George Sand (1804-1876), "Indiana" (1832), "Lélia" (1833), "Isidora" (1845), "La Mare au diable" (1846), 'Histoire de ma vie" (1854-1855) - ....

Last update: 07/07/2018


«Les autres! quel grand sujet de réflexion ! Y en a-t-il réellement, des autres? Concevons-nous notre existence comme isolée, et le véritable égoïsme peut-il exister?... L'égoïsme porte avec lui sa terrible punition. Dès que notre cœur se refroidit pour les autres, le cœur des autres se refroidit pour nous, et le bien que nous n'avons point songé à leur faire devient un mal que nous nous sommes fait. Car de se passer des autres, c'est un rêve, et le régime cellulaire au moral est pire encore qu'au physique ..» - Fille spirituelle de JJ. Rousseau, pour reprendre Albert Thibaudet, Aurore Dupin, dont la vie fut de part en part un véritable reflet du siècle qu'elle traverse, portait en elle deux romans d'autobiographie transposée, ou idéale ou chimérique, peu importe, "Indiana" (1832) et "Lélia" (1833, 1839), et à partir de là débuta sa "vocation de romancière indéfinie" : la voici, bâtissant "en vrais et solides romans son inspiration de poète" romantique, transformant tout ce qu'elle pense ou ce qu'elle vit, ou vit autour d'elle, et sans effort, en romans, avec un style qui porte plus la narration que le dialogue, plus d'une centaine de volumes, tour à tour romantiques, féministes avant l'heure, mystiques, socialistes, champêtres, ...

(Aurore Dupin et  le baron François dit Casimir Dudevant, par François-Auguste Biard. Musée George Sand et de la Vallée Noire au château de La Châtre, 1823)

 

Jusqu'à vingt-sept ans, George Sand n'avait écrit que des lettres et quelques pages de journal intime, elle nous conte avec modestie comment la fréquentation et le voisinage de quelques  talents de son temps lui ouvrirent le chemin de l'écriture ...

"Je suis venue sur la terre avec le goût et le besoin du vrai; mais je n'étais pas une assez puissante organisation pour me passer d'une éducation conforme à mes instincts, ou pour la trouver toute faite dans les livres... Mon esprit, à demi cultivé, était à certains égards une table rase, à d'autre égards une sorte de chaos. L'habitude que j'ai d'écouter, et qui est une grâce d'état, me mit à même de recevoir de tous ceux qui m'entourèrent une certaine somme de clarté et beaucoup de sujets de réflexion... Parmi ceux-là des hommes supérieurs me firent faire assez vite de grands pas, et d'autres hommes d'une portée moins saisissante, quelques-uns même qui paraissaient ordinaires, mais qui ne furent jamais tels à mes yeux, m'aidèrent puissamment à me tirer du labyrinthe d'incertitudes où ma contemplation s'était longtemps endormie" (Histoire de ma vie, IV). 

Georges Sand a dû en effet successivement quelque chose à Henri Delatouche (1785-1851), qui fut en quelque sorte son premier professeur de critique, et tâcha de resserrer son style exubérant, à Alfred de Musset (1810-1857), dont la manière se retrouve, amplifiée et affaiblie, dans les romans de la période romantique, de "Lélia" à "Mauprat" (1833 à 1838), en passant surtout par les "Lettres d'un Voyageur"; à Sainte- Beuve (1804-1869), le maître psychologue, pour qui elle professait la plus vive admiration, sans marchander d'ailleurs son estime au raide Gustave Planche (1808-1857), vivante antithèse de l'auteur des "Lundis"; à Michel de Bourges (1797-1853), qui la convertit à l'idée républicaine; à Félicité de La Mennais (1782-1854) et à Pierre Leroux (1797-1871), dont le christianisme et le socialisme mêlés de je ne sais quelle philosophie mystique constituent le fonds des romans parus entre 1837 et 1848; à Jean Reynaud (1806-1863) plus tard, et, à voir la part active prise par George Sand au mouvement de 1848, on peut être tenté d'en faire l'élève de Ledru-Rollin (1807-1874).

Il est aussi possible de remarquer l'influence de grands artistes dans des œuvres comme "Consuelo", "la Comtesse de Rudolstadt", et les nom de Frédéric Chopin (1810-1849), de Pauline Viardot (1821-1910) se présentent d'eux-mêmes à la pensée s'il s'agit de musique, celui de Mickiewicz (1798-1855)s'il s'agit de poésie, celui de Delacroix (1798-1863) s'il s'agit de peinture. Ces rapprochements prouveraient, semble- t-il, que la vie intellectuelle de George Sand offre le reflet changeant d'influences masculines qui se jouent à la surface d'une trame unie et solide, mais sans couleur propre? Il faut reconnaître qu'il lui fallut une rare puissance d'assimilation pour fondre en un tout homogène et cohérent des idées de provenance si diverse, c'est un don qu'elle porte elle-même, mais sa soif de savoir est intransigeante,  elle abandonne son premier collaborateur, Jules Sandeau, trop faible pour son tempérament,  Delatouche l'attriste par sa critique tatillonne, elle s'essaie au journalisme, mais sait y renoncer sans s'obstiner, rencontre un Musset qui fait vibrer jusqu'à leur maximum d'intensité toutes les fibres de son esprit, sait en profiter et reprendre le contrôle : après Musset, il sera encore possible de la bouleverser mais on ne la jettera jamais hors de sa propre nature. Cette nature est calme et puissante; parfois fougueuse et souvent passionnée d'apparence, mais au fond d'une insondable sérénité ...

Il faut reconnaître qu'une fois de plus, si George Sand n'avait pas été une femme, on eût moins cherché «l'homme» dans ses livres. Il n'y a pas moins de romantisme et de dandysme chez le Rastignac de Balzac, ou chez les personnages du Lys dans la Vallée, que dans les romans de la première époque de George Sand. Il faut tout autant ajouter que l'œuvre de George Sand entre 1832 et 1848, si certes elle se rattache accidentellement dans l'histoire à quelques noms propres, n'en est pas moins le fruit le plus naturel de cette époque tourmentée, et que, loin d'être une imitation successive, elle tient par des racines profondes à cette réalité humaine qui fait sa force et son originalité d'écrivain...

 

En 1832, avec "Indiana", le succès littéraire est au rendez-vous, roman d'une jeune femme, lassée d'un mari antipathique et autoritaire et courtisée par un séducteur discutable, Raymon de la Ramière, sur fond de Restauration et de monarchie de Juillet. "Lélia" finit de la propulser au-devant de sa destinée. Le 15 janvier 1854,  dans sa Préface, George Sand revient sur ce roman, roman scandale à l'époque de sa parution, et amendé par la suite : Lélia, une femme prématurément usée par la vie, en proie à des doutes métaphysiques, poursuivie par les assiduités d'un jeune poète, Sténio, qu'elle ne parvient pas à aimer et  qu'elle poussera involontairement au suicide...

"Après Indiana et Valentine, j'écrivis Lélia , sans suite, sans plan, à bâtons rompus, et avec l'intention, dans le principe, de l'écrire pour moi seule. Je n'avais aucun système, je n'appartenais à aucune école, je ne songeais presque pas au public ; je ne me faisais pas encore une idée nette de ce qu'est la publicité. Je ne croyais nullement qu'il put m'appartenir d'impressionner ou d'influencer l'esprit des autres.

Était-ce modestie? Je puis affirmer que oui , bien qu'il ne paraisse guère modeste de s'attribuer une vertu si rare. Mais comme, chez moi , ce n'était pas vertu, je dis la chose comme elle est. Ce n'était pas un effort de ma raison, un triomphe remporté sur la vanité naturelle à notre espèce, mais bien une insouciance du fait, une imprévoyance innée, une tendance à m'absorber dans une occupation de l'esprit, sans me souvenir qu'au-delà du monde de mes rêves , il existait un monde de réalités sur lequel ma pensée, sereine ou sombre, pouvait avoir une action quelconque.

Je fus donc très étonnée du retentissement de ce livre, des partisans et des antagonistes qu'il me créa. Je n'ai point à dire ce que je pense moi-même du fond de l'ouvrage : je l'ai dit dans la préface de la deuxième édition, et je n'ai pas varié d'opinion depuis cette époque.

Le livre a été écrit de bonne foi, sous le poids d'une souffrance intérieure quasi mortelle, souffrance toute morale, toute philosophique et religieuse, et qui me créait des angoisses inexplicables pour les gens qui vivent sans chercher la cause et le but de la vie. D'excellents amis qui m'entouraient, avec lesquels j'étais gaie à l'habitude (car de telles préoccupations ne se révèlent pas sans ennuyer beaucoup ceux qui ne les ont point), furent frappés de stupeur en lisant des pages si amères et si noires. Ils n'y comprirent goutte, et me demandèrent où j'avais pris ce cauchemar. Ceux qui liront plus tard l'histoire de ma vie intellectuelle ne s'étonneront plus que le doute ait été pour moi une chose si sérieuse et une crise si terrible.

Pourtant je n'ai pas été une exception aux yeux de tous. Beaucoup ont souffert devant le problème de la vie, mille fois plus que devant les faits et les maux réels dont elle nous accable. De faux dévots ont dit que c'était un crime d'exhaler ainsi une plainte contre le mystère dont il plaît à Dieu d'envelopper sa volonté sur nos destinées. Je ne pense pas comme eux; je persiste à croire que le doute est un droit sans lequel la foi ne serait pas une victoire ou un mérite."

 

Il y eut donc plusieurs périodes dans la vie littéraire de George Sand, et ses romans s'en ressentent...

Lucile-Aurore Dupin naquit dans le Berry, où elle passa son enfance. Orpheline ce bonne heure (son père Maurice Dupin, officier de cavalerie, qui avait épousé une modiste parisienne, mourut en 1808 d`une chute de cheval), elle fut élevée par sa grandmère, Mme Dupin de Francueil, fille naturelle de Maurice de Saxe, maréchal de France, qui, pour discipliner un peu sa nature exubérante, la mit de 1817 à 1820 au couvent des Anglaises, à Paris. Revenue à Nohant, elle y passa deux ans, lisant beaucoup et commençant à écrire. En 1822 elle épousa le baron Dudevant, homme médiocre, avec lequel elle ne put s'entendre. Elle s'en sépara en 1830 et vint à Paris avec ses 2 enfants (Maurice, né en 1823, et Solange, née en 1828) pour y gagner sa vie en composant des livres. Son premier roman, "Rose et Blanche", fait en collaboration avec Jules Sandeau (1811-1883), parut en 1831 sous le nom de Jules Sand. A partir d'Indiana, publié la même année, elle signa toutes ses œuvres du nom de Georges Sand...

De 1833 à 1835 se place sa liaison mouvementée avec Alfred de Musset. En 1839, après un séjour à l''île Majorque avec Chopin (1810-1849), dont elle fut pendant 9 ans l'amie très maternelle, elle revient à Nohant, où elle finit par se fixer. 

 

La "bonne dame de Nohant" y finit ses jours en s'occupant surtout de l'éducation de ses petits-enfants, pour l'amusement desquels son fils Maurice dirige un théâtre de marionnettes. Elle mourut le 8 juin 1876, après avoir mené 20 ans une vie ardente et libre et 20 ans d'une existence familiale et calme... 

 

NOHANT

Madame Dupin de Francueil avait acheté, vers l'époque révolutionnaire, la terre de Nohant en Berry, avec les débris de sa fortune. Nohant est la véritable patrie de George Sand; c'est le sanctuaire de ses souvenirs, son foyer, son asile, sa retraite. C'est là surtout qu'elle a vécu; c'est là que les paysans ses voisins ont inhumé « la bonne dame de Nohant».

 

"Je dirai quelques mots de cette terre de Nohant, où j'ai été élevée, où j'ai passé presque toute ma vie et où je souhaiterais pouvoir mourir. Le revenu en est peu considérable, l'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que situé au centre de la vallée Noire, qui est un vaste et admirable site. Mais précisément cette position centrale dans la partie la plus nivelée et la moins élevée du pays, dans une large veine de terres à froment, nous prive des accidents variés et du coup d'œil étendu dont on jouit sur les hauteurs et sur les pentes. Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants détails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et borné.

Quoi qu'il en soit, il nous plaît et nous l'aimons. Ma grand'mère l'aima aussi, et mon père y vint chercher de douces heures de repos à travers les agitations de sa vie. Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d'herbes, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut, ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chènevières, tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée quand on a vécu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.

Le château, si château il y a (car ce n'est qu'une médiocre maison du temps de Louis XVI), touche au hameau et se pose au bord de la place champêtre sans plus de faste qu'une habitation villageoise. Les feux de la commune, au nombre de deux ou trois cents, sont fort dispersés dans la campagne; mais il s'en trouve une vingtaine qui se resserrent auprès de la maison, comme qui dirait porte à porte, et il faut vivre d'accord avec le paysan, qui est aisé, indépendant, et qui entre chez vous comme chez lui. Nous nous en sommes toujours bien trouvés, et, bien qu'en général les propriétaires aisés se plaignent du voisinage des ménageots, il n'y a pas tant à se plaindre des enfants, des poules et des chèvres de ces voisins-là, qu'il n'y a à se louer de leur obligeance et de leur bon caractère.

Les gens de Nouant, tous paysans, tous petits propriétaires (on me permettra bien d'en parler et d'en dire du bien, puisque, par exception, je prétends que le paysan peut être bon voisin et bon ami), sont d'une humeur facétieuse sous un air de gravité. Ils ont de bonnes moeurs, un reste de piété sans fanatisme, une grande décence dans leur tenue et dans leurs manières, une activité lente mais soutenue, de l'ordre, une propreté extrême, de l'esprit naturel et de la franchise. Sauf une ou deux exceptions, je n'ai jamais eu que des relations agréables avec ces honnêtes gens. Je ne leur ai pourtant jamais fait la cour, je ne les ai point avilis par ce qu'on appelle ,des bienfaits. Je leur ai rendu des services et ils se sont acquittés envers moi selon leurs moyens, de leur plein gré, et dans la mesure de leur bonté ou de leur intelligence. Partant, ils ne me doivent rien, car tel petit secours, telle bonne parole, telle légère preuve d'un dévouement vrai valent autant que tout ce que nous pouvons faire. Ils ne sont ni flatteurs ni rampants, et chaque jour je leur ai vu prendre plus de fierté bien placée, plus de hardiesse bien entendue, sans que jamais ils aient abusé de la confiance qui leur était témoignée. Ils ne sont point grossiers non plus. Ils ont plus de tact, de réserve et de politesse que je n'en ai vu régner toujours parmi ceux qu'on appelle les gens bien élevés. Telle était l'opinion de ma grand'mère sur leur compte. Elle vécut vingt-huit ans parmi eux et n'eut jamais qu'à s'en louer." (Hist. de ma vie, I, 143-145.)

 

C'est après le retour du couvent, entre la seizième et la dix-huitième année, que George Sand lit, étudie, médite et se forme elle-même. C'est son moment le plus heureux ; c'est aussi l'époque décisive où son esprit encore endormi reçoit et absorbe la nourriture variée qu'il transformera plus tard en sa propre substance. Alors se révèle à George Sand son grand éducateur intellectuel, le premier en date, J.-J. Rousseau. George Sand devait, beaucoup plus tard, en trouver d'autres parmi les vivants....

 

"Voilà dans quelle situation j'étais quand je lus L'Emile, la Profession de foi du vicaire savoyard, les Lettres de la montagne, le Contrat social et les Discours. La langue de Jean-Jacques et la forme de ses déductions s'emparèrent de moi comme une musique superbe éclairée d'un grand soleil. Je le comparais à Mozart; je comprenais tout! Quelle jouissance pour un écolier malhabile et tenace d'arriver enfin à ouvrir les yeux tout à fait et à ne plus trouver de nuages devant lui! Je devins, en politique, le disciple ardent de ce maître, et je le fus bien long- temps sans restrictions. Quant à la religion, il me parut le plus chrétien de tous les écrivains de son temps, et, faisant la part du siècle de croisade philosophique où il avait vécu, je lui pardonnai d'autant plus facilement d'avoir abjuré le catholicisme, qu'on lui en avait octroyé les sacrements et le titre .d'une manière irréligieuse bien faite pour l'en dégoûter. Protestant-né, redevenu protestant par le fait de circonstances justifiables, peut être inévitables, sa nationalité dans l'hérésie ne me gênait pas plus que n'avait fait celle de Leibnitz. Il y a plus, j'aimais fort les protestants, parce que, n'étant pas forcée de les admettre à la discussion du dogme catholique, et me souvenant que l'abbé de Prémord ne damnait personne et me permettait cette hérésie dans le silence de mon cœur, je voyais en eux des gens sincères, qui ne différaient de moi que par des formes sans importance absolue devant Dieu.

Jean-Jacques fut le point d'arrêt de mes travaux d'esprit. A partir de cette lecture enivrante, je m'abandonnai aux poètes et aux moralistes éloquents, sans plus de souci de la philosophie transcendante. Je ne lus pas Voltaire. Ma grand'mère m'avait fait promettre de ne le lire qu'à l'âge de trente ans. Je lui ai tenu parole. Comme il était pour elle ce que Jean-Jacques a été si longtemps pour moi, l'apogée de son admiration, elle pensait que je devais être dans toute la force de ma raison pour en goûter les conclusions. Quand je l'ai lu, je l'ai beaucoup goûté, en effet, mais sans en être modifiée en quoi que ce soit. Il y a des natures qui ne s'emparent jamais de certaines autres natures, quelque supérieures qu'elles soient. Et. cela ne tient pas, comme on pourrait se l'imaginer, à des antipathies de caractère, pas plus que l'influence entraînante de certains génies ne tient à des similitudes d'organisation chez ceux qui la subissent. Je n'aime pas le caractère privé de Jean-Jacques Rousseau; je ne pardonne à son injustice, à son ingratitude, à son amour-propre malade et à mille autres choses bizarres, que par la compassion que ses douleurs me causent. Ma grand'mère n'aimait pas les rancunes et les cruautés d'esprit de Voltaire et faisait fort bien la part des égarements de sa dignité personnelle.

D'ailleurs, je ne tiens pas trop à voir les hommes à travers leurs livres, les hommes du passé surtout. Dans ma jeunesse, je les cherchais encore moins sous l'arche sainte de leurs écrits. J'avais un grand enthousiasme pour Chateaubriand, le seul vivant de mes maîtres d'alors. Je ne désirais pas du tout le voir et ne l'ai vu dans la suite qu'à regret. (Hist. de ma vie, III, 313-314.)

 

COMMENT S'ECRIT UN ROMAN - 1832, George Sand quitte, à Paris, le quai Saint-Michel pour le quai Malaquais, vont paraître ses premiers romans de George Sand, écrits pour la plupart dans les conditions les plus singulières...

"Je vécus à Paris tout à fait cachée pendant quelque temps. J'avais un roman à faire, et comme je mourais de chaud dans ma mansarde du quai Malaquais, je trouvai moyen de m'installer dans un atelier de travail assez singulier. L'appartement du rez-de-chaussée était en réparation, et les réparations se trouvaient suspendues, je ne sais plus pour quel motif. Les vastes pièces de ce beau local étaient encombrées de pierres et de bois de travail; les portes donnant sur le jardin avaient été enlevées, et le jardin lui-même fermé, désert et abandonné, attendait une métamorphose. J'eus donc là une solitude complète, de l'ombrage, de l'air et de la fraîcheur. Je fis de l'établi d'un menuisier un bureau bien suffisant pour mon petit attirail, et j'y passai les journées les plus tranquilles que j'aie peut-être jamais pu saisir, car personne au monde ne me savait là, que le portier, qui m'avait confié la clef, et ma femme de chambre, qui m'y apportait mes lettres et mon déjeuner. Je ne sortais de ma tanière que pour aller voir mes enfants à leurs pensions respectives.

Je pense que tout le monde est, comme moi, friand de ces rares et courts instants où les choses extérieures daignent s'arranger de manière à nous laisser un calme absolu relativement à elles. Le moindre coin nous devient alors une prison volontaire, et, quel qu'il soit, il se pare à nos yeux de ce je ne sais quoi de délicieux qui est comme le sentiment de la conquête et de la possession du temps, du silence et de nous-mêmes. Tout m'appartenait dans ces murs vides et dévastés, qui bientôt allaient se couvrir de dorures et de soie, mais dont jamais personne ne devait jouir à ma manière. Du moins je me disais que les futurs occupants n'y retrouveraient peut-être jamais une heure de loisir assuré et de la rêverie complète que j'y goûtais chaque jour du matin à la nuit. Tout était mien en ce lieu, les tas de planches qui me servaient de sièges et de lits de repos, les araignées diligentes qui établissaient leurs grandes toiles avec tant de science et de prévision d'une corniche à l'autre; les souris mystérieusement occupées à je ne sais quelles recherches actives et minutieuses dans les copeaux; les merles du jardin qui, venus insolemment sur le seuil, me regardaient, immobiles et méfiants tout à coup, et terminaient leur chant insoucieux et moqueur sur une modulation bizarre, écourtée par la crainte. J'y descendais quelquefois le soir, non plus pour écrire, mais pour respirer et songer sur les marches du perron. Le chardon et le bouillon blanc avaient poussé dans les pierres disjointes; les moineaux, réveillés par ma présence, frôlaient le feuillage des buissons dans un silence agité, et les bruits des voitures, les cris du dehors arrivant jusqu'à moi, me faisaient sentir davantage le prix de ma liberté et la douceur de mon repos. Quand mon roman fut fini, je rouvris ma porte à mon petit groupe d'amis." (Hist. de ma vie, IV, 354-355.)

 

INDIANA (1832)

Blessée dans son orgueil et dans sa sensibilité de femme par un mariage mal assorti dont elle venait de se libérer, George Sand donne dans Indiana sa première confession romancée.

Dans le vieux château de Lagny vit le vieux Colonel Delmare qui a épousé la jeune Indiana, originaire de l`île Bourbon (la Réunion). Avec eux vit le baronnet anglais sir Ralph Brown, cousin d'Indiana en compagnie de laquelle il a passé toute son enfance. Sous des apparences froides. Ralph aime passionnément la jeune femme. Le hasard fait connaître aux Delmare un jeune freluquet, Raymon de Ramière, qui ne tarde pas à devenir l'amant d'lndiana. Des difficultés financières forcent le colonel à abandonner la France pour l`île Bourbon. Indiana va se réfugier auprès de son amant, lequel la repousse. Ralph la sauve du suicide. Elle consent enfin à suivre son mari et son cousin dans cette île lointaine où elle se consumera de nostalgie. Lorsqu`elle reçoit une lettre de son amant qui lui annonce qu`il vient de perdre sa mère et qu'il est accablé par cette mort, Indiana renaît à l'espoir. Elle quitte son mari et vient rejoindre Raymon qu'elle rencontre après de nombreuses péripéties. Raymon l`accueille froidement et lui annonce qu'il est marié. Désespérée. Indiana se laisse ramener par son cousin dans l`île Bourbon où son mari est mort pendant son absence, mais sans qu'il se soit aperçu de cette fugue. Tourmentée et déçue, elle pense trouver le repos dans la mort. Elle se précipite dans les remous tourbillonnants d`une chute d'eau. L`énigmatique Ralph la suit dans son tragique destin. 

 

XXX - "Ce fut l’an passé, par un soir de l’éternel été qui règne dans ces régions , que deux passagers de la goëlette la Nahandove s’enfoncèrent dans les montagnes de l’île Bourbon, trois jours après le débarquement. Ces deux personnes avaient donné ce temps au repos, précaution en apparence fort étrangère au dessein qui les amenait dans la contrée. Mais elles n’en jugèrent pas ainsi apparemment; car, après avoir pris le Jaham ensemble sous la varangue, elles s’habillèrent avec un soin particulier, comme si elles avaient eu le projet d’aller passer la soirée à la ville , et , prenant le sentier de la montagne , elles arrivèrent après une heure de marche au ravin de Bernica.

Le hasard voulut que ce fût une des plus belles soirées que la lune eût éclairées sous les tropiques. Cet astre, à peine sorti des flots noirâtres, commençait à répandre sur la mer une longue traînée de vif-argent; mais ses lueurs ne pénétraient point dans la gorge, et les marges du lac ne répétaient que le reflet tremblant de quelques étoiles. Les citronniers répandus sur le versant de la montagne supérieure ne se couvraient même pas de ces pâles diamants que la lune sème sur leurs feuilles cassantes et polies. Les ébéniers et les tamarins murmuraient dans l’ombre ; seulement quelques gigantesques palmiers élevaient à cent pieds du sol leurs tiges menues, et les bouquets de palmes placés à leur cime s’argentaient seuls d’un éclat verdâtre.

Les oiseaux de mer se taisaient dans les crevasses du rocher, et quelques pigeons bleus , cachés derrière les corniches de la montagne , faisaient seuls entendre au loin leur voix triste et passionnée. De beaux scarabées, vivantes pierreries, bruissaient faiblement dans les caféiers, ou rasaient, en bourdonnant, la surface du lac, et le bruit uniforme de la cascade semblait échanger des paroles mystérieuses avec les échos de ses rives.

Les deux promeneurs solitaires parvinrent, en tournant le long d’un sentier escarpé, au haut de la gorge , à l’endroit où le torrent s’élance en colonne de vapeur blanche et légère au fond du précipice. Ils se trouvèrent alors sur une petite plate-forme parfaitement convenable à l’exécution de leur projet. Quelques lianes suspendues à des tiges de raphia formaient en cet endroit un berceau naturel qui se penchait sur la cascade. Sir Ralph , avec un admirable sang-froid , coupa quelques rameaux qui eussent pu gêner leur élan, puis il prit la main de sa cousine et la fit asseoir sur une roche moussue d’où le délicieux aspect de ce lieu se déployait au jour dans toute sa grâce énergique et sauvage. Mais en cet instant l’obscurité de la nuit et la vapeur condensée de la cascade enveloppaient les objets et faisaient paraître incommensurable et terrible la profondeur du gouffre.

« Je vous fais observer, ma chère Indiana, lui dit-il, qu’il est nécessaire d’apporter un très-grand sang-froid au succès de notre entreprise. Si vous vous élanciez précipitamment du côté que l’épaisseur des ténèbres vous fait paraître vide, vous vous briseriez infailliblement sur les rochers , et vous n’y trouveriez qu’une mort lente et cruelle ; mais en ayant soin de vous jeter dans cette ligne blanche que décrit la chute d’eau, vous arriverez dans le lac avec elle, et la cascade elle-même prendra soin de vous y plonger. Au reste, si vous voulez attendre encore une heure, la lune sera assez haut dans le ciel pour nous prêter sa lumière.

— J’y consens d’autant plus, répondit Indiana, que nous devons consacrer ces derniers instants à des pensées religieuses.

— Vous avez raison, mon amie, reprit Ralph. Je pense que cette heure suprême est celle du recueillement et de la prière. Je ne dis pas que nous devions nous réconcilier avec l’Éternel, ce serait oublier la distance qui nous sépare de sa puissance sublime; mais nous devons, je pense, nous réconcilier avec les hommes qui nous ont fait souffrir, et confier à la brise qui souffle vers le nord-est des paroles de miséricorde pour les êtres dont trois mille lieues nous séparent. »

Indiana reçut cette offre sans surprise , sans émotion. Depuis plusieurs mois, l’exaltation de ses pensées avait grandi en proportion du changement opéré dans Ralph. Elle ne l’écoutait plus comme un conseiller flegmatique; elle le suivait en silence comme un bon génie chargé de l’enlever à la terre et de la délivrer de ses tourments.

« J’y consens, dit-elle; je sens avec joie que je puis pardonner sans effort ; que je n’ai dans le coeur ni haine, ni regret, ni amour, ni ressentiment; à peine si, à l’heure où je touche , je me souviens des chagrins de ma triste vie et de l'ingratitude des êtres qui m’ont environnée. Grand Dieu ! tu vois le fond de mon cœur; tu sais qu’il est pur et calme , et que toutes mes pensées d’amour et d’espoir sont tournées vers toi. »

Alors Ralph s’assit aux pieds d’Indiana, et se mit à prier d’une voix forte qui dominait le bruit de la cascade. C’était la première fois peut-être, depuis qu’il était né, que sa pensée tout entière venait se placer sur ses lèvres. L’heure de mourir était sonnée; cette âme n’avait plus ni entraves, ni mystères; elle n’appartenait plus qu’à Dieu ; les fers de la société ne pesaient plus sur elle. Ses ardeurs n’étaient plus des crimes, son élan était libre vers le ciel qui l’attendait ; le voile qui cachait tant de vertus, de grandeur et de puissance, tomba tout à fait, et l’esprit de cet homme s’éleva du premier bond au niveau de son cœur. Ainsi qu’une flamme ardente brille au milieu des tourbillons de la fumée et les dissipe, le feu sacré qui dormait ignoré au fond de ses entrailles fit jaillir sa vive lumière. La première fois que cette conscience rigide se trouva délivrée de ses craintes et de ses liens, la parole vint d’elle-même au secours de la pensée , et l’homme médiocre qui n’avait dit dans toute sa vie que des choses communes, devint à sa dernière heure éloquent et persuasif comme jamais ne l’avait été Raymon. N’attendez pas que je vous répète les étranges discours qu’il confia aux échos de la solitude ; lui-même, s’il était ici, ne pourrait nous les redire. Il est des instants d’exaltation et d’extase où nos pensées s’épurent, se subtilisent, s’éthèrent en quelque sorte. Ces rares instants nous élèvent si haut, nous emportent si loin de nous-mêmes, qu’en retombant sur la terre nous perdons la conscience et le souvenir de cette ivresse intellectuelle. Qui peut comprendre les mystérieuses visions de l’anachorète? Qui peut raconter les rêves du poète avant qu’il se soit refroidi à nous les écrire? Qui peut nous dire les merveilles qui se révèlent à l’âme du juste à l’heure où le ciel s’en- tr’ouvre pour le recevoir? Ralph, cet homme si vulgaire en apparence, homme d’exception pourtant, car il croyait fermement à Dieu et consultait jour par jour le livre de sa conscience , Ralph réglait en ce moment ses comptes avec l’éternité. C’était le moment d’être lui, de mettre à nu tout son être moral, de se dépouiller, devant le Juge, du déguisement que les hommes lui avaient imposé. En jetant le cilice que la douleur avait attaché à ses os, il se leva sublime et radieux comme s’il fût déjà entré au séjour des récompenses divines.

En l’écoutant, Indiana ne songea point à s’étonner; elle ne se demanda pas si c’était Ralph qui parlait ainsi. Le Ralph qu’elle avait connu n’existait plus, et celui qu’elle écoutait maintenant lui semblait un ami qu’elle avait vu jadis dans ses rêves et qui se réalisait enfin pour elle sur les bords de la tombe. Elle sentit son âme pure s’élever du même vol. Une ardente sympathie religieuse l’initiait aux mêmes émotions; des larmes d’enthousiasme coulèrent de ses yeux sur les cheveux de Ralph.

Alors la lune se trouva au-dessus de la cime du grand palmiste, et son rayon, pénétrant l’interstice des lianes, enveloppa Indiana d’un éclat pâle et humide qui la faisait ressembler, avec sa robe blanche et ses longs cheveux tressés sur ses épaules, à l’ombre de quelque vierge égarée dans le désert.

Sir Ralph s’agenouilla devant elle et lui dit :

« Maintenant, Indiana, il faut que tu me pardonnes tout le mal que je t’ai fait, afin que je puisse me le pardonner à moi-même.

— Hélas î répondit-elle, qu’ai-je donc à te pardonner, pauvre Ralph? Ne dois-je pas, au contraire, te bénir à mon dernier jour, comme tu m’as forcée de le faire dans tous les jours de malheur qui ont marqué ma vie ?

— Je ne sais jusqu’à quel point j’ai été coupable, reprit Ralph ; mais il est impossible que, dans une si longue et si terrible lutte avec mon destin, je ne l’aie pas été bien des fois à l’insu de moi-même.

— De quelle lutte parlez-vous? demanda Indiana.

— C’est là, répondit-il, ce que je dois vous expliquer avant de mourir; c’est le secret de ma vie. Vous me l’avez demandé sur le navire qui nous ramenait, et j’ai promis de vous le révéler au bord du lac Bernica, la dernière fois que la lune se lèverait sur nous.

— Le moment est venu, dit-elle, je vous écoute.

— Prenez donc patience ; car j’ai toute une longue histoire à vous raconter, Indiana, et cette histoire est la mienne.

— Je croyais la connaître, moi qui ne vous ai presque jamais quitté.

— Vous ne la connaissez point; vous n’en connaissez pas un jour, pas une heure , dit Ralph avec tristesse. Quand donc aurais-je pu vous la dire ? Le ciel a voulu que le seul instant propre à cette confidence fût le dernier de votre vie et de la mienne. Mais autant elle eût été naguère folle et criminelle, autant elle est innocente et légitime aujourd’hui. C’est une satisfaction personnelle que nul n’a le droit de me reprocher à l’heure où nous sommes , et que vous m’accorderez pour compléter la tâche de patience et de douceur que vous avez accomplie envers moi. Supportez donc jusqu’au bout le poids de mon infortune ; et si mes paroles vous fatiguent et vous irritent, écoutez le bruit de la cataracte qui chante sur moi l’hymne des morts.

J’étais né pour aimer; aucun de vous n’a voulu le croire, et cette méprise a décidé de mon caractère. Il est vrai que la nature, en me donnant une âme chaleureuse, avait fait un singulier contre-sens ; elle avait mis sur mon visage un masque de pierre et sur ma langue un poids insurmontable ; elle m’avait refusé ce qu’elle accorde aux êtres les plus grossiers, le pouvoir d’exprimer mes sentiments par le regard ou par la parole. Cela me fit égoïste. On jugea de l’être moral par l’enveloppe extérieure, et, comme un fruit stérile, il fallut me dessécher sous la rude écorce que je ne pouvais dépouiller. A peine né, je fus repoussé du cœur dont j’avais le plus besoin...."

 

(1832-1836), Georges Sand subit l'influence du romantisme et compose des romans lyriques et personnels (Rose et Blanche, Indiana, Valentine, Lélia, Jacques, Mauprat), dans lesquels elle glorifie la passion et montre - à propos de l'amour qu'elle met au-dessus des conventions et des lois - l'antagonisme de l'individu et de la société.

 

Dès 1832 paraissaient les premiers romans de George Sand. Ils furent écrits pour la plupart dans les conditions les plus singulières. On en jugera par l'épisode suivant....

"Je vécus à Paris tout à fait cachée pendant quel- que temps. J'avais un roman à faire, et comme je mourais de chaud dans ma mansarde du quai Manquais, je trouvai moyen de réinstaller dans un atelier de travail assez singulier. L'appartement du rez-de-chaussée était en réparation, et les réparations se trouvaient suspendues, je ne sais plus pour quel motif. Les vastes pièces de ce beau local étaient encombrées de pierres et de bois de travail; les portes donnant sur le jardin avaient été enlevées, et le jardin lui-même fermé, désert et abandonné, attendait une métamorphose. J'eus donc là une solitude complète, de l'ombrage, de l'air et de la fraîcheur. Je fis de l'établi d'un menuisier un bureau bien suffisant pour mon petit attirail, et j'y passai les journées les plus tranquilles que j'aie peut-être jamais pu saisir, car personne au monde ne me savait là, que le portier, qui m'avait confié la clef, et ma femme de chambre, qui m'y apportait mes lettres et mon déjeuner. Je ne sortais de ma tanière que pour aller voir mes enfants à leurs pensions respectives.

Je pense que tout le monde est, comme moi, friand de ces rares et courts instants où les choses extérieures daignent s'arranger de manière à nous laisser un calme absolu relativement à elles. Le moindre coin nous devient alors une prison volontaire, et, quel qu'il soit, il se pare à nos yeux de ce je ne sais quoi de délicieux qui est comme le sentiment de la conquête et de la possession du temps, du silence et de nous-mêmes. Tout m'appartenait dans ces murs vides et dévastés, qui bientôt allaient se couvrir de dorures et de soie, mais dont jamais personne ne devait jouir à ma manière. Du moins je me disais que les futurs occupants n'y retrouveraient peut-être jamais une heure de loisir assuré et de la rêverie complète que j'y goûtais chaque jour du matin à la nuit. Tout était mien en ce lieu, les tas de planches qui me servaient de sièges et de lits de repos, les araignées diligentes qui établissaient leurs grandes toiles avec tant de science et de prévision d'une corniche à l'autre; les souris mystérieusement occupées à je ne sais quelles recherches actives et minutieuses dans les copeaux; les merles du jardin qui, venus insolemment sur le seuil, me regardaient, immobiles et méfiants tout à coup, et terminaient leur chant insoucieux et moqueur sur une modulation bizarre, écourtée par la crainte. J'y descendais quelquefois le soir, non plus pour écrire, mais pour respirer et songer sur les marches du perron. Le chardon et le bouillon blanc avaient poussé dans les pierres disjointes; les moineaux, réveillés par ma présence, frôlaient le feuillage des buissons dans un silence agité, et les bruits des voitures, les cris du dehors arrivant jus- qu'à moi, me faisaient sentir davantage le prix de ma liberté et la douceur de mon repos. Quand mon roman fut fini, je rouvris ma porte à mon petit groupe d'amis." (Hist. de ma vie, IV, 354-355.)

 

Nous ne pouvons malheureusement suivre dès lors la carrière de George Sand à travers ses souvenirs. L'Histoire de sa vie s'arrête sur le seuil de sa vie nouvelle, de sa vie d'auteur. George Sand doit dès lors être suivie dans ses livres et dans sa correspondance...

 

LELIA (1833) 

Publié en 1833 et complètement remanié en 1839, ce roman, qui appartient à la fameuse première période dite romantique de l'activité littéraire de George Sand et dans lequel, selon son propre aveu, elle a fait passer un peu de son âme, consacra sa réputation d'écrivain, en dépit des très violentes critiques auxquelles il donna prise. Dans la première version, Lélia meurt tuée par Magnus, sans avoir réussi à trouver un équilibre; dans la seconde, au contraire, on perçoit l`influence pacificatrice de quelques amis de l`écrivain. Lélia eut une grande répercussion sur les esprits, tant en France que dans l'Europe tout entière.  

Lélia d`Almovar est une âme inquiète qui souffre d`un double mal : l`inaction contraire à sa nature, et l'analyse psychologique qui énerve son esprit. Elle est aimée du jeune poète Stenio, et répond à ses sentiments ; mais ayant beaucoup souffert dans sa prime jeunesse à cause d'un amour malheureux, elle refuse de lui céder. Entre Lélia et Stenio s`engage une sourde lutte, encore compliquée par la jalousie du poète pour un mystérieux personnage, Trenmor. Ce dernier est un homme au passé fort aventureux, qui a réussi à trouver dans l`expiation de ses fautes la sérénité de l`âme. Il est l`ami et le confident de Lélia, qui en a fait son directeur spirituel.

De ténébreuses amours se nouent autour de l'héroïne. Un charme profond émane de Lélia ; l'ermite Magnus lui-même n'y est pas insensible, tout en la considérant comme une démoniaque tentatrice. Pour trouver la paix, Lélia se retire dans un couvent, dont elle devient rapidement l`abbesse; elle parvient à inculquer à son monastère un esprit vraiment

chrétien. Stenio, qui n`a pas cessé de l'aimer et de la rechercher, la retrouve, réussit à avoir avec elle une conversation. Comprenant seulement alors la véritable nature des sentiments que lui portait Lélia, et la voyant perdue pour lui, Stenio se tue. Magnus, ayant retrouvé le corps de Stenio, est de plus en plus obsédé par l'idée que Lélia est une créature démoniaque. ll suscite contre elle la haine et l'anathème du monde laïque. Lélia est condamnée à être enfermée dans une chartreuse où elle passera la fin de ses jours. Quand elle meurt, son vieil ami Trenmor l`ensevelit sur la rive du lac face à la tombe de Stenio. 

 

"Une nuit a suffit à Sténio pour explorer et se rendre familiers les alentours du monastère, le sentier escarpé qui communique de la terrasse au sommet de la montagne, sentier périlleux qu’un amant passionné ou un froid libertin peut seul franchir sans trembler, et l’autre sentier, non moins dangereux , qui du cimetière s’enfonce dans les sables mobiles du ravin. Déjà Sténio a corrompu une des tourières, et déjà la jeune Claudia sait que, la nuit suivante , Sténio l’attendra sous les cyprès du cimetière.

La petite princesse n’a jamais compris le sens moral et sérieux de ces coutumes dévotes dont elle se montre depuis quelque temps rigide observatrice. Blessée de la froide raison de Sténio, elle s’est jetée d’elle-même au couvent, et se plaît à publier sa résolution d’y prendre le voile. Peut-être, au fond de son âme exaltée, ce désir a-t-il quelque chose de sincère; mais il est bien loin d’y être contemplé par elle-même avec le même courage que la jeune fille en met à le proclamer. Il y a dans ces âmes tendres et faibles deux consciences : l’une qui appelle les résolutions fortes, l’autre qui les repousse et qui, après les avoir accueillies en tremblant, espère que la destinée viendra en détourner l’accomplissement. Un peu de vanité satisfaite par les regrets et les prières adulatrices de son entourage , beaucoup de dépit contre Sténio, et le désir, après avoir eu à rougir de sa faiblesse, de faire croire à sa force, tels étaient les éléments de sa vocation. Mais cette fierté n’était pas bien robuste : l'exaltation religieuse était, chez elle comme chez Sténio, une poésie plutôt qu’un sentiment, et son frère, élevé par des jésuites , savait fort bien que le plus sûr moyen de mettre fin à ce caprice , c'était de ne pas le contrarier.

Le billet de Sténio surprit Claudia dans un premier jour d’ennui. Déjà le parti pris par la fille de Bambucci, de se consacrer à Dieu , avait produit tout son effet et jeté tout son éclat. On n’en parlait presque plus dans la ville, et par conséquent à la grille du parloir. Les religieuses semblaient compter sur la réalisation de ce projet. Le confesseur, bien averti par le prince, y poussait sa pénitente avec une ardeur qui commençait à l’épouvanter. L’audace de Sténio excita donc plus de joie que de colère , et l’on refusa le rendez-vous , certaine que Sténio ne s’y rendrait pas moins... et quand l’heure fut venue, on résolut d’y aller pour l’accabler de mépris et humilier son insolence. Le cœur était palpitant , la joue brûlante, la marche incertaine et pourtant rapide... La nuit était sombre.

Le cimetière des Camaldules était d’une grande beauté. Des cyprès et des ifs monstrueux dont la main de l’homme n’avait jamais tenté de diriger la croissance couvraient, les tombes d’un rideau si sombre qu’on y distinguait à peine, en plein jour, le marbre des figures couchées sur les cercueils, de la pâleur des vierges agenouillées parmi les sépultures. Un silence terrible planait sur cet asile des morts. Le vent ne pouvait pénétrer l'épaisseur mystérieuse des arbres ; la lune n’y dardait pas un seul rayon ; la lumière et la vie semblaient s’être arrêtées aux portes de ce sanctuaire, et, si l’on essayait de le traverser, c’était pour rentrer dans le cloître ou pour s'arrêter au bord d’un ravin plus silencieux et plus désolé encore...."

 

1833, Alfred de Musset entre dans la vie de George Sand, le temps d'une année, une relation intense, fortement romancée et  conflictuelle ("Elle et lui", 1859) qui inspire à l'écrivaine les trois premières "Lettres d'un voyageur" et au poète "La Confession d'un enfant du siècle". Le voyage en Italie, par Gênes, Pise, Livourne et Florence, marque le summun de cette passion mais aussi son déclin, Musset, à Venise, tombe gravement malade et est soigné par le docteur Pagello, qui devient l'amant de cette femme passionnée, et qui en fera un récit quelque peu déformé. Mais elle y puisa bien des éléments pour ses romans à venir ...

1834 - Eugène Delacroix (1798-1863) fut une des grands admirations de George Sand, qu'il rencontre en 1834, et il devint plus tard un des familiers de Nohant. On a dû, à regret, abréger ici les longues pages que notre auteur lui consacre. En revanche, on a reproduit plus loin une conversation où l'on croit l'entendre parler lui-même...

« George Sand habillée en homme », le 25 novembre 1834 par Eugène Delacroix. La romancière vient de se couper les cheveux après sa rupture avec le poète Alfred de Musset. Le tableau est commandé par François Buloz, le rédacteur en chef de La Revue des deux mondes (Musée national Eugène-Delacroix).

 

Du même âge que George Sand (1804-1869), Sainte-Beuve fut longtemps son confident littéraire et quelque peu son confesseur. Déjà rompu à ia critique lorsque George Sand débuta, il contribua beaucoup à la former. Celle-ci lui devait donc de toute façon, et peut-être plus qu'elle ne croyait encore....

""Je regarde comme un devoir de le compter parmi mes éducateurs et bienfaiteurs intellectuels. Sa manière littéraire ne m'a pourtant pas servi de type, et dans des moments où ma pensée éprouvait le besoin d'une expression hardie, sa forme délicate et adroite m'a paru plus propre à m'empêtrer qu'à me dégager. Mais quand les heures de fièvre sont passées, on revient à cette forme un "vanlotée", comme on revient à Vanloo lui-même, pour en reconnaître la vraie force et la vraie beauté à travers le caprice de l'individualité et le cachet de l'école; sous ces mièvreries souriantes de la recherche, il y a, quand même, le génie du maître. Comme poète et comme critique , Sainte-Beuve est un maître aussi. Sa pensée est souvent complexe, ce qui la rend un peu obscure au premier abord; mais les choses qui ont une conscience réelle valent qu'on les relise, et la clarté est vive au fond de cette apparence obscurité. Le défaut de cet écrivain est un excès de qualités. Il sait tant, il comprend si bien, il voit et devine tant de choses, son goût est si abondant et son objet le saisit par tant de côtés à la fois, que la langue doit lui paraître insuffisante et le cadre toujours trop étroit pour le tableau.

A mes yeux, il était dominé par une contradiction nuisible, je ne dirai pas à son talent, il a bien prouvé que son talent n'en a pas souffert, mais à son propre bonheur. Il enseignait la sagesse avec une éloquence convaincante, et il portait cependant en lui le trouble des âmes généreuses inassouvies.

Il me semblait alors qu'il voulait résoudre le problème de la raison en le compliquant. Il voyait le bonheur dans l'absence d'illusions et d'entraînement; et puis, tout aussitôt, il voyait l'ennui, le dégoût et le spleen dans l'exercice de la logique pure. Il éprouvait le besoin des grandes émotions; il convenait que s'y soustraire par crainte du désenchantement est un métier de dupe, puisque les petites émotions inévitables nous tuent en détail; mais il voulait gouverner et raisonner les passions en les subissant. Il voulait qu'on pardonnât aux illusions de ne pouvoir pas être complètes, oubliant, ce me semble, que si elles ne sont pas complètes, elles ne sont pas du tout, et que les amis, les amants, les philosophes qui voient quelque chose à pardonner à leur idéal ne sont déjà plus en possession de la foi, mais qu'ils sont tout simplement dans l'exercice de la vertu et de la sagesse.

En résumé, trop de cœur pour son esprit et trop d'esprit pour son cœur, voilà comment je m'expliquai cette nature éminente,.."

 

LETTRES D'UN VOYAGEUR (1837)

Douze lettres écrites de George Sand, datées de 1834 à 1836; l'occasion, un périple de trois ans à travers l’Italie, la France et la Suisse. de «Venise la rouge», avec son petit peuple, à la vallée de Chamonix, en passant par le château de Valençay, l’évocation pittoresque des lieux s’entremêle à des réflexions de tout ordre et surtout "au travers de mes impressions personnelles".... Ainsi Venise (1834), musical ..  

"Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je voulais aller voir lever la lune sur l'Adriatique; jamais je ne pus décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu'ils prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait l'eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au diable pour m'avoir envoyé cet asthmatique qui rend l'âme à chaque coup de rame, et qui est plus babillard qu'une grive quand il est ivre. J'étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en face de la Sainte, une barque qui descendait doucement vers le Grand-Canal en répandant derrière elle, comme un parfum les sons d'une sérénade délicieuse.

— Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo ; tu auras au moins, j'espère, la force de suivre cette barque.

Une autre barque, qui flânait par-là, imita mon exemple, puis une seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant : Musica! musical! d'un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans le désert. En dix minutes, une flottille s'était formée autour des dilettanti ; toutes les rames taisaient silence, et les barques se laissaient couler au gré de l'eau. L'harmonie glissait mollement avec la brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa respiration de peur d'interrompre les plaintes de son amour. Le violon se mit à pleurer d'une voix si triste et avec un frémissement telle- ment sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j'enfonçai ma casquette jusqu'à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois gammes de sons harmoniques qui semblaient descendre du ciel et promettre aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et, s'approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive; la harpe fit vibrer généreusement ses grosses cordes, comme les palpitations d'un cœur embrasé, et les sons des quatre instruments s'étreignirent comme des âmes bienheureuses qui s'embrassent avant de partir ensemble pour les cieux. Je recueillis leurs accents, et mon imagination les entendit encore après qu'ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses ailes.

Il y eut quelques instants de silence que personne n'osa rompre. La barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût voulu nous échapper; mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit une troupe de pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions de nos proues à grandes scies d'acier, qui brillaient au clair de la lune comme les dents embrasées des dragons de l'Arioste. La fugitive se délivra à la manière d'Orphée : quelques accords de la harpe firent tout rentrer dans l'ordre et le silence. Au son des légers arpèges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait la symphonie, et suivirent l'adagio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n'était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d'œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gondoles silencieuses qui glissait doucement sur le large et magnifique canal de Venise. Au son des plus suaves motifs d'Oberon et de Guillaume Tell, chaque ondulation de l'eau, chaque léger bondissement des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l'air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d'amis et d'amants qu'ils conduisaient. La lune s'élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits; elle aussi avait l'air d'écouter et d'aimer cette musique. Une des rives du palais du canal, plongée encore dans l'obscurité, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l'enfer. L'autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d'argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n'éclairait pas d'autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d'immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par centaines dans le ciel semblaient des volées d'esprits mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et condamnée comme elle à dormir cent ans et plus. Nous voguâmes ainsi près d'une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l'allégro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amoroso à l'andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d'une espèce de grognement de béatitude. L'orchestre s'arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me penchai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C'était un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d'une longue pipe turque, qu'il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phtisique au dernier degré. Il avait l'air de s'ennuyer beaucoup; mais il avait payé une sérénade dont j'avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde." (Lettres d'un Voyageur, 64-67.)

 

CONSUELO (1842-1843)

Ce roman se déroule au XVIIIe siècle, et, dans sa première partie, à Venise. Consuelo est une petite bohémienne douée d'une voix splendide, qui est engagée comme cantatrice au Théâtre de l`Opéra de Venise, en même temps qu`Anzoleto, jeune pêcheur vénitien, son fiancé. Mais le jeune homme est jaloux des succès de Consuelo, et la jeune fille, déçue par la vie du théâtre, blessée dans ses sentiments les plus purs, quitte Venise à l'apogée de son succès, pour se retirer en Bohême où son maître, Porpora, lui a trouvé une place de professeur de chant dans le château du comte Albert de Rudolstadt. Consuelo est égarée dans une atmosphère de cauchemar à cause du jeune comte Albert qui, par moments, se figurant être la réincarnation d'un de ses ancêtres, quitte le château pour plusieurs jours en proie au délire. Au cours d'une de ses absences, Consuelo le recherche et le trouve, à demi fou, dans une grotte de la montagne avoisinante. En voyant la jeune fille, le jeune homme recouvre ses esprits, lui avoue son amour et lui demande de l'épouser. Mais Consuelo n'a pas la force d'accepter ce mariage; elle quitte le château, se rend à Vienne, où elle est engagée par le Théâtre impérial. Elle est néanmoins rappelée au château de Rudolstadt pour recevoir le dernier soupir d'Albert qui veut l'épouser avant de mourir. Consuelo reprend sa vie vagabonde sans rien demander pour elle-même. 

Pour le personnage de Consuelo, G. Sand a pris comme modèle son amie, la célèbre cantatrice Pauline Viardot, et l'on retrouve ici une certaine influence des rapports de l'écrivain avec Chopin.  Cet ouvrage eut une deuxième partie, "La Comtesse de Rudolstadt", publié en 1843, le ton romanesque devient plus mélodramatique et les intentions philosophiques et humanitaires inspirées par les théories de Leroux alourdissent le récit.

 

"... L'administration (de Venise), voyant que cela était inévitable, avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à Venise. De ce nombre étaii; la petite Consuelo, née en Espagne, et arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico ou Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe à l'usage des seuls bohémiens.

Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de dire; car de race, elle n'était ni Gitana, ni Hindoue, non plus qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races vagabondes. Ce n'est point que de ces races-là je veuille médire. Si j'avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je ne l'eusse fait sortir d'Israël, ou de plus loin encore; mais elle était formée de la côte d'Ismaël, tout le révélait dans son organisation. Je ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a affirmé, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette pétulance fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue les zingarelle. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la mendicité tenace d'une ebbrea indigente. Elle était aussi calme que l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles légères qui en sillonnent incessamment la face.

Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable, elle portait toujours ses robes trop courtes d'une année; ce qui donnait à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public, une sorte de grâce sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il était mal chaussé. En revanche, sa taille, prise dans des corps devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune séduction. La pauvre fille n'y songeait guère, habituée qu'elle était à s'entendre traiter de guenon, de cédrat, et de moricaude, par les blondes, blanches et replètes filles de l'Adriatique. Son visage tout rond, blême et insignifiant, n'eût frappé personne, si ses cheveux courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L'être qui les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La beauté s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle, La laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes : l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale par une habitude de rage et d'envie : ceci est la vraie, la seule laideur; l'autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le cœur tout en choquant les yeux : c'était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui s'intéressaient à elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette familiarité qu'on n'a pas pour la beauté : "Eh bien, toi, tu as la mine d'une bonne créature. "

Et Consuelo était fort contente, bien qu'elle n'ignorât peint que cela voulait dire : Tu n'as rien de plus. Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une après l'autre jusqu'à la dernière des scolari. Il les regarda toutes avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de lui, il lui donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre, en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est l'expression ni de la fierté ni de la pudeur...."

 

ISIDORA (1845)

ou Journal d'un solitaire à Paris

Mais où est la place de l'amour dans notre société, et plus encore de la femme, dans notre siècle surtout? Un singulier roman de George Sand .... Des amis tentent de reconstituer les notes et le journal d'un certain Jacques Laurent, jeune homme pauvre qui a quitté sa campagne pour Paris et le Savoir : "A Paris, me disais-je, je serai à la source de toutes les connaissances ; au lieu d'aller emprunter péniblement un pauvre ouvrage à un ami érudit par hasard , ou à quelque bibliothèque de province , ouvrage qu'il faut rendre jour en avoir un autre, et qu'il faut copier aux trois quarts si l'on veut ensuite se reporter au texte, j'aurai le puits de la science toujours ouvert; que dis-je, le fleuve de la connaissance toujours coulant à pleins bords et à flots pressés autour de moi ! Ici je suis comme l'alouette qui , au temps de la sécheresse, cherche une goutte de rosée sur la feuille du buisson , et ne l'y trouve point. Là-bas, je serai comme l'alcyon voguant en pleine mer. Et puis, chez nous, on ne pense pas, on ne cherche pas, on ne vit point par l'esprit. On est trop heureux quand on a seulement le nécessaire à la campagne! On s'endort dans un tranquille bien-être, on jouit de la nature par tous les pores ; on ne songe pas au malheur d'autrui. Le paysan lui-même, le pauvre qui travaille aux champs, au grand air, ne s'inquiète pas de la misère et du désespoir qui ronge la population laborieuse des villes. Il n'y croit pas; il calcule le salaire, il voit qu'en fait c'est lui qui gagne le moins, et il ne tient pas compte du dénuement de celui qui est forcé de dépenser davantage pour sa consommation." Une question l'obsède, au point d'en concevoir un projet d'ouvrage, résoudre le mystère de la femme : "La femme est- elle ou n'est -elle pas l'égale de l'homme dans les desseins, dans la pensée de Dieu?", ou, en ne faisant aucune référence à Dieu, "l'espèce humaine est-elle composée de deux êtres différents, l'homme et la femme?". L'un des premiers cahiers débute par cette phrase : "J'ai passé toute ma soirée d'hier à poser la première question , et je me suis couché sans l'avoir rédigée de manière à me contenter", le voici tournant et retournant la question, cherchant au gré de ses lectures un début de réponse, mais en vain, avec ses "vingt-cinq ans de chasteté presque absolue, c'est-à-dire d'inexpérience presque complète !" :  faudrait-il peut-être commencer par définir la différence intellectuelle et morale de l'homme et de la femme. Certes, il peut tout au moins parvenir à définir ce qu'est l'homme, "mais la femme! où en prendrai-je la notion psychologique? Qui me révélera cet être mystérieux qui se présente à l'homme comme maître ou comme esclave, toujours en lutte contre lui? Et je suis assez insensé pour demander si c'est un être différent de l'homme !..." A ces difficultés de réflexion s'ajoutent la pauvreté et la solitude de sa condition parisienne. De la fenêtre de sa chambre, Jacques peut apercevoir le jardin du Comte Félix, son cruel propriétaire, et remarque la présence d'une jeune femme, belle et gracieuse, qui cultive de magnifiques magnolias, c'est alors que débute la véritable aventure de l'expérience féminine entre deux visages de femme, la vertueuse (Julie, la Nouvelle Héloïse de Rousseau est sous-entendue) et la courtisane (Isidora), deux visages et pourtant une même femme, tandis que rentrera en scène, un peu plus tard, une "troisième" femme, Alice, la belle-soeur de Julie, référence de coeur qui s'impose à la fin de l'ouvrage, George Sand elle-même ...

 

"Aussitôt qu'Alice put voir clair dans son propre cœur, et cela ne fut pas bien long, elle interrogea avec effroi la manière d'être de Jacques avec elle. Elle y trouva une timidité qui augmenta la sienne et une tristesse qui lui fit craindre de se heurter contre un autre amour. La fierté légitime d'une âme complètement vierge la mit dès lors en garde contre elle-même ; elle veilla si attentivement sur ses paroles et sur sa contenance, que tout encouragement fut enlevé au pauvre Jacques. Il fit comme Alice, dans la crainte de paraître présomptueux et ridicule. Il aima en silence, et au lieu de faire des progrès, leur intimité diminua insensiblement à mesure que la passion couvait plus profonde dans leur sein.

L'intervention du personnage étrange d'Isidora dans celte situation fit porter à faux la lumière dans l'esprit d'Alice. Elle avait pressenti ou plutôt elle avait deviné que Jacques avait beaucoup et longtemps aimé une autre femme, elle se persuadait qu'il l'aimait encore, et, en supposant que cette femme était Isidora, elle ne se trompait que de date.

Je veux tout savoir, se disait-elle ; voici enfin l'occasion et le moyen de me guérir. N'ai-je pas désiré ardemment et demandé à Dieu avec ferveur la force de ne rien espérer, de ne rien attendre de mon fol amour? Ne me suis-je pas dit cent fois que le jour où je serais certaine que ce n'est pas moi qu'il aime, je retrouverais le calme du désintéressement? Pourquoi donc suis-je si épouvantée de la découverte qui s'approche? Pourquoi ai-je une montagne sur le cœur?

— Vous trouvez ce lieu-ci très-changé? dit-elle en prenant le café avec lui sur la terrasse ornée de fleurs. Vous regrettez sans doute l'ancienne disposition?

— Il y a beaucoup de changements en effet, répondit Jacques ; les deux pavillons vitrés qui forment des ailes au bâtiment n'existaient pas autrefois. Le jardin était dans un état complet d'abandon. C'est beaucoup plus beau maintenant; à coup sûr.

— Oui, mais cela vous plaît moins, avouez-le.

— Ce jardin désert et dévasté avait son genre de beauté. Celui-ci a moins d'ombre et plus d'éclat. Je le crois moins humide désormais, et partant beaucoup plus sain pour Félix. 

— Le jardin d'à côté est plus vaste et lui conviendrait beaucoup mieux. Malheureusement la porte de communication est fermée ; et il est à craindre qu'elle ne se rouvre jamais entre ma belle-sœur et moi.

— Votre belle-sœur, Madame?...

— Eh oui, mademoiselle Isidora, aujourd'hui comtesse de S... A quoi donc pensez-vous, monsieur Laurent? Je vous ai déjà dit...

— Ah ! il est vrai ; je vous demande pardon , Madame!... »

Et Laurent perdit de nouveau contenance.

«Écoutez, mon ami, reprit Alice après l'avoir silencieusement examiné à la dérobée, vous avez, j'espère, quelque confiance en moi, et vous pouvez compter que vos aveux seront ensevelis dans mon cœur. Eh bien, il faut que vous me disiez en conscience ce que vous savez... ou du moins ce que vous pensez de cette femme. Ce n'est pas une vaine curiosité qui me porte à vous interroger; il s'agit pour moi de savoir si, à l'exemple de ma famille, je dois la repousser avec mépris, ou si , dirigée par des motifs plus élevés que ceux de l'orgueil et du préjugé, je dois l'admettre auprès de moi comme la veuve de mon frère.

— Vous m'embarrassez beaucoup , répondit Jacques après avoir hésité un instant ; je ne connais pas assez le monde, je ne puis pas assez bien juger la personne... dont il est question pour me permettre d'avoir un avis.

— Cela est impossible : si on n'a pas un avis formulé, décisif, on a toujours, sur quelque chose que ce soit, un sentiment, un instinct, un premier mouvement. Si vous refusez de me dire votre impression personnelle , j'en conduirai naturellement que vous ne prenez aucun intérêt à ce qui me touche, et que vous n'avez pas pour moi l'amitié que j'ai pour vous ; car, si vous m'adressiez une question relative à votre conscience et à votre dignité, je sens que je mettrais une extrême sollicitude à vous éclairer. »

Il y avait longtemps que madame de T... n'avait repris avec Jacques ce ton d'affectueux abandon , qui lui avait été naturel et facile dans les commencements, et qui maintenant devenait de plus en plus l'effort d'une passion qui veut se donner le change en se retranchant sur l'amitié. Jacques était si facile à tromper, qu'il crut l'amitié revenue ; et lui qui se persuadait être disgracié jusqu'à l'indifférence, accueillit avec ivresse ce sentiment dont le calme l'avait cependant fait souffrir. Il pâlit et rougit ; et ces alternatives d'émotion sur sa figure mobile et fraîche comme celle d'un enfant, l'embellissaient singulièrement. Sa fine et abondante chevelure blonde, la transparence de fon teint , la timidité de ses manières, contrastaient avec une taille élevée, des membres robustes, un courage, physique extraordinaire ; sa main énorme, forte comme celle d'un athlète , et cependant blanche et modelée comme un beau marbre, eût été d'une haute signification pour Lavater ou pour le spirituel auteur de la Chirognomonie ; son organisation douce et puissante, stoïque et tendre, était résumée tout entière dans cet indice physiologique.

Quand il osait lever ses limpides yeux bleus sur Alice, une flamme dévorante allait s'insinuer dans le cœur de cette jeune femme ; mais cet éclair d'audacieux désir s'éteignait aussi rapidement qu'il s'était allumé. La défiance de soi-même , la crainte d'offenser, l'effroi d'être repoussé, abaissaient bien vite la blonde paupière de Jacques ; et son sang, allumé jusque sur son front , se glaçait tout à coup jusqu'à la blancheur de l'albâtre. Alors sa timidité le rendait si farouche, qu'on eût dit qu'il se repentait d'un instant d'enthousiasme , qu'il en avait honte, et qu'il fallait bien se garder d'y croire. C'est qu'en se donnant sans réserve à toutes les heures de sa vie, il se reprenait malgré lui , et forçait les autres à se replier sur eux-mêmes. C'est ainsi qu'il repoussait l'amour de la timide et fière Alice, cette âme semblable à la sienne pour leur commune souffrance.

Ah ! pourquoi , entre deux cœurs qui se cherchent et se craignent , un cœur ami, un prêtre de l'amour divin , ou mieux encore une prêtresse, car ce rôle délicat et pur irait mieux à la, femme; pourquoi, dis-je, un ange protecteur ne vient-il pas se placer pour unir des mains qui tremblent et s'évitent, et pour prononcer à chacun le mot enseveli dans le sein de chacun ? Eh quoi ! il y a des êtres hideux dont les fonctions sans nom consistent à former par l'adultère, par la corruption, ou par l'intérêt sordide du mariage , de monstrueuses unions , et la divine religion de l'amour n'a pas de ministres pour sonder les cœurs, pour deviner les blessures et pour unir ou séparer sans appel ce qui doit être lié ou béni dans le cœur de l'homme et de la femme? Mais où est la place de l'amour dans notre société, dans notre siècle surtout? Il faut que les âmes fortes se fassent à elles-mêmes leur code moralisateur, et cherchent l'idéal à travers le sacrifice, qui est une espèce de suicide; ou bien il faut que les âmes troublées succombent, privées de guide et de secours, à toutes ces tentations fatales qui sont un autre genre de suicide.

Alice se sentit frémir de la tête aux pieds en rencontrant le regard enivré de Jacques ; mais la femme est la plus forte des deux dans ce genre de combat; elle peut gouverner son sang jusqu'à l'empêcher de monter à son visage. Elle peut souffrir aisément sans se trahir, elle peut mourir sans parler. 

Et puis cette souffrance a son charme , et les amants la chérissent. Ces palpitations brûlantes, ces désirs et ces terreurs, ces élans immenses et ces strangulations soudaines, tout cela est autant d'aiguillons sous lesquels on se sent vivre, et l'on aime une vie pire que la mort. Il est doux, quand les vœux sont exaucés, de se rencontrer, de se retracer l'un à l'autre ce qu'on a souffert, et parfois alors on le regrette ! mais il est affreux de se le cacher éternellement et de s'être aimes en vain. Entre l'ivresse accablante et la soif inassouvie il y a toujours un abîme de douleur et de regret incommensurable. On y tombe de chaque rive. De quel côté est la chute la plus rude?

Ainsi , lorsqu'on cherche à percer le nuage derrière lequel se tiennent cachées toutes les vérités morales, on se heurte contre le mystère. La société laisse la vérité dans son sanctuaire et tourne autour. 

Mais lorsqu'une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle aperçoit , non pas seulement l'ignorance, la corruption de la société, mais encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine, des souffrances infinies inhérentes à notre propre cœur, des contradictions effrayantes, des faiblesses sans cause, des énigmes sans mot. Le chercheur de vérités est le plus faible entre les faibles, parce qu'il est à peu près seul. 

Quand tous chercheront et frapperont, ils trouveront et on leur ouvrira. La nature humaine sera modifiée et ennoblie par ces élan commun, par cette fusion de toutes les forces et de toutes les volontés, que décuplera la force et la volonté de chacun. 

Jusque-là que pouvez-vous faire , vous qui voulez savoir? L'ignorance est devant vous comme un mur d'airain, et vous la portez en vous-même. Vous demandez aux hommes pourquoi ils sont fous, et vous sentez que vous-même vous n'êtes point sage. Hélas î nous accusons la société de langueur, et notre propre cœur nous crie : Tu es faible et malade !

Mais je m'aperçois que je traduis au lecteur le griffonnage obscur et fragmenté des cahiers que Jacques Laurent entassait à cette époque de sa vie, dans un coin , et sans les relire ni les coordonner, comme il avait toujours fait...."

 

(1837-1848), sous l'influence de Lamennais, Pierre Leroux et Michel de Bourges, Georges Sand écrit des romans humanitaires et socialistes (Spiridion, Les Sept cordes de la lyre, Le Compagnon du tour de France, Consuelo, La Comtesse de Rudolstadt. Le Meunier d'Angibault, Le Péché de M. Antoine) ; son socialisme prenant une forme idyllique, elle écrit aussi ses premiers romans champêtres (Jeanne, La Mare au diable).

Nulle part peut-être George Sand ne se fait juger mieux qu'en jugeant Lamennais (1782-1854), et en ramenant à l'unité d'un sentiment moral la vie soi-disant incohérente et les écrits en apparence contradictoires du célèbre publiciste. Toute sa vie elle eut le culte de ce démocrate mystique, auquel elle ressemble par plus d'un côté; peu de pages dans son œuvre sont plus belles que celles qu'elle lui a consacrées...

"M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son nez était trop proéminent pour sa petite taille et pour sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'œil clair lançait des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indices d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction austère, c'était une tète fortement caractérisée pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication. Toute sa personne, ses manière simples, ses mouvements brusques, ses attitudes gauches, sa gaieté franche, ses obstinations emportées, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et à ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature. En ces premiers jours où je le vis, il arrivait à Paris, et, malgré tant de vicissitudes passées, malgré plus d'un demi-siècle de douleurs, il redébutait dans le monde politique avec toutes les illusions d'un enfant sur l'avenir de la France. Après une vie d'étude, de polémique et de discussion, il allait quitter définitivement sa Bretagne pour mourir sur la brèche, dans le tumulte des événements, ..."

 

LA MARE AU DIABLE (1846)

Germain, "le fin laboureur", qui aime passionnément sa terre et son métier, resté veuf avec trois enfants, accepte de se remarier sur le conseil de ses beaux-parents. Mais, au lieu de la veuve riche et coquette qu'on lui destine, il épousera Marie, une jeune bergère pauvre qui répond à son amour...

(La mare au diable, 16-23.)

George Sand séparait rarement la terre de l'être humain. Elle n'est pas femme à s'abstraire longtemps en contemplation devant une nature inhabitée,  et quoiqu'elle soit réellement éprise de solitude, elle aime à voir s'animer autour d'elle ces scènes campagnardes de labour et de veillée avec ses récits, la fête du village avec ses danses, la conversation des pastours. Ses tableaux rustiques sont pleins non seulement de ce qui se voit, mais de ce qui se devine...

 

"Je marchais sur la lisière d'un champ que des paysans étaient en train de préparer pour la semaille prochaine. L'arène était vaste comme celle du tableau d'Holbein. Le paysage était vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de l'automne, ce large terrain d'un brun vigoureux, où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d'eau que le soleil taisait briller comme de minces filets d'argent. La journée était claire et tiède, et la terre, fraîchement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ un vieillard, dont le dos large et la figure sévère rappelaient celui d'Holbein, mais dont les vêtements n'annonçaient pas la misère, poussait gravement son areau de forme antique, traînés par deux bœufs tranquilles, à la robe d'un jaune pâle, véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs qu'une longue habitude a rendus frères, comme on les appelle dans nos campagnes, et qui, privés l'un de l'autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable l'amitié du bœuf pour son camarade d'attelage. Qu'ils viennent voir au fond de l'étable un pauvre animal maigre, exténué, battant de sa queue inquiète ses flancs décharnés, soufflant avec effroi et dédain sur la nourriture qu'on lui présente, les yeux toujours tournés vers la porte, en grattant du pied la place vide à ses côtés, flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a portés, et l'appelant sans cesse avec de déplorables mugissements. Le bouvier dira :

— C'est une paire de bœufs perdue; son frère est mort, et celui-là ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir l'engraisser pour l'abattre; mais il ne veut pas manger, et bientôt il sera mort de faim.

Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui; mais grâce à la continuité d'un labeur sans distraction et d'une dépense de forces éprouvées et soutenues, son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans une veine de terres plus fortes et plus pierreuses.

Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. À l'autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s'irrite encore du joug et de l'aiguillon et n'obéit qu'en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C'est ce qu'on appelle des bœufs fraîchement liés. L'homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail d'athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indomptés.

Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d'une peau d'agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, armé d'un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main de l'enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu'une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d'une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l'areau à travers champs, si, de la voix et de l'aiguillon, le jeune homme n'eût maintenu les quatre premiers, tandis que l'enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvre d'une voix qu'il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce : le paysage, l'homme, l'enfant, les taureaux sous le joug; et, malgré cette lutte puissante, où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l'obstacle était surmonté et que l'attelage reprenait sa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n'était qu'un exercice de vigueur et une dépense d'activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père de famille entonnait le chant solennel et mélancolique que l'antique tradition du pays transmet, non à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l'art d'exciter et de soutenir l'ardeur des bœufs de travail. Ce chant, dont l'origine fut peut-être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées jadis, est réputé encore aujourd'hui posséder a vertu d'entretenir le courage de ces animaux, d'apaiser leurs mécontentements et de charmer l'ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre : on n'est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs, et c'est là une science à part qui exige un goût et des moyens particuliers.

Ce chant n'est, à vrai dire, qu'une sorte de récitatif interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses intonations fausses selon les règles de l'art musical le rendent intraduisible. Mais ce n'en est pas moins un beau chant, et tellement approprié à la nature du travail qu'il accompagne, à l'allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des hommes qui le disent, qu'aucun génie étranger au travail de la terre ne l'eût inventé, et qu'aucun chanteur autre qu'un fin laboureur de cette contrée ne saurait le redire. Aux époques de l'année où il n'y a pas d'autre travail et d'autre mouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une voix de la brise, à laquelle sa tonalité particulière donne une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d'haleine incroyable, monte d'un quart de ton en faussant systématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est indicible, et quand on s'est habitué à l'entendre, on ne conçoit pas qu'un autre chant pût s'élever à ces heures et dans ces lieux-là, sans en déranger l'harmonie.

Il se trouvait donc que j'avais sous les yeux un tableau qui contrastait avec celui d'Holbein, quoique ce fût une scène pareille. Au lieu d'un triste vieillard, un homme jeune et dispos; au lieu d'un attelage de chevaux efflanqués et harassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents; au lieu de la mort, un bel enfant; au lieu d'une image de désespoir et d'une idée de destruction, un spectacle d'énergie et une pensée de bonheur.

C'est alors que le quatrain français "A la sueur de ton visage, etc." et le fortunatos agricolas de Virgile me revinrent ensemble à l'esprit, et qu'en voyant ce couple si beau, l'homme et l'enfant, accomplir dans des conditions si poétiques, et avec tant de grâce unie à la force, un travail plein de grandeur et de solennité, je sentis une pitié profonde mêlée à un respect involontaire. Heureux le laboureur! oui, sans doute, je le serais à sa place, si mon bras, devenu tout d'un coup robuste, et ma poitrine devenue puissante, pouvaient ainsi féconder et chanter la nature, sans que mes yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre l'harmonie des couleurs et des sons, la finesse des tons et la grâce des contours, en un mot la beauté mystérieuse des choses ! et surtout sans que mon cœur cessât d'être en relation avec le sentiment divin qui a présidé à la création immortelle et sublime."

 

(La mare au diable, 105-112.)

Germain était veuf. Il allait au village sur les instances de son père, pour faire acte de prétendant auprès d'une riche veuve qu'on le poussait à épouser. Il ne se décidait à cette gauche démarche qu'à contre-cœur. Ce fut bien pis quand il fut arrivé chez le père Léonard, son futur beau-père...

 

"Cependant, quand il eut réparé le désordre du voyage dans ses vêtements et dans l'équipage de son cheval, quand il fut monté sur la Grise et qu'on lui eut indiqué le chemin de Fourche, il pensa qu'il n'y avait plus à reculer, et qu'il fallait oublier cette nuit d'agitations comme un rêve dangereux.

Il trouva le père Léonard au seuil de sa maison blanche, assis sur un beau banc de bois peint en vert-épinard. Il y avait six marches de pierre disposées en perron, ce qui faisait voir que la maison avait une cave. Le mur du jardin et de la chènevière était crépi à chaux et à sable. C'était une belle habitation ; il s'en fallait de peu qu'on ne la prît pour une maison de bourgeois.

Le futur beau-père vint au-devant de Germain, et après lui avoir demandé, pendant cinq minutes, des nouvelles de toute la famille, il ajouta la phrase consacrée à questionner poliment ceux qu'on rencontre sur le but de leur voyage :

— Vous êtes donc venu pour vous promener par ici?

— Je suis venu vous voir, répondit le laboureur, et vous présenter ce petit cadeau de gibier de la part de mon beau-père, en vous disant, aussi de sa part, que vous devez savoir dans quelles intentions je viens chez vous.

— Ah! ah! dit le père Léonard en riant et en frappant sur son estomac rebondi, je vois, j'entends, j'y suis! Et, clignant de l'œil, il ajouta : Vous ne serez pas le seul à faire vos compliments, mon jeune homme. Il y en a déjà trois à la maison qui attendent comme vous. Moi, je ne renvoie personne, et je serais bien embarrassé de donner tort ou raison à quelqu'un, car ce sont tous de bons partis. Pourtant, à cause du père Maurice et de la qualité des terres que vous cultivez, j'aimerais mieux que ce fût vous. Mais ma fille est majeure et maîtresse de son bien; elle agira donc selon son idée. Entrez, faites-vous connaître; je souhaite que vous ayez le bon numéro!

— Pardon, excuse, répondit Germain, fort surpris de se trouver en surnuméraire là où il avait compté d'être seul. Je ne savais pas que votre fille fût déjà pourvue de prétendants, et je n'étais pas venu pour la disputer aux autres.

— Si vous avez cru que, parce que vous tardiez à venir, répondit, sans perdre sa bonne humeur, le père Léonard, ma fille se trouvait au dépourvu, vous vous êtes grandement trompé, mon garçon. La Catherine a de quoi attirer les épouseurs, et elle n'aura que l'embarras du choix. Mais, entrez à la maison, vous dis-je, et ne perdez pas courage. C'est une femme qui vaut la peine d'être disputée.

Et poussant Germain par les épaules avec une rude gaieté :

— Allons, Catherine, s'écria-t-il en entrant dans la maison, en voilà un de plus!

Cette manière joviale mais grossière d'être présenté à la veuve, en présence de ses autres soupirants, acheva de troubler et de mécontenter le laboureur. Il se sentit gauche et resta quelques instants sans oser lever les yeux sur la belle et sur sa cour.

La veuve Guérin était bien faite et ne manquait pas de fraîcheur. Mais elle avait une expression de visage et une toilette qui déplurent tout d'abord à Germain. Elle avait l'air hardi et content d'elle- même, et ses cornettes garnies d'un triple rang de dentelles, son tablier de soie, et son fichu de blonde noire était peu en rapport avec l'idée qu'il s'était faite d'une veuve sérieuse et rangée.

Cette recherche d'habillement et ces manières dégagés la lui firent trouver vieille et laide, quoi qu'elle ne fût ni l'un ni l'autre. Il pensa qu'une si jolie parure et des manières si enjouées siéraient à l'âge et à l'esprit fin de la petite Marie, mais que cette veuve avait la plaisanterie lourde et hasardée, et qu'elle portait sans distinction ses beaux atours.

Les trois prétendants étaient assis à une table chargée de vins et de viandes, qui était là en permanence pour eux toute la matinée du dimanche; car le père Léonard aimait à faire montre de sa richesse, et la veuve n'était pas fâchée non plus d'étaler sa belle vaisselle, et de tenir table comme une rentière. Germain, tout simple et confiant qu'ïl était, observa les choses avec assez de pénétration, et pour la première fois de sa vie il se tint sur la défensive en trinquant. Le père Léonard l'avait forcé de prendre place avec ses rivaux, et, s'asseyant lui- même vis-à-vis de lui, il le traitait de son mieux, et s'occupait de lui avec prédilection. Le cadeau de gibier, malgré la brèche que Germain y avait faite pour son propre compte, était encore assez copieux pour produire de l'effet. La veuve y parut sensible, et les prétendants y jetèrent un coup d'œil de dédain .

Germain se sentait mal à l'aise en cette compagnie et ne mangeait pas de bon cœur. Le père Léonard l'en plaisanta :

— Vous voilà bien triste, lui dit-il. et vous boudez contre votre ventre. Il ne faut pas que l'amour vous coupe l'appétit, car un galant à jeun ne sait point trouver de jolies paroles comme celui qui s'est éclairci les idées avec une petite pointe de vin.

Germain fut mortifié qu'on le supposât déjà amoureux, et l'air maniéré de la veuve, qui baissa les yeux en souriant, comme une personne sûre de son fait, lui donna l'envie de protester contre sa pré- tendue défaite, mais il craignit de paraître incivil, sourit et prit patience..

Les galants de la veuve lui parurent trois rustres. Il fallait qu'ils fussent bien riches pour qu'elle admît leurs prétentions. L'un avait plus de quarante ans et était quasi aussi gros que le père Léonard ; un autre, était borgne et buvait tant qu'il en était abruti ; le troisième était jeune et assez joli garçon ; mais il voulait faire de l'esprit et disait des choses si plates que cela faisait pitié. Pourtant la veuve en riait comme si elle eût admiré toutes ces sottises, et, en cela, elle ne faisait pas preuve de goût. Germain crut d'abord qu'elle en était coiffée; mais bientôt il s'aperçut qu'il était lui-même encouragé d'une manière particulière, et qu'on souhaitait qu'il se livrât davantage. Ce lui fut une raison pour se sentir A se montrer plus froid et plus grave.

L'heure de la messe arriva, et on se leva de table pour s'y rendre ensemble. Il fallait aller jusqu'à Mers, à une bonne demi-lieue de là, et Germain était si fatigué qu'il eût fort souhaité avoir le temps de faire un somme auparavant; mais il n'avait pas coutume de manquer la messe, et il se mit en route avec les autres.

Les chemins étaient couverts de monde , et la veuve marchait d'un air fier, escortée de ses trois prétendants, donnant le bras tantôt à l'un, tantôt à l'autre, se rengorgeant et portant haut la tête. Elle eût fort souhaité produire le quatrième aux yeux des passants; mais Germain trouva si ridicule d'être traîné ainsi de compagnie par un cotillon, à la vue de tout le monde, qu'il se tint à distance convenable, causant avec le père Léonard, et trouvant moyen de le distraire et de l'occuper assez pour qu'ils n'eussent point l'air de faire partie de la bande."

 

(1848-1852), Georges se consacre uniquement à peindre les paysans et les paysages du Berry, et compose les romans qui, avec La Mare au diable, deviendront ses meilleurs titres de gloire : La Petite Fadette, François le Champi, Les Maîtres sonneurs. Grâce à elle, le paysan, jusque-là peine représenté, si ce n'est au XVIIe siecle, par Molière et La Fontaine; au XVIIIe par Restif dela Bretonne, fait véritablement son entrée dans la littérature tandis qu'un certain régionalisme dans la description de la nature, après l'exotisme des successeurs de JJ. Rousseau.  

"Les oeuvres les plus célèbres de George Sand, écrit Albert Thibaudet (1936), celles à qui on a longtemps promis l'immortalité, c'est la trilogie rustique de "la Mare au Diable", de "la Petite Fadette" et de "François le Champi" écrits de 1846 à 1849. Bien qu'un peu démodés, il n'y a pas lieu de revenir trop fort sur ce jugement. "La Mare au Diable" est un chef d'oeuvre de délicatesse et de narration, mais diffuse : Maupassant et Paul Arène en eussent fait une nouvelle, plus parfaite, de trente pages peut-être. Nous ne reprocherons pas à George Sand plus qu'à Mistral d'avoir idéalisé ses paysans, mais bien de leur faire parler une langue factice, comme la langue de théâtre dans les pièces trop bien écrites. On y voit que la bonne dame de Nohan est une dame..."

 

FRANÇOIS LE CHAMPI (1848)

Roman publié en livraison dans le Journal des débats en 1848, en volume l`année suivante; il forme avec La Petite Fadette et La Mare au Diable, cette trilogie de romans champêtres à laquelle est surtout liée la réputation de George Sand.

François, un enfant trouvé, vit à la campagne avec la vieille Zabelle, pauvre femme qui l`a adopté pour la pension que lui vaut la garde de l`enfant. et aussi dans l`espoir que, plus tard, il travaillera pour elle. L'enfant grandit, beau et gentil; et il est protégé par Madeleine, la jeune meunière. qui concentre sur François toute son affection, tyrannisée qu`elle est chez elle par sa belle-mère et son vieux mari. Le meunier a une maîtresse, la méchante Sévère. A quelque temps de là, cette dernière fait vainement des avances à l`enfant trouvé qui est devenu un bel adolescent : par vengeance elle conseille au meunier de chasser le jeune homme sous prétexte qu`il s`entend trop bien avec Madeleine. François apprend de la bouche de son amie les décisions et l'antipathie du meunier (Madeleine se garde pourtant de lui communiquer les indignes soupçons dont ils sont tous deux l`objet); il quitte alors le moulin et va travailler ailleurs. L`affection profonde qu`il garde pour Madeleine à qui il demeure fidèle donne un caractère de pureté presque religieux aux quelques années qu'il passe alors. Après la mort du meunier, il revient pourtant au vieux moulin, où il retrouve Madeleine. C`est alors que les calomnies qui se répandent à nouveau sur leurs relations finissent par révéler aux deux amis la véritable nature de leurs sentiments. François d`abord en a honte. et s`éloigne du moulin : puis après y être retourné, il s'aperçoit que la même prise de conscience s`est accomplie chez Madeleine. Et l`histoire se termine par de joyeuses noces. Une grande sensibilité amoureuse enveloppe personnages et paysages et se reflète dans un style limpide et vivant, fluide et lumineux, dans une savante simplicité. George Sand a su trouver ici un équilibre entre la romantique effusion des sentiments qui encombre une si grande partie de son œuvre et une vision nettement réaliste des choses de la campagne..

 

"... Devant que de se mettre en route, comme il en avait l’idée, à la pique du jour ensuivant , François voulut dire adieu à Jeannette Vertaud sur l’heure du souper. Elle était assise sur la porte de la grange, disant qu’elle avait le mal de tête et ne mangerait point. Il connut qu'elle avait pleuré, et il en fut tracassé dans son esprit. Il ne savait par quel bout s’y prendre pour la remer- cier de son bon cœur et pour lui dire qu’il ne s’en allait pas moins. Il s’assit à côté d’elle sur une souche de vergné qui se trouvait par là, et il s’évertua pour lui parler, sans trouver un pauvre mot. Là -dessus, elle qui le voyait bien sans le regarder, mit son mouchoir devant les yeux. Il leva la main comme pour prendre la sienne et la réconforter, mais il en fut empôché par l’idée qu’il ne pouvait pas lui dire en conscience ce qu’elle aurait aimé d’entendre. Et quand la pauvre Jeannette vit qu’il restait coi, elle eut honte de son chagrin, se leva tout doucement sans mon- trer de rancune, et s’en alla dans la grange pleu- rer tout son comptant.

Elle y resta un peu de temps, pensant qu’il y viendrait peut-être bien et qu’il se déciderait à lui dire quelque bonne parole, mais il s’en dé- fendit et s’en alla souper, assez triste et ne sonnant mot.

Il serait faux de dire qu’il n’avait rien senti pour elle en la voyant pleurer. Il avait bien eu le cœur un peu picoté, et il songeait qu’il aurait pu être bien heureux avec une personne aussi bien famée, qui avait tant de goût pour lui, et qu’il n’était point désagréable à caresser. Mais de toutes ces idées-là il se garait, pensant à Madeleine qui pouvait avoir besoin d’un ami, d’un conseil et d’un serviteur, et qui pour lui, lorsqu’il n’était encore qu’un pauvre enfant tout dépouillé, et mangé par les fièvres, avait plus souffert, travaillé et affronté que pas une au monde.

— Allons! se dit-il le matin, en s’éveillant avant jour, il ne s'agit pas d’amourette, de fortune et de tranquillité pour toi. Tu oublierais volontiers que tu es champi, et tu mettrais bien tes jours passés dans l’oreille du lièvre, comme tant d’autres qui prennent le bon temps au passage sans regarder derrière eux. Oui, mais Madeleine Blanchet est là dans ton penser pour te dire : Garde-toi d’être oublieux, et songe à ce que j’ai fait pour toi. En route donc, et Dieu vous assiste , Jeannette , d’un amoureux plus gentil que votre serviteur!

Il songeait ainsi en passant sous la fenêtre de sa brave maîtresse, et il eût voulu, si c’eût été en temps propice, lui laisser contre la vitre une fleur ou un feuillage en signe d’adieu ; mais c’était le lendemain des Rois; la terre était couverte de neige, et il n’y avait pas une feuille aux branches, pas une pauvre violette dans l’herbage.

Il s’inventa de nouer dans le coin d’un mouchoir blanc la fève qu’il avait gagnée la veille en tirant le gâteau, et d’attacher ce mouchoir aux barreaux de la fenêtre de Jeannette pour lui signifier qu’il l’aurait prise pour sa reine si elle avait voulu se montrer au souper.

— Une fève , ce n’est pas grand’ chose , se disait-il, c’est une petite marque d’honnêteté et d’amitié qui m’excusera de ne lui avoir pas su dire adieu.

Mais il entendit en lui-même comme une parole qui lui déconseillait de faire cette offrande, et qui lui remontrait qu’un homme ne doit point agir comme ces jeunes filles qui veulent qu’on les aime, qu’on pense à elles, et qu’on les regrette quand bien même elles ne se soucient pas d’y correspondre.

— Non, non, François, se dit-il en remettant son gage dans sa poche et en doublant le pas : il faut vouloir ce qu’on veut et se faire oublier quand on est décidé à oublier soi-même.

Et là-dessus il marcha grand train, et il n’était pas à deux portées de fusil du moulin de Jean Vertaud, qu’il voyait Madeleine devant lui, s’imaginant aussi entendre comme une petite voix faible qui l’appelait en aide. Et ce rêve le menait, et il pensait déjà voir le grand cormier, la fontaine, le pré Blanchet, l’écluse, le petit pont ; et Jeannie courant à son encontre; et de Jeannette Vertaud dans tout cela, il n’y avait rien qui le retînt par sa blouse pour l’empêcher de courir.

Il alla si vite qu’il ne sentit pas la froidure et ne songea ni à boire, ni à manger, ni à souffler, tant qu’il n’eut pas laissé la grand’route et attrapé, par le dévers du chemin de Presles, la croix du Plessys.

Quand il fut là, il se mit à genoux et embrassa le bois de la croix avec l’amitié d’un bon chrétien qui retrouve une bonne connaissance. Après quoi il se mit à dévaler le grand carrouer qui est. en forme de chemin, sauf qu’il est large comme un champ, et qui est bien le plus beau communal du monde, en belle vue, en grand air et en plein ciel, et en aval si courant que, par les temps de glace, on y pourrait bien courir la poste même en charrette à bœufs, et s’en aller piquer une bonne tête dans la rivière qui est en bas et qui n’ avertit personne.

François, qui se méfiait de la chose, dégalocha ses sabots à plus d’une fois ; il arriva sans culbute à la passerelle. Il laissa Montipouret sur sa gauche, non sans dire un beau bonjour au gros vieux clocher qui est l’ami à tout le monde, car c’est toujours lui qui se montre le premier à ceux qui reviennent au pays, et qui les tire d’embarras quand ils sont en faux chemin.

Pour ce qui est des chemins, je ne leur veux point de mal tant ils sont riants, verdissants et réjouissants à voir dans le temps chaud. Il y en a où l’on n’attrape pas de coups de soleil. Mais ceux-là sont les plus traîtres, parce qu’ils pourraient bien vous mener à Rome quand on croirait aller à Angibault. Heureusement que le bon clocher de Montipouret n’est pas chiche de se montrer, et qu’il n’y a pas une éclaircie où il ne passe le bout de son chapeau reluisant pour vous dire si vous tournez en bise ou en galerne.

Mais le champi n’avait besoin de vigie pour se conduire. Il connaissait si bien toutes les traînes, tous les bouts de sac, toutes les coursières, toutes les traques et traquettes, et jusqu’aux échaliers des bouchures, qu’en pleine nuit il aurait passé aussi droit qu’un pigeon dans le ciel, par le plus court chemin sur terre.

Il était environ midi quand il vit le toit du moulin Cormouer au travers des branches défeuillées, et il fut content de connaître à une petite fumée bleue qui montait au-dessus de la maison, que le logis n'était point abandonné aux souris.

Il prit en sus du pré Blanchet pour arriver plus vite, ce qui fit qu’il ne passa pas rasibus la fontaine ; mais comme les arbres et les buissons n’avaient pas de feuilles, il vit reluire au soleil l’eau vive qui ne gèle jamais parce qu'elle est de source. Les abords du moulin étaient bien gelés en revanche,- et si coulants qu’il ne fallait pas être maladroit pour courir sur les pierres et le talus de la rivière. Il vit la vieille roue du moulin, toute noire à force d’âge et de mouillage, avec des grandes pointes de glace qui pendaient aux alochons, menues comme des aiguilles.

Mais il manquait beaucoup d’arbres à l’entour de la maison, et l’endroit était bien changé. Les dettes du défunt Blanchet avaient joué de la cognée, et on voyait en mainte place, rouge comme sang de chrétien, le pied des grands vergnes fraîchement coupés. La maison paraissait mal entretenue au dehors ; le toit n’était guère bien couvert, et le four était moitié égrôlé par l’efforce de la gelée.

Et puis, ce qui était encore attristant, c’cst qu’on n’entendait remuer dans toute la demeurance ni âme, ni corps, ni bêtes, ni gens; sauf qu’un chien à poil gris emmêlé de noir et de blanc, de ces pauvres chiens de campagne que nous disons guarriots ou marrayés, sortit de l’huisserie et vint pour japer à l’encontre du champi; mais il s’accoisa tout de suite et vint, en se traînant, se coucher dans ses jambes.

— Oui-da, Labriche, tu m’as reconnu ? lui dit François, et moi je n’aurais pas pu te remettre, car te voilà si vieux et si gâté que les côtes te sortent et que ta barbe est devenue toute blanche.

François devisait ainsi en regardant le chien, parce qu’il était là tout tracassé, comme s’il eût voulu gagner du temps avant que d’entrer dans la maison. Il avait eu tant de hâte jusqu’au dernier moment, et voilà qu’il avait peur, parce qu’il s’imaginait qu’il ne verrait plus Madeleine, qu’elle était absente ou morte à la place de son mari, qu’on lui avait donné une fausse nouvelle en lui annonçant le décès du meunier; enfin il avait toutes les rêveries qu’on se met dans la tête quand on touche à la chose qu’on a le plus souhaitée...." (XV)

 

LA PETITE FADETTE (1849)

Le  roman de la Petite Fadette traite d'abord de l'amitié presque maladive de deux jumeaux ou « bessons », puis de l'amour de l'un d'eux, Landry, pour une sorte de petite mendiante qui le conquiert par son intelligence, sa malice et sa bonté. La note aimable et rustique de ce petit poème en prose s'accuse dès la première page, dans la scène de la naissance des petits bessons, et dans la conversation qui s'engage entre le père Barbeau, la mère Barbeau, et Sagette la sage-femme...

 

"Le père Barbeau de la Cosse n'était pas mal dans ses affaires, à preuve qu'il était du conseil municipal de sa commune. Il avait deux champs qui lui donnaient la nourriture de sa famille, et du profit par-dessus le marché. Il cueillait dans ses prés du foin à pleins charrois, et, sauf celui qui était au bord du ruisseau, et qui était un peu ennuyé par le jonc, c'était du fourrage connu dans l'endroit pour être de première qualité.

La maison du père Barbeau était bien bâtie, couverte en tuile, établie en bon air sur la côte, avec un jardin de bon rapport et une vigne de six journaux. Enfin il avait, derrière sa grange, un beau verger, que nous appelons chez nous une ouche, où le fruit abondait tant en prunes, qu'en guignes, en poires et en cormes. Mêmement les noyers de ses bordures étaient les plus vieux et les plus gros de deux lieues aux entours.

Le père Barbeau était un homme de bon courage, pas méchant, et très porté pour sa famille, sans être injuste à ses voisins et paroissiens.

Il avait déjà trois enfants, quand la mère Barbeau, voyant sans doute qu'elle avait assez de bien pour cinq, et qu'il fallait se dépêcher, parce que l'âge lui venait, s'avisa de lui en donner deux à la fois, deux beaux garçons; et, comme ils étaient si pareils qu'on ne pouvait presque pas les distinguer l'un de l'autre, on reconnut bien vite que c'étaient deux bessons, c'est-à-dire deux jumeaux d'une parfaite ressemblance.

La mère Sagette, qui les reçut dans son tablier comme ils venaient au monde, n'oublia pas de faire au premier-né une petite croix sur le bras avec son aiguille, parce que, disait-elle, un bout de ruban ou un collier peut se confondre et faire perdre le droit d'aînesse. Quand l'enfant sera plus fort, dit-elle, il faudra lui faire une marque qui ne puisse jamais s'effacer; à quoi l'on ne manqua pas. L'aîné fut nommé Sylvain, dont on fit bientôt Sylvinet pour le distinguer de son frère aîné qui lui avait servi de parrain; et le cadet fut appelé Landry, nom qu'il garda comme il l'avait reçu au baptême, parce que son oncle, qui était son parrain, avait gardé de son jeune âge la coutume d'être appelé Landriche.

Le père Barbeau fut un peu étonné, quand il revint du marché, de voir deux petites têtes dans le berceau.

— Oh! oh! fit-il, voilà un berceau qui est trop étroit. Demain matin, il me faudra l'agrandir.

Il était un peu menuisier de ses mains, sans avoir appris, et il avait fait la moitié de ses meubles. Il ne s'étonna pas autrement et alla soigner sa femme, qui but un grand verre de vin chaud, et ne s'en porta que mieux.

Tu travailles si bien, ma femme, lui dit-il, que ça doit me donner du courage. Voilà deux enfants de plus à nourrir, dont nous n'avions pas absolument besoin; ça veut dire qu'il ne faut pas que je me repose de cultiver nos terres et d'élever nos bestiaux. Sois tranquille, on travaillera; mais ne m'en donne pas, trois la prochaine fois, car ça serait de trop.

La mère Barbeau se prit à pleurer, dont le père Barbeau se mit fort en peine.

— Bellement, bellement, dit-il, il ne faut te chagriner, ma bonne femme. Ce n'est pas par manière de reproche que je t'ai dit cela, mais par manière de remerciement, bien au contraire. Ces deux enfants-là sont beaux et bien faits; ils n'ont point de défauts sur le corps, et j'en suis content.

— Alas! mon Dieu, dit la femme, je sais bien que vous ne me les reprochez pas, notre maître; mais moi j'ai du souci, parce qu'on m'a dit qu'il n'y avait rien de plus chanceux et de plus malaisé à élever que des bessons. Ils se font tort l'un à l'autre, et, presque toujours, il faut qu'un des deux périsse pour que l'autre se porte bien.

— Oui-dà! dit le père : est-ce la vérité? Tant qu'à moi, ce sont les premiers bessons que je vois. Le cas n'est point fréquent. Mais voici la mère Sagette qui a de la connaissance là-dessus, et qui va nous dire ce qui en est. La mère Sagette étant appelée répondit :

— Fiez-vous à moi : ces deux bessons-là vivront bel et bien, et ne seront pas plus malades que d'autres enfants. Il y a cinquante ans que je fais le métier de sage-femme, et que je vois naître, vivre ou mourir tous les enfants du canton. Ce n'est donc pas la première fois que je reçois des jumeaux. D'abord, la ressemblance ne fait rien à leur santé. Il y en a qui ne se ressemblent pas plus que vous et moi, et souvent il arrive que l'un est fort et l'autre faible; ce qui fait que l'un vit et que l'autre meurt; mais regardez les vôtres, ils sont chacun aussi beau et aussi bien corporé que s'il était fils unique. Ils ne se sont donc pas fait dommage l'un à l'autre dans le sein de leur mère; ils sont venus à bien tous les deux sans trop la faire souffrir et sans souffrir eux- mêmes. Ils sont jolis à merveille et ne demandent qu'à vivre. Consolez-vous donc, mère Barbeau, ça vous fera un plaisir de les voir grandir; et, s'ils continuent, il n'y aura guère que vous et ceux qui les verront tous les jours qui pourrez faire entre eux une différence; car je n'ai jamais vu deux bessons si pareils. On dirait deux petits perdreaux sortant de l'œuf; c'est si gentil et si semblable, qu'il n'y a que la mère-perdrix qui les reconnaisse.

— A la bonne heure ! fit le père Barbeau, en se grattant la tête; mais j'ai ouï dire que les bessons prenaient tant d'amitié l'un pour l'autre, que quand ils se quittaient ils ne pouvaient plus vivre, et qu'un des deux, tout ou moins, se laissait consumer par le chagrin, jusqu'à en mourir.

— C'est la vraie vérité, dit la mère Sagette; mais écoutez ce qu'une femme d'expérience va vous dire : Ne le mettez pas en oubliance; car, dans le temps où vos enfants seront en âge de vous quitter, je ne serai peut-être plus de ce monde pour vous conseiller. Faites attention, dès que vos bessons commenceront à se reconnaître, de ne pas les laisser toujours ensemble. Emmenez l'un au travail pendant que l'autre gardera la maison. Quand l'un ira pêcher, envoyez l'autre à la chasse; quand l'un gardera les moutons, que l'autre aille voir les bœufs au pacage; quand vous donnerez à l'un du vin à boire, donnez à l'autre un verre d'eau, et réciproquement. Ne les grondez point ou ne les corrigez point tous les deux en même temps ; ne les habillez pas de même; quand l'un aura un chapeau, que l'autre ait une casquette, et que surtout leurs blouses ne soient pas du même bleu. Enfin, par tous les moyens que vous pourrez imaginer, empêchez-les de se confondre l'un avec l'autre et de s'accoutumer à ne pas se passer l'un de l'autre. Ce que je vous dis là, j'ai grand'peur que vous ne le mettiez dans l'oreille du chat; mais si vous ne le faites pas, vous vous en repentirez grandement un jour.

La mère Sagette parlait d'or et on la crut. On lui promit de faire comme elle disait, et on lui fit un beau présent avant de la renvoyer."

 

LA NATURE

George Sand n'a pas seulement excellé à se peindre et à peindre ses contemporains, suivant l'occasion. Elle a été un peintre admirable de la Nature, et les pages qu'elle lui a consacrées comptent parmi les plus durables de son œuvre. Ayez en face de la nature une émotion vraie, et c'est votre âme que vous peindrez en la peignant : vous aurez autant de tableaux que d'artistes.  Mais alors que Rousseau cherche dans la nature l'enivrement, G. Sand y trouve l'apaisement. L'un ne peut la concevoir sans trouble, ni la célébrer sans une sorte de délire; l'autre semble l'absorber avec sérénité, et la refléter avec quiétude. L'un nous enfièvre et nous soulève par élans; l'autre nous rafraîchit en nous élevant sans secousse. Chateaubriand, esprit dominateur et magicien, avait transfiguré la nature pour le plaisir d'éblouir nos regards; ou encore, en artiste, il l'avait asservie à l'expression romanesque de certaines passions humaines, il en faisait le décor et le support de l'émotion : G. Sand n'a pas tout à fait ignoré cet art, surtout dans les œuvres de sa première période. Mais, ce faisant, elle imitait. Revenue à ses seuls instincts, n'interrogeant plus qu'elle-même, elle a raconté la nature comme elle la sentait, et dès lors elle a été inimitable. C'est qu'elle ne sépare pas la nature de l'être humain, et que son amour pour la terre, nourrice des vivants et conservatrice des morts, est comme le prolongement de son amour pour l'humanité qui souffre, qui travaille et qui espère. C'est que le champ lui parle du laboureur, la forêt du bonheur rustique, le ciel pur d'un Dieu bon et paternel. C'est enfin qu'entre tant d'écrivains qui allèrent chercher la nature au loin, en Italie, aux Alpes, en Amérique, elle seule, avec Lamartine, sut la découvrir dans sa province, parmi les horizons familiers. Elle a vraiment révélé la France aux Français. La même femme, qui, à trente ans, s'enthousiasmait de la merveilleuse Venise, s'attachait à quarante, et toujours plus profondément, à ses chères "traînes" du Berry, aux âpres laves de l'Auvergne, à la sèche et fine Provence, à tant de recoins pittoresques ignorés jusqu'à elle et réputés depuis. Partons de la terre natale de George Sand. Il faut le connaître le Berrichon pour comprendre le Berry, nous dit-elle, tel sol, tel paysan...

 

"Nohant est une retraite austère par elle-même, élégante et riante d'aspect par rapport à Guillery (Lot), mais, en réalité, plus solitaire, et pour ainsi dire imprégnée de mélancolie. Qu'on s'y rassemble, qu'on la remplisse de rires et de bruit, le fond de l'âme n'en reste pas moins sérieux et même frappé d'une espèce de langueur qui tient au climat et au caractère des hommes et des choses environnantes. Le Berrichon est lourd. Quand, par exception, il a la tête vive et le sang chaud, il s'expatrie, irrité de ne pouvoir rien agiter autour de lui; ou, s'il est condamné à rester chez nous, il se jette dans le vin et la débauche, mais tristement, à la manière des Anglais, dont le sang a été mêlé plus qu'on ne croit à sa race. Quand un Gascon est gris, un Berrichon est déjà ivre, et quand l'autre est un peu ivre, limite qu'il ne dépassera guère, le Berrichon est complètement soûl et ira s'abêtissant jusqu'à ce qu'il tombe. Il faut bien dire ce vilain mot, le seul qui peigne l'effet de la boisson sur les gens d'ici. La mauvaise qualité du vin y est pour beaucoup; mais, dans l'intempérance avec laquelle on en use, il faut bien voir une fatalité de ce tempérament mélancolique et flegmatique, qui ne supporte pas l'excitation, et qui s'efforce de l'éteindre dans l'abrutissement.

En dehors des ivrognes, qui sont nombreux et dont le désordre réduit les familles à la misère ou au désespoir, la population est bonne et sage, mais froide et rarement aimable. On se voit peu. L'agriculture est peu avancée, pénible, patiente et absorbante pour le propriétaire. Le vivre est cher, relativement au Midi. L'hospitalité se fait donc rare pour garder, à l'occasion, l'apparence du faste; et, par- dessus tout, il y a une paresse, un effroi de la locomotion qui tiennent à la longueur des hivers, à la difficulté des transports et encore plus à la torpeur des esprits.

Il y a vingt-cinq ans, cette manière d'être était encore plus tranchée; les routes étaient plus rares et les hommes plus casaniers. Ce beau pays, quoique assez habité et bien cultivé, était complètement morne, et mon mari était comme surpris et effrayé du silence solennel qui plane sur nos champs dès que le soleil emporte avec lui les bruits déjà rares et contenus du travail.. Là, point de loups qui hurlent, mais aussi plus de chants et de rires; plus de cris de bergers et de clameurs de chasse. Tout est paisible, mais tout est muet. Tout repose, mais tout semble mort.

J'ai toujours aimé ce pays, cette nature et ce silence. Je n'en chéris pas seulement le charme, j'en subis le poids, et il m'en coûte de le secouer ? quand même j'en vois le danger." (Hist. de ma vie, IV, 41-42.)

 

George Sand a souvent chanté la Creuse et l'Indre, ses rivières préférées; le ruisseau et le hameau de Gargilesse fut aussi le lieu d'élection de ses rêveries. Elle trouvait là je ne sais quoi d'intime, de sauvage, de plantureux aussi; tout y flattait ses instincts de peintre, de botaniste, de romancier. Elle quittait souvent ces parages, elle y revenait toujours. Elle croyait à chaque fois les découvrir, elle y goûtait des charmes nouveaux. Elle les a décrits à toutes les saisons de l'année, et presque à toutes les heures du jour. Voici d'abord la physionomie de la Creuse.

 

"C'est peut-être la plus belle rivière du monde que la Creuse au mois d'avril en cet endroit-là. Elle dessine de grandes courbes immobiles et transparentes dans de hautes coupures taillées en amphithéâtre et tapissées de l'éternelle verdure des buis. De loin en loin, elle rencontre des blocs et des gradins de rochers noirs et tranchants, où elle mugit et se précipite. Là où j'étais, elle ne disait mot, et sa grande clameur perdue ne m'empêchait pas d'entendre le babil de la petite source.

De beaux chênes occupés à développer et à déplier lentement au soleil leurs jeunes feuilles encore gommeuses et encore plus roses que vertes donnaient déjà un clair ombrage. Les gazons étaient littéralement semés de pâquerettes, de violettes blanches et bleues, de salles, de saxifrages et de jacinthes. Dans le lit du ruisseau, la cardamine des prés attirait les charmants papillons aurore qui portent son nom. Partout, sur les âpres rochers granitiques, le lierre dessinait de mystérieuses arabesques, et les grands cerisiers sauvages tout en fleurs semaient de leur neige légère les petits méandres de l'eau courante." (Laura, 327-323.)

 

La contrée qui fut le théâtre des luttes de la matière a gardé un caractère de sauvage grandeur. La ville du Puy en Velay en offre le type. George Sand l'a peint en traits larges et puissants, comme son modèle...

 

"Rien, mon ami, ne peut te donner l'idée de la beauté pittoresque de ce bassin du Puy, et je ne connais point de site dont le caractère soit plus difficile à décrire. Ce n'est pas la Suisse, c'est moins terrible; ce n'est pas l'Italie, c'est plus beau; c'est la France centrale avec tous ses vésuves éteints et revêtus d'une splendide végétation ; ce n'est pourtant ni l'Auvergne ni le Limousin que tu connais. Ici point de riche Limagne, arène vaste et tranquille de moissons et de prairies abritées au loin par un horizon de montagnes soudées ensemble; point de plateaux fertiles fermés de fossés naturels. Non, tout est cime et ravin, et la culture ne peut s'emparer que de profondeurs resserrées et de versants rapides. Elle s'en empare, elle se glisse partout, jetant ses frais tapis de verdure, de céréales, de légumineuses avides de la cendre fertilisée des volcans, jusque dans les interstices des coulées de lave qui la rayent dans tous les sens. A chaque détour anguleux de ces coulées, on entre dans un désordre nouveau qui semble aussi infranchissable que celui que l'on quitte; mais quand des bords 'élevés de cette enceinte tourmentée on peut l'embrasser d'un coup d'œil, on y retrouve les vastes proportions et les suaves harmonies qui font qu'un tableau est admirable, et que l'imagination n'y peut rien ajouter.

L'horizon est grandiose. Ce sont d'abord les Cévennes. Dans un lointain brumeux, on distingue le Mézenc avec ses longues pentes et ses brusques coupures, derrière lesquelles se dresse le Gerbier des Joncs, cône volcanique qui rappelle le Soracte, mais qui, partant d'une base plus imposante, fait un plus grand effet. D'autres montagnes de formes variées, les unes imitant dans leurs formes hémisphériques les ballons vosgiens, les autres plantées en murailles droites, çà et là vigoureusement ébréchées, circonscrivent un espace de ciel aussi vaste que celui de la campagne de Rome, mais profondément creusé en coupe, comme si tous les volcans qui ont labouré cette région eussent été contenus dans un cratère commun d'une dimension fabuleuse.

Au-dessous de cette magnifique ceinture, les détails du tableau se dessinent parfois avec une prodigieuse netteté. On distingue une seconde, une troisième, et par endroits une quatrième enceinte de montagnes également variées de formes, s'abaissant par degrés vers le niveau central des trois rivières qui sillonnent ce qu'on peut appeler la plaine; mais cette plaine n'est qu'une apparence relative; il n'est pas un point de sol qui n'ait été soulevé, tordu ou crevassé par les convulsions géologiques. Des accidents énormes ont jailli du sein de cette vallée, et, dénudés par l'action des eaux, ils forment aujourd'hui ces dykes monstrueux qu'on trouve déjà en Auvergne, mais qui se présentent ici avec d'autres formes et dans de plus vastes proportions. Ce sont des blocs d'un noir rougeâtre qu'on dirait encore brûlants, et qui, au coucher du soleil, prennent l'aspect de la braise à demi éteinte. Sur leurs vastes plates-formes, taillées à pic et dont les flancs se renflent parfois en forme de tours et de bastions, les habitants bâtirent des temples, puis des forteresses et des églises, enfin des villages. Le Puy est en partie dressé sur la base d'un de ces dykes, le rocher Corneille, une des masses homogènes les plus compactes et les plus monumentales qui existent, et dont le sommet, jadis consacré aux dieux de la Gaule, puis à ceux de Rome, porte encore les débris d'une citadelle du moyen âge, et domine les coupoles romanes d'une admirable basilique tirée de son flanc.

Cette basilique est elle-même un accident grandiose dans ce grandiose décor naturel. Elle se découpe, noire et puissante, sur les fonds vaporeux des lointains de la campagne, car dans ce tableau, vu d'ensemble, l'horizon des Cévennes se détache seul sur le ciel, et là, je crois, est le secret de son magique aspect. Les détails vus ainsi comme repoussoirs à des perspectives profondes prennent toute l'importance qu'ils ont effectivement et se trouvent en proportion avec l'importance des masses lointaines. C'est l'isolement de Rome sur son ciel sans bornes qui fait que la grandeur réelle de ses monuments est difficilement appréciable à celui qui en approche. Rome, c'est ici qu'elle devrait être située! C'est ce gigantesque piédestal d'une seule roche qu'il eût fallu à la pensée de Michel-Ange pour lancer dans les airs le dôme magistral de Saint- Pierre." (Le marquis de Villemer, 93-98.)

 

La nature à Majorque - Un attrait d'un autre genre séduisit George Sand à Majorque et l'y retint un hiver et un printemps. Nulle part elle ne trouva un cadre plus propre à son rêve de vie en liberté. En 1838, Frédéric Chopin, rencontré par l'intermédiaire de Franz Liszt et de Marie d'Agoult, la rejoint à Majorque et c'est à cette époque qu'Eugène Delacroix peint le double portrait de Sand écoutant Chopin au piano ...

 

"Nulle part, si ce n'est en quelques vallées des Pyrénées, la nature ne s'était montrée à moi aussi libre dans ses allures que sur ces bruyères de Majorque, espaces assez vastes, et qui portaient dans mon esprit un certain démenti à cette culture si parfaite à laquelle les Majorquins se vantent d'avoir soumis tout leur territoire.

Je ne songeais pourtant pas à leur en faire un reproche; car rien n'est plus beau que ces terrains négligés qui produisent tout ce qu'ils veulent, et qui ne se font faute de rien : arbres tortueux, penchés, échevelés; ronces affreuses, fleurs magnifiques, tapis de mousses et de joncs, câpriers épineux, asphodèles délicates et charmantes ; et toutes choses prenant là les formes qu'il plaît à Dieu, ravin, colline, sentier pierreux tombant tout à coup dans une carrière, chemin verdoyant s'enfonçant dans un ruisseau trompeur, prairie ouverte à tout venant et s'arrêtant bientôt devant une montagne à pic; puis des taillis semés de gros rochers qu'on dirait tombés du ciel, des chemins creux au bord du torrent entre des buissons de myrte et de chèvrefeuille; enfin une ferme jetée comme une oasis au sein de ce désert, élevant son palmier comme une vigie pour guider le voyageur dans la solitude.

La Suisse et le Tyrol n'ont pas eu pour moi cet aspect de création libre et primitive qui m'a tant charmé à Majorque. Il me semblait que, dans les sites les plus sauvages des montagnes helvétiques, la nature, livrée à de trop rudes influences atmosphériques, n'échappait à la main de l'homme que pour recevoir du ciel de plus dures contraintes, et pour subir, comme une âme fougueuse livrée à elle-même, l'esclavage de ses propres déchirements. A Majorque, elle fleurit sous les baisers d'un ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace, le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l'orage; et quoiqu'il n'y ait point, à vrai dire, de lieux déserts clans cette île, l'absence de chemins frayés lui donne un air d'abandon ou de révolte qui doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces d'Ataia ou de Chactas." (Un hiver à Majorque, 100-101.)

 

LES MAITRES SONNEURS (1853)

Cette œuvre appartient à cette grande fresque de la vie rustique. consacrée aux mœurs berrichonnes. et dont La Mare au Diable est la partie la plus célèbre. lci encore, comme dans ce dernier livre, le récit est présenté comme une histoire de jeunesse que raconte, à la veillée, le chanvreur Etienne Depardieu, son langage rustique et réaliste est tout émaillé de locutions populaires pittoresques. Le roman évoque une corporation itinérante, très répandue dans les campagnes du Centre voici un siècle, celle des sonneurs de cornemuse, constitués en associations quasi maçonniques. Et c`est, plus particulièrement, la peinture de

l'antagonisme opposant sonneurs berrichons (hommes de la plaine, pacifiques, un peu lourdauds, attachés à la tradition, dont l`art musical est assez pauvre) et sonneurs bourbonnais (bûcherons, muletiers, hommes rudes, vifs. querelleurs, dont la vielle et la cornemuse chantent l'indépendance, chère aux romantiques). La rencontre des sonneurs bourbonnais réveillera dans l'âme d`un pauvre enfant berrichon abandonné, Joseph ou Joset, qui passe pour un idiot de village. le sens de la belle musique. lnstruit par le muletier bourbonnais Hurel, Joset deviendra, avec son humble pipeau, un grand musicien ; certes, s`il ne quitte point sa province, il n`a pas moins reçu cet éclair de génie qui enflamme les plus grands artistes. Mais ses rivaux seront jaloux de lui et on le retrouvera un jour, mort dans un fossé, pendant que le peuple accusera une bande de ménétriers ambulants. 

Une histoire assez confuse, car une aventure d`amour s'y mêle (le muletier bourbonnais épousant finalement la cousine de Joset), mais la puissance d'évocation est très grande et George Sand a excellé à rendre avec pittoresque le langage des pays berrichons...

 

Un muletier du Bourbonnais, Huriel, traversant le Berry avec son troupeau, a laissé pâturer ses bêtes au hasard dans les champs. Grand émoi chez les paysans lésés, quoique d'antiques traditions autorisent en quelque sorte ces privautés. L'un d'eux, Tiennet, est sorti résolu à tirer sa vengeance. Un bon avis le fait rentrer. Mais il trouve chez lui un hôte, le fameux homme aux mulets. On s'explique...

 

"J'approchai de ma maison, bien décidé à ne me point coucher, quand il me parut y voir de la clarté. Je redoublai de jambes, et, trouvant grande ouverte la porte que j'avais laissée fermée au loque- toir, j'avançai sans froidir, et vis un homme dans ma cheminée, allumant sa pipe à une flambée qu'il s'était faite. Il se retourna pour me regarder aussi tranquillement que si j'entrais chez lui, et je recon- nus l'homme encharbonné que Joseph nommait Huriel.

Alors la colère me revint, et, fermant la porte derrière moi :

— C'est bien ! que je lis en m'avançant sur lui ; je suis content que vous veniez dans la gueule du loup. Nous allons nous dire deux mots, à cette heure.

— Trois, si vous voulez, fit-il en s'asseyant sur ses talons et en tirant le feu de sa pipe, dont le tabac était humide et ne prenait pas.

Et il ajouta, comme en se moquant :

— Il n'y a pas seulement chez vous une mauvaise pincette pour prendre la braise!

— Non, que je répondis; mais il y a une bonne ti'ique pour rabattre vos coutures.

— Pourquoi donc ça, s'il vous plaît? fit-il encore sans perdre une miette de son assurance. Vous êtes fâché que j'entre chez vous sans permission? Pourquoi n'y étiez- vous point? J'ai frappé à la porte, j'ai demandé du feu, ça ne se refuse jamais. Qui ne répond consent, j'ai poussé le loquet. Pourquoi n'avez-vous point de serrure, si vous craignez les voleurs? J'ai regardé vers les lits, j'ai trouvé maison vide; j'ai allumé ma pipe, et me voilà. Qu'est-ce que vous avez à dire?

En parlant comme je vous dis, il prit son fusil dans sa main comme pour en examiner la batterie, mais c'était bien pour me dire :

— Si vous êtes armé, je le suis pareillement, et nous serons à deux de jeu.

J'eus l'idée de le coucher en joue pour le tenir en respect; mais, à mesure que je regardais sa figure noircie, je lui trouvais un air si ouvert et un œil éveillé si bon enfant, que je sentais moins de colère que de fierté. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus, grand et fort, et qui, rasé et lavé, pouvait être joli garçon. Je posai mon fusil au long du mur, et m'approchant de lui sans crainte :

— Causons, lui dis-je en m'asseyant à son côté.

— A vos souhaits, fit-il, posant pareillement son arme.

— C'est vous qu'on nomme Huriel?

— Et vous Etienne Depardieu?

— D'où savez-vous mon nom?

— D'où vous savez le mien : de notre petit ami Joseph Picot.

— C'est donc à vous les mulets que je viens de prendre?

— Que vous venez de prendre? fit-il en se levant à moitié, d'étonnement.

Puis se mettant à rire :

— Vous plaisantez ! On ne prend pas mes mulets comme ça.

— Si fait, lui répondis-je, on les prend en emmenant le clairin.

— Ah! vous connaissez la manière? dit-il d'un air de défiance; mais les chiens?

— On ne craint pas les chiens quand on a un bon fusil dans la main.

— Auriez- vous tué mes chiens? fit-il encore en se levant tout à fait.

Et sa figure flamba de colère, d'où je vis que s'il était d'humeur joviale, il pouvait aussi être terrible à son moment.

— J'aurais pu tuer vos chiens, répondis-je; j'aurais pu emmener vos bêtes en fourrière dans une métairie où vous auriez trouvé une dizaine de bons gars pour parlementer. Je ne l'ai pas fait, parce que Joseph m'a remontré que vous étiez seul, et que, pour un dommage, c'était lâche de mettre un homme seul dans le cas de se faire tuer. J'ai écouté cette raison-là; mais nous voilà un contre un. Vos bêtes ont gâté mon champ et celui de ma sœur; de plus , vous venez d'entrer chez moi en mon absence, ce qui est malhonnête et insolent. Vous allez me faire excuse de votre comportement, me proposer indemnité pour le dommage de mon grain, ou bien...

— Ou bien quoi? dit-il en ricanant.

— Ou bien nous allons plaider selon les droits et coutumes du Berry, qui sont, je pense, les mêmes que ceux du Bourbonnais, quand on prend les poings pour avocats.

— C'est-à-dire au droit du plus fort? fit-il en retroussant ses manches. Ça me va mieux que d'aller devant les procureurs, et si vous êtes seul, si vous n'agissez pas en traître...

— Venez dehors, lui dis-je, vous verrez que je suis seul. Vous avez tort de me faire injure ; car, en entrant ici, je vous tenais au bout de mon fusil. Mais les armes sont faites pour tuer les loups et les chiens enragés. Je n'ai pas voulu vous traiter comme une bête, et, bien qu'à présent vous soyez en mesure de me fusiller aussi, je trouve qu'entre hommes c'est lâche de s'envoyer des balles, la force ayant été donnée aux humains pour s'en servir. Vous ne me paraissez pas plus manchot que moi, et si vous avez du cœur...

— Mon garçon, fit-il en me tirant auprès du feu pour me regarder, vous avez peut-être tort : vous êtes plus jeune que moi, et, encore que vous paraissiez sec et solide, je ne répondrai pas de votre peau. J'aimerais mieux que vous me parliez gentiment pour me réclamer votre dû, et vous en remettre à ma justice.

— En voilà assez, lui dis-je en lui faisant tomber son chapeau dans les cendres pour le fâcher; c'est le mieux cogné de nous deux qui sera le plus gentil tout à l'heure.

Il ramassa son chapeau tranquillement, le mit sur la table et dit :

— Quelles sont vos coutumes dans le pays d'ici?

— Entre jeunes gens, répondis-je, il n'y a ni malice ni traîtrise. On se toure à bras le corps, on tape où l'on peut sauf la figure. Celui qui prend un bâton ou une pierre est réputé coquin et assassin.

— C'est comme chez nous, fit-il. Marchons donc, j'ai intention de vous ménager; mais si j'y vas plus fort que je ne veux, rendez-vous, car il y a un moment, vous le savez, où on ne peut pas bien répondre de soi.

Quand nous fûmes dehors, à même l'herbe drue, nous mîmes habits bas pour ne nous point gâter inutilement, et commençâmes à nous tourner, en nous serrant les flancs et en nous enlevant l'un l'autre. J'avais avantage sur lui, pour ce qu'il était plus grand de toute la tête et que son grand abattage me donnait meilleure prise. D'ailleurs, il n'était pas échauffé, et, croyant avoir trop vite raison de moi, il ne donnait pas sa force; si bien que je le déracinai à la troisième suée, et l'étendis sous moi : mais là il reprit son avoir, et devant que j'eusse le temps de frapper, il se roula comme un serpent et m'enlaça si serré que j'en perdais mon soupir.

Pourtant je trouvai moyen de me relever avant lui, et de lui revenir sus. Quand il vit qu'il avait affaire à franche partie et attrapait du bon dans l'estomac et sur les épaules, il m'en porta de rudes, et je dois dire que son poing pesait comme un marteau de forge. Mais j'y serais mort plutôt que d'en rien sentir, et chaque fois qu'il me criait : "Rends-toi ! " le courage et le moyen me revenaient pour le payer en même argent. Si bien qu'un bon quart d'heure durant, la lutte sembla égale. Enfin, je sentis que je m'épuisais, tandis qu'il ne faisait que s'y mettre; car s'il n'avait pas les ressorts meilleurs que moi, il avait pour lui l'âge et le tempérament. Et, de fine force, je me trouvai dessous et bien battu, sans me pouvoir dégager. Nonobstant, je ne voulus crier merci, et quand il vit que je m'y ferais tuer, il se comporta en homme généreux.

— En voilà assez, fit-il en me lâchant le gosier; tu as la tête plus dure que les os, je vois ça? et je te les casserais avant de la faire céder. C'est bien! Puisque tu es un homme, soyons amis. Je te fais excuse d'être entré en ta maison; et, à cette heure, voyons les ravages que t'ont fait mes mules. Me voilà prêt à te payer aussi franchement que je t'ai battu. Après quoi, tu me donneras un verre de vin, afin que nous nous quittions bons camarades.

Le marché conclu, et quand j'eus empoché trois bons écus qu'il me donna pour moi et mon beau- frère, j'allai tirer du vin et nous nous mîmes à table. Trois pichets de deux pintes y passèrent, le temps de dire les grâces, car nous étions bien altérés au jeu que nous avions joué, et maître Huriel avait un coffre qui en tenait tant qu'on voulait. Il me parut bon compagnon, beau causeur et aimable à vivre au possible; et moi, ne voulant pas rester en arrière de paroles et d'actions, je remplissais son verre à chaque minute et lui faisais des jurements d'amitié à casser les vitres." (Les maîtres sonneurs, 70-75).

 

HISTOIRE DE MA VIE (1854-1855) 

Mémoires  en vingt volumes dont l'annonce de la rédaction fit naturellement une grande impression dans le monde littéraire de l`époque, on en attendit la publication avec une impatience qui n'était pas seulement curiosité littéraire. On crut qu`un succès de scandale se préparait. Lorsque les premiers volumes parurent, la déception fut immense. George Sand, dans ses Mémoires se montrait beaucoup plus réservée que dans sa vie : elle taisait les détails les plus osés de son existence et surtout parlait fort peu d`elle-même. L`Hístoire de ma vie est un ouvrage assez mal équilibré. car les ancêtres de la narratrice occupent, dans le récit, une part démesurément grande par rapport à celle que se réserva George Sand pour elle-même ; aussi a-t-on pu dire que le livre aurait dû s`appeler "Histoire de ma vie avant ma naissance". La biographie des aïeux de George Sand remplit près de dix volumes, depuis Auguste ll roi de Pologne, arrière-grand-père de Sand par la comtesse Aurore de Kœnigsmarck, le maréchal de Saxe et Mme Dupin de Francoeil, la grand-mère paternelle. Le volume qui est consacré à cette dernière, morte en 1821 seulement, est intéressant. Sans doute George Sand se retrouvait-elle dans sa grand-mère Dupin, femme du XVIIIe siècle, qui avait gardé l`élégance, l`esprit et la liberté mondaine de cette époque.

Si George Sand se montre particulièrement discrète sur ce qui touche à sa vie privée, elle ne garde pas la même pudeur lorsqu`elle évoque ses proches parents. Ainsi conte-t-elle longuement la jeunesse orageuse de sa mère, exposée à des "hasards effrayants" au cours de la campagne d`ltalie et qui nous est montrée quittant une "riche protection" pour suivre M. Sand. Au VIIIe volume, le lecteur touche à peine à l`époque de la naissance de l'auteur. Au Xe, la baronne Dudevant (la narratrice) quitte son mari et vient à Paris en compagnie de Jules Sandeau. L`histoire de sa jeunesse et de ses passions est voilée à l`extrême et il y a certainement plus d'exactitude, malgré la fiction, dans "Les Lettres d'un voyageur", "Le Secrétaire intime" et "Elle et Lui". On trouverait plutôt dans ses Mémoires une histoire des idées de George Sand, de son intelligence, la description de la genèse de son inspiration : il est curieux de voir comment elle savait faire des types de tout son entourage, recherchant la poésie avec Musset, la musique avec Liszt, la politique avec Michel de Bourges. Plus qu`un récit de sa vie, c`est l`histoire de son entourage qui nous est ici racontée ...

 

LA MERE DE GEORGE SAND - Maurice Dupin, le père de George Sand, héroïque et tête un peu folle, s'était épris d'une jeune Française qu'il avait rencontrée à Milan dans une de ses cajnpagnes. Divers incidents traversèrent cet amour romanesque et l'attisèrent. Maurice Dupin cacha longtemps sa passion à sa mère : la femme qu'il voulait épouser était d'humble origine, fille d'un pauvre oiselier. Il prévoyait les orages qui ne manquèrent pas de survenir lorsqu'il se fut marié en cachette, et que le secret fut découvert. Sa courte existence en fut dès lors assombrie. Mais il resta toujours sous le charme de cette fille du peuple, nature d'artiste à sa façon, riche organisation que George Sand s'est complue à décrire...

 

"Ma mère était une grande artiste manquée faute de développement. Je ne sais à quoi elle eût été propre spécialement, mais elle avait pour tous les arts et pour tous les métiers une aptitude merveilleuse. Elle n'avait rien appris, elle ne savait rien; ma grand'mère lui reprocha son orthographe barbare et lui dit qu'il ne tiendrait qu'à elle de la corriger. Elle se mit, non à apprendre la grammaire, il n'était plus temps, mais à lire avec attention, et peu après elle écrivait presque correctement et dans un style si naïf et si joli, que ma grand'-mère, qui s'y connaissait, admirait ses lettres. Elle ne connaissait seulement pas les notes, mais elle avait une voix ravissante, d'une légèreté et d'une fraîcheur incomparables, et ma grand'mère se plaisait à l'entendre chanter, toute grande musicienne qu'elle était. Elle remarquait le goût et la méthode naturelle de son chant. Puis, à Nohant, ne sachant comment remplir ses longues journées, ma mère se mit à dessiner, elle qui n'avait jamais touché un crayon. Elle le fît d'instinct, comme tout ce qu'elle faisait, et après avoir copié très adroitement plusieurs gravures, elle se mit à faire des portraits à la plume et à la gouache, qui étaient ressemblants et dont la naïveté avait toujours du charme et de la grâce. Elle brodait un peu gros, mais avec une rapidité si incroyable qu'elle fit à ma grand'mère, en peu de jours, une robe de percale brodée tout entière du haut en bas, comme on en portait alors. Elle faisait toutes nos robes et tous nos chapeaux, ce qui n'était pas merveille, puisqu'elle avait été longtemps modiste; mais c'était inventé et exécuté avec une promptitude, un goût et une fraîcheur incomparables. Ce qu'elle avait entrepris le matin, il fallait que ce fût prêt pour le lendemain, eut-elle dû y passer la nuit, et elle portait dans les moindres choses une ardeur et une puissance d'attention qui paraissaient merveilleuses à ma grand'mère, un peu nonchalante d'esprit et maladroite de ses mains, comme l'étaient alors les grandes dames. Ma mère savonnait, elle repassait, elle raccommodait toutes nos nippes elle-même avec plus de prestesse et d'habileté que la meilleure ouvrière de profession. Jamais je ne lui ai vu faire d'ouvrages inutiles et dispendieux comme ceux que font les dames riches. Elle ne faisait ni petites bourses, ni petits écrans, ni aucun de ces brimborions qui coûtent plus cher quand on les fait soi- même qu'on ne les payerait tout faits chez un marchand; mais pour une maison qui avait besoin d'économie, elle valait dix ouvrières à elle seule. Et puis elle était toujours prête à entreprendre toutes choses. Ma grand'mère avait-elle cassé sa boîte à ouvrage, ma mère s'enfermait une journée dans sa chambre, et à dîner elle lui apportait une boite en cartonnage, coupée, collée, doublée et confectionnée par elle de tous points. Et il se trouvait que c'était un petit chef-d'œuvre de goût. Il en était de tout ainsi. Si le clavecin était dérangé, sans connaître ni le mécanisme, ni la tablature, elle remettait des cordes, elle recollait des touches, elle rétablissait l'accord. Elle osait tout et réussissait à tout. Elle eût fait des souliers, des meubles, des serrures, s'il l'avait fallu. Ma grand'mère disait que c'était une fée, et il y avait quelque chose de cela. Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop poétique, ni trop vulgaire, ni trop pénible, ni trop fastidieuse; seulement elle avait horreur des choses qui ne servent à rien et disait tout bas que c'étaient des amusements de vieille comtesse.

C'était donc une organisation magnifique. Elle avait tant d'esprit naturel, que, quand elle n'était pas paralysée par sa timidité, qui était extrême avec certaines gens, elle en était étincelante. Jamais je n'ai entendu railler et critiquer comme elle savait le faire, et il ne faisait pas bon de lui avoir déplu. Quand elle était bien à son aise, c'était le langage incisif, comique et pittoresque de l'enfant de Paris, auquel rien ne peut être comparé chez aucun peuple du monde, et au milieu de tout cela, il y avait des éclairs de poésie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s'en rend compte et qu'on sait les dire. Elle n'avait aucune vanité de son intelligence et ne s'en doutait même pas. Elle était sûre de sa beauté sans en être fière, et disait naïvement qu'elle n'avait jamais été jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partagée sous ce rapport-là. Mais ce qui la tourmentait, par rapport à mon père, c'était la supériorité d'intelligence et d'éducation qu'elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve combien elle était modeste naturellement; car les dix-neuf vingtièmes des femmes que j'ai connues dans toutes les positions sociales étaient de véritables idiotes auprès d'elle. J'en ai vu qui la regardaient par-dessus l'épaule et qui, en la voyant réservée et craintive, s'imaginaient qu'elle avait honte de sa sottise et de sa nullité; mais qu'elles eussent essayé de piquer l'épiderme, le volcan eût fait irruption et les eût lancées un peu loin.

Avec tout cela, il faut bien le dire, c'était la personne la plus difficile à manier qu'il y eût au monde.

Elle était pleine de contrastes, c'est pour cela qu'elle a été beaucoup aimée et beaucoup haïe; c'est pour cela qu'elle a beaucoup aimé et beaucoup haï elle-même. A certains égards, j'ai beaucoup d'elle, mais en moins bon et en moins rude : je suis une empreinte très affaiblie par la nature, ou très modifiée par l'éducation. Je ne suis capable ni de ses rancunes ni de ses éclats; mais quand du mauvais mouvement je reviens au bon, je n'ai pas le même mérite, parce que mon dépit n'a jamais été de la fureur et mon éloignement jamais de la haine. Pour passer ainsi d'une passion extrême à une autre, pour adorer ce qu'on vient de maudire et caresser ce qu'on a brisé, il faut une rare puissance. J'ai vu cent fois ma mère outrager jusqu'au sang, et puis tout à coup reconnaître qu'elle allait trop loin, fondre en larmes et relever jusqu'à l'adoration ce qu'elle avait injustement foulé aux pieds.

(Hist. de ma vie, II, 244-246)

 

BELLE-MÉRE ET BELLE-FILLE - Rien ne contrastait plus que le caractère des deux femmes entre lesquelles George Sand devait partager son enfance, sa mère et sa grand'mère. Le spectacle de ces luttes passionnées dont elle était l'enjeu surexcita de bonne heure la sensibilité de l'enfant, et l'inclina à la mélancolie...

 

"Ma grand'mère n'avait peut-être jamais eu l'intention formelle de plaider contre son fils. En eût- elle conçu le projet, elle n'en aurait certes pas eu le courage. Elle fut probablement soulagée de la moitié de sa douleur en renonçant à ses velléités hostiles, car on double son propre mal en tenant rigueur à ce qu'on aime. Elle voulut cependant passer encore quelques jours sans voir son fils, sans doute afin d'épuiser les résistances de son propre esprit et de prendre de nouvelles informations sur sa belle-fille. Mais mon père découvrit que sa mère était à Paris; il comprit qu'elle savait tout et me chargea de plaider sa cause. Il me prit dans ses bras, monta dans un fiacre, s'arrêta à la porte de la maison où ma grand'mère était descendue, gagna en peu de mots les bonnes grâces de la portière, et me confia à cette femme, qui s'acquitta de la commission ainsi qu'il suit.

Elle monta à l'appartement de ma bonne maman, et, sous le premier prétexte venu, demanda à lui parler. Introduite en sa présence, elle lui parla de je ne sais quoi, et tout en causant, elle s'interrompit pour lui dire :

— Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'mère! Sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en suis si heureuse que je ne peux pas m'en séparer un instant.

— Oui, elle est très fraîche et très forte, dit ma grand'mère en cherchant sa bonbonnière.

Et tout aussitôt la bonne femme, qui jouait fort bien son rôle, me déposa sur les genoux de la bonne maman, qui m'offrit des friandises, et commença à me garder avec une sorte d'étonnement et d'émotion. Tout à coup elle me repoussa en s'écriant :

— Vous me trompez, cette enfant n'est pas à vous; ce n'est pas à vous qu'elle ressemble!... Je sais, je sais ce que c'est!...

Effrayée du mouvement qui me chassait du sein maternel, il paraît que je me mis non à crier, mais à pleurer de vraies larmes qui firent beaucoup d'effet.

— Tiens, mon pauvre cher amour, dit la portière en me reprenant, on ne veut pas de toi, allons- nous-en.

Ma pauvre bonne maman fut vaincue.

— Rendez-la-moi, dit-elle. Pauvre enfant, tout cela n'est pas sa faute! Et qui a apporté cette petite?

— Monsieur votre fils lui-même, madame; il attend en bas, je vais lui reporter sa fille. Pardonnez-moi si je vous ai offensée; je ne savais rien, je ne sais rien, moi! J'ai cru vous faire plaisir, vous taire une belle surprise...

— Allez, allez, ma chère, je ne vous en veux pas, dit ma grand'mère; allez chercher mon fils et laissez-moi l'enfant.

Mon père monta les escaliers quatre à quatre. Il me trouva sur les genoux, contre le sein de ma bonne maman, qui pleurait en s'efforçant de me faire rire. On ne m'a pas raconté ce qui se passa entre eux, et comme je n'avais que huit ou neuf mois, il est probable que je n'en tins pas note. Il est probable aussi qu'ils pleurèrent ensemble et s'aimèrent d'autant plus. Ma mère, qui m'a raconté cette première aventure de ma vie, m'a dit que lorsque mon père me ramena auprès d'elle, j'avais dans les mains une belle bague avec un gros rubis, que ma bonne maman avait détachée de son doigt en me chargeant de la mettre à celui de ma mère, ce que mon père me fit observer religieusement.

Quelque temps se passa encore cependant avant que ma grand'mère consentît à voir sa belle- fille; mais déjà le bruit se répandait que son fils avait fait un mariage disproportionné, et le refus qu'elle faisait de la recevoir devait nécessairement amener des inductions fâcheuses contre ma mère, contre mon père par conséquent Ma bonne maman fut effrayée du tort que sa répugnance pouvait faire à son fils. Elle reçut la tremblante Sophie, qui la désarma par sa soumission naïve et ses tendres caresses. Le mariage religieux fut célébré sous les yeux de ma grand'mère, après quoi un repas de famille scella officiellement l'adoption de ma mère et la mienne.

Je dirai plus tard, en consultant mes propres souvenirs, qui ne peuvent me tromper, l'impression que ces deux femmes si différentes d'habitudes et d'opinions produisaient l'une sur l'autre. Il me suffira de dire, quant à présent, que, de part et d'autre, les procédés furent excellents, que les doux noms de mère et de fille furent échangés, et que si le mariage de mon père fit un petit scandale entre les personnes d'un entourage intime assez restreint, le monde que mon père fréquentait ne s'en occupa nullement et accueillit ma mère sans lui demander compte de ses aïeux ou de sa fortune. Mais elle n'aima jamais le monde et ne fut présentée à la cour de Murât que contrainte et forcée, pour ainsi dire, par les fonctions que mon père remplit plus tard auprès de ce prince.

Ma mère ne se sentit jamais ni humiliée ni honorée de se trouver avec des gens qui eussent pu se croire au-dessus d'elle. Elle raillait finement l'orgueil des sots, la vanité des parvenus, et, se sentant peuple jusqu'au bout des ongles, elle se croyait plus noble que tous les patriciens et les aristocrates de la terre. Elle avait coutume de dire que ceux de sa race avaient le sang plus rouge et les veines plus larges que les autres, ce que je croirais assez, car si l'énergie morale et physique constitue en réalité l'excellence des races, on ne saurait nier que cette énergie ne soit condamnée à diminuer dans celles qui perdent l'habitude du travail et le courage de la souffrance. Cet aphorisme ne serait certainement pas sans exception, et l'on peut ajouter que l'excès du travail et de la souffrance énerve l'organisation tout aussi bien que l'excès de la mollesse et de l'oisiveté. Mais il est certain, en général, que la vie part du bas de la société et se perd à mesure qu'elle monte au sommet, comme la sève dans les plantes.

Ma mère n'était point de ces intrigantes hardies, dont la passion secrète est de lutter contre les pré- jugés de leur temps, et qui croient se grandir en s'accrochant, au risque de mille affronts, à la fausse grandeur du monde. Elle était mille fois trop fière pour s'exposer même à des froideurs. Son attitude était si réservée qu'elle semblait timide ; mais si on essayait de l'encourager par des airs protecteurs, elle devenait plus que réservée, elle se montrait froide et taciturne. Son maintien était excellent avec les personnes qui lui inspiraient un respect fondé; elle était alors prévenante et charmante; mais son véritable naturel était enjoué, taquin, actif, et par-dessus tout ennemi de la contrainte. Les grands dîners, les longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre; mais, dans son intérieur, comme dans ses courses, il lui fallait l'intimité, la confiance, des relations d'une sincérité complète, la liberté absolue de ses habitudes et de l'emploi de son temps. Elle vécut donc toujours retirée, et plus soigneuse de s'abstenir de connaissances gênantes que jalouse d'en faire d'avantageuses. C'était bien là le fond du caractère de mon père, et, sous ce rapport, jamais époux ne furent mieux assortis. Ils ne se trouvaient heureux que dans leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques bâillements, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home nécessaire." (Hist. de ma vie, II, 114-118).

 

TOUTE MA VIE J'AVAIS EU UN ROMAN EN TRAIN DANS LA CERVELLE ... Nulle vocation n'a été plus irrésistible que celle que George Sand. Ce sont des événements privés qui l'ont amenée à écrire pour le public; mais elle a toujours composé des romans par instinct. Elle trouvait partout matière à roman. Dès l'enfance, cette force d'illusion se manifeste; dès l'adolescence, elle prend corps dans ses compositions écrites...

 

"Ma mère avait des idées religieuses que le doute n'effleura jamais, vu qu'elle ne les examina jamais. Elle ne se mettait donc nullement en peine de me présenter comme vraies ou comme emblématiques les notions du merveilleux qu'elle me versait à pleines mains, artiste et poète qu'elle était elle-même sans le savoir, croyant dans sa religion à tout ce qui était beau et bon, rejetant tout ce qui était sombre et menaçant, et me parlant des trois Grâces et des neuf Muses avec autant de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages.

Que ce soit éducation, insufflation ou prédisposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionnément avant que j'eusse fini d'apprendre à lire. Voici comment.

Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de fées, les mots imprimés, même dans le style le plus élémentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le récit que j'arrivais à comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon propre mouvement, je ne lisais pas, j'étais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais dans les livres que les images; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma petite tête, et j'y rêvais au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où je me trouvais. Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au poêle avec le feu, ma mère, qui n'avait pas de servante et que je vois toujours occupée à coudre, ou à soigner le pot-au- feu, ne pouvait se débarrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait inventée, à savoir quatre chaises avec une chaufferette sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatiguée, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin. C'étaient des chaises garnies en paille, et je m'évertuais à les dégarnir avec mes ongles; il faut croire qu'on les avait sacrifiées à mon usage. Je me rappelle que j'étais encore si petite, que pour me livrer à cet amusement j'étais obligée de monter sur la chaufferette : alors je pouvais appuyer mes coudes sur les sièges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse; mais, tout en cédant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours resté, je ne pensais nullement à la paille des chaises; je composais à haute voix d'interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions, ma mère m'en a parlé mille fois et longtemps avant que j'eusse la pensée d'écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C'est un défaut que j'ai bien conservé, à ce qu'on dit; car, pour moi, j'avoue que je me rends peu compte de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme à quatre ans, un laisser-aller invincible dans ce genre de création.

Il paraît que mes histoires étaient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle était obsédée. Il y avait toujours un canevas dans le goût des contes de fées, et pour personnages principaux, une bonne fée, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de méchants êtres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pensée riante et optimiste comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'était la durée de ces histoires et une sorte de suite, car j'en reprenais le fil là où il avait été interrompu la veille. Peut-être ma mère écoutant machinalement et comme malgré elle ces longues divagations, m'aidait-elle à son insu à m'y retrouver. Matante se souvient aussi de ces histoires et s'égaye à ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent :

— Eh bien, Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la forêt? Ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d'or?

— Laisse-la tranquille, disait ma mère, je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises.

Je me rappelle d'une manière plus nette l'ardeur que je prenais aux jeux qui simulaient une action véritable. J'étais maussade pour commencer. Quand ma sœur ou la fille aînée du vitrier venaient me provoquer aux jeux classiques de pied de bœuf ou de la main chaude, je n'en trouvais aucun à mon gré ou je m'en lassais vite. Mais avec ma cousine Clotilde ou les autres enfants de mon âge, j'arrivais d'emblée aux jeux qui flattaient ma fantaisie. Nous simulions des batailles, des fuites à travers ces bois qui jouaient un si grand rôle dans mon imagination. Et puis l'une de nous était perdue, les autres la cherchaient et l'appelaient. Elle était endormie sous un arbre, c'est-à-dire sous le canapé. On venait à son aide; l'une de nous était la mère des autres ou le général, car l'impression militaire du dehors pénétrait forcément jusque dans notre nid, et plus d'une fois j'ai fait l'empereur et j'ai commandé sur le champ de bataille. On mettait en lambeaux les poupées, les bonshommes et les ménages, et il paraît que mon père avait l'imagination aussi jeune que nous, car il ne pouvait souffrir celte représentation microscopique des scènes d'horreur qu'il voyait à la guerre. Il disait à ma mère : « Je t'en prie, donne un coup de balai au champ de bataille de ces enfants; c'est une manie, mais cela me fait mal de voir par terre ces bras, ces jambes et toutes ces guenilles rouges. »

Nous ne nous rendions pas compte de notre férocité, tant les poupées et les bonshommes souffraient patiemment le carnage. Mais en galopant sur nos coursiers imaginaires et en frappant de nos sabres invisibles les meubles et les jouets, nous nous laissions emporter à un enthousiasme qui nous donnait la fièvre. On nous reprochait nos jeux de garçons, et il est certain que ma cousine et moi nous avions l'esprit avide d'émotions viriles. Je me retrace particulièrement un jour d'automne où le dîner étant servi, la nuit s'était faite dans la chambre. Ce n'était pas chez nous, mais à Chaillot, chez ma tante, à ce que je puis croire, car il y avait des rideaux de lit, et chez nous il n'y en avait pas. Nous nous poursuivions l'une l'autre à travers les arbres, c'est-à-dire sous les plis du rideau, Clotilde et moi; l'appartement avait disparu à nos yeux, et nous étions véritablement dans un sombre paysage à l'entrée de la nuit. On nous appelait pour dîner, et nous n'entendions rien. Ma mère vint me prendre dans ses bras pour me porter à table, et je me rappellerai toujours l'étonnement où je fus en voyant les lumières, la table et les objets réels qui m'environnaient. Je sortais positivement d'une hallucination complète et il me coûtait d'en sortir si brusquement. Quelquefois, étant à Chaillot, je croyais être chez nous à Paris, et réciproquement. Il me fallait faire souvent un effort pour m'assurer du lieu où j'étais, et j'ai vu ma fille enfant subir cette illusion d'une manière très prononcée.

Vers l'âge de douze ans, je m'essayai à écrire; mais cela ne dura qu'un instant; je fis plusieurs descriptions, une de la vallée Noire, vue d'un certain endroit où j'allais souvent me promener, et l'autre d'une nuit d'été avec un clair de lune. C'est tout ce que je me rappelle, et ma grand'mère eut la bonté de déclarer à qui voulait la croire que c'était des chefs-d'œuvre. D'après les phrases qui me sont restées dans la mémoire, ces chefs-d'œuvre-là étaient bons à mettre au cabinet. Mais ce que je me rappelle avec plus de plaisir, c'est que, malgré les imprudents éloges de ma bonne maman, je ne fus nullement enivrée de mon petit succès. J'avais dès lors un sentiment que j'ai toujours conservé : c'est qu'aucun art ne peut rendre le charme et la fraîcheur de l'impression produite par les beautés de la nature, de même que rien dans l'expression ne peut atteindre à la force et à la spontanéité de nos émotions intimes. Il y a dans l'âme quelque chose de plus que dans la forme. L'enthousiasme, la rêverie, la passion, la douleur n'ont pas d'expression suffisante dans le domaine de l'art, quel que soit l'art, quel que soit l'artiste. J'en demande pardon aux maîtres : je les vénère et les chéris, mais ils ne m'ont jamais rendu ce que la nature m'a donné, ce que moi-même j'ai senti mille fois l'impossibilité de rendre aux autres. L'art me semble une aspiration éternellement impuissante et incomplète, de même que toutes les manifestations humaines. Nous avons, pour notre malheur, le sentiment de l'infini, et toutes nos expressions ont une limite rapidement atteinte; ce sentiment même est vague en nous et les satisfactions qu'il nous donne sont une espèce de tourment.

L'art moderne l'a bien senti, ce tourment de l'impuissance, et il a cherché à étendre ses moyens en littérature, en musique, en peinture. L'art a cru trouver dans les formes nouvelles du romantisme une nouvelle puissance d'expansion. L'art a pu y gagner, mais l'âme humaine n'élève ses facultés que relativement, et la soif de la perfection, le besoin de l'infini restent les mêmes, éternellement avides, éternellement inassouvis. C'est pour moi une preuve irréfutable de l'existence de Dieu. Nous avons le désir inextinguible du beau idéal : donc le désir d'un but. Ce but n'existe nulle part à notre portée, ce but est l'infini, ce but est Dieu.

L'art est donc un effort plus ou moins heureux pour manifester des émotions qui ne peuvent jamais l'être complètement, et qui, par elles-mêmes, dépassent toute expression. Le romantisme, en augmentant les moyens, n'a pas reculé la limite des facultés humaines. Une grêle d'épithètes, un déluge de notes, un incendie de couleurs ne témoignent et n'expriment rien de plus qu'une forme élémentaire et naïve. J'ai beau faire, j'ai le malheur de ne rien trouver, dans les mots et dans les sons, de ce qu'il y a dans un rayon du soleil ou dans un murmure de la brise.

Et pourtant l'art a des manifestations sublimes et je ne saurais vivre sans les consulter sans cesse; mais plus ces manifestations sont grandes, plus elles excitent en moi la soif d'un mieux et d'un plus que personne ne peut me donner et que je ne puis pas me donner moi-même, parce qu'il faudrait, pour exprimer ce plus et ce mieux, un chiffre qui n'existe pas pour nous et que l'homme ne trouvera probablement jamais.

J'en reviens à dire plus clairement et plus positivement que rien de ce que j'ai écrit dans ma vie ne m'a jamais satisfaite, pas plus mes premiers essais à l'âge de douze ans, que les travaux littéraires de ma vieillesse, et qu'il n'y a à cela aucune modestie de ma part. Toutes les fois que j'ai vu et senti quelque sujet d'art, j'ai espéré, j'ai cru naïvement que j'allais le rendre comme il était venu. Je m'y suis jetée avec ardeur; j'ai rempli ma tâche parfois avec un vif plaisir, et parfois, en écrivant la dernière page, je me suis dit : a Oh! cette fois, c'est bien réussi! » Mais, hélas! je n'ai jamais pu relire l'épreuve sans me dire : « Ce n'est pas du tout cela, je l'avais rêvé, senti et conçu tout autrement; c'est froid, c'est à côté, c'est trop dit et ce ne l'est pas assez ». Et, si l'ouvrage n'avait pas toujours été la propriété d'un éditeur, je l'aurais mis dans un coin avec le projet de le refaire, et je l'y aurais oublié pour en essayer un autre.

Je sentis donc, dès la première tentative littéraire de ma vie, que j'étais au-dessous de mon sujet, et que mes mots et mes phrases le gâtaient pour moi- même. On envoya à ma mère une de mes descriptions pour lui faire voir comme je devenais habile et savante; elle me répondit : Tes belles phrases m'ont bien fait rire; j'espère que tu ne vas pas te mettre à me parler comme ça. Je ne fus nullement mortifiée de l'accueil fait par elle à mon élucubration poétique; je trouvai qu'elle avait parfaitement raison, et je lui répondis : « Sois tranquille, ma petite mère, je ne deviendrai pas une pédante, et, quand je voudrai te dire que je t'aime, que je t'adore, je te le dirai tout bonnement comme le voilà dit. »

Je cessai donc d'écrire mais le besoin d'inventer et de composer ne m'en tourmentait pas moins. Il me fallait un monde de fictions, et je n'avais jamais cessé de m'en créer un que je portais partout avec moi dans mes promenades, dans mon immobilité, au jardin, aux champs, dans mon lit, avant de m'endormir, et en m'éveillant, avant de me lever. Toute ma vie j'avais eu un roman en train dans la cervelle, auquel j'ajoutais un chapitre plus ou moins long aussitôt que je m« trouvais seule, et pour lequel j'amassais sans cesse des matériaux. Mais pourrai-je donner une idée de cette manière de composer que j'ai perdue et que je regretterai toujours, car c'est la seule qui ait réalisé jamais ma fantaisie?

Je ne donnerais aucun développement au récit de cette fantaisie de mon cerveau, si je croyais qu'elle n'eût été qu'une bizarrerie personnelle. Car mon lecteur doit remarquer que je me préoccupe beaucoup plus de lui faire repasser et commenter sa propre existence, celle de nous tous, que de l'intéresser à la mienne propre; mais j'ai lieu de croire que mon histoire intellectuelle est celle de la génération à laquelle j'appartiens, et qu'il n'est aucun de nous qui n'ait fait, dès son jeune âge, un roman ou un poème.

J'avais bien vingt-cinq ans, lorsque voyant mon frère griffonner beaucoup, je lui demandai ce qu'il faisait, ce Je cherche, me dit-il, un roman moral dans le fond, comique dans la forme : mais je ne sais pas écrire, et il me semble que tu pourrais rédiger ce que j'ébauche. » Il me lit part de son plan, que je trouvai trop sceptique et dont les détails me rebutèrent. Mais, à ce propos, je lui demandai depuis quand il avait cette fantaisie de faire un roman.

— Je l'ai toujours eue, répondit-il. Quand j'y rêve, il me passionne et me divertit quelquefois tant, que j'en ris tout seul. Mais, quand je veux y mettre de l'ordre, je ne sais pas par où commencer, par où finir. Tout cela se brouille sous ma plume. L'expression me manque, je m'impatiente, je me dégoûte, je brûle ce que je viens d'écrire, et j'en suis débarrassé pour quelques jours. Mais bientôt cela revient comme une fièvre. J'y pense le jour, j'y pense la nuit, et il faut que je gribouille encore, sauf à brûler toujours.

— Que tu as tort, lui dis-je, de vouloir donner une forme arrêtée, un plan régulier à ta fantaisie! Tu ne vois donc pas que tu lui fais la guerre, et que, si tu renonçais à la jeter hors de toi, elle serait toujours en toi active, riante et féconde? Que ne fais- tu comme moi, qui n'ai jamais gâté l'idée que je me suis faite de ma création en cherchant à la formuler?

— Ah çà, dit-il, c'est donc une maladie que nous avons dans le sang? Tu pioches donc aussi dans le vide? Tu rêvasses donc aussi comme moi? Tu ne me l'avais jamais dit.

J'étais déjà fâchée de m'être trahie, mais il était trop tard pour se raviser."

(Hist. de ma vie II, 166-169, et III, 9-14.)

 

JEAN DE LA ROCHE (1859)

Le roman de "Jean de la Roche", dépouillé et poétique, nous raconte l'histoire d'un amour malheureux et persévérant, qui est enfin récompensé. Car les romans de George Sand ont tous une fin heureuse, conforme au secret désir du lecteur, et digne du cœur charitable de l'écrivain. Jean de la Roche s'est épris d'une jeune Anglaise établie avec sa famille en Auvergne, Love Butler; il l'a demandée en mariage, sans succès. Dans sa douleur il s'expatrie, court cinq ans le monde, vieillit beaucoup, endort ses regrets, croit les avoir éteints. Alors le mal du pays le prend, il revient : « J'en vins à rêver une famille, des enfants à élever, des amis à retrouver, et mon rocher d'Auvergne, qui me semblait si petit à travers de grands espaces à franchir, m'apparut comme un phare qui me rappelait obstinément. J'avais accompli ma tâche, j'avais subi mon martyre, et s'il m'était interdit de vivre sous l'étoile du bonheur, du moins j'avais le droit de revenir pleurer tout bas dans mon berceau. » A peine, arrivé, il apprend que Love habite toujours les environs, n'est toujours pas mariée. Son ancienne passion se réveille sourdement. Il veut se rapprocher de Butler, observer Love sans en être reconnu. Il se déguise (on se déguise beaucoup chez George Sand), se donne pour un porteur de chaise, et s'engage à la suite de la famille Butler dans une excursion aux environs du Mont-Dore. Il lui rend naturellement cent services, en vrai héros de roman qu'il est, se fait apprécier pour son courage ou sa sagesse, accompagne Love partout, mais ne parvient pas encore à déchiffrer l'énigme de son cœur. Il va peut-être se décourager, lorsque, l'observant à la dérobée, il lui voit répandre une larme furtive pendant une visite au pittoresque château de Murol. Le lecteur peut dès lors augurer du dénouement....

 

"A l'intérieur, le château de Murol est d'une étendue et d'une complication fantastiques. Ce ne sont que passages hardis franchissant des brèches de rocher à donner le vertige, petites et grandes salles, les unes gisant en partie sur les herbes des préaux, les autres s'élevant dans les airs sans escaliers qui s'y rattachent; tourelles et poternes échelonnées en zigzag jusque sur la déclivité du monticule qui porte le dyke; portes richement fleuronnées d'armoiries et à moitié ensevelies dans les décombres; logis élégants de la Renaissance cachés, avec leurs petites niches mystérieuses, dans les vastes flancs de l'édifice féodal, et tout cela brisé, disloqué, mais luxuriant de plantes sauvages aux arômes pénétrants, et dominant un pays qui trouve encore moyen d'être adorable de végétation, tout en restant bizarre de forme et âpre de caractère. C'est là que je vis Love assise près d'une fenêtre vide de ses croisillons, et d'où l'on découvrait tout l'ensemble de la vallée. J'étais immobile, très près d'elle, dans un massif de sureaux qui remplissait la moitié de la salle. Love était seule. Son père était resté en dehors pour examiner la nature des laves. Hope courait de chambre en chambre, au rez-de-chaussée, avec le domestique...."

 

LE MARQUIS DE VILLEMER (1861).

La vieille marquise de Villemer a deux fils, l'un, le duc d`Aleria, né d`un premier mariage malheureux avec un noble espagnol, l`autre. le marquis de Villemer, né d`une seconde et plus heureuse union. Le premier, mondain et brillant, est l`idole des femmes et dépense allègrement sa fortune ainsi que celle de sa mère; l`autre, au contraire. s`adonne à des études historiques. Une jeune fille, belle, noble et pauvre, Caroline de Saint-Geneix, entre chez la marquise comme dame de compagnie et les deux frères subissent également son charme. Toutefois le duc d`Aleria, comprenant tout ce qu`elle représente pour son frère, fait l`impossible pour assurer le bonheur de celui-ci. Mais une fausse amie de Caroline la calomnie auprès de la marquise, l'accusant d'une intrigue avec le duc. La jeune fille, ayant eu connaissance de la chose, s`enfuit et va se réfugier dans un village où la marquise la retrouvera après de nombreuses vicissitudes. Entre-temps, la perfide amie a été démasquée et Caroline, entièrement réhabilitée, est accueillie par la vieille dame avec une tendresse maternelle. 

Ce livre ne compte pas parmi les meilleurs romans de George Sand bien qu`il ait connu le succès. ll appartient à la dernière période de l`auteur, caractérisée par un optimisme trop facile. ll faut toutefois noter la vivacité du récit et la qualité de nombreux détails. George Sand en tira une comédie...

 

NANON (1872)

Après la Commune de 1871, George Sand essaie, dans "Nanon", de peindre les premiers effets de la Révolution française sur les âmes simples des paysans. Son livre est vrai et profond, quoique ce soit sans doute un roman, ou un récit idéalisé, que l'histoire de la vieille Nanon racontée par elle-même. L'action a pour centre un prieuré dont les domaines deviennent biens nationaux. Les personnages sont un vieux prieur assermenté fort sage, un jeune novice d'origine noble et ouvert aux idées modernes, Nanon la paysanne, dont ce « petit frère » fait l'éducation, et qui se recommande par toutes les vertus d'un cœur droit, et  enfin, un avocat jacobin, figure très vivante. Les moines d'un côté, la population de l'autre forment les deux foules jadis hostiles, aujourd'hui réconciliées dans l'esprit de la Fédération. Si 89 fut dans les campagnes l'année de la grand-peur, l'année suivante fut celle de l'espérance, de la fraternité, de la charité. Un grand sentiment humain traversera les masses ... 

"toute la France faisait cette fête qu'on appelait fête de la Fédération. Le petit frère m'expliqua que l'on se réjouissait surtout d'avoir une seule et même loi pour toute la France, et il me fit comprendre que, de ce moment, nous étions tous enfants de la même patrie. Il en paraissait heureux comme jamais je ne l'avais vu et sa joie passa dans mon cœur, malgré le peu de connaissance que j'avais encore pour juger un si grand événement. La fête fut très étonnante dans notre paroisse sauvage, perdue au fond des montagnes. D'abord on ne disait déjà plus la paroisse, on disait la commune depuis qu'on n'était plus aux moines et qu'on avait nommé des municipaux. Les moines regardaient faire, et, soit bêtise, soit malice, on n'a jamais bien su lequel, ils se disaient contents de tout ce qui arrivait. Il y en avait deux jeunes, pas si jeunes que le petit frère, car ils avaient prononcé leurs vœux, qui paraissaient s'ennuyer beaucoup de leur état et qui souhaitaient de s'en retirer depuis qu'ils savaient qu'ils le pouvaient. Le jour de la fête, ils décidèrent les vieux à ouvrir les portes du moutier à la municipalité et aux habitants, pour qu'on pût fêter la Fédération dans un grand local avec des abris en cas d'orage...."

 

 

1864, Félix Nadar, immortalise le visage de George Sand, elle avait alors 60 ans, et voulait "corriger" les premiers clichés réalisés en 1852 par le daguerréotypiste parisien Pierre-Ambroise Richebourg ...

Et pour ne pas finir, Alexandre Dumas fils, dans sa Préface du "Fils Naturel", revient sur George Sand qu'il a si bien connue ...

« Il est midi, l'heure où l'on voit tout! Regardez cette femme qui descend les marches de son perron. Elle a les cheveux grisonnants sous son petit chapeau de paille; elle est toute seule, elle se promène au soleil, doucement; elle contemple son horizon vulgaire ; elle écoute les bruits vagues de la nature ; elle s'amuse à suivre de l'œil les nuées... Elle cause avec le jardinier; elle se penche pour respirer ses fleurs qu'elle se garde bien de cueillir; elle s'arrête, elle écoute! Quoi? Elle n'en sait rien elle-même! quelque chose qui n'est pas encore et qui sera un jour. Elle s'assied sur son banc de pierre. Elle ne bouge plus. La voilà fondue dans l'immensité, la voilà plante, étoile, brise, océan, âme! Elle se souvient! Elle devine! Tout ce que l'on entend au milieu des flots, elle l'entend sous son dôme de lilas, et les oiseaux, et les tempêtes, et tout ce qui chante, et tout ce qui pleure, et tout ce qui rit. Elle va errer, regarder, écouter ainsi, sans bien savoir ce qu'elle accomplit, somnambule de jour, et, à mesure que l'ombre gagnera la plaine - comme ces plantes qui se sont imprégnées du matin au soir de rosée et de rayons, de pluie et de soleil, et qui ne s'ouvrent et n'exhalent leurs parfums que la nuit, - la nuit, cette femme restituera au monde de l'âme et de l'esprit tout ce qu'elle a reçu du monde matériel et visible; car, cette femme, elle pense comme Montaigne, elle rêve comme Ossian, elle écrit comme Jean-Jacques ...»

Cette communion avec la nature, George Sand elle-même nous en parle : "J'ai passé, écrit- elle à un ami, bien des heures de ma vie à regarder pousser l'herbe, ou à contempler la sérénité des grosses pierres au clair de la lune. Je m'identifiais tellement au mode d'existence de ces choses tranquilles, prétendues inertes, que j'arrivais à participer à leur calme béatitude. Et, de cet hébétement, sortait tout à coup de mon cœur, un élan très enthousiaste et très passionné pour celui, quel qu'il soit, qui a fait ces deux grandes choses; la vie et le repos, l'activité et le sommeil.. »