Alain-Fournier (1886-1914), "Le Grand Meaulnes" (1913) - Blaise Cendrars (1887-1961), "La prose du transsibérien" (1913) - ..

Last update: 31/12/2016

Littératures des années 1910-1920

Cette décennie est tragiquement traversée par la guerre de 1914 : il y a un avant 1914 et un après 1914. Charles Péguy, foudroyé dans les premières semaines du conflit, est le premier d'une longue série d'écrivains et d'artistes de toutes nationalités qui seront victimes de la Première Guerre mondiale, tués ou blessés, meurtris par les horreurs dont ils furent les témoins: Guillaume Apollinaire, mort lui aussi au faîte de sa gloire, mais à la toute fin du conflit mondial, le 9 novembre 1918, à l'âge de 38 ans; Alain-Fournier, tué dans les premières semaines du conflit, le 22 septembre 1914, dans une embuscade en Lorraine; Louis Pergaud, dont la postérité a retenu surtout "La guerre des boutons" avant de redécouvrir récemment ses saisissants "carnets de guerre", tenus jusqu'à sa mort en avril 1915 à Verdun;  le poète et aviateur Albert-Paul Granier, abattu avec son avion en août 1917 au-dessus de Verdun; Blaise Cendrars, Français d'origine suisse, amputé de son bras droit en 1915;  l'expressionniste allemand August Macke, tué en Champagne en septembre 1914;  l'autrichien Oskar Kokoschka grièvement blessé en 1915 ...

(Alice Bailly, Hommage to Alain-Fournier, 1925)

 


Alain-Fournier (1886-1914) 

Alain-Fournier recrée le monde de son enfance et établit une fusion du rêve et de la réalité. Il donne aux paysages et aux individus un charme mystérieux proche du fantastique.

Fils d'un instituteur, Alain-Fournier passe son enfance dans le sud du Berry, puis ira sur Paris suivre ses études dès le secondaire. En 1901, voulant devenir marin, il entre au lycée de Brest pour se préparer à l' Ecole normale supérieure au lycée Lakanal où il rencontre son ami Jacques Rivière, avec lequel il entretient une correspondance jusqu'en 1914. Echouant à l'Ecole normale, il entre dans l'armée où il sera élève-officier puis sous-lieutenant. Après son service, il entre en 1910 comme rédacteur à Paris-Journal et commence parallèlement l'écriture du "Grand Maulnes". Trois ans plus tard, le roman paraît dans la Nouvelle Revue française. En 1914, mobilisé dès le début de la guerre, il sera tué à Dommartin-la-Montagne...

 

« Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...

Je continue à dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y reviendrons certainement jamais.

Nous habitions les bâtiments du Cour Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mère faisait la petite classe.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie ― demeure d'où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

Le hasard des "changements", une décision d'inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comma à chaque "déplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.

C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d'autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible ― l'école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite ― est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos. Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.

J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier jour d'automne qui fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe ; et jusqu'au sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf.

Après midi, je dus partir seul à vêpres.

"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon costume d'enfant, même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire".

Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume, pêcher le brochet dans une barque ; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la porte pour me montrer comment ça lui allait.

Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de pompiers ; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie...

Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour et d'endroit ; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot ; et je les vis disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où je n'osais pas les suivre.

Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite grille.

Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque chose d'insolite.

En effet, à la porte de la salle à manger ― la plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient sur la cour ― une femme aux cheveux gris, penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite, coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude ; et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la grille.

"Où est-il passé ? mon Dieu ! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être sauvé..."

Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à peine perceptibles.

Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure...

En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria :

"Regarde ! Je t'attendais pour te montrer..."

Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié.

La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.

Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve-et fort riche, à ce qu'elle nous fit comprendre-elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours Supérieur.

Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée.

Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant : il aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une faisane prise au collet...

Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement.

Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire ; et, déposant avec précaution son "nid" sur la table, elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...

Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes.

"Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui étais rentré..."

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le cœur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit ; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger.

"C'est toi, Augustin ?" dit la dame.

C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...

Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune explication :

"Viens-tu dans la cour ?" dit-il.

J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, à la lèvre duvetée.

"Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais regardé ?"

 


Blaise Cendrars (1887-1961) 

"Le seul fait d'exister est un véritable bonheur" et il y a une sorte de désespoir dans cette perpétuelle fuite en avant, mais aussi un amour profond et respectueux pour toutes les formes de vie : "Aujourd'hui je suis peut-être l'homme le plus heureux du monde, Je possède tout ce que je ne désire pas, Et la seule chose à laquelle je tienne dans la vie, chaque tour de l'hélice m'en rapproche, Et j'aurai peut-être tout perdu en arrivant..."

Son œuvre poétique s’inscrit, d'une part dans le renouvellement des formes qui caractérise le début du XXe siècle (abandon des formes fixes et de la ponctuation, suppression de la mesure régulière du vers et de la rime), mais aussi d'autre part dans un contexte où le chemin de fer et le paquebot ouvre la poésie au monde et à l'aventure. Rimbaud ne parcourait le monde que pour des fugues caractérielles ou des vagabondages limités.

Au contraire Blaise Cendrars fait de l'aventure vécue un mode d'expression. Il devient ce "photographe verbal" qui, dans un langage à l'image détaillée, expriment autant les rues de Paris que la forêt brésilienne ou les solitudes du Grand Nord. Dès son plus jeune âge, Frédéric Louis Sauser, né à La Chaux-de-Fonds dans le canton de Neuchâtel, qui prendra le pseudonyme littéraire de Blaise Cendrars en 1911, voyage...

Au gré des affaires paternelles tout d’abord puis de cette quête de l’ailleurs qui l’animera toute sa vie. A 16 ans il fugue, prend le premier train qui l'emporte jusqu'à Moscou où il fût apprenti chez un horloger. Puis d'autres trains, des paquebots, des avions, des automobiles le menèrent aux quatre coins du monde, de l'Inde au Brésil, de New York à Paris, de Bruxelles à Londres. Pour survivre, il exerce plusieurs métiers, apiculteur, cultivateur de cresson, vendeur de cercueils, de couteaux de poche, de tire-bouchons, scénariste à Hollywood.. Il sait donner à l'Europe qu'il parcourt avec passion une présence, un sentiment de révélation, malgré sa main coupée, au combat, le 28 septembre 1915  : "J'ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre Dans une cabine du Nord-Express entre Wirballen et Pskow.. Et vous, grandes glaces à travers lesquelles j'ai vu passer la Sibérie et les Monts du Samnium, La Castille âpre et sans fleurs, la mer de Marmara sous la pluie tiède! Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn, prêtez-moi Vos miraculeux bruits sourds ..."

Sa poésie (les Pâques à New York, 1912 ; la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913), qui influença Apollinaire et les surréalistes, et ses romans, d'inspiration autobiographique (Moravagine, 1926 ; l'Homme foudroyé, 1945), constituent une épopée de l'aventurier moderne.

 

Fin 1911, Frédéric Louis Sauser devient Blaise Cendrars à New York où il a rejoint Fela Poznańska, une étudiante juive polonaise rencontrée à Berne. Blaise Cendrars, "Blaise" pour braise, "Cendrars" pour cendre, on connaît les raisons de ce choix : "l'écriture est un incendie qui embrase un grand remue-ménage d'idée et qui fait flamboyer des associations d'images avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes. Mais si la flamme déclenche l'alerte, la spontanéité du feu reste mystérieuse. Car écrire c'est brûler vif, mais c'est aussi renaître de ses cendres.." A New-York, Cendrars côtoie et vit la modernité dans lequel le monde s'engage, il y rédige son premier long poème, "Les Pâques à New York".... A New-York, Cendrars côtoie et vit la modernité dans lequel le monde s'engage, il y rédige son premier long poème, "Les Pâques à New York", qui dit avoir rédigé en une seule nuit, en avril 1912. Ses 205 vers influencent fortement Apollinaire et ouvrent une nouvelle ère en poésie...

Seigneur, c’est aujourd’hui le jour de votre Nom,

J’ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion,

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles

Qui pleurent dans le livre, doucement monotones.

Un moine d’un vieux temps me parle de votre mort.

Il traçait votre histoire avec des lettres d’or

Dans un missel, posé sur ses genoux.

Il travaillait pieusement en s’inspirant de Vous.

À l’abri de l’autel, assis dans sa robe blanche,

il travaillait lentement du lundi au dimanche.

Les heures s’arrêtaient au seuil de son retrait.

Lui, s’oubliait, penché sur votre portrait.

À vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour,

Le bon frère ne savait si c’était son amour

Ou si c’était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père

Qui battait à grands coups les portes du monastère.

Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet.

Dans la chambre à côté, un être triste et muet

Attend derrière la porte, attend que je l’appelle!

C’est Vous, c’est Dieu, c’est moi, — c’est l’Éternel.

Je ne Vous ai pas connu alors, — ni maintenant.

Je n’ai jamais prié quand j’étais un petit enfant.


Je suis assis au bord de l’océan

Et je me remémore un cantique allemand,

Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs,

La beauté de votre Face dans la torture.

Dans une église, à Sienne, dans un caveau,

J’ai vu la même Face, au mur, sous un rideau.

Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz,

Elle est bossuée d’or dans une châsse.

De troubles cabochons sont à la place des yeux

Et des paysans baisent à genoux Vos yeux.

Sur le mouchoir de Véronique Elle est empreinte

Et c’est pourquoi Sainte Véronique est Votre sainte.

C’est la meilleure relique promenée par les champs,

Elle guérit tous les malades, tous les méchants.

Elle fait encore mille et mille autres miracles,

Mais je n’ai jamais assisté à ce spectacle.

Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté

Pour voir ce rayonnement de votre Beauté.

Pourtant, Seigneur, j’ai fait un périlleux voyage

Pour contempler dans un béryl l’intaille de votre image.

Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains

Y laisse tomber le masque d’angoisse qui m’étreint.



Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche

N’y lèchent pas l’écume d’un désespoir farouche.

Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,

Peut-être à cause d’un autre. Peut-être à cause de Vous.

Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice

Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.

D’immenses bateaux noirs viennent des horizons

Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.

Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,

Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.

Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.

On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.

C’est leur bonheur à eux que cette sale pitance.

Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.

Seigneur dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs

Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.

Je le sais bien, ils t’ont fait ton Procès;

Mais je t’assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais.

Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre,

Vendent des vieux habits, des armes et des livres.

Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.

Moi, j’ai, ce soir, marchandé un microscope.....

 

....

Seigneur, l’aube a glissé froide comme un suaire

Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.

Déjà un bruit immense retentit sur la ville.

Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.

Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.

Les ponts sont secoués par les chemins de fer.

La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,

Des sirènes à vapeur rauques comme des huées.

Une foule enfiévrée par les sueurs de l’or

Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors.

Trouble, dans le fouillis empanaché des toits,

Le soleil, c’est votre Face souillée par les crachats.

Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne …

Ma chambre est nue comme un tombeau …

Seigneur, je suis tout seul et j’ai la fièvre …

Mon lit est froid comme un cercueil …

Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents …

Je suis trop seul. J’ai froid. Je vous appelle …

Cent mille toupies tournoient devant mes yeux …

Non, cent mille femmes … Non, cent mille violoncelles …

Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses …

Je pense, Seigneur, à mes heures en allées …

Je ne pense plus à vous. Je ne pense plus à vous.


 

Cendrars  revient à Paris en 1912 :  convaincu de sa vocation de poète, il rencontre Apollinaire et les artistes de l'école de Paris, Chagall, Léger, Survage, Modigliani, Csaky, Archipenko, Delaunay. En 1913, il publie "La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France", un poème-tableau de deux mètres de hauteur, présenté sous forme de dépliant, avec des compositions en couleurs de Sonia Delaunay-Terk : l'intention est d'affirmer une nouvelle émotion artistique suscitée par l'imbrication du texte et de l'image et exprimant le voyage halluciné qu'il fit en Russie dix ans plus tôt. C'est le poème de l'aventure, de la vitesse, dans un monde bouleversé par la guerre à venir et où l'on pressent "la venue du grand Christ rouge de la Révolution".

 

Paris est alors en pleine effervescence intellectuelle et artitique. On y rencontre l'écclectique italien Ricciotto Canudo (1877-1923), auteur du fameux " La Naissance d'un sixième art - Essai sur le cinématographe",  fondateur de la revue Montjoie!,  revue "sensuel et cérébral tout à la fois" où se côtoient Fernand Léger, Igor Stravinsky, Albert Gleizes, Raymond Duchamp-Villon, Robert Delaunay, Dunoyer de Segonzac, Erik Satie, Marc Chagall,  et Blaise Cendrars. Il a pour maîtresse l'une des grandes figures féminines de l'époque, Valentine de Saint-Point (1875-1953) : elle écrit, peint, pose pour Mucha ou Rodin, monte des chorégraphies, tient Salon, participe à des séances des spiritismes et franchit l'Atlantique en avion. Ses "soirées apolloniennes" accueillent tant Ravel que les futuristes italiens comme Filippo Tommaso Marinetti, Boccioni, ou Severini. La suite de son parcours est dès plus singulier, elle se tourne vers l'Orient et se convertit...

 

 

La prose du transsibérien 

et de la petite Jehanne de France  (1913)

En ce temps-là, j'étais en mon adolescence

J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance

J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance

J'étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares

Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours

Car mon adolescence était si ardente et si folle

Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple d' Ephèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche.

Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.

Et j'étais déjà si mauvais poète

Que je ne savais pas aller jusqu'au bout. Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare croustillé d'or,

Avec les grandes amandes des cathédrales, toutes blanches

Et l'or mielleux des cloches...

Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode

J'avais soif

Et je déchiffrais des caractères cunéiformes

Puis, tout à coup, les pigeons du Saint- Esprit s'envolaient sur la place

Et mes mains s'envolaient aussi avec des bruissements d'albatros

Et ceci, c'était les dernières réminiscences

Du dernier jour

Du tout dernier voyage

Et de la mer. 

Pourtant, j'étais fort mauvais poète.

Je ne savais pas aller jusqu'au bout. 

J'avais faim

Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres

J'aurais voulu les boire et les casser

Et toutes les vitrines et toutes les rues

Et toutes les maisons et toutes les vies

Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés

J'aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaive

Et j'aurais voulu broyer tous les os

Et arracher toutes les langues

Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m'affolent...

Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe...

Et le soleil était une mauvaise plaie 

Qui s'ouvrait comme un brasier 

En ce temps-là j'étais en mon adolescence

J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance

J'étais à Moscou où je voulais me nourrir de flammes

Et je n'avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux

En Sibérie tonnait le canon, c'était la guerre

La faim le froid la peste et le choléra

Et les eaux limoneuses de l'Amour charriaient des millions de charognes

Dans toutes les gares je voyais partir tous les dernier trains 

Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets

Et les soldats qui s'en allaient auraient bien voulu rester...

Un vieux moine me chantait la légende de Novgorod 

Moi, le mauvais poète, qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout

Et aussi les marchands avaient encore assez d'argent pour tenter aller faire fortune.

Leur train partait tous les vendredis matins.

On disait qu'il y avait beaucoup de morts. 

L'un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la forêt noire

Un autre, des boites à chapeaux, des cylindres et un assortiment de tire-bouchons de Sheffield

Un des autres, des cercueils de Malmoë remplis de boites de conserve et de sardines à l'huile

Puis il y avait beaucoup de femmes

Des femmes, des entrejambes à louer qui pouvaient aussi servir

Des cercueils 

Elles étaient toutes patentées

On disait qu'il y a avait beaucoup de morts là-bas

Elles voyageaient à prix réduit 

Et avaient toutes un compte courant à la banque. 

Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour

On était en décembre

Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à Kharbine

Nous avions deux coupés dans l'express et 34 coffres de joailleries de Pforzheim

De la camelote allemande "Made in Germany"

Il m'avait habillé de neuf et en montant dans le train j'avais perdu un bouton

- Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis -

Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné 

J'étais très heureux, insouciant

Je croyais jouer au brigand

Nous avions volé le trésor de Golconde

Et nous allions, grâce au Transsibérien, le cacher de l'autre côté du monde ....

...Le ciel est comme la tente déchirée d'un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs 

En Flandres

Le soleil est un fumeux quinquet

Et tout au haut d'un trapèze une femme fait la lune.

La clarinette le piston une flûte aigre et un mauvais tambour

Et voici mon berceau

Mon berceau

Il était toujours près du piano quand ma mère comme madame Bovary jouait les sonates de Beethoven

J'ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone

Et l'école buissonnière dans les gares, devant les trains en partance

Maintenant, j'ai fait courir tous les trains derrière moi

Bâle-Tombouctou

J'ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp

Paris New -York

Maintenant j'ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie

Madrid- Stokholm

Et j'ai perdu tous mes paris

Il n'y a plus que la Patagonie, la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud

Je suis en route

J'ai toujours été en route

Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues

Le train retombe sur ses roues

Le train retombe toujours sur toutes ses roues 

 

Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?" 

Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours

Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie, du Sacré Coeur contre lequel tu t'es blottie

Paris a disparu et son énorme flambée

Il n'y a plus que les cendres continues

La pluie qui tombe

La tourbe qui se gonfle

La Sibérie qui tourne

Les lourdes nappes de neige qui remontent

Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l'air bleui

Le train palpite au coeur des horizons plombés

Et ton chagrin ricane... 

"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?" 

Les inquiétudes

Oublie les inquiétudes

Toutes les gares lézardés obliques sur la route

Les files télégraphiques auxquelles elles pendent

Les poteaux grimaçant qui gesticulent et les étranglent

Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon qu'une main sadique tourmente

Dans les déchirures du ciel les locomotives en folie s'enfuient 

et dans les trous

les roues vertigineuses les bouches les voies

Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses

Les démons sont déchaînés

Ferrailles

Tout est un faux accord

Le broun-roun-roun des roues

Chocs

Rebondissements

Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd 

"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"

Mais oui, tu m'énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin

La folie surchauffée beugle dans la locomotive

Le peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route

Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunel

La faim, la putain, se cramponnent aux nuages en débandade et fiente des batailles en tas puants de morts

Fais comme elle, fais ton métier... 

"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?" 

Oui, nous le sommes, nous le sommes

Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert

Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune 

La mort en Mandchourie

Est notre débarcadère est notre dernier repaire

Ce voyage est terrible

Hier matin

Ivan Oullitch avait les cheveux blancs

Et Kolia Nicolaï Ivanovovich se ronge les doigts depuis quinze jours...

Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier

Ca coûte cent sous, en transsibérien ça coûte cent roubles

En fièvre les banquettes et rougeoie sous la table

Le diable est au piano

Ses doigts noueux excitent toutes les femmes

La Nature

Les Gouges

Fais ton métier 

Jusqu'à Kharbine... 

 


Quand la guerre éclate, en 1914, Ricciotto Canudo, Guillaume Apollinaire, l'illustrateur hollandais Léonard Sarlius (1874-1949), le peintre cubiste hongrois Joseph Csaky ( 1888-1971), le peintre lituanien Jacob Lipchitz (1891-1973), et parmi d'autres Blaise Cendrars, lancent un appel de mobilisation aux étrangers vivant en France, et ce dernier s'engage dans la Légion étrangère: "L’heure est grave ! Tout homme digne de ce nom doit aujourd’hui agir, doit se défendre de rester inactif au milieu de la plus formidable conflagration que l’histoire ait pu enregistrer. Toute hésitation serait un crime. Point de paroles, donc des actes. Des étrangers amis de la France qui ont pendant leur séjour en France appris à l’aimer et à la chérir comme une seconde patrie, sentent le besoin impérieux de lui offrir leurs bras. Intellectuels, étudiants, ouvriers, hommes valides de toute sorte, nés ailleurs, domiciliés ici, nous qui avons trouvé en France la nourriture matérielle, groupons nous en un faisceau solide de volontés mises au service de la France." Fin 1914 on comptait ainsi parmi ces engagés 5000 Italiens, 3000 Russes, 450 Suisses, 1300 Austro-hongrois, ; 1000 Allemands, 200 Américains, 900 Espagnols, 380 Anglais, ...

 

"La Guerre au Luxembourg" (1916)

Le 28 septembre 1915, Cendrars est gravement blessé au bras par une rafale de mitrailleuse lors de l'offensive de Champagne, et doit être amputé de sa main droite. "La Guerre au Luxembourg" mêle le tragique des conséquences humaines de la guerre à l'innocence des jeux d'enfants : c'est son premier poème écrit de la main gauche, illustré par Moïse Kisling, qui s'était engagé volontaire comme lui dans l'armée française et fut grièvement blessé au cours de la même offensive. Cendrars est naturalisé français la même année. 

Une deux une deux

Et tout ira bien...

Ils chantaient

Un blessé battait la mesure avec sa béquille

Sous le bandeau son œil

Le sourire du 

Luxembourg

Et les fumées des usines de munitions

Au-dessus des frondaisons d'or

Pâle automne fin d'été

On ne peut rien oublier

Il n'y a que les petits enfants qui jouent à la guerre

La 

Somme 

Verdun

Mon grand frère est aux 

Dardanelles

Comme c'est beau

Un fusil 

MOI!

Cris voix flûtées

Cris 

MOI!

Les mains se tendent

Je ressemble à papa

On a aussi des canons

Une fillette fait le cycliste 

MOI!

Un dada caracole

Dans le bassin les flottilles s'entre-croisent

 

Le méridien de 

Paris est dans le jet d'eau

On part à l'assaut du garde qui seul a un sabre authentique

Et on le tue à force de rire

Sur les palmiers encaissés le soleil pend

Médaille 

Militaire

On applaudit le dirigeable qui passe du côté de la 

Tour 

Eiffel

Puis on relève les morts

Tout le monde veut en être

Ou tout au moins blessé 

ROUGE

Coupe coupe

Coupe le bras coupe la tête 

BLANC

On donne tout

Croix-Rouge 

BLEU

Les infirmières ont 6 ans

Leur cœur est plein d'émotion

On enlève les yeux aux poupées pour réparer les aveugles

J'y vois! j'y vois !

Ceux qui faisaient les 

Turcs sont maintenant brancardiers

Et ceux qui faisaient les morts ressuscitent pour assister à la merveilleuse opération

A présent on consulte les journaux illustrés...

 


"Profond aujourd'hui" (1917), "La Fin du monde filmée par l'Ange N.-D."

Au cours de l'été 1917, Blaise Cendrars se redécouvre poète, poète moderniste et rivé à sa main gauche. C'est à la même époque qu'il écrit, par "l'une de ses plus belles nuit d'écriture", le 1er septembre 1917, pour ses trente ans, un roman-scénario, "La Fin du monde filmée par l'Ange Notre-Dame", qui sera publié avec des compositions en couleur de Fernand Léger. Dieu le Père apparaît ici en business-man à la tête de la Grigri's Communion Trust Co. Ltd pour réaliser les prophéties de saint Jean et d'Ezéchiel, dissoudre le ciel, noyer la terre, plonger les structures humaines dans un chaos géologique total..

 

"Le Panama ou les aventures de mes sept oncles" (1918)

Avec une couverture de Raoul Dufy,  25 tracés de chemins de fer américains et un prospectus publicitaire, le recueil débute avec le scandale de Panama, qui précipita nombre de spéculateurs à la ruine et touche ici les parents du narrateur : ayant emménagé dans un appartement plus petit, la mère fait le récit de la vie des sept oncles du narrateur durant les quinze premières années du vingtième siècle, et chacun d'entre eux découvrant une portion bien spécifique de la planète. Le poème vaut par son style résolument innovateur, transcrivant en instantané des événements et des sensations... On y trouve aussi bien des vers qui nous apprennent que le "Los Angeles limited" part à 10h02, arrive trois jours plus tard et est le seul train au monde à posséder un salon de coiffure, qu'une bouée de sauvetage mentionnant le nom de l'auteur. 

Des livres

Il y a des livres qui parlent du 

Canal de 

Panama 

Je ne sais pas ce que disent les catalogues des bibliothèques

Et je n'écoute pas les journaux financiers 

Quoique les bulletins de la 

Bourse soient notre prière quotidienne

Le 

Canal de 

Panama est intimement lié à mon enfance...

Je jouais sous la table

Je disséquais les mouches

Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères

De mes sept oncles

Et quand elle recevait des lettres

Ëblouissement!

Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent

les vers de 

Rimbaud en exergue 

Elle ne me racontait rien ce jour-là 

Et je restais triste sous ma table

Cest aussi vers cette époque que j'ai lu l'histoire du tremblement de terre de 

Lisbonne

Mais je crois bien

Que le crach du 

Panama est d'une importance plus universelle 

Car il a bouleversé mon enfance.

J'avais un beau livre d'images

Et je voyais pour la première fois

La baleine

Le gros nuage

Le morse

Le soleil

Le grand morse

L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnettes et la

mouche 

La mouche 

La terrible mouche

Maman, les mouches! les mouches! et les troncs d'arbres!

Dors, dors, mon enfant. 

Ahasvérus est idiot

J'avais un beau livre d'images....

 

... Nous n'étions plus dans notre villa de la côte 

J'étais seul des jours entiers 

Parmi les meubles entassés 

Je pouvais même casser de la vaisselle 

Fendre les fauteuils 

Démolir le piano-Puis au bout d'un nombre de jours bien long 

Vint une lettre d'un de mes oncles

C'est le crach du 

Panama qui fit de moi un poète!

C'est épatant

Tous ceux de ma génération sont ainsi

Jeunes gens

Qui ont subi des ricochets étranges

On ne joue plus avec des meubles

On ne joue plus avec des vieilleries

On casse toujours et partout la vaisselle

On s'embarque

On chasse les baleines

On tue les morses

On a toujours peur de la mouche tsé-tsé

Car nous n'aimons pas dormir.

L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnettes m'avaient appris à lire..

Oh cette première lettre que je déchiffrai seul et plus

grouillante que toute la création 

Mon oncle disait 

Je suis boucher à 

Galveston 

Les abattoirs sont à 6 lieues de la ville 

C'est moi qui ramène les bêtes saignantes, le soir, tout

le long de la mer 

Et quand je passe les pieuvres se dressent en l'air 

Soleil couchant..

Et il y avait encore quelque chose 

La tristesse 

Et le mal du pays.

Mon oncle, tu as disparu durant le cyclone de 1895

J'ai vu depuis la ville reconstruite et je me suis promené au bord de la mer où tu menais les bêtes saignantes

Il y avait une fanfare salutiste qui jouait dans un kiosque en treillage

On m'a offert une tasse de thé

On n'a jamais retrouvé ton cadavre

Et à ma vingtième année j'ai hérité de tes 400 dollars d'économie

Je possède aussi la boîte à biscuits qui te servait de reliquaire

Elle est en fer-blanc



"J'ai tué" (1918)

Court texte en prose illustré par Fernand Léger et qui exprime une vision de la guerre en total décalage avec la littérature de l'époque, le passage suivant est célèbre : "Mille millions d'individus m'ont consacré toute leur activité d'un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu'aujourd'hui j'ai le couteau à la main. L'eustache de Bonnot. "Vive l'humanité!" Je palpe une froide vérité sommée d'une lame tranchante. J'ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J'ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l'homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci, je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre. »

« Mille millions d'individus m'ont consacré toute leur activité d'un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu'aujourd'hui j'ai le couteau à la main. L'eustache de Bonnot. “Vive l'humanité !” Je palpe une froide vérité sommée d'une lame tranchante. J'ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J'ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l'homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre."

 

"Dix-neuf poèmes élastiques" (1919)

L'amitié liant Cendrars à certains artistes de l'École de Paris conduit Cendrars à la création de poèmes abstraits révolutionnaires, écrits entre 1913 et 1919, qui expriment par instantanés toutes ces années agitées qui ont vu naître le dadaïsme, le cubisme, le simultanéisme... Avec un portrait de l'auteur par Amedeo Modigliani .

Portrait

 

Il dort

Il est éveillé

Tout à coup, il peint

Il prend une église et peint avec une église

Il prend une vache et peint avec une vache

Avec une sardine

Avec des têtes, des mains, des couteaux

Il peint avec un nerf de boeuf

Il peint avec toutes les sales passions d'une petite ville juive

Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe

Pour la France

Sans sensualité

Il peint avec ses cuisses

Il a les yeux au cul

Et c'est tout à coup votre portrait

C'est toi lecteur

C'est moi

C'est lui

C'est sa fiancée

C'est l'épicier du coin

La vachère

La sage-femme

Il y a des baquets de sang

On y lave les nouveaux-nés

Des ciels de folie

Bouches de modernité

La Tour en tire-bouchon

Des mains

Le Christ

Le Christ c'est lui

Il a passé son enfance sur la Croix

Il se suicide tous les jours

Tout à coup, il ne peint plus

Il était éveillé

Il dort maintenant

Il s'étrangle avec sa cravate

Chagall est étonné de vivre encore

 

Bombay-Express

 

La vie que j'ai menée                                 

M'empêche de me suicider

Tout bondit

Les femmes roulent sous les roues

Avec de grands cris

Les tape-cul en éventail sont à la porte des gares.

J'ai de la musique sous les ongles.

Je n'ai jamais aimé Mascagni

Ni l'art ni les Artistes

Ni les barrières ni les ponts

Ni les trombones ni les pistons

Je ne sais plus rien

Je ne comprends plus...

Cette caresse

Que la carte géographique en frissonne

Cette année ou l'année prochaine

La critique d'art est aussi imbécile que l'espéranto

Brindisi

Au revoir au revoir

Je suis né dans cette ville

Et mon fils également

Lui dont le front est comme le vagin de sa mère

Il y a des pensées qui font sursauter les autobus

Je ne lis plus les livres qui ne se trouvent que dans les bibliothèques

Bel A B C du monde

Bon voyage!

Que je t'emporte

Toi qui ris du vermillon


De 1917 à 1923, Blaise Cendrars délaisse un temps la littérature pour le cinéma, en tant que producteur, acteur, réalisateur, accessoiriste et participe à la réalisation de "La Roue" d'Abel Gance (1920-21), puis se met lui-même en scène avec la danseuse hindoue Dourga dans "la Vénus Noire". Mais le succès n'est pas au rendez-vous, il est vrai qu'il a une vision assez particulière du cinématographe : comme on peut tourner au ralenti la germination, la croissance et l'épanouissement, puis la mort d'une plante, le cinéma n'est pas matière à rêver ou s'évader, mais véritable instrument de la "vivisection mentale" : "cent mondes, mille mouvements, un million de drames entrent simultanément dans le champ de cet oeil dont le cinéma a doté l'homme. Et cet oeil est plus merveilleux, bien qu'arbitraire, que l'oeil à facettes de la mouche. Le cerveau en est bouleversé. Remue-ménage d'images. L'unité tragique se déplace. Nous apprenons. Nous buvons. Ivresse. Le réel n'a plus aucun sens. Aucune signification. Tout est rythme, parole, vie.".... Lassé des milieux littéraires parisiens, il part au Brésil en 1924.

 

Délaissant les poèmes après "Feuilles de route", dernier carnet de bord de son existence, Cendrars connaît avec "L’Or, la merveilleuse histoire du général Johann August Suter" (1925) un grand succès de romancier de l’aventure,  confirmé avec "Moravagine" (1926), l’épopée picaresque d’un héros monstrueux. Suivent les deux volumes de "Dan Yack" (1929), qui présentent une passion de l’homme moderne écartelé entre utopie et désespoir, son chef-d’œuvre dans le domaine romanesque. "Rhum", vie romancée de Jean Galmot, affairiste et député, conduit Cendrars dans les années trente à devenir grand reporter. Correspondant de guerre dans l'armée anglaise en 1939, il quitte Paris après la débâcle et s'installe à Aix-en-Provence puis, à partir de 1948, à Villefranche-sur-Mer. Après trois années de silence, il commence en 1943 à écrire ses Mémoires : "L'Homme foudroyé" (1945), "La Main coupée" (1946), "Bourlinguer" (1948) et "Le Lotissement du ciel" (1949)...

 

"L'Homme foudroyé" (1945)

 Cendrars écrivit "L'Homme foudroyé" à la suite d'une conversation, dit-il, avec un ami et se retrouvant seul le soir, il fut bouleversé par l'apparition soudaine de souvenirs qu'il ne put s'empêcher de transcrire aussitôt: "et alors j'ai pris feu dans ma solitude.." Il met ainsi en scène au gré de son humeur tel ou tel personnage, de ce siècle ou d'un autre, d'un et plusieurs continents. Ce roman de souvenirs décousus s'ouvre sur un souvenir de guerre, "Dans le silence de la nuit"..

 

"La main coupée" (1946)

Ce livre de souvenirs est le seul se rapportant à une période précise de sa vie, la Grande Guerre : on est ici très loin des romans de l'époque qui traitaient du sujet, on pense à "Sous Verdun" (1916), de Maurice Genevoix, "Les Croix de bois" (1919), de Roland Dorgelès, "Le Feu" (1916), d'Henri Barbusse : nous sommes plus dans le registre du "Voyage au bout de la nuit" de Céline (1932) dépeignant l'hébétude de tous ces sans-grade promis à l'anéantissement. Mais, ici, les scènes sanglantes sont encore plus atroces, "la mort est le premier personnage du livre", mais une mort d'autant plus absurde qu'elle est abjecte : tous seront « tués, crevés, écrabouillés, anéantis, disloqués, oubliés, pulvérisés, réduits à zéro, et pour rien… ».

 

"Le Lotissement du ciel" (1948)

Cendrars s'est passionné pour les formes de l'imagination mystique. «Écrire... descendre comme un mineur au fond de la mine avec une lampe grillagée au front, lumignon dont la clarté douteuse fausse tout, dont la flammèche est un danger permanent d'explosion, dont la lueur papillotante dans les poussières de charbon rouge et use les yeux au point que lorsque l'on remonte le mineur de la nuit au jour, la grande lumière du dehors lui fait mal et que l'aveuglé se met à frotter les yeux sanguinolents et enflammés par les ténèbres profondes et balbutie et salive et parle comme un égaré des fantômes apparus entre les blocs d'anthracite, mais ne dira jamais rien de l'empreinte d'une main de femme ou d'un pied d'homme fossile dans les couches de charbon, traces plus consternantes que celles des pas au bord de la mer dans le sable éblouissant de guano de l'île de Robinson Crusoé.»

 

Hotel Notre-Dame (Au Coeur du Monde) - Blaise Cendrars nous donne ici le merveilleux que le poète voit naître à chaque instant de la vie quotidienne : 

 

"Je suis revenu au Quartier

Comme au temps de ma jeunesse

Je crois que c'est peine perdue

Car rien en moi ne revit plus

De mes rêves de mes désespoirs

De ce que j'ai fait à dix-huit ans. 

On démolit des pâtés de maisons

On a changé le nom des rues

Saint-Séverin est mis à nu

La place Maubert est plus grande

Et la rue Saint-Jacques s'élargit

Je trouve cela beaucoup plus beau

Neuf et plus antique à la fois.

C'est ainsi que m'étant fait sauter

La barbe et les cheveux tout court

Je porte un visage d'aujourd'hui

Et le crâne de mon grand-père.

 

C'est pourquoi je ne regrette rien

Et j'appelle les démolisseurs

Foutez mon enfance par terre

Ma famille et mes habitudes

Mettez une gare à la place

Po laissez un terrain vague

Qui dégage mon origine.

Je ne suis pas le fils de mon père

Et je n'aime que mon bisaïeul

Je me suis fait un nom nouveau

Visible comme une affiche bleue

Et rouge montée sur un échafaudage

Derrière quoi on édifie

Des nouveautés des lendemains.

Soudain les sirènes mugissent et je cours à ma fenêtre

Déjà le canon tonne du côté d'Aubervilliers

Le ciel s'étoile d'avions allemands, d'obus, de croix, de fusées, 

Des cris, de sifflets, de mélisme qui fusent et gémissent sous les ponts

La Seine est plus noire que gouffre avec les lourds chalands qui sont

Longs comme les cercueils des grands rois mérovingiens..."