François Mauriac (1885-1970), "Le Baiser au lépreux" (1922), "Génitrix" (1923), "Le Désert de l'amour" (1925), "Thérèse Desqueyroux" (1927), "Le Nœud de vipères" (1932), "Le Mystère Frontenac" (1933), "La Pharisienne" (1941), "Bloc-notes (1958-1961) - ...

Last Update: 11/11/2016


François Mauriac a difficilement émerger de la serre familiale, bourgeoise et traditionnelle, pour aborder les thèmes les plus "troubles", tous liés "au péché de la chair". A son tour, il s'insinue dans l'intimité des foyers de province, en vient à révéler les conflits qui opposent sournoisement ou par incommunicabilité dramatique les membres d'une même famille, et parvient à mettre en pleine lumière un personnage emblématique qui incarne tout le drame spirituel de l'être humain, déchiré entre les appels de sa sensualité et les élans de sa foi, un être humain qui conserve au sein de ses pires égarements une nostalgie de pureté...

 

"Thérèse Desqueyroux" est, avec "Le Baiser au Iépreux" et le "Noeud de vipères", l'un des plus célèbres romans de Mauriac. Il en retrouvera plusieurs fois l'héroïne dans ses textes des années 1930, notamment dans "Ce qui était perdu" (1930) et "La Fin de la nuit" (1935). Accusée d'avoir voulu empoisonner son mari, Bernard, Thérèse a obtenu un non-lieu. Sur le chemin qui la ramène à leur demeure d'Argelouse, elle se remémore son passé et reconstitue l'itinéraire qui l'a poussée à commettre son geste - son amitié pour Anne,demi-soeur de Bernard, son mariage de convenance avec cet homme qu'elle n'a jamais aimé, le "jour étouffant" de ses noces, sa jalousie pour Anne qui connaît la passion auprès de Jean Azévédo. Incapable de se confesser à son mari, Thérèse se voit condamnée à une vie recluse; Bernard ne consentira à la laisser partir qu'après le mariage d'Anne, sans jamais luí faire entrevoir la possibilité du pardon et en l'abandonnant à ses insolubles questionnements sur elle-même. Tous les grands thèmes de l'univers Mauriac sont rassemblés dans ce chef-d'œuvre dont l'héroïne annonce d'autres figures romanesques majeures, notamment le Louis du "Nœud de Vipères" : poids oppressant des conventions et de la famille bourgeoises, opacité de l'âme, quête de l'authenticité et de la pureté dans un environnement qui les rend impossibles...



François Mauriac (1885-1970)

L'oeuvre de François Mauriac porte la marque de sa jeunesse dans les landes girondines et de son éducation chrétienne puritaine : dans ce contexte des années 20, se développe le thème de la hantise du « péché de la chair » qui marque ses romans. "Des jeunes gens troublés et parfois troubles (l'Enfant chargé de chaînes, 1913 ; le Baiser au lépreux, 1922 ; Genitrix, 1923), des couples déchirés (le Désert de l'amour, 1925 ; le Nœud de vipères, 1932), des femmes révoltées et humiliées (Thérèse Desqueyroux, 1927) témoignent de l'importance d'une sexualité partout présente et refusée comme le signe d'une dramatique misère humaine. Dans "Dieu et Mammon" (1929), Mauriac le romancier catholique tentait alors de rendre compte de sa démarche spirituelle, alors qu'un Gide avait entrevue dans son oeuvre la part du Diable et que Sartre plus tard constera même la part de Dieu. Mais toute grâce ne passe-t-elle par la conscience du péché? "Dieu se sert à sa guise de nos péchés", dit le confesseur dans "La Pharisienne" ... 

 

"Ce qui déshonore l'homme, ce n'est presque jamais son amour, fût-il le plus charnel, mais ce par quoi il le remplace. Il le remplace... jusqu'au jour où il découvre enfin que cet amour usurpait lui-même une place destinée à un Autre.

Ce miraculé, si j'aí bien interprété ses aveux, appuie maintenant sa foi sur cette conformité rigoureuse entre son désir et ce Dieu enfin possédé. Une petite image de chair et de sang, un simulacre créé à la ressemblance divine, tombe soudain comme un masque, et la véritable Face apparaît, et la véritable chair, et le véritable sang.

Voilà le miracle, le signe tangible tel qu'il me l'a décrit: après un vacarme intérieur qui pendant des années rend une âme folle, ce prodigieux silence, un calme surnaturel, une paix au-dessus de toute paix. Elle n'est plus jamais seule, n'attend plus personne, non qu'elle n'aime plus, mais elle emporte son amour dans la prière comme un aigle fait d'un agneau; elle incorpore l'image aimée à sa nouvelle joie, l'associe étroitement à ce salut inespéré. A mesure que l'aigle et l'agneau montent dans la lumière, des raisons inconnues de leur  rencontre se découvrent, des perspectives insoupçonnées; et enfin commence à s'éveiller et à vivre cette espérance de n'être jamais séparés - espérance si belle que le cœur ne peut la regarder en face. Dans ce sens, il est absurde de dire que Dieu exige d'être seul aimé ; ce qu'il veut, c`est que tout amour soit contenu par son Amour.

Comme j'opposais à mon interlocuteur qu'on n'embrasse pas l'esprit, que notre corps cherche les simulacres de son espèce, que ne trouvant pas son compte aux noces spirituelles, il les trouble; enfin que ce poids mort a vite fait de redevenir un poids terriblement vivant, exigeant, une bête qui chasse pour son compte, cette objection l'entraîna à me parler de l'Eucharistie. Un jansénisme instinctif m'avait toujours détourné de comprendre pourquoi la fréquente communion est nécessaire, surtout aux natures de feu. La Présence Réelle, me disait-il, c'est l'occupation réelle de notre chair, toutes les portes gardées, tous les points faibles surveillés. Cette présence totale, follement exigée d'une créature, enfin la voici obtenue. A entendre ce miraculé, il ne s'agissait pas d'énervements, d`émotions, d'effusions. Non, simplement: Quelqu'un est là et comble toute la capacité d'un être qui, d'ailleurs, continue sa vie: il lit, travaille, cause avec un ami; mais jusque dans les fêtes du monde, un  instant de recueillement suffit: c'est comme une main furtivement pressée, comme un souffle brûlant, et, au milieu de la foule, ce bref regard d'un amour que les autres ne voient pas; un signe de connivence, une miraculeuse sécurité. "Qui donc a osé écrire, me demanda-t-il, que le Christianisme ne fait pas sa part à la chair ? " Je n'osai lui rappeler que c'était moi-même, et ne pus que baisser la tête." (Dieu et Mammon, 1929, Grasset).

 

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, François Mauriac abandonne ses romans de psychologue amer pour se lancer dans le journalisme, entrer en "résistance intellectuelle"... 

Son "Cahier noir", publié clandestinement sous le pseudonyme de Forez en 1943, aux  Editions de Minuit, se rattache à la période pendant laquelle Mauriac collabora à la presse clandestine et adhéra au Front national des écrivains. Par de violentes attaques, l'auteur condamna l'attitude du maréchal Pétain et des Français qui acceptèrent de composer avec l'ennemi : "Et seriez-vous de bonne foi, l'Histoire vous accusera d`avoir servi la vengeance de vos maîtres". Entre le peuple opprimé et le spectre de l'horreur et de la mort, il interposa des paroles d'amour et d'espoir. Il déclara sa foi dans un univers sauvé par l'exemple du Christ : la guerre ne doit pas devenir une occasion pour fuir ses responsabilités ou pactiser avec l'ennemi. Au contraire, rendus forts et pleins de foi, il faut plonger dans la mêlée et tenir  jusqu'à la victoire : « Nous sommes de ceux qui croient que l'homme échappe à la loi de  l'entre-dèvorement. et non seulement qu'il y échappe, mais que toute sa dignité tient dans la résistance qu'il lui oppose de tout son cœur et de tout son esprit".  De tels propos lui firent courir de grands risques et, tant pendant qu`après la Seconde Guerre mondiale, Le Cahier noir a valu à Mauriac l'admiration de nombreux intellectuels. De 1952 à sa mort, il occupe le poste de chroniqueur au Figaro, puis à L'Express. Chaque semaine, dans son 'Bloc-notes', il livrera ainsi sa critique des hommes et des événements ..

A cette époque, la réputation du journaliste l'emportait alors sur celle de l'écrivain.  "Contrairement à l’idée aujourd’hui la plus répandue à son sujet, ce qu’il y a chez François Mauriac d’authentiquement rebelle et dérangeant ne se limite pas au seul journaliste politique, mais concerne tout autant le créateur sulfureux de Thérèse Desqueyroux, de Jean Peloueyre ou de Bob Lagave, tous messagers d’une douleur, d’une colère, d’un désir de transgression qui l’ont habité lui-même, sa vie durant, sans jamais s’exprimer pleinement au grand jour. « ... Je rigole, mon cher Mauriac, je rigole quand on fait de vous un écrivain du catholicisme, lui écrivait Roger Martin du Gard à la fin des années vingt. Il n’y a pas une œuvre d’incrédule ou d’athée où le péché soit plus exalté ... Ce sont des livres à damner les saints ! .. Il crève les yeux que vos tableaux sont peints avec une frénésie, une complaisance, une évidente et charnelle tendresse ... » Déjà perceptible du vivant de François Mauriac, ce malentendu n’a fait que croître après sa mort, au point de fausser la perception qu’on peut avoir désormais de son œuvre comme de lui-même..." (Jean-Luc Barré, François Mauriac, Biographie intime, 2009, Fayard) ...



1922 – Le Baiser au lépreux

"C'est l'histoire d'un mariage arrangé. Lui est riche, puissant, mais d'une laideur extrême qui le plonge dans un désespoir insoutenable. Elle est jeune, pauvre, sublime et pieuse. Bien sûr le mariage tourne au tragique... Lui n'a qu'une idée : être aimé. Elle n'a qu'une obsession : être une bonne épouse. Sauf qu'aucun des deux ne parvient à honorer sa tache, l'un parce qu'il est trop obnubilé par sa laideur pour songer à montrer ses autres qualités, elle parce qu'elle n'arrive pas à surmonter cette laideur et à consommer l'union... C'est le troisième roman de Mauriac, mais c'est surtout celui qui va le révéler." Il y trouvera, dira-t-il, et son style et ses lecteurs, mais aussi ses thèmes, leur mise en scène si particulière ...

 

" Jean Péloueyre, étendu sur son lit, ouvrit les yeux. Les cigales autour de la maison crépitaient. Comme un liquide métal la lumiére coulait à travers les persiennes. Jean Péloueyre, la bouche amère, se leva. Il était si petit que la basse glace du trumeau refléta sa pauvre mine, ses joues creuses, un nez long, au bout pointu, rouge et comme usé, pareil à ces sucres d’orge qu’amincissent, en les suçant, de patients garçons. Les cheveux ras s’avançaient en angle aigu sur son front déjà ridé : une grimace découvrit ses gencives, des dents mauvaises. Bien que jamais il ne se fut tant haï, il s’adressa à lui-même de pitoyables paroles : « Sors, promène-toi, pauvre Jean Péloueyre ! » et il caressait de la main une mâchoire mal rasée. Mais comment sortir sans éveiller son père ? Entre une heure et quatre heures, M. Jérôme Péloueyre exigeait un silence solennel : ce temps sacré de son repos I’aidait à ne pas mourir de nocturnes insomnies. Sa sieste engourdissait la maison : pas une porte ne devait se fermer ni s’ouvrir, pas une parole ni un éternuement troubler le prodigieux silence à quoi, après dix ans de supplications et de plaintes, il avait dressé Jean, les domestiques, les passants eux-mêmes accoutumés sous ses fenêtres à baisser la voix. Les carrioles évitaient par un détour de rouler devant sa porte...."

 

« La terre ne trembla pas; il n`y eut pas de signes dans le ciel", le jour où Jean Péloueyre épousa Noémie d'Artiailh, sans avoir compris au demeurant pourquoi il devait se marier, mais "il fallait faire souche". Et "On ne refuse pas le fils Péloueyre", des métairies, des troupeaux, lorsqu'on a pour tout bien dix-sept ans, "des yeux pareils à des fleurs noires ... L’air agité par son corps mystérieux quand elle traversait la nef, Jean Péloueyre l’accueillait sur sa chair comme le seul baiser qu’il ait jamais connu ... une tête brune et bouclée d'ange espagnol", en elle, les promesses rêvées d'un "beau jeune homme aux interchangeables visages", celui qui offre aux insomnies des jeunes filles "sa dure poitrine et la courroie serrée de deux bras"...

"Petit mâle noir et apeuré devant la femelle merveilleuse", Jean Peloueyre n'a eu qu'à accepter sans trop vaciller un choix qui, pour son père et le curé du village, n'était que le moyen d'écarter Fernand Cazenave. le cousin, ennemi juré de la cure, d'un héritage convoité. La nuit de noces, "une lutte qui avait duré six heures" et dont Jean Péloueyre était sorti "plus hideux qu'un ver auprès de ce cadavre enfin abandonné" ...

 

"La chambre de cette maison de famille d’Arcachon était meublée de faux bambou. Nulle étoffe ne dissimulait les ustensiles sous la toilette, et des moustiques écrasés souillaient le papier de tenture. Par la fenêtre ouverte, l’haleine du bassin sentait le poisson, le varech et le sel. Le ronronnement d’un moteur s’éloignait vers les passes. Dans les rideaux de cretonne, deux anges gardiens voilaient leurs faces honteuses. Jean Péloueyre dut se battre longtemps, d’abord contre sa propre glace, puis contre une morte. A l’aube un gémissement faible marqua la fin d’une lutte qui avait duré six heures. Trempé de sueur, Jean Péloueyre n’osait bouger, plus hideux qu’un ver auprès de ce cadavre enfin abandonné.

Elle était pareille à une martyre endormie. Les cheveux collés au front, comme dans l’agonie, rendaient plus mince son visage d’enfant battu. Les mains en croix contre sa gorge innocente, serraient le scapulaire un peu déteint et les médailles bénites. Il aurait fallu baiser ses pieds, saisir ce tendre corps, sans l’éveiller, courir, le tenant ainsi, vers la haute mer, le livrer à la chaste écume...."

 

Une nuit qui laisse les deux époux face à face, se débattant, englués dans un mélange d'horreur et de pitié. Après un bannissement volontaire de quelques mois à Paris, et "poussé par le désir de la mort", Jean ne cesse de rendre visite à un jeune phtisique jusqu`au jour où il se voit contaminé. Il meurt, témoin, impuissant et résigné, du danger que court sa femme, en butte aux assiduités du nouveau médecin traitant. 

Libre, Noemie ne le sera jamais : "Petite. elle était condamnée à la grandeur ; esclave, il fallait qu'elle régnât... sa fidélité au mort serait son humble gloire, et il ne lui appartenait plus de s'y soustraire ..."


"Genitrix" (1923) 

Le sujet est d`une sévérité, d`une nudité extrêmes. Pas d'action, des faits antérieurs, autour d'un cas : l'excès auquel peut atteindre l'amour maternel entaché d`égoïsme. Pour mieux comprendre la situation et le caractère qui la détermine, il faut se souvenir de ce propos prêté à Félicité Cazenave dans "Le Baiser au lépreux" : "Si mon fils se marie, ma bru mourra". Mais elle compte bien que son fils, déjà quinquagénaire, persévérera dans le célibat. Or, contre toute attente, Fernand Cazenave s`est marié: et c`est à l`agonie de sa jeune femme que sont consacrées les premières pages de "Genitríx" ...

 

" « ELLE dort.

— Elle fait semblant. Viens. »

Ainsi chuchotaient, au chevet de Mathilde Cazenave, son mari et sa belle-mère dont, entre les cils, elle guettait sur le mur les deux ombres énormes et confondues. Marchant sur leurs pointes craquantes, ils gagnèrent la porte. Mathilde entendit leurs pas dans l'escalier sonore; puis leurs voix, l’une aiguë l'autre rauque, emplirent le long couloir du rez-de-chaussée.

Maintenant ils traversaient en hâte le désert glacé du vestibule qui séparait le pavillon où, Mathilde vivait de celui où la mère et le fils habitaient deux chambres contiguës. Une porte au loin se ferma. La jeune femme soupira d’aise, ouvrit les yeux. Au-dessus d’elle, une flèche de bois soutenait un rideau de calicot blanc qui enveloppait le lit d’acajou. La veilleuse  éclairait quelques bouquets bleus sur le mur et, sur le guéridon, un verre d’eau vert à filet d’or que la manœuvre d’une locomotive fit vibrer, car la gare était voisine. La manœuvre finie, Mathilde écouta cette nuit murmurante du printemps au déclin (comme lorsque le train est en panne en rase campagne et que le voyageur entend les grillons d’un champ inconnu). L’express de vingt-deux heures passa, et toute la vieille maison tressaillit : les planchers frémirent, une porte dut s'ouvrir au grenier ou dans une chambre inhabitée. Puis le train gronda sur le pont de fer qui traverse la Garonne. Mathilde aux écoutes jouait à suivre le plus longtemps possible ce grondement que bien vite domina un froissement de branches.

Elle s’assoupit, puis se réveilla. De nouveau son lit tremblait; non le reste de la maison, mais son lit seul. Nul convoi pourtant ne traversait la gare endormie. Quelques secondes encore passèrent avant que Mathilde connût qu'un frisson secouait son corps et le lit. Ses dents claquaient, bien que déjà elle fût chaude. Elle ne put atteindre le thermomètre à son chevet.

Puis elle ne frissonna plus, mais un feu intérieur montait comme une lave; elle brûlait. Le vent nocturne gonfla les rideaux, emplit la chambre d’une odeur de seringa et de fumée de charbon. Mathilde se souvint que, l’avant veille, pendant qu'elle était inondée du sang de sa fausse-couche, elle avait eu peur, sur son corps, des mains prestes et douteuses de la sage-femme..."

 

Mourante des suites d'une fausse couche mal soignée, Mathilde git, quasi abandonnée, dans une chambre reculée de la vaste demeure de Langon. Solitude poignante certes, dans une telle extrémité, mais que la jeune femme préfère à la présence de son mari indifférent, de sa belle-mère cruelle et hypocrite ..

 

".. Une heure plus tard, la mère Cazenave fit craquer une allumette, regarda l’heure, — puis fut un instant attentive, non à la nuit finissante et recueillie, mais au souffle, derrière la cloison, du fils adoré. Après un débat intérieur, elle quitta sa couche, glissa dans des savates ses pieds enflés, et, vêtue d’une robe de chambre marron, une bougie au poing, sortit de la chambre. Elle descend l'escalier, suit un corridor, traverse la steppe du vestibule. La voici en territoire ennemi : aussi doucement qu'elle monte, les marches craquent sous son poids. Alors elle s'arrête, écoute, repart. Devant la porte, elle a éteint sa bougie inutile et tend l'oreille. Le gris petit jour est dans l'escalier. 

Pas une plainte ni un gémissement, mais un étrange bruit comme étouffé de castagnettes.

Les dents claquent, claquent et, une plainte enfin monte Dieu seul put voir ce qu’'exprimait cette tête de Méduse aux écoutes, et dont la rivale, derrière une porte, râlait. Tentation de ne pas entrer, de laisser ce. qui doit être s'accomplir.… La vieille hésite, s'éloigne, se ravise, tourne le loquet.

« Qui est là?

— C'est moi, ma fille. »

La veilleuse n'éclaire plus la chambre mais à travers les persiennes une pureté glacée. Mathilde regarde son cauchemar qui avance. Alors, les dents claquantes, elle crie :

« Laissez-moi. Je n’ai besoin de rien, c'est un peu de fièvre. »

La vieille demanda si elle voulait de la quinine :

« Non, rien, rien que le repos, que me tourner contre le mur. Allez-vous-en.

— À votre aise, ma fille. »

Tout est dit. Elle a fait son devoir. Elle n’a rien à se reprocher. Que les destins s’accomplissent. 

Mathilde qui, dans un geste d’exécration, avait levé les deux mains, même après la fuite de l’ennemie, les tint un instant devant ses yeux, stupéfaite qu'elles fussent violacées. Son cœur s’affolait, oiseau qu'on étouffe et dont les ailes battent plus vite, plus faiblement. Elle voulut voir de près et ne vit plus ses ongles bleus déjà... mais, même dans un tel excès d’angoisse, elle ne crut pas à l'éternité de cette nuit où elle venait de pénétrer : parce qu'elle était seule au monde, Mathilde ne savait pas  qu’elle était au plus extrême bord de la vie.

Si elle avait été aimée, des embrassements l’eussent obligée de s’arracher à l’étreinte du monde. Elle n’eut pas à se détacher n'ayant point connu d’attachement. Aucune voix solennelle à son chevet ne prononça le nom d’un Père peut-être terrible ni ne la menaça d’une miséricorde peut-être inexorable. Aucun visage en larmes et laissé en arrière ne lui permit de mesurer sa fuite glissant vers l'Ombre. Elle eut la mort douce de ceux qui ne sont pas aimés ..."

 

Et cette mourante que nul n`assiste fait l`ultime bilan de sa vie : elle revoit son existence de subalterne qui la blessait profondément, comme l`avait blessée tout ce qu'elle avait connu du monde. Et la mort ferme à jamais la porte des souvenirs. 

 

"Oui, il faisait une étrange tête. Enveloppé dans sa robe sombre, la nuque au dossier du voltaire, il regardait fixement Mathilde. Un verre d’armagnac, qu'il aväit déjà vidé et rempli, était sur le guéridon. Des papillons de nuit voletaient autour des deux cierges, cognaient au plafond leur ombre. Un moment, il prononça le nom de Mathilde, et sa mère n'aurait pas reconnu cette voix. Il se levait, s’approchait du lit, chassait une mouche, contemplait cette beauté éternelle. Il se répétait en soi-même : « Aveugle! aveugle...» sans comprendre qu'il voyait en effet ce visage pour la première fois, parce que la mort en avait effacé toute flétrissure : plus rien de cette expression avide, dure, tendue d’une pauvre fille qui toujours calcule, méprise et se moque; plus rien de la bête aux abois et qui fait front — plus rien de cette face besogneuse et traquée. Heureuse, adorée, peut-être Mathilde vivante aurait-elle eu la figure que voilà, inondée de paix — cette figure délivrée. « Aveugle… aveugle. » Un peu touché d'alcool, Fernand écoutait sourdre en lui sa douleur; il accueillait, enivré, cette inconnue.

Un fleuve en lui se débarrassait des glaces d’un hiver démesuré. Il avait attendu sa cinquantième année pour souffrir à cause d’un autre être. Ce que la plupart des hommes découvrent adolescents, il le savait, ce soir, enfin! Un enchantement amer l’enchaînait à ce cadavre. Il s’approcha une fois encore, toucha du doigt cette joue.

Longtemps après qu'il l’eut retiré, ce doigt - gardait encore l'impression d’un froid infini.

Il ne savait quoi s’effaçait de cette face — instant redoutable où l’on commence à se dire d’un mort : « Il change... » Fernand sortit, se pencha sur l'escalier qu'éclairait la nuit. Le même train passait que, la veille, Mathilde avait entendu pendant son agonie. La maison, corps immense, frémissait comme durant les insomnies où elle avait eu si peur. Fernand se rappela qu'il lui avait promis de faire poser des volets pleins au rez-de-chaussée. Il se le répétait, trouvant du réconfort à la pensée de lui avoir montré quelque douceur dans le temps de sa grossesse. Il rentra. Imaginait-il cette odeur, ou émanait-elle de cette chose qui le rebutait maintenant et à quoi les draps paraissaient collés? Il ouvrit en grand la fenêtre, poussa les persiennes. Il n'était point de ceux qui sont accoutumés à lever la tête vers les étoiles au lieu de dormir. Il eut le sentiment de surprendre un miracle devant cette muette ascension des mondes — d’attenter à un mystère.

L'inquiétude, qui naguère le poussait à découper des sentences, s’élargissait en lui. Entre la fenêtre et le lit, entre ces mondes morts et cette chair morte, il était debout, pauvre vivant. N'osant plus approcher du cadavre, il demeura contre la fenêtre et il humait la nuit saturée. Cette odeur herbeuse, ces ténèbres bruissantes lui donnaient l’idée d’un bonheurqu'il aurait pu goûter, qui lui demeureraït inconnu à jamais. Ses poings se serrèrent: il ne consentait pas à l’anéantissement de Mathilde.

Si sa mère était entrée, il lui eût crié : « Je ne veux pas que Mathilde soit morte! » du même ton qu'enfant, il exigeait que tout le monde se couchât quand il était malade, ou que, le jour de la fête, on dévissât pour lui l’un des chevaux de bois, ou que des fraises lui fussent servies en décembre, ou qu'on le laissât jouer avec un vrai fusil qui puisse tuer.

Au souvenir de telle sentence qu’il avait découpée touchant l'âme immortelle, ses épaules se soulevèrent : l’âme de Mathilde! ce qu'il s'en moquait de son âme ! Y a-t-il des imbéciles qui se consolent avec ça? Ce qu’il voulait qu'on lui rendît vivant, c'était ce corps. Sur le visage craintif, méfiant de Mathilde vivante, il voulait voir poindre la joie. Lui qui avait été incapable de s'évader hors de soi-même, fût-ce dans la volupté, il comprenait trop tard que notre corps lui-même cherche, découvre son plaisir enfoui hors de lui, tout mêlé à la chair d’un autre corps que nous rendons heureux. Fernand sentit ses ongles sur son front. Une bête nocturne sanglota si près de la maison qu'il recula, le cœur battant, se disant : « C’est peut-être la frégasse. » (oiseau mystérieux de la lande qu'attirent, non les demeures où la mort est descendue — mais celles dont la mort approche). 

La nuit était dans son milieu. Aucun train jusqu’à cinq heures. Nul souffle ne pouvait plus rien contre l’assoupissement des feuilles. De la prairie même, ne venait plus que le murmure endormi d’un rêve végétal. Fernand s’approcha, puis s’éloigna de l'armoire, ayant vu dans la glace sa tête effrayante, —’comme si déjà était en lui la corruption qui, à trois mètres de là, travaillait Mathilde. Encore ce sanglot de nocturne — si rapproché qu’on l’eût dit dans la chambre. Il avait dû s’abattre sur la cheminée, dans la cheminée peut-être! Fernand regardait la plaque de fer noire : n’y entendait-il pas des ailes sinistres? Il recula vers la porte. Il était vaincu. Ïl revenait à sa mère : ce n'avait pas été en vain que dans l’autre pavillon, la vieille, assise sur son lit, se retenait de courir au secours de l’ingrat. Elle aussi avait entendu l'oiseau de nuit et se disait, bienheureuse : « Il ne va plus tarder, je le connais! »

Mais sur le palier où Fernand s'était précipité,  une lueur approcha, emplit la cage de l’escalier : Marie de Lados apparut avec sa lampe. Elle était vêtue comme le dimanche, la tête, prise dans un foulard noir d’où sortaient les lobes allongés de ses vieilles oreilles. Elle avait pensé que Monsieur devait avoir sommeil. Il lui prit la lampe des mains et descendit si vite que dans le couloir elle s’éteignit. Il gagna sa chambre et se déshabilla à tâtons, s’endormit tandis que sa mère soufflait aussi la bougie, — résignée à ne le pas embrasser, parce qu’elle avait entendu, derrière la cloison, le ronflement du bien-aimé. Là-bas, Marie de Lados ne s'appuyait pas au voltaire : assise le buste droit, elle dessinait sur le mur une ombre étrange : sa bouche édentée et véloce remuait. Les grains du rosaire étaient au creux de son tablier comme du maïs et de l'orge." (...)

Le reste de l'histoire lamentable sera livré, par bribes, au cours des réflexions du veuf et de ses entretiens avec sa mère. ll sera ainsi révélé que si Ferdinand sut imposer sa volonté pour le mariage, il ne fit rien pour défendre sa femme contre l'hostilité de Mme Cazenave mère. Sa bru ensevelie, Félicité triomphe, tout va redevenir comme autrefois et pour toujours...

Mais il faudra déchanter, et à peine Mathilde disparue, Fernand manifeste des regrets inattendus. une tristesse qui afflige et désoriente sa mère. La morte se venge en occupant ce cœur sur lequel la vivante n`avait pas su régner. Des propos violents et amers s`échangent, la tragédie est alors à son apogée. Tant de disputes, de feintes, de calculs. d`intentions empoisonnées emplissent le roman d`une sourde fièvre, d`une rancœur presque insoutenable. Si l`agonie solitaire de Mathilde ne fut que glissement consenti et sans heurt, la vie de ses bourreaux n`est qu'infame tragédie. Félicité finira par en mourir. Resté seul avec Marie. sa vieille servante, Fernand se révèle un maitre sans grandeur, qui rétrécit tout autour de lui. Une à une se ferment les fenêtres et la maison entre en léthargie. La dernière partie du roman ressemble peu à ce qui précède. L`auteur veut montrer à quel point la disparition de Félicité désorganise l'existence de son Fils, mais la disparition de la figure principale n'est pas sans conséquence sur la suite et la fin du récit ...


"Le Désert de l'amour" (1925)

Dans un bar parisien, Raymond Courrèges traine l`ennui de sa solitude. Une femme entre dans la salle. N`est-ce pas celle que, depuis vingt ans, il espérait rencontrer pour se venger de l'affront qu'elle infligea à son adolescence ardente et malhabile ! La voilà, si peu vieillie. Maria Cross : un homme l'accompagne, Larousselle, qui déjà l'entretenait à Bordeaux. Une gêne subite de la femme marque qu'elle a reconnu le jeune homme, mais elle se ressaisit  pour ne plus se départir d'une indifférence qui ne semble pas feinte. Cette scène, vécue dans le présent, constitue un préambule. Après quoi, par ses souvenirs, Raymond revivra son amour de jeunesse. Il se revoit à dix-huit ans, violent de caractère et l'humeur taciturne.  Comme la plupart des familles, celle de Raymond, unie dans les grandes circonstances, ne manque pas de se déchirer dans l'ordinaire. Absorbé par ses malades, le père s`occupe peu de sa femme, bourgeoise terre à terre : à son fils, il manifeste une indulgence marquée. Une succession de détails, de tableaux, de menus événements va permettre de suivre le développement d`une double action tout intérieure, très contenue de part et d'autre : l'amour du docteur et de son fils pour la même femme, Maria Cross. ll y a très peu d`évènements, mais beaucoup d'intérêt et d'émotion.

Les scènes capitales sont les visites que les Courrèges rendent à la jeune femme. Le docteur souhaiterait lui dire son amour, mais elle ne facilite pas la confidence. Raymond, lui, vient chez María un jour d`orage avec l'intention bien arrêtée de la posséder. ll s`y prend maladroitement et sa tentative manquée parait détruire la sympathie qu'il avait jusque-là inspirée. Il en conçoit une rage démesurée. Quant à Maria, entre le père qui l`ennuie et le fils dont l'âcre jeunesse la rebute, elle s'enlise à tel point qu'elle tente de se suicider. Ici se terminent les souvenirs de Raymond. 

ll nous faut maintenant revenir au bar, à Bordeaux avec un adolescent qui a vécu sa première aventure d`amour et le présent qui s'applique maintenant comporte un lot de péripéties assez médiocres. Larousselle reconnaît Raymond et l'invite à leur table, puis soudain, pris de boisson, il s`abat sur le sol, il est blessé : Raymond aide Maria à le ramener chez lui sans scandale. Il appelle son père au chevet de Larousselle. Maria, toute angoisse dissipée, est impatiente de voir partir les Courrèges. Ceux-ci, indifférents, se séparent sans pressentir qu'ils ne se reverront jamais. Ainsi se termine dans la sagesse, la froideur, le regret, ce roman qui mit en jeu beaucoup d`amour. Un roman qui se différencie nettement des romans antérieurs, mais leur reste semblable par la complexité, le jeu secret des consciences et le raffinement littéraire ...


1927 - Thérèse Desqueyroux
"Pour Justement accusée donc de falsification d'ordonnances, Thérèse Desqueroux vient de bénéficier d'un non-lieu. Pourtant, la justice n`a pas eu à connaître de son véritable crime :  l'empoisonnement de son mari. Bernard ; c'est cependant sur le témoignage favorable de ce dernier, soucieux de préserver l'honneur de la famille, qu`elle doit sa liberté. Se préparant à affronter sa victime, qui l`attend dans leur domaine landais d'Argelouse, la jeune femme tente de comprendre par quel "enchaînement confus de désirs.... d`actes imprévisibles", elle en est arrivée, jouet d'une "puissance forcenée" en elle et hors d'elle, à subir - bien plutôt que vouloir - son acte criminel. Le lecteur va donc refaire avec elle le chemin de cette "vie terrible". Enfermée dans sa chambre, elle tombera dans une prostration si complète que son mari, effrayé, ne saura plus quelle décision prendre : doit-il lui rendre sa liberté? ...


 

Georges Franju réalisa en 1962 une adaptation de "Thérèse Desqueyroux" avec Emmanuelle Riva (Thérèse Desqueyroux), Philippe Noiret (Bernard Desqueyroux), et Sami Frey (Jean Azevedo)..


"Du fond d'un compartiment obscur, Thérèse regarde ces jours purs de sa vie - purs mais éclairés d'un frêle bonheur imprécis; et cette trouble lueur de joie, elle ne savait pas alors que ce devait être son unique part en ce monde. Rien ne l'avertissait que tout son lot tenait dans un salon ténébreux, au centre de l`été implacable, - sur ce canapé de reps rouge, auprès d'Anne dont les genoux rapprochés soutenaient un album de photographies. D'où lui venait ce bonheur? Anne avait-elle un seul des goûts de Thérèse? Elle haïssait la lecture, n'aimait que coudre, jacasser et rire. Aucune idée sur rien, tandis que Thérèse dévorait du même appétit les romans de Paul de Kock, les Causeríes du Lundi, l'Histoire du Consulat, tout ce qui traîne dans les placards d'une maison de campagne. Aucun goût commun, hors celui d'être ensemble durant ces après-midi où le feu du ciel assiège les hommes barricadés dans une demi-ténèbre. Et Anne parfois se levait pour voir si la chaleur était tombée. Mais, les volets à peine entrouverts, la lumière pareille à une gorgée de métal en fusion, soudain jaillie, semblait brûler la natte, et il fallait, de nouveau, tout clore et se tapir. [...] En septembre, elles pouvaient sortir après la collation et pénétrer dans le pays de la soif: pas le moindre filet d'eau à Argelouse; il faut marcher longtemps dans le sabllè avant d'atteindre les sources du ruisseau appelé la Hure. Elles crèvent, nombreuses, un bas-fond d'étroites prairies entre les racines des aulnes. Les pieds nus des jeunes filles devenaient insensibles dans l'eau glaciale, puis, à peine secs, étaient de nouveau brûlants. Une de ces cabanes qui servent en octobre aux chasseurs de palombes, les accueillait comme naguère le salon obscur. Rien à se dire; aucune parole: les minutes fuyaient de ces longues haltes innocentes sans que les jeunes filles songeassent plus à bouger que ne bouge le chasseur lorsqu'à l'approche d'un vol, il fait le signe du silence. Ainsi leur semblait-il qu'un seul geste aurait fait fuir leur informe et chaste bonheur. Anne, la première, s'étirait - impatiente de tuer des alouettes au crépuscule; Thérèse, qui haïssait ce jeu, la suivait pourtant, insatiable de sa présence. Anne décrochait dans le vestibule le calibre 24 qui ne repousse pas. Son amie, demeurée sur le talus, la voyait au milieu du seigle viser le soleil comme pour l'éteindre. Thérèse se bouchait les oreilles; un cri ivre s'interrompait dans le bleu, et la chasseresse ramassait l'oiseau blessé, le serrait d'une main précautionneuse et, tout en caressant de ses lèvres les plumes chaudes, l'étouffait.

- "Tu viendras demain?

- Oh! non; pas tous les jours."

Elle ne souhaitait pas de la voir tous les jours; parole raisonnable à laquelle il ne fallait rien opposer; toute protestation eût paru, à Thérèse même, incompréhensible. Anne préférait ne pas revenir; rien ne l'en eût empêchée sans doute; mais pourquoi se voir tous les jours? "Elles finiraient, disait-elle, par se prendre en grippe." Thérèse répondait: "Oui... oui... surtout ne t'en fais pas une obligation: reviens quand le cœur t'en dira... quand tu n'auras rien de mieux." L'adolescente à bicyclette disparaissait sur la route déjà sombre en faisant sonner son grelot.

Thérèse revenait vers la maison; les métayers la saluaient de loin; les enfants ne l'approchaient pas. C'était l'heure où des brebis s'épandaient sous les chênes et soudain elles couraient toutes ensemble, et le berger criait. Sa tante la guettait sur le seuil et, comme font les sourdes, parlait sans arrêt pour que Thérèse ne lui parlât pas. Qui était-ce donc que cette angoisse? Elle n'avait pas envie de lire ; elle n'avait envie de rien; elle errait de nouveau : "Ne t'éloigne pas : on va servir." Elle revenait au bord de la route, vide aussi loin que pouvait aller son regard. La cloche tintait au seuil de la cuisine. Peut-être faudrait-il, ce soir, allumer la lampe. Le silence n'était pas plus profond pour la sourde immobile et les mains croisées sur la nappe, que pour cette jeune fille un peu hagarde.."

 

Orpheline dès sa naissance. Thérèse Larroque fut élevée par un père radical et, à ce titre, anticlérical forcené. Mais si elle a ainsi été privée, dès l'enfance, des garde-fous du christianisme, sa propre conscience a été son "unique et suffisante lumière". et son "orgueil d'appartenir à l`élite humaine" a fait s`efforcer à la vertu cet "ange plein de passions". Ne lui fallait-il pas rivaliser de pureté avec son amie Anne de la Trave, élevée au Sacré-Cœur dans une puérile inconscience du mal? Aux jours brûlants de l'été qui les ramenait toutes deux à Argelouse, la compagnie de cette adolescente qui n`avait aucun de ses goûts, n`aimant que "coudre, jacasser et rire" suscitait pourtant en Thérèse quelque chose comme un "frêle bonheur imprécis", "une trouble lueur de joie" qui devait être "son unique part en ce  monde". Puis elle avait épousé le demi-frère d`Anne, bon parti, ni laid ni sot. connaissant ses limites et les acceptant. D`ailleurs Thérèse, qui "avait toujours eu la propriété dans le sang", n'avait pas été indifférente aux "deux mille hectares de Bernard. Mais cette union était aussi pour elle un refuge, cette orpheline "s'incrustait dans un bloc familial... elle se sauvait". Pourtant, cette nouvelle vie allait lui apparaître dès la nuit de noces et son "ineffaçable salissure" comme une prison de chair : "froide et les dents serrées" dans le lit conjugal, méprisant de toute sa lucide intelligence sa belle-famille, "cette cage tapissée d'oreilles et d'yeux", elle n`en avait pas moins, si grande était son indifférence envers ce milieu, joué sans effort l'épouse comblée et la bru déférente ...

 

"Le jour étouffant des noces, dans l’étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l’harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l’encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait. 

Rien de changé, mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule. Au plus épais d’une famille, elle allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l'autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. Aucun visage sur qui reposer ses yeux, dans cette foule, hors celui d’Anne ; mais la joie enfantine de la jeune fille l’isolait de Thérèse : sa joie ! Comme si elle eût ignoré qu’elles allaient être séparées le soir même, et non seulement dans l’espace ; à cause aussi de ce que Thérèse était au moment de souffrir — de ce que son corps innocent allait subir d’irrémédiable. Anne demeurait sur la rive où attendent les êtres intacts ; Thérèse allait se  confondre avec le troupeau de celles qui ont servi. 

Elle se rappelle qu’à la sacristie, comme elle se penchait pour baiser ce petit visage hilare levé vers le sien, elle perçut soudain ce néant autour de quoi elle avait créé un univers de douleurs vagues et de vagues joies ; elle découvrit, l’espace de quelques secondes, une disproportion infinie entre ces forces obscures de son cœur et la gentille figure barbouillée de poudre.

Longtemps après ce jour, à Saint-Clair et à B., les gens ne s’entretinrent jamais de ces noces de Gamache (où plus de cent métayers et domestiques avaient mangé et bu sous les chênes) sans rappeler que l’épouse, « qui sans doute n’est pas régulièrement jolie mais qui est le charme même », parut à tous, ce jour-là, laide et même affreuse : « Elle ne se ressemblait pas, c’était une autre personne... » Les gens virent seulement qu’elle était différente de son apparence habituelle ; ils incriminèrent la toilette blanche, la chaleur ; ils ne reconnurent pas son vrai visage.

Au soir de cette noce mi-paysanne, mi-bourgeoise, des groupes où éclataient les robes des filles obligèrent l’auto des époux à ralentir, et on les acclamait. Ils dépassèrent, sur la route jonchée de fleurs d’acacia, des carrioles zigzagantes, conduites par des drôles qui avaient bu. Thérèse, songeant à la nuit qui vint ensuite, murmure : « Ce fut horrible... » puis se reprend : « Mais non... pas si horrible... »

Durant ce voyage aux lacs italiens, a-t-elle beaucoup souffert ? Non, non ; elle jouait à ce jeu : ne pas se trahir. Un fiancé se dupe aisément ; mais un mari ! N'importe qui sait proférer des paroles menteuses ; les mensonges du corps exigent une autre science. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n’est pas donné à tous. Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. Ce monde inconnu de sensations où un homme la forçait de pénétrer, son imagination l’aidait à concevoir qu’il y aurait eu là, pour elle aussi peut-être, un bonheur possible — mais quel bonheur ? Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu’il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté.

Bernard, ce garçon au regard désert, toujours inquiet de ce que les numéros des tableaux ne correspondaient pas à ceux du Baedeker, satisfait d’avoir vu dans le moins de temps possible ce qui était à voir, quelle facile dupe ! Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c'était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait leur air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. « Vous croyez vraiment que cela est sage ? » risquait parfois Thérèse, stupéfaite. Il riait, la rassurait. Où avait-il appris à classer tout ce qui touche à la chair — à distinguer les caresses de l’honnête homme de celles du sadique ? Jamais une hésitation. Un soir, à Paris où, sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent, Bernard quitta ostensiblement un music-hall dont le spectacle l’avait choqué : « Dire que les étrangers voient ça ! Quelle honte ! Et c'est là-dessus qu'on nous juge... » Thérèse admirait que cet homme pudique fût le même dont il lui faudrait subir, dans moins d’une heure, les patientes inventions de l’ombre.

« Pauvre Bernard — non pire qu'un autre ! Mais le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. Rien ne nous sépare plus de notre complice que son délire : j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir, — et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. Le plus souvent, au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s'interrompait. Bernard revenait sur ses pas et me trouvait comme sur une, plage où j’eusse été rejetée, les dents serrées, froide. » ...

 

Mais Anne s`était brusquement amourachée de Jean Azévédo, fils de riches voisins tenus à l'écart en raison de leur origine juive et d'une soi-disant phtisie héréditaire et, bouleversée par cet amour fou dont la jeune fille lui avait confié par lettre les plus intimes transports, Thérèse ne connut plus de repos qu`elle ne l'ait saccagé. Sa rencontre avec Jean Azévédo entraine au contraire sa propre destruction : enfiévré de trouver en elle un auditoire à sa mesure, le jeune homme s'abandonne à un fascinant délire verbal, accumule les sophismes et les formules creuses. Il ne s'agit pour lui que d`une jonglerie ; pour Thérèse, c`est l'ouverture au monde de la pensée en accord avec les actes, ce monde auquel les appétits grossiers de son mari lui interdisent à jamais d'avoir part. Rien ne semble en apparence changé : elle accouche d`une petite fille, Marie, et continue à mener une vie extérieurement tout unie. Velléitaire, elle ne choisit pas, le hasard lui fournit l`arme : son mari, qui souffre du cœur, prend par inadvertance une dose trop forte de médicament. ce qui le rend très malade. Thérèse réitérera volontairement le même geste "pour voir",  puis, de nouveau : "elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement ; elle en était au plus obscur ; il fallait, sans réfléchir, comme une brute, sortir de ces ténèbres, de cette fumée, atteindre l’air libre, vite ! vite !"

Bernard frôle la mort, et tout alors se dénoue brutalement : le pharmacien produit des ordonnances falsifiées au moyen desquelles Thérèse s`est procuré des produits toxiques; une instruction criminelle est ouverte, à laquelle met fin le non-lieu ..

Rentrée à Argelouse, où elle espère trouver le pardon, être enfin comprise et aimée, elle se voit confrontée à un justicier. L`honneur familial exige qu'elle demeure au domaine afin de sauver les apparences : son départ, qui accréditerait la thèse de l'empoisonnement, ferait échouer le mariage d`Anne avec un riche voisin. entacherait le destin de Marie. 

Reléguée dans une chambre à l'étage. elle y vivra trois mois empiégée dans une solitude totale, en proie aux rêves d'amour et de gloire les plus fous, jusqu'à ce que sa douleur devienne sa seule raison d`être et sa seule occupation. Amaigrie, dégradée, absente d`elle-même, elle attend la mort. C'est alors que Bernard lui rend la liberté, conduisant à Paris, pour qu'elle s'y perde ou s`y trouve, cette femme qui demeurera pour lui une énigme. 

La question d'ailleurs est toujours ouverte : tour à tour victime ou bourreau, Thérèse reste rebelle à toute analyse. et son moindre charme n'est pas son mystère, soigneusement entretenu par un Mauriac qui ne fut jamais plus à l'aise dans les obscurités du cœur ...

 

Le train atteint la gare de Saint-Clair : Thérèse tremble devant les explications devenues imminentes. Si le "non-lieu" est acquis, en famille, à huis-clos, le vrai procès va commencer, un procès interminable et sans espoir ...

 

"Non : rien à dire pour sa défense; pas même une raison à fournir; le plus simple sera de se taire ou de répondre seulement aux questions. Que peut-elle redouter? Cette nuit passera comme toutes les nuits; le soleil se lèvera demain: elle est assurée d'en sortir, quoi qu'il arrive. Et rien ne peut arriver de pire que cette indifférence, que ce détachement total qui la sépare du monde et de son être même. Oui, la mort dans la vie: elle goûte la mort autant que la peut goûter une vivante. Ses yeux accoutumés à l'ombre reconnaissaient, au tournant de la route, cette métairie où quelques maisons basses ressemblent à des bêtes couchées et endormies. Ici Anne, autrefois, avait peur d'un chien qui se jetait toujours dans les roues de sa bicyclette. Plus loin, des aulnes décelaient un bas-fond; dans les jours les plus torrides, une fraîcheur fugitive, à cet endroit, se posait sur les joues en feu des jeunes filles. Un enfant à bicyclette, dont les dents luisent sous un chapeau de soleil, le son d'un grelot, une voix qui crie: "Regardez! je lâche les deux mains !" cette image confuse retient Thérèse, tout ce qu'elle trouve, dans ces jours finis, pour y reposer un cœur à bout de forces. Elle répète machinalement des mots rythmés sur le trot du cheval : "Inutilité de ma vie - néant de ma vie - solitude sans bornes - destinée sans issue." Ah! le seul geste possible, Bernard ne le fera pas. S'il ouvrait les bras pourtant, sans rien demander! Si elle pouvait appuyer sa tête sur une poitrine humaine, si elle pouvait pleurer contre un corps vivant! Elle aperçoit le talus du champ où Jean Azévédo, un jour de chaleur, s'est assis. Dire qu'elle a cru qu'il existait un endroit du monde où elle aurait pu s'épanouir au milieu d'êtres qui l'eussent comprise, peut-être admirée, aimée! Mais sa solitude lui est attachée plus étroitement qu'au lépreux son ulcère: "Nul ne peut rien pour moi ; nul ne peut rien contre moi"....

 

Désormais séquestrée dans Argelouse, Thérèse songera au suicide mais se "cabrera" devant le néant ...

 

".. Elle relit ces mots, ces chiffres. Mourir. Elle a toujours eu la terreur de mourir. L'essentiel est de ne pas regarder la mort en face — de prévoir seulement les gestes indispensables : verser l'eau, diluer la poudre, boire d’un trait, s’étendre sur le lit, fermer les yeux. Ne chercher à rien voir au-delà. Pourquoi redouter ce sommeil plus que tout autre sommeil ? Si elle frissonne, c'est que le petit matin est froid. Elle descend, s'arrête devant la chambre où dort Marie. La bonne y ronfle comme une bête grogne. Thérèse pousse la porte. Les volets filtrent le jour naissant. L’étroit lit de fer est blanc dans l’ombre. Deux poings minuscules sont posés sur le drap. L'oreiller noie un profil encore informe. Thérèse reconnaît cette oreille trop grande : son oreille.

Les gens ont raison : une réplique d’elle-même est là, engourdie, endormie. « Je m’en vais — mais cette part de moi-même demeure et tout ce destin à remplir jusqu’au bout, dont pas un iota ne sera omis. » Tendances, inclinations, lois du sang, lois inéluctables. Thérèse a lu que des désespérés emportent avec eux leurs enfants dans la mort ; les bonnes gens laissent choir leur journal : « Comment des choses pareilles sont-elles possibles ? » Parce qu'elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible et que pour un rien... Elle

s’agenouille, touche à peine de ses lèvres une petite main ; elle s'étonne de ce qui sourd du plus profond de son être, monte à ses yeux, brûle ses joues : quelques pauvres larmes, elle qui ne pleure jamais !

Thérèse se lève, regarde encore l'enfant, passe enfin dans sa chambre, emplit d’eau le verre, rompt le cachet de cire, hésite entre les trois boîtes de poison.

La fenêtre était ouverte ; les coqs semblaient déchirer le brouillard dont les pins retenaient entre leurs branches des lambeaux diaphanes. Campagne trempée d’aurore. Comment renoncer à tant de lumière ? Qu’est-ce que la mort ? On ne sait pas ce qu’est la mort. Thérèse n'est pas assurée du néant. Thérèse n’est pas absolument sûre qu'il n’y ait personne. Thérèse se hait de ressentir une telle terreur. Elle qui n’hésitait pas à y précipiter autrui, se cabre devant le néant. Que sa lâcheté l’humilie !

S’il existe, cet Être (et elle revoit, en un bref instant, la Fête-Dieu accablante, l’homme solitaire écrasé sous une chape d’or, et cette chose qu il porte des deux mains, et ces lèvres qui remuent, et cet air de douleur), qu'il détourne la main criminelle avant que ce ne soit trop tard ; — et si c’est sa volonté qu’une pauvre âme aveugle franchisse le passage, puisse-t-Il, du moins, accueillir avec amour ce monstre, sa créature. Thérèse verse dans l’eau le chloroforme dont le nom, plus familier, lui fait moins peur parce qu’il suscite des images de sommeil. Qu'elle se hâte ! La maison s’éveille : Balionte a rabattu les volets dans la chambre de tante Clara. Que crie-t-elle à la sourde ? D’habitude, la servante sait se faire comprendre au mouvement des lèvres. 

Un bruit de portes et de pas précipités. Thérèse n’a que le temps de jeter un châle sur la table pour cacher les poisons. Balionte entre sans frapper : « Mamiselle est morte ! Je l’ai trouvée morte, sur son lit, tout habillée. Elle est déjà froide. »

 

Ce qui l'arrêtera dans son geste, ce n'est pas la pensée de sa fille (Marie, qu'on retrouvera dans "La Fin de la Nuit"), c'est la mort imprévue de la vieille tante. Cependant, elle s'enferme dans une telle prostration que son mari s'en effraie; il décide de lui rendre sa liberté et la conduit à Paris, "la foule des hommes après la foule des arbres" ...

 

" Elle n’avait plus peur d'Argelouse ; il lui semblait que les pins s’écartaient, ouvraient leurs rangs, lui faisaient signe de prendre le large. Un soir, Bernard lui avait dit : « Je vous demande d’attendre jusqu’au mariage d’Anne ; il faut que tout le pays nous voie, une fois encore, ensemble ; après vous serez libre. »

Elle n’avait pu dormir, durant la nuit qui suivit. Une inquiète joie lui tenait les yeux ouverts. Elle entendit à l’aube les coqs innombrables qui ne semblaient pas se répondre : ils chantaient tous ensemble, emplissaient la terre et le ciel d’une seule clameur. Bernard la lâcherait dans le monde, comme autrefois dans la lande cette laie qu’il n'avait pas su apprivoiser. Anne enfin mariée, les gens diraient ce qu’ils voudraient : Bernard immergerait Thérèse au plus profond de Paris et prendrait la fuite. C’était entendu entre eux. Pas de divorce ni de séparation officielle ; on inventerait, pour le monde, une raison de santé (« elle ne se porte bien qu’en voyage »). Il lui réglerait fidèlement ses gemmes, à chaque Toussaint.

Bernard n'interrogeait pas Thérèse sur ses projets : qu’elle aille se faire pendre ailleurs. « Je ne serai tranquille, disait-il à sa mère, que lorsqu’elle aura débarrassé le plancher. — J’entends bien qu'elle reprendra son nom de jeune fille... N’empêche que si elle fait des siennes, on saura bien te retrouver. » Mais Thérèse, affirmait-il, ne ruait que dans les brancards. Libre, peut-être n’y aurait-il pas plus raisonnable. Il fallait, en tout cas, en courir la chance. C’était aussi l’opinion de M. Larroque. Tout compte fait, mieux valait que Thérèse disparût ; on l’oublierait plus vite, les gens perdraient l’habitude d’en parler. Il importait de faire le silence. Cette idée avait pris racine en eux et rien ne les en eût fait démordre : il fallait que Thérèse sortît des brancards. Qu’ils en étaient impatients !

Thérèse aimait ce dépouillement que l’hiver finissant impose à une terre déjà si nue ; pourtant la bure tenace des feuilles mortes demeurait attachée aux chênes. Elle découvrait que le silence d’Argelouse n’existe pas. Par les temps les plus calmes, la forêt se plaint comme on pleure sur soi-même, se berce, s’endort et les nuits ne sont qu'un indéfini chuchotement. Il y aurait des aubes de sa future vie, de cette inimaginable vie, des aubes si désertes qu’elle regretterait peut-être l’heure du réveil à Argelouse, l’unique clameur des coqs sans nombre. Elle se souviendra, dans les étés qui vont venir, des cigales du jour et des grillons de la nuit. Paris : non plus les pins déchirés, mais les êtres redoutables ; la foule des hommes après la foule des arbres.

Les époux s’étonnaient de ce qu’entre eux subsistait si peu de gêne. Thérèse songeait que les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter. Bernard s'intéressait au poids de Thérèse, — mais aussi à ses propos ; elle parlait devant lui plus librement qu’elle n’avait jamais fait : « A Paris... quand je serai à Paris... »

Elle habiterait l'hôtel, chercherait peut-être un appartement. Elle comptait suivre des cours, des conférences, des concerts, « reprendre son éducation par la base ». Bernard ne songeait pas à la surveiller ; et, sans arrière-pensée, mangeait sa soupe, vidait son verre. Le docteur Pédemay, qui parfois les rencontrait sur la route d'Argelouse, disait à sa femme : « Ce qu’il y a d’étonnant, c'est qu’ils n’ont pas du tout l'air de jouer la comédie. »

 

La fin du roman. Thérèse a tenté sans succès une dernière explication avec son mari. Elle va donc rester parmi cette foule anonyme et y tenter, en une semi-inconscience, une sorte de "plongée".  Il y a quelque chose de si douloureux dans ses espoirs, toujours déçus, d'une communion humaine que cette dernière page semble encore bien éloignée d`une Fin de la Nuit...

 

 « Onze heures moins le quart : le temps de passer à l’hôtel...

— Vous n’aurez pas trop chaud pour voyager.

— Il faudra même que je me couvre, ce soir, dans l’auto. »

Elle vit en esprit la route où il roulerait, crut que le vent froid baignait sa face, ce vent qui sent le marécage, les copeaux résineux, les feux d’herbes, la menthe, la brume. Elle regarda Bernard, eut ce sourire qui autrefois faisait dire aux dames de la lande : « On ne peut pas prétendre qu’elle soit jolie, mais elle est le charme même. » Si Bernard lui avait dit : « Je te pardonne ; viens... », elle se serait levée, l'aurait suivi. Mais Bernard, un instant ému, n’éprouvait plus que l’horreur des gestes inaccoutumés, des paroles différentes de celles qu'il est d’usage d’échanger chaque jour. Bernard était « à la voie », comme ses carrioles : il avait besoin de ses ornières ; quand il les aura retrouvées, ce soir même, dans la salle à manger de Saint-Clair, il goûtera le calme, la paix.

« Je veux une dernière fois vous demander pardon, Bernard. »

Elle prononce ces mots avec trop de solennité et sans espoir, — dernier effort pour que reprenne la conversation. Mais lui proteste : « N’en parlons plus...

— Vous allez vous sentir bien seul : sans être là, j’occupe une place ; mieux vaudrait pour vous que je fusse morte. »

Il haussa un peu les épaules et, presque jovial, la pria « de ne pas s’en faire pour lui ».

« Chaque génération de Desqueyroux a eu son vieux garçon ! Il fallait bien que ce fût moi. J'ai

toutes les qualités requises (ce n’est pas vous qui direz le contraire ?). Je regrette seulement que nous ayons eu une fille ; à cause du nom qui va finir. Il est vrai que, même si nous étions demeurés ensemble, nous n’aurions pas voulu d'autre enfant... alors, en somme, tout est au mieux... Ne vous dérangez pas ; restez là. »

Il fit signe à un taxi, revint sur ses pas pour rappeler à Thérèse que les consommations étaient payées.

Elle regarda longtemps la goutte de porto au fond du verre de Bernard ; puis de nouveau dévisagea les passants. Certains semblaient attendre, allaient et venaient. Une femme se retourna deux fois, sourit à Thérèse (ouvrière, ou déguisée en ouvrière ?). C’était l'heure où se vident les ateliers de couture. Thérèse ne songeait pas à quitter la place ; elle ne s’ennuyait ni n’éprouvait de tristesse. Elle décida de ne pas aller voir, cet après-midi, Jean Azévédo, — et poussa un soupir de délivrance : elle n'avait pas envie de le voir : causer encore ! chercher des formules ! Elle connaissait Jean Azévédo ; mais les êtres dont elle souhaitait l’approche, elle ne les connaissait pas ; elle savait d’eux seulement qu’ils

n’exigeraient guère de paroles. Thérèse ne redoutait plus la solitude. Il suffisait qu’elle demeurât immobile : comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour de sa chair une agitation obscure, un remous. Elle eut faim, se leva, vit dans une glace d’Old England la jeune femme qu’elle était : ce costume de voyage très ajusté lui allait bien. Mais de son temps d'Argelouse, elle gardait une figure comme rongée : ses pommettes trop saillantes, ce nez court. Elle songea : « Je n'ai pas d’âge. » Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. Pourquoi rentrer à l’hôtel puisqu'elle n'en avait pas envie ? Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi-bouteille de Pouilly. Elle demanda des cigarettes. Un jeune  homme, d’une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit. La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu'il y a une heure à peine, elle souhaitait de s'y enfoncer aux côtés de Bernard ! Qu'importe d'aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’Océan ou la plaine ? Rien ne l’intéressait que ce qui vit, que les êtres de sang et de chair. « Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c'est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l'eût dit humain. »

Thérèse avait un peu bu et beaucoup fumé. Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard."


"La Fin de la Nuit" (1935)

Avec "La Fin de la nuit", Mauriac donne une suite à  "Thérèse Desqueyroux" qui jadis tenta d'assassiner son mari pour échapper aux conventions bourgeoises, à la norme et à l'ennui d'une existence insupportable.  Un non-lieu a finalement été prononcé et vingt ans se sont écoulés, la voici vivant à Paris, livrée à la liberté et à la solitude auxquelles elle aspirait : "Je n'ai pas voulu donner ici une suite à Therèse Desqueyroux, écrira dans sa préface François Mauriac, mais le portrait d'une femme à son déclin" : "depuis dix ans que, fatiguée de vivre en moi, elle demandait à mourir, je désirais que cette mort fût chrétienne".  Therèse, dans sa toujours morne existence, va connaître une dernière passion à laquelle sa raison ne pourra résister : sa fille Marie vient un jour lui rendre visite, elle vient lui demander de l'aide pour pouvoir épouser un certain Georges Filhot, elle dix-sept ans, lui vingt-deux ans, un Georges qui lui échappe. Thèrèse rend le mariage possible par l'abandon de sa fortune et découvre que Georges est amoureux d'elle, la voici pousser malgré elle à faire le bien et se résoudre à retourner mourir à Saint-Clair, dans la maison de Bernard, crucifiée dans sa douleur. "...bien que j'aie écrit ces pages sans autre intention que de mettre en pleine lumière la figure souffrante de Thérèse, je sais aujourd'hui ce que pour moi elles signifient et ce que d'abord j'y découvre : c'est le pouvoir départi aux créatures les plus chargées de fatalité, - ce pouvoir de dire non à la la loi qui les écrase. Lorsque Thérèse , d'une main hésitante, écarte ses cheveux sur son front ravagé, afin que le garçon qu'elle charme la prenne en horreur et s'éloigne d'elle, ce geste donne son sens à tout le livre. En chaque rencontre, la malheureuse le renouvelle, ne cessant de réagir contre la puissance qui lui est donnée pour empoisonner et pour corrompre. Mais elle appartient à cette espèce d'êtres qui ne sortiront de la nuit qu'en sortant de la vie. Il leur est demandé seulement de ne pas se résigner à la nuit."

Un jour, Marie, sa fille, vient lui rendre visite. La rencontre est brutale pour Thérèse, qui a très peu connu cette enfant, qu'on a tenue éloignée d'elle. Or, Marie vient réclamer l'aide de sa mère car, amoureuse de Mourad, elle hésite à s'engager et voudrait avoir l'avis de Thérèse. Lorsque cette dernière fait connaissance du jeune homme, l'attraction qu'elle exerce sur lui est telle que les relations entre elle et sa fille se compliquent aussitôt..

".. Thérèse appuyée contre la bibliothèque fermait à demi les yeux, détournait la tête, en proie à une joie terrible qu'elle cherchait à étouffer. Il n'épouserait pas Marie. Quoi qu'il pût advenir, la petite ne l'aurait pas, Georges ne lui appartiendrait jamais. Thérèse avait de cette joie une conscience qui allait jusqu'à l'horreur. Elle souhaita de tomber morte, à cette minute même, et que l'angoisse qui serrait sa poitrine fût la dernière avant celle de l'agonie; mais rien aumonde ne pouvait l'empêcher de ressentir ce merveilleux bonheur d'être

préférée.  Quand elle fut assurée de pouvoir opposer au garçon un front sévère, un regard sans expression, elle tourna lentement son visage vers lui qui était debout au milieu de la pièce, les bras ballants, la tête basse, le regard en dessous; avec un air sournois de mauvais chien.  

- Je le regrette, dit-elle sèchement. J'espère que vous reviendrez sur votre décision. Quant à moi, je ne puis rien de plus. En tout ceci du moins, je suis assurée d'être innocente. Je crois que nous n'avons plus rien à nous dire.

Elle ouvrit la porte et s'effaça pour le laisser passer. Mais il demeurait immobile et ne la quittait pas des yeux. Il dit enfin : 

- Il faut que vous sachiez... Il faut que vous soyez avertie : je ne pourrai plus vivre sans vous.

-  On dit ça!

Thérèse affectait un ton léger. Elle feignait de n'attacher aucune importance à ce "je ne pourrai plus vivre sans vous". Mais, en vérité, elle avait compris; elle avait assez roulé, depuis des années, pour ne pas se tromper et déceler d'abord un certain accent qui est celui du désespoir sans remède. Elle ne doutait pas qu'il fallût prendre ces paroles à la lettre. Cette espèce de garçon lui était connue. Alors elle s'approcha doucement, et comme elle avait déjà fait, au commencement de la soirée, attira cette tête contre son épaule. Georges l'appuyait de tout son poids sur l'avant-bras de Thérèse et, pour le contempler, elle ployait le cou comme une femme qui regarde son nourrisson. Lui ne souriait pas, les yeux grands ouverts, un peu hagards. Et elle s'étonnait de découvrir sur cette jeune face tant de signes d'usure. Il n'y avait pas que les cicatrices laissées par les jeux d'un écolier turbulent : un peu partout des griffes légères, et sur le front des rides déjà profondes. Mais quand il ferma les yeux, ses paupières lisses et pures, étaient bien ,celles de l'enfance. 

Elle s'arracha brusquement à cette contemplation, fit asseoir Georges dans le fauteuil, approcha la chaise basse et, avec effort,prononça des paroles raisonnables. Elle était, disait-elle, une vielle femme qui n'avait rien lui offrir. La plus grande preuve d'affection qu'elle lui pût donner c'était de le détourner d'une triste épave, d'une créature finie.

A mesure qu'elle parlait, Thérèse faisait exprès de rejeter les cheveux qui ombrageaient son front trop vaste; elle découvrait ses oreilles; et ce geste accompli avec négligence, mais qui lui coûtait un effort héroïque, elle s'étonnait de ne pas en voir tout de suite l'effet, -tant nous avons peine à comprendre que souvent l'amour ne tient aucun compte des apparences, que cette mèche blanche que nous souhaitons de lui cacher l'attendrirait, bien loin de lui déplaire, s'il la voyait; mais il ne la voit pas. Non, ce n'était pas une femme à demi

détruite que Georges dévorait des yeux, mais un être invisible qui s'exprimait dans un regard, dans cette voix un peu rauque et dont la plus simple parole avait pour lui une valeur, une importance démesurée. En vain Thérèse montrait-elle à cet enfant son front dévasté, il détenait le privilège de la contempler en dehors du temps, désincarnée. C'est toujours le mystère d'une âme que la passion, même coupable, nous découvre; et toute une vie de souillures n'altère pas cette. splendeur d'un être tel que nous le livre l'amour. 

Ainsi, Thérèse, à mesure qu'elle détruisait dans un immense effort ses pauvres défenses, s'étonnait de ne pas voir décroître la passion dans les yeux arrêtés sur les siens. Avait-il conscience de l'effort que chaque mot coûtait à cette femme? Ce qu'elle eût voulu lui dissimuler à tout prix, l'abîme que leur âge créait entre eux..."


François Mauriac, bourgeois, chrétien, romancier impitoyable et polémiste ardent, est le type même de l'écrivain profondément enraciné dans la terre qui l'a vu naître, la région bordelaise en l'occurrence, avec ses vignobles et les forêts qui couvrent les Landes. C'est le décor à peu près constant de ses livres, et il s'établit parfois d'étranges et poétiques correspondances entre les orages qui menacent et grondent sur le terroir et les passions qui déchirent l'âme de ses personnages. Jusqu'à la fin de sa vie, Mauriac restera fidèle à sa province d'origine, passant le plus clair de son temps dans sa propriété de Malagar (à 5Okm au sud de Bordeaux, le Centre François Mauriac s'y est installé). 

Une autre caractéristique essentielle de Mauriac est son origine bourgeoise qui a facilité sa vie d'homme en le délivrant de tout souci matériel et marqué son inspiration d'écrivain. Non qu'il se fasse le chantre complaisant de la classe sociale dont il est issu, bien au contraire. Il est certes sensible à ce qui constitue l'unité, la spécificité d'une famille bourgeoise et il l'a montré dans le "Mystère Frontenac" (1933). Mais ce roman, qu'il avait songé à intituler le nid de colombes, ne saurait faire oublier le roman précédent, "Le Nœud de vipères" (1932) dont le titre symbolique évoque les conflits parfois sordides qui opposent et déchirent sans merci les membres d'une famille de haute bourgeoisie et qui prennent souvent la forme vulgaire de compétitions d'intérêts.

Le troisième élément fondamental de l'héritage de Mauriac est un catholicisme fervent qu'il a lui-même approfondi en le nourrissant de la lecture de Pascal et qui sous-tend les analyses du romancier comme il fonde et justifie les prises de position du journaliste politique.

 

Malgré le patronage de Barrès, Mauriac n'a pas connu d'emblée le succès. Dès ses premiers romans ("L'Enfant chargé de chaînes", 1912 ; "La Robe prétexte", 1913 ; "Le Baiser au lépreux", 1922; "Le Fleuve de feu", 1923; "Le Désert de l'amour", 1926) on remarque pourtant les qualités d'un réaliste qui sait noter avec justesse les traits d'un paysage ou d'un intérieur, exprimer l'atmosphère d'une journée, d'une saison, d'une salle, d'un bar ; on remarque surtout son aptitude à scruter les âmes, à dépeindre les insurrections physiques et morales de l'adolescence, à suivre les cheminements du péché sous toutes ses formes.

Mais justement la noirceur de ses peintures et l'acide critique sociale qui en étaient inséparables eurent tôt fait d'alarmer les milieux catholiques de l'époque, auxquels Mauriac avait beau jeu d'objecter le précédent de Pascal dont la profonde enquête sur la misère de l'homme avait déjà pour but de sauver, fût-ce en désespérant. "Genitrix", (1923) qui oppose dans un huis clos saisissant une mère abusive à son fils, à sa bru, puis au souvenir de sa bru, était déjà, dans la sobriété puissante de son art, une manière de chef-d'œuvre. Le roman le plus célèbre devait être pourtant "Thérèse Desqueyroux" (1926), sorte de Mme Bovary moderne, victime de l'incompréhension de son mari et, plus généralement, d'une bourgeoisie sans chaleur, féroce, uniquement préoccupée de bienséances, et qui est la principale responsable du crime où elle a en quelque sorte acculé la malheureuse Thérèse. "Le Nœud de vipères" (1932) est peut-être le sommet d'une production nombreuse, relativement variée, que Mauriac maintiendra à un très haut niveau jusqu'à ses dernières œuvres, "Le Sagouin" (1951), "Galigaï"(t952), "L'Agneau" (1954). Sans renier sa prédilection pour les âmes noires dont il suit l'aventure tragique, Mauriac les conduit parfois au bord de la rédemption : l'avocat du "Nœud de vipères" est touché par la grâce tout à la fin, et "Thérèse Desqueyroux" aura en 1935 une suite au titre significatif, " La Fin de la nuit" ...

 

Homme de lettres, Mauriac n'est jamais resté indifférent ni silencieux devant les grands tourments qui ont marqué son époque : malgré (ou à cause de) ses convictions religieuses, il s'est élevé, au moment de la guerre civile d'Espagne, contre l'entreprise du général Franco ; il  fut de même un résistant de la première heure et écrivit à ce titre "Le Cahier noir" (1943) sous le pseudonyme de Forez, avant de dénoncer les excès du colonialisme dans son fameux bloc-notes du journal L'Express. Il a soutenu dans ses dernières années la politique du général de Gaulle. 

Mauriac est bien un écrivain de premier plan. L'expression trop galvaudée de magie du style est pour lui exacte et explique le halo poétique qui entoure ses meilleurs romans. Et comme son modèle Pascal, il sait aussi exceller dans la polémique et trouver la formule inoubliable, le trait vengeur dont la blessure ne guérit pas ...


1932 - Le Nœud de vipères

Vieil avare retranché au premier étage de sa propriété de Gironde et qui veut se venger des siens en les déshéritant, Louis se justifie dans une sorte de confession qu’il destine à sa femme : elle le précède dans la mort. Dépossédé de sa haine et détaché de ses biens, cet anticlérical sera touché par la lumière. C’est sans doute le chef-d’œuvre de Mauriac.

"...Je recule toujours devant le récit de cette nuit. Elle était si chaude que nous n'avions pu laisser les persiennes closes malgré ton horreur des chauves-souris. Nous avions beau savoir que c'était le froissement des feuilles d'un tilleul contre la maison, il nous semblait toujours que quelqu'un respirait au fond de la chambre. Et parfois le vent imitait, dans les frondaisons, le bruit d'une averse. La lune, à son déclin, éclairait le plancher et les pâles fantômes de nos vêtements épars. Nous n'entendions plus la prairie murmurante dont le murmure s'était fait silence. Tu me disais:
"Dormons, il faudrait dormir..."
Mais, autour de notre lassitude, une ombre rôdait. Du fond de l'abîme, nous ne remontions pas seuls. Il surgissait, ce Rodolphe inconnu, que j'éveillais dans ton coeur, dès que mes bras se refermaient sur toi. Et quand je les rouvrais, nous devinions sa présence. Je ne voulais pas souffrir, j'avais peur de souffrir. L'instinct de conservation joue aussi pour le bonheur. Je savais qu'il ne fallait pas t'interroger. Je laissais ce prénom éclater comme une bulle à la surface de notre vie. Ce qui dormait sous les eaux endormies, ce principe de corruption, ce secret putride, je ne fis rien pour l'arracher à la vase. Mais toi, misérable, tu avais besoin de libérer par des paroles cette passion déçue et qui était restée sur sa faim.
"Mais enfin, ce Rodolphe, qui était-il?
- Il y a des choses que j'aurais dû te dire... Oh! rien de grave, rassure-toi."
Tu parlais d'une voix basse et précipitée. Ta tête ne reposait plus au creux de mon épaule. Déjà l'espace infime qui séparait nos corps étendus était devenu infranchissable.
Le fils d'une Autrichienne et d'un grand industriel du Nord... Tu l'avais connu à Aix où tu avais accompagné ta grand-mère, l'année qui précéda notre rencontre à Luchon. Il arrivait de Cambridge. Tu ne me le décrivais pas, mais je lui attribuai d'un coup toutes les grâces dont je me savais démuni. Le clair de lune éclairait sur nos draps ma grande main noueuse de paysan, aux ongles courts. Vous n'aviez rien fait de vraiment mal, quoiqu'il fût, disais-tu, moins respectueux que je n'étais. De tes aveux, ma mémoire n'a rien retenu de précis. Que m'importait? Il ne s'agissait pas de cela. Si tu ne l'avais pas aimé, je me fusse consolé d'une de ces brèves défaites où sombre, d'un seul coup, la pureté d'un enfant. Mais déjà je m'interrogeais: "Moins d'un an après ce grand amour, comment a-t-elle pu m'aimer?" La terreur me glaçait: Tout était faux, me disais-je, elle m'avait menti, je n'étais pas délivré. Comment avais-je pu croire qu'une jeune fille m'aimerait! J'étais un homme qu'on n'aime pas!
Les étoiles de l'aube palpitaient encore. Un merle s'éveilla. Le souffle que nous entendions dans les feuilles, bien avant de les sentir sur nos corps, gonflaient les rideaux, rafraîchissant mes yeux, comme au temps de mon bonheur. Je posai une question:
"Il n'a pas voulu de toi?"......

Au premier étage de sa propriété de Calèse. en Gironde. dans "la plus vaste chambre, et la mieux exposée",  un vieil homme, le coeur défaillant, attend la mort. Plus qu'une attente, c'est pour lui une espérance, celle de pouvoir enfin assouvir quarante ans de rancunes, en frustrant de l`héritage qui doit lui revenir sa "famille aux aguets, qui attend le moment de la curée". Cependant, c'est surtout sa femme, Isa, qu'il espère ainsi atteindre : à celle qui "s'enlèverait le pain de la bouche" pour ses enfants, nulle douleur ne sera plus cruelle que de les voir souffrir. Afin de parachever son œuvre de haine, il rédige à l`intention de celle-ci une lettre vengeresse où il épanche enfin son cœur, "ce nœud de vipères... saturé de leur venin"...

 

"Cette nuit, une suffocation m’a réveillé. J’ai dû me lever, me traîner jusqu’à mon fauteuil et, dans le tumulte d’un vent furieux, j’ai relu ces dernières pages, stupéfait par ces bas-fonds en moi qu’elles éclairent. Avant d’écrire, je me suis accoudé à la fenêtre. Le vent était tombé. Calèse dormait dans un souffle et sous toutes les étoiles. Et soudain, vers trois heures après minuit, de nouveau cette bourrasque, ces roulements dans le ciel, ces lourdes gouttes glacées. Elles claquaient sur les tuiles au point que j’ai eu peur de la grêle ; j’ai cru que mon cœur s’arrêtait.

À peine la vigne a-t-elle « passé fleur » ; la future récolte couvre le coteau ; mais il semble qu’elle soit là comme ces jeunes bêtes que le chasseur attache et abandonne dans les ténèbres pour attirer les fauves ; des nuées grondantes tournent autour des vignes offertes.

Que m’importent à présent les récoltes ? Je ne puis plus rien récolter au monde. Je puis seulement me connaître un peu mieux moi-même. Écoute, Isa. Tu découvriras après ma mort, dans mes papiers, mes dernières volontés. Elles datent des mois qui ont suivi la mort de Marie, lorsque j’étais malade et que tu t’inquiétais à cause des enfants. Tu y trouveras une profession de foi conçue à peu près en ces termes : « Si j’accepte, au moment de mourir, le ministère d’un prêtre, je proteste d’avance, en pleine lucidité, contre l’abus qu’on aura fait de mon affaiblissement intellectuel et physique pour obtenir de moi ce que ma raison réprouve. »

Eh bien, je te dois cet aveu : c’est au contraire quand je me regarde, comme je fais depuis deux mois, avec une attention plus forte que mon dégoût, c’est lorsque je me sens le plus lucide, que la tentation chrétienne me tourmente. Je ne puis plus nier qu’une route existe en moi qui pourrait mener à ton Dieu. Si j’atteignais à me plaire à moi-même, je combattrais mieux cette exigence. Si je pouvais me mépriser sans arrière-pensée, la cause à jamais serait entendue. Mais la dureté de l’homme que je suis, le dénuement affreux de son cœur, ce don qu’il détient d’inspirer la haine et de créer autour de soi le désert, rien de tout cela ne prévaut contre l’espérance… Vas-tu me croire, Isa ? Ce n’est peut-être pas pour vous, les justes, que ton Dieu est venu, s’il est venu, mais pour nous. Tu ne me connaissais pas, tu ne savais pas qui j’étais. Les pages que tu viens de lire, m’ont-elles rendu à tes yeux moins horrible ? Tu vois pourtant qu’il existe en moi une touche secrète, celle qu’éveillait Marie, rien qu’en se blottissant dans mes bras, et aussi le petit Luc, le dimanche, lorsque au retour de la messe, il s’asseyait sur le banc devant la maison, et regardait la prairie.

Oh ! ne crois pas surtout que je me fasse de moi-même une idée trop haute. Je connais mon cœur, ce cœur, ce nœud de vipères : étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce nœud de vipères qu’il est impossible de dénouer, qu’il faudrait trancher d’un coup de couteau, d’un coup de glaive : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. »

Demain, il se peut que je renie ce que je te confie ici, comme j’ai renié, cette nuit, mes dernières volontés d’il y a trente ans. J’ai paru haïr d’une expiable haine tout ce que tu professais, et je n’en continue pas moins de haïr ceux qui se réclament du nom chrétien ; mais n’est-ce pas que beaucoup rapetissent une espérance, qu’ils défigurent un visage, ce Visage, cette Face ? De quel droit, les juger, me diras-tu, moi qui suis abominable ?

Isa, n’y a-t-il pas dans ma turpitude, je ne sais quoi qui ressemble, plus que ne fait leur vertu, au Signe que tu adores ? Ce que j’écris est sans doute, à tes yeux, un absurde blasphème. Il faudrait me le prouver. Pourquoi ne me parles-tu pas, pourquoi ne m’as-tu jamais parlé ? Peut-être existe-t-il une parole de toi qui me fendrait le cœur ? Cette nuit, il me semble que ce ne serait pas trop tard pour recommencer notre vie. Si je n’attendais pas ma mort, pour te livrer ces pages ? Si je t’adjurais, au nom de ton Dieu, de les lire jusqu’au bout ? Si je guettais le moment où tu aurais achevé la lecture ? Si je te voyais rentrer dans ma chambre, le visage baigné de larmes ? Si tu m’ouvrais les bras ? Si je te demandais pardon ? Si nous tombions aux genoux l’un de l’autre ?

La tempête semble finie. Les étoiles d’avant l’aube palpitent. Je croyais qu’il repleuvait, mais ce sont les feuilles qui s’égouttent. Si je m’étends sur ma couche, étoufferai-je ? Pourtant, je n’en puis plus d’écrire, et parfois je pose ma plume, je laisse rouler ma tête contre le dur dossier…

Un sifflement de bête, puis un fracas immense en même temps qu’un éclair ont rempli le ciel. Dans le silence de panique qui a suivi, des bombes, sur les coteaux, ont éclaté, que les vignerons lancent pour que les nuages de grêle s’écartent ou qu’ils se résolvent en eau. Des fusées ont jailli de ce coin de ténèbres où Barsac et Sauternes tremblent dans l’attente du fléau. La cloche de Saint-Vincent, qui éloigne la grêle, sonnait à toute volée, comme quelqu’un qui chante, la nuit, parce qu’il a peur. Et soudain, sur les tuiles, ce bruit comme d’une poignée de cailloux… Des grêlons ! Naguère, j’aurais bondi à la fenêtre. J’entendais claquer les volets des chambres. Tu as crié à un homme qui traversait la cour en hâte : « Est-ce grave ? » Il a répondu : « Heureusement elle est mêlée de pluie, mais il en tombe assez. »

Un enfant effrayé courait pieds nus dans le couloir. J’ai calculé par habitude : « Cent mille francs perdus…» mais je n’ai pas bougé. Rien ne m’eût retenu, autrefois, de descendre, – comme lorsqu’on m’a retrouvé, une nuit, au milieu des vignes, en pantoufles, ma bougie éteinte à la main, recevant la grêle sur ma tête. Un profond instinct paysan me jetait en avant, comme si j’eusse voulu m’étendre et recouvrir de mon corps la vigne lapidée. Mais ce soir, me voici devenu étranger à ce qui était, au sens profond, mon bien. Enfin je suis détaché. Je ne sais quoi, je ne sais qui m’a détaché, Isa, des amarres sont rompues ; je dérive. Quelle force m’entraîne ? Une force aveugle ? Un amour ? Peut-être un amour…"

(..)

Le portrait qu'il y fait de lui-même n'est certes pas flatteur : très tôt orphelin de père, choyé par une mère d'extraction paysanne qu'il n`a jamais su aimer, il fut un adolescent bûcheur, méprisant ses condisciples mais envieux de leur richesse et de leur statut social. Nanti, à vingt ans, d`une belle fortune, grâce à la sage gestion maternelle, il s'est tourné vers la politique d'opposition, mais l`a vite abandonnée lorsqu'il a compris que, malgré son anticléricalisme forcené et un certain désir de justice sociale, il serait "toujours du côté des possédants"....

 

" Nous revînmes à Bordeaux après une année d’absence. Nous avions déménagé. Ma mère avait acheté un hôtel sur les boulevards, mais ne m’en avait rien dit pour me réserver la surprise. Je fus stupéfait lorsqu’un valet de chambre nous ouvrit la porte. Le premier étage m’était destiné. Tout paraissait neuf. Secrètement ébloui par un luxe dont j’imagine aujourd’hui qu’il devait être affreux, j’eus la cruauté de ne faire que des critiques et m’inquiétai de l’argent dépensé.

C’est alors que ma mère triomphante me rendit des comptes que, d’ailleurs, elle ne me devait pas (puisque le plus gros de la fortune venait de sa famille). Cinquante mille francs de rente, sans compter les coupes de bois, constituaient à cette époque, et surtout en province, une « jolie » fortune, dont tout autre garçon se serait servi pour se pousser, pour s’élever jusqu’à la première société de la ville. Ce n’était point l’ambition qui me faisait défaut ; mais j’aurais été bien en peine de dissimuler à mes camarades de la Faculté de droit mes sentiments hostiles. C’étaient presque tous des fils de famille, élevés chez les jésuites et à qui, lycéen et petit-fils d’un berger, je ne pardonnais pas l’affreux sentiment d’envie que leurs manières m’inspiraient, bien qu’ils m’apparussent comme des esprits inférieurs. Envier des êtres que l’on méprise, il y a dans cette honteuse passion de quoi empoisonner toute une vie.

Je les enviais et je les méprisais ; et leur dédain (peut-être imaginaire) exaltait encore ma rancœur. Telle était ma nature que je ne songeais pas un seul instant à les gagner et que je m’enfonçais plus avant chaque jour dans le parti de leurs adversaires. La haine de la religion, qui a été si longtemps ma passion dominante, dont tu as tellement souffert et qui nous a rendus à jamais ennemis, cette haine prit naissance à la Faculté de droit, en 1879 et en 1880, au moment du vote de l’article 7, l’année des fameux décrets et de l’expulsion des jésuites.

Jusque-là j’avais vécu indifférent à ces questions. Ma mère n’en parlait jamais que pour dire : « Je suis bien tranquille, si des gens comme nous ne sont pas sauvés, c’est que personne ne le sera. » Elle m’avait fait baptiser. 

La Première Communion au lycée me sembla une formalité ennuyeuse dont je n’ai gardé qu’un souvenir confus. En tout cas, elle ne fut suivie d’aucune autre. Mon ignorance était profonde en ces matières. Les prêtres, dans la rue, quand j’étais enfant, m’apparaissaient comme des personnages déguisés, des espèces de masques. Je ne pensais jamais à ces sortes de problèmes et lorsque je les abordai enfin, ce fut du point de vue de la politique.

Je fondai un cercle d’études qui se réunissait au café Voltaire, et où je m’exerçais à la parole. Si timide dans le privé, je devenais un autre homme dans les débats publics. J’avais des partisans, dont je jouissais d’être le chef, mais au fond je ne les méprisais pas moins que les bourgeois. Je leur en voulais de manifester naïvement les misérables mobiles qui étaient aussi les miens, et dont ils m’obligeaient à prendre conscience. Fils de petits fonctionnaires, anciens boursiers, garçons intelligents et ambitieux mais pleins de fiel, ils me flattaient sans m’aimer. Je leur offrais quelques repas qui faisaient date et dont ils parlaient longtemps après. Mais leurs manières me dégoûtaient. Il m’arrivait de ne pouvoir retenir une moquerie qui les blessait mortellement et dont ils me gardaient rancune.

Pourtant ma haine antireligieuse était sincère. Un certain désir de justice sociale me tourmentait aussi. J’obligeai ma mère à mettre bas les maisons de torchis où nos métayers vivaient mal, nourris de cruchade et de pain noir. Pour la première fois, elle essaya de me résister : « Pour la reconnaissance qu’ils t’en auront…»

Mais je ne fis rien de plus. Je souffrais de reconnaître que nous avions, mes adversaires et moi, une passion commune : la terre, l’argent. Il y a les classes possédantes et il y a les autres. Je compris que je serais toujours du côté des possédants. Ma fortune était égale ou supérieure à celle de tous ces garçons gourmés qui détournaient, croyais-je, la tête en me voyant et qui  sans doute n’eussent pas refusé ma main tendue. Il ne manquait d’ailleurs pas de gens, à droite et à gauche, pour me reprocher, dans les réunions publiques, mes deux mille hectares de bois et mes vignobles.

Pardonne-moi de m’attarder ainsi. Sans tous ces détails, peut-être ne comprendrais-tu pas ce qu’a été notre rencontre, pour le garçon ulcéré que j’étais, ce que fut notre amour. Moi, fils de paysans, et dont la mère avait « porté le foulard », épouser une demoiselle Fondaudège ! Cela passait l’imagination, c’était inimaginable…"

(...)

Cet être inflexible et solitaire a pourtant connu une brève période de paix, de bonheur : ses fiançailles puis son mariage avec une demoiselle Fondaudège - un des grands noms de la bourgeoisie bordelaise - lui ont permis de se croire enfin parvenu à la réussite sociale tant convoitée, tandis qu`il se découvrait capable " d'intéresser. de plaire,  d'émouvoir". 

D'autant plus dure a été sa chute, amenée par une confidence d'lsa, lui révélant qu`iI n'avait été, pour la jeune fille, qu'un prétendant providentiel face à un célibat menaçant, Alors, commence pour cet époux de vingt-trois ans une longue lutte silencieuse, implacable, qui fera de lui un mari détesté, un père démoniaque.

 "L'homme qu`on n'avait pas aimé, celui pour qui personne au monde n'avait souffert", ne va plus cesser de haïr et d`être silencieusement haï en retour. 

Des enfants naissent, qu`alternativement il jalouse ou cherche à gagner à sa cause. Avocat d'assises au barreau de Bordeaux, tout entier absorbé par une carrière lucrative mais harassante, se réfugiant, le cœur lourd, dans une débauche tarifée, il n'est rien d'autre, pour la suffisance bien-pensante du cercle familial, qu'un athée à sauver en même temps qu'un homme à ménager, car il "gagne gros" ... 

 

"Il ne me semble pas que je t’aie haïe dès la première année qui suivit la nuit désastreuse. Ma haine est née, peu à peu, à mesure que je me rendais mieux compte de ton indifférence à mon égard, et que rien n’existait à tes yeux hors ces petits êtres vagissants, hurleurs et avides. Tu ne t’apercevais même pas qu’à moins de trente ans, j’étais devenu un avocat d’affaires surmené et salué déjà comme un jeune maître dans ce barreau, le plus illustre de France après celui de Paris. À partir de l’affaire Villenave (1893) je me révélai en outre comme un grand avocat d’assises (il est très rare d’exceller dans les deux genres) et tu fus la seule à ne pas te rendre compte du retentissement universel de ma plaidoirie. Ce fut aussi l’année où notre mésentente devint une guerre ouverte.

Cette fameuse affaire Villenave, si elle consacra mon triomphe, resserra l’étau qui m’étouffait : peut-être m’était-il resté quelque espoir ; elle m’apporta la preuve que je n’existais pas à tes yeux. Ces Villenave, – te rappelles-tu seulement leur histoire ? – après vingt ans de mariage, s’aimaient d’un amour qui était passé en proverbe. On disait « unis comme les Villenave ». Ils vivaient avec un fils unique, âgé d’une quinzaine d’années, dans leur château d’Ornon, aux portes de la ville, recevaient peu, se suffisaient l’un à l’autre : « Un amour comme on en voit dans les livres », disait ta mère, dans une de ces phrases toutes faites dont sa petite-fille Geneviève a hérité le secret. Je jurerais que tu as tout oublié de ce drame. Si je te le raconte, tu vas te moquer de moi, comme lorsque je rappelais, à table, le souvenir de mes examens et de mes concours… mais tant pis ! Un matin, le domestique qui faisait les pièces du bas, entend un coup de revolver au premier étage, un cri d’angoisse ; il se précipite ; la chambre de ses maîtres est fermée. Il surprend des voix basses, un sourd

remue-ménage, des pas précipités dans le cabinet de toilette. Au bout d’un instant, comme il agitait toujours le loquet, la porte s’ouvrit. Villenave était étendu sur le lit, en chemise, couvert de sang. Mme de Villenave, les cheveux défaits, vêtue d’une robe de chambre, se tenait debout au pied du lit, un revolver à la main. Elle dit : « J’ai blessé monsieur de Villenave, appelez en hâte le médecin, le chirurgien et le commissaire de police. Je ne bouge pas d’ici. » On ne put rien obtenir d’elle que cet aveu : « J’ai blessé mon mari », ce qui fut confirmé par M. de Villenave, dès qu’il fut en état de parler. Lui-même se refusa à tout autre renseignement.

L’accusée ne voulut pas choisir d’avocat. Gendre d’un de leurs amis, je fus commis d’office pour sa défense, mais dans mes quotidiennes visites à la prison, je ne tirai rien de cette obstinée. Les histoires les plus absurdes couraient la ville à son sujet ; pour moi, dès le premier jour, je ne doutai pas de son innocence : elle se chargeait elle-même, et le mari qui la chérissait acceptait qu’elle s’accusât. Ah ! le flair des hommes qui ne sont pas aimés pour dépister la passion chez autrui ! L’amour conjugal possédait entièrement cette femme. Elle n’avait pas tiré sur son mari. Lui avait-elle fait un rempart de son corps, pour le défendre contre quelque amoureux éconduit ? Personne n’était entré dans la maison depuis la veille. Il n’y avait aucun habitué qui fréquentât chez eux… enfin, je ne vais tout de même pas te rapporter cette vieille histoire.

Jusqu’au matin du jour où je devais plaider, j’avais décidé de m’en tenir à une attitude négative et de montrer seulement que Mme de Villenave ne pouvait pas avoir commis le crime dont elle s’accusait. Ce fut, à la dernière minute, la déposition du jeune Yves, son fils, ou plutôt (car elle fut insignifiante et n’apporta aucune lumière) le regard suppliant et impérieux dont le couvait sa mère, jusqu’à ce qu’il eût quitté la barre des témoins, et l’espèce de soulagement qu’elle manifesta alors, voilà ce qui déchira soudain le voile : je dénonçai le fils, cet adolescent malade, jaloux de son père trop aimé. Je me jetai, avec une logique passionnée, dans cette improvisation aujourd’hui fameuse où le professeur F. a, de son propre aveu, trouvé en germe l’essentiel de son système, et qui a renouvelé à la fois la psychologie de l’adolescence et la thérapeutique de ses névroses.

Si je rappelle ce souvenir, ma chère Isa, ce n’est pas que je cède à l’espérance de susciter, après quarante ans, une admiration que tu n’as pas ressentie au moment de ma victoire, et lorsque les journaux des deux mondes publièrent mon portrait. Mais en même temps que ton indifférence, dans cette heure solennelle de ma carrière, me donnait la mesure de mon abandon et de ma solitude, j’avais eu pendant des semaines, sous les yeux, j’avais tenu entre les quatre murs d’une cellule cette femme qui se sacrifiait, bien moins pour sauver son propre enfant, que pour sauver le fils de son mari, l’héritier de son nom. C’était lui, la victime, qui l’avait suppliée :  « Accuse-toi…» Elle avait porté l’amour jusqu’à cette extrémité de faire croire au monde qu’elle était une criminelle, qu’elle était l’assassin de l’homme qu’elle aimait uniquement. L’amour conjugal, non l’amour maternel l’avait poussée… (Et la suite l’a bien prouvé : elle s’est séparée de son fils et sous divers prétextes a vécu toujours éloignée de lui.) J’aurais pu être un homme aimé comme l’était Villenave. Je l’ai beaucoup vu, lui aussi, au moment de l’affaire. Qu’avait-il de plus que moi ? Assez beau, racé, sans doute, mais il ne devait pas être bien intelligent. Son attitude hostile à mon égard, après le procès, l’a prouvé. Et moi, je possédais une espèce de génie.

Si j’avais eu, à ce moment, une femme qui m’eût aimé, jusqu’où ne serais-je pas monté ? On ne peut tout seul garder la foi en soi-même. Il faut que nous ayons un témoin de notre force : quelqu’un qui marque les coups, qui compte les points, qui nous couronne au jour de la récompense, – comme autrefois, à la distribution des prix, chargé de livres, je cherchais des yeux maman dans la foule et au son d’une musique militaire, elle déposait des lauriers d’or sur ma tête frais tondue.

À l’époque de l’affaire Villenave, elle commença de baisser. Je ne m’en aperçus que peu à peu : l’intérêt qu’elle apportait à un petit chien noir, qui aboyait furieusement dès que j’approchais, fut le premier signe de sa déchéance. À chaque visite, il n’était guère question que de cet animal. Elle n’écoutait plus ce que je lui disais de moi.

D’ailleurs, maman n’aurait pu remplacer l’amour qui m’eût sauvé, à ce tournant de mon existence. Son vice qui était de trop aimer l’argent, elle me l’avait légué ; j’avais cette passion dans le sang. Elle aurait mis tous ses efforts à me maintenir dans un métier où, comme elle disait, « je gagnais gros ». Alors que les lettres m’attiraient, que j’étais sollicité par les journaux et par toutes les grandes revues, qu’aux élections, les partis de gauche m’offraient une candidature à La Bastide (celui qui l’accepta à ma place fut élu sans difficulté), je résistai à mon ambition parce que je ne voulais pas renoncer à « gagner gros ».

C’était ton désir aussi, et tu m’avais laissé entendre que tu ne quitterais jamais la province. Une femme qui m’eût aimé aurait chéri ma gloire. Elle m’aurait appris que l’art de vivre consiste à sacrifier une passion basse à une passion plus haute. Les journalistes imbéciles qui font semblant de s’indigner parce que tel avocat profite de ce qu’il est député ou ministre pour glaner quelques menus profits, feraient bien mieux d’admirer la conduite de ceux qui ont su établir entre leurs passions une hiérarchie intelligente, et qui ont préféré la gloire politique aux affaires les plus fructueuses. La tare dont tu m’aurais guéri, si tu m’avais aimé, c’était de ne rien mettre au-dessus du gain immédiat, d’être incapable de lâcher la petite et médiocre proie des honoraires pour l’ombre de la puissance, car il n’y a pas d’ombre sans réalité ; l’ombre est une réalité. Mais quoi ! Je n’avais rien que cette consolation de « gagner gros », comme l’épicier du coin.

Voilà ce qui me reste : ce que j’ai gagné, au long de ces années affreuses, cet argent dont vous avez ta folie de vouloir que je me dépouille. Ah ! l’idée même m’est insupportable que vous en jouissiez après ma mort. Je t’ai dit en commençant que mes dispositions avaient d’abord été prises pour qu’il ne vous en restât rien. Je t’ai laissé entendre que j’avais renoncé à cette vengeance… Mais c’était méconnaître ce mouvement de marée qui est celui de la haine dans mon cœur. Et tantôt elle s’éloigne, et je m’attendris… Puis elle revient, et ce flot bourbeux me recouvre.

Depuis aujourd’hui, depuis cette journée de Pâques, après cette offensive pour me dépouiller, au profit de votre Phili, et lorsque j’ai revu, au complet, cette meute familiale assise en rond devant la porte et m’épiant, je suis obsédé par la vision des partages, – de ces partages qui vous jetteront les uns contre les autres : car vous vous battrez comme des chiens autour de mes terres, autour de mes titres. Les terres seront à vous, mais les titres n’existent plus. Ceux dont je te parlais, à la première page de cette lettre, je les ai vendus, la semaine dernière, au plus haut : depuis, ils baissent chaque jour. Tous les bateaux sombrent, dès que je les abandonne ; je ne me trompe jamais. Les millions liquides, vous les aurez aussi, vous les aurez si j’y consens. Il y a des jours où je décide que vous n’en retrouverez pas un centime…

J’entends votre troupeau chuchotant qui monte l’escalier. Vous vous arrêtez ; vous parlez sans crainte que je m’éveille (il est entendu que je suis sourd) ; je vois sous la porte la lueur de vos bougies. Je reconnais le fausset de Phili (on dirait qu’il mue encore) et soudain des rires étouffés, les gloussements des jeunes femmes. Tu les grondes ; tu vas leur dire : « Je vous assure qu’il ne dort pas…» Tu t’approches de ma porte ; tu écoutes ; tu regardes par la serrure : ma lampe me dénonce. Tu reviens vers la meute ; tu dois leur souffler : « Il veille encore, il vous écoute…»

 

Seuls de brefs éclairs de tendresse illuminent cet enfer domestique, l'affection de sa petite-fille, Marie, enlevée par la typhoïde, la sympathie de l`abbé Ardouin. Candide homme de Dieu, la confiance de sa belle-soeur, Marinette, que ce réprouvé est le seul à savoir réconforter, l'endémique innocence de son neveu, Luc,  que la guerre emportera. L'amour même lui est offert. Lorsqu'une de ses clientes s'attache sincèrement à lui, mais son instinct destructeur est le plus fort, et il se contente de lui faire l`aumône d`une petite rente lorsqu`elle le quitte, enceinte de lui. 

Terrassé par la maladie, il ne vit que pour se venger, cruellement, d'avoir tant souffert. Un répit survenu dans son mal lui permet de gagner Paris, où il tente d'exécuter un projet diabolique, celui de rendre seul bénéficiaire de sa fortune son fils illégitime, Robert. Sa fille, Geneviève, son fils, Hubert, défendant la première sa propre fille, le second sa situation, parviennent à faire échouer cette machination, qui d`ailleurs le mortifie car Robert, qu`il n'avait jamais vu auparavant, est un être veule, mesquin, et finalement indigne de lui. 

Isa meurt en son absence, et sa propre haine meurt avec elle. Revenu à Calèse, il va terminer son atroce existence en l'unique compagnie de sa petite-fille Janine, que l`échec de son amour fait vaciller vers la folie et qu`il sauve d`elle-même.

Le récit s'achève sous forme de journal où, brûlant les étapes, le vieil incroyant s`avance à la rencontre de l'Esprit. La mort le saisit au milieu d'un cri d`espérance : Dieu a triomphé. Qu`importe que la famille, cet autre "nœud de vipères", continue à tordre sa hideuse masse,  puisque son cœur s'est enfin abîmé dans le divin Amour.

Une envoûtante exploration des chemins de la nuit ....


1933 - Le Mystère Frontenac

Le roman vaut pour sa description de la mystique familiale, adossée à l'union de ses membres et aux traditions, au sein de laquelle nous suivons l'enfance, la jeunesse et l'envol d'Yves, au gré d'un monde replié sur lui-même mais d'une paisibilité à mille lieux de l'atmosphère de "Noeud de vipère". Les premières pages sont révélatrices d'une bourgeoisie familiale murée dans ses souvenirs  et au sein de laquelle les gestes les plus insignifiants révèlent au fond bien des incompréhensions ou des interrogations implicites.

 

"Xavier Frontenac jeta un regard timide sur sa belle-soeur qui tricotait, le buste droit, sans s'appuyer au dossier de la chaise basse qu'elle avait rapprochée du feu; et il comprit qu'elle était irritée. Il chercha à se rappeler ce qu'il avait dit, pendant le dîner : et ses propos lui semblèrent dénués de toute malice. Xavier soupira, passa sur son crâne une main fluette. Ses yeux fixèrent le grand lit à colonnes torses où, huit ans plus tôt, son frère aîné, Michel Frontenac, avait souffert cette interminable agonie. Il revit la tête renversée, le cou énorme que dévorait la jeune barbe rigoureuse; les mouches inlassables de juin, qu'il ne pouvait chasser de cette face suante. Aujourd'hui, on aurait tenté de le trépaner, on l'aurait sauvé peut-être; Michel serait là. Il serait là... Xavier ne pouvait détourner les yeux de ce lit ni de ces murs. Pourtant, ce n'était pas dans cet appartement que son frère avait expiré; huit jours après les obsèques, Blanche Frontenac, avec ses cinq enfants, avait quitté la maison de la rue Vital-Carles, et s'était réfugiée au troisième étage de l'hôtel qu'habitait, rue de Cursol, sa mère, Mme Arnaud-Miqueu. Mais les mêmes rideaux à fond bleu, avec des fleurs jaunes, garnissaient les fenêtres et le lit. La commode e(t l'armoire se faisaient face, comme dans l'ancienne chambre. Sur la cheminée, la même dame en bronze, robe montante et manches longues, représentant la Foi. Seule, la lampe avait changé : Mme Frontenac avait acquis un modèle nouveau que toute la famille admirait  : une colonne d'albâtre supportait le réservoir de cristal où la mèche, large ténia, baignait dans le pétrole..."

 

À peine Mauriac eut-il mis la dernière main à l`âpre histoire du "Nœud de vipères" qu'il commença à modeler Blanche Frontenac. nature maternelle liée à ses enfants par un amour dévoué et impérissable. À Bourideys, durant l'été, à Bordeaux durant l'hiver, Blanche se voue à l'éducation de ses enfants et à la défense de leurs intérêts. Elle est soutenue dans cette double tâche par sa mère et par son beau-frère Xavier, célibataire, tuteur des enfants. Indifférent aux sentiments religieux, il professe le culte de la famille et mourrait de honte si sa liaison avec Josépha venait à sa connaissance. Quant au groupe des jeunes, il se compose de Jean-Louis, adolescent brillant et sérieux, José, renfermé, inquiétant, Yves, compliqué, sensible. Dans une atmosphère paisible, ordonnée par une femme en deuil, irréprochable et pieuse, quel peut bien être le mystère promis par le titre? 

ll est d'ordre moral, c'est un mystère d'union et de tradition ; c'est l`invisible et pénétrante mystique familiale. Il est facile d`imaginer le parti que Mauriac peut tirer de cette conception; il en fera une fresque spiritualiste et poétique d`une délicatesse et d`une force extrêmes, qui embrasse la période essentielle et déterminante de la formation humaine. Yves, qui a dix ans au début, est à la fin un homme; ainsi cette longue histoire sera-t-elle constituée par le jeu de la vie quotidienne. Les épisodes sont simples et véridiques : visites de l`oncle Xavier habile à conter des histoires; désespoir d'Yves à qui son frère aîné a dérobé son Cahier de poésies ; printemps naissant ;  longue rêverie d'Yves dans sa retraite d`ajoncs et de fougères ; c`est aussi cette soirée d`angoisse où Jean-Louis rivé au devoir sent passer l`attrait de l`aventure et, silencieusement, tombe à genoux; c'est enfin la vision d`Yves, le jour des fiançailles de son frère, où il prend conscience de ne pas ressembler aux garçons de son âge. Terrée dans sa tranquille vie bourgeoise, la famille Frontenac ne connait d'autres événements que les unions ou les séparations. Jean-Louis épouse sa cousine Madeleine qui représente pour lui plus de sécurité que d'amour. José est marqué par un tout autre sort : aventures, passions, dettes de jeu, mort sur le champ de bataille. Yves lui aussi quittera  Bordeaux; il s`en ira poursuivre à Paris une gloire littéraire déjà certaine ...


"La Pharisienne" (1941)

Dans ce livre, des coups de sonde jetés profondément dans les âmes ouvrent pour aussitôt la refermer la perspective d'un abîme. Un art consommé, un regard aigu, intérieur atteignent le point où se séparent la chair et l'esprit. L'originalité apparente du drame, c'est qu'il est vu du dehors par un enfant pur et très intuitif à la fois, sensible aux passions des grandes personnes engagées dans les orages de la chair. auxquelles pourtant il reste étranger. Les critiques de Jean-Paul Sartre a son égard ("M. Mauriac et la la liberté", N.R.F.. 1939) ne laissèrent pas François Mauriac indifférent : il s'efforça, dans ce roman, de ne pas trop user de son « droit d'ordonner cette matière, d`orchestrer ce réel". La mère du narrateur Louis Pian (Ie témoin) est morte dans un accident de cheval : son père, Octave Pian, est un vieil homme bon et faible; sa belle-mère, Brigitte Pian, est l'héroïne du livre, "la Pharisienne" dont l'hypocrísie s`inscrit comme un grand thème mauríacíen et le pharisaïsme comme un grand thème chrétien. En effet, la Pharisienne va procéder de la rencontre du mensonge et de la religion. Créature malfaisante, elle pousse à bout, par ses interventions maladroites, un séminariste, surveillant de Louis Pian - M. Puybaraud. Elle méconnaît et contrarie l'amour naissant de Michèle, la sœur de Louis, pour Jean de Mírbel. Elle dénonce à l'évêché l'abbé Callou, vieux prêtre d'une grande humilité. Elle s`arrange pour que son mari apprenne par un papier laissé à sa portée l'infidélité de sa première femme. Enfin, en toute circonstance, au nom d`une fausse justice, d`une charité feinte, Brigitte blesse les âmes, parce qu'elle méconnaît à la fois en elle l`humain et le divin, les voies de l'amour et celles de la grâce si souvent étroitement mêlées. Elle découvre son hypocrisie; elle s'humilie, elle s'efforce à une religion plus intérieure. Elle échoue, parce que l`orgueil demeure en elle d'avoir reconnu, trop tard. qu'elle avait fait fausse route. Elle s'attache à un vieil homme près de qui elle goûte enfin la douceur d`une tendresse partagée. Elle vieillit dans la médiocrité, et par une dernière pointe, Mauriac nous laisse entendre que c`est alors qu`elle est le plus près d`un Dieu qui nous sauve gratuitement, qui n'a pas besoin de nos mérites, mais de notre humilité et des prières de ses saints. La vie intérieure de Brigitte est le vrai sujet du livre ... 


François Mauriac, "Le Romancier et ses personnages", un romancier ne sort guère d'une oeuvre à l'autre, des mêmes obsessions, il les creuse plutôt, et dans ce mouvement ce sont des personnages qu'il ne va cesser de créer ...

"... De cet art (= l'art du romancier) si vanté et si honni, nous devons dire que, s'il atteignait son objet, qui est la complexité d'une vie humaine, il serait incomparablement ce qui existe de plus divin au monde; la promesse de l'antique serpent serait tenue et nous autres, romanciers, serions semblables à des dieux. Mais hélas! que nous en sommes éloignés! C'est le drame des romanciers de la nouvelle génération d'avoir compris que les peintures de caractères selon les modèles du roman classique n'ont rien à voir avec la vie. Même les plus grands, Tolstoî, Dostoïevski, Proust, n'ont pu que s'approcher, sans l'étreindre vraiment, de ce tissu vivant où s'entrecroisent des millions de fils, qu'est une destinée humaine. Le romancier  a une fois compris que c'est cela qu'il a mission de restituer, ou bien il n'écrira plus que sans confiance et sans illusion ses petites histoires, selon les formules habituelles, ou bien il sera tenté par les recherches d'un Joyce, d'une Virginia Woolf, il s'efforcera de découvrir un procédé, par exemple le monologue intérieur, pour exprimer cet immense monde enchevêtré toujours changeant, jamais immobile, qu'est une seule conscience humaine, et il `s'épuisera à en donner une vue simultanée.

Mais il y a plus : aucun homme n'existe isolément, nous sommes tous engagés profondément dans la pâte humaine. L'individu, tel que l'étudie le romancier, est une fiction. C'est pour sa commodité, et parce que c'est plus facile, qu'il peint des êtres détachés de tous les autres, comme le biologiste transporte une grenouille dans son laboratoire.

Si le romancier veut atteindre l'objectif de son art, qui est de peindre la vie, il devra s'efforcer de rendre cette symphonie humaine où nous sommes tous engagés, où toutes les destinées se prolongent dans les autres et se compénètrent. Hélas! il est à craindre que ceux qui cèdent à cette ambition, quel que soit leur talent ou même leur génie, n'aboutissent à un échec. Il y a je ne sais quoi de désespéré dans la tentative d'un Joyce. Je ne crois pas qu'aucun artiste réussisse jamais à surmonter la contradiction qui est inhérente à l'art du roman. D'une part, il a la prétention d'être la science de l'homme, - de l'homme, monde fourmillant qui dure et qui s'écoule, - et il ne sait qu'isoler de ce fourmillement et que fixer sous sa lentille une passion, une vertu, un vice qu'il amplifie démesurément : le père Goriot ou l'amour paternel, la cousine Bette ou la jalousie, le père Grandet ou l'avarice. D'autre part, le roman a la prétention de nous peindre la vie sociale, et il n'atteint jamais que des individus après avoir coupé la plupart des racines qui les rattachent au groupe. En un mot, dans l'individu, le romancier isole et immobilise une passion, et dans le groupe il isole et immobilise un individu. Et, ce faisant, on peut dire que ce peintre de la vie exprime le contraire de ce qu'est la vie : l'art du romancier est une faillite. 

Même les plus grands : Balzac, par exemple. On dit qu'il a peint une société : au vrai, il a juxtaposé, avec une admirable puissance, des échantillons nombreux de toutes les classes sociales sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet, mais chacun de ses types est aussi autonome qu'une étoile l'est de l'autre. Ils ne sont reliés l'un à l'autre que par le fil ténu de l'intrigue ou que par le lien d'une passion misérablement simplifiée. C'est sans aucun doute, jusqu'à aujourd'hui, l'art de Marcel Proust qui aura le mieux surmonté cette contradiction inhérente au roman et qui aura le mieux atteint à peindre les êtres sans les immobiliser et sans les diviser. 

Ainsi, nous devons donner raison à ceux qui prétendent que le roman est le premier des arts. Il l'est, en effet, par son objet, qui est l'homme. Mais nous ne pouvons donner tort à ceux qui en parlent avec dédain, puisque, dans presque tous les cas, il détruit son objet en décomposant l'homme et en falsifiant la vie.

Et, pourtant, il est indéniable que nous avons le sentiment, nous autres romanciers, que telles de nos créatures vivent plus que d'autres. La plupart sont déjà mortes et ensevelies dans l'oubli éternel, mais il y en a qui survivent, qui tournent autour de nous comme si elles n'avaient pas dit leur dernier mot, comme si elles attendaient de nous leur dernier accomplissement. 

Malgré tout, il y a là un phénomène qui doit rendre courage au romancier et retenir son attention. Cette survie est très différente de celle des types célèbres du roman, qui demeurent, si j'ose dire, accrochés dans l'histoire de la littérature, comme des toiles fameuses dans les musées. Il ne s'agit pas ici de l'immortalité dans la mémoire des hommes du père Goriot ou de Mme Bovary, mais plus humblement, et sans doute, hélas! pour peu de temps, nous sentons que tel personnage, que telle femme d'un de nos livres, occupent encore quelques lecteurs, comme s'ils espéraient que ces êtres imaginaires les pussent éclairer sur eux-mêmes et leur livrer le mot de leur propre énigme. En général, ces personnages, plus vivants que leurs camarades, sont de contour moins défini. La part du mystère, de l'incertain, du possible est plus grande en eux que dans les autres. Pourquoi Thérèse Desqueyroux a-t-elle voulu empoisonner son mari? Ce point d'interrogation a beaucoup fait pour retenir au milieu de nous son ombre douloureuse. A son propos, quelques lectrices ont pu faire un retour sur elles-mêmes et chercher auprès de Thérèse un éclaircissement de leur propre secret; une complicité, peut-être. Ces personnages ne sont pas soutenus par leur propre vie : ce sont nos lecteurs, c'est l'inquiétude des cœurs vivants qui pénètre et gonfle ces fantômes, qui leur permet de flotter un instant dans les salons de province, autour de la lampe où une jeune femme s'attarde à lire et appuie le coupe-papier sur sa joue brûlante.

Au romancier conscient d'avoir échoué dans son ambition de peindre la vie, il reste donc ce mobile, cette raison d'être : quels que soient ses personnages, ils agissent, ils ont une action sur les hommes. S'ils échouent à les représenter, ils réussissent à troubler leur quiétude, ils les réveillent, et ce n'est déjà pas si mal. Ce qui donne au romancier le sentiment de l'échec, c'est l'immensité de sa prétention. Mais, dès qu'il a consenti à n'être pas un dieu dispensateur de vie, dès qu'il se résigne à avoir une action viagère sur quelques-uns de ses contemporains, fût-ce grâce à un art élémentaire et factice, il ne se trouve plus si mal partagé..."