Arthur Schopenhauer (1788-1860) - ...

Last update: 09/09/2017

Les deux grands représentants de l'idéalisme allemand du XIXe siècle que sont Hegel et Schopenhauer ne peuvent se comprendre sans évoquer la figure incontournable d'Emmanuel Kant et sans évoquer les travaux de Fichte et de Schelling. Qui ne connaît la célébrité acquise par Hegel, le philosophie qui, en énonçant que la réalité est un processus historique, bouleverse les réflexions des générations à venir, construit le dernier grand système philosophique et place sur orbite tant le marxisme que l'existentialisme. Plus à l'écart, Schopenhauer est un solitaire qui influencera sans être totalement reconnu et véritablement lu, des figures centrales qui bouleverseront nos conceptions, tels Nietzsche, qui explique les motivations de l'humain par la volonté de puissance, ou Freud qui se lance dans l'exploration de ce qui sous-tend nos désirs, mais aussi le nihilisme européen. L'Allemagne est alors dans un état de fermentation intellectuelle intense, les grands systèmes postkantiens de Fichte, Hegel et Schelling côtoient la composition par Beethoven de ses VIIe et VIIIe Symphonies...


Chaque homme prend les limites de sa propre vision du monde pour les limites Du Monde - Arthur Schopenhauer inaugure une nouvelle forme de philosophie, en remettant en cause Hegel et  l'aptitude de la raison à éclairer le monde et, plus fondamentalement, l'aptitude de l'homme au bonheur, qui lui vaut sa réputation de pessimisme. De plus, l'élégance stylistique et la clarté d'expression de Schopenhauer font de lui un des auteurs les plus lisibles de l'histoire de la philosophie.

 

Arthur Schopenhauer (1788-1860) 

Platon et Kant ("l'oeuvre la plus considérable qui se soit produite depuis vingt siècles en philosophie") mèneront Schopenhaueur à l'idéalisme philosophique : le monde n'est pas ce qu'il paraît être, il y a derrière la réalité empirique, une autre réalité, derrière la diversité de la vie, une force homogène, à tenter de définir. Plus encore, le Monde, avec Schopenhauer, devient une gigantesque illusion produite par une Volonté aveugle et absurde. - Né dans une famille aisée de Dantzig, destiné à devenir commerçant comme son père, c'est à Dresde, entre 1814 et 1818, que ce grand séducteur et misogyne qu'est Schopenhauer découvre et intègre dans sa construction philosophique la philosophie indienne antique des Upanishad. Il rédige alors son oeuvre maîtresse, "Le Monde comme volonté et comme représentation" : il y retrouve cette conception d'un monde vécu comme miné par l'illusion et la souffrance (Maja), une âme du monde pénétrant toute chose (Brahma), mais aussi une force et une énergie qui agissent dans toute la nature, qu'il identifie sous le terme de "volonté". La conclusion de Schopenhauer vient ainsi contredire ses grands contemporains de l'idéalisme allemand que sont Fichte, Schelling et Hegel (cet "écrivailleur d'absurdités et détraqueur de cervelle"): ce n'est pas le rationnel mais l'irrationnel qui dirige le monde. Cet "esprit du monde" que l'idealisme identifie au travers de la raison, est en fait un magma de pulsions en conflit qui n'agit que dans et par la vie, une volonté irrationnelle globale déchirée par des forces contraditcoires , et qui jette l'individu dans une souffrance sans fin. A charge de celui-ci de parvenir à se détacher de cette détermination de l'existence par les besoins et les pulsions : la compassion et l'ascèse sont deux chemins possibles, l'effacement dans le néant la seule voie d'une existence nativement tributaire d'une volonté et d'une pulsion vitale indéfinissable et irrépréssible. 

La première édition de son oeuvre maîtresse n'a aucun succès et Schopenhauer fait alors un long voyage en Italie, et obtient à son retour en 1820 un poste de professeur à l'université de Berlin où il se retrouve en concurrence avec Hegel qu'il méprise. Mais il ne tarde pas à renoncer à l'enseignement constatant le peu d'engouement des étudiants pour ses leçons. Sur le plan sentimental, échec identique, il en vient à conclure qu'il lui faut rester seul. En 1831, il fuit Berlin en raison d'une épidémie de choléra (celle qui va emporter Hegel) et s'installe définitivement à Francfort où il vit de ses rentes, gérant l'héritage paternel. Il vit en ermite dans un petit cabinet de travail orné d'une statue de Bouddha et publie en 1836 "De la volonté dans la nature" et, en 1841, "Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique" (Essai sur le libre arbitre; les fondements de la morale). C'est en 1844, que paraît la deuxième édition du "Monde comme volonté et comme représentation" avec d'importants apports qui en doublent le volume, mais c'est avec les Parerga et Paralipomena (1851, Accessoires et restes) qu'il connaît enfin la notoriété, pour mourir subitement le 21 septembre 1860, sous le portrait, dit-on, de Goethe, Nietzsche et Wagner, la postérité spirituelle de Schopenhauer. Enfin, l'esthétique, et plus précisément la musique, restera un des apports posthumes du philosophe de Dantzig..

 

"Über die vierfache Würzel des Satzes vom zureichenden Grunde" (De la quadruple racine du principe de raison suffisante, 1814)

Après quatre ans d'études à Göttigen et à Berlin, Schopenhauer soutient sa thèse, "De la quadruple racine du principe de raison suffisante", première étape de construction de sa philosophie. Reprenant Kant et sa "Critique de la raison pure", Schopenhauer soutient que c'est nous-mêmes qui donnons au monde qui nous entoure une structure, une représentation, en attribuant une "raison" à toute chose ou à tout événement. 

 

"Die Welt als Wille und Vorstellung" (Le monde comme volonté et comme représentation, 1818) 

Partant de la distinction que fait Kant entre "noumène" (les choses-en-soi) et "phénomènes" (ce que nous percevons par nos sens), Schopenhauer nous les décrit comme réalités d'un même monde mais perçu différemment, le monde comme volonté et le monde comme représentation, le monde éprouvé intérieurement et le monde observé extérieurement. Pour saisir l'essence du monde, il faut rentrer en nous-mêmes et nous découvrons alors que notre être se manifeste, s'affirme comme Volonté. Comme le temps et l'espace appartiennent au monde des phénomènes, n'existent pas en eux-mêmes et ne sont que des intuitions de l'esprit, la "volonté" est cette pure énergie, sans finalité propre, échappant à toute causalité, mais responsable de tout ce qui se manifeste et s'éprouve en nous. La Volonté chez Schopenhauer s'affirme donc à travers une multitude de phénomènes, dans une lutte aveugle pour la vie sans ordre préétabli puisqu'il n'existe aucun plan divin (Dieu n'existe pas). Le libre arbitre n'existe pas, l'homme est en réalité esclave du désir et oscille entre la souffrance (quand le désir est encore insatisfait) et l'ennui (après la satisfaction). Et notre existence ne saurait être que toujours insatisfaite puisque la volonté ne veut rien d'autre que sa propre affirmation. La souffrance est donc notre condition, et notre seule délivrance possible est de renoncer au vouloir-vivre, c'est-à-dire à tout désir. Continuer à vouloir, c'est se faire souffrir, lutter pour des biens imaginaires, être toujours insatisfait. Nietzsche et Freud ne sont pas loin, la raison, la liberté, l'individualité cèdent à une Volonté impérissable, immuable, qui ne connaît ni la naissance, ni la mort. Le monde est donc mu par une Volonté qui n'a pas de signification, il n'est que désordre et chaos, source infinie de souffrance. 

Et s'il est possible de comprendre ce monde, il faut alors le regarder sous le rapport de la représentation objective et scientifique c'est-à-dire sous le rapport de ce que Schopenhauer nomme après Kant les phénomènes, sous le rapport déterminé de la représentation et du schéma de la causalité. Le véritable philosophe qui comprend que tout est Volonté dans notre monde ne cherche donc pas à se rassurer sur l'avenir de celui-ci mais essaye plutôt de se soustraire à sa loi inexorable en faisant appel soit à  la contemplation artistique, soit en élaborant une éthique de la négation du désir..

 

"Après les trois livres qui précèdent, il est, j'espère, une vérité qui doit être claire et bien établie dans les esprits : c'est que le monde, en tant qu`objet représenté offre à la volonté le miroir où elle prend connaissance d`elle-même, où elle se voit dans une clarté et avec une perfection qui va décroissant par degrés, le degré supérieur étant occupé par l'homme ; c'est aussi que l`essence de l`homme trouve à se manifester pleinement d'abord par l`unité de sa conduite, où tous les actes se tiennent et qu'enfin cette unité, c`est la raison qui lui permet d'en prendre conscience, en lui permettant d'en embrasser l'ensemble, d'un coup d'œil et in abstracto. La volonté, la volonté sans intelligence (en soi, elle n'est point autre), désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, dis-je, grâce au monde représenté qui vient s`offrir à elle et qui se développe pour la servir, arrive à savoir qu`elle veut, à savoir ce qu'est ce qu'elle veut ; c'est ce monde même, c`est la vie, telle justement qu'elle se réalise là. Voilà pourquoi nous avons appelé ce monde visible le miroir de la volonté, le produit objectif de la volonté. Et comme ce que la volonté veut, c'est toujours la vie, c`est-à-dire la pure manifestation de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c'est faire un pléonasme que de dire : "la volonté de vivre", et non pas simplement "la volonté", car c`est tout un.

Donc, la volonté étant la chose même en soi, le fond intime, l'essentiel de l`univers, tandis que la vie. le monde visible, le phénomène, n'est que le miroir de la volonté, la vie doit être comme la compagne inséparable de la volonté : l`ombre ne suit pas plus nécessairement le corps: et partout où il y a de la volonté, il y aura de la vie, un monde enfin. Aussi vouloir vivre, c`est aussi être sûr de vivre. et tant que la volonté de vivre nous anime. nous n'avons pas à nous inquiéter pour notre existence, même à l`heure de la mort. Sans doute l`individu, sous nos yeux, naît et passe, mais l'individu n'est qu`apparence; s`il existe, c'est uniquement aux yeux de cet intellect qui a pour toute lumière le principe de raison suffisante, le "principium individuationis" ; en ce sens, oui, il reçoit la vie à titre de pur don, qui le fait sortir du néant. et pour lui la mort c`est la perte de ce don, c`est la rechute dans le néant. Mais il s'agit de considérer la vie en philosophe, de la voir dans son Idée ; alors nous verrons que ni la volonté, la chose en soi, qui se trouve sous tous les phénomènes, ni le sujet connaissant, le spectateur des phénomènes, n'ont rien à voir dans ces accidents de la naissance et de la mort. Naissance, mort, ces mots n`ont de sens que par rapport à l'apparence visible revêtue par la volonté, par rapport à la vie ; son essence, à elle volonté, c`est de se produire dans des individus, qui, étant des phénomènes passagers, soumis dans leur forme à la loi du temps. naissent et meurent ; mais alors même ils sont les phénomènes de ce qui, en soi, ignore le temps mais qui n'a pas d`autre moyen de donner à son essence intime une existence objective. Naissance et mort, deux accidents qui au même titre appartiennent à la vie ; elles se font équilibre ; elles sont mutuellement la condition l'une de l'autre, ou, si l`on préfère cette image. elles sont les pôles de ce phénomène, la vie, pris comme ensemble. La plus sage des mythologies, celle des Hindous, a bien su rendre cette vérité : Brama, le moins noble et le moins haut des dieux de la Trimourti, représentant la génération, la naissance, et Vichnou la conservation, c'est au dieu qui symbolise la destruction, la mort, à Schiwa, qu'elle a donné, avec le collier de têtes de mort, comme attribut, le Lingam, symbole de la génération. Ici la génération apparaît comme le complément de la mort ; ce qui doit nous faire entendre que ces deux termes sont par essence corrélatifs, ayant pour fonction de se neutraliser mutuellement et de s'annuler. - C'est dans cette même pensée que les Grecs et les Romains ornaient leurs sarcophages de ces précieuses sculptures où nous voyons encore représentés des fêtes, des danses, des festins, des chasses, des combats de bêtes, des bacchanales, mille tableaux enfin où éclate dans toute sa force l'amour de la vie ; et parfois, ce n'est pas assez de ces images joyeuses, il faut des groupes même licencieux, jusqu'à des accouplements entre chèvres et satyres. De toutes ces images le but évident était de détourner nos yeux de la mort du défunt dont on célébrait le deuil, et, par un effort violent, de les élever jusqu'à considérer la vie immortelle de la nature ; ainsi. sans arriver jusqu'à une notion abstraite de cette vérité, pourtant on faisait entendre aux hommes que la nature entière était la manifestation de la volonté de vivre et son accomplissement. Cette manifestation a pour forme le temps, l'espace et la causalité, puis et par conséquent l'individuation, d'où sort pour l`individu la nécessité de naître et de mourir, sans que d'ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre ; au regard de cette volonté, l`individu n`est qu`une de ses manifestations, un exemplaire, un échantillon." (Le Monde comme volonté et comme représentation, traduction de Roos et Burdeau, éditions P.U.F.)

 

Le "monde" n'est que représentation, le monde qui nous entoure, le monde que nous percevons n'est qu'une pure construction de notre esprit, et plus encore "le monde est ma représentation" ... - "Le monde est ma représentation, cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant. bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu`il est capable de l'amener à cet état, on peut dire que l`esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l'entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre: il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n'existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l'homme lui-même. S`il est une vérité qu'on puisse affirmer a priori, c'est bien celle-là : car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d`espace et de causalité qui l'impliquent. Chacun de ces concepts, en effet. dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, n'est applicable qu`à un ordre déterminé de représentations; la distinction du sujet et de l'objet, au contraire, est le mode commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vérité n'est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe, existe dans la pensée, c'est-à-dire, l`univers entier n`est objet qu`à l'égard d'un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s'applique naturellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l'avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous ; car elle est vraie du temps et de l'espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n'existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation..."

 

"Über den Willen in der Natur" (De la volonté dans la nature, 1836) 

Schopenhauer expose ici toutes les connaissances scientifiques de son temps qui semblent soutenir son système philosophique : le monde n'est qu'un phénomène alors qu'agit au-dessus de lui cette ultime réalité qu'est la "volonté de vivre". On y évoque ainsi la théorie de la génération spontanée, le magnétisme animal, la philosophie zoologique d'un Lamarck...

 

"Die beiden Grundprobleme der Etik" (Les deux problèmes fondamentaux de l'éthique, 1841) 

Deux écrits composent cet ouvrage, "Sur la liberté de la volonté humaine" (Ueber die Freiheit des menschlichen Willens) et "Sur le fondement de la morale" (Ueber das Fundament der Moral), au fil desquels il positionne ses deux thématiques dans la perspective de sa thèse philosophique fondamentale, la volonté est la véritable réalité, et cette volonté n'est pas "libre", au sens habituelle du terme, elle est au-delà de notre connaissance immédiate et donc de notre influence personnelle. Quant à espérer appréhender la source de toute morale, et en quoi consiste la morale, toute l'attitude de Schopenhauer découle de sa position vis-à-vis du formalisme morale de Kant, la volonté ne serait bonne que par ce qu'elle suivrait cette universalité dont est doué tout homme de raison. Ici, l'homme n'est moral que lorsqu'il réussit à "sortir" de lui-même, l'impératif catégorique de Kant ignore les mobiles égocentriques de l'humain...

 

"Parerga und Paralipomena" (1851) 

Dernier ouvrage publié par Schopenhauer, cet ensemble de "suppléments et omissions" qui touche à nombre de questions, logique, morale, métaphysique, littérature, psychologie, est aussi celui qui lui apporta la notoriété. Le philosophe a délaissé la forme du lourd traité didactique pour des pensées détachées qu'anime un homme de soixante ans devenu impitoyable et sarcastique. La première partie évoque l'histoire de la philosophie, égratigne "philosophes et philosophies", dont Hegel, se penche sur les "apparitions" qui semble confirmer la nécessité de la métaphysique, et se termine avec les Aphorismes sur la sagesse dans la vie. La seconde partie voit Schopenhauer soumettre le monde empirique dans toute sa variété à une analytique qui n'est jamais sans ironie...

 

 

"Aphorismen zur Lebensweisheit" (Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851)

Les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, part du premier volume des Parerga et Paralipomena, tentent de construire une morale du bonheur, ou plutôt du moindre malheur : comment s'assurer une existence heureuse, c'est-à-dire une existence "qui, après froide et mûre réflexion, est préférable à la non-existence !" On l'a dit, le pessimisme de Schopenhauer est ici à son comble, "la vie oscille, de droite et de gauche comme un pendule, de la souffrance à l'ennui." La science du bonheur, si une telle science est possible, consiste d 'abord à reconnaître que ce que je suis ne dépend que de moi, puis à se défier de la contingence des choses comme de la méchanceté et de la bêtise des autres. D'où cette apologie de la solitude : l'homme intelligent ne peut espérer s'épanouir dans une société d'imbéciles...

"On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n`aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d`autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C`est alors une véritable jouissance pour un tel homme que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par rang telle que l'a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de ceux qu'elle a placés haut n'ont pas leur compte ; aussi se dérobent-ils d'ordinaire à la société : d'où il résulte que le vulgaire y domine dès qu'elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands esprits, c`est l'égalité des droits et des prétentions qui en dérivent, en regard de l'inégalité des facultés et des productions (sociales) des autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels : ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité ; les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence. Donc cette prétendue bonne société n'a pas seulement l`inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d'être nous-même, d'être tel qu'il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt. afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire à nous défigurer nous-même..." (Aphorismes sur la sagesse dans la vie, traduction de Roos, éditions P.U.F.)