Honoré de Balzac (1799-1850) , "Physiologie du mariage et Petites Misères de la vie conjugale (1824-1829), "Les Chouans" (1829), "La Peau de chagrin ", "Eugénie Grandet" (1833) - .....

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Last update : 03/03/2017


Dans la première moitié du 19e siècle, Stendhal et Balzac ont pour ambition commune de faire de la littérature le reflet de la réalité : "un roman est un miroir qui se promène sur une grande route", pour reprendre une citation de Stendhal. Le mot même de Réalisme apparaît, en 1836, dans la Chronique de Paris, sous la plume de Gustave Planche, réalisme qu'il combattra dix ans plus tard en devenant un adversaire acharné de Courbet. Ce premier réalisme des années 1830 apparaît donc avec "l'histoire naturelle de la société" qu'installe dans la Littérature la Comédie humaine de Balzac. Un second réalisme s'imposera trente ans plus tard avec la génération suivante et Gustave Flaubert (L'Education sentimentale, 1869). Le naturalisme d'Emile Zola (Les Rougon-Macquart, 1871-1893) et l'oeuvre de Marcel Proust (A la Recherche du Temps perdu, 1913), assureront la continuité de cette nouvelle épopée romanesque qui s'empare du monde pour le reconstruire et y réfugier son existence, tant pour l'auteur que pour ses lecteurs. Pour lors, dans ce premier temps, le roman du XIXe siècle ne débute donc véritablement sa narration que dans une scène très spécifique qui lui permettra non seulement de camper l'ensemble du décor et des personnages, mais aussi la "tension romanesque", ce quasi champs de forces sociales dans lequel apparaît le personnage central : réception aristocratique, salon littéraire, dîner bourgeois, fête de famille, autant de possibilités de mettre en relief un milieu, les éventuels entrecroisements de conflits, la future intrigue principale que va emprunter le protagoniste principal...

 

In the first half of the 19th century, Stendhal and Balzac had the common ambition of making literature reflect reality:"a novel is a mirror that walks along a main road", to quote Stendhal. The very word Realism appears, in 1836, in the Chronique de Paris, under the pen of Gustave Planche, realism that he fought ten years later by becoming a fierce opponent of Courbet. This first realism of the 1830s thus appears with the "natural history of society" that the Human Comedy of Balzac sets up in literature. Thirty years later, with the next generation and Gustave Flaubert (L' Education sentiale, 1869), a second realism emerged. The naturalism of Emile Zola (Les Rougon-Macquart, 1871-1893) and the work of Marcel Proust (A la Recherche du Temps perdu, 1913), will ensure the continuity of this new Romanesque epic that seizes the world to rebuild it and take refuge in its existence, both for the author and his readers....

En la primera mitad del siglo XIX, Stendhal y Balzac tenían la ambición común de hacer que la literatura reflejara la realidad:"una novela es un espejo que camina por un camino principal", según Stendhal. La misma palabra realismo aparece, en 1836, en la Chronique de Paris, bajo la pluma de Gustave Planche, realismo que luchó diez años más tarde convirtiéndose en un feroz oponente de Courbet. Este primer realismo de los años 1830 aparece así con la "historia natural de la sociedad" que la Comedia Humana de Balzac establece en la literatura. Treinta años más tarde, con la siguiente generación y Gustave Flaubert (L' Education sentiale, 1869), surgió un segundo realismo. El naturalismo de Emile Zola (Les Rougon-Macquart, 1871-1893) y la obra de Marcel Proust (A la Recherche du Temps perdu, 1913), asegurarán la continuidad de esta nueva epopeya románica que se apodera del mundo para reconstruirlo y refugiarse en su existencia, tanto para el autor como para sus lectores....

 


Au temps de Balzac, c'est le romancier qui assume cette part de sociologie descriptive qui, de nos jours, a pris son autonomie comme discipline à part entière. A l'époque de la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe (1830-1848), le bourgeois est le grand consommateur des publications et des monographies telles que ces fameuses "Les Français peints par eux-mêmes", il est alors avide de se reconnaître, de se voir décrit, d'intégrer "physiologiquement" la trame et les intrigues que les romanciers construisent pour le satisfaire. L'illustrateur Henry Monnier (1799-1877) est le créateur du caricatural, et extraordinairement populaire, "Monsieur Prudhomme", ce personnage grassouillet, conformiste, solennel et imbécile, professeur d’écriture et expert assermenté auprès des tribunaux (Scènes populaires, 1830, Physiologie du bourgeois, 1841, Les Industriels: Métiers et professions en France, 1842, Les Bas-fonds de la société, 1862), qui, pour Balzac, s’impose comme "l’illustre type des bourgeois de Paris" et dont il tente de suivre les traces dans "Les Employés" (1838), "Les Petits Bourgeois" (1843)...

 

Honoré de Balzac (1799-1850) 

La vie de Balzac, dit-on, ne peut être séparée de son oeuvre : sa "Comédie humaine" qui couvre la période 1789-1850, débute en 1829 avec "Les Chouans" et comptera 87 ouvrages terminés en 1845 sur 91, et trois à quatre mille personnages. Né à Tours, fils de roturier qui rêve de noblesse, refusant d'être notaire par volonté d'être littérateur, il est dès 1823 initié aux milieux aristocratiques de la capitale par sa maîtresse de quinze ans son aînée, Laure de Berny, amour d'une dizaine d'années qui lui inspirera "Le Lys dans le vallée". Il connait alors bien des échecs financiers et littéraires, notamment d'éditeur, promène son personnage débonnaire et généreux dans les salons, et découvre ainsi l'un des thèmes récurrents de son oeuvre, à l'origine de toutes les passions dévastatrices et de toutes les intrigues, l'argent : "le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié", écrit-il dans Le Père Goriot. Enfin, une dernière thématique vient conforter la représentation qu'il se fait de l'existence : fondamentalement, on ne peut espérer une adéquation entre les aspirations individuelles et une réalité sociale par essence cruelle et implacable, les personnages vertueux n'y ont guère leur place; et, comme la Nature, pour les espèces animales, c'est bien le milieu social qui détermine de part en part l'individu, en lui affectant un type social (quasi zoologique) - financier, commerçant, médecin, politicien, bourgeois de province... -  et en parvenant à le grandir malgré ses intentions le plus souvent mesquines. Le personnage emblématique de Rastignac parvient, au contact de la réalité, à assumer son ambition dévorante comme moteur de toute son existence. 

Après bien des échecs, Balzac choisit la voie du journalisme, et publie nombre de croquis, nouvelles, articles de variété ou d'actualité. Il acquiert enfin un certain renom par ses récits fantastiques et philosophiques, dont le couronnement est, en 1831, "la Peau de chagrin". Il devient ainsi l'une des figures du nouveau et fébrile Paris,  mais ne semble pas plus heureux et jette son argent par les fenêtres, rêve de fortune politique et de coeur, mais se disperse et ne parvient pas à réaliser ses ambitions. En 1832, il "sent" qu'il porte un "monde" en lui, un monde qui n'est ni fiction ni roman, mais la vie sociale elle-même dans toute sa diversité et dans toute sa vérité, fut-elle impitoyable.

Dans son Avant-propos de la Comédie humaine (1842), Balzac observe en naturaliste la société des hommes, - "Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la Société?" -, enrichissant le regard du Naturaliste des spécificités sociales de cet Homme qui "tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins", et pour lequel "les habitudes, les vêtements, les paroles, les demeures d’un prince, d’un   banquier, d’un artiste, d’un bourgeois, d’un prêtre et d’un pauvre sont   entièrement   dissemblables et changent au gré des civilisation." 

A l'observation succède le récit : "comment   rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société? comment plaire à la fois au poète, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images?" Comment donner de l'authenticité à ces personnages si ce n'est en insufflant dans le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description, le souffle de l'épopée, de l'Histoire présente. Pour Balzac, Walter Scott fournit cette dimension qui permet d'accorder "aux faits constants, quotidiens, secrets ou patents, aux actes de la vie individuelle, à leurs causes et à leurs principes autant d’importance que jusqu’alors les historiens en ont attaché   aux événements de la vie publique des nations. La bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l’Indre entre  Mme de Mortsauf et la passion est peut-être aussi grande que la plus   illustre   des batailles connues (Le Lys dans la vallée). Dans celle-ci, la gloire d’un conquérant est en jeu; dans l’autre, il s’agit du ciel. Les infortunes des Birotteau, le prêtre et le parfumeur, sont pour moi celles de l’humanité."..

Et pour se faire, il est devenu écrivain à part entière, travaillant de nuit pour payer ses dettes du jour et réécrivant constamment jusqu'aux épreuves de ses romans pour atteindre la perfection. En 1833, avec "Eugénie Grandet", Balzac devient véritablement le romancier de la peinture réaliste des moeurs. La même année, avec "Le Père Goriot", puis en 1839, via une lettre à son éditeur, Balzac donne à l'ensemble de son oeuvre le titre de "Comédie Humaine", suggéré par "La Divine Comédie" de Dante, au cours de laquelle les personnages vont réapparaître directement ou indirectement, mais grandis à la taille d'un symbole.  "L'immensité d'un plan qui embrasse à la fois l'histoire et la critique de la Société, l'analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m'autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd'hui, la "Comédie Humaine". "En 1845, il répartit ses ouvrages par représentations successives : les "Etudes de moeurs", qui se veulent "le miroir de la vie humaine, les vanités, les vices, les oppositions, les conflits des sexes dans le monde", et qui se subdivisent en six groupes: les "scènes de la vie privée", les "scènes de la vie de province", les "scènes de la vie parisienne", les "scènes de la vie politique", les "scènes de la vie militaire", les "scènes de la vie de campagne"; les Etudes philosophiques, dans lesquelles "le moyen social de tous les effets s'y trouve démontré", comme le spiritisme, la magie, la science du fantastique; enfin les Etudes analytiques, tel que "La Physiologie du Mariage". Si le style peut aujourd'hui paraître verbeux, outrancier, et l'intrigue surchargée de digressions, la société de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, à Paris et en Province, sont dépeintes avec toutes les passions qui les agitent alors, l'argent, la presse, la bureaucratie, mais aussi l'ambition, la cupidité la soif du plaisir, exprimées à travers des images et des formules d'une puissance inoubliable.

 

A 32 ans Balzac, célèbre dans toute l'Europe, s'éprend de la comtesse Hanska, dix années de passion épistolaire qui, lorsqu'elle est devenue enfin veuve en 1841, se traduit en 1850 par le mariage. Entre-temps, son inspiration s'est tarie, usé et épuisé il meurt à 51 ans. Reste une "Comédie humaine" forte de 91 ouvrages (sur les 135 prévus), de 2209 personnages et dont 515 réapparaissent dans plusieurs romans...

 

Les illustrateurs de Balzac - Honoré Victorin Daumier (1808-1879), qui travailla en 1830 au journal humoristique, La Caricature, fondé par Charles Philipon, et auquel collaboraient Achille Devéria, Auguste Raffet et Grandville, prend pour cible la bourgeoisie (soixante planches des "Mœurs conjugales", parues dans Le Charivari, de mai 1839 à octobre 1842; "Les Bons Bourgeois", quatre-vingt-deux planches, publiées entre mai 1846 et juin 1849), la corruption des magistrats et l'incompétence du gouvernement : sa caricature de Louis-Philippe Ier, "Les Poires" (1831), est restée célèbre. Dès la parution de l'édition Furne de "La Comédie humaine" en 1845, il participe à l'illustration des romans d'Honoré de Balzac (Le Père Goriot) et comme lui entend exprimer des typologies sociales, une véritable morphopsychologie humaine. L'illustrateur Henry Monnier (1799-1877) et Paul Gavarni (1824-1866),  collaborateur régulier du Charivari, quotidien satirique d'opposition républicaine, font partie des illustrateurs inspirés par Balzac, tout comme Ernest Meissonier (1815-1891), peintre académique historien..

 

Un soir de mai 1822, Laure de Berny, alors âgée de 45 ans, cède à Balzac qui donne des leçons particulières à sa fille : "elle a été une mère, une famille, un ami, un conseil ; elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme, elle a créé le goût…", écrira-t-il à Mme Hanska, en juillet 1837. Elle mourra en 1836 alors que paraît le "Lys dans la vallée" et semble avoir inspiré le personnage de la belle et maternelle Mme de Morsauf ....

 

"Physiologie du mariage et Petites Misères de la vie conjugale" (1824-1829)

Ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur de la vie conjugale, oeuvre de jeunesse de Balzac publiée un an avant les premières Scènes de la Vie privée qui inauguraient la Comédie humaine. "Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l'aridité des landes et les ossements des ruines : la vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d'une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaire et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil..."

 

En 1829, Balzac devient un écrivain à la mode en plein âge de montée en puissance de la presse et de la revue (Girardin (la Mode, le Voleur), chez Ratier (la Silhouette), chez Philippon (la Caricature). "Les Chouans"  révèle une révolution désormais dominée par l'usurier et par le policier, une bourgeoisie qui impose sa domination en utilisant l'héroïsme et la naïveté des soldats, c'est aussi la publication des œuvres clés pour la future Comédie humaine, "La Physiologie du mariage", essai de description ironique et clinique d'une institution sacrée, qui fait scandale, puis dans les premiers mois de mars 1830, la "Vendetta", "Gobseck", "Une double famille" et "le Bal de Sceaux", ensemble de textes qu'il fit paraître sous le titre de "Scènes de la vie privée". À la veille de la révolution de Juillet, fréquentant le baron Gérard, de Latouche, Henri Monnier, les salons s'ouvrent à lui... 

 

 1829 – Les Chouans 

Le "Dernier Chouan" est le premier roman que Balzac signa de son nom et certaines des figures clés de la future Comédie humaine apparaissent : d'Orgemont, l'homme d'argent, l'usurier, l'acheteur de biens nationaux ; Corentin, le policier ; Hulot, le brave militaire républicain. Et pour les personnages féminins, Balzac, à la différence de Walter Scott, assemble tableau d'histoire et roman d'une passion, passion du marquis de Montauran et de la belle aventurière, Marie de Verneuil, au service de Fouché. L'action se déroule en 1799, alors que la Bretagne restée monarchique se soulève contre le gouvernement révolutionnaire..

"En considérant ces hommes étonnés de se voir ensemble, et ramassés comme au hasard, on eût dit la population d’un bourg chassée de ses foyers par un incendie. Mais l’époque et les lieux donnaient un tout autre intérêt à cette masse d’hommes. Un observateur initié aux secrets des discordes civiles qui agitaient alors la France aurait pu facilement reconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité desquels la République devait compter dans cette troupe, presque entièrement composée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient guerroyé contre elle. Un dernier trait assez saillant ne laissait aucun doute sur les opinions qui divisaient ce rassemblement. Les républicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant aux autres individus de la troupe, s’ils offraient des différences sensibles dans leurs costumes, ils montraient sur leurs figures et dans leurs attitudes cette expression uniforme que donne le malheur. Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’une mélancolie profonde ; leur silence avait quelque chose de farouche, et ils semblaient courbés sous le joug d’une même pensée, terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figures étaient impénétrables ; seulement, la lenteur peu ordinaire de leur marche pouvait trahir de secrets calculs. De temps en temps, quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendus à leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à conserver ce signe d’une religion plutôt supprimée que détruite, secouaient leurs cheveux et relevaient la tête avec défiance. Ils examinaient alors à la dérobée les bois, les sentiers et les rochers qui encaissaient la route, mais de l’air avec lequel un chien, mettant le nez au vent, essaie de subodorer le gibier ; puis, en n’entendant que le bruit monotone des pas de leurs silencieux compagnons, ils baissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur contenance de désespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour y vivre, pour y mourir..."

 

1830 – La maison du chat-qui-pelote

Balzac s'emploie à créer un nouveau genre, le roman de mœurs contemporaines, et l'on a pu voir, dans la première scène, dans laquelle le jeune peintre aristocrate contemple le magasin à son ouverture comme le mise en place de l'ensemble des personnages, des décors et ressorts de la Comédie humaine. "La Maison du chat-qui-pelote" est une vieille maison de commerce dans le Paris du Premier Empire sur laquelle règne Guillaume, riche marchand d'étoffe, père de deux filles, Virginie et Augustine. C'est en fait l'histoire d'un mariage raté entre un artiste aristocrate, Théodore de Sommervieux, et une jeune bourgeoise, Augustine, belle et sensible mais ne parvenant pas à s'intégrer dans la vie mondaine et parisienne de son mari. Le thème du mariage, omniprésent chez Balzac ("Mémoires de deux jeunes mariées", "Modeste Mignon", "Une double famille", "La paix du ménage"..) trouve ici une fin tragique avec la mort d'une Augustine désespérée de ne pouvoir survivre dans cette atmosphère mondaine qui structure toute l'existence de son époux..

"Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles ? Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison. 

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme, soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent de la boutique qui se trouvait en face de ce vieux logis, et paraissait l’examiner avec un enthousiasme d’archéologue. À la vérité, ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle pouvait offrir à l’observateur plus d’un problème à résoudre. Chaque étage avait sa singularité.

Au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s’y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes.

Parfois, cet observateur, ennuyé de sa contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Un sourire involontaire se dessinait alors sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique où se rencontraient en effet des choses assez risibles. Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. En altérant  cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. 

À droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume ; et à gauche, Successeur du sieur Chevrel. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l’or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe. Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au quinzième siècle. De semblables curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis. 

Cependant l’inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu’un moment d’attention suffisait à graver dans la mémoire. Ce jeune homme avait aussi ses singularités. Son manteau, plissé dans le goût des draperies antiques, laissait voir une élégante chaussure, d’autant plus remarquable au milieu de la boue parisienne, qu’il portait des bas de soie blancs dont les mouchetures attestaient son impatience. Il sortait sans doute d’une noce ou d’un bal car à cette heure matinale il tenait à la main des gants blancs et les boucles de ses cheveux noirs défrisés éparpillées sur ses épaules indiquaient une coiffure à la Caracalla, mise à la mode autant par l’École de David que par cet engouement pour les formes grecques et romaines qui marqua les premières années de ce siècle. Malgré le bruit que faisaient quelques maraîchers attardés passant au galop pour se rendre à la grande halle, cette rue si agitée avait alors un calme dont la magie n’est connue que de ceux qui ont erré dans Paris désert, à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans le lointain comme la grande voix de la mer. 

Cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour les commerçants du Chat-qui-pelote, que le Chat-qui-pelote l’était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur rendait sa figure tourmentée encore plus pâle qu’elle ne l’était réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant que jetaient ses yeux noirs s’harmoniait avec les contours bizarres de son visage, avec sa bouche large et sinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. Le front n’est-il pas ce qui se trouve de plus prophétique en l’homme ? Quand celui de l’inconnu exprimait la passion, les plis qui s’y formaient causaient une sorte d’effroi par la vigueur avec laquelle ils se prononçaient ; mais lorsqu’il reprenait son calme, si facile à troubler, il y respirait une grâce lumineuse qui rendait attrayante cette physionomie où la joie, la douleur, l’amour, la colère, le dédain éclataient d’une manière si communicative que l’homme le plus froid en devait être impressionné. 

Cet inconnu se dépitait si bien au moment où l’on ouvrit précipitamment la lucarne du grenier, qu’il n’y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussi communes que le sont les figures du Commerce sculptées sur certains monuments. Ces trois faces, encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d’anges bouffis semés dans les nuages qui accompagnent le Père éternel. Les apprentis respirèrent les émanations de la rue avec une avidité qui démontrait combien l’atmosphère de leur grenier était chaude et méphitique. Après avoir indiqué ce singulier factionnaire, le commis qui paraissait être le plus jovial disparut et revint en tenant à la main un instrument dont le métal inflexible a été récemment remplacé par un cuir souple ; puis tous prirent une expression malicieuse en regardant le badaud qu’ils aspergèrent d’une pluie  fine et blanchâtre dont le parfum prouvait que les trois mentons venaient d’être rasés. 

Élevés sur la pointe de leurs pieds, et réfugiés au fond de leur grenier pour jouir de la colère de leur victime, les commis cessèrent de rire en voyant l’insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua son manteau, et le profond mépris que peignit sa figure quand il leva les yeux sur la lucarne vide. En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers l’imposte la partie inférieure d’une des grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut alors récompensé de sa longue attente.

La figure d’une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable. Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient, grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël : c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales. Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel ; puis, par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux de son adorateur. La coquetterie la fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé, elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à cette naïve invention de nos ancêtres, et la vision disparut. Il semblait à ce jeune homme que la plus brillante des étoiles du matin avait été soudain cachée par un nuage..."

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"...Pour arriver au bonheur conjugal, il faut gravir une montagne dont l’étroit plateau est bien près d’un revers aussi rapide que glissant, et l’amour du peintre le descendait. Il jugea sa femme incapable d’apprécier les considérations morales qui justifiaient, à ses propres yeux, la singularité de ses manières envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant des pensées qu’elle ne comprenait pas et des écarts peu justifiables au tribunal d’une conscience bourgeoise. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. Ces sentiments secrets mirent entre les deux époux un voile qui devait s’épaissir de jour en jour. Sans que son mari manquât d’égards envers elle, Augustine ne pouvait s’empêcher de trembler en le voyant réserver pour le monde les trésors d’esprit et de grâce qu’il venait jadis mettre à ses pieds. Bientôt, elle interpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l’inconstance des hommes. Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches.

Trois ans après son mariage, cette femme jeune et jolie qui passait si brillante dans son brillant équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insouciants et incapables d’apprécier justement les situations de la vie, fut en proie à de violents chagrins. Ses couleurs pâlirent. Elle réfléchit, elle compara ; puis, le malheur lui déroula les premiers textes de l’expérience. Elle résolut de rester courageusement dans le cercle de ses devoirs, en espérant que cette conduite généreuse lui ferait recouvrer tôt ou tard l’amour de son mari ; mais il n’en fut pas ainsi.

Quand Sommervieux, fatigué de travail, sortait de son atelier, Augustine ne cachait pas si promptement son ouvrage, que le peintre ne pût apercevoir sa femme raccommodant avec toute la minutie d’une bonne ménagère le linge de la maison et le sien. Elle fournissait, avec générosité, sans murmure, l’argent nécessaire aux prodigalités de son mari ; mais, dans le désir de conserver la fortune de son cher Théodore, elle se montrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l’administration domestique. Cette conduite est incompatible avec le laisser-aller des artistes qui, sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie, qu’ils ne se demandent jamais la raison de leur ruine. Il est inutile de marquer chacune des dégradations de couleur par lesquelles la teinte brillante de leur lune de miel atteignit à une profonde obscurité.

Un soir, la triste Augustine, qui depuis longtemps entendait son mari parler avec enthousiasme de madame la duchesse de Carigliano, reçut d’une amie quelques avis méchamment charitables sur la nature de l’attachement qu’avait conçu Sommervieux pour cette célèbre coquette qui donnait le ton à la cour impériale. À vingt et un ans, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentant malheureuse au milieu du monde et de ses fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne comprit plus rien à l’admiration qu’elle y excitait, ni à l’envie qu’elle inspirait. Sa figure prit une nouvelle expression. La mélancolie versa dans ses traits la douceur de la résignation et la pâleur d’un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être courtisée par les hommes les plus séduisants ; mais elle resta solitaire et vertueuse..."

 

1830 - Sarrasine
"Avez-vous jamais rencontré de ces femmes dont la beauté foudroyante défie les atteintes de l’âge, et qui semblent à trente-six ans plus désirables qu’elles ne devaient l’être quinze ans plus tôt ? Leur visage est une âme passionnée, il étincelle ; chaque trait y brille d’intelligence : chaque pore possède un éclat particulier, surtout aux lumières. Leurs yeux séduisants attirent, refusent, parlent ou se taisent ; leur démarche est innocemment savante ; leur voix déploie les mélodieuses richesses des tons les plus coquettement doux et tendres. Fondés sur des comparaisons, leurs éloges caressent l’amour propre le plus chatouilleux. Un mouvement de leurs sourcils, le moindre jeu de l’œil, leur lèvre qui se fronce, impriment une sorte de terreur à ceux qui font dépendre d’elles leur vie et leur bonheur. Inexpériente de l’amour et docile au discours, une jeune fille peut se laisser séduire ; mais pour ces sortes de femmes, un homme doit savoir, comme monsieur de Jaucourt, ne pas crier quand, en se cachant au fond d’un cabinet, la femme de chambre lui brise deux doigts dans la jointure d’une porte. Aimer ces puissantes sirènes, n’est-ce pas jouer sa vie ? Et voilà pourquoi peut-être les aimons-nous si passionnément ! Telle était la comtesse de Lanty...

Publiée pour la première fois dans la Revue de Paris, Balzac a 31 ans, "Sarrasine" est une étonnante nouvelle, mettant en scène toutes les ambiguïtés du désir dans un double récit  : le récit de la passion amoureuse du sculpteur Ernest-Jean Sarrasine pour Zambinella, femme à la voix d'ange qui se révèle être un castrat, un récit qui s'intègre dans la cadre d'un second récit, celui d'un narrateur qui participe, en compagnie de Béatrix de Rochefide, à un bal somptueux donné par la riche famille de Lanty. Au cours de ce bal, apparaît un étrange petit vieillard décharné et pareil à un spectre qui suscite la curiosité effrayée de Béatrix. Le narrateur pensant la séduire en lui dévoilant l'identité du personnage et son histoire, aboutit à l'effet inverse ; "Vous m’avez dégoûtée de la vie et des passions pour longtemps. Au monstre près, tous les sentiments humains ne se dénouent-ils pas ainsi, par d’atroces déceptions ? Mères, des enfants nous assassinent ou par leur mauvaise conduite ou par leur froideur. Épouses, nous sommes trahies. Amantes, nous sommes délaissées, abandonnées. L’amitié ! existe-t-elle ? Demain je me ferais dévote si je ne savais pouvoir rester comme un roc inaccessible au milieu des orages de la vie.."

"... il tâcha de s’approcher de la bergère sur laquelle la Zambinella était nonchalamment étendue. Oh ! comme son cœur battit quand il aperçut un pied mignon, chaussé de ces mules qui, permettez-moi de le dire, madame, donnaient jadis au pied des femmes une expression si coquette, si voluptueuse, que je ne sais pas comment les hommes y pouvaient résister. Les bas blancs bien tirés et à coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et à talons hauts du règne de Louis XV ont peut-être un peu contribué à démoraliser l’Europe et le clergé. ― Un peu ! dit la marquise. Vous n’avez donc rien lu ? ― La Zambinella, repris-je en souriant, s’était effrontément croisé les jambes, et agitait en badinant celle qui se trouvait dessus, attitude de duchesse, qui allait bien à son genre de beauté capricieuse et pleine d’une certaine mollesse engageante. Elle avait quitté ses habits de théâtre, et portait un corps qui dessinait une taille svelte et que faisaient valoir des paniers et une robe de satin brodée de fleurs bleues. Sa poitrine, dont une dentelle dissimulait les trésors par un luxe de coquetterie, étincelait de blancheur. Coiffée à peu près comme se coiffait madame du Barry, sa figure, quoique surchargée d’un large bonnet, n’en paraissait que plus mignonne, et la poudre lui seyait bien. La voir ainsi, c’était l’adorer. Elle sourit gracieusement au sculpteur. Sarrasine, tout mécontent de ne pouvoir lui parler que devant témoins, s’assit poliment auprès d’elle, et l’entretint de musique en la louant sur son prodigieux talent ; mais sa voix tremblait d’amour, de crainte et d’espérance. ― Que craignez-vous ? lui dit Vitagliani, le chanteur le plus célèbre de la troupe. Allez, vous n’avez pas un seul rival à craindre ici. Le Ténor sourit silencieusement. Ce sourire se répéta sur les lèvres de tous les convives, dont l’attention avait une certaine malice cachée dont ne devait pas s’apercevoir un amoureux. Cette publicité fut comme un coup de poignard que Sarrasine aurait soudainement reçu dans le cœur. Quoique doué d’une certaine force de caractère, et bien qu’aucune circonstance ne dût influer sur son amour, il n’avait peut-être pas encore songé que Zambinella était presque une courtisane, et qu’il ne pouvait pas avoir tout à la fois les jouissances pures qui rendent l’amour d’une jeune fille chose si délicieuse, et les emportements fougueux par lesquels une femme de théâtre fait acheter les trésors de sa passion. Il réfléchit et se résigna. Le souper fut servi. Sarrasine et la Zambinella se mirent sans cérémonie à côté l’un de l’autre. Pendant la moitié du festin, les artistes gardèrent quelque mesure, et le sculpteur put causer avec la cantatrice. Il lui trouva de l’esprit, de la finesse ; mais elle était d’une ignorance surprenante, et se montra faible et superstitieuse. La délicatesse de ses organes se reproduisait dans son entendement. Quand Vitagliani déboucha la première bouteille de vin de Champagne, Sarrasine lut dans les yeux de sa voisine une crainte assez vive de la petite détonation produite par le dégagement du gaz. Le tressaillement involontaire de cette organisation féminine fut interprété par l’amoureux artiste comme l’indice d’une excessive sensibilité. Cette faiblesse charma le Français. Il entre tant de protection dans l’amour d’un homme ! ― Vous disposerez de ma puissance comme d’un bouclier ! Cette phrase n’est-elle pas écrite au fond de toutes les déclarations d’amour ? Sarrasine, trop passionné pour débiter des galanteries à la belle Italienne, était, comme tous les amants, tour à tour grave, rieur ou recueilli. Quoiqu’il parût écouter les convives, il n’entendait pas un mot de ce qu’ils disaient, tant il s’adonnait au plaisir de se trouver près d’elle, de lui effleurer la main, de la servir. Il nageait dans une joie secrète. Malgré l’éloquence de quelques regards mutuels, il fut étonné de la réserve dans laquelle la Zambinella se tint avec lui. Elle avait bien commencé la première à lui presser le pied et à l’agacer avec la malice d’une femme libre et amoureuse ; mais soudain elle s’était enveloppée dans une modestie de jeune fille, après avoir entendu raconter par Sarrasine un trait qui peignit l’excessive violence de son caractère. Quand le souper devint une orgie, les convives se mirent à chanter, inspirés par le peralta et le pedro ximenès. Ce furent des duos ravissants, des airs de la Calabre, des seguidilles espagnoles, des canzonettes napolitaines. L’ivresse était dans tous les yeux, dans la musique, dans les cœurs et dans les voix...".

"A peine installé rue Cassini, Balzac a écrit les "Chouans" : c'est la première des études qui figurent dans la "Comédie humaine". Dès lors il ne se reposera plus guère. Il prend du café à haute dose au point d'en être incommodé quand l'irritation nerveuse ne peut être dépensée en écriture et « se répandre sur le papier ». Ayant passé toute la journée sur la "Physiologie du mariage", il corrige la nuit, de neuf heures à deux heures, les épreuves des Scènes de la vie privée. En trois jours et trois nuits, il fait "le Médecin de campagne", un volume in-18. Voici le règlement de sa vie au mois de février 1833 : il dort de six ou sept heures du soir à une heure du matin; travail jusqu'à huit heures; sommeil de huit heures à neuf heures et demie; café pur; travail de neuf heures et demie à quatre heures du soir; bain ou promenade, et diner, de quatre à six ou sept heures.

Et ce sera ainsi, ou à peu près, jusqu'à la fin. Quand il ira voir à Vienne madame Hanska, la grande passion de sa vie, toute la concession qu'il lui fera sera de reculer son coucher de trois heures : il se lèvera un peu plus tard. De temps à autre la machine s'arrête ou se brise; les maux d'estomac, les coups de sang, les névralgies surviennent; il lui semble que son cerveau éclate. Alors il suspend le travail quelques jours; il va à la campagne, il voyage. S'il peut, il diminue seulement il se couche de minuit à six heures; il ne travaille plus que de six heures du matin à trois heures du soir; de trois heures à minuit, il se promène et va dans le monde.

Mais qu'il se sente mieux, ou qu'une idée le travaille, il se rejette dans les quatorze heures de travail par jour. Ou même il ne dort plus. Pour "Birotteau", il est vingt- cinq jours sans dormir. Il a fait le "Médecin de campagne" en soixante-douze heures, d'une seule traite; mais corrigeant le livre sur les épreuves, il y « enterre » plus de soixante nuits.

Faut-il s'étonner qu'à, cinquante ans il ait été usé? et que, de bonne heure, comme il le faisait remarquer, les longues heures passées dans son fauteuil, à sa table de travail, lui aient acquis cette disgracieuse obésité, où des caricaturistes sans pitié trouvaient un facile sujet de rire ?" (Gustave Lanson, Balzac d'après sa correspondance, 1913)

 

 

1830 - Gobseck

Cette histoire romanesque tire sa renommée pour le formidable portrait qu'il dessine du personnage principal, Gobseck, un implacable vieillard qui fait de l'usure un art totalement accompli. L'intrigue débute avec une vicomtesse de Grandlieu perturbée par les sentiments que sa fille Camille semble éprouver pour Ernest de Restaud, pauvre et fils d'une mère à la réputation discutable, la comtesse de Restaud, que l'on retrouvera fille du Père Goriot, et sous l'influence d'un aventurier, Maxime de Trailles. L'usurier Gobseck entre en jeu comme protagoniste sans scrupule de la succession des de Restaud...

"En entrant dans la chambre humide et sombre de l’usurier, elle jeta un regard de défiance sur Maxime. Elle était si belle que, malgré ses fautes, je la plaignis. Quelque terrible angoisse agitait son cœur, ses traits nobles et fiers avaient une expression convulsive, mal déguisée. Ce jeune homme était devenu pour elle un mauvais génie. J’admirai Gobseck, qui, quatre ans plus tôt, avait compris la destinée de ces deux êtres sur une première lettre de change. – Probablement, me dis-je, ce monstre à visage d’ange la gouverne par tous les ressorts possibles : la vanité, la jalousie, le plaisir, l’entraînement du monde. – Mais, s’écria la vicomtesse, les vertus mêmes de cette femme ont été pour lui des armes, il lui a fait verser des larmes de dévouement, il a su exalter en elle la générosité naturelle à notre sexe, et il a abusé de sa tendresse pour lui vendre bien cher de criminels plaisirs.  – Je vous l’avoue, dit Derville qui ne comprit pas les signes que lui fit madame de Grandlieu, je ne pleurai pas sur le sort de cette malheureuse créature, si brillante aux yeux du monde et si épouvantable pour qui lisait dans son cœur ; non, je frémissais d’horreur en contemplant son assassin, ce jeune homme dont le front était si pur, la bouche si fraîche, le sourire si gracieux, les dents si blanches, et qui ressemblait à un ange. Ils étaient en ce moment tous deux devant leur juge, qui les examinait comme un vieux dominicain du seizième siècle devait épier les tortures de deux Maures, au fond des souterrains du Saint-Office. – Monsieur, existe-t-il un moyen d’obtenir le prix des diamants que voici, mais en me réservant le droit de les racheter, dit-elle d’une voix tremblante en lui tendant un écrin. – Oui, madame, répondis-je en intervenant et me montrant. Elle me regarda, me reconnut, laissa échapper un frisson, et me lança ce coup d’œil qui signifie en tout pays : Taisez-vous ! – Ceci, dis-je en continuant, constitue un acte que nous appelons vente à réméré, convention qui consiste à céder et transporter une propriété mobilière ou immobilière pour un temps déterminé, à l’expiration duquel on peut rentrer dans l’objet en litige, moyennant une somme fixée.

Elle respira plus facilement. Le comte Maxime fronça le sourcil, il se doutait bien que l’usurier donnerait alors une plus faible somme des diamants, valeur sujette à des baisses. Gobseck, immobile, avait saisi sa loupe et contemplait silencieusement l’écrin. Vivrais-je cent ans, je n’oublierais pas le tableau que nous offrit sa figure. Ses joues pâles s’étaient colorées, ses yeux, où les scintillements des pierres semblaient se répéter, brillaient d’un feu surnaturel. Il se leva, alla au jour, tint les diamants près de sa bouche démeublée, comme s’il eût voulu les dévorer. Il marmottait de vagues paroles, en soulevant tour à tour les bracelets, les girandoles, les colliers, les diadèmes, qu’il présentait à la lumière pour en juger l’eau, la blancheur, la taille ; il les sortait de l’écrin, les y remettait, les y reprenait encore, les faisait jouer en leur demandant tous leurs feux, plus enfant que vieillard, ou plutôt enfant et vieillard tout ensemble.

– Beaux diamants ! Cela aurait valu trois cent mille francs avant la révolution. Quelle eau ! Voilà de vrais diamants d’Asie venus de Golconde ou de Visapour ! En connaissez-vous le prix ? Non, non, Gobseck est le seul à Paris qui sache les apprécier. Sous l’empire il aurait encore fallu plus de deux cent mille francs pour faire une parure semblable. Il fit un geste de dégoût et ajouta : – Maintenant le diamant perd tous les jours, le Brésil nous en accable depuis la paix, et jette sur les places des diamants moins blancs que ceux de l’Inde. Les femmes n’en portent plus qu’à la cour. Madame y va ? Tout en lançant ces terribles paroles, il examinait avec une joie indicible les pierres l’une après l’autre : – Sans tache, disait-il. Voici une tache. Voici une paille. Beau diamant. Son visage blême était si bien illuminé par les feux de ces pierreries, que je le comparais à ces vieux miroirs verdâtres qu’on trouve dans les auberges de province, qui acceptent les reflets lumineux sans les répéter et donnent la figure d’un homme tombant en apoplexie, au voyageur assez hardi pour s’y regarder.

– Eh ! bien ? dit le comte en frappant sur l’épaule de Gobseck. Le vieil enfant tressaillit. Il laissa ses hochets, les mit sur son bureau, s’assit et redevint usurier, dur, froid et poli comme une colonne de marbre : – Combien vous faut-il ? – Cent mille francs, pour trois ans, dit le comte. – Possible ! dit Gobseck en tirant d’une boîte d’acajou des balances inestimables pour leur justesse, son écrin à lui ! Il pesa les pierres en évaluant à vue de pays (et Dieu sait comme !) le poids des montures. Pendant cette opération, la figure de l’escompteur luttait entre la joie et la sévérité. La comtesse était plongée dans une stupeur dont je lui tenais compte, il me sembla qu’elle mesurait la profondeur du précipice où elle tombait..."

 

1830 - Un Episode sous la Terreur

C`est un des plus célèbres récits de l`écrivain Honoré de Balzac. Le 22 janvier 1793, à Paris : dans les ténèbres d`une terrible nuit de neige, une vieille femme, ex-religieuse, noble de naissance, s'aperçoit qu`elle est suivie par un mystérieux individu. Celui-ci pénètre derrière elle dans la misérable maison où elle est hébergée avec une de ses compagnes et un prêtre non assermenté. La présence de cet individu jette l'effroi parmi ces trois innocentes créatures qui vivent dans les privations et la terreur d'être découvertes. L'homme pourtant n'est venu que dans l`intention d'entendre la messe, qu'il demande pour l`âme d'une personne chère dont le corps ne reposera jamais en terre sainte. L`office funèbre ayant été célébré, il disparaît après avoir remis au prêtre une curieuse relique : un mouchoir taché de sang. De ce jour, les trois malheureux s'aperçoivent qu'ils sont protégés dans leur vie pourtant pleine d'angoisses. Un an après, à la même date, l'homme reparaît pour la messe anniversaire; mais pas même ce jour-là ils ne réussissent à saisir le secret de son identité. C'est seulement quelques mois après que l'abbé reconnaît le mystérieux visiteur dans le bourreau de Paris, et il comprend que le mouchoir avait appartenu au roi Louis XVI, guillotiné le 21 janvier 1793.

Ce récit appartient aux œuvres de jeunesse du grand romancier, et reconstitue admirablement une atmosphère de mystérieuse terreur, de piété et d`intense simplicité religieuse, dans un style vigoureux et pittoresque aux couleurs hautement suggestives ...

 

1831 – La Peau de chagrin 

Premier succès de Balzac. Le jeune marquis Raphaël de Valentin, ruiné au jeu, venant de perdre sa dernière pièce d'or, va se suicider, quand un antiquaire lui offre un morceau de cuir, la peau de chagrin, doté d'étranges pouvoirs, celui de réaliser tous ses désirs. Mais, à la suite de chaque réalisation, la surface de cette peau diminue et abrège d'autant la vie de son propriétaire. Sur une trame qui pouvait conduire uniquement à un conte fantastique, Balzac a bâti un roman philosophique dans lequel s'opposent la volonté humaine et la fatalité, et la simplicité certes de l'intrigue n'efface pas l'extraordinaire talent de conteur de Balzac.

" ― Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.  

― Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

― J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

― Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie..."

 

"La gloire venait rapidement. Il allait lire, en 1831, la "Peau de chagrin" chez madame Récamier. Il troublait les cœurs des femmes et des jeunes hommes; des lettres d'inconnus et d'inconnues lui venaient, conseils, épanchements, promesses et demandes d'idéale tendresse, offres de purs commerces d'esprit et de cœur. C'est ainsi que Balzac entra en relations avec une Polonaise, madame Hanska, et vécut avec elle, pendant seize ans, avant de pouvoir l'épouser, un beau roman d'amour infiniment tendre, passionné, fougueux. Il suffit de lire les lettres qu'il lui écrit pour mesurer à quel point l'âme de Balzac est romantique et romanesque. Toutes les ardeurs qu'il a données à ses amoureux, il les ressent, les exprime pour son compte, et les fait partager à son amie.

Il savait ce que valait son œuvre littéraire. On n'a que l'embarras du choix, quand on feuillette la Correspondance : tant le romancier se tresse de couronnes, tant il crie la qualité, l'énormité de son œuvre. "Louis Lambert" est « un beau livre », et le livre d'un « penseur ». "Séraphita" est « le livre des âmes qui aiment à se perdre dans les espaces infinis. » Un autre livre est gigantesque ; un autre doit être pour le peuple ce qu'est l'Évangile. Et sur "Eugénie Grandet", sur "Goriot", sur la "Recherche de l'absolu", sur chaque œuvre et sur la diversité de toutes ces œuvres, il s'échauffe, il se répand en admirations complaisantes. La "Comédie humaine", disait-il , c'est "plus vaste que la cathédrale de Bourges". Il ne disait peut-être rien que de vrai ; mais on sourit de le lui entendre dire. Il voulait aller de pair avec Napoléon, Cuvier, O'Connell ; eux et lui, voilà les quatre grands hommes du siècle, la synthèse de toutes ses puissances.

Cette confiance n'empêchait pas Balzac de se sentir incomplet, d'aspirer à réaliser, manifester une plus large forme de génie. La révolution de 1830 lui ouvrit, comme à la plupart de nos écrivains, des horizons éblouissants: ils ont tous cru que le sens des glorieuses journées était que le pouvoir allait être porté par le peuple au mérite. On venait de fonder la liberté : n'était-ce pas le règne de l'esprit qui commençait ? Tout fervent légitimiste qu'il était, Balzac partagea l'illusion commune des poètes et des écrivains supérieurs. Dès 1831, il voulait entrer à la Chambre : il méditait de poser une candidature à Angoulême, à Cambrai. Comme il demandait deux ans, en 1833, pour « gouverner le monde intellectuel en Europe » , il se sentait de taille à s'imposer aux hommes d'État, aux peuples; il se sentait une volonté capable de soumettre la France à son action. Il voyait grand : il organisait (en pensée) une vaste ligue des journaux conservateurs, qui absorberait tous les talents vivaces, et serait maîtresse de la direction des affaires ; il fondait (en pensée) le parti des intelligentiels, dont il serait la tête et le chef. « Croyez-vous, écrivait-il, que je veuille quitter le monde des idées, pour le monde politique, si je ne pressentais pas que je puis être quelque chose de grand? »

Les circonstances rabattirent ces rêves: et pour le bien de la Comédie humaine, toutes les conceptions de politique durent s'épancher en créations idéales dans le roman. L'imagination utilisa tous les matériaux préparés pour l'action, qui manquait.

Peu à peu la fièvre politique de Balzac tomba, et son ambition, avec l'accroissement de la renommée littéraire, ne se proposa plus d'autre objet que le paiement des dettes.

C'était là toujours le point douloureux de son existence. Ces dettes sont un gouffre : Balzac y jette dizaines et vingtaines de mille francs. Et le gouffre ne se comble pas : de cent vingt-cinq mille francs en 1831, les dettes sont montées en 1838 à plus de deux cent mille francs. Toujours il va s'en tirer, et il y en a toujours : c'est avec soulagement qu'il annonce en 1846  "les derniers soixante mille francs de dettes à payer.

Cependant l'argent venait à flots ; en un an vers 1834 ou 1835, il vendait soixante mille volumes, et gagnait soixante-dix mille francs ; et les années suivantes seront encore meilleures. En moins de dix ans, il aura bien gagné le million. Rien n'y fait ; à chaque échéance, la crise se rouvre ; la chasse à l'argent, les visites aux prêteurs possibles, les combinaisons capables de faire jaillir l'or entre les pavés, il joue tout le drame ou la comédie de l'endetté trois ou quatre fois par an pendant vingt ans. De temps à autre, il faut recourir aux moyens extrêmes : bijoux, argenterie vont au mont-de-piété. En septembre 1832, Balzac fait maison nette: « chevaux, voilures... tout est vendu, les gens renvoyés ». Tout était vendu, «le tilbury excepté», et un cheval, j'imagine, pour le traîner.

Ainsi l'extrême détresse pour Balzac, c'était de se réduire au tilbury. Nous touchons là le secret de ses embarras. Il lui fallait la vie large. Il aimait le luxe, et la forme la plus coûteuse du luxe : le luxe artistique. La canne de M. de Balzac était une célébrité européenne. Il ne pouvait se tenir d'acheter de belle argenterie, des bijoux, de vieux meubles, des tapisseries, des tableaux de maîtres anciens. Il raffolait de tous ces « bric-à-brac », comme il disait : son « tête-à-tête de vieux sèvres «, son « beau service de porcelaine de Chine », si authentiquement ancien qu'on ne trouverait plus le pareil à Nankin ni à Canton. Le même jour, il attend des tableaux de Rome, un tableau d'Heidelberg. Passant à Marseille, il a visité la boutique de M. Lazard, marchand de curiosités ; de retour à Paris, il charge Méry d'aller offrir neuf cents francs pour une glace, et pour un enfant de bronze « indécent » : il lui enseigne un truc pour venir à bout du marchand qui demande treize cents francs. Que des amis de Méry aillent de temps en temps « marchander les deux objets; et qu'ils en offrent toujours les uns cinquante, les autres cent, ceux-ci vingt-cinq francs de moins » que lui ; Lazard ne tiendra pas quinze jours à ce régime. On voit d'où Balzac a pris les merveilleuses descriptions de mobiliers et d'intérieurs qui tiennent tant de place dans ses romans : il avait la passion du cousin Pons ; il avait tant regardé, tant ramassé de bric-à-brac, qu'il n'admirait pas seulement les formes, il sentait l'âme des choses, le génie d'une époque dans la couleur d'une étoffe et le dessin d'un meuble.

Mais tout cela, joint aux dettes, creusait un trou que les droits d'auteur ne comblaient pas. Balzac payait achetait, et, pour payer et acheter, contractait des emprunts qui aggravaient sa situation. Ajoutez les voyages, voyages de santé, d'observation et d'affection ; il traversait la France et la moitié de l'Europe, très économiquement, sans nul doute, jamais homme n'a plus économisé que Balzac, — mais enfin cela coûtait."

(Gustave Lanson, Balzac d'après sa correspondance, 1913)

 

En mai 1832 que paraît le deuxième tome des "Scènes de la vie privée" dont se détachent deux romans, le "Colonel Chabert" et le "Curé de Tours", ses premiers grands drames de la vie privée. Par ailleurs, Balzac fit paraître à cette époque (en 1832, 1833 et 1837) le premier recueil des "Contes drolatiques", des histoires savoureuses et érotiques écrites dans un style qui pastiche la langue du XVIe siècle. C'est en 1832 que Balzac annonce "Eugénie Grandet" à une mystérieuse correspondante dont il venait de recevoir un message admiratif signé "l'Etrangère", la fameuse comtesse Eve Hanska..

 

1832 - Le Colonel Chabert

Un jour, à Paris, peu d'année avant la chute de l'Empire, un jeune avocat, Maître Derville, reçoit la visite d'un vieillard. qui n'est autre que le colonel Chabert,  passé pour mort il y a quelques années auparavant, à la bataille d'Eylau au cours de laquelle il avait acquis une certaine célébrité. Le vieillard raconte comment, se réveillant dans un fossé entre des cadavres, avec une horrible blessure au crâne, et recueilli par une famille de paysans, il demeura des mois durant entre la vie et la mort. Une fois guéri, il résolut de regagner la France et de récupérer son nom et sa propriété. Mais lorsqu’après de longs détours, il parvient à Paris en 1817, sa femme,  Rose Chapotel, a utilisé ses terres et sa fortune pour entrer dans l'aristocratie, se remarier et porter le nom de comtesse Ferraud, le comte Ferraud, avec son secrétaire et avocat Delbecq, étant eux-mêmes des escrocs notoires. Elle refuse de le reconnaître, le traite d’imposteur. L’avocat Derville va donc accompagner Chabert et tenter de le réhabiliter. En vain, l'avocat échouera dans sa tentative, et Chabert terminera ses jours à moitié fou.

"Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun. Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir ronge des grands-officiers de la Légion d’honneur. En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. À le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent, comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.

Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. À peine son cabriolet avait-il retourné, qu’un joli coupé tout armorié arriva. Mme la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la jeunesse de sa taille. Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulant les contours, et la ravivait. Si les clients s’étaient rajeunis, l’étude était restée semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé. Simonnin déjeunait, l’épaule appuyée sur la fenêtre, qui alors était ouverte ; et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs.

– Ah ! s’écria le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général et cordon rouge ?

– Le patron est un fameux sorcier, dit Godeschal.

– Il n’y a donc pas de tour à lui jouer, cette fois ? demanda Desroches.

– C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud ! dit Boucard..."

 

1833 - L'illustre Gaudissart

Le personnage de Félix Gaudissart est la caricature d'un personnage associé à la monarchie de Juillet, un commis-voyageur encore jeune mais presque chauve, le visage épanoui, jamais à court de bons mots, optimiste invétéré, suractif et matérialiste frénétique, capable de vendre n'importe quoi à n'importe qui : il sait tout, connaît tout, même s'il ne comprend pas tout. Le voici après la Révolution de 1830 en charge de parcourir la province pour recueillir des abonnements pour Le Globe, saint-simonien, Le Mouvement, républicain : c'est dans la très traditionaliste Touraine que le miracle se produit, un notable méfiant et rusé, Vernier, l'introduit auprès d'un personnage prétendument influent, Margaritis, qui n'est en fait qu'un fou, et auprès duquel non seulement il ne réussit pas à vendre le moindre abonnement mais se retrouve propriétaire de barriques de vin que ledit fou ne possède pas. 

"– Je vous écoute, répondit Margaritis en prenant le maintien d’un homme qui pose pour son portrait chez un peintre.

– Monsieur, dit Gaudissart en faisant tourner la clef de sa montre à laquelle il ne cessa d’imprimer par distraction un mouvement rotatoire et périodique dont s’occupa beaucoup le fou et qui contribua peut-être à le faire tenir tranquille, monsieur, si vous n’étiez pas un homme supérieur... (Ici le fou s’inclina.) Je me contenterais de vous chiffrer matériellement les avantages de l’affaire, dont les motifs psychologiques valent la peine de vous être exposés. Écoutez ! De toutes les richesses sociales, le temps n’est-il pas la plus précieuse ; et, l’économiser, n’est-ce pas s’enrichir ? Or, y a-t-il rien qui consomme plus de temps dans la vie que les inquiétudes sur ce que j’appelle le pot au feu, locution vulgaire, mais qui pose nettement la question ? Y a-t-il aussi rien qui mange plus de temps que le défaut de garantie à offrir à ceux auxquels vous demandez de l’argent, quand, momentanément pauvre, vous êtes riche d’espérance ?

– De l’argent, nous y sommes, dit Margaritis.

– Eh ! bien, monsieur, je suis envoyé dans les Départements par une compagnie de banquiers et de capitalistes, qui ont aperçu la perte énorme que font ainsi, en temps et conséquemment en intelligence ou en activité productive, les hommes d’avenir. Or, nous avons eu l’idée de capitaliser à ces hommes ce même avenir, de leur escompter leurs talents, en leur escomptant quoi ?... le temps dito, et d’en assurer la valeur à leurs héritiers. Il ne s’agit plus là d’économiser le temps, mais de lui donner un prix, de le chiffrer, d’en représenter pécuniairement les produits que vous présumez en obtenir dans cet espace intellectuel, en représentant les qualités morales dont vous êtes doué et qui sont, monsieur, des forces vives, comme une chute d’eau, comme une machine à vapeur de trois, dix, vingt, cinquante chevaux. Ah ! ceci est un progrès, un mouvement vers un meilleur ordre de choses, mouvement dû à l’activité de notre époque, essentiellement progressive, ainsi que je vous le prouverai, quand nous en viendrons aux idées d’une plus logique coordination des intérêts sociaux. Je vais m’expliquer par des exemples sensibles. Je quitte le raisonnement purement abstrait, ce que nous nommons, nous autres, la mathématique des idées. Au lieu d’être un propriétaire vivant de vos rentes, vous êtes un peintre, un musicien, un artiste, un poète...

– Je suis peintre, dit le fou en manière de parenthèse.

– Eh ! bien, soit, puisque vous comprenez bien ma métaphore, vous êtes peintre, vous avez un bel avenir, un riche avenir. Mais je vais plus loin...

En entendant ces mots, le fou examina Gaudissart d’un air inquiet pour voir s’il voulait sortir, et ne se rassura qu’en l’apercevant toujours assis.

– Vous n’êtes même rien du tout, dit Gaudissart en continuant, mais vous vous sentez...

– Je me sens, dit le fou.

– Vous vous dites : Moi, je serai ministre. Eh ! bien, vous peintre, vous artiste, homme de lettres, vous ministre futur, vous chiffrez vos espérances, vous les taxez, vous vous tarifez je suppose à cent mille écus...

– Vous m’apportez donc cent mille écus ? dit le fou. 

– Oui, monsieur, vous allez voir..."

 

En 1833, Honoré de Balzac noue une intrigue secrète avec Maria du Fresnay, jeune femme de 24 ans, "la plus naïve créature qui soit tombée comme une fleur du ciel ; qui vient chez moi, en cachette, n'exige ni correspondance ni soins et qui dit : « Aime-moi un an! Je t'aimerai toute ma vie",  dont le mariage avec un homme de plus de vingt ans qu'elle est un échec :  Balzac lui dédiera plus tard le roman Eugénie Grandet qu'il était en train d'écrire et dont l'héroïne semble inspirée de la jeune femme, et une fille naîtra de leurs relations. 

 

1833 – Eugénie Grandet  

"Eugénie Grandet" est le premier des grands livres de Balzac, les portraits d'Eugénie et de son père sont parmi les plus représentatifs du génie de l'auteur. "Eugénie Grandet, fille d'un tonnelier de Saumur, vieil avare obsédé au point de la spolier de son héritage maternel. Ce roman qui est placé dans la Comédie humaine parmi les Scènes de la vue de province est caractéristique de la technique et des thèmes de Balzac. Adoptant une attitude didactique, Balzac commence par présenter la ville de Saumur, puis nous conduit devant la maison de M.Grandet, qui sera le théâtre de l'action. Le premier personnage présenté est le propriétaire des lieux. En des pages qui sont un remarquable document d'histoire sociale, il donne la biographie de cet ancien maître tonnelier. Il vit chichement, dirigeant lui-même son unique servante, la grande Nanon, et tyrannisant sa femme et sa fille Eugénie. Son plaisir est de tenir à sa dévotion M. des Grassins, son banquier, et Maître Cruchot, son notaire, qui briguent la main d'Eugénie, l'un pour son fils, l'autre pour son neveu."

"Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot, la maison à monsieur Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulière au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l’apparence des pierres vermiculées de l’architecture française et quelque ressemblance avec le porche d’une geôle. Au dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée, représentant les quatre Saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d’une plinthe saillante, sur laquelle s’élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut déjà.

La porte, en chêne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frêle en apparence, était solidement maintenue par le système de ses boulons qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s’y rattachait par un anneau, et frappait sur la tête grimaçante d’un maître-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancêtres nommaient Jacquemart, ressemblait à un gros point d’admiration ; en l’examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu’il représentait jadis, et qu’un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaître les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d’une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d’arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s’élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l’entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l’importance d’une salle dans les petites villes de l’Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l’antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger ; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun ; là, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l’an les cheveux de monsieur Grandet ; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier.

Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée ; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas ; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d’arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l’épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d’un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse-branche s’adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les sièges de forme antique étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine ; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problème. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l’aïeul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergère. Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d’église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l’achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose.

Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d’élever madame Grandet à une hauteur qui lui permit de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure, et le petit fauteuil d’Eugénie Grandet était placé tout auprès. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s’étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d’avril jusqu’au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d’hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu’on allumât du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l’automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d’adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d’avril et d’octobre. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d’ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière. Depuis long-temps l’avare distribuait la chandelle à sa fille et à la Grande Nanon, de même qu’il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière..."

 

L'action s'engage un soir de 1819 quand arrive de Paris, à l'improviste, le cousin d'Eugénie, Charles Grandet, un jeune homme à la mode, qui éblouit par son élégance la pieuse et modeste provinciale."..

"Monsieur Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. A vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l’enfance pour se laisser aller à des enfantillages Aussi, peut-être, sur cent d’entre eux, s’en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d’aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-être monsieur Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la première fois, eut la pensée d’y paraître avec la supériorité d’un jeune homme à la mode, de désespérer l’arrondissement par son luxe, d’y faire époque, et d’y importer les inventions de la vie parisienne. Enfin, pour tout expliquer d’un mot, il voulait passer à Saumur plus de temps qu’à Paris à se brosser les ongles, et y affecter l’excessive recherche de mise que parfois un jeune homme élégant abandonne pour une négligence qui ne manque pas de grâce.

Charles emporta donc le plus joli costume de chasse, le plus joli fusil, le plus joli couteau, la plus jolie gaîne de Paris. Il emporta sa collection de gilets les plus ingénieux : il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, à reflets d’or, de pailletés, de chinés, de doubles, à châle ou droits de col, à col renversé, de boutonnés jusqu’en haut, à boutons d’or. Il emporta toutes les variétés de cols et de cravates en faveur à cette époque. Il emporta deux habits de Buisson, et son linge le plus fin. Il emporta sa jolie toilette d’or, présent de sa mère. Il emporta ses colifichets de dandy, sans oublier une ravissante petite écritoire donnée par la plus aimable des femmes, pour lui du moins, par une grande dame qu’il nommait Annette, et qui voyageait maritalement, ennuyeusement, en Ecosse, victime de quelques soupçons auxquels besoin était de sacrifier momentanément son bonheur ; puis force joli papier pour lui écrire une lettre par quinzaine. Ce fut, enfin, une cargaison de futilités parisiennes aussi complète qu’il était possible de la faire, et où, depuis la cravache qui sert à commencer un duel, jusqu’aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que… etc. , et qu’il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser à courre dans les forêts de son oncle, y vivre enfin de la vie de château ; il ne savait pas le trouver à Saumur où il ne s’était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond ; mais, en le sachant en ville, il crut l’y voir dans un grand hôtel. Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit à Saumur, soit à Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui dans ce temps résumait les perfections spéciales d’une chose ou d’un homme. A Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux châtains ; il y avait changé de linge, et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond de manière à encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage à demi boutonnée lui pinçait la taille.."

 

".. Eugénie appartenait bien à ce type d’enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires ; mais si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens. Elle avait une tête énorme, le front masculin mais délicat du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s’y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n’y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s’harmonisait avec une bouche d’un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d’amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver ; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette ; mais, pour les connaisseurs, la non flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n’avait donc rien du joli qui plaît aux masses ; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s’éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges que donne parfois la nature, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir ; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d’amour ; et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête que l’expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d’horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu’était l’amour :

– Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi.

Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l’escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la maison..."

 

En 1834, "La Duchesse de Langeais", qui  met en scène Antoinette de Langeais, aristocrate parisienne séductrice d'un général de Montriveau auquel elle se refuse par ailleurs, est l'occasion pour Balzac de peindre ces femmes du faubourg Saint-Germain, issues de la noblesse et s'estimant d'une supériorité inégalable :  

"Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette vie creuse, exclusivement remplie par le bal, par les visites faites pour le bal, par des triomphes sans objet, par des passions éphémères, nées et mortes pendant une soirée. Quand elle arrivait dans un salon, les regards se concentraient sur elle, elle moissonnait des mots flatteurs, quelques expressions passionnées qu’elle encourageait du geste, du regard, et qui ne pouvaient jamais aller plus loin que l’épiderme. Son ton, ses manières, tout en elle faisait autorité. Elle vivait dans une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Elle allait assez loin en conversation, elle écoutait tout, et se dépravait, pour ainsi dire, à la surface du cœur. Revenue chez elle, elle rougissait souvent de ce dont elle avait ri, de telle histoire scandaleuse dont les détails l’aidaient à discuter les théories de l’amour qu’elle ne connaissait pas, et les subtiles distinctions de la passion moderne, que de complaisantes hypocrites lui commentaient ; car les femmes, sachant se tout dire entre elles, en perdent plus que n’en corrompent les hommes. Il y eut un moment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont la beauté, dont l’esprit pût être universellement reconnu. Que prouve un mari ? Que, jeune fille, une femme était ou richement dotée, ou bien élevée, avait une mère adroite, ou satisfaisait aux ambitions de l’homme ; mais un amant est le constant programme de ses perfections personnelles. Madame de Langeais apprit, jeune encore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sans être complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenter autrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plus d’une Sainte-n’y-touche lui révéla les moyens de jouer ces dangereuses comédies. La duchesse eut donc sa cour, et le nombre de ceux qui l’adoraient ou la courtisaient fut une garantie de sa vertu. Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal, de la soirée ; puis, le rideau tombé, elle se retrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait le lendemain pour d’autres émotions également superficielles..."

On sait que derrière ce portrait s'exprime toute la frustration d'un Balzac repoussé par la belle Henriette de Castries (1796-1861), après avoir sans succès tenté de séduire Zulma Carraud (1796-1889), la muse de son adolescence ..

 

1/2 - A SUIVRE ....