension, il en est également une autre, plus passionnée, qui vous aveugle devant la personne aimée. Aveugle, je ne l'étais pas, mais il me manquait la
lucidité d'esprit d`un amour éprouvé et ancien. Je savais que dans certaines circonstances ma femme devenait laide et bizarre ; cela me semblait curieux mais, comme tout ce qui la concernait,
aimable, et je ne savais ni ne voulais aller au-delà de cette constatation.
Je dois dire d'ailleurs que ces spasmes n'apparaissaient que très rarement et jamais dans l'intimité de nos rapports. Je ne me souviens pas qu'une de
mes paroles, un de mes gestes ait jamais provoqué en elle cette étrange transformation du visage en masque et du corps en marionnette. Au contraire, c'était dans les moments d`amour qu'elle
paraissait atteindre l'apogée de son invraisemblable et indicible beauté. Il y avait alors dans la pupille dilatée de ses grands yeux un appel humble, doux, soumis, plus expressif que toute
parole. Sa bouche paraissait exprimer, par la sensualité et la sinuosité de ses lèvres, une bonté capricieuse et intelligente et tout son visage accueillait mes regards comme un miroir mystérieux
et rassurant auquel les blonds cheveux épars figuraient un cadre digne de lui. Le corps lui-même semblait se fixer dans sa forme la meilleure, gisant innocent et languide, sans force et sans
pudeur, comme une terre promise qui s'offre aux premiers regards tout ouverte et dorée jusqu'au plus plus lointain horizon, avec ses champs, ses fleuves, ses collines et ses
vallées...."
Le Conformiste (Il Conformista, 1951)
Le Conformiste suit le parcours d'un jeune héritier, Marcello Clerici, adolescent habité par des instincts violents et persuadé d'être "anormal" - il tue des lézards, un chat et finit par tirer sur Lino, le chauffeur de maître pédophile et prêtre défroqué qui l'avait agressé sexuellement, ce qui avait, par ailleurs, fait prendre conscience à Marcello de ses tendances homosexuelles. Terrorisé par le sentiment d'être différent des autres, Marcello décide, une fois adulte, de devenir comme tout le monde, irréprochablement normal. Dans l'Italie de Mussolini, être normal cela veut dire être fasciste. Marcello a mis le doigt dans un engrenage qui le conduira très loin.Le livre ne connut pas le succès des autres romans de Moravia parus après guerre.
Le Mépris (Il Disprezzo, 1954)
Le Mépris est la parabole de sa liaison avec sa première épouse, la romancière Elsa Morante, où s'opposent désir amoureux et probité artistique. Moravia raconte l'histoire d'un jeune écrivain, Riccardo, qui aimerait se consacrer à l'écriture de pièces de théâtre, mais qui, pour vivre, doit rédiger des critiques de cinéma, et d'Emilia, sa jeune épouse, une dactylo casanière et ordonnée, qui aspire à un bonheur bourgeois. Après deux années de mariage, Riccardo achète à crédit un appartement, pour satisfaire le désir de confort de son épouse et, croit-il, lui témoigner son amour. Mais, les traites à honorer le rendent anxieux, irritable et le conduisent à accepter la proposition d'un producteur de cinéma, Battista, d'écrire des scénarios pour lui. Un événement anodin - une méprise - transforme la perception qu'a Emilia de son mari. Celui-ci la laisse monter dans le cabriolet à deux places du producteur, Riccardo les suivant en taxi. Emilia est persuadée que son mari la livre au désir de son commanditaire pour s'assurer son emploi. Leurs rapports se dégradent jusqu'à ce qu'Emilia lui exprime son mépris : "Tu as voulu la vérité : eh bien ! je te méprise et tu me dégoûtes." Emilia clame en fait son refus d'être une monnaie d'échange. Riccardo prend conscience qu'en renonçant à son idéal, en acceptant de faire "ce que veulent les autres", il a avalisé le fait que l'argent et la position sociale soient l'unique mesure du mépris de l'autre et de l'estime de soi. Moravia démontrait ainsi comment l'argent, lorsqu'il n'est plus un simple instrument d'échange mais devient le fondement d'une échelle de valeurs unique, détermine les relations entre les êtres.
"DURANT les deux premières années de mon mariage, mes rapports avec ma femme furent, je puis aujourd'hui l'affirmer, parfaits. Je veux dire que pendant ces deux années l'accord complet et profond de nos sens s'accompagnait de cet obscurcissement ou, si l'on
préfère, de ce silence de l'esprit qui, en de telles circonstances, suspend toute critique et s'en remet à l'amour seul pour juger la personne aimée. Emilie me semblait absolument sans défauts et je crois que je paraissais tel à ses yeux. Ou peut-être voyais-je ses défauts et voyait-elle les miens, mais, par une transmutation mystérieuse due à l'amour, ils nous semblaient à tous deux non seulement pardonnables, mais en quelque sorte aimables, comme si au lieu de défauts ils eussent été des qualités d'un genre particulier. Bref, nous ne nous jugions pas : nous nous aimions. L'objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l'aimer et à ne pas la juger. Emilie au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m'aimer. Plus on est heureux et moins on prête attention à son bonheur. Cela pourra sembler étrange, mais au cours de ces deux années j'eus même parfois l`impression que je m'ennuyais. Non, je ne me rendais pas compte de mon bonheur. En aimant ma femme et en étant aimé d'elle je croyais faire comme tout le monde; cet amour me semblait un fait commun, normal, sans rien de précieux, comme l'air que l'on respire et qui n'est immense et ne devient inestimable que lorsqu'il vient à nous manquer. En ce temps-là, si quelqu'un m'avait, fait remarquer que j'étaís heureux, je me serais récrié. Selon toute probabilité j'aurais répondu que je ne possédais pas le bonheur puisque tout en aimant ma femme et étant payé de retour, je n'avais pas la sécurité du lendemain. C'était exact, nous arrivions à peine à nous tirer d'affaire avec mon labeur ingrat de critique de cinéma dans un quotidien de seconde importance et d'autres travaux journalistiques du même ordre. Nous vivions dans une chambre meublée chez un logeur en garnis; l'argent nous manquait souvent pour le superflu et parfois même pour le nécessaire. Comment dès lors aurais-je pu être heureux? En fait jamais je ne me suis autant lamenté qu'à cette époque où - je pus m'en rendre compte plus tard - j'étais pleinement et profondément heureux.
Au bout de ces deux premières années conjugales, nos conditions d'existence finirent par s'améliorer: je fis la connaissance de Battista, un producteur de films et j'écrivis pour «lui mon premier scénario, travail que je considérais alors comme provisoire et qui
devait au contraire devenir ma profession. Au même moment cependant mes rapports avec Emilie commencèrent à se modifier de façon fâcheuse. Mon histoire s'ouvre précisément sur mes débuts dans le métier de scénariste et le premier refroidissement dans nos rapports conjugaux, deux événements presque contemporains et - on le verra plus tard - en relation directe.
Si ma mémoire remonte le cours du temps, il me semble garder un souvenir confus d'un incident qui me parut sur l'heure insignifiant mais qui, par la suite, devait assumer pour moi une importance décisive. Je me vois sur le trottoir d'une rue du centre de la ville. Emilie, Battista et moi avons dîné au restaurant et Battista nous ayant proposé de finir la soirée chez lui, nous avons accepté. Nous sommes tous trois devant l'auto de Battista, une voiture rouge de grand luxe mais étroite et n'ayant que deux places. Battista, déjà assis au volant, se penche et ouvre la portière en disant: « Je regrette, mais je n'ai qu'une place... Molteni, vous devriez venir par vos propres moyens... à moins que vous ne préfériez m'attendre ici; en ce cas, je reviendrai vous prendre. - Emilie est à mes côtés, elle a une robe de soie noire, décolletée et sans manches, la seule qu'elle possède, et elle tient sur le bras son manteau de fourrure. Nous sommes en octobre et il fait encore chaud. Je la regarde et, je ne sais pourquoi, je remarque que sa beauté d'ordinaire sereine et placide est comme empreinte d'une inquiétude, d'une sorte de trouble insolite. Je dis gaiement: « Emilie, va donc avec Battista... Je vous rejoins avec un taxi. ›› Emilie me regarde, puis répond lentement sur un ton de contrainte : « Ne vaudrait-il pas mieux que Battista nous précède et que nous prenions tous deux un taxi? ›› Battista passe la tête en dehors de la portière et s'exclame en plaisantant : « C'est gentil! Vous voulez me laisser tout seul!... -- Non, réplique Emilie, seulement... ›› Et tout à coup je m'aperçois que son beau visage si calme et harmonieux d'habitude s'est assombri et paraît décomposé par une perplexité presque douloureuse...."
L'Ennui (La Noia, 1960)
Riche bourgeois romain de trente-cinq ans, Dino est un peintre raté. Par désoeuvrement et par curiosité, il devient l'amant de Cecilia, un jeune modèle de dix-sept ans. Cette liaison semble destinée à sombrer dans le gouffre de l'ennui quand soudain tout bascule : Dino est happé par une étrange passion pour Cecilia qu'il ne comprend pas. Dans ce roman simple et fort publié en 1960, Alberto Moravia revient à l'un des thèmes centraux de son oeuvre : la crise des rapports de l'homme et de la réalité. Il analyse avec lucidité mais non sans poésie l'incapacité de son personnage à accepter le monde extérieur et à communiquer avec lui.
"... Ainsi je m'approchais peu à peu de la vérité, ou tout au moins j'avais l'impression de m'en approcher. Pourtant, je restais insatisfait.
L'idée que Cecilia était une fille quelconque comme il y en a tant et que Balestrieri avait vu en elle des choses qui n'y étaient pas et en était mort, cette idée simpliste était assez tentante;
outre tout le reste elle expliquait aussi pourquoi, contrairement à Balestrieri, je ne parvenais à éprouver pour Cecilia qu'une
simple attraction physique. Toutefois, sans savoir même pourquoi, cette explication ne me satisfaisait pas entièrement. Comme si en expliquant tout, elle n'expliquait rien ; et de toute façon
laissait sans solution la question de Cecilia, c'est-à-dire du contraste entre son effective simplicité, son manque total d'intérêt et la passion qu`elle avait sans su
inspirer.
Avec cela, je commençais à m'apercevoir que je m'ennuyais avec Cecilia, ce qui signifiait me retrouver dans la situation de détachement où j'étais
étranger à tout, à la veille de la connaître. Dire que je m'ennuyais avec Cecilia pourrait faire penser peut-être qu'elle ne me distrayait pas, en somme qu'elle était ennuyeuse. Mais, comme je
l'ai déjà dit ailleurs, il s'agissait pas d'ennui au sens attribué d'ordinaire à ce mot. En réalité, ce n'était pas Cecilia qui
était ennuyeuse, mais moi qui m'ennuyais tout en reconnaissant au fond de moi-même que j'aurais fort bien pu ne pas m'ennuyer si, par quelque miracle, j'avais réussi à rendre plus réel mon
rapport avec elle que je sentais au contraire se relâcher chaque jour davantage et devenir de plus en plus illusoire. Je
m'apercevais de cette modification de notre rapport surtout en pensant à la façon différente dont j'avais envisagé au début l'amour physique que je considérais maintenant comme le seul possible
entre Cecilia et moi. Au début donc, il avait été quelque chose de très naturel, en ce qu`il m'avait paru qu'en lui la nature se dépassait elle-même et devenait humaine, plus qu'humaine même.
Maintenant, au contraire, j'étais frappé par son manque de naturel, son caractère d'acte en quelque sorte contre nature, c'est-à-dire artificiel et absurde. Marcher, s'asseoir, s'étendre, monter,
descendre, en somme tous ces modes d'action corporelle me paraissaient avoir leur nécessité, donc étaient naturels ; mais s'accoupler me semblait, par contre, une contrainte extravagante pour
laquelle le corps humain n'était pas fait et à laquelle il ne pouvait s'adapter sans effort et fatigue. Tout, pensais-je, peut se faire aisément, avec grâce et harmonie, tout sauf l'accouplement.
La confrontation même des deux sexes, celui de la femme difficile d'accès, celui de l'homme incapable, comme le bras ou la jambe de se diriger vers son but de façon autonome, mais nécessitant au
contraire l'aide de tout le corps, me paraissait indiquer l'absurdité de l'acte sexuel. De cette sensation de l'absurdité du rapport physique à celle de l'absurdité de Cecilia, il n'y avait qu'un
pas. Ainsi, comme d`habitude, l'ennui détruisait d'abord mon rapport avec les choses, puis les choses elles-mêmes, les rendant irréelles et incompréhensibles. Cette fois, le fait nouveau était
qu'en face de Cecilia réduite à un objet absurde, l'ennui, peut-être à cause de l'habitude sexuelle que j`avais contractée et que, présentement du moins, je ne tenais pas à interrompre, ne
se bornait pas à m'inspirer froideur ou indifférence, mais outrepassant ces sentiments ou plutôt ce manque de sentiments, se transformait en cruauté.
Cecilia n'était pas un verre mais une personne ; ou plutôt, bien que dans mes moments d`ennui, elle cessât d'exister comme n'importe quel autre objet,
je savais cependant par mon esprit qu`elle était une personne. Et, de même que le verre, lorsque mon ennui me le faisait apparaître incompréhensible et absurde, m'inspirait parfois un violent
désir de le saisir, de le jeter à terre et de le réduire en miettes afin d`obtenir, par sa destruction, une confirmation de son effective existence, ainsi, à plus forte raison quand je m'ennuyais
avec Cecilia, l`envie me prenait sinon de la détruire véritablement, mais au moins de la tourmenter et de la faire souffrir. En la tourmentant et en la faisant souffrir, en effet, il me semblait
que j'arriverais a rétablir les rapports interrompus par mon ennui ; peu importait si j'y parvenais par la cruauté plutôt que par l'amour.
Je me rappelle très bien comment se manifesta pour la première fois cette cruauté. Un après-midi, Cecilia, après s'être déshabillée, s'approchait du
divan où je l'attendais, étendu et moi aussi dévêtu, les yeux fixés sur elle. Cecilia qui marchait sur la pointe des pieds les seins en avant, le buste et les hanches un peu rentrés, portait sur
son visage l`expression incertaine, intimidée et solennelle de quiconque s'apprête à un acte bien connu, accompli de nombreuses fois et pourtant, peut-être de ce fait même, toujours nouveau,
rituel en quelque sorte. Je la regardais venir et pensais que non seulement je ne la désirais pas (quoique sachant bien que fût-ce d`une façon mécanique, je pouvais arriver au degré d'excitation
suffisant pour la posséder), mais que je ne réussissais pas à la sentir comme quelque chose ayant un rapport quelconque avec moi. Or, tandis que je remuais ces pensées et qu'elle se trouvait
maintenant près du divan, s'y appuyant du genou pour monter, je remarquais tout a coup que les rideaux de la fenêtre étaient restés entrouverts. La lumière blafarde de la journée de sirocco me
gênait ; en outre, de l'autre côté de la cour, il y avait des fenêtres par où l'on pouvait regarder, si on le voulait, dans l'atelier. Je dis donc machinalement : "Je t'en prie, va fermer les
rideaux. - Ah! les rideaux..." fit-elle; obéissante, à son ordinaire, elle me tourna le dos et toujours marchant sur la pointe des pieds, alla a la fenêtre. Alors, tandis que je la regardais
traverser l'atelier avec cette étrange et significative conformation de son corps mi-adolescent, mi-féminin, il me vint soudain, pour la première fois depuis que je la connaissais, une impulsion
de cruauté. C'était une impulsion qui me ramenait en arrière dans le temps, à mes années d'enfance, à la seule circonstance de ma vie où j'eusse été sciemment
cruel...."
Luigi Zampa - La Romana (1954)
D'après Alberto Moravia.
Avec Gina Lollobrigida, Daniel Gélin, Franco Fabrizi.
"Six heures et demie. Je dors peu, pas plus de six heures par nuit, et, dès mon réveil, je consacre cinq ou dix minutes à cette occupation rare que l'on
appelle la pensée. Je pense à quoi? Dit ainsi, cela peut même être ridicule : à la fin du monde. Je ne sais pas depuis quand ni comment j'ai pris cette habitude ; il n'y a peut-être pas si
longtemps, après avoir lu un livre que j'ai trouvé par hasard sur le bureau de mon père, professeur de physique à l'université, un des innombrables ouvrages sur la guerre atomique. A moins qu'il
n'y ait eu une autre obscure raison, qui a ensuite disparu de ma mémoire, comme disparait la graine une fois que la plante a poussé. Il serait du reste inexact de prétendre que je pense à la
guerre atomique. Tout au plus, je pense à l'impossibilité d'y penser. Mais il ne fait aucun doute que durant les cinq ou dix minutes qui suivent mon réveil je ne pense à rien
d'autre.
Je dois cependant préciser que ces quelques minutes de l'aube où je pense à la bombe constituent peut-être le seul moment de la journée où il m`arrive
de penser vraiment, c'est-à-dire abstraitement, et cela parce que je vis surtout à travers mes yeux et que ces dix minutes sont en vingt-quatre heures les seules où me soient fournies des
conditions favorables à la pensée : dans le noir, sans rien faire et surtout sans aucun objet à regarder. Le reste du temps, je fais et je vois toujours quelque chose, et faire et voir
m'empêchent de penser. Or cinq ou dix minutes de pensée par jour ne suffisent-elles pas? En effet la pensée de la fin du monde a tôt fait de devenir obsessionnelle. Pendant la journée, je
l'oublie, c'est vrai ; mais dès mon réveil, vingt-quatre heures plus tard, je m'aperçois avec stupeur qu'elle est toujours là, inaltérable, dominante et surtout
impensable.
Sept heures. Je me lève en prenant soin de ne pas réveiller Silva qui dort à mes côtés. Je marche tout nu, sans rien aux pieds (je n'ai jamais possédé
de pyjama, de peignoir, de pantoufles, je ne sais pas pourquoi peut-être à cause d'une hostilité inconsciente à l'égard de l`hédonisme bourgeois), et je vais dans la minuscule salle de bains
asymétrique que mon père nous a fait aménager, pour ma femme et moi, dans son vaste appartement. Il n'y a pas de baignoire, seulement une douche à l'endroit où le plafond mansardé est plus bas,
douche que Silvia, plus petite que moi, reçoit la tête haute, alors que je suis contraint de me baisser.
Après la douche, d`un geste qui m'est coutumier, j'efface la buée sur la vitre de la petite fenêtre et je regarde dans la cour, au-dessus des murs
droits et nus, vers le ciel, pour voir quel temps il fait. Ensuite, je me mets devant le miroir du lavabo pour me raser...."
L'Homme qui regarde (L' uomo che guarda, 1985)
"Je vis surtout à travers mes yeux" - Un roman écrit par Moravia cinq ans avant sa mort. Assiégé par Eros et ses perversions, Edoardo surnommé Dodo, le
protagoniste du roman, un universitaire sans grand succès qui bénéficie du confort bourgeois de son père, et dont la femme, Silvia, fait montre d'une sensualité dérangeante, n'est
fondamentalement que spectateur tant du monde que de sa vie, un spectateur désorienté mais implacable vis-à-vis de lui-même. Sans doute pour justifier une réalité qui l'opprime et le déstabilise,
pour justifier cette stricte éducation qui tient captive sa nature bouillonnante de sexualité, au fond celle de son père. La sensualité, l'érotisme et le voyeurisme sont à l'origine d'une grande
partie de la littérature, a rappelé Moravia. Silvia quitte un jour le domicile conjugal et Dodo tente d'en comprendre les raisons, découvre les rapports troubles qui ont existé entre sa femme et
son père, un premiers pas vers une lucidité dont il fait l'apprentissage...
Cesare Pavese (1908-1950)
Né à Santo Stefano Belbo, dans les collines piémontaises, élevé par une mère peu expansive et rigide à Turin, ville industrialisée et au centre des luttes politiques, Cesare Pavese a vécu une période historique tragique et confuse et fut lui-même tourmenté par le sens à donner à sa présence au monde. La découverte de la littérature américaine, l'adhésion au Parti communiste, les amours déçues, l'insatisfaction devant le succès jalonnent son existence qui aboutit au suicide dans une chambre d'hôtel un soir d'août 1950, alors qu'il est au sommet de sa gloire.
Au début des années 30, il commence son travail de traducteur qu'il ne devait plus abandonner (Dos Passos, Melville, Steinbeck, G. Stein, Joyce, Defoë, Faulkner...). Arrêté pour antifascisme en 1935, il est exilé en Calabre pendant huit mois. L'année suivante, il publie son premier recueil de poèmes, mais ce n'est qu'avec son premier roman, en 1941, "Le Bel Été" (La bella estate), qu'il se signale à l'attention de la critique. Par la suite, il écrit et publie régulièrement romans et nouvelles nourris par la thématique néoréaliste mais traitée dans une perspective symbolique (l’un de ses récits, "Femmes entre elles", sera filmé en 1955 par Antonioni). Après la Seconde Guerre mondiale, Cesare Pavese adhère au Parti communiste italien, s'établit à Serralunga di Crea, puis à Rome, à Milan et finalement à Turin, travaillant pour les éditions Einaudi. Il ne cesse d'écrire durant ces années, notamment en 1949 un roman : "La Lune et les Feux".
Le Bel Été ( (La bella estate, 1949)
Le recueil est constitué de trois courts romans : le premier intitulé Le Bel Été (La bella estate) est de 1940, le suivant, qui s'intitule Le Diable sur les collines (Il diavolo sulle colline), a été écrit en 1948, enfin le dernier Entre femmes seules (Tra donne sole) date de 1949 qui est aussi la date de la première parution du recueil.
Le premier roman revient sur la vie d'une jeune femme, nommée Ginia qui cède aux avances d'un jeune peintre Guido et s'ouvre sur une phrase célèbre, « À cette époque, c'était toujours fête », qui contraste avec la fin tragique de la jeune Gina (Ginia se perd une dernière fois en suivant Amelia l’initiatrice sombre, la lesbienne syphilitique dont elle embrasse la poitrine malade) : "À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté des collines.".
La Lune et les Feux (précédé de La Plage)
(La spiaggia, 1941) Dans le microcosme social que constitue une plage pendant la saison balnéaire, le narrateur observe jalousement un couple ami. En attendant, en souhaitant même peut-être obscurément une rupture, il décrit en contrepoint sa solitude sans espoir, telle que fut celle de Pavese.
Dans La Lune et les feux (La luna e i falò, 1950), dernier roman de Pavese, un ancien pupille de l'Assistance publique, revient, après avoir émigré, au pays qui lui tient lieu de pays natal. C'est pour l'auteur un retour aux sources et son testament spirituel.
Le Métier de vivre, posthume (Il mestiere di vivere, 1952)
Dans son journal, très intimiste, publié après son décès sous le titre qu’il lui avait lui-même donné, Le métier de vivre, on peut comprendre au fil des pages ce qui amena l’auteur à se supprimer alors qu’il était au sommet de sa gloire. Pavese y parle de lui-même, de sa solitude, de sa difficulté de vivre et des rapports qu’il entretient avec autrui et en particulier avec les femmes. Il aborde aussi longuement son métier d’écrivain et médite sur l’évolution de son style, sur la valeur de ses œuvres, sur le sens de la littérature. «Un homme seul, dans une baraque, qui mange le gras et la sauce d’une marmite. Certains jours il la racle avec un vieux couteau ; certains autres avec ses ongles ; il y a longtemps la marmite était pleine et bonne, maintenant elle est aigre et, pour en sentir le goût, l'homme ronge ses ongles cassés. Et il continuera demain et après. Il me ressemble à moi qui cherche du travail dans mon cœur.»