Jules Laforgue (1860-1887), "Les Complaintes" (1885), "Le Sanglot de la Terre" (posthumes, 1901)  - Charles Guérin (1873-1907), "Le Cœur solitaire" (1898) - ...

Last Update: 11/11/2016

"Ah! que la vie est quotidienne" - Désabusé, grinçant, maladif, Laforgue éprouve physiquement l'usure du monde. Il jongle avec les mots, avec un humour très personnel, et exprime dans ses "Complaintes", la mélancolie d'une génération perdue sans idéal...

Marqué par toutes les tendances du mouvement symboliste, dont il est un des principaux représentants, Laforgue s'acheminait vers la conquête d`un art personnel. Depuis "Le Sanglot de la terre" (un recueil, rédigé de 1878 à 1883, et qui ne fut publié, posthume, qu`en 1901), Laforgue, avec une grande richesse d`invention, souvent une vraie magie verbale, épuise les thèmes favoris de la poésie dite décadente. Il ne cesse d`être poursuivi par un ennui indéfinissable, un sentiment, parfois exacerbé, de la vanité de la vie, de l`amour, de la pensée : trait natif chez lui, qu`est venu accentuer son goût pour les philosophies germaniques, surtout pour Schopenhauer. Rien ne lui est plus familier que la saveur malsaine des rues de ville, le "gaz jaune et mourant des brumeux boulevards", les coins de rue où racolent "les filles aux seins froids", "flairant de l`œil un mâle de hasard". A la poésie de l`automne, il a apporté les ressources de son art minutieux d`observateur qui ne laisse échapper aucun détail susceptible de rendre plus âcre encore son expérience de la corruption de la vie, des vierges tôt fanées, des maladies qui empoisonnent la jeunesse : quel plaisir a-t-il dans une atmosphère de laboratoire, à rappeler "la toux dans les lycées, la phtisie dans les quartiers, la tisane dans les foyers", à froisser dans les sous-bois le "fumier des feuilles mortes", pour entonner son hymne à la maladie et à la mort, "Armorial d`anémie !  / Psautier d`automne!"....

Amertume mais aussi parti pris. Laforgue est empoisonné par les souvenirs d'une enfance timide, refoulée, dont il ne parvient pas à se dégager, langueurs brûlantes d'une puberté prolongée, toujours plus insupportable avec l`âge, imprègnent les nombreuses pièces qu'il consacre à la jeune fille, à la femme. Celle-ci, rêvée plutôt que possédée, Laforgue, brûlant de désir, ignorant les apaisements que ne lui donnent point des amours vénales, continue de la voir en adolescent. Personne n`a mieux que lui. et, avec une musique plus désespérante, évoqué les ardeurs troubles des nuits de juillet, les désirs vagues des corps jeunes qui s`éveillent : "Ah, spleen des nuits d'été! Universel soupir, / Miserere des vents, couchants mortels d'automne, / Depuis l'éternité ma plainte monotone / Chante le Bien-Aimé qui ne veut pas venir !..." 

Ainsi la "Légende" de Jules Laforgue dont le sujet, - les hésitations d'un amant en face d'une femme qui éveille sa pitié et son ironie ....

(picture : L.A. Ring - Girl Looking Out of A Skylight, 1885)

 

"Armorial d'anémie !

Psautier d'automne !

Offertoire de tout mon ciboire de bonheur et de génie,

A cette hostie si féminine,

Et si petite toux sèche maligne,

Qu'on voit aux jours déserts, en inconnue,

Sertie en de cendreuses toilettes qui sentent déjà l'hiver,

Se fuir le long des cris surhumains de la Mer.

Grandes amours, oh : qu'est-ce encor ! …

En tout cas, des lèvres sans façon,.

Des lèvres déflorées,

Et quoique mortes aux chansons,

Après encore à la curée.

Mais les yeux d'une âme qui s'est bel et bien cloîtrée

Enfin ; voici qu'elle m'honore de ses confidences,

J'en souffre plus qu'elle ne pense.

- « Mais, chère perdue, comment votre esprit éclairé

« Et le stylet d'acier de vos yeux infaillibles,

« N'ont-ils pas su percer à jour la mise en frais

« De cet économique et passager bellâtre ? »

- « Il vint le premier ; j'étais seule prés de l'âtre ;

« Son cheval attaché à la grille

« Hennissait en désespéré… »

- « C'est touchant (pauvre fille)

« Et puis après ?

« Oh ! regardez, là-bas, cet épilogue sous couleur de couchant !

« Et puis, vrai,

« Remarquez que dés l'automne, l'automne !

« Les casinos,

« Qu'on abandonne

« Remisent leur piano ;

« Hier l'orchestre attaqua

« Sa dernière polka,

« Hier, la dernière fanfare

« Sanglotait vers les gares… »

(Oh ! comme elle est maigrie !

Que Va-t-elle devenir ?

 

 

Durcissez, durcissez,

Vous, caillots de souvenirs !)

- « Allons, les poteaux télégraphiques

« Dans les grisailles de l'exil

« Vous serviront de pleureuses de funérailles ;

« Moi, c'est la saison qui veut que je m'en aille,

« Voici l'hiver qui vient.

« Ainsi soit-il.

« Ah ! soignez-vous ! Portez-vous bien.

« Assez ! assez !

« C'est toi qui as commencé !

« Tais-toi ! Vos moindres clins d'yeux sont des parjures.

« Laisse ! Avec vous autres rien ne dure.

« Va, je te l'assure,

« Si je t'aimais, ce serait par gageure.

« Tais-toi ! tais-toi !

« On n'aime qu'une fois ! »

Ah ! voici que l'on compte enfin avec Moi !

Ah ! ce n'est plus l'automne, alors

Ce n'est plus l'exil.

C'est la douceur des légendes, de l'âge d'or,

Des légendes des Antigones,

Douceur qui fait qu'on se demande :

« Quand donc cela se passait-il ? »

C'est des légendes, c'est des gammes perlées,

Qu'on m'a tout enfant enseignées,

Oh ! rien, vous dis-je, des estampes,

Les bêtes de la terre et les oiseaux du ciel

Enguirlandant les majuscules d'un Missel,

Il n'y a pas là tant de quoi saigner ?

Saigner ! moi pétri du plus pur limon de Cybéle !

Moi qui lui eusse été dans tout l'art des Adams

Des Édens aussi hyperboliquement fidèle

Que l'est le soleil chaque soir envers l'Occident…

 


Faute d`aimer, Laforgue ne cesse de penser à l'amour, de méditer sur son impossibilité, dans les termes de la plus confuse philosophie qu`il n`hésite point à introduire dans ses poèmes. lci encore, la jeunesse de Laforgue, encore et toujours : il est encore au collège, dans une époque si imprégnée de kantisme, il montre le Temps et sa commère l'Espace qui se demandent s`ils ne sont pas les fondements de la Connaissance ! Cette pseudo-philosophie, si elle peut perturber certaines de ses œuvres, révèle une prodigieuse faculté de passer du plan réel à celui de la pensée, "Moi, écrira-t-il, je suis le grand chancelier de l`analyse...", et cette analyse, qu`il poursuit infatigablement, avec des moyens impropres, le désespère jusqu'au fond de l`âme. Peut-être manque-t-il à Laforgue. pour être vraiment un "poète maudit", la révolte d'un Rimbaud ou du Tristan Corbière des "Amours jaunes" à qui il doit tant. Qu`il mette en accusation le monde et l`amour et Dieu, rien d`original si ce n`est un ton étrange de piété, de nostalgie sensuelle pour cette vie qu`il condamne parce qu`il la sent lui échapper. On le voit ainsi tout imprégné par la philosophie de l`lnconscient, s'efforcer de mettre en pièces le monde objectif, mais très rapidement s'épuiser. Et son pessimisme boudeur réussit mieux a décrire quelques objets repoussants, comme les linges souillés d`un hôpital qu`il compare à ceux de l'Eglise ! Et pourtant, et c`est une de ses qualités, l'ironie lui reste la dernière ressource de son désespoir, ne le voit-on pas achever nombre de ses graves méditations métaphysiques par quelque pirouette telle que : "Je fume au nez des dieux de fines cigarettes." L`ironie, la tristesse ou la révolte, un système de défense, un trait accentué de son caractère a été révélé,  la crainte exacerbée d`être dupe ...

C'est dans "Les Complaintes" que Laforgue parvient à surmonter ses manies métaphysiques et à s`abandonner au désordre de son inspiration. C'est là que sa tristesse s`exprime le mieux, mélancolie qui se rapporte bien moins à quelque méditation cosmique qu`aux banalités d'une existence médiocre : "Ah! que la vie est quotidienne". Voilà le fond de son désespoir : "Oh! riches nuits! je me meurs, / La province dans le coeur! / Et la lune a, bonne vieille, / Du coton dans les oreilles".  Désir des filles : "deux sous de regards et tout ce qui s'ensuit". Envie d'être aimé et souffrance de ne pas l'être : "Ah! j`ai du cœur par-dessus la tête. / Oh ! rien partout que rir's moqueurs!".

Jules Laforgue, qui a tant abusé, peut-être comme aucun poète avant lui, du vers libre, occupe une place exceptionnelle dans la littérature, n'a-t-il pas influencé tant Apollinaire que T.S.Eliot, que l'on pense à son célèbre poème, "Je ne suis qu'un viveur lunaire..."

Je ne suis qu'un viveur lunaire

Qui fait des ronds dans les bassins,

Et cela, sans autre dessein

Que devenir un légendaire.

Retroussant d'un air de défi

Mes manches de mandarin pâle,

J'arrondis ma bouche et - j'exhale

Des conseils doux de Crucifix.

Ah ! oui, devenir légendaire,

Au seuil des siècles charlatans !

Mais où sont les Lunes d'antan ?

Et que Dieu n'est-il à refaire ?



Jules Laforgue (1860-1887)

Désabusé, grinçant, maladif, Laforgue éprouve physiquement l'usure du monde. Il jongle avec les mots, avec un humour très personnel, et exprime dans ses "Complaintes", la mélancolie d'une génération perdue sans idéal.

Né le 16 août 1860 à Montevideo en Uruguay, où ses parents étaient partis tenter fortune, d'origine pyrénéenne par son père, bretonne par sa mère, il est renvoyé en France pour ses études. Et, tandis que sa famille se regroupe à Tarbes en 1875, il gagne Paris et  fréquente d'abord Charles Cros et les milieux «décandistes», puis Maurice Rollinat et Paul Bourget. Il collabore à quelques petites revues. La mort de sa mère en 1877 le plonge dans une vie de misère et d'ennui, qu'il exprime dans une poésie d'une ironie amère qui sera remarquée par le cercle des Hydropathes. A partir de 1879, il fréquenta les milieux symbolistes et écrivit ses premiers vers, gagnant péniblement sa vie par des travaux de librairie. Grâce à quelques appuis dont celui de Paul Bourget, il obtient en décembre 1881, le poste de lecteur auprès de l'impératrice d'Allemagne Augusta, grand-mère du futur Guillaume II, qui le fit voyager dans toute l'Europe. De 1881 à 1886, il séjourne à Berlin, accompagnant l’impératrice à Bade, à Coblence et à Elseneur. C’est dans cette dernière ville, selon toute vraisemblance, qu’il conçut son «Hamlet», ce conte des Moralités légendaires qui sera son autoportrait. Mais la sécurité matérielle ne fit pas disparaître l'ennui qui le hantait et qui imprime sa marque à sa poésie dans "Les Complaintes" (1885). De retour à Paris, il épouse en 1886 une jeune Anglaise, Leah Lee, rencontrée peu auparavant. Mais il est déjà miné par la tuberculose et meurt à l’année suivante, le 20 août 1887, dans le dénuement le plus complet. Leah Lee, qui avait contracté son mal, ne lui survécut que quelques mois. 

OEUVRES POÉTIQUES : Les Complaintes, 1885. L'Imitation de Notre-Dame la Lune. Le Concile féerique, 1886. Derniers vers. Des fleurs de bonne volonté, 1890. Le Sanglot de la Terre (posthumes), 1901.

 

Epicuréisme

Je suis heureux gratis !- Il est bon ici-bas

De faire, s’il se peut, son paradis, en cas

Que celui de là-haut soit une balançoire,

Comme il est, après tout, bien permis de le croire.

S’il en est un, tant mieux ! Ce n’est qu’au paradis

Que l’on pourrait aller, vivant comme je vis.

Je ne suis pas obèse, et je vais à merveille ;

Je ne quitte mon lit que lorsque je m’éveille ;

Je déjeune et je sors. Je parcours sans façon

Dessins, livres, journaux, autour de l’Odéon.

Puis je passe la Seine, en flânant, je regarde

Près d’un chien quelque aveugle à la voix nasillarde.

Je m’arrête, et je trouve un plaisir tout nouveau,

Contre l’angle d’une arche, à voir se briser l’eau,

A suivre en ses détours, balayé dans l’espace,

Le panache fumeux d’un remorqueur qui passe.

Et puis j’ai des jardins, comme le Luxembourg,

Où, si le cœur m’en dit, je m’en vais faire un tour.

 

Je possède un musée unique dans le monde,

Où je puis promener mon humeur vagabonde

De Memling à Rubens, de Phidias à Watteau,

Un musée où l’on trouve et du piètre et du beau,

Des naïfs, des mignards, des païens, des mystiques,

Et des bras renaissance à des torses antiques !

A la bibliothèque ensuite je me rends.

- C’est la plus belle au monde ! –Asseyons-nous. Je prends

Sainte-Beuve et Théo, Banville et Baudelaire,

Leconte, Heine, enfin, qu’aux plus grands je préfère.

« Ce bouffon de génie », a dit Schopenhauer,

Qui sanglote et sourit, mais d’un sourire amer !

Puis je reflâne encore devant chaque vitrine.

Bientôt la nuit descend ; tout Paris s’illumine ;

Et mon bonheur, enfin, est complet, si je vais

M’asseoir à ton parterre, ô Théâtre-Français.

(Jules Laforgues, in Premiers Poèmes)

 


CREPUSCULE DE DIMANCHE D'ETE - Sous le titre "Le Sanglot de la Terre", qui rappelle celui du recueil "Les Complaintes", on publia en 1901, après la mort de Laforgue, et dans le premier volume de ses Poésies complètes, trente et un poèmes écrits de 1878 à 1883. Ces poèmes furent retrouvés dans ses papiers, avec les sous-titres qui en précisent le caractère (Lamma. Sabacthani, Angoisses, Poème de la Mort, Résignations infinies, Spleen), et cette épigraphe de Henri Heine : "De la santé et un supplément d argent, Voilà Seigneur, tout ce que je vous demande". L'inspiration commune à toutes ces pièces est le sentiment de détresse que le poète éprouve devant la misère et l'angoisse de l'humanité abandonnée sur sa planète dans l'infini hostile, et la plainte qu'il élève vers un Dieu auquel, d'ailleurs, il ne croit pas. La pièce suivante commence par un petit tableau intimiste, une impression parisienne, comme auraient pu en écrire Sainte-Beuve ou Coppée, pour s'élever à une vision cosmique d'une étrange poésie....

 

Une belle journée. Un calme crépuscule

Rentrent, sans se douter que tout est ridicule,

En frottant du mouchoir leurs beaux souliers poudreux.

banale rancœur de notre farce humaine ! 

Aujourd'hui, jour de fête et gaieté des faubourgs. 

Demain le dur travail pour toute la semaine. 

Puis fête, puis travail, fête... travail... toujours

Par l'azur tendre et fin tournoient les hirondelles 

Dont je traduis pour moi les mille petits cris. 

Et peu à peu je songe aux choses éternelles, 

Au-dessus des rumeurs qui montent de Paris.

Oh ! tout là-bas, là-bas... par la nuit du mystère, 

Où donc es-tu, depuis tant d'astres, à présent... 

O fleuve chaotique, ô Nébuleuse-mère, 

Dont sortit le Soleil, notre père puissant?

Où sont tous les soleils qui sur ta longue route 

Bondirent, radieux, de tes flancs jamais las ? 

Ah ! ces frères du nôtre, ils sont heureux sans doute 

Et nous ont oubliés, ou ne nous savent pas.

Comme nous sommes seuls, pourtant, sur notre terre, 

Avec notre infini, nos misères, nos dieux, 

Abandonnés de tout, sans amour et sans père, 

Seuls dans l'affolement universel des Cieux !

 

APOTHÉOSE - Même origine et même inspiration que la pièce précédente. C'est encore un exemple de ce que Laforgue appelait lui-même ses dévergondages cosmologiques, en définissant ainsi l'état d'esprit dans lequel il avait écrit ces vers :

 "Voir toute la douleur de la planète, éphémère et perdue dans l'universel des cieux éternels, inutile, sans but et sans témoin... Se représenter vivement par l'imagination toutes les souffrances qui crient en ce moment sur la terre... Arrivons au renoncement par la conscience de la vanité éphémère de notre planète et la contemplation de l'affolement solennel, universel, éternel et sans cœur des torrents d'étoiles."

 

En tous sens, à jamais, le silence fourmille

De grappes d'astres d'or mêlant leurs tournoiements.

On dirait des jardins sablés de diamants,

Mais, chacun, morne et très solitaire, scintille.

Or, là-bas, dans ce coin inconnu, qui pétille 

D'un sillon de rubis mélancoliquement, 

Tremblote une étincelle au doux clignotement : 

Patriarche éclaireur conduisant Sa famille.

Sa famille : un essaim de globes lourds fleuris. 

Et sur l'un, c'est la terre, un point jaune, Paris, 

Où, pendue, une lampe, un pauvre fou qui veille :

Dans l'ordre universel, frêle, unique merveille, 

Il en est le miroir d'un jour et le connaît. 

Il y rêve longtemps, puis en fait un sonnet.

 

INTARISSABLEMENT (Sonnet)

Dire qu'au fond des cieux n'habite nul Songeur, Dire que par l'espace où sans fin l'or ruisselle, De chaque atome monte une voix solennelle. Cherchant dans l'azur noir à réveiller un cœur !

Dire qu'on ne sait rien ! et que tout hurle en chœur Et que pourtant malgré l'angoisse universelle ! Le Temps qui va roulant les siècles pêle-mêle, Sans mémoire, éternel et grave travailleur,

Charriant sans retour engloutir dans ses ondes Les cendres des martyrs, les cités et les mondes, Le Temps, universel et calme écoulement,

Le temps, qui ne connaît ni son but, ni sa source. Mais, rencontrant toujours des soleils dans sa course. Tombe de l'urne bleue intarissablement.

 

LA CIGARETTE (Sonnet)

Oui, ce monde est bien plat : quant à l'autre, sornettes. Moi, je vais résigné, sans espoir à mon sort. Et pour tuer le temps, en attendant la mort, Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes. Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord Me plonge en une extase infinie et m'endort Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs

Où l'on voit se mêler en valses fantastiques

Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.

Et puis quand je m'éveille en songeant à mes vers, Je contemple, le cœur plein d'une douce joie Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.

 

HYPERTROPHIE

Astres lointains des soirs, musiques infinies, Ce Cœur universel ruisselant de douceur Est le cœur de la Terre et de ses insomnies. En un pantoum sans fin, magique et guérisseur Bercez la Terre, votre sœur.

Le doux sang de l'Hostie a filtré dans mes mœlles J'asperge les couchants de tragiques rongeurs. Je palpite d'exil dans le cœur des étoiles, * Mon spleen fouette dans les grands nuages voyageurs. Je beugle dans les vents rageurs.

Aimez-moi. Bercez-moi. Le cœur de l'œuvre immense Vers qui l'Océan noir pleurait, c'est moi qui l'ai. Je suis le cœur de tout, et je saigne en démence Et déborde d'amour par l'azur constellé, Enfin ! que tout soit consolé.

 

NOEL SCEPTIQUE - Même origine et même inspiration que les pièces précédentes. Mais ici apparaît le tragique conflit de sentiments et d'idées qui, chez Laforgue, s'ajoutait aux cruelles souffrances de la maladie et de la misère : élevé dans les croyances religieuses de ses ancêtres bretons, le jeune poète perdit la foi à dix-huit ans, à la suite de vastes lectures philosophiques dont il devait plus tard, reconnaître la vanité. Mais il en garda toujours un pessimisme décourage, le sentiment de la fatalité toute-puissante, de la volonté impuissante, de l'effort inutile devant la vie dérisoire et impitoyable...

 

Noël! Noël ? j'entends les cloches dans la nuit... 

Et j'ai, sur ces feuillets sans foi posé ma plume: 

O souvenirs, chantez ! tout mon orgueil s'enfuit, 

Et je me sens repris de ma grande amertume.

Ah ! ces voix dans la nuit chantant Noël ! Noël !

M'apportent de la nef qui là-bas, s'illumine,

 Un si tendre, un si doux reproche maternel 

Que mon cœur trop gonflé crève dans ma poitrine.

Et j'écoute longtemps les cloches, dans la nuit... 

Je suis le paria de la famille humaine, 

A qui le vent apporte en son sale réduit 

La poignante rumeur d'une fête lointaine.

 

LES COMPLAINTES - COMPLAINTE DE LA VIGIE AUX MINUITS POLAIRES - Précédées d'une épigraphe de Shakespeare, Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien), très librement interprétée : "Au petit bonheur de la fatalité", dédiées à Paul Bourget, - "En deuil d'un Moi-le-Magnifique Lançant de front les cent pur-sang De ses vingt ans tout hennissants, Je vague, à jamais Innocent, Par les blancs parcs ésotériques De l'Armide Métaphysique" -, éclairées par d'étranges "Préludes autobiographíques", ...

PRÉLUDES AUTOBIOGRAPHIQUES

Soit d'infini martyre ? Extase en théorèmes ? 

Que la création est belle, tout de même !

En voulant mettre un peu d'ordre dans ce tiroir, 

Je me suis perdu par mes grands vingt ans, 

Ce soir de noël gras. 

Ah! Dérisoire créature! 

Fleuve à reflets, où les deuils d'unique ne durent 

Pas plus que d'autres! L'ai-je rêvé, ce noël 

Où je brûlais de pleurs noirs un mouchoir réel, 

Parce que, débordant des chagrins de la terre 

Et des frères soleils, et ne pouvant me faire 

Aux monstruosités sans but et sans témoin 

Du cher tout, et bien las de me meurtrir les poings 

Aux steppes du cobalt sourd, ivre-mort de doute, 

Je vivotais, altéré de Nihil de toutes 

Les citernes de mon amour? 

Seul, pur, songeur, 

Me croyant hypertrophique! comme un plongeur 

Aux mouvants bosquets des savanes sous-marines, 

J'avais roulé par les livres, bon misogyne. 

Cathédrale anonyme! En ce Paris, jardin 

Obtus et chic, avec son bourgeois de Jourdain 

A rêveurs, ses vitraux fardés, ses vieux dimanches 

Dans les quartiers tannés où regardent des branches 

Par-dessus les murs des pensionnats, et ses 

Ciels trop poignants à qui l'Angélus fait: assez! 

Paris qui, du plus bon bébé de la nature, 

Instaure un lexicon mal cousu de ratures. 

Bon breton né sous les tropiques, chaque soir 

J'allais le long d' un quai bien nommé mon rêvoir, 

Et buvant les étoiles à même: «ô Mystère! 

«Quel calme chez les astres! Ce train-train sur terre! 

«Est-il quelqu'un, vers quand, à travers l'infini, 

«Clamer l'universel lamasabaktani? 

«Voyons; les cercles du cercle, en effets et causes, 

«Dans leurs incessants vortex de métamorphoses, 

«Sentent pourtant, abstrait, ou, ma foi, quelque part, 

«Battre un coeur! Un coeur simple, ou veiller un Regard! 

«Oh! Qu'il n'y ait personne et que tout continue! 

«Alors géhenne à fous, sans raison, sans issue! 

«Et depuis les toujours, et vers l'éternité! 

«Comment donc quelque chose a-t-il jamais été? 

«Que Tout se sache seul au moins, pour qu'il se tue! 

«Draguant les chantiers d'étoiles, qu'un cri se rue, 

«Mort! Emballant en ses linceuls aux clapotis 

«Irrévocables ces sols d'impôts abrutis! 

«Que l'espace ait un bon haut-le-coeur et vomisse 

«Le Temps nul, et ce Vin aux geysers de justice! 

«Lyres des nerfs, filles des harpes d'idéal 

«Qui vibriez, aux soirs d'exil, sans songer à mal, 

«Redevenez plasma! Ni Témoin, ni spectacle! 

«Chut, ultime vibration de la Débâcle, 

«Et que jamais soit Tout, bien intrinsèquement, 

«Très hermétiquement, primordialement! » 

Ah! le long des calvaires de la Conscience, 

La Passion des mondes studieux t'encense, 

Aux Orgues des Résignations, Idéal, 

O Galathée aux pommiers de l'Éden-Natal! 

Martyres, croix de l'Art, formules, fugues douces, 

Babels d'or où le vent soigne de bonnes mousses; 

Mondes vivotant, vaguement étiquetés 

De livres, sous la céleste Éternullité: 

Vanité, vanité, vous dis-je! Oh! Moi, j'existe, 

Mais où sont, maintenant, les nerfs de ce psalmiste? 

Minuit un quart ; quels bords te voient passer, aux nuits

Anonymes, ô Nébuleuse-Mère ? Et puis,

Qu'il doit agoniser d'étoiles éprouvées,

A cette heure où Christ naît, sans feu pour leurs couvées,

Mais clamant : ô mon Dieu ! tant que, vers leur ciel mort,

Une flèche de cathédrale pointe encor

Des polaires surplis ! — Ces Terres se sont tues,

Et la création fonctionne têtue !

Sans issue, elle est Tout ; et nulle autre, elle est Tout.

X en soi ? Soif à trucs ! Songe d'une nuit d'août ?

Sans le mot, nous serons revannés, ô ma Terre !

Puis tes sœurs. Et nunc et seinpcr. Amen. Se taire.

Je veux parler au Temps ! criais-je. Oh ! quelque engrais 

Anonyme ! Moi ! mon Sacré-Cœur ! — J'espérais 

Qu'à ma mort, tout frémirait, du cèdre à l'hysope ; 

Que ce Temps, déraillant, tomberait en syncope, 

Que pour venir jeter sur mes lèvres des fleurs, 

Les Soleils très navrés détraqueraient leurs chœurs ; 

Qu'un soir, du moins, mon Cri me jaillissant des moelles, 

On verrait, mon Dieu, des signaux dans les étoiles ?

Puis, fou devant ce ciel qui toujours nous bouda, 

Je rêvais de prêcher la fi, nom d'un Bouddha !

Oh ! pâle mutilé, d'un : qui m'aime me suive ! 

Faisant de leurs cités une unique Ninive, 

Mener ces chers bourgeois, fouettés d'alléluias, 

Au Saint-Sépulcre maternel du Nirvana !

Maintenant, je m'en lave les mains (concurrence 

Vitale, l'argent, l'art, puis les lois de la France...) ...

 


... les cinquante Complaintes parurent en 1885. Sur le mode familier et souvent ironique des chansons populaires auxquelles il emprunte leur titre et leur forme, le poète, comme il l'a lui-même écrit, "narre ses petites affaires", se plaint de ce que la vie soit "quotidienne", ›évoque la tristesse pénétrante des après-midi de dimanche en province, toutes les formes, toutes les voix qui pleurent et qui sourient à travers leurs larmes, ciels d'automne, nuits de lune, cloches dominicales, villas abandonnées, souffles vagabonds du vent qui s'ennuie, nasillement de l'orgue de Barbarie,... Le sentiment et la raillerie, les impressions fugitives et les idées profondes, se mêlent en contrastes imprévus dans cette poésie très personnelle qui traduit ce qu'on peut appeler "le lyrisme de la vie moderne"...

COMPLAINTE d'un certain dimanche

L'homme n'est pas méchant, ni la femme éphémère.

Ah ! fous dont au casino battent les talons.

Tout homme pleure un jour et toute femme est mère,

Nous sommes tous filials, allons ! 

Mais quoi ! les Destins ont des partis pris si tristes. 

Qui font que, les uns loin des autres, l'on s'exile, 

Qu'on se traite à tort et à travers d'égoïstes, 

Et qu'on s'use à trouver quelque unique Evangile. 

Ah ! jusqu'à ce que la nature soit bien bonne,

Moi je veux vivre monotone.

Dans ce village en falaises, loin, vers les cloches.

Je redescends dévisagé par les enfants

Qui s'en vont faire bénir de tièdes brioches ;

Et rentré, mon sacré-cœur se fend ! 

Les moineaux des vieux toits pépient à ma fenêtre. 

Ils me regardent dîner, sans faim, à la carte ; 

Des âmes d'amis morts les habitent peut-être ? 

Je leur jette du pain : comme blessés, ils partent ! 

Ah ! jusqu'à ce que la nature soit bien bonne,

Moi je veux vivre monotone.

 

Elle est partie hier. Suis-je pas triste d'elle ?

Mais c'est vrai ! Voilà donc le fond de mon chagrin !

Oh ! ma vie est aux plis de ta jupe fidèle !

Son mouchoir me flottait sur le Rhin... 

Seul. — Le Couchant retient un moment son Quadrige 

En rayons où le ballet des moucherons danse, 

Puis, vers les toits fumants de la soupe, il s'afflige... 

Et c'est le Soir, l'insaisissable confidence... 

Ah ! jusqu'à ce que la nature soit bien bonne,

Faudra-t-il vivre monotone ?

Que d'veux, en éventail, en ogive, ou d'inceste. 

Depuis que l'Etre espère, ont réclamé leurs droits! 

O ciels, les yeux pourrissent-ils comme le reste ? 

Oh! qu'il fait seul ! oh ! fait-il froid !

Oh ! que d'après-midi d'automne à vivre encore ! 

Le Spleen, eunuque à froid, sur nos rêves se vautre 

Or, ne pouvant redevenir des madrépores. 

O mes humains, consolons-nous les uns les autres. 

Et jusqu'à ce que la nature soit bien bonne, 

Tâchons de vivre monotone.

 


COMPLAINTE sur certains ennuis ....

Un couchant des Cosmogonies !

Ah ! que la Vie est quotidienne...

Et, du plus vrai qu'on se souvienne,

Comme on fut piètre et sans génie...

On voudrait s'avouer des choses,

Dont on s'étonnerait en route,

Qui feraient une fois pour toutes !

Qu'on s'entendrait à travers poses.

On voudrait saigner le Silence,

Secouer l'exil des causeries ;

Et non ! ces dames sont aigries

Par des questions de préséance.

Elles boudent là, l'air capable.

Et, sous le ciel, plus d'un s'explique,

Par quel gâchis suresthétique

Ces êtres-là sont adorables.

Justement, une nous appelle,

Pour l'aider à chercher sa bague,

Perdue (où dans ce terrain vague ?)

Un souvenir d'AMOUR, dit-elle !

Ces êtres-là sont adorables !

 

COMPLAINTE de la lune en province 

Ah ! la belle pleine Lune,

Grosse comme une fortune !

La retraite sonne au loin,

Un passant, monsieur l’adjoint ;

Un clavecin joue en face,

Un chat traverse la place :

La province qui s’endort !

Plaquant un dernier accord,

Le piano clôt sa fenêtre.

Quelle heure peut-il bien être ?

Calme Lune, quel exil !

Faut-il dire : ainsi soit-il ?

Lune, ô dilettante Lune,

À tous les climats commune,

Tu vis hier le Missouri,

Et les remparts de Paris,

Les fiords bleus de la Norvège,

Les pôles, les mers, que sais-je ?

Lune heureuse ! ainsi tu vois,

À cette heure, le convoi

De son voyage de noce !

Ils sont partis pour l’Écosse.

Quel panneau, si, cet hiver,

Elle eût pris au mot mes vers !

Lune, vagabonde Lune,

Faisons cause et mœurs communes ?

Ô riches nuits ! je me meurs,

La province dans le cœur !

Et la lune a, bonne vieille,

Du coton dans les oreilles.

 


"Jules Laforgue représente le type accompli de l'intellectuel en 1880. Il a parcouru tous les pays, visité les musées, dévoré les bibliothèques. Il s'est joué toutes les musiques. Aucune manifestation d'art ne lui reste étrangère. A vingt ans, avec cette suractivité cérébrale qu'on remarque chez certains phtisiques, il a fait le tour de toutes les civilisations. Son cerveau est un carrefour où se bousculent pêle-mêle les races, les idées, les philosophies, les religions. Solitaire et sans le sou, il n'en traîne pas moins, à travers les spectacles quotidiens de la rue et la féerie des choses, une âme plus riche en sensations que celle d'un satrape oriental, mais cette vivacité d'impressions se paye de l'abolition de la volonté. C'est le mal du temps. La situation de l'homme moderne, au milieu des secousses et des perpétuelles transformations sociales, est celle d'un acrobate obligé de se maintenir en équilibre sur une boule en mouvement.

Jules Laforgue a appris à lire chez les Goncourt. Il s'est intoxiqué de leur poison. Il reste préoccupé de l'écriture artiste, de cette littérature que Barbey d'Aurevilly appelle la littérature du tabac, littérature d'impulsifs, de sensitifs, d'impressionnistes, toute en nerfs aigus, vibrants. Il a traversé le fatal Vigny, l'apocalyptique Hugo. Il a épousé le raphaélisme de Lamartine, le paganisme de Gautier, la comédie humaine de Balzac et les pastorales de George Sand. Il est revenu des déclamations puériles de Musset. Il s'est dépris de Leconte de Lisle pas assez humain, de Cazalis trop dilettante, de Sully Prudhomme trop froid, trop technique, mais il reste envoûté de Baudelaire, ce damné de Paris, du contumace Corbière, du somnambule et magnétique Rimbaud et un peu aussi de Mallarmé, orfèvre du brouillard. Quel malaise il ressent, comme tous les jeunes gens de son époque, de ces influences contradictoires ! Il essuie les plâtres d'un monde en instruction. Curieux de se renseigner et de saisir un point d'appui, il court partout où l'on récite des vers. On le rencontre aux Hydropathes. Les rares amis qu'il a, achèvent de le tirailler en tous sens. Il flotte entre le pointilleux, le méticuleux Bourget qui le retient aux limites du devoir parnassien, et le spéculatif Gustave Kahn qui tient de ses origines sémites une grande facilité d'improvisation, des aptitudes d'essayiste et qui le pousse aux aventures. 

Baudelaire l'invite à se raconter « sur un mode modéré de confessionnal», mais lui insuffle ses pré- jugés de 1830, sa haine du « bourgeois » qu'il veut éloigner, en se cuirassant d'un peu de fumisme extérieur. Aux Hydropathes, Laforgue rencontre Sapeck et Alphonse Allais, joyeux farceurs. On trouve encore originale cette manie d'éberluer ses contemporains. Ce n'est qu'un ridicule suranné.

En 1880, on croit plus que jamais à la mission du poète. Nous ne sommes plus au temps où Malherbe ne se donnait d'autre importance que celle d'un bon joueur de quilles. Jean-Baptiste Rousseau est venu, depuis, se réclamer de l'esprit divin et Vigny a attesté le caractère sacré du poète. Hugo prend des allures de prophète. La religion de l'art s'est installée sur les débris de la Foi. Cette religion veut ses prêtres, ses confesseurs, ses martyrs. Elle dresse ses basiliques et ses chapelles. Cela, au moment même où les trônes s'écroulent, où l'opérette triomphe avec Hervé et Offenbach, où Renan ironise, où Taine coupe l'essor de l'âme en lui rognant les ailes et prétend que le crime et la vertu sont des produits naturels du cerveau comme le vitriol et le sucre ; mais tandis que la France s'étourdit de flonflons, Wagner y introduit le mysticisme et l'influence de Schopenhauer se marque par une explosion soudaine de pessimisme. Une cassure s'est produite dans l'époque.

Cette cassure se retrouve chez tous les écrivains d'alors. Parmi les poètes survivants, il y a Banville qui s'emploie à remettre sur l'épaule des dieux la pourpre insultée. On trouve chez lui, comme chez Musset, cette idée désolante du génie s' offrant en sacrifice. Pour la rendre, Musset avait dressé l'image du pélican qui nourrit ses petits de sa propre chair. Banville, moins solennel, évoque l'image du clown qui, pour amuser la foule, s expose à se rompre le cou, et il songe aussi à Pierrot, cet éternel bafoué. Ce n'est plus le bon Pierrot d'autrefois « qui riait aux aïeux dans les dessus de porter » et qui se dédommage de ses infortunes de cœur en dégustant une bonne bouteille ou un pâté friand. C'est déjà le Pierrot mélancolique qui va devenir le Pierrot en détresse de Verlaine : "Sa gaieté, comme sa chandelle, hélas! est morte... Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe Ses manches blanches font vaguement par l'espace Des gestes fous auxquels personne ne répond."

C'est en ce Pierrot -là que se reconnaît Jules Laforgue. C'est à lui qu'il va confier son angoisse. C'est lui qu'il va choisir comme protagoniste, pour jouer sur la scène la tragi-bouffonnerie qu'il médite et qui n'est qu'une réplique modernisée du Bourreau de soi-même. Laforgue rêve d'écrire «l'histoire, le journal d'un Parisien de 1880 qui souffre, doute et arrive au néant et cela, dans le décor parisien, les couchants, la Seine, les averses, les pavés gras, les Jablochkoff, et cela, dans une langue fouillée et moderne, sans souci des codes du goût, sans crainte du cru, du forcené, des dévergondages cosmologiques du grotesque, etc. ».

«Ce livre, dit Laforgue, sera intitulé : le "Sanglot de la terre". Première partie : ce seront les sanglots de la pensée, du cerveau, de la conscience de la terre. Un second volume où je concentrerai toute la misère, toute l'ordure de la planète dans l'innocence des cieux, des bacchanales de l'histoire, les splendeurs de l'Asie, les orgues de Barbarie de Paris, le carnaval des Olympes, la morgue, le musée Dupuytren, l'hôpital, l'amour, l'alcool, le spleen, les massacres, les Thébaïdes, la folie, la Salpêtrière.

«Puis un roman, tout d'analyses et de notules psychologiques. Un personnage et quelques comparses. C'est une autobiographie de mon organisme, de ma pensée, transportée à un peintre, à une vie, à des ambitions de peintre, mais un peintre penseur, Chenavard pessimiste et macabre. Un raté de génie...

« Et alors mon grand Livre de prophéties, la Bible nouvelle qui va faire déserter les cités. La vanité de tout, le déchirement de l'illusion, l'angoisse des temps, le renoncement, l'inutilité de l'univers, la misère et l'ordure delà terre perdue dans les vertiges d'apothéoses éternelles de soleils.» (Mélanges posthumes).

Et Laforgue se met à l'œuvre et il accouche d'un chaos fulgurant d'éclairs. C'est le prophète de l'inconscient ; son esprit fatigué aspire au nirvana, à n'être plus que l'algue flottante ou le madrépore sous-marin, à vivre de la vie végétative des plantes. Et il se bat les flancs pour mal écrire en vers, à la façon du clown qui use à rater ses tours, plus d'adresse qu'il n'en faudrait pour y réussir. C'est un mélange d'Isaïe et de Tabarin, de Wagner et d'Offenbach. 

Son cri d'angoisse expire en refrains de café-concert, préoccupé qu'il est de se blaguer lui-même, et cela explique qu'en dépit de dons prestigieux, son lyrisme échoue avant la cristallisation parfaite et qu'il demeure un essayiste impénitent, comme s'il dédaignait d'être autre chose que le héros qu'il avait ambitionné de peindre : un raté de génie." (Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste, 1918)

 

COMPLAINTE DES NOSTALGIES PREHISTORIQUES

La nuit bruine sur les villes. 

Mal repu des gains machinais, 

On dîne ; et, gonflé d'idéal, 

Chacun sirote son idylle, 

Ou furtive, ou facile.

Echos des grands soirs primitifs ! 

Couchants aux flambantes usines, 

Rude paix des sols en gésine, 

Cri jailli là-bas d'un massif, 

Voluptés à vif!

Dégringolant une vallée, 

Heurter, dans des coquelicots, 

Une enfant bestiale et brûlée 

Qui suce, en blaguant les échos, 

De juteux abricots

Livrer aux langueurs des soirées 

Sa toison où du cristal luit. 

 

Pourlécher ses lèvres sucrées, 

Nous barbouiller le corps de fruits 

Et lutter comme essui !

Un moment, béer, sans rien dire, 

Inquiets d'une étoile là-haut ; 

Puis, sans but, bien gentils satyres, 

Nous prendre aux premiers sanglots

Fraternels des crapauds.

Et, nous délivrant de l'extase, 

Oh ! devant la lune en son plein, 

Là-bas, comme un bloc de topaze, 

Fous, nous renverser sur les reins, 

Riant, battant des mains !

La nuit bruine sur les villes : 

Se raser le masque, s'orner 

D'un frac deuil, avec art dîner, 

Puis, parmi des vierges débiles, 

Prendre un air imbécile.


Dans la complainte suivante, datée 1881, le poète traduit la nostalgie de son propre cœur, son éternel besoin d'être aimé et d'aimer, à travers la nostalgie d'un marin breton moins perdu sur l'Océan glacial qu`il ne l'est lui-même dans la grande ville indifférente...

Le Globe, vers l'aimant, 

Chemine exactement, 

Teinté de mers si bleues 

De cités tout en toits, 

De réseaux de convois 

Qui grignotent des lieues.

ma côte en sanglots ! 

Pas loin de Saint-Malo, 

Un bourg fumeux vivote, 

Qui tient sous son clocher, 

Où grince un coq perché, 

L'Ex-Voto d'un pilote !

Aux cierges, au vitrail, 

D'un autel en corail, 

Une jeune Madone 

Tend d'un air ébaubi 

Un beau cœur de rubis 

Qui se meurt et rayonne !

Un gros cœur tout en sang, 

Un bon cœur ruisselant, 

Qui. du soir à l'aurore, 

Et de l'aurore au soir, 

Se meurt, de ne pouvoir 

 Saigner, ah ! saigner plus encore !

 

Complainte propiatoire à l'inconscient

 

Ô loi, qui êtes parce que vous êtes, 

Que votre nom soit la retraite! 

Elles! ramper vers elles d'adoration? 

Ou que sur leur misère humaine je me vautre? 

Elle m'aime, infiniment! Non, d'occasion! 

Si non moi, ce serait infiniment un autre! 

Que votre inconsciente Volonté 

Soit faite dans l'Éternité! 

Dans l'orgue qui par déchirements se châtie. 

Croupir, des étés, sous les vitraux, en langueur; 

Mourir d'un attouchement de l'Eucharistie, 

S'entrer un crucifix maigre et nu dans le coeur? 

Que de votre communion nous vienne 

Notre sagesse quotidienne! 

Ô croisés de mon sang! Transporter les cités! 

Bénir la pâque universelle, sans salaires! 

Mourir sur la Montagne, et que l'Humanité, 

Aux âges d'or sans fin, me porte en scapulaires! 

Pardonnez-nous nos offenses, nos cris, 

Comme étant d'à jamais écrits! 

Crucifier l'infini dans des toiles comme 

Un mouchoir, et qu'on dise: «Oh! L'idéal s'est tu!» 

Formuler tout! En fugues sans fin dire l'Homme! 

Être l'âme des arts à zones que veux-tu! 

Non, rien; délivrez-nous de la pensée, 

Lèpre originelle, ivresse insensée, 

Radeau du mal et de l'exil; 

Ainsi soit-il. 

 

Figurez-vous un peu

 

Oh! qu'une, d'Elle-même, un beau soir, sût venir, 

Ne voyant que boire à Mes Lèvres! où mourir... 

Je m’enlève rien que d'y penser! Quel baptême 

De gloire intrinsèque, attirer un «Je vous aime»! 

(L'attirer à travers la société, de loin, 

Comme l'aimant la foudre); un’, deux! ni plus, ni moins. 

Je t’aime! comprend-on? Pour moi tu n'es pas comme 

Les autres; jusqu'ici c'était des messieurs, l'Homme... 

Ta bouche me fait baisser les yeux! et ton port 

Me transporte! (et je m'en découvre des trésors...) 

Et c'est ma destinée incurable et dernière 

D'épier un battement à moi de tes paupières! 

Oh! je ne songe pas au reste! J'attendrai, 

Dans la simplicité de ma vie faite exprès... 

Te dirai-je au moins que depuis des nuits je pleure, 

Et que mes parents ont bien peur que je n'en meure?... 

Je pleure dans des coins; je n'ai plus goût à rien; 

Oh! j'ai tant pleuré, dimanche, en mon paroissien! 

Tu me demandes pourquoi Toi? et non un autre... 

Je ne sais; mais c'est bien Toi, et point un autre! 

J'en suis sûre comme du vide de mon cœur, 

Et..., comme de votre air mortellement moqueur... 

– Ainsi, elle viendrait, évadée, demi-morte, 

Se rouler sur le paillasson qu'est à ma porte! 

Ainsi, elle viendrait à Moi! les yeux bien fous! 

Et elle me suivrait avec cet air partout! 

 


MORALITÉS LEGENDAIRES, œuvre posthume en prose du poète Jules Laforgue, publiée en 1890. L'ironie, un des traits caractéristiques des Complaintes, se donne ici libre cours en traitant, avec sa sensibilité raffinée de moderne, des légendes et des traditions antiques. des personnages littéraires et des croyances religieuses, les interprétant au gré de sa libre fantaisie, dépouillant les sentiments et les passions de leur caractère idéal pour les plonger dans la réalité commune de la vie quotidienne. C'est ainsi qu' "Hamlet ou les Suites de la piété filiale" montre l'étrange personnage du drame célèbre dans sa banalité d`homme quelconque; le prince se rend au cimetière qui était chez Shakespeare le théâtre de ses réflexions sur la mort, pour y trouve des fossoyeurs qui lui apprennent qu'ils se préparent à ensevelir Ophélie, trouvée noyée, et que, par sa mère. il est le demi-frère du bouffon Yorick : devant ces révélations, Hamlet en mourra. Il n'est plus qu'un pauvre diable assez ordinaire. cherchant sans succès à trouver un sens à son existence. Les fictions de "Lohengrin, fils de Parsifal" et de "Salomé" ne sont de même que des prétextes à ironiser avec esprit sur ces personnages et sur leur milieu historique. Certains mythes, légués par des siècles lointains. ne sont pas mieux traités, "Pan et la Syrinx, ou l'lnvention de la flûte à sept tuyaux", "Persée et Andromède. ou Le plus heureux des trois", ou le "Miracle des roses"...

 

MELANGES POSTHUMES - Recueil de pensées et d'essais du poète Jules Laforgue, publié en 1903, fixant ici, dans ce style singulier qui lui est propre, les motifs dominants de la culture de son époque. Paradoxe d'un poète qui plaisante sur tout, y compris sur lui-même, et dissimule sous un sourire ironique les souffrances d'une âme sensible....

 

"Notes sur Baudelaire. — Après Alfred de Vigny chaste et fataliste, Hugo apothéotique, bucolique et galantin, Gautier païen, Musset mondain et collégien déclamatoire, Balzac inquisiteur mais George Sand, Gavarni vignettiste, Lamartine raphaélesque, il a montré la femme sphinx malgré elle, déshabillable, sujet aux cuisantes expériences du chercheur d'idéal, chat de sérail, meurtrissable, «ignorante et toujours ravie».

Le premier, il se raconta sur un mode modéré de confessionnal et ne prit pas l'air inspiré.

Le premier, parla de Paris en damné quotidien de la capitale (les becs de gaz que tourmente le vent de la Prostitution qui s'allument dans les rues, les restaurants et leurs soupiraux, les hôpitaux, le jeu, le bois qu'on scie en bûches qui retentissent sur le pavé des cours, et le coin du feu, et les chats, des lits, des bas, des ivrognes et des parfums de fabrication moderne), mais cela de façon noble, lointaine, supérieure.

Ses disciples ont étalé Paris comme des provinciaux ahuris d'un tour de boulevard et lassés de la tyrannie de leur brasserie.

Le premier qui ne soit pas triomphant mais s'accuse, montre ses plaies, sa paresse, son inutilité ennuyée au milieu de ce siècle travailleur et dévoué.

Le premier qui ait apporté dans notre littérature l'ennui dans la volupté et son décor bizarre : l'alcôve triste... et s'y complaise. ...le Fard et son extension aux ciels, aux couchants ...le spleen et la maladie (non la Phtisie poétique mais la névrose) sans en avoir écrit une fois le mot. Et la damnation ici-bas..."


Charles Guérin (1873-1907)

Né en 1873 à Lunéville, Charles Guérin eut une destinée brève et tourmentée par la détresse intérieure d'une grave crise morale. Ses premiers vers, en 1893, étaient symbolistes, mais il n'aimait guère les vers libres, l'alexandrin, dira-t-il en 1897, paraissait suffire à tout. Puis, par une évolution qui accompagne à peu près son "inquiétude de Dieu " et son retour à la foi catholique, il revient à l'expression traditionnelle et au vers classique. Son œuvre, frémissante d'une vie profonde, trahit ses luttes contre lui-même, son inquiétude, ses sacrifices. Les souffrances du mal qui devait l'emporter, le pressentiment d'une fin prochaine achèvent de donner à ces vers un accent personnel tout à fait émouvant. Charles Guérin mourut à trente-quatre ans en 1907.

(OEUVRES POÉTIQUES : Joies grises, 1894. Le Sang des crépuscules, 1895. Sonnets et un Poème, 1897. Le Cœur solitaire, 1898. (Nouvelle édition corrigée et augmentée en 1904.) Le Semeur de cendres, 1901. L'Homme intérieur, 1905.

 

LE COEUR SOLITAIRE - Le chef d'oeuvre de Charles Guérin, dont le désir de vivre semble presque toujours s'accompagner de celui de tout laisser et de partir. Une oeuvre qui doit être lue d'un bout à l'autre dans l'ordre que le poète lui a donné...

 

O mon ami, mon vieil ami, mon seul ami, 

D' entre tout ce passé déjà mort à demi 

Rappelle-toi nos soirs de détresse commune, 

L'été, dans un jardin public baigné de lune. 

Après avoir de rue en rue longtemps erré, 

Nous nous asseyions là, le cœur désespéré , 

Sous le feuillage noir entouré de nuit claire. 

Il faut croire, être bon, sourire, admirer, plaire. 

Aimer, soupiraient l'ombre et l'eau, toutes les voix 

Nocturnes, qui parlaient et chantaient à la fois

Il faut aimer, venez, nous avons d'enlaçantes

Caresses, murmuraient près de nous des passantes ;

Et la brise, à travers les fleurs et les rameaux,

Faiblement répétait encor les mêmes mots.

Il faut aimer, disaient les bouches sur les bouches ;

Mais leurs tendres conseils nous rendaient plus farouches,

Et nous restions crispés par un orgueil pervers.

Un air léger glissait sur nos yeux entr'ouverts,

La lune bleuissait les bosquets immobiles.

Et, dans l'obscurité des berceaux, les idylles

Chuchotaient.

O railleur, nous aurions dû pleurer, 

Nous laisser vivre enfin, tressaillir, respirer 

L'arôme sensuel du foin coupé, des roses ; 

Avec avidité jouir de toutes choses. 

Et répondre à la chair qui nous cherchait ce soir. 

Mais les cœurs trop subtils savent mal s'émouvoir. 

En regardant passer les formes vaporeuses 

Des amants suspendus aux bras des amoureuses, 

Nous ricanions, les poings levés contre le ciel ; 

Tu tendais à ma soif des paroles de fiel, 

Et j'offrais à ta faim des mots pétris de cendre. 

Ah ! pourquoi donc toujours en soi-même descendre ? 

Pourquoi prétendre aller au fond de ses douleurs 

Ou saisir les raisons de la grâce des fleurs ? 

Pourquoi dans un creuset jeter l'âme et le monde

Et dans l'être infini laisser tomber la sonde ? 

Nous n'aurions donc pas pu sentir plus simplement, 

Et, livrés sans pensée au charme du moment, 

Obéir au destin qui veut parfois qu'on vive ; 

Pleins d'ivresse, en suivant la nature naïve ? 

Hélas ! dans la langueur de ces longs soirs d'été 

Où tant d'amants depuis l'Éden ont sangloté, 

Nos veines ne roulaient qu'un sang libre de fièvres; 

Un dur orgueil scellait le baiser sur nos lèvres 

Et réprimait les pleurs qui nous venaient aux yeux. 

Au milieu des massifs d'arbres mystérieux 

Une pâle clarté flottait sur les pelouses. 

L'air était doux. Amants et pensives épouses, 

Tout être s'en allait sur un autre penché. 

Seuls, mon cœur solitaire et ton cœur desséché, 

Gorgés de désespoir, d'amertume et de haine. 

Reniaient cette nuit si saintement humaine.

 

II

SOUFFRIR infiniment, souffrir, souffrir assez 

Pour que le soc tranchant et fort de la douleur 

Ouvre à fond ce coteau de vigne desséché 

Et qu'au prochain automne on vendange mon cœur!

Souffrir ? Je ne sais plus souffrir, j'ai trop pensé; 

Et j'envie en mon dur sépulcre intérieur, 

O lamentable Dieu des croix, ton front penché 

Où des filets de sang versent de la fraîcheur

J'implore un coup de lance au flanc, j'ai soif de fiel. 

Qu'une femme, implacable entre toutes les femmes. 

Me tende sa chair froide et sa bouche où je puisse

Me blesser d'un atroce amour! L'étoile au ciel

Palpite d'un éclat plus vif après la pluie.

Et notre âme renaît plus claire dans les larmes.

 

III

SOIRS de stérilité qui font l'âme plus sèche 

Qu'une route où le vent de décembre a soufflé! 

Soirs où sous la douleur acre le cœur gelé 

Fait le cri d'une terre aride sous la bêche !

On se sent seul, on se sent las, on se sent vieux,

 Avec des mains sans foi pour lever le calice. 

On attend vainement qu'une larme jaillisse 

Des paupières de plomb qui pèsent sur les yeux.

Il fait si froid vraiment, vraiment si froid dans l'âme, 

Si froid. On tourne en rond dans un grand pays noir, 

En rond, toujours en rond, et sans même l'espoir 

De voir, là-bas, surgir la colonne de flamme.

Il fait noir, il fait froid, car les dieux sont partis. 

Emportant l'idéal foyer et la lumière. 

L'humanité s'endort en pleurant, et la terre 

Reste sourde aux profonds sanglots de ses petits.

Dieu qu'on a descendu des croix, dieux qu'on exile. 

Ignorez-vous pourquoi, d'un cœur débile, au soir. 

Le poète, mauvais jardinier, va s'asseoir 

Et se croise les bras devant le sol stérile ?

C'est que malgré la femme, hélas ! on est trop seul. 

Et l'orgueil souffle à l'homme écrasé qui succombe : 

« Prends le lit nuptial pour mesurer ta tombe ; 

Découpe, dans tes draps de noces, ton linceul.

Tout est vain ; laisse là le labeur et la lutte. 

Rêve ; épuise ta vie en baisers inféconds. 

Regarde s'iriser le vin dans les flacons. 

Souris ; chante ta peine en mineur sur la flûte.

......

 

A FRANCIS JAMMES - "Le Cœur solitaire", auquel est emprunté ce poème écrit en 1897, exprime l'isolement d'un cœur orgueilleux et blessé, d'une tendresse meurtrie par les déceptions de l'amour et la froide indifférence de la nature. L'ami très cher à qui Charles Guérin adressait ces vers est lui-même un poète, son aîné de cinq ans, à qui le liaient un idéal commun de vie simple et sincère, le besoin quasi métaphysique des champs et des bois où viennent le soir venu mourir les couleurs et les sons, un même goût de mélancolie passionnée, tournée vers les plus délicates images du passé, enfin et surtout une foi aussi vive, mais plus inquiète et tourmentée chez Guérin, plus sereine et confiante chez Jammes. La poésie de ce "fils de Virgile", à la fois rustique et raffinée, telle qu'elle a inspiré "De l'Angélus de l'Aube à l'Angélus du Soir", "Le Deuil des Primevères", "Clairières dans le ciel", est exactement caractérisée dans ce beau de Guérin où le ton de l'épître familière se relève d'une douceur élégiaque.

 

O Jammes, ta maison ressemble à ton visage.

Une barbe de lierre y grimpe, un pin l'ombrage,

Éternellement jeune et dru comme ton cœur

Malgré le vent et les hivers et la douleur?

Le mur bas de ta cour est doré par la mousse,

La maison n'a qu'un humble étage, l'herbe pousse

Dans le jardin autour du puits et du laurier.

Quand j'entendis, comme un oiseau mourant, crier

Ta grille, un tiède émoi me fit défaillir l'âme,

Je m'en venais vers toi depuis longtemps, ô Jammes

Et je t'ai trouvé tel que je t'avais rêvé.

J'ai vu tes chiens joueurs languir sur le pavé,

Et, sous ton chapeau blanc et noir comme une pie

Tes yeux francs me sourire avec mélancolie.

Ta fenêtre pensive ouvre sur l'horizon;

Voici tes pipes, ta vitrine qui reflète

La campagne parmi les livres des poètes.

Ami, puisqu'ils sont nés, les livres vieilliront,

Où nous avons pleuré d'autres hommes riront :

Mais que nul de nous deux, malgré l'âge, n'oublie

Le jour où fortement nos mains se sont unies.

Jour égal en douceur à l'arrière-saison;

Nous écoutions chanter les mésanges des haies,

Les cloches bourdonnaient, les voitures passaient...`

Ce fut un triste et long dimanche des Rameaux...

Reviendrai-je dormir dans ta chambre d'enfant,

Reviendrai-je, les cils caressés par le vent,

Attendre la première étoile sous l'auvent,

Et respirer dans ton coffret en bois de rose,

Parmi l'amas jauni des vieilles lettres closes,

L'amour qui seul survit dans la cendre des choses?

Jammes, quand on se penche à ta fenêtre, on voit

Des villas et des champs, l'horizon et les neiges;

En mai, tu lis des vers dehors, à demi-voix,

L'azur du ciel remplit les chéneaux de ton toit,...

Demeure harmonieuse, ami, vous reverrai-je?

Demain, hélas! Mieux vaut penser au temps d'hier.

Une âme sans patrie habite dans ma chair.

Ce soir, un des plus lourds des soirs où j'ai souffert,

Tandis que, de leur gloire éparse sur la mers,

Les rayons du soleil couchant doraient la grève,

Les cheveux lavés d'air et d'écume, j'allais,

Roulé comme un caillou par la force du rêve,

La terrible rumeur des vagues m'appelait,

Voix des pays brûlés, des volcans et des îles,

Et, le cœur plein de toi, j'ai marqué d'un galet

Veiné comme un bras pur et blanc comme du lait

Le jour où je passai ton seuil, fils de Virgile.

(Le Cœur solitaire. Société du Mercure de France, édit.)

 

IL A PLU - Même origine, même date que la pièce précédente. Cette brève impression de nature fait partie d'une série intitulée "Les Mélancolies passionnées". Bien des écoliers de jadis ont appris cette poésie qui vaut par sa beauté musicale. Toute la pièce est en rimes féminines, d'où résulte un effet sensible de fluidité caressante...

 

Il a plu. Soir de juin. Écoute,

Par la fenêtre large ouverte,

Tomber le reste de l'averse

De feuille en feuille, goutte à goutte.

C'est l'heure choisie entre toutes

Où flotte à travers la campagne

L'odeur de vanille qu'exhale

La poussière humide des routes.

L'hirondelle joyeuse jase

Le soleil déclinant se croise

Avec la nuit sur les collines;

Et son mourant sourire essuie

Sur la chair pâle des glycines

Les cheveux d'argent de la pluie.

(Le Cœur solitaire. Société du Mercure de France, éd.)

 

TOUT ÊTRE A SON REFLET OU SON ÉCHO - Cette courte pièce, écrite entre 1898 et 1900, donne le ton et le sens du second recueil de Charles Guerin auquel elle a été empruntée, "Le Semeur de cendres". Touché par un mal implacable, et pressentant sa fin précoce, il dit adieu au passé; mais au lieu de sceller dans "une urne arrogante" les cendres fumantes  de son amour éteint, il les répand dans les cœurs, comme le laboureur jette aux sillons la semence féconde...

 

Tout être a son reflet ou son écho. Le soir, 

La source offre à l'étoile un fidèle miroir; 

Le pauvre trouve un cœur qui l'accueille, la flûte 

Un mur où son air triste et pur se répercute;

L'oiseau qui chante appelle et fait chanter l'oiseau,

Et le roseau gémit froissé par le roseau : 

Rencontrerai-je un jour une âme qui réponde

Au cri multiplié de ma douleur profonde?

(Le Semeur de cendres. Société du Mercure de France, edit.)