Postmodernisme - Jean-François Lyotard (1924-1988), "La Condition postmoderne , rapport sur le savoir" (1979) - Charles Jencks (1939-2019), "The Language of Postmodern Architecture" (1977) - ....

Last update : 11/11/2016


Pour le critique d'art Charles Jenks, le mouvement du postmodernisme commence à l'instant de la démolition de l'ensemble d'habitation de Pruitt-Igoe, le 15 juillet 1972 à 15 heures 32, réaction emblématique à la la fameuse dite "modernité"  de l'architecture et de l'urbanisme des décennies précédentes. 

Le postmodernisme qui s'est développé d'abord en architectures, dans les arts figuratifs et en littérature, avant de gagner les sciences humaines, pose plus de questions qu'il n'en résout. L'impression générale est celle d 'une fin de l'oeuvre d'art ou de la pensée comme portant une vérité ou comportant une dimension métaphysique à venir. Ce constat théorique conduit à une valorisation exagérée du relativisme et à une dépolitisation intellectuelle. ..

Nous retiendrons du postmodernisme un pessimisme relatif  qui nous invite "à relativiser les vérités établies et les savoirs en jeu dans la construction de la réalité et à les replacer dans les contextes historiques, sociaux et linguistiques qui les ont déterminés".


Jean-François Lyotard fait entrer le terme "postmodernisme" en 1979 dans le vocabulaire philosophique avec la parution de "La Condition postmoderne", un ouvrage par ailleurs relativement obscur. La définition de ce terme varie suivant les domaines qu'il touche. Globalement le postmodernisme entend remettre question et déconstruire les croyances traditionnelles et adopter une attitude critique qui cherche à interroger des données que le modernisme aurait refoulées ou ignorées. En effet, ce qu'on appelle le modernisme prétend en finir avec la tradition, mais en fait celle-ci continue à le soutenir. Le modernisme privilégie l'idée hégélienne du progrès historique, ce que le postmodernisme récuse : le postmodernisme refuse l'héritage culturel et scientifique des Lumières, énoncent que les théories sociales modernes  reposent sur la fausse conviction que la connaissance des lois générales de la société est source de progrès et de liberté,  et ainsi semble abandonner à sa solitude l'homme rationnel de la tradition occidentale.

Il est communément partagé qu'après Nietzsche et Heidegger, une manière absolue et globalisante d'envisager l'histoire, l'homme et la société, comme l'envisageaient les philosophies modernes de l'histoire, est devenue irrecevable. D'après Lyotard, la fin des "métarécits de la modernité", c'est-à-dire du discours des Lumières (le savoir comme moteur de l'émancipation du genre humain) et de celui de l'idéalisme (la légitimité de tout savoir s'inscrit dans la possibilité d'une doctrine de la science encyclopédique et universelle), entraîne la fin aussi bien du subjectivisme que de l'humanisme. Nous ne pouvons plus espérer accumuler une connaissance neutre et objective nous permettant de progresser vers un avenir "radieux".

Que dit Jacques Derrida? en déconstruisant les hypothèses et les procédés qui sont situés derrière l'écriture et la parole, nous pouvons espérer avancer au-delà d'eux et trouver de nouvelles manières de penser le monde ..

Le postmodernisme qui s'est développé d'abord en architectures, dans les arts figuratifs et en littérature, avant de gagner les sciences humaines, pose plus de questions qu'il n'en résout. L'impression générale est celle d 'une fin de l'oeuvre d'art ou de la pensée comme portant une vérité ou comportant une dimension métaphysique à venir. Ce constat théorique conduit à une valorisation exagérée du relativisme et à une dépolitisation intellectuelle. 

Nous retiendrons du postmodernisme un pessimisme relatif  qui nous invite "à relativiser les vérités établies et les savoirs en jeu dans la construction de la réalité et à les replacer dans les contextes historiques, sociaux et linguistiques qui les ont déterminés".

(Pict. Marcus Antonius Jansen, "Surreal")


Jean-François Lyotard, "La Condition postmoderne",

Rapport sur le savoir, Editions de Minuit, 1979

Introduction - "Cette étude a pour objet la condition du savoir dans les sociétés les plus développées. On a décidé de la nommer « postmoderne ». Le mot est en usage sur le continent américain, sous la plume de sociologues et de critiques. Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle. Ici, on situera ces transformations par rapport à la crise des récits.
La science est d’origine en conflit avec les récits. À l’aune de ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant qu’elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et qu’elle cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles de jeu. C’est alors qu’elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui s’est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d’appeler « moderne » la science qui s’y réfère pour se légitimer. C’est ainsi par exemple que la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective d’une unanimité possible des esprits raisonnables : c’était le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu’en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une philosophie de l’histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi référée au grand récit, au même titre que la vérité. En simplifiant à l’extrême, on tient pour « postmoderne » l’incrédulité à l’égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences ; mais ce progrès à son tour la suppose. À la désuétude du dispositif méta-narratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l’institution universitaire qui dépendait d’elle. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand  héros, les grands périls, les grands périples et le grand but.
Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. Chacun de nous vit aux carrefours de beaucoup de celles-ci. Nous ne formons pas des combinaisons langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement communicables.
Ainsi la société qui vient relève moins d’une anthropologie newtonienne (comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d’une pragmatique des particules langagières. Il y a beaucoup de jeux de langage différents, c’est l’hétérogénéité des éléments. Ils ne donnent lieu à institution que par plaques, c’est le déterminisme local. Les décideurs essaient pourtant de gérer ces nuages de socialité sur des matrices d’input/output, selon une logique qui implique la commensurabilité des éléments et la déterminabilité du tout. Notre vie se trouve vouée par eux à l’accroissement de la puissance. Sa légitimation en matière de justice sociale comme de vérité scientifique serait d’optimiser les performances du système, l’efficacité. L’application de ce critère à tous nos jeux ne va pas sans quelque terreur, douce ou dure : Soyez opératoires, c’est-à-dire commensurables, ou disparaissez.
Cette logique du plus performant est sans doute inconsistante à beaucoup d’égards, notamment à celui de la contradiction dans le champ socio-économique : elle veut à la fois moins de travail (pour abaisser les coûts de production) et plus de travail (pour alléger la charge sociale de la population inactive). Mais l’incrédulité est désormais telle qu’on n’attend pas de ces inconsistances une issue salvatrice, comme le faisait Marx.
La condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la positivité aveugle de la délégitimation.
Où peut résider la légitimité, après les métarécits ? Le critère d’opérativité est technologique, il n’est pas pertinent pour juger du vrai et du juste. Le consensus obtenu par discussion, comme le pense Habermas ? Il violente l’hétérogénéité des jeux de langage. Et l’invention se fait toujours dans le dissentiment. Le savoir postmoderne n’est pas seulement l’instrument des pouvoirs. Il raffine notre sensibilité aux différences  et renforce notre capacité de supporter l’incommensurable. Lui-même ne trouve pas sa raison dans l’homologie des experts, mais dans la paralogie des inventeurs.
La question ouverte est celle-ci : une légitimation du lien social, une société juste, est-elle praticable selon un paradoxe analogue à celui de l’activité scientifique ? En quoi consisterait-il ?
Le texte qui suit est un écrit de circonstance. C’est un Rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées qui a été proposé au Conseil des Universités auprès du gouvernement du Québec, à la demande de son président. Ce dernier en a aimablement autorisé la publication en France : qu’il en soit remercié. Reste que le rapporteur est un philosophe, non un expert. Celui-ci sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, celui-là non. L’un conclut, l’autre interroge, ce sont là deux jeux de langage. Ici ils se trouvent mélangés, de sorte que ni l’un ni l’autre n’est mené à bien. Le philosophe du moins peut se consoler en se disant que l’analyse formelle et pragmatique de certains discours de légitimation, philosophiques et éthico-politiques, qui sous-tend le Rapport, verra le jour après lui. Celui-ci l’aura introduite, par un biais un peu sociologisant, qui l’écourte mais qui la situe.
Tel qu’il est, nous le dédions à l’Institut polytechnique de philosophie de l’Université de Paris VIII (Vincennes), au moment très postmoderne où cette université risque de disparaître et cet institut de naître."


De "L’Échange symbolique et la mort" (1976) à "Simulacres et simulation" (1981), et au-delà, le sociologue Baudrillard (1929-2007) a repris à sa manière le principe d'une rupture fondamentale entre les sociétés modernes et postmodernes.  Les sociétés modernes s'organisent autour de la production et de la consommation de marchandises, tandis que les sociétés postmodernes s'organisent autour de la simulation et du jeu des images et des signes. Les codes, modèles et signes constituent les formes organisatrices fondamentales d'un nouvel ordre social où la simulation règne. Dans la société de la simulation, les identités se construisent par appropriation des images. Les codes et modèles déterminent la perception que les individus se font de la "réalité" et des rapports qu'ils ont entre eux.  Le monde postmoderne de Baudrillard est un monde dans lequel les frontières et les distinctions autrefois fondamentales - telles que celles entre les classes sociales, les sexes, les tendances politiques et les domaines sociaux et culturels - ont perdu tout pouvoir. Si les sociétés modernes, pour la théorie sociale classique, étaient caractérisées par la différenciation, pour Baudrillard, les sociétés postmodernes sont caractérisées par la dé-différenciation, l'effondrement des distinctions, l'implosion : dans la cette société de simulation, version Baudrillard, les domaines de l'économie, de la politique, de la culture, de la sexualité et du social implosent les uns dans les autres, s'absorbent les uns dans les autres, ainsi l'art, autrefois une sphère de différenciation et d'opposition, est absorbée dans l'économique et le politique, tandis que la sexualité est partout. Dans ce contexte, les différences entre individus et groupes implosent tout autant dans une dissolution totale, toutes les frontières et structures sociales entrent en mutation rapide, la théorie sociale n'a plus aucune prise.
Cet univers postmoderne est, pour le sociologue métaphysicien Jean Baudrillard, un univers d'hyperréalité dans lequel les technologies du divertissement, de l'information et de la communication offrent des expériences plus intenses que les scènes si banales de la vie quotidienne banale. Ce sont désormais des codes et des modèles qui structurent la vie quotidienne....