Henry de Montherlant (1895-1972), "Les Célibataires" (1934), "Les Jeunes Filles" (1936), "Les Lépreuses" (1939), "La Reine morte" (1942), "Le Maître de Santiago" (1947), "La Ville dont le prince est un enfant" (1951) ...

Last update: 11/11/2016


Henry de Montherlant, qu'il soit torero, joueur de football, coureur à pied ou volontaire grièvement blessé pendant la Première Guerre mondiale, recherche pour lui-même un accomplissement individuel avec ce qu'il y entre alternativement de volupté, de sacrifice et de cynisme. L'expérience de la guerre (La Relève du marin, 1920, Le Songe, 1922, celle du sport (les Olympiques, 1924) l'inspire. Il publie ses romans majeurs dans les années 930, "Les Célibataires" (1934) et les quatre volumes des "Jeunes Filles" (1936-39), on lui reprochera quelques facilités. Quand approche la Seconde Guerre mondiale et notamment après la Conférence de Munich (1938), Montherlant vitupère violemment les faiblesses du régime républicain français dans l' "Équinoxe de Septembre" au nom d'un certain idéal spartiate puis en vient à exprimer sa sympathie pour les régimes dits "forts" dans le "Solstice de juin" (1941). Mais c'est au théâtre qu'il devra sa gloire la plus durable.

En 1942, "La Reine Morte" est saluée comme un chef-d'œuvre. Ferrante, roi du Portugal, voudrait voir son fils Pedro conclure un mariage politique avec l'Infante de Navarre. Mais Pedro est épris d'une jeune fille, Inès, avec laquelle il s'est marié secrètement et dont il attend un enfant. Il refuse donc la proposition de son père sans lui en dévoiler la raison. Lorsque son père l'apprendra, il fera mettre à mort Inès avant d'expirer lui-même. La pièce est dominée par la figure hautaine du roi Ferrante, champion d'un héroïsme dont on distingue toutefois assez mal le contenu. Montherlant aura toujours une prédilection marquée pour ce type de personnages, nobles et purs dans leur langage, mais souvent sceptiques et désespérés au fond d'eux-mêmes, qu'il s'agisse du grand maître d'un ordre chrétien dans "le Maître de Santiago" (1948) ou d'un condottiere italien qui prétend tuer le pape dans "Malatesta" (1950). Dans la plupart de ses pièces, Montherlant a été soucieux de restaurer la tragédie bien qu'il plante des décors hauts en couleurs que n'auraient pas renié les romantiques : il met l'accent sur l'analyse intérieure, dont la complexité n'exclut pas la netteté des traits, et il a un sens aigu de la cérémonie tragique. Toutefois, certaines de ses pièces traitent des mêmes thèmes avec un décor et des personnages de drame bourgeois. Montherlant, dira-t-on, même si sa pensée n'a ni la profondeur ni la cohérence qui entraînent l'adhésion, apparaît comme un maître en matière de style....


Henry de Montherlant (1895-1972)

Simple soldat grièvement blessé sur le front en 1918, Henry de Montherlant voit sa jeunesse marquée par la guerre et par sa passion pour le sport et la tauromachie. Après quoi, avide de dépaysement, il réalise de nombreux voyages (Italie, Espagne, Afrique du Nord) durant lesquels il prend le temps de la méditation. Il collabore au Figaro, fait paraître en 1920 son premier roman grâce à Mauriac," la Relève du Matin", et en 1926 "Les Bestiaires", son premier succès. Il admire jusque dans la vie civile l’effort et l’héroïsme, le sport : "Les Olympiques" ( 1924). Admirateur de Nietzche, il produit une oeuvre hybride où tragique et bonheur trouve un point d’équilibre. A partir de 1925, il s’installe à Paris mais vit surtout en Espagne, où il pratique la tauromachie, et en Afrique du nord. Il écrit à Alger "La Rose des sables" (1932), roman anticolonialiste qu’il ne publie pas, ''pour ne pas nuire aux intérêts de la France''. "Les Célibataires", parus en 1934, remportent un grand succès. Des fiançailles non abouties avec une jeune fille rencontrée dans une conférence lui inspirent les quatre volumes des "Jeunes Filles" ( 1936-39). Son œuvre est traversée par un courant fortement misogyne, ainsi que le souligne Simone de Beauvoir, qui lui consacre un passage son essai "Le Deuxième Sexe"...

Dans les années 1940-50, Henry de Montherlant se consacre surtout au théâtre : La Reine morte (1942), Le Maître de Santiago (1948), La Ville dont le Prince est un enfant (1951), Port-Royal (1953). On lui reproche souvent son classicisme et sa métrique surannée. A la libération, sa collaboration à des périodiques parus sous l’Occupation lui vaut une interdiction de publier pendant un an. On lui reprocha un certain écart entre les attitudes héroïques dont il s’était fait spécialité dans ses ouvrages antérieurs. En 1959, une insolation modifie son rythme de vie et provoque l'accident qui, en 1968, lui fait perdre l'usage de l'œil gauche. Devenant ensuite quasi aveugle à la suite de cet accident, il se suicide le jeudi 21 septembre 1972. De 1958 à 1972, il avait écrit trois volumes de "Carnets", "Va jouer avec cette poussière" (1958-1964, publiés en 1966), "La Marée du soir" (1968-1971, publiés en 1972), et "Tous feux éteints" (1965-1967 et 1972), des Carnets qui sont le vivier de l'oeuvre et des pages qui sont parmi ses plus sombres, poussière que notre instable nature et que nos petites vanités ... 


Henry de Montherlant, ne à Paris en 1896, gardera de l'année passée en 1912 à Sainte-Croix de Neuilly la nostalgie de l'atmosphère religieuse, de l'esprit communautaire et des amitiés de collège. Dans "Service Inutile" (1935), il évoquera sa jeunesse partagée entre la guerre, le stade et l'arène. Simple soldat dans l'infanterie, il a été grièvement blessé en 1918 ; redevenu civil, il retrouve le climat viril dans la pratique des sports et de la tauromachie. Après "La Relève du Matin" (1920), un second livre qui, par la psychologie et les prestiges de la forme, compte parmi les plus beaux "romans de guerre", "Le Songe" (1922) ouvre le cycle de La jeunesse d'Alban de Bricoule ; il sera complété par "Les Bestiaires" (1926), roman où la tauromachie fournit à Alban une perpétuelle occasion de victoire sur lui-même. Les deux "Olympiques" ("Le Paradis à l'ombre des Épées" et "Les Onze devant la Porte Dorée") coïncident avec les Jeux Olympiques de 1924 : combinant le récit et le poème, elles expriment la pureté et la noblesse de l'effort dans la solennité quasi religieuse des stades.


"Le Songe" (1922)

On a souvent dit que les héros de Montherlant lui ressemblent toujours un peu, aspirent à "devenir extrême",  et, contre la médiocrité, ou l'abandon, à "faire progresser quelque chose dans le monde. Ainsi Alban de Bricoule dans Le Songe a demandé a partir pour le front le jour où, dans le bulletin de son collège, il a lu le nom d'un de ses camarades tué a la guerre, et pensé "je suis jaloux de ce mort". Considérant la vie du combattant comme une ascèse, il écarte volontairement la vaillante et noble jeune fille qui occupe son cœur: l'univers guerrier doit rester celui des hommes seuls devant la mort. La comparaison avec la nef Argo et ses guerriers fabuleux, la large salutation à "ceux qui vont mourir" et le procédé de répétition confèrent au récit un caractère épique...

 

"Elle était pareille à la nef Argo, la profonde voiture où dans l'ombre on ne voyait briller que les reflets bleus des fusils, les boîtes de métal des masques, les têtes casquées qui, face à face, émergeaient des fenêtres comme dans un dessin de coupe grecque les têtes des héros hors les hublots de la nef ; elle était une belle chose guerrière qui, dans le silence de la nuit finissante, roulait vers la dure bataille. La lune, qui avait suivi pendant un temps les camions, définitivement dépassée, s'était posée sur un toit pour y mourir. Peu à peu alentour les masses des arbres prenaient forme, on discernait les meules et les bas hameaux solitaires; soudain tout l'Orient éclata en musique. C'était plein d'incandescences et de lave qui de seconde en seconde allaient chacune attisant sa couleur, brillant en brillant, sombre en sombre, et cela restituait des acropoles de Titans, des querelles de Dieux au-dessus d'Iliades, de fabuleux passages de Mer Rouge, avec, dans le fond, par derrière ces nuées barbares, des cités d'orangers qui descendaient.

Puis tout s'apaisa. Alors le soleil vint dehors, blanc et net comme une hostie ou comme une perle, et il roula sur la route à la façon d'un avion qui roule avant de s'enlever ; enfin se détacha et monta. Les premiers paysans apparurent. Arrêtés au bord de la route, ils regardaient les braves hommes qui s'en allaient vers la dure bataille et, levant leurs mains, ils les saluaient. 

(....)

C'était une bénédiction qui renaissait a l'infini, qui gagnait de proche en proche comme une flamme. Les femmes et les enfants bénissaient les braves hommes partant pour la dure bataille. Il y eut deux vieilles qui, une fois que les camions s'arrêtèrent, coururent à leurs jardins et coupèrent toutes les roses ; il y en eut une, bien plus ancienne encore, qui souleva sa main sans l'agiter et tout le temps que passa la file elle tint sa main immobile dans l'air, et parfois sa main faiblissait de fatigue, mais vite elle la levait plus haut pour que ces garçons-ci ne crussent pas qu'on les aimait moins que les autres; il y eut une jeune mère qui souleva son enfant dans ses bras; il y eut un vieil homme qui fit le salut militaire; il y eut un petit garçon qui détacha une pensée de devant sa porte, tandis que la file était arrêtée, mais d'abord il n'osa pas l'offrír, et sa mère le poussa, et quand Ies voítures repartirent il courut derrière et jeta dans l'une d' elles la petite fleur en rougissant, et ce fut Alban qui la prit, remué dans son cœur. Et les braves hommes songeaient: "Nous avons vu cela. Nous étions des petits paysans et des petits fonctionnaires, nous n'avions jamais pensé que nous pourrions compter à ce point. Si nous revenons, nous nous souviendrons toujours de cette heure où on nous aimait tant. Si nous mourons, eh bien ! nous savons que nous ne mourrons pas abandonnés. Tous, toutes, nous vous remercions de ce que vous nous donnez là. Acceptez le merci du soldat qui va se battre avec courage".


"Les bestiaires" (1926)

Remontant dans la vie du jeune héros, "Les Bestiaires" montrent Alban, encore adolescent, qui se livre passionnément à la tauromachíe avec une "âme romaine". Il va dominer ici le "Mauvais Ange", redoutable bête de combat. Une jeune fille coquette et inconsciente, Soledad, lui a imposé cette preuve d'amour chevaleresque. Mais, la victoire acquise, Alban s'éloignera farouchement : aucune sentimentalité ne doit compromettre sa "gloire" ...

 

" Et voici que peu à peu la lutte changeait d'aspect, cessait d'être heurtée et dramatique. Comme dans tout art, la maîtrise engendrait enfin la simplicité. Les passes rituelles se firent posées et majestueuses, semblèrent faciles comme les actes qu'on fait dans les rêves, douées de la noblesse et de la liberté surhumaines qu'ont les mouvements filmés au ralenti. Il apparut à tous qu'au centre de l'arène une puissance souveraine agissait, qui seule était capable de ce détachement presque nuancé de dédain : la souveraineté de l'homme apparut à tous. Ce n'était plus un combat, c'était une incantation religieuse qu'élevaient ces gestes purs, plus beaux que ceux de l'amour, voisins de ceux qui domptent avec le taureau de grossiers spectateurs, et leur font venir les larmes aux yeux. Et celui qui les dessinait, soulevé de terre comme les mystiques par un extraordinaire bonheur corporel et spirituel, se sentait vivre une de ces hautes minutes délivrées où nous apparaît quelque chose d'accompli, que nous tirons de nous-même et que nous baptisons Dieu.

Ensemble, tellement ils étaient appareillés dans cette lutte, cette danse, cet embrassement, le taureau et l'homme s'arrêtèrent. Et chacun d'eux faisait son souffle contre l'autre. La possession n'avait pas son sceau, et pourtant elle était accomplie. Rouler la muleta, se profiler, pointer, fut fait avec une rapidité qui rendit la chose à peine perceptible, parce qu'Alban voulait que tout fût lié, que la domination ne tomba pas. Un instant, il vit le chemin de soleil entre sa main et le garrot étincelant d'un sang doré, l'épée comme ce rayon plus long qui, sortant du soleil, vint frapper le corps même de Mithra. Le choc lui retourna le corps sur le flanc gauche, retentit dans le poignet à croire qu'il l'avait cassé. Il roula sur le sol, se releva en se tenant le poignet. L'épée avait heurté un os et vacillait, mais elle était bien située.

- Ne touchez pas à ce taureau ! Personne !

La bête rejeta l'épée. Il la ramassa sans désarroi, sachant qu'il n'y avait là qu'un contretemps, que la prochaine estocade serait décisive. Tout ce qui est du domaine de la volonté, il le pouvait."


Après 1925, pendant dix ans, Montherlant, avide de "féerie", voyage en Espagne, en Afrique du Nord, en Italie. Il abandonne la violence: ses héros sont des Voyageurs "traqués" par eux-mêmes. Du sentiment que "tout ce qui est atteint est détruit" par la satiété, il en vient à l'idée que l'unique volupté est dans le refus du plaisir qu'on pourrait prendre ("Aux Fontaines du Désir", 1927), ou au contraire dans la passion de "prendre, prendre, prendre, pour n'être pas pris" ("La Petite Infante de Castille", 1929).  Pourtant, ce désir de jouissance égoïste est souvent corrigé par l'idée que "Le SouverainBien est d'aimer quelqu'un", même sans retour, car "tout vient des êtres" ; ainsi de "L'Histoíre d'amour de La Rose de Sable" (1954). Si pour ce "chevalier du Néant" l'erreur est de "croire que l'homme a quelque chose à faire ici-bas", toutefois "le bien faire ne s'y perd pas, quelle que soit son inutilité... parce que, ce bien, c'est à nous que nous l'avons fait" : telle est la justification de l'activité sans illusion qu'il appelle "la feinte". L'aboutissement serait une abnégation presque chrétienne si elle ne s'accompagnait d'un orgueilleux sentiment de lucidité et de supériorité. Cette hauteur satisfaite d'elle-même apparaît dans "Les Célibataires" (1934) où il nous dépeint avec ironie et pitié deux gentils hommes déchus. Dans le cycle des "Jeunes Filles" (4 volumes, 1936-1939), le romancier Costals s'emploie à tourmenter sans plaisir et à dominer les âmes féminines, tout en compensant cette attitude irritante pas une paradoxale leçon de "sacrifice" devant les tentations de la tendresse et de l'enlisement dans le bonheur.


1934 – Les Célibataires
"Le Songe" et "les Bestiaires" étaient essentiellement autobiographiques, Montherlant, avec "Les Célibataires", publie son premier roman objectif et accède à la notoriété.  Nous sommes ici en février 1924 pour suivre le déroulement d'une crise sordide qui durera huit mois et restituer avec réalisme et cruauté l'intimité de deux vieux aristocrates célibataires et désargentés, Léon de Coantré et son oncle Élie de Coëtquidan, qui vivent ensemble dans la maison familiale. Chaque personnage est campé de manière vivante et impitoyable, chaque travers souligné avec justesse et acuité. Ces débris humains, coupés du monde, n'ont jamais été que "posés à la surface de la vie" et tentent de survivre. Ils vont s'évertuer, chacun de leur côté à convaincre le banquier et baron Octave de Coëtquidan, frère d'Elie, de les tirer de leur impasse. ..

"... M. Élie vivait toujours entre sa sœur et Léon. Et nous allons dire ce qu'il était devenu.
 Que penser de l'espèce de malédiction qui semble envoûter ces deux hommes ? Est-ce l'ombre, étendue sur eux, du vieux Coëtquidan? Est-ce le fait que l'un et l'autre vivent sous l'aile de Mme de Coantré, retranchés de tout l'humain, et dans des conditions qui ne seraient bonnes que pour les ouvriers d'une grande pensée ou d'une grande œuvre (et encore, pour certains d'entre eux seulement) ? Nous allons voir la vie de l'oncle prendre et suivre la même courbe que suivra plus tard celle de son neveu. N'est-ce pas qu'il y avait quelque vice dans la machine qui propulsa ces vies?
 Recueilli dès la vingtième année par sa sœur, selon le vœu de leur père, Élie cessa de s'occuper de quoi que ce fût au monde, qui n'était pas ses paperasses. Il éblouissait sa famille par l'étendue de ses connaissances. La famille était bien incapable de faire le départ entre l'instruction et  l'intelligence, et de se rendre compte qu'Élie était un imbécile doué d'une bonne mémoire. Cette sorte d'animal-là va loin dans la société, et Élie, comme son frère, eût pu devenir important, si son extravagance Coëtquidan, ne trouvant pas de contrepoids dans la réalité, puisqu'il en vivait à l'écart, n'avait rapidement dévoré le peu qu'il avait de valeur. Or, à la naissance de Léon, les Coantré, voulant s'élargir, déménagèrent et, de la rue de  Bellechasse où ils habitaient, allèrent vivre rue de Lisbonne. Un matin, Mme de Coantré s'aperçut que son  frère restait à la maison, au lieu d'aller au cours des Sciences politiques comme il faisait auparavant chaque jour. Élie, questionné, s'expliqua : il ne pouvait plus aller aux Sciences politiques, parce que la rue Saint-Guillaume était  trop éloignée du Parc Monceau. "Je ne peux pas faire une heure et demie de bus (d'omnibus) par jour."  Sa soeur, puis son beau-frère, puis son frère s'efforcèrent de le persuader de la folie qu'il commettait en brisant son avenir pour une telle puérilité; il s'était encoigné là- dedans, et jamais n'en sortit. (Il ne fut pas question de lui donner une chambre près de la rue Saint-Guillaume, puisque Mme de Coantré avait fait à son père la promesse solennelle de le garder chez elle tant qu'il ne serait pas marié.) Ainsi les excentricités d'Élie préfiguraient, vingt ans à l'avance, celles mêmes avec lesquelles Léon ruinerait sa propre vie, et jusqu'à l'insanité des raisons qu'il en donnerait.
Là-dessus, les esprits forts, qui vous expliquent toujours les actes des hommes par des motifs distingués, vous diront que cela n'est pas possible, que la raison invoquée par Élie était un prétexte, qu'il y avait autre, chose. Mais non, il n'y avait pas autre chose. M. de Coëtquidan renonça à être jamais important, parce qu'il ne voulait pas faire une heure d'omnibus par jour.
Dès lors, du jour au lendemain, Élie commença de ne rien faire. C'est en 1905 que Léon, à Chatenay, se mettra, carrément à cette occupation. Dès 188o, Élie lui avait montré la voie. Et voici comment ce phœnix organisa son néant.
Il se réveillait à neuf heures, et restait au lit jusqu'à dix heures et demie, lisant, tripotant les chats, et se farfouillant dans le nez. A onze heures, il faisait un tour dans le quartier jusqu'à l'heure du déjeuner, et alors rentrait. Après le déjeuner, il lisait un peu, puis se promenait dans Paris de trois à sept, bouquinant chez les revendeurs, et allant de café en café. Jamais il ne prenait un repas au restaurant, malgré l'envie qu'il en avait parfois, parce que sa pension était payée à la maison. Jamais il ne fit un voyage de huit jours. Jamais il ne sortait le soir, et jamais n'était invité. Par sauvagerie et horreur de se contraindre, il avait quitté le monde, n'avait plus été voir les gens qu'aux heures où il savait ne les trouver pas; ensuite, comme il arrive, le monde le quitta, et tandis qu'au début il n'y allait pas par fantaisie d'humeur, un temps vint où s'y ajouta cette raison, qu'il craignait d'y être humilié.
Sa conversation était un tissu d'insanités. Toutefois - et cela est grave, - pour quatre ou cinq insanités qu'il disait, il y avait un jugement frappant de justesse. Prenant presque toujours le contrepied de l'opinion commune; comme elle divague tant et plus, il était fatal que de temps en temps il rencontrât par hasard une vérité, qu'un autre qu'un "original" eût manquée. Il avait une sorte de génie pour s'habiller d'une façon impossible, mais il s'en rendait compte, et y persistait par goût du sordide; dans les mariages et les enterrements de sa famille, il restait près du banc des pauvres, disant que "avec sa dégaine, on n'aurait pas voulu de lui comme ouvreur de portières". La pauvre vie de Léon de Coantré - régiment, bonniches, agrandisseurs, créanciers, jungle de Chatenay-sous-Bois - est une véritable geste romanesque et épique, comparée à la vie de M. de Coëtquidan, où rien ne se passa jamais. Durant quarante ans, M. de Coëtquidan se leva à dix heures et demie, tripota les chats, lut les journaux, et approfondir la technique du vermouth, au cours d'innombrables méditations chez Scossa, Perroncel et Weber. Sa disposition ordinaire était celle que nous éprouvons, au bureau de poste, quand nous attendons notre tour, et qu'il y a avant nous un galapiat qui apporte de chez son patron une dizaine de paquets à recommander; cette disposition était la fureur, et la démangeaison d'insulter.
M. Élie, en effet, était mauvais, comme son père. Quand il voyait une affiche : "Vente par autorité de justice", cela lui faisait plaisir; quand il lisait dans le journal la nouvelle d'une catastrophe : "Encore quelques jean-foutre de moins!"  Sa haine (à cet oisif!) pour les gens qui prenaient un congé. Sa haine (à ce raté !) pour les gens qui n'avaient pas réussi. Il pinçait à la dérobée les enfants dans la cohue des grands magasins, ou bien, assis sur le banc d'un square, il les laissait d'abord le frôler dans leurs courses, puis soudain allongeait la jambe, et le gosse s'étalait. Mais ce chevalier sans emploi n'usait du ton du dompteur que lorsqu'il pouvait le faire
impunément; il ne domptait que les garçons de café, qui ne peuvent pas répondre, et les chats; il eût insulté aussi au téléphone, s'il avait pratiqué cette mécanique, mais de sa vie il ne le fit une seule fois; enfin il insultait par lettres.
Car sa hargne perpétuelle était combattue par la timidité, congénitale chez les Coëtquidan, que Coëtquidan l'ancien jugulait à force de méchanceté, et M. Octave à force d'argent, mais qui, loin d'être jugulée par quoi que ce fût chez M. Élie, était aggravée chez lui par deux sentiments, les plus paralysants qui soient : la conscience qu'il était mal habillé, et la conscience qu'il était nul sexuellement..."


1936 – Les Jeunes Filles
Ce cycle romanesque se compose de quatre volumes, "Les Jeunes Filles "(1936),  "Pitié pour les femmes "(1936), "Le Démon du bien "(1937), "Les Lépreuses" (1939). Traduit en plusieurs langues, cette série romanesque est l'œuvre la plus populaire d'Henry de Montherlant, l'homme et la femme y sont décrits impitoyablement, dans les détours de leur vie affective, l'auteur mettant leur cœur à nu. Le héros, Pierre Costals, écrivain à succès d'à peine trente ans,  refuse de s’engager sur la voie du mariage considérant que le seul moyen de «vivre pleinement » est basé sur le plaisir sans tabous et le mépris des sentiments d'autrui. C'est une analyse sans concessions des relations homme-femme. Favorisé par sa gloire littéraire qui lui vaut l'exaltation de bien des femmes, Costals se montre très éclectique dans ses choix, au gré de ses humeurs, usant autant d'énergie à conquérir qu'à défendre son indépendance. Sous nos yeux, se débattent ainsi Andrée Hacquebaut, jeune provinciale, dont l'amitié intellectuelle se transforme en passion désespérée; Thérèse Pantevin, jeune femme laide et proie à des débordements mystico-hystériques; Solange Dandillot, le personnage principal, incarnation de la "jeune fille"....

Andrée Hacquebaut, dans "Les Jeunes filles" :
"Andrée, le jour même de son arrivée à Paris, alla au concert. Combien, jadis, ces heures de musique avaient compté dans cette vie sans amour! Elles lui tenaient lieu de toutes les ivresses. Des milliers d'amants la saisissaient dans leurs bras. Quelle retombée, ensuite, de ce septième ciel dans la rue de Paris! Alors elle sentait bien qu'elle ne pourrait jamais épouser un médiocre.
Cette fois, elle s'ennuya au concert : atonie et indifférence. Cette musique qu'autrefois elle avait aimée avec désespoir, faute de pouvoir aimer autre chose, maintenant lui paraissait si fade, en regard de la présence prochaine de Costalsl! Costals la dégoûtait de tout, démolissait tout autour d'elle, tout ce à quoi elle s'appuyait, faisait le vide comme s'il voulait qu'elle n'aimât plus que lui. Ce n'était plus Beethoven, c'était lui, sa "musique de perdition". Cette Symphonie pastorale, avec ses imitations du cri des oiseaux, elle trouva cela puéril. Les sons lui arrivaient à travers une épaisseur de distraction et d'ennui. En vérité elle n'écoutait pas, elle ne pouvait pas écouter. La moindre musiquette aurait bercé aussi bien sa rêverie.
Costals l'avait invitée à dîner pour le lendemain. Le restaurant était un petit bouchon à vingt francs. Ils ne causèrent que littérature. Flanquée de chaque côté d'un dîneur, à un mètre d'elle, elle n'eût osé parler de ce qui lui tenait au cœur. Ajoutons qu'elle n'en éprouvait guère le besoin. Elle était à Paris pour un mois : elle avait le temps. Et puis, auprès de lui, elle ne sentait plus qu'un unisson profond, qui les faisait frère et sœur, lui semblait-il. (Elle revenait toujours à cette expression "frère et sœur"; cependant elle pensait à présent : "Byron et Augusta", ce qui était y mettre une nuance de plus.) Cette paix, ce bien-être, cette sécurité, cet abandon. Cette impression de l'inutilité des paroles, et de se sentir merveilleusement seule, presque plus seule qu'avec elle-même...
Elle s'étonnait d'être sans trouble. C'était, pensait-elle, à cause de cette entente profonde par l'esprit, plus forte que l'amour, et supérieure à lui. Et aussi parce que, depuis la lettre-bourrade de Costals, elle s'appliquait à demeurer dans la nuance d'amitié virile où il désirait la voir rester, et à chasser le trouble. Elle n'avait même pas, auprès de lui, le désir d'une de ces caresses chastes qu'aiment les jeunes filles, sinon celui, quelquefois, de baiser sa main. Encore ce geste ne lui paraissait-il pas un geste d'amour, mais plutôt un débordement de gratitude, comme si elle ne trouvait pas de mots, ou n'osait pas ou ne savait pas les dire.
Lui, de l'autre côté de la table, jamais son regard ne se posait sur elle, il passait par-dessus sa tête; elle ne s'en apercevait pas. D'ailleurs, il ne regardait jamais personne, que les êtres qu'il désirait; toujours au-delà.
Une fois, cependant, ses yeux s'arrêtèrent sur les avant-bras nus de la jeune fille, - et ils ne pouvaient plus s'en détacher. Ces bras étaient sales. En vain s'efforçait-il de croire que leur teinte grisâtre était la couleur naturelle de la peau : l'illusion était impossible. Un long moment il garda les yeux fixés sur ces bras, sans pouvoir dire une parole...."

La gloire littéraire vaut à Pierre Costals l`admiration, parfois exaltée, voire trouble, des "jeunes filles". ll use autant d'énergie à conquérir qu`a se défendre, avec le constant souci de rester humain, de faire le "bien" tout en incarnant le mal, ce qui le plonge à

plusieurs reprises dans des situations délicates et périlleuses... et douloureuses pour ses partenaires. Ainsi voit-on tour à tour se débattre sous nos yeux Andrée Hacquebaut, jeune provinciale du Loiret, qui passe d'une amitié intellectuelle à un amour désespéré, angoissant, puis Thérèse Pantevin, jeune fille laide, aux débordements mystico-hystériques, puis enfin Solange Dandillot, l'héroïne principale. celle qui incarne réellement "la jeune fille". 

Dans le premier volume, Henry de Montherlant, en guise d'avertissement, nous présente le caractère de Costals comme celui d'un "libertin" ou d'un "mauvais sujet" : "Il a donc fallu lui donner des particularités qui fussent convenables à ce caractère. S'il est sûr que l'auteur a mis de soi dans ce personnage, il reste qu`il y a en celui-ci nombre de traits... qui ne sauraient être imputés à la personne du romancier ....". 

La lettre, en tant que genre, est assez fréquemment utilisée par l'auteur : "lettres de Thérèse Pantevin", qui débutent toujours par N. S. J. C., et où elle étale complaisamment son amour hystérique et navrant pour son "bien-aimé" Costals, et "lettres d'Andrée Hacquebaut", qui est l'héroïne du premier tome. Se croyant autorisée, après quatre ans d`amitié intellectuelle, à aimer l`écrivain, elle se heurte à la froide lucidité de celui-ci. Leurs rapports deviennent compliqués par le fait que Costals, par charité, ne se décide pas à écarter brutalement la jeune femme, pour qui il a d'ailleurs une certaine estime. De son côté, celle-ci reste persuadée qu'il est amoureux d'elle, mais qu'il s'en cache par timidité. Cette situation débordera d'ailleurs largement le cadre du premier tome pour s'étendre tout au long de l'œuvre, mais on assistera, de lettre en lettre, de rencontre en rencontre, au lent naufrage de ce cœur inemployé. 

Quant à Thérèse Pantevin, elle ne rencontrera jamais Costals. Le volume se termine sur sa première crise d'hystérie caractérisée, et son personnage s'effacera presque entièrement dans les trois autres. 


"Pitié pour les femmes" (1936)

Au cours d`une visite de réforme, Pierre Costals aperçoit une charmante jeune fille qui conduit un aveugle : Solange Dandillot. Le hasard la remettant une deuxième fois en

sa présence, il décide de la conquérir, et il y parvient aisément, à sa grande surprise. La réalité, c'est que Solange est tombée immédiatement amoureuse de l'écrivain. Leurs premières rencontres sont marquées par le charme qui les unit peu à peu ..

 

"... Quand Mlle Dandillot venait, le soir, avenue Henri-Martin, son premier geste était d'éteindre l'électricité. Et il s'était fait une sorte de rite. Il la déshabillait peu à peu tandis qu'elle restait debout et petite devant lui, dans sa pose familière, le front un peu baissé, le regardant sans la moindre fausse honte, avec ses yeux bleu sombre, plus grands et plus sombres - presque noirs - dans l'obscurité de la pièce, comme s'ils avaient bu en partie les ténèbres de la nuit (c'était pour cela que cette nuit était si claire au-dessus du monde). Et il la voyait alors toute nouvelle, ainsi à demi nue, et il lui disait : "Ma petite fille, est-ce que vraiment c'est vous?" et quelquefois elle répondait : "Oui", comme si c'était là une question qui avait demandé une réponse précise. Et déjà, ce "oui", c'était sa voix nocturne, sa voix des caresses, cette voix extraordinairement changée de la nuit et des caresses, sombrée et ténue comme la voix des mourants, sombrée et haute comme la. voix des gens qui meurent, - sa voix de petite fille, sa voix de toute petite fille, sa voix de femme fraîchement née et sa voix de femme qui meurt.

Et maintenant le voici qui en vibrant l'enveloppe de ses ronds, et elle reste toujours debout, immobile, sans un mot, tournant seulement la tête pour le suivre, de ses yeux grands ouverts et qui ne cillent plus, comme le serpent naja, immobile sur ses torsades, tourne la tête selon que se déplace le visage de son enchanteur. Il se meut, comme dans un air plus ductile, dans le pouvoir infini qu'il a sur elle; il la baise ici et là, selon son idée ou sans idée; il pose les yeux ici et là, et chaque fois, comme envoûtée, elle ôte de l'endroit qu'il a désigné de ses yeux quelque tissu qui la couvrait là. La voici nue, et toute pure, et il l'enveloppe toujours de ses ronds. Ses jambes sont chaudes et odorantes comme de la pâtisserie qui sort du four. Sa ceinture l'a marquée de rouge à la taille : on dirait qu'elle a été flagellée. Il tire de son chignon deux épingles, si minces, les seules qu'il sache trouver (car il est bête). Elle tire les autres et les lui tend une à une, en silence, et chaque fois il y en a le même nombre. La voici les cheveux sur les épaules, sur les seins et leur douce ondulation de dunes, plus que jamais renfoncée dans son petit âge; et il arrive qu'ils (les cheveux) soient restés mouillés, comme une forêt après la pluie, parce qu'elle a été à la piscine tout à l'heure. Il les prend, il baise d'abord leur pointe, où ils sont elle sans être tout à fait elle encore, presque étrangers à elle, comme un fleuve qui à la fin de son cours ne connaît plus sa montagne et sa source. Il remonte tout de leur long, arrive jusqu'à elle et à l'odeur petite de sa tête chaude...."

 

Le héros se laisse gagner par cet amour étrange, mais peu profond, qu'il porte à Solange ...

 

"Elle lui avait dit : « Venez dimanche prendre le thé à la maison. Papa et maman passent toute la journée à Fontainebleau chez des cousins. Les domestiques sont de sortie. Nous serons seuls dans l'appartement. » Lui, l'idée de la caresser chez elle, dans sa chambre de petite fille, l'avait brûlé.

Délicieuse sensation de la trouver seule dans ce logis vide, de la voir mettre l'interrupteur à la sonnerie de l'entrée! Mais bientôt il remarqua un peu d'herpès à sa lèvre, ses yeux cernés qui approfondissaient encore son regard, et elle le confirma dans ce qu'il devinait. Son sentiment devint plus grave, comme une note de piano quand on met la pédale. Toujours il avait préféré chez les femmes ces jours où il les savait atteintes : cette faiblesse attisait en lui le cœur autant que les sens-. En vain elles protestaient qu'elles le ressentaient à peine, il voulait croire qu'elles faisaient les braves, se montait la tête, voulait croire qu'elles avaient besoin d'être dorlotées; il y avait d'ailleurs chez lui une tendance à ménager toujours les femmes, fussent-elles des sportives, malgré l'apparence qu'elles donnent à l'occasion, d'être plus résistantes que l'homme.

Et maintenant ils étaient au salon, assis l'un près de l'autre sur un canapé. Cette journée d'été, pleine de nuages, semblait un jour d'automne. Ils avaient parlé d'abord de choses assez indifférentes (mais comme elle était touchante quand, regardant devant elle, chaque fois qu'il lui disait un mot gentil ou qui la frappait, elle tournait vivement la tête vers lui!). Il lui avait demandé de le conduire dans sa chambre, mais elle, qui acquiesçait à tout ce qu'il voulait, elle avait refusé cette fois d'un ton ferme. Il lui avait demandé de lui montrer des photos d'elle; elle n'avait pas été photographiée depuis l'âge de quatorze ans; tant ces gens manquaient tous de vanité! Enfin il en arriva à lui parler d'un sujet qui lui tenait au cœur. La dernière fois qu'elle était venue chez lui, il l'avait pressée avec une ardeur si vive, et si souvent renouvelée, qu'il avait eu en fin de soirée, tandis qu'il se rhabillait, une défaillance nerveuse : soudain silencieux et insensible, et plein d'une pesante lassitude. Il avait dû faire un effort pour se tirer quelques paroles banales tandis qu'il la reconduisait. Il lui expliqua donc qu'il se trouve que les hommes, après un don trop généreux d'eux-mêmes, soient sujets à ces abaissements passagers du ton vital, que cela est courant et connu, et qu'il fallait l'excuser chez lui, supposé qu'elle l'eût remarqué. Mais l'avait-elle seulement remarqué?..."

 

Solange, ayant décidé d'épouser Costals, l'introduit auprès de sa famille et l'invite à dîner ...

 

"C'est une manie propre à presque toute jeune fille, que vouloir montrer ses parents à l'homme qu'elle aime, même si ses parents sont de purs idiots, qui à coup sûr vont le dégoûter d'elle. Costals fut invité à déjeuner chez les Dandillot.

L'apparition de la famille amenait toujours en lui trois réflexes. Effroi de l'Hippogriífe menaçant : "je les vois venir!" Sentiment du ridicule, le ridicule étant inhérent pour lui à l'idée de famille. Hargne, car il ne pouvait que détester les parents, qui représentaient l'ennemi possible. Ces réflexes le mirent cette fois dans un état d'excitation où entrait pour beaucoup la pensée du risque, de l'épreuve à surmonter. 

Solange avait voulu l'allécher en lui disant : "Vous verrez, mes parents sont très sympathiques." - "Mais sympathiques à qui ? pensait-il. A elle ? Peu m'importe. A moi? Qu'en sait-elle?" Il songeait à ces gens qui vous annoncent sur leurs cartons, pour vous encourager, ce qu'on pourra manger chez eux : "Thé. Porto." (Grossièreté de la politesse européenne, comparée à celle des sauvages : Chinois, Arabes, etc.)

Mme Dandillot évoquait, par la taille, un cheval, et par l'habitus, un gendarme; mettons, pour tout concilier, qu'elle évoquait un cheval de gendarme. Elle avait une tête de plus que son rnari et que Costals. Avec effroi, Costals reconnut en elle la caricature de sa fille. Le même nez, mais déformé, les mêmes lèvres, mais décolorées, le même regard, mais alourdi. Si cela n'était pas terrible, parce que c'était dans la nature, c'était impressionnant.

"A cinquante ans, ma maîtresse sera cette horreur. Et déjà, dans quinze ans, une dondon. Avertissement du ciel : il n'y a pas une seconde à perdre." Il fut ulcéré en pensant que Mme Dandillot était au courant de leur liaison, que peut-être, en certaines circonstances, elle

avait dicté à Solange sa conduite. La pensée que Solange ne savait pas mentir l'accablait, comme une journée trop lourde..."

(...)

"Solange, sans mot dire, gardait les yeux baissés sur son assiette. Elle était gênée au possible, de voir Costals au milieu des siens. Sa gêne lui durcissait le visage, lui donnait l'air sournois et méchant. Vie de famille, voilà bien de tes coups! A cet ange de douceur tu parviens à donner un air de femme fatale. Qui verrait Solange, en ce moment, pour la première fois, serait bien forcé de se dire : « C'est une rosse finie. Gare! »

Costals et Mme Dandillot parlèrent le néant durant une heure. Afin d'être sûre de plaire à l'écrivain, et aussi de ne pas dire de bêtises, Mme Dandillot répétait, après un laps de temps convenable, cela même qu'avait dit Costals. Si Costals disait, aux hors-d'œuvre : "Le journalisme n'empêche nullement un écrivain véritable de faire son œuvre", Mme Dandillot, au café, proclamait avec un air entendu, et comme si c'était une vérité dont il fallait convaincre Costals : "Vous savez, on peut très bien faire une œuvre littéraire, et écrire dans les journaux". Costals se sentait de plus en plus ridicule. L'idée qu'il était là, en tant que fiancé possible était si diminuante pour lui! Un fiancé! Un "gendre"! Tout fier-à-bras qu'il fût, il n'arrivait pas à secouer ce sentiment d'humiliation. Il regardait ces gens, et il les méprisait de garder si mal leur fille. "Soit vanité, soit immoralité, soit manège, soit inconscience, ils l'ont laissée sortir avec un homme comme moi, et il m'est difficile d'admettre qu'ils ignorent que je couche avec elle. Ils croient peut-être que j'épouserai, mais ils n'en savent rien. Une fille qui était faite, de toute évidence, pour être une vraie jeune fille, qui était de la graine de vraie jeune fille, ils ne l'ont pas défendue contre elle-même, les salauds. Pas de religion, pas de tradition, pas d'éducation, pas de respect de soi, aucune armature. Moi, mon rôle est d'attaquer, mais enfin, que la société se défende! Or, si je cherche à conquérir les corps, ou si je cherche à. troubler les esprits et les âmes, c'est toujours la même chose : pas de défense! A perpétuité le fromage mou. Je joue mon jeu; eux, ils ne jouent pas le leur." Dès ce moment, supposant qu'un jour il se laisserait entraîner à épouser Solange, la pensée d'avoir des beaux-parents aussi dépourvus de tenue agissait en lui contre ce projet. Remarquons toutefois que, si les Dandillot avaient été des gens bien élevés, qui n'eussent jamais laissé leur fille sortir seule avec lui, il eût pesté contre eux et contre elle, et l'eût vite rejetée avec un : "Je ne connais rien au monde de plus hideux que la pudeur". Les méprisant pour être bien élevés, les méprisant pour ne l'être pas, dans cet étau il les tenait, et Solange avec eux. Il refermerait l'étau le jour où il ne l'aimerait plus. La machine était prête...."

 

Mme Dandillot est une bourgeoise de la pire espèce, du moins de celle que Costals aime le moins, celle qui sait si bien vous faire enfourcher l' "Hypogríphe" (l'écrivain a donné ce nom au mariage). M. Dandillot, ancien sportif et adepte de la "vie naturelle", se meurt peu à peu. Sa philosophie désabusée lui vaut la relative sympathie de celui qu'il considère comme son futur gendre. Le héros des "Jeunes Filles" se sent progressivement engagé dans la voie d`un mariage inéluctable ("Supposé que ce mariage se fît, il était fatal qu'un jour vînt où il lui faudrait divorcer, à la fois pour sauver son oeuvre, et sauver son âme .."). Il s'en alarme d'autant plus qu'il se sent intérieurement divisé. Il sait qu'un tel acte sonnerait la mort de son œuvre, la mort de son indépendance aussi. Il rompt, file à Toulouse, et apprend la mort de M. Dandillot....


"Le Démon du bien" (1937)

Dans "Le Démon du bien", Costals revient à Solange. Celle-ci, tenace, met tout en œuvre pour s'attacher celui qu'elle aime. Pierre Costals se laisse émouvoir un temps, tiraillé entre une vision lucide de la situation et la tentation de faire "le bien" en épousant. lls effectuent un séjour en Italie que Solange espère décisif, mais qui, au contraire, l'éloigne de Costals ...


"Les Lépreuses" (1939)

"Les Lépreuses" vient dénouer le cycle des "Jeunes Filles". Après un dernier retour, l'écrivain n'épousera pas Solange. Il mettra peu à peu de la distance entre eux, tout d'abord en effectuant un séjour en Afrique du Nord, où il retrouve Rhadidja, très jeune Marocaine dont il a fait sa maîtresse. Il découvre que celle-ci est atteinte de la lèpre. Après l'avoir recommandée à un médecin, il la quitte, et part chasser dans l'Atlas. Bientôt une tache apparaît sur son propre poignet : il se croit atteint par la terrible maladie, et, en fonction de cette idée, tente d'organiser un emploi du temps pour les quelques années qu`il croit lui rester à vivre. Finalement, il consulte plusieurs éminents spécialistes de Paris. Verdict : pas de lèpre. Pendant toute cette période, Costals est passé par des instants contradictoires ; tantôt enthousiaste, tantôt déprimé. C'est à un moment de doute qu'il a fait appel à Solange et qu'il lui a demandé si elle se sentait en mesure d'épouser un lépreux. Sur sa réponse affirmative, il a décidé paradoxalement de ne plus la revoir. Rendu à la vie et à l'espérance par le verdict médical, il se laisse aller à répondre (il ne l'a pas fait depuis plusieurs mois) à une lettre d`Andrée Hacquebaut, à qui il propose une rencontre à Paris. Un malentendu les fait se manquer. L`écrivain, cette fois, rejette impitoyablement cette femme qui l'aime : "Costals n'a plus reçu signe de vie de Mlle Hacquebaut. Tout est bien qui finit bien." De son côté, Solange se marie. Au bout de quelques mois, elle propose à Costals de devenir sa maîtresse. Celui-ci refuse sèchement par lettre : "Costals n`a plus reçu signe de vie de Mme Pégorier. Tout est bien qui finit bien".

En appendice, Henry de Montherlant donne, sous forme de notes attribuées à Pierre Costals, l'essentiel de ce qui, à son sens, caractérise les femmes : infériorité morale, infériorité physiologique, besoin de protection, ce qui déchaîne chez l'homme "le démon du bien", irréalisme, dolorisme, vouloir-plaire, grégarisme, sentimentalisme, et conclut : "Si une civilisation où la femme ne régnera plus n`est qu'un répit dans la furonculose de notre planète, il est malgré tout honorable d'avoir été de ceux qui l'ont appelée."


"La Reine morte" (1942)

Le sujet de La Reine Morte est emprunté à l'histoire d'Inès De Castro, épouse secrète de l'lnfant Pedro, assassinée en 1355 sur l'ordre du roi Alphonse IV de Portugal : monté sur le trône, Pedro fit exhumer le cadavre d' Inès et obligea la cour à rendre à la Reine morte les honneurs royaux. 

Pour des motifs politiques, le vieux roi Ferrante voudrait marier son fils Pedro, qui n'a ni volonté ni ambition, à l'énergique et fière Infante de Navarre. Pedro révèle qu'il a déjà épousé en secret une dame de la cour, Inès. Dans sa fureur, le roi jette son fils en prison "pour médiocrité" et s'efforce, mais en vain, d'obtenir du pape l'annulation du mariage. Le tortueux ministre Egas Coehlo l'incite alors à faire assassiner la jeune femme. De son côté, la généreuse Infante prévient Inès de ce danger et lui offre l'hospitalité, mais celle-ci refuse de s'éloigner. Repoussant pour un instant la tentation du meurtre, Ferrante éprouve à l'égard d'Inès une singulière sympathie et se laisse entraîner à lui confier ses secrets "désespérés" : il a atteint "l'âge de l'indifférence", il ne croit plus au métier de roi, aux exploits que le temps efface ; il est las de mentir aux autres et à lui-même. Émue par cette confidence, Inès dévoile aussi un secret : "un enfant de votre sang se forme en moi ". Le roi d'attendrit, mais pour se reprendre en prédisant à Inès qu'elle souffrira quand son enfant sera devenu un homme ...  

 

Costals, le cynique héros des jeune: Filles, n'avait que mépris pour les femmes, coquettes et futiles - accusées de vouloir rabaisser l'homme en le rendant esclave, - et Montherlant s'était ainsi fait une réputation de romancier misogyne. Son théâtre réhabilite au contraire la femme, surtout la mère, rendue sublime par le don total d'elle-même. Rien n'est plus touchant que les illusions d'Inès de Castro, son enfant qui va naître aura toutes les perfections, pour lui, elle est prête à tous les sacrifices ; et sa tendresse débordante s'étend à l'humanité entière. Ferrante a connu jadis la même tendresse pour son propre fils, mais maintenant cet hymne à l'amour et à la vie lui paraît absurde. N'est-il pas un père déçu? La vie n'a-t-elle pas brisé en lui toute illusion, toute foi dans les hommes? Aussi trouve-t-il un âpre plaisir à détruire les rêves d'Inès pour la ramener sans cesse au cauchemar des réalités. Peut-être même son âme sombre conçoit-elle déjà le désir d'infliger un démenti terrible à cette insupportable espérance....

 

INÈS: J'accepte de devoir mépriser l'univers entier, mais non mon fils. Je crois que je serais capable de le tuer, s'il ne répondait pas à ce que j'attends de lui.

FERRANTE: Alors, tuez-le donc quand il sortira de vous. Donnez-le à manger aux pourceaux. Car il est sûr que, autant par lui vous êtes en plein rêve, autant par lui vous serez en plein cauchemar.

INÈS : Sire, c'est péché à vous de maudire cet enfant qui est de votre sang.

FERRANTE: J'aime décourager. Et je n'aime pas l'avenir.

INÈS: L'enfant qui va naître a déjà son passé.

FERRANTE: Cauchemar pour vous. Cauchemar pour lui aussi. Un jour on le déchirera, on dira du mal de lui... Oh! je connais tout cela.

INÈS :  Est-il possible qu”on puisse dire du mal de mon enfant!

FERRANTE: On le détestera...

INÈS: On le détestera, lui qui n'a pas voulu être!

FERRANTE: Il souffrira, il pleurera...

INÈS: Vous savez l'art des mots faits pour désespérer! Comment retenir ses larmes, les prendre pour moi, les faire couler en moi? Moi, je puis tout supporter: je puis souffrir à sa place, pleurer à sa place. Mais lui! Oh! Que je voudrais que mon amour eût le pouvoir de mettre dans sa vie un sourire éternel I Déjà, cependant, on l'attaque, cet amour. On me désapprouve, on me conseille, on prétend être meilleure mère que je ne le suis. Et voici que vous, Sire -mieux encore! - sur cet amour vous venez jeter l'anathème. Alors qu'il me  semblait parfois que, si les hommes savaient combien j'aime mon enfant, peut-être cela suffirait-il pour que la haine se tarît à jamais dans leur cœur. Car moi, tant que je le porte, je sens en moi une puissance merveilleuse de tendresse pour les hommes. Et c'est lui qui défend cette région profonde de mon être d'où sort ce que je donne à la création et aux créatures. Sa pureté défend la mienne. Sa candeur préserve la mienne contre ceux qui  voudraient la détruire. Vous savez contre qui, Seigneur.

FERRANTE: Sa pureté n'est qu'un moment de lui, elle n'est pas lui. Car les femmes disent toujours: "Élever un enfant pour qu`il meure à la guerre!" Mais il y a pis encore: élever un enfant pour qu'il vive et se dégrade dans la vie. Et vous, Inès, vous semblez avoir parié singulièrement pour la vie. Est-ce que vous vous êtes regardée dans un miroir? Vous êtes bien fraîche pour quelquiun que menacent de grands tourments. Vous aussi vous faites partie de toutes ces choses qui veulent continuer, continuer... Vous aussi, comme moi, vous êtes malade: votre maladie à vous est l'espérance. Vous mériteriez que Dieu vous envoie une terrible épreuve, qui ruine enfin votre folle candeur, de sorte qu'une fois au moins vous voyiez ce qui est.

INÈS: Seigneur, inutile, croyez-moi, de me rappeler tout ce qui me menace. Quoi qu'il puisse paraître quelquefois, jamais je ne l'oublie.

FERRANTE, à part: Je crois que j`aime en elle le mal que je lui fais. (Haut.) Je ne vous menace pas, mais je m'impatiente de vous voir repartir, toutes voiles dehors, sur la mer inépuisable et infinie de l'espérance. La foi des autres me déprime.

INÈS : Sire, puisque Votre Majesté connaît désormais l'existence de mon enfant...

FERRANTE : En voilà assez avec cet enfant. Vous m'avez étalé vos entrailles, et vous avez été chercher les miennes. Vous vous êtes servie de votre enfant à venir, pour remuer mon enfant passé. Vous avez cru habile de me faire connaître votre maternité en ce moment, et vous avez été malhabile."

(La Reine Morte, III, Gallimard)

 

Tout le tragique de "La Reine Morte" tient à cette lente montée vers l'ordre funeste suspendu pendant trois actes sur la tête d'Inès et que, même après l'avoir prononcé, le ténébreux Ferrante semble pouvoir retirer au dernier instant. Par une suprême comédie devant sa cour et peut-être devant lui-même, cet homme qui ne croit plus au métier de roi proclame qu'Ines a été sacrifiée à la raison d'État. Pourtant Ferrante ne sait pas au juste pourquoi il fait assassiner Inès. Conscient des risques de ce crime inutile comme du plaisir qu'il éprouve à commettre la faute, il est incapable d'en discerner les motifs réels. Besoin de se prouver et de prouver aux "autres" qu'il n'est pas faible ? Désir de sortir de l'indécision? Haine de la vie et dépit devant la confiance d'Inès? Pas plus que Ferrante le spectateur ne saurait voir clair dans cette âme qui parcourt sans rémission le trajet «de l'enfer aux cieux" ...

 

FERRANTE: De ce que vous m'avez dit, je retiens que vous croyez m'avoir surpris dans un instant de faiblesse. Quelle joie sans doute de pouvoir vous dire, comme font les femmes: "Tout roi qu'il est, il est un pauvre homme comme les autres!" Quel triomphe pour vous !  Mais je ne suis pas faible, doña Inès. C'est une grande erreur où vous êtes, vous et quelques autres. Maintenant je vous prie de vous retirer. Voilà une heure que vous tournaillez autour de moi, comme un papillon autour de la flamme. Toutes les femmes, je l`ai remarqué, tournent avec obstination autour de ce qui doit les brûler.

INÈS: Est-ce que vous me brûlerez, Sire? Si peu que je vaille, il y a deux êtres qui ont besoin de moi. C'est pour eux qu`il faut que je vive. Et puis, c'est pour moi aussi, oh oui ! c'est pour moi. -  Mais... votre visage est changé ; vous paraissez mal à l'aise...

FERRANTE : Excusez-moi, le tête-à-tête avec des gens de bien me rend toujours un peu gauche. Allons, brisons-là, et rentrez au Mondego rassurée.

INÈS : Oui, vous ne me tueriez pas avant que je l`aie embrassé encore une fois.

FERRANTE: Je ne crains pour vous que les bandits sur la route, à cette heure. Vos gens sont-ils nombreux?

INÈS: Quatre seulement.

FERRANTE: Et armés?

INÈS: A peine. Mais la nuit est claire et sans embûches. Regardez. Il fera beau demain: le ciel est plein d'étoiles.

FERRANTE: Tous ces mondes où n'a pas passé la Rédemption... Vous voyez l'échelle ?

INÈs: L'échelle?

FERRANTE: L'échelle qui va jusqu'aux cieux.

INÈS: L'échelle de Jacob, peut-être?

FERRANTE: Non, pas du tout: liéchelle de l'enfer aux cieux. Moi, toute ma vie, j'ai fait incessamment ce trajet; tout le temps à monter et à descendre, de l'enfer aux cieux. Car avec tous mes péchés, j'ai vécu cependant enveloppé de la main divine. Encore une chose étrange.

INÈS: Oh! Il y a une étoile qui s'est éteinte.

FERRANTE: Elle se rallumera ailleurs. 

[Inès sort. Ferrante, resté seul, monologue]

Pourquoi est-ce que je la tue? Il y a sans doute une raison, mais je ne la distingue pas. Non seulement Pedro n'épousera pas l'Infante, mais je l'arme contre moi, inexpiablement. J'ajoute encore un risque à cet horrible manteau de risques que je traîne sur moi et derriere moi, toujours plus lourd, toujours plus chargé, que je charge moi-même à plaisir, et sous lequel un jour... Ah! la mort, qui vous met enfin hors d'atteinte... Pourquoi est-ce que je la tue? Acte inutile, acte funeste. Mais ma volonté m'aspire, et je commets la faute, sachant que c'en est une. Eh bien! qu'au moins je me débarrasse tout de suite de cet acte. Un remords vaut mieux qu'une hésitation qui se prolonge. (Appelant.) Page!  - Oh non! pas un page. Garde! (Entre un garde) Appêlez-moi le capitaine Batalha (Seul.) Plus je mesure ce qu'il y a d'injuste et d'atroce dans ce que je fais, plus je m'y enfonce, parce que plus je m'y plais. (Entre le capitaine) Capitaine, doña Ines de Castro sort d'ici et se met en route vers le Mondego, avec quatre hommes à elle, peu armés. Prenez du monde, rejoignez-la, et frapper. Cela est cruel, mais il le faut. Et ayez soin de ne pas manquer votre affaire. Les gens ont toutes sortes de tours pour ne pas mourir. Et faites la chose d'un coup. Il y en a qu'il ne faut pas tuer d'un coup: cela est trop vite. Elle, d'un coup. Sur mon âme, je veux qu'elle ne souffre pas.

LE CAPITAINE: Je viens de voir passer cette dame. A son air, elle était loin de se douter... FERRANTE: Je l'avais rassurée pour toujours.

LE CAPITAINE: Faut-il emmener un confesseur?

FERRANTE: Inutile. Son âme est lisse comme son visage. (Fausse sortie du capitaine.) Capitaine, prenez des hommes sûrs.

LE CAPITAINE, montrant son poignard : Ceci est sûr.

FERRANTE: Rien n'est trop sûr quand il s'agit de tuer. Ramenez le corps dans l'oratoire du palais. Il faudra que je le voie moi-même. Quelqu'un n'est vraiment mort que lorsqu'on l'a vu mort de ses yeux, et qu'on l'a tâté. Hélas, je connais tout cela. (Exit le capitaine.) Il serait  encore temps que je donne un contre-ordre. Mais le pourrais-je? Quel bâillon invisible m'empêche de pousser le cri qui la sauverait? (Il va regarder à la fenêtre) Il fera beau demain:

le ciel est plein d`étoiles... - Il serait temps encore. - Encore maintenant. Des multitudes d'actes, pendant des années, naissent d'un seul acte, d'un seul instant. Pourquoi? - Encore maintenant. Quand elle regardait les étoiles, ses yeux etaient comme des lacs tranquilles... Et dire qu'on me croit faible!

(Avec saisissement) Oh! - Maintenant il est trop tard. Je lui ai donné la vie éternelle, et moi, je vais pouvoir respirer. - Gardes ! apportez des lumières ! Faites entrer tous ceux que vous trouverez dans le palais. Allons, qu'attendez-vous, des lumières! des lumières! Rien ici ne s'est passé dans l'ombre. Entrez, Messieurs, entrez ! [Entrent des Gens du Palais, de toutes conditions, dont Egas Coelho]

Messieurs, doña Inès de Castro n'est plus. Elle m'a appris la naissance prochaine d'un bâtard du prince. Je l'ai fait exécuter pour préserver la pureté de la succession du trône, et pour supprimer le trouble et le scandale qu`elle causait dans mon État. C'est là ma dernière et grande justice. Une telle décision ne se prend pas sans douleur. Mais, au-delà de cette femme infortunée, j'ai mon royaume, j'ai mon peuple, j'ai mes âmes; j`ai la charge que Dieu m'a confiée et j'ai le contrat que j'ai fait avec mes peuples, quand j'ai accepté d'être roi. Un roi est comme un grand arbre qui doit faire del'ombre...(Il passe la main sur son front et chnacelle) Oh! je crois que le sabre de Dieu a passé au-dessus de moi ... (On apporte un siège. On l'assoit)

(La Reine Morte, III, Gallimard)

 

Ferrante fait arrêter le perfide Egas Coehlo qui répondra de la mort d'Inès devant son époux. Puis, avant de mourir, il demande à Dieu de l'aider à voir clair : « O mon Dieu ! dans ce répit qui me reste, avant que le sabre repasse et m'écrase, faites qu'il tranche ce noeud épouvantable de contradictions qui sont en moi, de sorte que, un instant au moins avant de cesser d'être, je sache enfin ce que je suis". On parte sur une civière Inès morte. Devant les courtisans  qu'il force à s'agenouiller, Pedro prend la couronne et la pose sur le ventre d'Inès - Le cadavre de Ferrante reste seul....

 


"ll y a dans mon œuvre, écrit de Montherlant, une veine chrétienne et une veine profane (ou pis que profane), que je nourris alternativement, j'allais dire simultanément, comme il est juste, toute chose en ce monde méritant à la fois l'assaut et la défense" (Le Maitre de Santiago, Postface). Les Pièces profanes, principalement les drames "en veston", sont, par les personnages et leurs nuances psychologiques, comme des résurgences des romans qu'il classe dans la même veine, "La Petite Infante de Castille", "Les Jeunes Filles" : "L'Exil" (1929), "Fils Personne" (1943) et sa suite, "Demain il fera jour" (1949), "Celles qu'on prend dans ses bras" (1950), "Brocéliande" (1956). Les drames "en pourpoint", "La Reine morte" (1942), "Malatesta" (1946), "Don Juan" (1958), "La Guerre civile" (1965). Quant à la veine chrétienne, représentée jusque là par "La Relève du Matin", "La Rose de sable", "Service inutile", elle a donné des chefs-d'oeuvre chez cet écrivain de formation catholique, mais qui se déclarait volontiers incroyant : "Le Maitre de Santiago" (1947), "La Ville dont le Prince est un enfant" (1951), "Port-Royal (1954), "Le Cardinal d'Espagne" (1960). " Le monde, dira-t-il, est assez riant pour que je reste, mais assez vain pour que je me sente le frère de quiconque se retranche de lui, et quelque soit la raison de ce retranchement" ..


"Le Maître de Santiago" (1947)

A Avila, en 1519, l'austère don Alvaro Dabo est reconnu par ses pairs comme Maître de l'Ordre de Santiago. Il s'est alors illustré lors de la reconquête de Grenade sur Ies Mores; mais depuis vingt-cinq ans, il s'est retiré avec sa fille Mariana dans une pauvre demeure. Seules comptent pour lui l'âme, la pureté, la méditation. Les autres chevaliers se disposent â partir pour le Nouveau Monde où l`on conquiert la fortune et les honneurs ; ils l'invitent à les accompagner pour recevoir là-bas une charge importante. Mais celui-ci refuse. Alvaro n'a soif que d'un "immense retírement", et aurait en horreur de s'associer à cette prétendue "croisade" où les Espagnols se déshonorent par leur cruauté et leur cupidité. A chacun des trois actes, on reviendra à la charge avec des arguments nouveaux : l'action reste suspendue à cette décision dont dépend pour Alvaro le salut de son âme et pour sa fille Mariana, le bonheur terrestre...

 

Débat entre la pureté et action : peut-on être pur en restant dans le siècle? Bien que dictés par l'intérêt, les arguments des Chevaliers en faveur de l'engagement gardent leur valeur. De son côté le Grand-Maître de l'Ordre apparaît ici dans toute sa rigueur. Il est peut-être utile que s'élève ainsi la protestation des "meilleurs" pour rappeler les hommes à l'honnêteté ;  mais l'orgueilleux Alvarone ne pêche-t-il pas lui aussi contre cette perfection chrétienne qui le hante?

 

OBREGON: Debout sur le seuil de l'ère nouvelle, vous refusez d'entrer.

ALVARO: Debout sur le seuil de l'ère nouvelle, je refuse d'entrer.

VARGAS: Mettons que ce soit héroïsme de consentir à être seul, par fidélité à ses idées. Ne serait-ce pas héroisme aussi de jouer son rôle dans une société qui vous heurte, pour y faire vaincre ces idées qui, si elles ne s'incarnent pas , demeureront plus ou moins impuissantes?

BERNAL: Et puis, ce qui est humainement beau, ce n'est pas de se guinder, c'est de s'adapter ; ce n'est pas de fuir pour être vertueux tout à son aise, c`est d'être vertueux dans le siècle, là où est la difficulté.

ALVARO: Je suis fatigué de ce continuel divorce entre moi et tout ce qui m'entoure. Je suis fatigué de l'indignation. J'ai soif de vivre au milieu d'autres gens que des malins, des canailles et des imbéciles. Avant, nous étions souillés par l'envahisseur. Maintenant, nous sommes souillés par nous-mêmes; nous n'avons fait que changer de drame. Ah l pourquoi ne suis-je pas mort à Grenade, quand ma patrie était encore intacte? Pourquoi ai-je survécu à ma patrie? Pourquoi est-ce que je vis?

BERNAL: Mon ami, qu'avez-vous? Vous ne nous avez jamais parlé de la sorte.

ALVARO: Le collier des chevaliers de Chypre était orné de la lettre S, qui voulait dire: "Silence". Aujourd'hui, tout ce qu'il y a de bien dans notre pays se tait. ll y a un Ordre du Silence: de celui-là aussi je devrais être Grand-Maître. Pourquoi m'avoir provoqué à parler?

OLMEDA: Faites-vous moine, don Alvaro. C'est le seul état qui vous convienne désormais.

ALVARO: Je ne sais en effet ce qui me retient, sinon quelque manque de décision et d`énergie.

OBREGON: Et j'ajoute qu'il y a plus d'élégance, quand on se retire du monde, à se retirer sans le blâmer. Ce blâme est des plus vulgaires!

ALVARO: Savez-vous ce que c'est que la pureté? Le savez-vous? (Soulevant le manteau de l'Ordre suspendu au mur au-dessous du crucifix) Regardez notre manteau de l'Ordre : il est blanc et pur comme la neige au dehors. L'épée rouge est brodée à l'emplacement du cœur, comme si elle était teinte du sang de ce cœur. Cela veut dire que la pureté, à la fin, est toujours blessée, toujours tuée, qu'elle reçoit toujours le coup de lance que reçut le coeur de Jésus sur la croix. (Il baise le bas du manteau. Après un petit temp: d 'hésitation, Olmeda, qui est le plus proche du manteau, en baise lui aussi le bas.) Oui, les valeurs nobles, à la fin, sont toujours vaincues ; l'histoire est le récit de leurs défaites renouvelées. Seulement, il ne faut pas que ce soit ceux mêmes qui ont mission de les défendre, qui les minent. Quelque déchu qu'il soit, l'Ordre est le reliquaire de tout ce qui reste encore de magnanimité et d'honnêteté en Espagne. Si vous ne croyez pas cela, démettez-vous-en. Si nous ne sommes pas les meilleurs, nous n'avons pas de raison d'être. Moi, mon pain est le dégoût, Dieu m'a donné à profusion la vertu d'écœurement. Cette horreur et cette lamentation qui sont ma vie et dont je me nourris... Mais vous, pleins d'indifférence ou d'indulgence pour l'ignoble, vous pactisez avec lui, vous vous faites ses complices! Hommes de terre! Chevaliers de terre!

OBREGQN, bas à Vargas : Il dit tout cela parce qu'il n'est pas très intelligent.

ALVARO : Avant la prise de Grenade, il y avait à la Frontera, au sommet d'un pic, un château fort où les jeunes chevaliers accomplissaient leur noviciat. C'est là que pour la dernière fois j'ai entendu le chant de l'Oiseau. Nul ne l'entendra plus jamais.

LETAMENDI :  Quel oiseau? 

ALVARO: Le chant de la Colombe ardente, qui nous inspire ce qu'il faut dire ou faire pour ne pas démériter.

OBREGON : Le chevalier de l'an 1519 ne peut pas être le chevalier de l'an mille. Il n'y a plus de gnomes ni de monstres.

ALVARO : Il y a encore des monstres. Jamais il n'y en eut tant. Nous en sommes pressés, surplombés, accablés. Là... là... la... Malheur aux honnêtes!

BERNAL: Messieurs, remettons...

ALVARO, au comble de l'exaltation : Malheur aux honnêtes! Malheur aux honnêtes!

BERNAL: Remettons à une autre fois la fin de ce conseil...

ALVARO, tout d'un coup déprimé : Malheur aux honnêtes... Malheur aux meilleurs...

(Le Maître de Santiago, I, 4, Gallimard).

 

La proposition de partir pour les Indes avait une raison cachée : Mariana Jacinto, le fils de Bernal, et les richesses du Nouveau Monde permettraient â ALVARO de doter sa fille.

 

ACTE II : Bernal se résout à exposer la situation â son ami pour le décider à partir. Mais, uniquement soucieux de son âme, ALVARO veut rompre avec toute attache terrestre. Il en oublie ses devoirs de père. Il est "affamé de silence et de solitude" et, selon lui, Mariana, comme tout être humain, est, "un obstacle pour qui tend à Dieu". Il a donné sa fortune aux maisons de l'Ordre, mais il ne fera rien pour doter sa fille : "Si Mariana et votre ils ont entre eux ce sentiment que vous dites, qu'ils se marient tels qu'ils sont. Ils seront pauvres, mais le Christ leur lavera les pieds".

 

ACTE III : Mariana place son espoir dans une ultime tentative : le comte de Soria, qui arrive de la cour, accepte de se prêter à une supercherie...

Pour beaucoup de chrétiens, Alvaro n'est qu'un hérétique, un monstrueux égoïste qui sacrifie sa fille et qui s'écriera encore au dénouement: "Périsse l'Espagne, périsse l'univers ! Si je fais mon salut et si tu fais le tien, tout est sauvé, tout est accompli". Montherlant reconnaîtra que son héros n'est pas un chrétien modèle : il le conçoit comme un "oiseau de proie de la charité", un de ces Castillans du XVIe siècle "à la tête un peu étroite qui, la cinquantaine  passée, re retiraient du monde, avec leur foi tranchante, leur mépris de la réalité extérieure, leur fureur du rien". Il accorde même à ses détracteurs que c'est par amour de son père et non par amour de Dieu que Mariana détrompe Alvaro, se sacrifie et le suit au couvent : "Fascinée, enveloppée, envoûtée par lui, elle accepte tout ce qu'il veut ; à la fin, elle y met un peu de transcendance, mais cela est court". Mais Mariana, parlant des miracles de l'amour, dira, "Un rien imperceptible et tout est déplacé", sa piété filiale fait que ce «rien imperceptible" déplace tout dans le sens du divin : l'orgueilleux Alavaro, qu'égarait un fanatisme borné, s'humilie et trouvera Dieu en décidant de "n'être rien" tandis que, par son sacrifice, Mariana accèderait d'emblée à la vision divine...

 

Soria annonce à Alvaro que le roi l'a choisi pour une mission de confiance aux Indes. Par fidélité au trône, et aussi par orgueil, le Maitre de Santiago va céder à la tentation, quand sa fille surgit avec feu : "Mon père, il est grand temps que je vous désabuse ; tout ceci est une affreuse comédie". Stupéfait, Soria se retire, congédié par Alvaro qui reste seul avec Mariana ...

 

ALVARO : Pourquoi? Pourquoi?

MARIANA: J'étais dans ma chambre, au pied de la croix, à prier pour que cet homme vous convainque. Et soudain c'est vous que j'ai vu, à la place du Crucifié, la tête inclinée sur l'épaule, comme je vous avais vu un soir, un soir, endormi dans votre fauteuil, à côté des sarments éteints. Et j'ai senti qu'on vous bafouait, comme on bafoua le Crucifié, et qu'il fallait que tout de suite j'aille à votre secours. Brisée soit ma vie, et toute mon attente, plutôt que de vous voir berné sous mes yeux, et berné par ma faute, donnant dans un leurre que j'ai aidé à vous tendre.

ALVARO, mettant un genou à terre devant sa fille, et lui prenant les mains et y appuyant son front: Pardon, Mariana, pardon! J'ai péché contre toi bien des fois dans ma vie. A présent, comme tout m'apparaît ! Aujourd'hui tu es née, puisque aujourd'huí j'apprends que tu es digne qu'on t'aime. Mais toi, tu m'aimais donc? Tu m'aimais, chose étrange? Pourquoi m'aimais-tu ? 

MARIANA: Est-ce vous qui me demandez pardon, à moi, qui étais complice pour vous duper? Relevez-vous, je vous en conjure. Je sens que Je deviens folle quand Je vous vois à genoux devant moi.

ALVARO: Tu faisais ton cours le long du mien dans les ténèbres ; je ne l'entendais même pas couler. Et puis, tout d'un coup, nos eaux se sont confondues et nous roulons vers la même mer. Mariana! dis-moi qu'il n'est pas trop tard! 

MARIANA: Mon père par le sang et par le Saint-Esprit...

ALVARO: Tu m'as retenu sur le bord de l'abîme. Quand ma meilleure part se dérobait, toi, tu as été ma meilleure part. Je t'ai donné la vie: tu m'as rendu la mienne.

MARIANA: Je n`aurais pu supporter de vous voir cesser d'être ce que vous êtes. Vous m'avez reproché l'autre jour de vous perdre. J'ai voulu vous sauver.

ALVARO: Hélas, le Roi... ces paroles... il faut avouer qu`un instant j'en ai eu le cœur entr'ouvert. Loué soit Dieu qui m'a permis de me surprendre misérable et ridicule, et de me montrer tel devant la personne du monde qui devait le moins me voir ainsi : c'est toi, c'est toi qui m'as vu fausser! Mais cette profonde chute me relance vers en haut. Désormais je touche à mon but: ce but, c'est de ne plus participer aux choses de la terre.

Rentrons dans la réalité. Oh! comme depuis toujours j'y aspire! Comme je forçais sur mes ancres pour cingler vers le grand large! Le temps de mettre en ordre mes affaires, je m`enferme sans retour au couvent de Saint-Barnabé. Toi, mon enfant, tu iras vivre avec ta tante. A moins que... A moins que... Pourquoi pas? Laisse-moi t'entraîner dans ce Dieu qui

m'entraîne. Bondis vers le soleil en t'enfonçant dans mon tombeau. Avant, je supportais que tu ailles un peu à ta guise. Maintenant, comment pourrais-je vouloir pour toi autre chose que la vérité? Rapproche-toi de moi encore plus : deviens moi! A Saint-Barnabé il y a un Carmel pour les femmes... Tu verras ce que c'est, que de n'être rien.

MARIANA : Etre si peu que ce soit, pour pouvoir au profit de ceux qu'on aime.

ALVARO : Nous ne serons pas, et nous pourrons plus que tout ce qui est.

MARIANA: O mon Dieu, quand j'étais dans les bras de la tendresse humaine!

ALVARO: Endormie dans Jésus-Christ, endormie, ensevelie dans le profond abîme de la Divinité.

MARIANA: "Mon père, je remets mon âme entre vos mains."

ALVARO: Dois-je te croire? Peut-on croire à sa joie?

MARIANA: Un rien imperceptible et tout est déplacé...

ALVARO: Ce qui a bougé bougera peut-être encore.

MARIANA: Brusquement, fixé à jamais."

(Le Maître de Santiago, III, 5, Gallimard)

 

ALVARO détache du mur le grand manteau blanc de l'Ordre et, la main sur l'épaule de Mariana, enveloppe avec lui sa fille dans le manteau : il lui donne la Chevalerie. Tous deux s'agenouillent devant le crucifix et Mariana, pour prix de son sacrifice, est ravie d 'extase en contemplant la face divine : elle voit avant son père ce qu'il a tant rêvé ...


"Celles qu'on prend dans ses bras" (1950)

Pièce en 3 actes publiée et représentée en 1950. Ravier, riche et influent antiquaire de cinquante-huit ans, évolue sans soucis financiers dans une vie "sans tendresse", faite de contacts superficiels avec sa clientèle, ses maîtresses et quelques personnes de son entourage. Tout le monde respecte et admire cet homme qui a su s'élever par son seul travail. Tout le monde sauf Christine Vallancy, dix-huit ans, jeune décoratrice sans talent, mais au caractère insolent de pureté, de netteté et de désintéressement. Ce comportement, peu habituel en face de Ravier, désoriente celui-ci et le transforme en amoureux, qui aime Christine pour "rien" et pour tout ce qu'elle est. "Il est plein d'elle comme une éponge est imbibée d'eau", dira-t-il à Mlle Andriot, sa confidente. Mais Christine détourne ses avances en refusant le moindre de ses cadeaux. Il aime sans être aimé. La situation en restera là jusqu'au moment où Christine, dont le père vient d'être arrêté injustement, demandera, honteuse, l'aide de Ravier. Grâce à ses relations, celui-ci fera libérer le père, et par gratitude Christine se donnera à son sauveur qui la prendra comme le collectionneur de la scène précédente prit une bergère qu'il savait fausse. "Il en avait envie, simplement". Ravier aimait Christine "innocente", il "l'adorera corrompue". 

Dans cette œuvre, l'action est réduite à la plus grande simplicité, elle n'y est qu'un prétexte à l'exploration de l'homme dans une situation donnée. L`auteur veut exprimer avec le maximum de vérité, d'intensité et de profondeur un certain nombre de mouvements de l'âme humaine. Les états psychologiques sont dépeints dans une langue  composée d'une gamme infinie de nuances allant de la vulgarité la plus étonnante à la rigueur la plus classique ...


".. Est-ce avoir trop d’amitié pour l’homme, que discerner une langue de feu sur la tête des quatre personnages principaux de cette tragédie de palais qu’est "La Ville dont le Prince est un Enfant" ? Il y a grâce dans le Supérieur du collège, qui agit comme il doit agir, et dit ce qu’il doit dire, en ce rencontre délicat où il a été porté. Il y a grâce chez André Sevrais, qui sacrifie son plaisir, puis sacrifie son amour, et demeure cependant, autant à ce qu’il aime qu’à ce qui l’a berné, « fidèle comme il n’est pas permis de l’être ». Il y a grâce même dans le petit Serge Souplier, qui traverse tout cela sans toujours le bien comprendre, et, quoique n’ayant pas tout à fait la « classe » des autres, reste net à sa manière, et chic. Je dirai que, malgré l’apparence, il y a grâce aussi chez l’abbé de Pradts, une sombre grâce, et cette grâce est seulement parce qu’il aime, et continue d’aimer : ses ténèbres n’excèdent pas ce qui est normal dans une passion. Il y a grâce enfin dans ce collège, parce que tout ou presque tout, et les égarements mêmes, m’y semble d’une certaine qualité.

L’abbé de Pradts en parle sans doute avec quelque excès, mais non trop, lorsqu’il dit : « Même ce qui, chez nous, peut sembler être sur un plan assez bas est encore mille fois au-dessus de ce qui se passe au dehors. Ce qui se passe chez nous bientôt n’existera plus nulle part, et déjà n’existe plus que dans quelques lieux privilégiés. »

"La Ville" ouvre sur plusieurs de mes ouvrages. Sur "L’Exil", sur "La Relève du Matin", sur "Malatesta". Aussi sur "Port-Royal", troisième des pièces sacrées. Ici, hommes et jeunes garçons. Dans "Port-Royal", des femmes surtout, et de très jeunes filles. Ici, peu de religion ; là, dominante. Aucun rapport de sujet, mais tous gens de la même famille, qui est la mienne. « Votre famille d’âmes nous est bien connue… »

J’ai nommé "Malatesta" une tragédie de l’aveuglement. Admises ces simplifications, qui trahissent plutôt qu’elles n’éclairent des ouvrages où se reflète la multiplicité de la vie,  "La Ville" pourrait être nommée une tragédie du sacrifice. L’échelle des sacrifices qui se développe de scène en scène au troisième acte est présentée par certains de mes personnages comme une  échelle qui monte jusqu’à Dieu. J’ai donné des titres aux deux autres actes. A celui-là, je n'en ai pas donné, afin que les lecteurs fussent libres de l'appeler ..." (lettre préface à M. l'abbé C.Rivière, 1951)


"La Ville dont le prince est un enfant" (1951)

Pièce en trois actes publiée en 1951. Les actes I et III se déroulent dans le cabinet de l'abbé de Pradts. préfet de la division des "moyens" dans un collège d`Auteuil, l`acte ll à l`intérieur d`une resserre, vaste cabane située dans la cour du collège. L`abbé de Pradts a découvert et aussitôt dénoncé du haut de sa chaire l`amitié excessive, et qu`il ne peut croire dépourvue de sensualité, qui lie André Sevrais, seize ans, le plus brillant élément de la "maison", à Serge Sandrier, quatorze ans, déjà menacé par deux fois de renvoi pour son

inconduite et sa paresse. L`abbé s'est chaque fois opposé à ce renvoi. Pour lui, "il n`y a qu`une chose qui compte en ce monde, l`affection qu'on a pour un être", même et surtout si cet être est aussi indomptable qu`accablé du poids de ses propres faiblesses. Pour préserver ce choix, l'abbé de Pradts usera de son autorité morale et d'une indulgence calculée. Dissimulant mal "un feu qui brûle et qui n`éclaire pas", il saura être tantôt dur tantôt compréhensif pour perdre Sevrais. Sa droiture, son goût du sacrifice inciteront Sevrais à faire à l`abbé de Pradts la promesse de ne plus avoir avec Serge que des relations irréprochables en dehors de toute clandestinité. Cette décision s`accompagne d`un plan concernant la bonne orientation que doit prendre leur vie nouvelle. Pour le lui expliquer,  André demande à Serge de venir en cachette à la resserre le lendemain. 

C`est là qu`au cours du IIe acte les jeunes gens enfermés en toute innocence seront surpris par l`abbé qui suivra à la lettre la mise au point de Sevrais : "Quoi qu`il arrive. je prends toutes les responsabilités".  Le IIIe acte est le plus dense de la pièce et n`est qu`une "échelle de sacrifices qui se développe de scène en scène". Sacrifice de Sevrais, âme tendre et généreuse, qui accepte de renoncer à Serge pour le mieux aimer : sacrifice arraché à I`abbé par son supérieur, au cours d`un corps à corps spirituel terrible parce que sans éclat, sans feinte ni merci. Si, comme le dit Sevrais au IIe acte, "le théâtre classique n`est bien que dans la litote", c`est certainement à cet art "de dire toujours moins que ce qui est" qu`une pièce comme "La Ville dont le prince est un enfant" peut prendre figure de tragédie. Et ceci est d'autant plus possible, que les passions ici en jeu, authentique et exclusive, se heurtent sans relâche à une volonté de silence et de mesure....

 

 Le titre de la pièce, "La Ville dont le prince est un enfant", est inspiré d'un verset de l'Ecclésiaste : « Malheur au pays dont le roi est un enfant et dont les princes ont mangé dès le matin ». C'est l'une des premières œuvres de Montherlant, ébauchée dès 1912 sous le titre de "Serge Sandrier", puis reprise et transformée pendant presque 40 ans avant d'être publiée en 1951 (version définitive : 1967). Cette pièce s'inspire de l'adolescence de Montherlant, et plus particulièrement de son renvoi du collège Sainte-Croix de Neuilly en 1912. Il s'y représente sous les traits d'André Sevrais, alors que le modèle de Serge, Philippe Giquel, deviendra un as de l'aviation durant la guerre de 1914-18, puis un militant des Croix-de-Feu. En 1971, un an avant sa mort, Montherlant écrira de Giquel qu'il fut le seul être qu'il aima de sa vie entière. Son roman "Les Garçons", publié en 1969, reprendra et approfondira la même histoire ...