Beat Generation - Neal Cassady (1926-1968) - Jack Kerouac (1922-1969), "On the Road" (1957) - Allen Ginsberg (1926-1997), "Howl" (1955) - William Burroughs (1914-1997), "The Soft Machine" (1961),"The Naked Lunch" (1962) - Gregory Corso (1930-2001), "Gasoline" (1958) - Lawrence Ferlinghetti (1919-2021), "Coney Island of the Mind" (1958)  ... Tom Robbins (1936) ...

Last Update: 11/11/2016


"Essayer de rester intérieurement silencieux ne serait-ce que cinq minutes, vous ne le pourrez pas, vous vous heurterez à un organisme hostile qui vous force à parler" : nous sommes en effet branché sur un monde qui nous force à parler ...

On a souvent évoquer la parenté entre l'écriture fragmentée de Burroughs, et l'expérimentation des années cinquante qui s'exprime dans les recherches musicales d'un John Cage et ou dans la composition par champ des artistes de l'Action painting.

A l'intoxication de cet ordre symbolique extérieur que représente le récit linéaire classique, mais aussi tout pouvoir étatique ou médiatique,   Burroughs tente d'opposer une autre intoxication qui vient de l'extérieur et finit par posséder tout votre corps, parasite étranger qui est autant drogue que sexualité.... 


La sensibilité beat, qui apparaît médiatiquement entre 1955 et 1959, n'est pas une révolte, mais une sensibilité de marginal, l'écart que l'on peut ressentir entre soi-même et la norme sociale, le repli avant la révolte, un réflexe d'envol et de fuite devant les menaces grandissantes de la guerre (de Corée), du cancer des villes polluantes et des monstres froids d'une société consommation dévorant ses enfants.

La Beat Generation peut être vue comme un mouvement littéraire et culturel américain, encore faut-il rester mesuré, cette "réalité littéraire" (il est vrai que les livres seront rares chez les "beats") fut  contestée par certains, considérant que c'est dans la pop song que se conçoit son expression la plus spontanée. Certes cette expérimentation fut tant musicale que poétique ...

En effet, globalement, un esprit d' "expérimentation" avait envahit monde de l'après-guerre, et le terrain d'élection de ce désir d'expérimentation fut en Amérique : la poésie. La poésie est, aux Etats-Unis, un domaine d'expression beaucoup plus vivant qu'en Europe. A l'époque, de nature moins linéaire et narrative que les écrits des romanciers et dramaturges, les poèmes, s'inspirant en cela des poètes d'avant la guerre comme E.E.Cummings et Erza Pound, permettaient de jouer davantage avec la structure grammaticale, le vocabulaire et la typographie : " I caught my first cold fifteen histories ago / in the maggoty festering garbage-can alley / back ofmy mother's rear room", écrit Ray Bremser (City Madness) - "My flesh is caught on the Inevitable Hook! / As a child I saw many things I did not want to be. / Am I the person I did not want to be? / That talks-to-himself person? / That neighbors-make-fun-of person?", ajoute Gregory Corso (Hello). Un grand nombre de ces expérimentations fut mené à terme par des écrivains vivant et travaillant aux États-Unis, et une grande partie de leur œuvre fut portée à la connaissance d'un vaste public à travers la publication, en 1960, de l'anthologie "The New American Poetry - 1945-1960", éditée par Donald Allen, qui recensa trois importants groupes de poètes, les "Black Mountain Poets", "New York Poets" et "Poets of the San Francisco Renaissance". Et leurs leaders, qui ont exercé une grande influence sur les poètes de San Francisco et de la Black Mountain, sont le new-yorkais Allen Ginsberg (1926-1997) et, également de la côte Atlantique, Jack Kerouac (1922-1969). Avec le romancier Williams Burroughs (1914-1997), ils sont les principaux représentants de cette fameuse "Beat Generation", à laquelle on associe, dans son cercle le plus restreint les poètes Gregory Corso (1930-2001), Lawrence Ferlinghetti (1919-201), Neal Cassady (1926-1968) et Herbert Huncke (1915-1996),et des artistes peintres de l'Action Painting. 

Au-devant de cette bonne trentaine de poètes hommes et femmes, battant une autre mesure que celle de la vie convenue et via des pratiques artistiques les plus diverses, un trio  : c'est Allen Ginsberg, Jack Kerouac, et Williams Burroughs qui vont symboliser la rébellion contre les moeurs sociales de l'époque, le livre est la matière, et leurs oeuvres souvent liées à l'usage de la drogue et aux expérimentations sexuelles qui auront une immense influence sur ce qu'on appelle la "contre-culture" des années 1960, et sur la scène poétique britannique en pleine renaissance des années 1960 et 1970 ...

 

Si en 1959 la "Beat Generation" apparaît à la une de la revue Life, - le journaliste Herb Caen accolant à Beat le terme "beatnik" qui fit fortune, quoique récusé par les intéressés - le terme fut introduit par Jack Kerouac et popularisé par John Clellon Holmes dans un article, publié dans le New York Times en novembre 1952 : traduisant le sentiment, pour une génération entière, d'être poussée "contre le mur de soi-même", "de n'être réduite qu'au socle de sa conscience" ("the feeling of having been used, of being raw. It involves a sort of nakedness of mind, and ultimately, of soul: a feeling of being reduced to the bedrock of consciousness. In short, it means being undramatically pushed up against the wall of oneself. A man is beat whenever he goes for broke and wagers the sum of his resources on a single number; and the young generation has done that continually from early youth)...

Le sens du mot "beat" est discuté : il peut signifier « vagabond », «foutu» ou « battement ». Jack Kerouac liait à la fois ce terme au rythme de jazz, et à la « béatitude ». Allen Ginsberg a décrit les Beatmen comme des « hipsters à têtes d'anges ». Les oeuvres les plus emblématiques du mouvement sont le roman "On the Road" de Jack Kerouac, le poème "Howl" d'Allen Ginsberg ou encore le roman "The Naked Lunch" de William Burroughs. Les écrivains de la Beat Generation s'inscrivent dans une tradition de la littérature américaine qui remonte au transcendantalisme de Thoreau (notion de "désobéissance civile ")  ou d’Emerson. Ce mouvement promeut une forme de contestation sociale autant que métaphysique, et exalte l’épopée solitaire, le contact immédiat et intime à la nature. Whitman ou plus tard Henry Miller, perpétuent cette tendance. Un mouvement également influencé par des auteurs étrangers comme Céline, Rimbaud ou Jean Genet, William Blake, Artaud, Michaux. Cette double influence, européenne et américaine, explique l'ambivalence des rapports de la Beat generation avec leur terre natale. Devenus rapidement riches et célèbres, ses poètes, qui ne furent jamais des révolutionnaires, n'en continuent pas moins à manifester, publiquement ou dans leurs écrits, leur refus de la politique et du mode de vie américains.



J. Edgar Hoover décrivit en 1960 les "Beats" comme l’une des trois plus grandes menaces à la sécurité américaine, après le communisme et les « intellos » intellectuels. Des Beats complètement américains dans leur amour de la liberté individuelle, mais, nous conte "The Typewriter Is Holy: The Complete, Uncensored History of the Beat Generation" (Bill Morgan, 2010) des personnalités qui, par leurs paroles et leurs vies non-conformistes, - des vies parfois discutables, ils étaient loin d'être des saints, mais la question ne se pose pas, nous parlons de créativité (holy typewriters) -, ont collectivement posé un défi à l’Amérique triomphante et moralisatrice de l'après-guerre; s’opposant à toute censure, ils ont revendiqués l’amour libre, pratiqué la philosophie orientale, et des formes alternatives de spiritualité, contesté l'impact de plus en plus visible de la culture militaire et d’entreprise dans la vie nationale, adopté les aspirations et le jargon des Américains noirs urbanisés et cru en l’influence libératrice des drogues hallucinogènes. Enfin, dans "Women of the Beat Generation: The Writers, Artists and Muses at the Heart of a Revolution" (1996), Brenda Knight nous rappelle que des femmes ont contribué fortement à ce mouvement, que l'on a souvent décrit comme masculin voire misogyne, Carolyn Cassady, Jan Kerouac, Mary Fabilli et Helen Adam, furent aussi des rebelles talentueuses qui ont renoncé  à la « la belle vie » que les années 50 leur promettaient et construire leur propre chemin vers San Francisco et Greenwich Village....


“The question is frequently asked: Why does a man become a drug addict?

The answer is that he usually does not intend to become an addict. You don’t wake up one morning and decide to be a drug addict. It takes at least three months’ shooting twice a day to get any habit at all. And you don’t really know what junk sickness is until you have had several habits. It took me almost six months to get my first habit, and then the withdrawal symptoms were mild. I think it no exaggeration to say it takes about a year and several hundred injections to make an addict.

The questions, of course, could be asked: Why did you ever try narcotics? Why did you continue using it long enough to become an addict? You become a narcotics addict because you do not have strong motivations in the other direction. Junk wins by default. I tried it as a matter of curiosity. I drifted along taking shots when I could score. I ended up hooked. Most addicts I have talked to report a similar experience. They did not start using drugs for any reason they can remember. They just drifted along until they got hooked. If you have never been addicted, you can have no clear idea what it means to need junk with the addict’s special need. You don’t decide to be an addict. One morning you wake up sick and you’re an addict... " (Burroughs, Junky)

 

Par delà les excès, drogues et sexe, violence et chaos, William Burroughs nous laisser glisser dans un univers, son univers, où les personnages se heurtent constamment aux murs de la cellule qu'est devenue, un jour, leur vie, à une perte de sens aussi brutale que soudaine, et quitte à revendiquer une once de volonté individuelle, autant s'enliser dans une dépendance acceptée, où l'on se perd, où l'on se retrouve, où l'on se fabrique une réalité la plus artificielle possible, mais une réalité à soi et pour soi , qui marque le corps mais troue la mémoire .... 


Immortalisé sous les traits de Dean Moriarty dans "On the Road" (1957) de Kerouac, Neal Cassady (1926-1968) est vu comme le précurseur de la Beat Generation (1956-1959) : "il ne s'asseyait jamais, il n'arrêtait pas d'arpenter la pièce, comme si chaque chose le frappait en plein coeur et le dévorait d'un feu éternel", écrit Charles Bukowski. Voyageant sans arrêt, sans but, passant son temps à voler les voitures, lever les filles, amant un temps d'Allen Ginsberg, incarcéré pour possession de marijuana, ses nombreuses lettres écrites de 1944 à 1950, à Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Justin Brierly, professeur de littérature à Columbia et soutien de Neal, révèlent une écriture puissante et libérée de toute contrainte, une soif intangible de littérature et de poésie, et l'impossibilité en fin de compte de pouvoir construire la moindre oeuvre littéraire tant les mots se consument dans une existence vécue trop à vif.   


Letter from Neal Cassady to Jack Kerouac (March 7, 1947)

Dear Jack,

I am sitting in a bar on Market St. I'm drunk, well, not quite, but I soon will be. I am here for 2 reasons; I must wait 5 hours for the bus to Denver & lastly but, most importantly, I'm here (drinking) because, of course, because of a woman & what a woman! To be chronological about it:  I was sitting on the bus when it took on more passengers at Indianapolis, Indiana -- a perfectly proportioned beautiful, intellectual, passionate, personification of Venus De Milo asked me if the seat beside me was taken!!! I gulped, (I'm drunk) gargled & stammered NO! (Paradox of expression, after all, how can one stammer No!!?) She sat -- I sweated -- She started to speak, I knew it would be generalities, so to tempt her I remained silent.  She (her name Patricia) got on the bus at 8 PM (Dark!) I didn't speak until 10 PM -- in the intervening 2 hours I not only of course, determined to make her, but, how to DO IT. 

I naturally can't quote the conversation verbally, however, I shall attempt to give you the gist of it from 10 PM to 2 AM. Without the slightest preliminaries of objective remarks (what's your name? where are you going? etc.) I plunged into a completely knowing, completely subjective, personal & so to speak "penetrating her core" way of speech; to be shorter (since I'm getting unable to write) by 2 AM I had her swearing eternal love, complete subjectivity to me & immediate satisfaction. I, anticipating even more pleasure, wouldn't allow her to blow me on the bus, instead we played, as they say, with each other. Knowing her supremely perfect being was completely mine (when I'm more coherent, I'll tell you her complete history & psychological reason for loving me) I could concieve of no obstacle to my satisfaction, well "the best laid plans of mice & men go astray" and my nemesis was her sister, the bitch. 

Pat had told me her reason for going to St. Louis was to see her sister; she had wired her to meet her at the depot. So, to get rid of the sister, we peeked around the depot when we arrived at St. Louis at 4 AM to see if she (her sister) was present. If not, Pat would claim her suitcase, change clothes in the rest room & she and I proceed to a hotel room for a night (years?) of perfect bliss. The sister was not in sight, so She (not the capital) claimed her bag & retired to the toilet to change ---- long dash ----

This next paragraph must, of necessity, be written completely objectively --

Edith (her sister) & Patricia (my love) walked out of the pisshouse hand in hand (I shan't describe my emotions). It seems Edith (bah) arrived at the bus depot early & while waiting for Patricia, feeling sleepy, retired to the head to sleep on a sofa. That's why Pat & I didn't see her.

My desperate efforts to free Pat from Edith failed, even Pat's terror & slave-like feeling toward her rebelled enough to state she must see "someone" & would meet Edith later, all failed. Edith was wise; she saw what was happening between Pat & I.

Well, to summarize: Pat & I stood in the depot (in plain sight of the sister) & pushing up to one another, vowed to never love again & then I took the bus to Kansas City & Pat went home, meekly, with her dominating sister. Alas, alas ----

In complete (try & share my feeling) dejection, I sat, as the bus progressed toward Kansas City. At Columbia, Mo. a young (19) completely passive (my meat) virgin got on & shared my seat ... In my dejection over losing Pat, the perfect, I decided to sit on the bus (behind the driver) in broad daylight & seduce her, from 10:30 AM to 2:30 PM I talked. When I was done, she (confused, her entire life upset, metaphysically amazed at me, passionate in her immaturity) called her folks in Kansas City, & went with me to a park (it was just getting dark) & I banged her; I screwed as never before; all my pent up emotion finding release in this young virgin (& she was) who is, by the way, a school teacher! Imagine, she's had 2 years of Mo. St. Teacher's College & now teaches Jr. High School. (I'm beyond thinking straightly).

I'm going to stop writing. Oh, yes, to free myself for a moment from my emotions, you must read 'Dead Souls' parts of it (in which Gogol shows his insight) are quite like you.

I'll elaborate further later (probably?) but at the moment I'm drunk and happy (after all, I'm free of Patricia already, due to the young virgin. I have no name for her. At the happy note of Les Young's 'jumping at Mesners' (which I'm hearing) I close till later."


Neal Cassady  épouse LuAnne Henderson (1930-2010) en 1946, son alterego avec laquelle il restera très uni quand bien même leur divorce et son remariage en 1948  avec Carolyn Robinson (1923-2013) : cette dernière aura trois enfants de Neal et deviendra en 1952 la maîtresse d'un Jack Kerouac qui en fut fou amoureux. On retrouve dans "On the Road" LuAnne Henderson dans le personnage de Marylou, Carolyn Robinson  dans celui de Camille, et  la troisième femme de Neal, Diana Hansen (1923-1974), dans celui d'Inez. Un quatrième personnage féminin hante "On the Road", Jane Lee, qui n'est autre que Joan Vollmer Adams (1923-1951), forte personnalité mais suicidaire, qui eut une relationnelle passionnelle avec William Burroughs : ce dernier la tua accidentellement en 1951 et débuta ainsi sa vie d'errance et d'écriture.

 

Kerouac sombrera dans l’alcoolisme, Ginsberg sera poursuivi par le FBI, Burroughs se refugie en Europe, Neal Cassady sort de prison en 1963 et meurt en 1968 : on retrouvera son corps sur une voie de chemin de fer ... (Collected Letters - Dingue de la vie & de toi & de tout – Lettres 1951-1968 - Un truc très beau qui contient tout). 


Jack Kerouac (1922-1969)

Avant la route (On the Road)

Fils d'immigrés canadiens français d'origine bretonne et normande, Jack Kerouac, après un passage éclair à l'université Columbia, essentiellement consacré au football, est tour à tour matelot, pompiste, serveur, cueilleur de coton, déménageur, manœuvre. Se posant, d'emblée, hors de tout establishment, il se veut autodidacte. En 1944, il rencontre Allen Ginsberg et William Burroughs, compagnons d'escapades nocturnes au gré de l'alcool et du jazz be-bop de Charlie Parker. C'est alors qu'il s'attelle à son premier roman "Avant la route" (publié en 1950). En 1947, il fait la connaissance de celui qui devient son « jumeau », de trois ans plus jeune, Neal Cassady. Tous deux sillonnent les routes des États-Unis. Sous le nom de Dean Moriarty, Neal Cassady est l'inspirateur de "On the Road" (1957). Dactylographié en trois semaines par Kerouac sur un rouleau de telex, le roman lui apporte la célébrité et devient le manifeste de la Beat generation. Entre 1954 et 1957, Kerouac compose "Mexico City Blues", un recueil de poèmes de 242 strophes. Miné par l'alcool, la benzédrine et autres substances, il est mort à 47 ans.

 

"Kerouac was very important to me for a lot of reasons, though not necessarily for the reasons that he was inspiring to other folks. But for a working-class New England kid who was for the most part an autodidact, reading Jack Kerouac, a writer of clear significance, was very liberating—liberating both in literary terms and in sexual terms, as well as in social behavior. He gave me another way to think and walk—validated my life so far and my hopes for that life. I never actually wanted to write like Kerouac; I never wanted to write about what he wrote, particularly. But there was a rough personalism and expansiveness in his work that had gone out of favor at the time. Kerouac reinvoked a Whitmanesque perspective and texture—he renewed the old barbaric yawp, which was very exciting and inspiring. To me, it was something new, although that rough personalism is of course a very strong, old current in American literature with its headwaters in Whitman and Twain. In the twentieth century it got blocked by the power of the Hemingway, Faulkner, Joyce models and the high modernists’ affection for formalism. But there was also Dreiser, Steinbeck, Sherwood Anderson, Richard Wright and Nelson Algren. I think Kerouac reinvigorated that stream, opened it up again. I think that’s what happens with a young writer—a single figure, who may not be major in any way, can help you rethink and re-view writers that otherwise you would have dismissed or feared...." 

"Kerouac était très important pour moi pour beaucoup de raisons, mais pas nécessairement pour les raisons qu'il inspirait aux autres. Mais pour un jeune ouvrier de la Nouvelle-Angleterre, qui était en grande partie un autodidacte, la lecture de Jack Kerouac, un écrivain d'une signification évidente, était très libératrice, libérant à la fois en termes littéraires et sexuels, ainsi qu'en termes de comportement social. Il m' a donné une autre façon de penser et de marcher, validant ma vie jusqu' à présent et mes espoirs pour cette vie. Je n'ai jamais voulu écrire comme Kerouac, je n'ai jamais voulu écrire sur ce qu'il a écrit, en particulier. Mais il y avait un personnalisme brutal et une expansion dans son travail qui avait perdu la faveur à l'époque. Kerouac a réinventé une perspective et une texture Whitmanesque - il a renouvelé l'ancien yawp barbare, ce qui était très excitant et inspirant. Pour moi, c'était quelque chose de nouveau, bien que ce personnalisme brutal soit bien sûr un courant très fort, ancien dans la littérature américaine avec ses sources à Whitman et Twain. Au XXe siècle, elle fut bloquée par le pouvoir des modèles Hemingway, Faulkner, Joyce et l'attachement des grands modernistes au formalisme. Mais il y avait aussi Dreiser, Steinbeck, Sherwood Anderson, Richard Wright et Nelson Algren. Je pense que Kerouac a revigoré ce ruisseau, l' a rouvert. Je pense que c'est ce qui arrive à un jeune écrivain - une seule figure, qui n'est peut-être pas majeure du tout, peut vous aider à repenser et à revoir des écrivains que vous auriez autrement rejetés ou redoutés..." 



Jack Kerouac est né Jean-Louis Kerouac dans le Massachusetts. Après une éducation catholique, il parcourt les États-Unis, prend divers petits boulots et travaille comme marin marchand avant d’écrire le premier de ses romans semi-autobiographiques, , "The Town and the City" (1950), sur une famille dans sa ville natale de Lowell.  "On the Road" suivit en 1957, l'oeuvre qui fait de Kerouac comme le romancier du mouvement Beat, tout comme « Howl » a identifié Ginsberg comme leur poète. Plusieurs livres qui suivirent furent aussi des documents de cette "conscience beat", bien qu’ils reflétaient également l’intérêt croissant de leur auteur pour la découverte de la vérité ou du « dharma » à travers le bouddhisme zen : "The Subterraneans" (1958), "The Dharma Bums" (1958), "Tristessa" (1960), "Big Sur (1962), et "Desolation Angels" (1965). D’autres ouvrages constituent des évocations de l’enfance de Kerouac : "Doctor Sax" (1959), "Maggie Cassidy" (1959), et "Visions of Gerard" (1963), la quête de ses ancêtres ("Satori in Paris" (1966)), ses voyages ("Lonesome Traveler", 1960), les souvenirs partagés de sa vie et de ses amis et, en particulier, avec Neal Cassady, son compagnon de voyage ("Visions of Cody" (1972)). Ce qui est commun à tous ces livres, et à ses poèmes rassemblés dans "Mexico City Blues" (1959), c'est l'urgence d'un style, une rythmique qui fonctionne par répétition et évocation constante pour créer un sentiment de spontanéité et d’intimité...

Kerouac a poussé à l’extrême la sensibilité et la lucidité d'un Walt Whitman (1819-1892) qui nous offre à travers ce qu'il écrit, l'homme qu'il est.  Et c'est toujours Whitman qui l'inspire lorsqu'il évoque l’immensité, l’espace du continent américain : ce n’est pas un hasard si le dernier paragraphe de Sur la route a le narrateur contemplant cet espace. « Donc, en Amérique, quand le soleil se couche, déclare-t-il, je sens toute cette terre brute qui roule dans un énorme bourbier incroyable jusqu’à la côte Ouest, et toute cette route qui part, tous les gens qui rêvent dans l’immensité de celle-ci. »

 

"So in America when the sun goes down and I sit on the old broken-down river pier watching the long, long skies over New Jersey and sense all that raw land that rolls in one unbelievable huge bulge over to the West Coast, and all that road going, all the people dreaming in the immensity of it, and in Iowa I know by now the children must be crying in the land where they let the children cry, and tonight the stars’ll be out, and don’t you know that God is Pooh Bear? the evening star must be drooping and shedding her sparkler dims on the prairie, which is just before the coming of complete night that blesses the earth, darkens all rivers, cups the peaks and folds the  final shore in, and nobody, nobody knows what’s going to happen to anybody besides the forlorn rags of growing old, I think of Dean Moriarty, I even think of Old Dean Moriarty the father we never found, I think of Dean Moriarty."

 

Ici les événements possèdent la fluidité d’un flux, plutôt que la fixité d'une forme narrative, les choses arrivent, puis nos héros passent à autre chose, et comme eux, le lecteur est entraîné dans un processus sans fin d'une expérience conjuguée au présent, sans jugement, sans morale, celle de l’amour, de la solitude et du désir que l'on peut ressentir en contemplant des territoires apparemment illimités, que l'on parcourt de fait ou fictivement : et ce qi est ici montré,  c’est ce qu’on appelle à un moment donné «all the wilderness of America» (tout le désert de l’Amérique), à la fois libérateur et terrifiant, un monde qui s’étend à perte de vue et, à l’intérieur, bien au-delà de ce que l’esprit peut savoir...

 

".. I thought all the wilderness of America was in the West till the Ghost of the Susquehanna showed me different. No, there is a wilderness in the East; it’s the same wilderness Ben Franklin plodded in the oxcart days when he was postmaster, the same as it was when George Washington was a wildbuck Indian-fighter, when Daniel Boone told stories by Pennsylvania lamps and promised to find the Gap, when Bradford built his road and men whooped her up in log cabins. There were not great Arizona spaces for the little man, just the bushy wilderness of eastern Pennsylvania, Maryland, and Virginia, the backroads, the black-tar roads that curve among the mournful rivers like Susquehanna, Monongahela, old Potomac and Monocacy. That night in Harrisburg I had to sleep in the railroad station on a bench; at dawn the station masters threw me out. Isn’t it true that you start your life a sweet child believing in everything under your father’s roof? Then comes the day of the Laodiceans, when you know you are wretched and miserable and poor and blind and naked, and with the visage of a gruesome grieving ghost you go shuddering through nightmare life. I stumbled haggardly out of the station; I had no more control. All I could see of the morning was a whiteness like the whiteness of the tomb..."

 

"..  J’avais toujours cru que la sauvagerie de la nature était l’apanage de l’Ouest, mais le Fantôme de la Susquehanna m’a détrompé. Non, dans l’Est aussi, il y a de la sauvagerie c’est la nature que Benjamin Franklin parcourait dans son char à bœufs, du temps qu’il était postier ; celle de George Washington jeune, farouche adversaire des Indiens ; celle de Daniel Boone qui racontait des histoires à la lueur des lampes, en Pennsylvanie, tout en promettant de trouver le Passage ; celle de Bradford, du temps qu’il dégageait sa route, et que les gars faisaient la foire dans leurs cabanes en rondins. Pour ce petit homme, ce n’étaient pas les grands espaces de l’Arizona, mais les broussailles sauvages de l’est de la Pennsylvanie, du Maryland et de la Virginie, les routes goudronnées qui serpentent parmi des fleuves funèbres comme la Susquehanna, la Monongahela, l’antique Potomac et le Monocacy. Cette expérience m’a totalement déglingué. La nuit passée à Harrisburg m’a donné une idée des tourments des damnés, pas connu pire depuis. Il m’a fallu dormir sur un banc dans la gare ; à l’aube, les receveurs m’ont jeté dehors. Car, n’est-ce pas, on entre dans la vie, mignon bambin confiant sous le toit de son père. Puis vient le jour des révélations de l’Apocalypse, où l’on comprend qu’on est maudit, et misérable, et pauvre, et aveugle, et nu ; et alors, fantôme funeste et dolent, il ne reste qu’à traverser le cauchemar de cette vie en claquant des dents. Je suis sorti chancelant, égaré. Je ne savais plus ce que je faisais. Je ne voyais du matin qu’une blancheur, une blancheur de linceul .."


1950, "The Town and the City" (New York: Harcourt, Brace and Company) - 1957, "On the Road" (New York: Viking Press) - 1958, "The Subterraneans" (New York: Grove Press) - "The Dharma Bums" (New York: Viking Press) - 1959, "Doctor Sax" (New York: Grove Press) - "Maggie Cassidy" (New York: Avon Books), "Mexico City Blues" (New York: Grove Press), "Visions of Cody" (New York: New Directions) - 1960, "The Scripture of the Golden Eternity" (New York: Corinth Books), "Tristessa" (New York: Avon Books), "Lonesome Traveler" (New York: McGraw-Hill Book Company) - 1961, "Book of Dreams" (San Francisco: City Lights Books), "Pull My Daisy" (New York: Grove Press) - 1962, "Big Sur" (New York: Farrar, Straus and Cudahy) - 1963, "Visions of Gerard" (New York: Farrar, Straus and Cudahy) - 1965, "Desolation Angels" (New York: Coward-McCann) ...


"On the Road" se compose de cinq chapitres, le premier débutant en juillet 1947, à New York. Sal Paradise (Jack Kerouac) et Dean Moriarty (Neal Cassady) décident de partir pour San Francisco en bus et en auto-stop. Au cours de ce périple, les deux hommes enchaînent rencontres et fêtes avant de regagner leur point départ : "les crissements de frein des tramways, les vendeurs de journaux, les filles qui traversaient, l'odeur de friture et de bière, les néons qui nous faisaient de l'oeil."On est de retour dans la grande ville, Sal! Wouhou! "

 

Un grand moment "beat" : dans "On the Road", Sal Paradise (Kerouac) s'endort dans un cinéma permanent de Denver et rêve qu'à l'aube, on le balaie avec les ordures...

"I first met Dean not long after my wife and I split up. I had just gotten over a serious illness that I won't bother to talk about, except that it had something to do with the miserably weary split-up and my feeling that everything was dead. With the coming of Dean Moriarty began the part of my life you could call my life on the road. Before that I'd often dreamed of going West to see the country, always vaguely planning and never taking off. Dean is the perfect guy for the road because he actually was bom on the road, when his parents were passing through Salt Lake City in 1926, in a jalopy, on their way to Los Angeles. First reports of him came to me through Chad King, who'd shown me a few letters from him written in a New Mexico reform school. I was tremendously interested in the letters because they so naively and sweetiy asked Chad to teach him all about Nietzsche and all the wonderful intellectual things that Chad knew. At one point Carlo and I talked about the letters and wondered if we would ever meet the strange Dean Moriarty. This is all far back, when Dean was not the way he is today, when he was a young jailkid shrouded in mystery. Then news came that Dean was out of reform school and was coming to New York for the first time; also there was talk that he had just married a girl called Marylou. 

One day I was hanging around the campus and Chad and Tim Gray told me Dean was staying in a cold-water pad in East Harlem, the Spanish Harlem. Dean had arrived the night before, the first time in New York, with his beautiful little sharp chick Marylou; they got off the Greyhound bus at 50th Street and cut around the comer looking for a place to eat and went right in Hector's, and since then Hector's cafeteria has always been a big symbol of New York for Dean. They spent money on beautiful big glazed cakes and creampuffs. All this time Dean was telling Marylou things like this: «Now, darling, here we are in New York and although I haven't quite told you everything that I was tliinking about when we crossed Missouri and especially at the point when we passed the Booneville reformatory which reminded me of my jail problem, it is absolutely necessary now to postpone all those leftover things concerning our personal lovethings and at once begin thinking of specific worklife plans . . .» and so on in the way that he had in those early days. 

I went to the cold-water flat with the boys, and Dean came to the door in his shorts. Marylou was jumping off the couch; Dean had dispatched the occupant of the apartment to the kitchen, probably to make coffee, while he proceeded with his loveproblems, for to him sex was the one and only holy and important thing in life, although he had to sweat and curse to make a living and so on. You saw that in the way he stood bobbing his head, always looking down, nodding, like a young boxer to instructions, to make you think he was listening to every word, throwing in a thousand «Yeses» and «That's rights.» My first impression of Dean was of a young Gene Autry - trim, thin-hipped, blue- eyed, with a real Oklahoma accent - a sidebumed hero of the snowy West. In fact he'd just been working on a ranch, Ed Wall's in Colorado, before marrying Marylou and coming East. Marylou was a pretty blonde with immense ringlets of hair like a sea of golden tresses; she sat there on the edge of the couch with her hands hanging in her lap and her smoky blue country eyes fixed in a wide stare because she was in an evil gray New York pad that she'd heard about back West, and waiting like a longbodied emaciated Modigliani surrealist woman in a serious room. But, outside of being a sweet lMe girl, she was awfully dumb and capable of doing horrible things. That night we all drank beer and pulled wrists and talked till dawn, and in the morning, while we sat around dumbly smoking butts from ashtrays in the gray light of a gloomy day, Dean got up nervously, paced around, thinking, and decided the thing to do was to have Marylou make breakfast and sweep the floor..."

 

"J'ai connu Dean peu de temps après qu'on ait rompu ma femme et moi. J 'étais à peine remis d'une grave maladie dont je n'ai rien à dire sinon qu'elle n'a pas été étrangère à cette lamentable et déprimante rupture, à mon impression que tout était foutu. Avec l'arrivée de Dean Moriarty commença le chapitre de ma vie qu'on pourrait baptiser « ma vie sur la route ››. Auparavant j'avais souvent rêvé d'aller dans l'Ouest pour voir le pays, formant toujours de vagues projets que je n'exécutais jamais. Pour la route Dean est le type parfait, car il y est né, sur la route, dans une bagnole, alors que ses parents traversaient Salt Lake City en 1926 pour gagner Los Angeles. Les premiers échos que j 'ai eus de lui me vinrent de Chad King, qui me montra des lettres que Dean avait écrites dans une maison de correction du Nouveau-Mexique. Je fus prodigieusement intéressé par ces lettres dans lesquelles, avec tant de naïveté et de gentillesse, il demandait à Chad de tout lui apprendre sur Nietzsche et les autres choses merveilleuses que Chad connaissait. A l'occasion, Carlo et moi nous parlions de ces lettres : pourrions-nous jamais rencontrer l'étrange Dean Moriarty? Tout cela remonte bien loin, à l'époque où Dean n'était pas encore le type qu'il est devenu, où il était un gosse en cage tout enveloppé de mystère. Puis la rumeur courut que Dean était sorti de sa maison de correction et qu'il venait à New York pour la première fois; on disait aussi qu'il venait de se marier avec une fille nommée Marylou. 

Un jour où je traînais sur le campus, Chad et Tim Gray me dirent que Dean s'était installé dans un meublé minable de East Harlem, le quartier espagnol d'Harlem. Dean était arrivé la nuit précédente, venant pour la première fois à New York, avec sa belle petite poule délurée, sa Marylou; ils descendirent de l'autocar Greyhound à la Cinquantième rue et, se baladant dans le quartier à la recherche d'un endroit où manger, ils tombèrent sur la cafeteria d'Hector qui, depuis lors, est toujours restée un haut lieu de New York pour Dean. Ils se payèrent de belles pâtisseries glacées dans le sucre et des choux à la crème. Tout ce temps, Dean tenait à Marylou des discours de ce genre : "Maintenant, chérie, nous voici à New York et, bien que je ne t'aie pas vraiment dit tout ce qui me venait à l'esprit quand nous avons traversé le Missouri et en particulier quand nous sommes passés près du pénitencier de Booneville qui me rappelait mes petites affaires de prison, il nous faut absolument maintenant remettre à plus tard l'examen de ce que nous n'avons pas encore débrouillé de nos sentiments personnels et méditer pour commencer sur des plans précis de vie laborieuse..." et ainsi de suite, sur le ton qu'il prenait en ces temps héroïques.

J'allai jusqu'au meublé minable avec les copains et Dean vint nous ouvrir en caleçons. Marylou sortait du lit; Dean avait expédié le locataire de l'appartement à la cuisine, sans doute pour faire le café, tandis qu'il s'occupait une fois de plus à résoudre l'éternel problème de l'amour : pour lui le sexe était la seule et unique chose qui fût sainte et importante dans l'existence, bien qu'il eût à turbiner comme un damné pour gagner sa vie et tout ce qui s'ensuit. A sa manière d'opiner du bonnet, les yeux baissés, on aurait dit un poulain du ring à l'entraînement, qui veut vous persuader qu'il profite de chaque mot et débite par chapelets les "oui" et les "d'accord". A la première impression, Dean me fit l'effet de Gene Autry en jeune - coquet, les hanches étroites, les yeux bleus et le véritable accent de l'Oklahoma -, un héros à rouflaquettes sorti des neiges de l'Ouest. De fait il avait travaillé dans un ranch, chez Ed Wall, dans le Colorado, avant d'épouser Marylou et de partir pour l'Est. Marylou était une jolie blonde, avec de longues boucles de cheveux pareilles à des vagues d'or; elle était assise sur le bord du lit, les bras ballant entre les jambes, et ses yeux couleur d'horizon brumeux regardaient droit devant elle d'un air égaré parce qu'elle se trouvait dans un de ces meublés new-yorkais ternes et de sinistre réputation dont on lui avait parlé dans l'Ouest, et elle attendait, ressemblant ainsi, longiforme et émaciée, à quelque femme surréaliste de Modigliani dans une vraie pièce. Pourtant, mis à part qu'elle était une mignonne petite fille, elle était totalement bouchée et capable des plus horribles vacheries. Cette nuit-là, nous la passâmes tous à boire de la bière, à blaguer, à discuter jusqu'à l'aube et, au matin, tandis que nous étions assis pèle-mêle, fumant en silence les mégots des cendriers sous la pâle lueur d'un jour triste, Dean se leva nerveusement, arpenta la pièce en méditant et décréta que la chose à faire, c'était pour Marylou de préparer le petit déjeuner et de balayer le plancher..."



"On the Road" (1957) 

Ecrit en 1948 et sans cesse retravaillé jusqu`en 1956, le manuscrit de "On the Road" se présenta d'abord sous forme d'un gros rouleau de papier continu qui se construisit lui-même comme une métaphore de la route, principal décor de ce roman. A la fin des années 40, à New York, le narrateur du livre, Sal Paradise, double de Jack Kerouac, rencontre en la personne de Dean Moriarty un "ange de feu" et "saint-truqueur", possédé d`une "rage de vivre" qui le pousse à changer de femme comme de voiture, et qui n`est pas sans rappeler son presque homonyme James Dean. Pour le mélancolique et pensif Sal Paradise, c'est une illumination : la vie ne saurait être vécue autrement que dans la fièvre. Et lorsque Dean retourne à San Francisco, Sal Paradise ne rêve que d`une chose : traverser en auto-stop la "grosse bosse" du continent américain pour aller l'y rejoindre. Etapes, trajets, rencontres, amitiés fidèles et amours d'un jour ponctuent ce voyage effréné, qui ressemble singulièrement à une renaissance hors du cocon mortifère de la grande ville. Suivront une descente mémorable, en voiture, près de La Nouvelle-Orléans où habite Old Bull Lee (William Burroughs), des soirées bohèmes et des discussions échevelées avec Carlo Marx (Allen Ginsberg), un pèlerinage à Denver, lieu de naissance de Dean Moriarty, et enfin une inoubliable descente vers le Sud et le Mexique, avec Dean, le "conducteur idéal, au volant....

 

"...  On lui avait bien précisé de rouler pépère, mais il ne nous a pas plus tôt entendu ronfler qu’il a poussé la bagnole à cent vingt, malgré ses bielles nases, et en plus il s’est mis à doubler trois véhicules à l’endroit précis où un flic était en train de s’engueuler avec un automobiliste — il roulait dans le mauvais sens, et sur la file de gauche d’une quatre voies. Naturellement, le flic nous prend en chasse, sirène hurlante. Il nous arrête. Il nous dit de le suivre au poste. On y trouve un teigneux qui prend Neal en grippe aussi sec. Il renifle qu’il a été en taule, dans le temps. Il envoie son comparse dehors, pour nous interroger Louanne et moi ; ils aimeraient bien nous coller un détournement de mineure sur le dos, mais Louanne a son certificat de mariage. Alors ils me prennent à part. Ils voudraient savoir qui couche avec Louanne. « Son mari », je leur dis, tout simplement. Ils sont curieux ; ils croient qu’il y a du louche. Ils jouent les Sherlock au petit pied. Ils nous posent deux fois les mêmes questions pour voir si on va se couper. Moi j’explique : « Ces deux gars retournent travailler dans les chemins de fer, en Californie. C’est le plus petit qui est marié à la femme, et moi je suis un ami qui prend deux semaines de vacances avant de rentrer à la fac. » Le flic sourit, et me lance : « Ah ouais ? Et le portefeuille, il est à toi ? » Finalement, le teigneux du poste file une amende de vingt-cinq dollars à Neal. On leur dit qu’on n’en a que quarante pour tout le voyage. Ils nous répondent qu’ils s’en fichent pas mal. Neal proteste et le teigneux le menace de le reconduire en Pennsylvanie en l’inculpant. « M’inculper de quoi ? — T’en fais pas, p’tit malin, on trouvera toujours. » Il faut qu’on leur file nos dollars. Alors Al Hinkle, puisque c’est sa faute, propose d’aller en prison pour qu’on puisse continuer le voyage. Neal réfléchit. Le flic est furieux. « Si tu laisses ton pote aller en prison, je te reconduis tout de suite en Pennsylvanie, tu m’entends ? » Quelle embrouille. Il a fallu qu’on leur file l’argent — essentiellement de ma poche. Quand ils ont vu d’où il sortait, ils m’ont regardé de travers. Nous, tout ce qu’on voulait, c’était se tirer. « Tu prends encore une amende pour excès de vitesse en Virginie, rappelle-toi que tu peux dire adieu à ta bagnole », lance le flic à Neal, flèche du Parthe.

Neal était tout rouge. On est partis sans rien dire. Nous piquer tout notre fric, autant nous pousser à voler. Ils savaient très bien qu’on n’avait plus un sou, qu’on n’avait pas de parents sur le trajet, ni même de parents à qui télégraphier pour qu’ils nous envoient un mandat. En Amérique, les flics livrent une guerre psychologique aux citoyens qui ne sont pas en mesure de les intimider en brandissant leurs papiers ou en promettant qu’ils auront de leurs nouvelles. Il n’y a rien à faire. Il faut accepter l’idée que ces maniaques vous empoisonnent l’existence jusqu’à plus soif. C’est une police victorienne, qui se tapit dans l’angle de fenêtres moisies pour espionner tout le monde ; s’ils trouvent pas de quoi t’épingler comme ils veulent, ils vont t’inventer des délits. Neal était tellement furieux qu’il voulait retourner en Virginie abattre le flic dès qu’il se serait procuré un feu. 

« Ah, la Pennsylvanie ! Tu parles ! J’aimerais bien savoir quel délit il voulait me coller sur le dos. Vagabondage, à tous les coups. Il m’aurait piqué mon fric pour m’inculper de vagabondage. Ils s’embêtent pas, les gars. Et encore, si tu te plains, ils te tirent dessus. » 

Il ne nous restait plus qu’à nous résigner, et ne plus y penser. Quand on a passé Richmond, on n’y pensait plus, et bientôt on a retrouvé le moral. En pleine nature, tout d’un coup, on aperçoit un gars qui marchait le long de la route. Neal a pilé. Je me suis retourné, et j’ai dit que ce n’était qu’un clochard, qu’il n’avait sûrement pas un rond. « On va le prendre pour le plaisir », a dit Neal en riant. Le type était un genre de cinglé, en guenilles, avec des lunettes ; il marchait en lisant un livre de poche maculé de boue, qu’il avait trouvé dans un caniveau, le long de la route. Sitôt monté dans la voiture, il s’est remis à lire. Il était d’une saleté pas possible, plein de croûtes. Il nous a dit qu’il s’appelait Herbert Diamond, et qu’il traversait le pays en allant cogner, parfois à coups de pied, à la porte des Juifs, pour leur extorquer de l’argent.

« Donnez-moi à manger, je suis juif. » Ça marchait, disait-il, il récoltait tout ce qu’il voulait. On lui a demandé ce qu’il lisait. Il en savait rien. Il avait même pas regardé le titre. Il ne regardait que les mots, un peu comme s’il avait trouvé la vraie Torah dans cette nature sauvage, qui était bien son élément. « Tu vois, tu vois, tu vois », rigolait Neal en me donnant des coups de coude. « Je te l’avais dit que ce serait le pied. C’est le pied, les gens, mec ! » On a emmené Diamond jusqu’à Rocky Mt, en Caroline du Nord.

Ma sœur n’était plus là ; elle s’était installée à Ozone Park la veille de mon départ. Voilà qu’on se retrouvait dans cette rue interminable et lugubre, avec la voie ferrée au milieu, et les gens du Sud, mélancoliques, qui traînaient la savate devant les quincailleries et les Five and Ten. Diamond nous a dit : « Je vois bien que vous auriez besoin d’un peu de tune pour avancer, les gars. Attendez-moi donc, je vais gratter quelques dollars chez les Juifs, et puis je vous accompagnerai jusqu’en Alabama. » Neal ne demandait pas mieux. Subitement, il m’est revenu qu’Allen Temko avait des cousins à Rocky Mt, des cousins juifs, bijoutiers en ville. J’ai dit à Diamond de  dénicher leur boutique et d’aller y cogner. Son regard s’est éclairé. Neal était fou de joie. Lui et moi, on a couru acheter du pain et du fromage à tartiner, pour pique-niquer dans la voiture. Louanne et Al nous y attendaient. 

On a passé deux heures à Rocky Mt, en attendant le retour de Herbert Diamond. Il était allé gratter sa pitance en ville, mais il restait invisible. Il se faisait tard, le soleil rougissait. On a commencé à se dire qu’il ne reviendrait jamais. « Qu’est-ce qui a pu lui arriver. Peut-être que les cousins de Temko l’ont hébergé ; il est peut-être assis au coin du feu, à cette heure, à raconter ses aventures avec les cinglés qui roulent en Hudson. » On s’est rappelé la fois où Temko nous avait jetés de la soirée, à Denver ; celle des infirmières, celle où j’avais perdu mes clefs. On chahutait la voiture, tellement on riait. Comme Diamond n’est jamais revenu, on a décollé de Rocky Mt. « Tu vois bien que Dieu existe, Jack. Cette ville nous piège à tous les coups, rien à faire. Et tu remarqueras qu’elle a un nom biblique, bizarrement, et que c’est ce drôle de personnage biblique qui nous a amenés à nous y arrêter une fois de plus ; c’est lié tout ça, comme la pluie relie tous ceux qu’elle touche, par réaction en chaîne. » Il a continué à élucubrer sur ce thème ; il était en pleine exubérance, euphorique. 

Tout à coup, le pays nous apparaissait, à lui comme à moi, sous la forme d’une huître à gober. La perle était à l’intérieur, elle était là. On bombait cap au sud. On a pris un autre auto-stoppeur, un petit jeune triste. Il disait avoir une tante qui tenait une épicerie, en Caroline du Nord, à Dunn, dans les environs de Fayetteville. « Quand on y sera, j’arriverai bien à lui taper un dollar. — Bravo ! Formidable ! On y va ! » Une heure plus tard, au crépuscule, on arrivait à Dunn. On est allés à l’endroit où le gamin disait que sa tante tenait boutique. Il y avait bien une épicerie, mais pas de tante. C’était une petite rue triste, qui se terminait en impasse, devant un mur d’usine. On ne voyait pas du tout de quoi le jeune parlait. On lui a demandé où il allait, comme ça. Il n’en savait rien. Il nous avait monté un bateau. Dans le temps, au cours d’une de ses aventures au fond des ruelles, il avait vu une épicerie, à Dunn, en Caroline du Nord, et c’était la première histoire qui avait surgi dans sa pauvre cervelle fébrile et confuse. On lui a payé un hot-dog, mais Neal a dit qu’on ne pouvait pas l’emmener avec nous, parce qu’on avait besoin de place pour s’allonger, et puis aussi pour prendre des autostoppeurs qui puissent nous payer un Peu d’essence. C’était triste, mais vrai. 

On l’a laissé à Dunn, dans cette nuit tombante. Ce n’était pas le seul môme nanti d’une tante épicière que nous trouverions en chemin ; un autre nous attendait au tournant, à trois mille kilomètres de là. Pendant que Neal, Louanne et Al dormaient, j’ai pris le volant, pour traverser la Caroline du Sud et la Georgie, jusqu’à Maçon, et au-delà. 

Seul avec moi-même dans la nuit, j’étais plongé dans mes pensées, rivé à la ligne blanche de la route sacrée. Que faire ? Où aller ? Je le saurais bientôt. 

Après Maçon, j’ai eu un coup de barre, et j’ai réveillé Neal pour qu’il me relève. On est sortis prendre l’air, et aussitôt on a ressenti une ivresse : tout autour de nous, l’obscurité embaumait l’herbe verte, le fumier frais, les eaux tièdes. « On est dans le Sud ! On a semé l’hiver ! » Une aube ténue éclairait les jeunes pousses, le long de la route. J’ai inspiré profondément. Le hurlement d’une locomotive a déchiré la nuit ; elle allait vers Mobile. Nous aussi. J’ai retiré mon T-shirt, j’exultais. Quinze bornes plus loin, Neal a coupé le moteur pour entrer dans une station-service, il a vu que le pompiste dormait, il est sorti prestement, il a fait le plein sans bruit, en prenant garde de ne pas déclencher la cloche, et il a filé à l’anglaise avec un plein de cinq dollars pour notre pèlerinage.

Autrement, nous n’aurions jamais atteint la vieille maison branlante de Bill Burroughs, à Algiers, au fond des marécages. J’ai été tiré de mon sommeil par l’allégresse d’une musique débridée, les bavardages de Neal et Louanne, et les grandes vagues verdoyantes de la campagne qui déferlaient. « Où on est ? — On vient de passer le nez de la Floride, Flomaton, ça s’appelle, par ici. » La Floride ! On était en train de dévaler les plaines du littoral, cap sur Mobile ; devant nous s’élevaient les vastes nuages du golfe du Mexique. Pas plus de quinze heures qu’on avait dit au revoir à tout le monde dans les neiges sales du Nord. On s’est arrêtés à une pompe à essence, et Neal s’est mis à caracoler avec Louanne sur son dos au milieu des pompes pendant qu’Ai Hinkle entrait voler trois paquets de cigarettes à l’inspiration. On était lancés. Tout en roulant vers Mobile dans la grande déferlante du highway, on a retiré nos lainages pour profiter de la douceur.

C’est alors que Neal a commencé à raconter sa vie ; or, sitôt passé Mobile, il tombe sur un embouteillage à un carrefour et, au lieu d’en faire le tour, il coupe tout schuss par la station-service, et il passe à cent à l’heure, sans ralentir. Les gens nous regardent bouche bée. Et lui, il continue son histoire, imperturbable. ...." 


Kerouac définit son style comme de la "prose spontanée", une forme que lui a inspirée une lettre de 18 pages que Neal Cassady lui a envoyée en décembre 1950. Selon Kerouac, cette technique consiste à écrire de manière frénétique et inconsciente, dans une sorte de transe, afin de donner libre cours à l'imagination. Les images, les sons et les sens se mêlent dans un récit caractérisé par une immédiateté absolue. Kerouac décrit ainsi l'arrivée de Sal et Dean à Chicago ...

"Great Chicago glowed red before our eyes. We were suddenly on Madison Street among hordes of hobos, some of them sprawled out on the street with their feet on the curb, hundreds of others milling in the doorways of saloons and alleys. “Wup! wup! look sharp for old Dean Moriarty there, he may be in Chicago by accident this year.” We let out the hobos on this street and proceeded to downtown Chicago. Screeching trolleys, newsboys, gals cutting by, the smell of fried food and beer in the air, neons winking —“We’re in the big town, Sal! Whooee!” First thing to do was park the Cadillac in a good dark spot and wash up and dress for the night. Across the street from the YMCA we found a red-brick alley between buildings, where we stashed the Cadillac with her snout pointed to the street and ready to go, then followed the college boys up to the Y, where they got a room and allowed us to use their facilities for an hour. Dean and I shaved and showered, I dropped my wallet in the hall, Dean found it and was about to sneak it in his shirt when he realized it was ours and was right disappointed.

Then we said good-by to those boys, who were glad they’d made it in one piece, and took off to eat in a cafeteria. Old brown Chicago with the strange semi-Eastern, semi-Western types going to work and spitting. Dean stood in the cafeteria rubbing his belly and taking it all in. He wanted to talk to a strange middle-aged colored woman who had come into the cafeteria with a story about how she had no money but she had buns with her and would they give her butter. She came in flapping her hips, was turned down, and went out flipping her butt. “Whoo!” said Dean. “Let’s follow her down the street, let’s take her to the ole Cadillac in the alley. We’ll have a ball.” But we forgot that and headed straight for North Clark Street, after a spin in the Loop, to see the hootchy-kootchy joints and hear the bop. And what a night it was. “Oh, man,” said Dean to me as we stood in front of a bar, “dig the street of life, the Chinamen that cut by in Chicago. What a weird town— wow, and that woman in that window up there, just looking down with her big breasts hanging from her nightgown, big wide eyes. Whee. Sal, we gotta go and never stop going till we get there.  “Where we going, man?”

“I don’t know but we gotta go.” Then here came a gang of young bop musicians carrying their instruments out of cars. They piled right into a saloon and we followed them. They set themselves up and started blowing. There we were! ..."

 

" Les crissements de frein des tramways, les vendeurs de journaux, les filles qui traversaient, l’odeur de friture et de bière, les néons qui nous faisaient de l’œil. « On est de retour dans la grande ville, Jack ! Wouhou ! » Il fallait d’abord garer la Cadillac dans un bon coin sombre, et puis se laver et s’habiller pour sortir. En face du Y.M.C.A., on a trouvé une ruelle de briques rouges, entre deux immeubles, et on y a rangé la limousine nez pointé vers la rue, prête à partir, après quoi on a suivi les étudiants qui avaient une chambre au Y., et qui nous ont gracieusement permis de prendre leur salle de bains une heure. Neal et moi, on s’est rasés et on a pris une douche. J’ai perdu mon portefeuille dans le hall, Neal l’a trouvé et il s’apprêtait à le glisser discrètement dans sa chemise — fausse joie ! Et puis on a dit au revoir aux jeunes, qui n’étaient pas fâchés d’être arrivés entiers, et on est allés manger dans une cafétéria. Cette vieille Chicago brunâtre, le métro aérien dans ses bandelettes de ténèbres, les putes boudeuses qui arpentaient les rues, les drôles de types urbains hybrides entre l’Est et l’Ouest, qui partaient au boulot en crachant par terre : Neal était posté devant la cafète, à absorber le spectacle, en se frottant le ventre. Il voulait parler à une drôle de femme de couleur plus toute jeune, qui racontait qu’elle avait des miches mais pas de blé, est-ce qu’on voudrait bien lui donner du beurre. Elle était entrée en tanguant de la hanche, s’était fait refouler, et sortait en tortillant du cul. « Waou ! a dit Neal, viens on la suit, on l’emmène à la Cadillac, on va se la donner tous les trois. » Mais on a oublié, et on s’est dirigés tout droit vers North Clark street après une petite virée au Loop, pour voir les bars à strip-tease et entendre du bop. Quelle nuit ! « Oh la la, mec, a dit Neal devant un bar, mate-moi ces vieux Chinois qui passent dans Chicago. Quelle drôle de ville, pfiou ! Et cette femme à la fenêtre, là-bas, qui regarde la rue, avec ses gros nichons qui débordent de sa chemise de nuit. Elle attend, les yeux ronds, c’est tout. Waou. Jack, faut qu’on y aille, faut pas qu’on s’arrête avant d’y être. — Où ça, mec ? — Je sais pas, mais faut qu’on y aille. » Là-dessus est arrivée une bande de jeunes musicos de bop, qui ont sorti leurs instruments de leurs voitures. Ils sont allés s’entasser dans un bar, et nous on les a suivis. Ils se sont installés, et ils ont commencé à souffler. C’était parti....


Dès sa parution, "Sur la route" fit la célébrité de Jack Kerouac. La légende du "beatnik" vagabond et scandaleux était née, le marketing littéraire fonctionna à plein dans le monde entier ... 

. A l'origine, ce que semblait rechercher Kerouac était la possibilité d’accéder à une authenticité vécue, à une existence totalement subjective, impulsive, hors normes (si l’on s’en tient aux institutions conservatrices de la société et de la culture du temps), à une existence qui transcende les entraves du temps objectif et immuable, "je veux un ravissement ininterrompu", "pourquoi devrais-je me contenter lâchement d’autre chose, ou du calme "bourgeois" de la pelouse du jardin" : et pourtant l'homme ne recherchait au fond que calme et sérénité dans ses relations personnelles et dans une existence de patriarche en son foyer. Ici, Sal Paradise, transgresse son image d'Epinal, lui et ses amis sont des déclassés qui, loin de prôner l'éthique puritaine, s`accommodent d`une vie errante, revendiquent Walt Whitman comme leur père spirituel, passent d'un petit boulot à un autre, fréquentent volontiers des criminels,  avouent une prédilection pour l`alcool et diverses drogues en tant que voies d'accès à l' "extase". "Quelque part sur le chemin, écrit Kerouac, je savais qu'il y aurait des filles, des visions, tout, quoi; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare", cette "pulse" décrit comme tout à la fois un état inconcevable et ineffable, à ce jour à cette heure, à cette minute, indescriptible, et pourtant accessible par l’expérience et pouvant se manifester à n'importe quel moment. Mais Kerouac découvrira que cette course vers la "perle" ultime peut connaître bien des bifurcations, et que peut-être le succès d'y parvenir n'est pas établi : alors qu' il tombe en rade sur Bear Mountain, sous l'orage, un conducteur le prend en charge tout en lui rappelant qu’«il passe personne, sur la Six» et lui suggère un autre itinéraire. Kerouac médite : « J’ai bien compris qu’il avait raison. C’était mon rêve qui déconnait au départ, cette connerie de gars au coin du feu, qui se raconte comme ce serait chouette de suivre une des grandes routes marquées en rouge pour traverser l’Amérique au lieu d’emprunter divers chemins et itinéraires.» La voiture est le véhicule privilégié de cette quête, pour le meilleur comme pour le pire, elle en structure l'écriture comme le jazz et la poésie , et toutes trois rythment et modulent la voix d'un narrateur qui marque toute une génération ... (Trad. Gallimard, 1960).


"Doctor Sax" (Kerouac, 1963)

Écrit en 1952 à Mexico chez William Burroughs, dont le physique inspira celui du Docteur Sax, ce livre naquit du rêve de l' "étranger au suaire" que Kerouac avait fait en 1948. Il affronte ici tout un ensemble de fantasmes et de rêves qui, jusque-là, n'avaient pas trouvé leur expression écrite. De tous ses livres, c'était celui qu'il aimait le plus, sans doute à cause de son évocation si sensible de son enfance, partagée entre la tendresse familiale et les terreurs d'univers intimes inexplorés. Voyages toujours, mais ici exploration des forces du subconscient, incarnées par une série de personnages surnaturels qui donnent à ce livre une singularité attachante. 

La première partie du roman s'intitule "Les Fantômes de la nuit". Personnage maléfique pourvu d'une cape qui flotte au vent et d'un chapeau mou dissimulant un regard haineux, le Docteur Sax fait partie d'une horde de spectres, de monstres et de démons qui hantent les nuits - et parfois même les journées - d'un adolescent, Jack Duluoz, derrière lequel se cache Kerouac. Jack habite Pawtucketville, une bourgade ouvrière, grise et morne, de la Nouvelle-Angleterre. Les fantasmes et la réalité se mêlent ici en une prose exubérante et truculente, qui inclut de nombreux dialogues en canadien français, langue maternelle de Jack Kerouac. C'est qu'en effet deux univers se chevauchent dans "Docteur Sax" : d'abord celui, quotidien et joyeux, de la famille Duluoz : alors que jeux, soirées animées, menus conflits et amitiés adolescentes campent un monde paisible et stable, en certains lieux et à certains instants du jour fait irruption l'univers irrationnel et terrifiant du Docteur Sax : l' "étranger au suaire" fut en partie tiré de la revue Shadow, que Jack Kerouac lisait dans son enfance, et dont il élargit les thèmes pour créer, selon ses propres termes, "une sorte de conte de fées gothique, un mythe de la puberté". Du coup, ce qui n'était qu'une fantasmagorie de bandes dessinées prend la dimension d'une lutte mythologique entre le bien et le mal. Ainsi le Docteur Sax déclenche-t-il par vengeance une crue destructrice du Merrimac, le fleuve qui traverse la petite ville. Et plus encore, à la fin du livre, Kerouac s'inspire d'une légende mexicaine pour décrire une vision d'apocalypse : dans un château proche de la ville vit le Grand Serpent du Monde qui menace d'anéantir la terre entière. Sax, accompagné par le petit Jack, réussit à détruire le château grâce à ses pouvoirs magiques, et un Grand Oiseau Noir enlève au ciel le Serpent maléfique, permettant ainsi au monde de retrouver son équilibre. (Trad. Gallimard, 1962).


"Visions of Cody" (1959)

Ecrit en 1951-52, ce livre inclassable est centré sur deux personnages, le narrateur, Duluoz, alter ego de Jack Kerouac, alors que le second personnage, Cody Pomeray, s`inspire de Neal Cassady, alias Dean Moriarty. le héros de "On the Road". "Visions of Cody" est construit comme un triptyque, mais un livre atypique, non seulement par sa dimension (entre cinq cents et six cents pages selon les éditions), par sa structure générale, mais surtout par son écriture, inspirée du jazz joué dans les années 40 par Charlie "Bird" Parker, ou chanté par Billie Holiday ((nervosité de l`improvisation, souplesse des digressions, sensation d'énergie brute canalisée dans un solo ou dans un duo instrumental) ...

La première partie est une évocation rhapsodique de New York à la fin des années 40 dans lequel le narrateur rêve de partir sur la route pour rejoindre San Francisco, où habite son ami Cody, qui travaille alors dans les chemins de fer. De minutieuses et splendides descriptions de lieux new-yorkais - stations de métro, cafétérias. rues. immeubles. etc. -, alternent avec une évocation saisissante de la jeunesse de Cody dans les bas-fonds de Denver, entre les boutiques de barbier et les salles de billard. La lettre, dans laquelle Duluoz annonce son arrivée prochaine à Cody, termine cette première partie ...

La seconde partie est nourrie par la retranscription des conversations, enregistrées au magnétophone, entre Cody et Duluoz, enfin arrivé à San Francisco. Aussi grand voyageur que Duluoz, Cody évoque ses récentes pérégrinations, son travail de cheminot, leurs amis communs (alter ego d`Allen Ginsberg et de William Burroughs)? Une suite de monologues échevelés. graves ou désopilants, ponctués par remarques et digressions de Duluoz ou d'une tierce personne. 

Dans la troisième et dernière partie du livre, nous retrouvons la voix du narrateur : il évoque successivement un tournage de cinéma à San Francisco ("Joan Rawshanks in the Fog"), les voyages que Cody et Duluoz font ensemble à travers les Etats-Unis, puis au Mexique, où Kerouac situe le paradis "fellaheen", selon un terme emprunté à Spengler pour désigner les paysans sédentaires. Le livre s`achève sur une splendide évocation de Cody en forme d'éloge funèbre. (Trad. Bourgois. 1990).


Allen Ginsberg (1926-1997) - Howl (1955)

 Adolescent timide, émotif, éprouvé par la psychose paranoïaque de sa mère, Ginsberg suit des cours de littérature à l'université de Columbia en 1943 et tombe amoureux de Neal Cassady en 1947 : leur relation devenue platonique, mais toujours passionnelle, hante toute son oeuvre. Principal catalyseur de la Beat Generation, Allen Ginsberg insuffle un nouveau souffle poétique avec "Howl", un long poème en prose, véritable manifeste de cette génération, éprise de liberté, de nouveaux espaces psychiques et artistiques, mais scandale littéraire, en raison de son langage cru et explicite. Il est ainsi très rapidement condamné et retiré de la vente pour obscénité.

Ginsberg est présent dans toute l'oeuvre de Kerouac, Leon Levinsky dans "The Town and the City", Carlo Marx dans "On the Road", Adam Moorad dans" The Subterraneans". 

"I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked,

dragging themselves through the negro streets at dawn looking for an angry fix,

angelheaded hipsters burning for the ancient heavenly connection to the starry dynamo in the machinery of night,

who poverty and tatters and hollow-eyed and high sat up smoking in the supernatural darkness of cold-water flats floating across the tops of cities contemplating jazz,

who bared their brains to Heaven under the El and saw Mohammedan angels staggering on tenement roofs illuminated,

who passed through universities with radiant cool eyes hallucinating Arkansas and Blake-light tragedy among the scholars of war,

who were expelled from the academies for crazy & publishing obscene odes on the windows of the skull,

who cowered in unshaven rooms in underwear, burning their money in wastebaskets and listening to the Terror through the wall,

who got busted in their pubic beards returning through Laredo with a belt of marijuana for New York,

who ate fire in paint hotels or drank turpentine in Paradise Alley, death, or purgatoried their torsos night after night

with dreams, with drugs, with waking nightmares, alcohol and cock and endless balls,

incomparable blind streets of shuddering cloud and lightning in the mind leaping toward poles of Canada & Paterson, illuminating all the motionless world of Time between,

Peyote solidities of halls, backyard green tree cemetery dawns, wine drunkenness over the rooftops, storefront boroughs of teahead joyride neon blinking traffic light, sun and moon and tree vibrations in the roaring winter dusks of Brooklyn, ashcan rantings and kind king light of mind,

who chained themselves to subways for the endless ride from Battery to holy Bronx on benzedrine until the noise of wheels and children brought them down shuddering mouth-wracked and battered bleak of brain all drained of brilliance in the drear light of Zoo,

who sank all night in submarine light of Bickford’s floated out and sat through the stale beer afternoon in desolate Fugazzi’s, listening to the crack of doom on the hydrogen jukebox,

who talked continuously seventy hours from park to pad to bar to Bellevue to museum to the Brooklyn Bridge,

a lost battalion of platonic conversationalists jumping down the stoops off fire escapes off windowsills off Empire State out of the moon,

 

yacketayakking screaming vomiting whispering facts and memories and anecdotes and eyeball kicks and shocks of hospitals and jails and wars,

whole intellects disgorged in total recall for seven days and nights with brilliant eyes, meat for the Synagogue cast on the pavement,

who vanished into nowhere Zen New Jersey leaving a trail of ambiguous picture postcards of Atlantic City Hall,

suffering Eastern sweats and Tangerian bone-grindings and migraines of China under junk-withdrawal in Newark’s bleak furnished room,   

who wandered around and around at midnight in the railroad yard wondering where to go, and went, leaving no broken hearts,

who lit cigarettes in boxcars boxcars boxcars racketing through snow toward lonesome farms in grandfather night,

who studied Plotinus Poe St. John of the Cross telepathy and bop kabbalah because the cosmos instinctively vibrated at their feet in Kansas,   

who loned it through the streets of Idaho seeking visionary indian angels who were visionary indian angels,

who thought they were only mad when Baltimore gleamed in supernatural ecstasy,

who jumped in limousines with the Chinaman of Oklahoma on the impulse of winter midnight streetlight smalltown rain,

who lounged hungry and lonesome through Houston seeking jazz or sex or soup, and followed the brilliant Spaniard to converse about America and Eternity, a hopeless task, and so took ship to Africa,

who disappeared into the volcanoes of Mexico leaving behind nothing but the shadow of dungarees and the lava and ash of poetry scattered in fireplace Chicago,

who reappeared on the West Coast investigating the FBI in beards and shorts with big pacifist eyes sexy in their dark skin passing out incomprehensible leaflets,

who burned cigarette holes in their arms protesting the narcotic tobacco haze of Capitalism,

who distributed Supercommunist pamphlets in Union Square weeping and undressing while the sirens of Los Alamos wailed them down, and wailed down Wall, and the Staten Island ferry also wailed,

who broke down crying in white gymnasiums naked and trembling before the machinery of other skeletons,

who bit detectives in the neck and shrieked with delight in policecars for committing no crime but their own wild cooking pederasty and intoxication,

who howled on their knees in the subway and were dragged off the roof waving genitals and manuscripts,

who let themselves be fucked in the ass by saintly motorcyclists, and screamed with joy,

who blew and were blown by those human seraphim, the sailors, caresses of Atlantic and Caribbean love ... "



America by Allen Ginsberg


America I've given you all and now I'm nothing.
America two dollars and twentyseven cents January
17, 1956.
I can't stand my own mind.
America when will we end the human war?
Go fuck yourself with your atom bomb.
I don't feel good don't bother me.
I won't write my poem till I'm in my right mind.
America when will you be angelic?
When will you take off your clothes?
When will you look at yourself through the grave?
When will you be worthy of your million Trotskyites?
America why are your libraries full of tears?
America when will you send your eggs to India?
I'm sick of your insane demands.
When can I go into the supermarket and buy what I
need with my good looks?
America after all it is you and I who are perfect not
the next world.
Your machinery is too much for me.
You made me want to be a saint.
There must be some other way to settle this argument.
Burroughs is in Tangiers I don't think he'll come back
it's sinister.
Are you being sinister or is this some form of practical
joke?
I'm trying to come to the point.
I refuse to give up my obsession.
America stop pushing I know what I'm doing.
America the plum blossoms are falling.
I haven't read the newspapers for months, everyday
somebody goes on trial for murder.
America I feel sentimental about the Wobblies.
America I used to be a communist when I was a kid
I'm not sorry.
I smoke marijuana every chance I get.
I sit in my house for days on end and stare at the roses
in the closet.
When I go to Chinatown I get drunk and never get laid.
My mind is made up there's going to be trouble.
You should have seen me reading Marx.
My psychoanalyst thinks I'm perfectly right.
I won't say the Lord's Prayer.
I have mystical visions and cosmic vibrations.
America I still haven't told you what you did to Uncle
Max after he came over from Russia.
I'm addressing you.
Are you going to let your emotional life be run by
Time Magazine?
I'm obsessed by Time Magazine.
I read it every week.
Its cover stares at me every time I slink past the corner
candystore.
I read it in the basement of the Berkeley Public Library.
It's always telling me about responsibility. Business-
men are serious. Movie producers are serious.
Everybody's serious but me.
It occurs to me that I am America.
I am talking to myself again.

Asia is rising against me.
I haven't got a chinaman's chance.
I'd better consider my national resources.
My national resources consist of two joints of
marijuana millions of genitals an unpublishable
private literature that goes 1400 miles an hour
and twenty-five-thousand mental institutions.
I say nothing about my prisons nor the millions of
underprivileged who live in my flowerpots
under the light of five hundred suns.
I have abolished the whorehouses of France, Tangiers
is the next to go.
My ambition is to be President despite the fact that
I'm a Catholic.
America how can I write a holy litany in your silly
mood?
I will continue like Henry Ford my strophes are as
individual as his automobiles more so they're
all different sexes.
America I will sell you strophes $2500 apiece $500
down on your old strophe
America free Tom Mooney
America save the Spanish Loyalists
America Sacco & Vanzetti must not die
America I am the Scottsboro boys.
America when I was seven momma took me to Com-
munist Cell meetings they sold us garbanzos a
handful per ticket a ticket costs a nickel and the
speeches were free everybody was angelic and
sentimental about the workers it was all so sin-
cere you have no idea what a good thing the
party was in 1835 Scott Nearing was a grand
old man a real mensch Mother Bloor made me
cry I once saw Israel Amter plain. Everybody
must have been a spy.
America you don't really want to go to war.
America it's them bad Russians.
Them Russians them Russians and them Chinamen.
And them Russians.
The Russia wants to eat us alive. The Russia's power
mad. She wants to take our cars from out our
garages.
Her wants to grab Chicago. Her needs a Red Readers'
Digest. Her wants our auto plants in Siberia.
Him big bureaucracy running our fillingsta-
tions.
That no good. Ugh. Him make Indians learn read.
Him need big black niggers. Hah. Her make us
all work sixteen hours a day. Help.
America this is quite serious.
America this is the impression I get from looking in
the television set.
America is this correct?
I'd better get right down to the job.
It's true I don't want to join the Army or turn lathes
in precision parts factories, I'm nearsighted and
psychopathic anyway.
America I'm putting my queer shoulder to the wheel.

Berkeley, January 17, 1956



"Off the road : my years with Cassady, Kerouac, and Ginsberg" (1991), by Caroly Cassady ..

Jusqu’à présent, les chroniques de la Beat Generation ont été presque exclusivement écrites par des hommes. La recherche incessante de ces "illuminations de l’esprit via les sens" qui ont caractérisé les Beats a été principalement représentée du point de vue des jeunes hommes des années 1940 et 50. Le livre de Carolyn Cassady constitue le premier récit de ces années éruptives vécues par une femme. Elle était mariée à celui qui, peut-être plus que quiconque, incarnait les énergies et les attitudes des Beats. En tant que "Dean Moriarty" et "Cody Pomeray" dans les romans de Jack Kerouac, Neal Cassady est devenu une légende de son vivant. Carolyn était aussi l’amie la plus proche de Kerouac, l’homme qui a construit la légende son mari, nommé la génération et écrit les livres qui l’ont rendue célèbre. Neal, qui est mort sur la route au Mexique en 1968 (Jack mourut l'année suivante chez lui, en Floride), incarnait pour une jeune écrivain comme Kerouac en quête d'authenticité vis-à-vis de la vie réelle cette soif d'expérience, de liberté, le sentiment d’être totalement débridé dans un monde sans frontières (the street-wise youth defining himself by his appetites), que le parcourir et s'y donner permettraient de réconcilier les contradictions d'une nature humaine dépourvue de véritable boussole. Ils se sont rencontrèrent à la fin des années 40, et une amitié tissée dans la douleur et le plaisir les emporta tous deux jusqu’à la fin : on a pu parler de véritable obsession de part de Kerouac, "Visions of Cody", son livre le plus expérimental, reflète l'intensité d'une relation nourrie entièrement pas l'espoir d'y apprendre enfin le sens de toute mer si lourde qu'était la réalité. On retrouve cette quête exaltée tout au long des lettres que s'échangent Allen Ginsberg, ami de Kerouac et amoureux de Cassady, et Jack. Face à eux, Carolyn, ses photographies révèlent calme beauté et générosité, sa prose, refus de l’équivoque ou du sensationnalisme...


William Burroughs (1914-1997)

Tout comme le personnage de Sal Paradise est l'alter ego fictif de Kerouac, Dean Moriarty y figure l’ami de Kerouac, Neal Cassady. D'autres personnages tirés de la réalité peuplent "On the Road", Carlo Marx, double d'Allen Ginsberg, et Bull Lee, qui incarne William Burroughs .. Bull Lee est décrit comme un enseignant qui « avait parfaitement le droit d’enseigner parce qu’il passait tout son temps à apprendre » (had every right to teach because he spent all his time learning) ...

" ... It would take all night to tell about Old Bull Lee; let’s just say now, he was a teacher, and it may be said that he had every right to teach because he spent all his time learning; and the things he learned were what he considered to be and called “the facts of life,” which he learned not only out of necessity but because he wanted to. He dragged his long, thin body around the entire United States and most of Europe and North Africa in his time, only to see what was going on; he married a White Russian countess in Yugoslavia to get her away from the Nazis in the thirties; there are pictures of him with the international cocaine set of the thirties—gangs with wild hair, leaning on one another; there are other pictures of him in a Panama hat, surveying the streets of Algiers; he never saw the White Russian countess again. He was an exterminator in Chicago, a bartender in New York, a summons-server in Newark. In Paris he sat at café tables, watching the sullen French faces go by. In Athens he looked up from his ouzo at what he called the ugliest people in the world. In Istanbul he threaded his way through crowds of opium addicts and rug-sellers, looking for the facts. In English hotels he read Spengler and the Marquis de Sade. In  Chicago he planned to hold up a Turkish bath, hesitated just for two minutes too long for a drink, and wound up with two dollars and had to make a run for it. He did all these things merely for the experience. Now the final study was the drug habit. He was now in New Orleans, slipping along the streets with shady characters and haunting connection bars ..."

 

" ... Si je commence à parler de Bill Burroughs, on n’est pas couchés ; disons pour l’instant que c’était un maître, et qu’il avait le droit d’enseigner puisqu’il passait sa vie à apprendre ; ce qu’il apprenait, c’était précisément les choses de la vie, non par nécessité, mais par goût. Il avait traîné sa carcasse dans tous les États-Unis, et dans presque toute l’Europe et l’Afrique du Nord à une époque, pour voir ce qui s’y passait. En Yougoslavie, dans les années trente, il avait épousé une comtesse allemande pour l’arracher aux nazis ; il y a des photos de lui avec les gros gangs de la coke à Berlin, tignasse en bataille, serrés les uns contre les autres ; sur d’autres, on le voit surveiller les rues d’Alger, au Maroc, un panama sur la tête. Sa comtesse allemande, il ne l’avait jamais revue. Il avait été exterminateur à Chicago, barman à New York, huissier à Newark. À Paris, aux terrasses des cafés, il regardait passer la foule française, qui faisait grise mine. À Athènes, depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel, il observait ces gens qu’il disait les plus laids du monde. À Istanbul, il se faufilait dans la foule des opiomanes et des marchands de tapis, pour traquer la réalité des faits. Dans des hôtels anglais, il avait lu Spengler et le marquis de Sade. À Chicago, il avait songé à braquer un bain turc, mais, pour avoir hésité deux minutes de trop en se demandant s’il allait boire un verre, il s’était retrouvé avec deux dollars, et encore il lui avait fallu prendre ses jambes à son cou. Tout ça, il l’avait fait par pure curiosité. Il croquait ses dessins comme la vieille école européenne, un peu à la manière d’un Stefan Zweig, ou d’un Thomas Mann jeune, d’un Ivan Karamazov. À présent, son dernier sujet d’étude était la toxicomanie. Il s’était installé à La Nouvelle-Orléans, où il se glissait dans les rues comme une ombre, fréquentant des personnages louches, hantant les bars où trouver ses contacts..."

 

«...and the things he learned were what he considered to be and called “the facts of life,” which he learned not only out of necessity but because he wanted to. He dragged his long, thin body around the entire United States and most of Europe and North Africa in his time, only to see what was going on...", les choses qu’il a apprises étaient ce qu’il considérait être les faits de la vie, appris en traînant sa carcasse tout autour des États-Unis et de la plupart de l’Europe et de l’Afrique du Nord, mais aussi en étudiant Shakespeare (« le barde immortel », comme il l’appelait) et les codex mayas. Et il les a apprises tout en expérimentant la narcoanalyse ..

Mais Kerouac, qui mourut jeune, ne connut qu'un bref moment de la vie de Burroughs, il ne retint que son obsessionnelle soif d'expérimenter les limites de la vie, mais non le toxicomane et l'homosexuel affrontant le climat moral claustrophobe de l’Amérique de la guerre froide ... 

 

William Burroughs le redira maintes fois, dans les années 1940, c'est Jack Kerouac qui l'encouragera à écrire, ce sera Naked Lunch, mais écrire n'était pas alors la préoccupation première de Burroughs, un Burroughs qui sentait alors plus proche d'un Joseph Conrad ou d'un Denton Welch que de Kerouac lui-même....


Gregory Corso (1930-2001)

Abandonné très tôt par sa mère, Gregory Corso est arrêté pour vol à l'âge de 16 ans,  incarcéré à la Clinton State Prison pendant trois ans. Il y découvre la littérature et commence à écrire de la poésie. Une fois libéré, en 1950, il rencontre Allen Ginsberg dans Greenwich Village. Ginsberg présente peu après le jeune Corso aux autres membres de la scène Beat et l'encourage dans sa vocation poétique. Il participe à la lecture publique à la Six Gallery le 7 octobre 1955. Le premier recueil de Corso, "The Vestal Lady on Brattle" est publié en 1955, suivi en 1958 de "Gasoline", le plus représentatif de sa poésie. C’est   à Paris qu’il compose le recueil "The Happy Birthday of Death" (1960) et qu’est publié son unique roman, "The American Express" (1961), peu après suivi du recueil Long Live Man (1962). Sa vie chaotique et sa dépendance à l’héroïne expliquent en partie l’absence de publications dans les années qui suivent. 

Marriage 

 

Should I get married? Should I be Good? 

Astound the girl next door with my velvet suit and faustaus hood? 

Don't take her to movies but to cemeteries 

tell all about werewolf bathtubs and forked clarinets 

then desire her and kiss her and all the preliminaries 

and she going just so far and I understanding why 

not getting angry saying You must feel! It's beautiful to feel! 

Instead take her in my arms lean against an old crooked tombstone 

and woo her the entire night the constellations in the sky--

 

When she introduces me to her parents 

back straightened, hair finally combed, strangled by a tie, 

should I sit knees together on their 3rd degree sofa 

and not ask Where's the bathroom? 

How else to feel other than I am, 

often thinking Flash Gordon soap-- 

O how terrible it must be for a young man 

seated before a family and the family thinking 

We never saw him before! He wants our Mary Lou! 

After tea and homemade cookies they ask What do you do for a living? 

Should I tell them? Would they like me then? 

Say All right get married, we're losing a daughter 

but we're gaining a son-- 

 

And should I then ask Where's the bathroom?

 

O God, and the wedding! All her family and her friends 

and only a handful of mine all scroungy and bearded 

just waiting to get at the drinks and food-- 

And the priest! He looking at me if I masturbated 

asking me Do you take this woman for your lawful wedded wife? 

And I trembling what to say say Pie Glue! 

I kiss the bride all those corny men slapping me on the back 

She's all yours, boy! Ha-ha-ha! 

And in their eyes you could see some obscene honeymoon going on--

then all that absurd rice and clanky cans and shoes 

Niagara Falls! Hordes of us! Husbands! Wives! Flowers! Chocolates! 

All streaming into cozy hotels 

All going to do the same thing tonight 

The indifferent clerk he knowing what was going to happen 

The lobby zombies they knowing what 

The whistling elevator man he knowing 

The winking bellboy knowing 

Everybody knowing! I'd be almost inclined not to do anything! 

Stay up all night! Stare that hotel clerk in the eye! 

Screaming: I deny honeymoon! I deny honeymoon! 

running rampant into those almost climatic suites 

yelling Radio belly! Cat shovel! 

O I'd live in Niagara forever! in a dark cave beneath the Falls 

I'd sit there the Mad Honeymooner devising ways to break marriages, a scourge of

bigamy a saint of divorce--




"I Am Waiting" - Poem by Lawrence Ferlinghetti (1919),  éditeur d'Howl d'Allen Ginsberg et poète de "Coney Island of the Mind" (1958)

 

I am waiting for my case to come up 

and I am waiting

for a rebirth of wonder 

and I am waiting 

for someone to really discover America 

and wail

and I am waiting 

for the discovery

of a new symbolic western frontier 

and I am waiting

for the American Eagle 

to really spread its wings 

and straighten up and fly right 

and I am waiting

for the Age of Anxiety 

to drop dead 

and I am waiting 

for the war to be fought

which will make the world safe 

for anarchy

and I am waiting 

for the final withering away 

of all governments 

and I am perpetually awaiting 

a rebirth of wonder

 

I am waiting for the Second Coming 

and I am waiting

for a religious revival

to sweep through the state of Arizona 

and I am waiting

for the Grapes of Wrath to be stored 

and I am waiting

for them to prove 

that God is really American 

and I am waiting

to see God on television 

piped’ onto church altars 

if only they can find 

the right channel 

to tune in on 

and I am waiting

for the Last Supper to be served again 

with a strange new appetizer 

and I am perpetually awaiting 

a rebirth of wonder

I am waiting for my number to be called 

and I am waiting

for the Salvation Army to take over 

and I am waiting

for the meek to be blessed

and inherit the earth 

without taxes and I am waiting 

for forests and animals 

to reclaim the earth as theirs  ...



Tom Robbins (1936)

Lorsque Tom Robbins publie "Another Roadside Attraction" (1971), la Beat Generation et les Sixties ont été transfigurées : un monde merveilleux et coloré que traverse le fameux arc-en-ciel psychédélique, indication d'une conscience lestée de tout matérialité embarquée dans un voyage spirituel. Mais cet appel à la nouvelle conscience qui sent bon la contre-culture des années soixante, n'a désormais plus l'objectif de changer le monde. Il n'est jamais trop tard pour avoir une adolescence heureuse.

Né à Blowing Rock (Caroline du Nord), Tom Robbins passe son adolescence à l'époque des années Eisenhower, si ennuyeuses par elles-mêmes, et s'enfuit sur les routes pour gagner la bohème de Greenwich Village alors en pleine explosion Beat, nous sommes alors en 1956. Robbins évoque ce voyage initiatique dans le roman qui lui ouvre la notoriété : "Even Cowgirls Get the Blues" (1976). 


"Even Cowgirls Get the Blues" (Même les cow-girls ont du vague à l'âme , 1976)

Le roman se situe dans les années cinquante, à Richmond, dans un milieu de pauvres Blancs, des crèves-la-faim plus experts en moteur à explosion qu'en sexualité féminine. Parmi eux, la "monstrueuse" Sissy Hankshaw qui a été dotée à sa naissance des deux plus longs pouces du monde : elle deviendra donc la plus grande auto-stoppeuse des États-Unis. Conduite par ses pouces, Sissy effectue un véritable road trip cosmique, fait des rencontres étonnantes qui transforment sa vie, la Comtesse, magnat des déodorants intimes; Julian Gitche, l'Indien Mohawk, qui sera un temps son mari; Jack Kerouac pour lequel elle aurait été prête à perdre sa virginité, quelque part dans le Colorado; le docteur Robbins, psychiatre farfelu. Et surtout, les cow-girls, qui revendiquent l'égalité avec les hommes sous la conduite de la belle Bonanza Jellybean. Le tout dans une invention verbale continue (elle avait "une bouche pleine et charnue comme un vagin de vison au plus fort de son rut") et un plaisir d'épuiser les ressources du langage sans égal dans la jeune littérature américaine: on peut de même y apprendre bien des choses, comme par exemple "la température rectale normale d'un oiseau-mouche"...

 

Gus Van Sant adapte, en 1993, "Even Cowgirls Get the Blues" avec Uma Thurman dans le rôle principal...


Dans la grande légende du mouvement Beat, la date consacrée est celle du 13 octobre 1955, lorsque Kenneth Rexroth (1905-1982) organise une soirée de lectures à la Six Gallery de San Francisco entre Ginsberg, Lamantia, McClure, Snyder et Whalen. Mais à cette date, ne fait qu'entamer un changement de sensibilité : Richard Brooks sort alors son film "Blackboard Jungle", connue pour sa bande-son, "Rock around the Clock, de Billy Haley et ses Comets. Mais c'est aussi en 1955 que meurt James Dean et Charlie Parker, deux figures qui entreront dans la mythologie Beat, avec le poète gallois Dylan Thomas mort en 1953. Mais c'est véritablement en 1959 que la Beat Generation s'impose sur la scène médiatique : le Living Theatre monte "The Connection" de Jack Gelber (1932-2003), à New York, et Norman O.Brown (1913-2002) publie son traité "Life Against Death: The Psychoanalytical Meaning of History", Joan Baez participe au premier festival de Newport et les "beatniks" commencent à emplir l'Amérique, clochards crasseux et à cheveux longs à la recherche d'extases mystiques... Le phénomène beat de San Francisco perdurera jusqu'en 1965, date à laquelle s'impose le fameux royaume des "hippies" et du style "psychédélique"...