Erskine Caldwell (1903-1987), "Tobacco Road" (1932), "God's Little Acre" (1933), "Journeyman" (1935) - Harry Crews (1935-2012), "The Gospel Singer" (1968), "A Feast of Snakes" (1976), "A Childhood : The Biography of a Place" (1978) - ...

Last update : 11/11/2016


"Il y a une géographie mythique et littéraire des Etats-Unis. L'Est, de Hawthorne, où s'enracine la malédiction puritaine et la tragédie du remords. Le Nord, de Curwood, où la nature sauvage est le terrain de combat pour la survie. L'Ouest, de Mark Twain, promesse d'espace et de prospérité, jusqu'à la Californie des Steinbeck. Le Midwest, de Sherwood Anderson, englué dans ses conventions provinciales. Enfin, le Sud, de Faulkner, de Thomas Wolfe, de Caldwell et de Styron". Il y a plusieurs sud, le Sud des vieilles plantations côtières de Virginie, celui des grands domaines du "Delta" (de la Yazoo), et du Sud le plus pauvre, celui des collines de terre rouge qui s'étendent de part et d'autre des contreforts des Appalaches, un Sud prolétaire, sans les prétentions aristocratiques. Un Sud qui prend corps n'est plus celui des vieilles demeures coloniales, c'est celui "de la terre des iniquités et des tares". Viols, incestes, meurtres traduisent la déchéance morale d'une société à l'image d'une terre jadis nourricière aujourd'hui épuisée.... 

 

 

(Traduit de l'américain et préfacé (voir infra) par Louis-Marcel Raymond, Gallimard, 1949)

"Caldwell romancier a suscité bien des critiques. On lui reproche son souffle court, que ne font pas pardonner entièrement le tranchant de son observation, son coup de sonde, son oeil implacable. On lui reproche aussi d’avoir mis le fer dans un certain nombre de plaies qui saignent au flanc de la civilisation américaine, dont la persécution systématique des noirs, dans un pays qui se dit pourtant celui de la liberté. Le député de Géorgie faillit mourir de congestion en dénonçant a la tribune les exagérations de "Tobacco Road". Steinbeck a également eu des histoires avec "The Grapes of Wrath", beau comme une tragédie grecque, dont John Ford a fait d’ailleurs une sorte d’Anabase visuelle, et que Maurice-Edgar Coindreau et Marcel Duhamel ont récemment révélé aux lecteurs français. C’est que Caldwell, comme tous les écrivains de sa génération, a un sens social profond et qu’il est à sa manière « engagé », engagé dans la pâte humaine, dont il veut se faire l’avocat, et qu’il ne se gène pas d’élever la voix et de mettre son art, sans le sacrifier, au service du menu peuple. Sa réponse au député de Géorgie, étayée de preuves irréfutables, le beau documentaire illustré, "You have seen their faces", qu'il fit, en collaboration avec sa première femme, allant tous deux d’un bout à l’autre de l'Amérique, en quête de douleurs, de scènes sordides, d’abus sociaux, questionnant l’un, photographiant l’autre, ont vérifié une fois de plus la phrase de Boileau que Maurice-Edgar Coindreau a épinglée au fronton de l’oeuvre de Caldwell, qu’il a si bien servie par ses belles traductions : "Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable". 

Mais je ne disposerais pas si volontiers des romans de Caldwell. Les derniers ne manquent pas de souffle. Il a de plus créé des types inoubliables. Jeeter Lester affamé, avec ses vices, sa convoitise, sa paresse, reprenant soudain espoir à regarder son champ, apparait comme une réincarnation américaine du vieux Pan des collines broussailleuses de l'Hellade. Et qui peut oublier Sister Bessie prédicante et lascive; Ada Lester, dont la seule préoccupation est d’avoir une robe convenable pour son dernier repos, et qui a la beauté d’une pleureuse de Sophocle? 

Tous les romans de Caldwell sont autant de lumières braquées sur des abus, de revendications en faveur du bien-être et de la décence auxquels l'être humain a droit. Ses écrits sont en lutte continuelle contre une civilisation trop hâtive, qui ne s’est élevée plus vite que pour laisser plus de déchets..."


"You Have Seen Their Faces" est un ouvrage important publié en 1937, fruit de la collaboration entre l'écrivain Erskine Caldwell et la photographe Margaret Bourke-White. Ce livre est un documentaire socio-photographique qui expose les conditions de vie extrêmement difficiles des métayers pauvres (blancs et noirs) dans le Sud des États-Unis pendant la Grande Dépression.

Caldwell fournit des commentaires saisissants, des témoignages fictifs mais réalistes, et des analyses sur la misère rurale. Bourke-White (alors photographe pour Life Magazine) apporte des images puissantes et sans fard, capturant la pauvreté, le travail harassant et le racisme systémique. L'ouvrage a contribué à révéler au grand public la réalité du Sud ségrégationniste, influençant la perception nationale des inégalités.

Ce livre est considéré comme un précurseur du photojournalisme engagé, à l'image du "Let Us Now Praise Famous Men" (1941) de James Agee et Walker Evans. Bourke-White et Caldwell, alors mariés, ont également collaboré sur North of the Danube (1939), documentant la Tchécoslovaquie avant la guerre.


Erskine Caldwell (1903-1987)

Erskine Caldwell, auteur d'une cinquantaine de romans et de quelques centaines de nouvelles, a fait entrer dans la littérature un nouveau personnage : le « pauvre blanc » des États du Sud. Il le découvrit dès l'enfance, non seulement pour être né à White Oak, en Géorgie, mais parce qu'à la suite de son père, pasteur presbytérien et inspecteur des églises, il ne cessa de parcourir le Sud tout entier. Il lui arriva ainsi de tomber, avec sa famille, prisonnier des moonshiners, les distillateurs clandestins de whisky. Il continua d'observer les « pauvres blancs » en faisant tous les métiers, comme il l'a raconté dans "Call it Experience; the Years of Learning How to Write" (1951)  : scieur de long, footballeur professionnel, cuisinier, contrebandier d'armes, marchand de biens, ouvrier agricole. Entre-temps, il fréquenta l'université de Virginie, à Charlottesville, pour apprendre à être écrivain, mais un écrivain différents de ceux qui jusqu'alors ne restituait en en rien ce Sud qu'il connaissait. C'est là qu'il rencontra D.H.Lawrence, Sherwood Anderson. Et c'est bien  cette grande expérience de la misère qui éveilla sa conscience sociale et le poussa à écrire contre l'injustice. Pour survivre, il devient journaliste à Atlanta, puis quitte son Sud natal pour s'installer avec sa jeune famille dans le Maine. En 1929, il publie "The Bastard". Le plus souvent, il peint simplement, sans prendre parti et sans s'apitoyer, des personnages primitifs, aussi dépourvus de préoccupations morales que de ressources matérielles. Leur innocence s'accommode de la violence, de la fornication et de la mort.  Cet amoralisme à peu près total, cet humour féroce qui peut tout au plus passer pour une dénonciation de l'absurde ont scandalisé ses premiers lecteurs et ont fait en même temps le succès des romans qui appartiennent à son ''Southern cyclorama'' , tel que" Tobacco Road'" (1932) ou "God's Little Acre" (1933). En 1941, il est grand reporter en Union Soviétique pour le compte de Life Magazine. Pour William Faulkner, Caldwell est un des cinq plus importants écrivains américains contemporains, avec lui-même, Thomas Wolfe, Ernest Hemingway et John Dos Passos.

 

"Ce n'a jamais été pour mon plaisir que j'ai pu voir des hommes, des femmes et des enfants naître, vivre et mourir dans la misère, l'ignorance et la dégradation. J'ai récolté le coton avec eux; j'ai partagé leur pain, j'ai creusé avec eux la tombe de leurs morts. Personne ne peut se considérer comme l'un d'eux à plus juste titre que moi. Mais je n'ai pas aimé du tout voir l'un de ces hommes attaché à un arbre, fouetté par son propriétaire jusqu'à en perdre connaissance. Je n'ai pas aimé voir un politicard minable qui se faisait passer pour un homme d'affaires dépouiller l'un de ces hommes de son année de travail. Il ne m'a pas plu de voir un contremaître abattre de sang-froid un père de famille qui avait eu le tort de protester contre le viol de sa fille, commis sous ses propres yeux. C'est parce que je n'ai pas aimé toutes ces choses que j'ai voulu montrer que le Sud, non content d'avoir engendré une race d'esclaves, a soudain, ce qui est pire, fait volte-face pour lui lancer une ruade en plein visage." (Erskine Caldwell, mai 1936)

 


Le Bâtard (The Bastard, 1929)

Premier roman d'Erskine Caldwell, le roman mêle le burlesque à l'atroce, sans trace d'aucune sorte d'indignation ou de commentaire social. C'est le parler local que Caldwell emploie, l'exagération, la caricature, qui vont avancer le récit et lui donne ce pathétique dénué de tout sentiment. L'histoire de Gene Morgan, né de père inconnu et de mère prostituée, dans une petite ville du Sud où les seuls soucis des hommes sont de boire, de manger, de forniquer, et de travailler le moins possible, préfigure toutes les oeuvres à venir du romancier. Le lecteur pourrait proposer un jugement moral, mais le narrateur, dans une indifférence totale, semble rétorquer : au nom de quoi blâmerait-on ces hommes et ces femmes?

 

"La dernière fois que Gene Morgan avait eu des nouvelles de la femme qui était sa mère, elle vivait de l'autre côté de la frontière, au Mexique, paradis prospère à quelques centaines de mètres de la Californie et de la prohibition. Elle n'était plus jeune, ni belle comme avant, mais elle s'y connaissait en hommes et en argent, et elle avait la technique pour augmenter ses tarifs; les clients payaient toujours sans rechigner le prix de son expérience.

Gene savait que sa mère était une putain; depuis vingt-cinq ans, elle faisait la tournée des champs de courses, toujours à l'affût du gain des parieurs; aussi, quand l'étranger lui montra la photo de sa mère au dos d'une carte postale, cela ne l'étonna pas. Tendu, il examina le cliché à la faible lueur du réverbère qui éclairait le parc; le sang gonflait les veines de son cou et de son front. L'étranger se pourléchait en racontant certaines choses qui leur étaient arrivées quand ils étaient ensemble, la femme et lui, à La Nouvelle-Orléans, à La Havane et à Tijuana. Mais Gene ne l'écoutait pas. Les yeux injectés de sang, il regardait l'image obscène de sa mère, ses hanches entaillées de profondes cicatrices rouge et bleu, son ventre barré d'une longue estafilade, comme un marais de Louisiane sillonné d'un canal de drainage; et aussi son sein gauche, mutilé là où un cow-boy ivre avait coupé le mamelon avec les dents ..."

 

"Un Pauvre Type" (Poor Fool, 1930)

Le premier roman de Caldwell, "The Bastard" (1929) était souvent considéré comme un recueil de violences quelque peu gratuites. Son second roman, "Un Pauvre Type", également placée sous le signe de l`horreur, est beaucoup plus original. Le "pauvre type" en question est un boxeur, Blondy Niles, qui, après avoir été trahi et drogué avant un match par son manager, a vu sa carrière brisée. Un soir où il a été assomme par le tenancier d'un établissement de nuit, Blondy est recueilli par une prostituée, Louise. Peu après, un manager marron, Salty, l'embauche pour participer à des matchs truqués. Mais, tandis qu`il participe à une orgie avec Salty et son futur adversaire, "Knockout Harris", Louise est sauvagement assassinée. Quelque temps après, Blondy est entraîné par une fille dans la sinistre maison de Mrs. Boxx. Cette terrible matrone dirige, dans des conditions hallucinantes, une véritable usine clandestine d`avortement, où les patientes meurent comme des mouches, et a, entre autres, l`étrange coutume d'émasculer ses amants à coups de ciseaux. Fasciné par le monstre, Blondy en devient l`esclave. Sur le point d`être mutilé, il est sauvé par l`intervention d`une fille de Mrs. Boxx, Dorothy, qui parvient à le faire fuir.

Cependant, Blondy apprend que ce sont les hommes de Salty qui ont assassiné Louise et il décide d'exécuter l`escroc. Mais. avant qu`il n`ait pu réaliser son projet, il est abattu à la mitraillette par les tueurs du manager. Son corps est jeté dans une rivière et Dorothy se suicide en se précipitant à sa suite dans l'eau...

Traité de façon réaliste, le roman n'est en fait qu'un long cauchemar dans lequel s'expriment toutes les obsessions de l`auteur. (Trad, et préface de M.-E. Coindreau, Gallimard. 1945).

 


"Nous les vivants" (1933)

Sous ce titre de "Nous les vivants", ont été traduites en français des nouvelles appartenant à deux recueils de l`écrivain américain Erskine Caldwell, "Nous les vivants" (We are the Living, 1933) et "Prière au soleil levant" (Kneel to the Rising Sun, 1935). Caldwell peint ici la dégénérescence des "petits Blancs" du Sud ("Août"), dresse de savoureux portraits de paysans ("Feu d`herbes sèches", "Une femme dans la maison"), dénonce le racisme ("Candy-Man", "Prière au soleil levant") et la misère ("Mort lente", "Les Hommes"). L'érotisme, partout sous-jacent, inspire directement quelques brûlants récits ("La Baignade", "Dans un champ de coton") et nombre de nouvelles ("La Rivière chaude", "Rachel", "Feu de cimes")  traite de l`éveil de l'amour chez de très jeunes gens...

 

(La Baignade, "Midsummer Passion") Deux garçons rencontrent une jeune fille naïve près d'un étang. Sous prétexte de jouer, ils l'attirent dans l'eau et l'enduisent brutalement de vase gluante : juste l'exposition d'une brutalité ordinaire...

" ... Soudain, entre les buissons, Jenny apparut. Lorsque Leslie la vit, il ouvrit de grands yeux et sortit sa tête de l’eau pour respirer. Le bruit qu’il fit nous effraya tous les trois pendant quelques secondes.

Jenny était la fille du vieux Howes ; elle avait à peu près notre âge : un ou deux ans de plus, peut-être.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? dit-il rudement à Jenny pour l’effrayer.

— Je viens ici quand ça me plaît.

— Tu ne peux pas venir quand nous prenons un bain ; tu n’es pas un garçon.

— Je viens quand je veux, monsieur, dit Jenny ; la rivière n’est pas à toi.

— Ni à toi, dit Leslie, qui lui fit une grimace ; et voilà pour toi.

— Bon, dit Jenny, puisque c’est comme ça, Leslie Blake, je vais prendre tes habits et les cacher. Et voilà pour toi.

Elle prit le pantalon de Leslie et ma chemise. Leslie me tira par le bras, vers la rive. Nous n’allions pas vite car nos pieds s’enfonçaient dans la vase.

— Nous allons la faire boire, murmura Leslie ; la faire boire un bon coup. Viens.

Nous grimpâmes sur le bord et nous attrapâmes Jenny qui s’enfuyait à travers les buissons avec nos habits. Leslie la prit par la taille, et je lui tirai les bras, de toutes mes forces.

— Je vais crier, dit Jenny. Si vous ne me laissez pas, je crie. Papa est dans le pré ; il viendra tout de suite et vous verrez ce qu’il vous fera.

— Il ne nous fait pas peur, dit Leslie, fronçant les sourcils pour intimider Jenny.

Je lui mis une main sur la bouche, j’avais passé mon bras autour de son cou. Nous tirions ensemble pour la ramener près du bord.

— On la fait boire, dis, Jack ? demanda Leslie. Elle est allée rapporter au vieux Howes. Elle lui a dit des choses de nous.

— Oui, on pourrait la faire boire ; mais si elle va le dire ?

— Quand elle aura assez bu, elle n’aura plus envie de rien dire. Nous la tiendrons sous l’eau jusqu’à ce qu’elle promette de se taire et qu’elle ait fait la croix sur sa poitrine. C’est elle qui a jeté toutes ces branches dans la rivière ; j’en suis sûr.

Jenny ne pouvait guère se défendre. Leslie la tenait par la taille et moi par le cou, le bras passé sous son menton. Elle essayait de mordre la main que j’avais posée sur sa bouche. À chaque fois j’appuyais sur son cou et elle s’arrêtait.

J’avais peur de jeter Jenny à l’eau. Une fois nous avions fait boire un petit afro qui s’appelait Bisco, et nous l’avions presque noyé. Il était devenu tout mou dans nos mains et nous l’avions étendu sur le bord et nous l’avions roulé comme un tonneau : l’eau jaune de la rivière coulait de sa bouche.

J’avais peur que ce fût la même chose pour Jenny.

— Oh ! je sais ce que nous allons lui faire, dis-je.

— Quoi ?

— La frotter de vase.

— Pourquoi pas la faire boire ? Elle aura peur et ne jettera plus de branches dans la vase et elle n’ira plus dire ce que nous avons fait.

— Non, Leslie. Tu sais bien, la fois que nous avons fait boire Bisco, il était presque noyé.

Leslie réfléchit un instant, regardant le dos de Jenny. Elle donnait des coups de pied tout le temps, mais sans réussir à se dégager.

— Entendu, dit Leslie, nous allons la frotter de vase. C’est la même chose ; ça lui apprendra à rapporter.

— Elle rapportera quand même ; alors, il vaut mieux nous venger avant. Ça l’empêchera de jeter des branches dans la vase.

— Elle ne dira rien, va, fit Leslie. Elle ne dira rien à personne, pas même au vieux Howes. Quand on frotte quelqu’un avec de la vase ou qu’on le fait boire, ça le guérit de rapporter.

— Alors, allons-y.

Leslie la jeta par terre à plat ventre et lui tint les bras derrière le dos et le visage dans l’herbe. Elle ne pouvait pas crier. Leslie avait posé un genou sur son cou.

— Déshabille-la, Jack, dit-il ; je la tiens.

J’allais tirer sur sa jupe lorsqu’elle me frappa, des deux pieds, au creux de l’estomac. Je tombai en arrière, incapable de retrouver mon souffle. J’ouvris la bouche pour crier, mais c’était impossible.

— Qu’est-ce qu’il y a, Jack ? dit Leslie, tournant la tête par-dessus son épaule.

J’étais à genoux et plié en deux, les mains à la poitrine.

— Qu’est-ce que tu as, Jack ? Elle t’a donné un coup de pied ?

Leslie n’avait rien vu ; il me tournait le dos.

— Si elle m’a donné un coup de pied, dis-je d’une voix faible ; j’ai cru que c’était une mule qui ruait.

— Assieds-toi sur ses jambes, dit Leslie, et elle ne pourra pas ruer.

Je courus au bord de la rivière et je revins les mains emplies de vase jaune. Quand j’avais pris la vase au fond de l’eau, ça avait fait un bruit de succion et ça sentait plus mauvais que du fumier ; on aurait dit des œufs pourris.

J’ôtai la robe de Jenny et la jetai sur un buisson. Leslie lui tenait les bras et lui fermait la bouche.

— Elle a un tricot dessous, Leslie, dis-je.

— Bien sûr, comme toutes les filles ; c’est ça qui les rend si fières.

— Pourquoi dis-tu ça ? fis-je en le regardant. Si c’est pour moi…

— C’est d’elle que je parle, dit Leslie. Je sais que tu portes un tricot et un caleçon parce que tes parents t’y obligent. Mais les filles, elles portent ça par plaisir.

— Ça va, dis-je, mais tu n’as pas besoin de dire ça pour moi, parce que… je…

— Tu ne feras rien du tout, coupa Leslie. Tais-toi. Dépêche-toi de la déshabiller.

— Toute nue ?

— Bien sûr. Nous ne pouvons pas la frotter avec de la vase si elle n’est pas toute nue.

— Je sais. Mais si le vieux Howes vient et qu’il nous voie ?

— Le vieux Howes ne peut rien faire ; il peut tout juste cracher et glisser dans son crachat. Qui a peur du vieux Howes ? Pas moi.

Nous luttâmes avec Jenny et, lorsque nous lui eûmes ôté sa chemise, Leslie dit qu’il avait assez de la tenir. Il soufflait et suait comme s’il venait de courir longtemps et très vite.

Je saisis les bras de Jenny ; je plaçai une main sur sa bouche et je mis un genou sur son épaule. Leslie revenait portant de la vase dans ses mains. Il la jeta sur elle. La vase tomba sur le ventre de Jenny avec le bruit d’une planche qui frappe l’eau. La seconde poignée m’éclaboussa.

Pendant que Leslie allait chercher de la vase, je retournai Jenny afin qu’il pût lui en jeter sur le dos. Elle ne se défendait plus, mais j’avais peur de desserrer mon étreinte et d’ôter la main que je tenais sur sa bouche ; quand je l’eus retournée, elle demeura immobile sur le sol, sans lancer de coups de pied.

— Ça lui apprendra, dit Leslie, qui revenait portant de la vase dans ses deux mains réunies. Elle l’a bien mérité. Peut-être qu’elle ne rapportera plus.

Il répandit la vase sur le dos de Jenny et courut en chercher encore.

— Frotte-la bien, cria-t-il, je vais en rapporter, Jack. Ça lui fera du bien ; ça lui apprendra à jeter des branches dans le fond de l’eau et à raconter tout ce que nous faisons.

J’étendis la vase sur le dos de Jenny, sur ses bras, ses épaules, ses jambes, en prenant garde de n’en point mettre dans ses cheveux, car après on ne peut s’en débarrasser.

— Retournons-la, dit Leslie, qui revenait avec une nouvelle charge. Ça ne fait que commencer.

Je retournai Jenny et elle ne tenta pas de se dégager. Leslie étendait la vase : une poignée sur les jambes, les cuisses, le ventre ; une autre sur les épaules et les seins. Jenny ne bougeait pas ; elle frissonnait lorsque Leslie frottait les parties les plus délicates de son corps avec le mélange de limon et de feuilles décomposées. Le reste du temps on aurait dit qu’elle dormait.

— C’est drôle, murmurai-je.

— Qu’est-ce qui est drôle ? demanda Leslie, levant la tête.

— Elle ne cherche pas à s’en aller.

— C’est qu’elle est finaude, dit Leslie, levant la tête. Elle attend que nous nous méfiions plus. Laisse, je vais la tenir.

Il prit ma place ; j’allai chercher de la vase et je l’étendis sur le corps de Jenny. La vase ne collait plus ; elle était liquide et douce. Je sentais, avec la paume de mes mains, que la peau de Jenny était plus fine que la mienne ; à certains endroits elle était très douce.

Lorsque je frottai le limon sur ses seins, c’était si doux que je n’osais pas y revenir. Je levai la tête pour voir son visage et je m’aperçus qu’elle me regardait en dessous, les paupières à demi baissées. Je ne pus m’empêcher de penser qu’elle n’était pas en colère contre nous et que, si Leslie n’eût pas été là, elle m’aurait laissé l’enduire doucement de vase tant que j’aurais voulu. Machinalement, mes mains étaient revenues sur ses seins et, soudain, je compris que ce que nous faisions n’était pas bien.

— Qu’est-ce que tu fais, Jack ? dit Leslie ; tu as une drôle de façon d’étendre la vase.

— C’est assez, Leslie, dis-je. N’en mettons plus. Laissons-la s’en aller.

— Qu’est-ce que tu as ? fit Leslie les soin-cils froncés. Nous n’avons pas fini ; encore une couche.

Jenny leva la tête et ouvrit les yeux. Elle n’eut pas besoin de me parler pour dire ce qu’elle voulait.

— C’est assez, Leslie ; c’est une fille. C’est assez pour une fille.

Je crois que Leslie était de mon avis, mais il ne voulait pas en convenir. Nous comprenions tous les deux que Jenny n’était qu’une fille, que nous l’avions traitée comme un garçon.

— Si nous te laissons partir, tu promets de ne rien dire ? demanda Leslie.

Elle fit oui de la tête et Leslie ôta la main qu’il avait posée sur la bouche de Jenny.

Nous pensions qu’elle allait dire qu’elle parlerait quand même, à cause de ce que nous lui avions fait, mais dès qu’elle fut libre elle s’assit et tenta de cacher son ventre avec ses mains et ses bras, sans parler.

(...)


"Les Voies du Seigneur" (1935, Journeyman)

Clay Horey est un "pauvre Blanc" de Géorgie abruti par le climat et l`oisiveté (tous les travaux de la ferme reposant sur les Noirs). Les appâts des jeunes femmes de couleur ne parviennent même plus à le tirer de chez lui. "Comme qui dirait, avoue-t-il, qu'ça me dit plus rien du tout d`pécher. J`préfère rester assis sur ma véranda tout l`printemps et tout l`été, plutôt que d`aller courir et d`pécher".  D`autant que Dene, sa troisième femme, qui n`a que quinze ans, lui donne bien des satisfactions ("C'qu`y a chez Dene, c`est qu`elle sait toujours rester un peu en avance sur moi. J`sais pas comment elle s`y prend, elle sait toujours c`que j`veux qu`elle m`fasse avant qu`j'le sache moi-même). "Les Voies du Seigneur" nous conte le trouble qu`un singulier prédicateur ambulant, Semon Dye, va apporter durant quelques

jours dans cette torpide existence. Semon est fort comme un lutteur de foire, paillard, astucieux, cynique et dénué du plus léger scrupule. "Le Seigneur. proclame-t-il, il n`a point à se faire d`la bile pour moi. Comme qui dirait qu`il m'donne mes coudées franches".  

Un après-midi, il débarque chez Horey dans un vieux tacot branlant et, d`autorité, s`installe dans la maison jusqu`au dimanche suivant, jour du prêche. Le soir même, il entraîne la cuisinière métisse dans sa chambre et, surpris par le mari, blesse celui-ci d'un coup de revolver. Lorene, la seconde femme de Horey, qui est devenue prostituée à Jacksonville, arrive à la ferme pour voir son petit garçon, Séduit par la jeune femme, Semon lui propose de la raccompagner en Floride et, durant le voyage, de lui servir de rabatteur. En attendant, l`habile homme réussit le tour de force consistant à vider les poches de Horey pour procurer au naïf fermier une entrevue galante avec une "femme" qui se révélera être son ancienne épouse. Mais c`est au cours d`une fantastique partie de dés avec Clay et Tom que le prédicateur va montrer tout ce dont il est capable. Ayant fait perdre à son hôte une montre en or et sa voiture, il le contraint. sous la menace de son revolver, à jouer Dene et, bien entendu, gagne l`adolescente. Affolé, Horey court alors à la ville pour essayer de se faire avancer sur la prochaine récolte les cent dollars qui lui permettront de racheter sa femme. Ayant réussi à se procurer l'argent, il le remet à son créancier, en ignorant d`ailleurs que celui-ci, contrairement à sa promesse. a profité de son absence pour abuser de la candeur de Dene. 

Arrive enfin le fameux dimanche au cours duquel Semon doit prêcher. Toute la population blanche de Rocky Comfort est entassée dans une étouffante salle de classe. Durant des heures l`athlétique prédicateur tonne contre le péché, obtenant finalement les hurlements et les contorsions hystériques qui annoncent la "délivrance" de ses auditeurs. Mais, à la fin de la séance, Semon n`est toujours pas parvenu à ébranler Lorene, qu`il considère comme la plus grande pécheresse de l'assistance. Cet échec le bouleverse et nous nous apercevons que l'évangéliste, loin d`être un simple imposteur, croit très naïvement a sa "mission".

Le lundi, à leur réveil, Horey et ses deux femmes découvrent que Semon, à l`aube, a repris la route dans la voiture gagnée aux dés. Horey, qui n`a pourtant cessé d'être la victime du prédicateur, conclut : "J`me sens drôlement seul, maintenant qu`il est plus assis sur la véranda à m`causer et à attendre dimanche". (Trad. et préface de Robert Merle, Gallimard, 1950).

 

"Le vieux tacot couvert de boue quitta la route et s’arréta net a cété du magnolier. Le conducteur était grand et maigre et il avait l’air de s’être nourri de demi-portions depuis le jour ot on I’avait sevré. I] était assis, immobile, l’air sévére, les deux mains serrées sur le volant. Il regardait fixement la rangée de barriéres affaissées qui lui faisaient face. Sur la véranda, Clay Horey se pencha en avant sur sa chaise, plissa les yeux à cause de la réverbération du soleil sur le sable blanc et essaya de voir qui c’était. Pendant quelques instants il n’arriva pas à se convaincre qu’il avait vraiment vu quelqu’un. A force de rester assis sur la véranda pendant des semaines et des années à fixer la plaine sèche et sans couleur, il en était arrivé au point qu’il n’arrivait méme plus a se fier à sa vue. 

— Bon Dieu, dit-il, c’te saloperie de café, ça vous fait voir double en été. Faudra que j’me procure une cruche d’eau-de-vie un de ces jours. Y a rien de tel pour vous réveiller ’bonhomme. 

Les yeux fermés, Clay essaya, malgré la chaleur qui lui bourdonnait aux oreilles, de reconnaître par l'ouie le changement que l’arrivée de l'inconnu introduisait dans le décor. I] savait reconnaitre les cris bavards des geais, le grincement d’un soc, et tous les autres sons familiers qui lui parvenaient de très loin par-dessus les labours sablonneux. Mais il lui était difficile d’entendre danssa propre cour un bruit auquel il n’était pas habitué. 

— Bon Dieu! dit-il enfin en écarquillant les yeux, ce particulier, c’est sirement pas quéqu’un de bien, ou alors, il s’est trompé de route en venant échouer ici. 

Clay restait les yeux fixés sur individu à mine sévère qui était assis dans l'auto découverte. Il secouait la tête sans rien y comprendre. II se demandait qui diable pouvait bien venir le voir à cette heure de la journée et par cette route. Il n’avait pas de quoi acheter quoi que ce soit. Il n’avait méme pas assez d’argent pour payer ses dettes. Ce n’était rien qu’une perte de temps de se donner la peine de venir de si loin pour lui rendre visite. 

Une fois de plus il fit effort pour mieux voir, mais tout devant lui restait parfaitement immobile, et il n’y avait pas moyen de savoir sil n’était pas en train de réver a cause de cette tasse de café qu’il avait bue, ce matin-la, pour son petit déjeuner. II n’y avait pas un seul nuage dans le ciel bleu pâle, pas un souffle d’air dans les feuilles de magnolier, et même les busards qui glissaient et tournoyaient au-dessus de sa tête paraissaient immobiles. Et ce vieux tacot maintenant, et son voyageur poussiéreux, ils avaient 'lair aussi inertes que les barrières affaissées sur le côté de la route. 

Clay essaya une fois de plus de se convaincre que ses yeux avaient été victimes d’un mirage produit par la chaleur et le miroitement du sable. II aurait aimé abaisser son chapeau sur ses yeux et faire encore un petit somme avant l’heure du dîner. Mais il eut beau essayer. Même en tirant le bord de son chapeau sur ses yeux le mirage ne disparut pas. Et il se redressa sur son fauteuil, inquiet et irrité, les yeux fixés sur l’autre côté de la cour. 

— Bon Dieu, dit-il, c’particulier, c’est sirement pas quéqu’un de bien, sans ça, il aurait pas coupé l'contact quand il a quitté la route. Un gars qu’est radin comme ça pour l’essence, c’est sirement pas quéqu’un de bien. 

L’auto était la depuis près de cinq minutes quand le moteur se mit tout d’un coup à tourner de lui-même. L’inconnu aux habits poussiéreux sursauta et se tint tout droit et tout raide sur son siège. II avait l'air de s’être attendu à ce qui lui arrivait, et malgré cela, d’avoir été pris à l’improviste..."


La route au tabac (Tobacco Road, 1937) 

"Quelque part en Georgie, le métayer Jeeter Lester vit avec sa famille affamée : Ada, sa femme malade, le fils Dude, Ella May, la fille au bec-de-lièvre et nymphomane, Pearl, adolescente de douze ans déjà mariée à un voisin, Lov Benson. L'histoire se déroule en une série d'épisodes burlesques, Jeeter tentant de voler les navets de Lov, l'arrivée de la femme pasteur Bessie Rice qui réussit à se faire épouser par l'adolescent Dude, Pearl qui quitte son mari pour travailler en ville pendant qu'Ella May prend la place de sa soeur dans le lit conjugal. Aucun tragique ne se dégage de ces situations les plus scabreuses, la réalité y apparaît caricaturale, voire fantastique." (Gallimard) Pour beaucoup, une épopée de la faim et du désir sexuel...

 

"- Qu'est-ce qui se passe, Lov? demande Jeeter. Qu'est-ce qui est arrivé au dépôt pour te faire courrir si vite?

- Pearl! .. Pearl! .. elle est partie!

- Partie, où ça? demande Jeeter avec calme, déçu de ne pas apprendre quelque chose de plus intéressant. Où est-elle partie, Lov?

- Elle s'est enfuie à Augusta!

- A Augusta? dit Jeeter en se redressant. J'pensais que, des fois, elle était peut-être partie dans les bois pour quelque temps, comme ça lui est déjà arrivé. As-tu idée pourquoi elle s'est sauvée à Augusta?

- J'sais pas, dit Lov, m'est avis qu'elle s'est sauvée tout simplement. Je vois pas d'autres raisons. J'lui avais pas fait mal, ce matin. J'l'avais seulement jetée sur le lit. Elle m'a échappé et j'l'ai plus revue.

- Qu'est-ce que tu voulais lui faire?

- Rien. J'voulais seulement l'attacher avec des cordes à labour pour voir si je pourrais arriver à quelque chose. J'pensais que, si je l'attachais, faudrait bien qu'elle reste sur le lit. J'aurais pas tarder à la détacher.

- Comment sais-tu qu'elle s'est sauvée à Augusta? Elle est peut-être allée simplement dans les bois. Est-ce qu'elle te l'a dit qu'elle s'en allait à Augusta?

- Elle n'm'a rien dit.

- Alors, qu'est-ce qui te fait supposer qu'elle y est allée plutôt que dans les bois?

- J'le savais même point jusqu'à ce que j'aie vu Jones Peabody, au dépôt, qui m'a dit, comme ça, qu'en revenant de Fuller avec un camion vide il l'avait rencontrée tout près d'Augusta. Il m'a dit qu'il s'était arrêté pour lui demander où qu'elle allait et si je savais qu'elle avait quitté la maison, mais elle a refusé de répondre. Il m'a dit qu'elle avait l'air de mourir de peur. Alors, il est venu tout de suite me prévenir. Il savait bien que je devais point le savoir.

- Pearl était tout comme Lizzie Belle. Lizzie Belle est partie pour Augusta comme ça. - Il fit claquer ses doigts et branla la tête d'un côté.

- J'en savais rien jusqu'au jour où je l'ai rencontrée là-bas, dans la rue. J'lui ai demandé pourquoi qu'elle s'était sauvée comme ça, sans rien dire à sa maman ni à moi, mais elle n'a point voulu me répondre. Moi, je m'étais toujours figuré qu'elle était quelque part dans les bois, mais au premier coup d'oeil, j'ai tout de suite vu que c'était Lizzie Belle. Je l'ai regardée. Elle avait une belle robe et un chapeau, mais je n'm'y suis pas laissé prendre. J'savais bien que c'était Lizzie Belle quand même qu'elle a refusé de me répondre. Elle avait travaillé tout ce temps-là dans une filature, de l'autre côté de la rivière. C'est alors que j'ai appris pourquoi elle s'était sauvée, parce qu'Ada me l'a dit. Ada m'a dit que Lizzie Belle avait envie de porter une belle robe et un chapeau, et qu'elle était allée travailler aux usines pour pouvoir se payer toutes ces choses qu'elle voulait.."

 

"Tobacco Road" a pour cadre géographique la partie ouest de la vallée de la Savannah, dans l`Etat de Géorgie. Epuisées par la monoculture du tabac puis du coton, les terres de cette région ont été peu à peu abandonnées par les riches propriétaires. Livrés à eux-mêmes, les anciens métayers et les petits fermiers ne peuvent faire face aux frais d`exploitation et, pressés par les dettes et la faim, doivent bientôt aller chercher du travail dans les villes. Certains, pourtant, victimes de leur amour de la terre, s`obstinent à rester et connaissent la plus abjecte déchéance. Tel est le cas du héros de "La Route au tabac", Jeeter Lester. A la terre, il a tout sacrifié, même ses enfants...

Ada, son épouse, lui en avait donné dix-sept. Cinq sont morts. presque tous les autres ont fui leurs parents et la misère. Les Lester n`ont donc plus auprès d`eux qu'une fille de dix-huit ans, Ellie May, que défigure un monstrueux bec-de-lièvre, et un garçon de seize ans, Dude. L`an passé, une autre fille, Pearl, qui n'avait que douze ans, a été mariée à un voisin, Lov. Pour obtenir Pearl, Lov a donné à Jeeter "des couvertures et près d`un gallon d'huile de machine, sans compter sa propre paye d'une semaine, c`est-à-dire sept dollars". Dans la cabane vit aussi la vieille grand-mère Lester, dont personne ne se préoccupe et que la faim rend à demi folle.

Aucun des Lester ne sait lire. Comme tous les "pauvres Blancs" des romans de Caldwell, ils sont non seulement terriblement démunis, mais abrutis, dépravés, dégénérés. Le père est frappé d'aboulie. 'Pour tout ce qu'il voulait faire, Jeeter faisait toujours dans sa tête des plans très détaillés, mais, pour une raison ou une autre, il n`accomplissait jamais rien". 

A sa fille, dont il doit depuis des années faire recoudre le bec-de-lièvre, il finit par conclure : "C'est Dieu qui t'a créée comme ca, et c`est comme ça qu`ll voulait que tu sois. Des fois, je me demande si ça ne serait pas un péché de prétendre y changer quelque chose, parce que ça serait refaire ce qu`ll a déjà fait lui-même". Son épouse. Ada, que dévore la pellagre, ne songe qu'à se procurer du tabac pour apaiser sa faim et une robe neuve pour le jour de sa mort. Ellie May, qui a été traumatisée par sa disgrâce physique et mène auprès des siens une vie quasi animale, est enfiévrée par des désirs lubriques ; Dude enfin, son frère, a l`âge mental d'un enfant de douze ans. 

Au début du roman. Lov, le mari de Pearl, rentre chez lui avec un gros sac de navets. Pour atteindre sa maison, il doit passer devant,la cabane de sa belle-famille qui, au grand complet, surveille sa progression sur la "route au tabac". Lov sait que les Lester, affamés, vont essayer de s`emparer des navets, mais il a renoncé à faire un détour à travers champs car il veut se plaindre de la conduite de sa femme : Pearl, après plusieurs mois de mariage, refuse d`adresser la parole à son époux et de partager son lit. Cependant, Ellie May parvient à aguicher Lov et, profitant de la distraction de son gendre, Jeeter s'enfuit dans les bois avec le sac de navets. Peu après, les Lester reçoivent la visite d'une voisine, Bessie Rice. Après avoir mené une "vie de péché", celle-ci a été tirée des griffes du démon et épousée par un prédicateur ambulant. Veuve, "sœur " Bessie poursuit l'œuvre de son mari. L'évangéliste. qui est analphabète. n`appartient à aucune secte connue mais a sa propre religion : "Elle n`a pas de nom officiel. Le plus souvent je l`appelle simplement "Sainte". Je suis la seule à en faire partie pour le moment." Sœur Bessie a décidé d`épouser le jeune Dude, qui a près de vingt-cinq ans de moins qu'elle. Bien qu'il soit quelque peu effrayé par l`absence de nez qui singularise le visage de l`évangéliste ("lorsqu'il lui regardait le nez, il avait l'impression de regarder dans l'ouverture d`un fusil à deux coups"), l'adolescent l`accepte cependant pour épouse : Bessie lui a en effet promis de consacrer ses économies à l`achat d'une automobile. Sœur Bessie veut faire de son jeune mari un évangéliste et parcourir avec lui le pays. Tous deux se rendent donc à la ville. où ils se marient et achètent une Ford neuve, véhicule qui. entre les mains inexpérimentées de Dude, deviendra en moins d'une semaine une lamentable épave, bosselée et asthmatique. Pour sa première promenade, le ménage renverse une charrette conduite par un Noir, mais ne s`arrête même pas auprès de la victime.

 Jeeter, Dude et Bessie se rendent ensuite à Augusta pour vendre une charge de bois. Ils ne parviennent pas à écouler leur marchandise et, surpris par la nuit, vont coucher dans un hôtel borgne, où sœur Bessie avouera le lendemain n'avoir guère pris de repos. Peu après, une querelle éclate entre Bessie et ses beaux-parents, et le ménage doit quitter la cabane des Lester. Dans sa précipitation, Dude écrase sa grand-mère avec la Ford, événement qui ne trouble d`ailleurs guère la famille. Quelques instants plus tard, Lov vient annoncer à Jeeter que Pearl, qu`il avait tenté d`attacher à son lit, s`est enfuie à la ville. Le soir, Jeeter, en remplacement, envoie Ellie May à la maison de Lov. Cependant, le vieil homme, par un ultime espoir de semailles, s`est décidé à brûler les broussailles qui couvrent ses champs. Mais, dans la nuit, le feu prend une ampleur imprévue et dévore la cabane et ses occupants. Au matin, après avoir enseveli les restes de ses parents, Dude déclare : "M`est avis que je vais emprunter une mule quelque part et de la graine et du guano, et que je vais me faire pousser une récolte de coton... J'ai comme une idée que l`année sera bonne pour le coton. Des fois, j`pourrai peut-être faire une balle par arpent, comme papa parlait toujours de le faire". 

C`est avec "La Route au tabac", son troisième roman. que Caldwell fut révélé au grand public américain. Le livre eut des millions de lecteurs et la pièce qui en fut tirée tint l'affiche à Broadway durant plusieurs années. Indépendamment de ce succès, on considère souvent cet ouvrage comme l`un des deux ou trois meilleurs romans de l'auteur, avec "Les Voies du Seigneur" et le célèbre "Petit Arpent du Bon Dieu". C`est ici que, pour la première fois, les héros caldwelliens apparaissent dans ce complet dénuement qui les place aux frontières de l'animal et de l'humain, comme "libérés par leur pauvreté et leur souffrance de toutes les conventions, de toute arrière-pensée morale ou philosophique ..." (traduction Gallimard, 1938)

 


 

John Ford réalise, en 1941, une adaptation de "Tobacco Road", avec Charley Grapewin, Marjorie Rambeau, Gene Tierney, William Tracy, Elizabeth Patterson, Dana Andrews. Il en fait une comédie dramatique moins crue que le livre, mais qui conserve l’esprit satirique de Caldwell. Ce sera l'un des films les plus rentables de 1941, malgré la censure (le film adoucit la pauvreté et la sexualité du roman). Un mélange de grotesque et de tragédie, avec des personnages hauts en couleur comme Jeeter Lester.


Le petit arpent du bon Dieu (God's Little Acre, 1936)

 "Le Petit Arpent du Bon Dieu est la parcelle de terre que Ty Ty Walden, fermier pauvre du Sud des Etats-Unis a consacré au Seigneur. Au lieu de cultiver sa terre, il creuse depuis quinze ans les champs qui entourent la maison familiale à la recherche de l'or que le grand-père y aurait enfoui. Tout en s'appauvrissant, le fermier tente de maintenir la cohérence de sa famille et contemple avec sérénité les multiples fornications dont sa maison est le théâtre. Le Dieu auquel le petit arpent est consacré est le "dieu qu'on a dans le corps. J'ai la plus grande considération pour lui parce qu'il m'aide à vivre." Sa fille et sa bru jettent le trouble parmi les mâles. et le roman s'achève par des morts violentes." (Gallimard) 

" .... Plusieurs mètres de sable et d’argile minés se détachèrent du sommet et déboulinèrent au fond du trou. Ty Ty Walden fut si furieux de cette avalanche qu’il resta là, pioche en main, enfoncé jusqu’aux genoux dans la terre rougeâtre, lançant tous les jurons qu’il connaissait. Du reste, ses fils s’apprêtaient à quitter le travail. On était au milieu de l’après-midi et ils creusaient depuis l’aube dans ce grand trou.

— Par le plus-que-parfait des enfers, pourquoi diable faut-il que cette terre se soit détachée juste au moment où nous étions à une bonne profondeur ? dit Ty Ty en regardant Shaw et Buck. A-t-on idée d’une chose pareille !

Sans que ni l’un ni l’autre aient eu le temps de répondre à leur père, Ty Ty avait saisi le manche de la pioche à deux mains et l’avait jetée sur la pente du trou. Cela lui suffit. Parfois, cependant, il lui arrivait de se mettre dans une telle colère qu’il ramassait un bâton et en frappait le sol jusqu’à ce que la fatigue le fît tomber par terre.

Buck se prit les genoux à deux mains et tira ses jambes de la terre friable. Puis il s’assit et sortit le sable et le gravier de ses souliers. Il pensait à cet amas de terre qu’il leur faudrait déblayer et rejeter hors du trou avant de pouvoir se remettre à creuser.

— Il serait temps de commencer un autre trou, dit Shaw à son père. V’là bientôt deux mois que nous creusons dans celui-là, sans rien trouver que du sale travail. J’en ai assez de ce trou. On n’pourra jamais rien y trouver quand même on creuserait plus profond.

Ty Ty s’assit et éventa son visage brûlant avec son chapeau. Il n’y avait point un souffle d’air dans le fond de ce grand trou et le cratère était plus chaud qu’une marmite de fricot bouillant.

— Ce qui vous manque, mes gars, c’est d’avoir la patience que j’ai, dit-il en s’éventant et en s’essuyant le visage. Y aura bientôt quinze ans que je creuse dans cette terre, et, s’il le faut, je creuserai ben quinze ans encore. Mais, j’ai comme une idée qu’y en aura pas besoin. Je m’figure qu’nous n’allons pas tarder à être payés de nos peines. J’sens ça dans mes os, par ces temps chauds. Nous n’pouvons pourtant pas nous arrêter et recommencer toute l’affaire chaque fois qu’un peu de terre se détache du bord et débouline dans le fond. Ça n’rimerait à rien d’commencer un nouveau trou chaque fois que ça nous arrive. Y a qu’à continuer à en mettre un coup comme s’il ne s’était rien passé. C’est le seul moyen. Vous, mes gars, vous vous impatientez beaucoup trop pour des petites choses sans importance.

— Nous impatienter ! J’vous en fous ! dit Buck en crachant dans l’argile rouge. C’est pas de la patience qu’il nous faut, c’est un devin. Vous auriez dû avoir le bon esprit d’en consulter un avant de commencer à creuser.

— Allons, te v’là encore à parler comme les Afro, mon fils, dit Ty Ty avec résignation. J’voudrais bien que t’aies assez de bon sens pour n’pas écouter ce que racontent les Afro. C’est de la superstition, tout ça. Ainsi, moi, tiens, moi, j’suis un esprit scientifique. Si on écoutait les Afro, on finirait par croire qu’ils ont plus de sens que moi. Ils ne connaissent qu’une chose sur cette question, leurs histoires de devins et de conjurateurs.

Shaw ramassa sa pelle et se mit en devoir de sortir du trou.

— En tout cas, moi, j’m’arrête pour aujourd’hui, dit Shaw. J’veux aller en ville, ce soir.

— Toujours prêt à quitter le travail pour t’en aller courir en ville, dit Ty Ty. C’est pas comme ça que tu feras fortune. Et une fois que t’es en ville, c’est pour quoi faire ? Traînasser dans une salle de billard et puis courir après quelque femme. Si tu restais à la maison, on arriverait peut-être à quelque chose.

Quand il fut à mi-chemin du sommet, Shaw se mit à quatre pattes et termina l’ascension en grimpant pour éviter de reglisser en arrière. Ils le regardèrent arriver au haut du cratère et se redresser sur le bord.

— Qui va-t-il donc voir si souvent en ville ? demanda Ty Ty à son autre fils. Il lui arrivera des embêtements s’il ne fait pas attention. Shaw n’connaît encore rien aux femmes. Elles peuvent lui jouer quelque sale tour et il ne s’en apercevra que quand ça sera trop tard.

Buck était assis de l’autre côté du trou, en face de son père, et il écrasait entre ses doigts de l’argile sèche.

— J’sais pas, dit-il. Pas une personne plutôt qu’une autre. Chaque fois qu’il m’en parle, il a toujours une nouvelle poule. Il aime tout ce qui porte des jupes.

— Par le plus-que-parfait des enfers, il ne peut donc pas laisser les femmes tranquilles ? Ça n’a pas de bon sens pour un homme d’être en rut tous les jours de l’année. C’pauv’ Shaw, les femmes en feront d’la charpie. Quand j’étais jeune, j’courais point les femmes comme ça. Qu’est-ce qu’il a donc dans le corps ? Ça devrait lui suffire de rester chez nous et de regarder les petites à la maison.

— C’est pas à moi qu’il faut le demander. J’m’occupe pas de ce qu’il fait en ville.

Il y avait plusieurs minutes que Shaw avait disparu quand il réapparut au bord du trou et appela Ty Ty d’en haut. Ils furent surpris de voir Shaw.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ? demanda Ty Ty.

— C’est un homme qui traverse le champ, Pa, dit-il. Il vient de la maison.

Ty Ty se leva et regarda de tous côtés, comme s’il avait espéré voir par-dessus le bord du trou, à vingt pieds au-dessus de sa tête.

— Qui c’est-il, mon fils ? Qu’est-ce qu’il vient faire par ici ?

— J’peux pas encore voir qui c’est, dit Shaw. Mais on dirait que c’est quelqu’un de la ville. Il a de beaux effets.

Buck et son père rassemblèrent leurs pioches et leurs pelles et grimpèrent hors du trou.

Quand ils arrivèrent au sommet, ils virent un gros homme qui s’avançait vers eux, péniblement, à travers le champ raboteux. Il marchait lentement dans la chaleur, et sa chemise bleu pâle, trempée de sueur, lui collait au ventre et à la poitrine. Il trébuchait pitoyablement sur le sol inégal, incapable, quand il baissait les yeux, de voir où se posaient ses pieds.

Ty Ty leva la main et l’agita.

— Comment, mais c’est Pluto Swint ! dit-il. J’me demande ce que Pluto peut bien venir faire ici.

— J’aurais jamais reconnu Pluto, bien habillé comme ça, dit Shaw. J’l’aurais jamais reconnu.

— Il vient chercher quelque chose pour rien, répondit Buck à son père. C’est tout ce qu’il sait faire, autant que je sache.

Pluto s’approcha, et ils allèrent s’asseoir à l’ombre d’un chêne vert.

— Il fait chaud, Ty Ty, dit Pluto en trébuchant. Bonjour, les gars. Alors, comment ça va les affaires, Ty Ty ? Tu devrais bien construire une route jusqu’à ces trous pour que je puisse y venir avec ma voiture. Vous n’avez point déjà fini de travailler, j’suppose ?

— Tu devrais rester en ville et attendre la fraîcheur du soir pour venir ici, Pluto, dit Ty Ty.

— J’avais envie de rouler un peu et de vous voir, mes amis.

— Ce qu’il fait chaud tout de même.

— M’est avis que je peux bien le supporter comme tout le monde. Comment ça va les affaires ?

— Y a pas à se plaindre, dit Ty Ty.

(...)

Lors de sa publication, "[God's Little Acre" fut poursuivi pour obscénité. Il fallut la protestation de nombreux écrivains américains, dont les plus grands, pour que les poursuites soient abandonnées. Le roman se situe dans l'Etat de Géorgie, pays natal de l'auteur. Un vieux fermier, Ty Ty Walden, est persuadé que sa terre recèle une mine d`or. Depuis quinze ans, il néglige donc ses cultures pour creuser, avec l`aide de ses fils, Buck et Shaw, d'énormes trous autour de sa maison. A mesure, il recule le "petit arpent du Bon Dieu", carré de terre dont il a consacré le produit au Seigneur. A la ferme vivent aussi Darling Jill, l'une des filles de Ty Ty, et Griselda, la jeune femme de Buck. Darling Jill ne cherche pas à résister à la violence de ses appétits sensuels et a de nombreuses aventures amoureuses et Griselda, qui a un corps splendide, fait tourner la tête de tous les hommes. L'une et l'autre font vivre les Walden mâles dans un climat d'érotisme exacerbé : Ty Ty se contente de surprendre sa bru lorsqu'elle se déshabille et la fait rougir et pleurer par la verdeur de ses compliments, Buck est follement jaloux et Shaw ne songe qu`à aller rejoindre les filles de la ville voisine.

Au début du roman, Pluto Swint, gros homme naïf dont les deux grandes ambitions sont d'être élu shérif et d`obtenir la main de Darling Jill, convainc Ty Ty que les hommes albinos possèdent le pouvoir de détecter les mines d'or et que l'un de ces êtres étranges vit dans la région. Aussitôt, le vieux fermier décide d'aller capturer "l`albinos" avec ses fils. Ayant besoin de tous les siens en cette circonstance mémorable, il confie à Pluto et à Darling Jill la mission d`aller chercher à Scottsville sa fille Rosamond et son mari, l`ouvrier tisserand Will Thompson. 

Ayant découvert Dave, "l'albinos", Ty Ty le fait attacher et l'emmène triomphalement chez lui. Durant ce temps. à Scottsville, Darling Jill s'est donnée à son beau-frère, comme, quelques heures plus tard, elle se donnera à Dave. Elle est surprise par sa sœur, mais, après que la colère de Rosamond a donné lieu à quelques scènes hautes en couleur, c'est en excellents termes que le trio rejoint la ferme paternelle.

Cependant, Ty Ty a tant négligé sa ferme qu'il se trouve sans le sou. Il décide alors d'aller trouver à Augusta son fils aîné, Jim Leslie, qui a réussi dans les affaires et ne veut plus entendre parler de sa famille. Accompagné de sa fille Darling Jill et de sa bru, le vieil homme réussit à pénétrer dans la demeure cossue de son fils et à tirer de celui-ci une somme d'argent. Mais Jim Leslie se prend d'une soudaine et brutale passion pour Griselda, qui ne lui échappe qu`à grand-peine. Peu après, Pluto, Darling Jill et Griselda raccompagnent les Thompson à Scottsville. C`est là que, au cours d`une scène orgiaque, Will, sous les yeux de ses compagnons, arrache et lacère les vêtements de Griselda avant d`entraîner la jeune femme dans sa chambre. 

Le lendemain matin, Thompson prend la tête des grévistes qui ont pénétré dans l'usine de tissage et il est tué d`un coup de feu. Quelques jours plus tard, Jim Leslie se rend à la ferme pour enlever Griselda, mais il est abattu par Buck sur "l'arpent du Bon Dieu". Désespéré par la violence qui s'est déchaînée sur sa terre, Ty Ty conclut : "Dieu nous a mis dans le corps d'animaux et Il voudrait que nous agissions comme des hommes. C`est pour cela que ça ne va pas [...] Quand on se met à prendre une femme ou un homme pour soi tout seul, on est sûr de n`avoir plus que des ennuis jusqu'à la fin de ses jours." Toute la première partie du roman, rapide, cocasse. compte parmi les pages les plus savoureuses de l`auteur. La seconde est malheureusement alourdie par l`expression maladroite et bavarde d'une idéologie díonysíaque assez sommaire.... (Trad. Gallimard 1936). 

 

"... Tandis que Dave et Darling Jill continuaient à se regarder, Ty Ty se remit à parler. Il n’avait pas élevé la voix, cependant tout le monde dans la chambre entendit ce qu’il disait.

— M’est avis que Dieu a été bien bon pour moi. Il m’a gratifié des plus belles filles et de la plus belle bru qu’un homme puisse rêver. M’est avis que j’ai eu de la chance d’avoir pas plus d’ennuis que j’en ai eu. Des fois, il m’arrive de penser que ça n’est peut-être pas tellement bon. Je pense souvent qu’avec d’aussi belles femmes dans la maison, ça pourra peut-être bien faire du vilain un jour. Mais, jusqu’à présent, j’ai été épargné. Y a des fois que Darling Jill fait la folle, et pour rien du tout. Mais, jusqu’à présent, la veine a toujours été de mon côté.

— Voyons Pa, dit Griselda, vous n’allez pas recommencer ces histoires.

— Je n’ai honte de rien, dit Ty Ty avec chaleur. M’est avis que Griselda est bien la plus jolie fille que j’aie jamais vue. Elle a une de ces paires de nichons, que personne n’en a jamais vu de pareils. Ah nom de nom ! Ils sont si jolis que, des fois, ça me donne envie de me mettre à quatre pattes, comme les vieux chiens, vous savez, quand ils sont après une chienne en chaleur. C’est cette envie que ça vous donne, de vous mettre à quatre pattes et de lécher quelque chose. C’est comme je vous le dis, et c’est la pure vérité du Bon Dieu telle qu’il vous la dirait Lui-Même s’il pouvait parler comme nous autres.

— Vous n’allez tout de même pas nous faire croire que vous les avez vus, hein ? demanda Will en clignant de l’œil vers Griselda et Rosamond.

— Si je les ai vus ? Comment ! Mais dès que j’ai un moment de libre, c’est pour essayer de la surprendre, sans qu’elle s’en doute, pour pouvoir les regarder encore. Si je les ai vus ! Ah nom de nom ! Tout comme un lapin aime le trèfle. Et quand vous les avez vus une fois, ça ne fait que commencer. Vous n’pouvez plus rester en place, vous n’avez plus un moment de paix. Vous n’pensez plus qu’à une chose, c’est à les revoir. Et, plus vous les voyez, plus vous vous sentez comme ce vieux chien dont je vous parlais. Vous êtes assis là, dans la cour, quelque part, tout tranquille et heureux, et puis, tout d’un coup, voilà qu’il vous passe une idée par la tête. Vous êtes là, assis, et vous dites à c’t’idée de s’en aller, de vous laisser en paix, mais c’est comme quelque chose qui se dresse en vous. Vous n’pouvez pas l’arrêter parce que vous n’pouvez pas mettre la main dessus. Vous n’pouvez pas lui parler non plus, parce que ça n’vous entendrait pas. Et ça se lève, et ça se dresse, là, juste en dedans de vous. Et puis ça vous parle, ça vous dit quelque chose. C’est toujours cette même sensation, et vous savez que vous ne pouvez rien faire pour l’arrêter, même s’il y allait du salut de votre âme. Vous pouvez rester ainsi toute la journée, vous pouvez arriver à l’étouffer presque complètement, ça ne l’empêche pas d’être toujours là. Et c’est alors que vous vous mettez à tourner autour de la maison, bien doucement, sur la pointe des pieds, dans l’espoir de voir quelque chose. Ah nom de nom ! Et je vous garantis que je sais ce que je dis.

— Voyons, Pa, dit Griselda rougissante. Vous m’aviez promis de ne plus parler comme ça.

— Ah ! ma petite fille, dit-il, tu ne sauras jamais tout le bien que je dis de toi. Je dis les plus belles choses qu’un homme puisse dire d’une femme. Quand un homme sent ce besoin de se mettre à quatre pattes et de lécher – ah ! ma belle, ça vous rend un homme – ah ! Griselda !…

Ty Ty fouilla dans sa poche et en tira une pièce de vingt-cinq cents. Il la mit dans la main de Griselda.

— Tiens, prends ça et achète-toi quelque chose de joli, la prochaine fois que tu iras en ville, Griselda. Je voudrais pouvoir te donner davantage.

— Eh ! dites donc, dit Will en clignant de l’œil vers Rosamond et Griselda, vous vous trahissez. Vous ferez bien de faire attention, sans quoi vous pourriez bien ne plus jamais voir Griselda comme ça. Elle se tiendra sur ses gardes si vous ne restez pas tranquille.

— C’est là que tu te trompes, mon gars, dit Ty Ty. J’ai vécu plus longtemps que toi, et je m’y connais un peu mieux en femmes. Griselda n’essaiera pas de m’empêcher de la voir, la prochaine fois, ni jamais. Évidemment, elle ne l’avouera pas ici, tout de go, mais ça n’empêche pas que, la prochaine fois que je la verrai, elle ne se tiendra pas de joie. Elle sait bien que je sais apprécier ce que je vois. Pas vrai, Griselda ?

— Oh ! voyons, Pa !

— Tu vois. J’avais pas dit la vérité ? Avant longtemps elle sera là-bas, dans cette chambre, avec la porte grande ouverte, et moi j’serai là aussi à me rincer l’œil tout mon content. Une belle fille comme ça a bien le droit d’être fière d’elle-même si ça lui fait envie. C’est pas moi qui l’en blâmerais. Ah nom de nom ! Y a rien de meilleur que ça pour la vue !

— Voyons, Pa, j’vous en prie, taisez-vous, dit Griselda en se cachant la figure dans les mains. Vous m’aviez promis de ne plus jamais parler comme ça.

Ty Ty était si occupé à parler qu’il n’avait pas remarqué que Darling Jill s’était levée et qu’elle tirait Dave par les mains, vers la porte. Il ne fit qu’un bond dès l’instant qu’il vit l’albinos entre lui et la porte. Il saisit le fusil sur la chaise et visa Dave.

— Non, pas de ça ! hurla-t-il. Retournez dans la chambre où vous étiez.

— Une minute, Pa, dit Darling Jill en courant vers lui et en lui mettant les bras autour du cou. Pa, laissez-nous seuls un petit moment. Il ne se sauvera pas. Nous allons juste là derrière, sous la véranda, boire un coup et nous asseoir au frais. Il ne veut point se sauver. Vous n’avez pas l’intention de vous sauver, n’est-ce pas, Dave !

— Non, non pas de ça ! dit Ty Ty avec moins de fermeté.

— Oh ! Pa, voyons, dit Darling Jill en l’enlaçant plus fort.

— C’est que j’en suis point si sûr que ça.

— Vous ne voulez point vous sauver, n’est-ce pas Dave ?

Le jeune homme secoua vigoureusement la tête. Il avait peur de parler à Ty Ty, mais, s’il avait osé, il l’aurait supplié de le laisser sortir avec Darling Jill. Plein d’espoir, il ne cessait de secouer la tête.

— Non, ça ne me dit rien cette affaire-là, dit Ty Ty. Une fois dehors, dans le noir, avec personne pour le surveiller, il n’aurait qu’à sauter de la véranda et, bonsoir, on ne le reverrait plus. Nous ne pourrions même pas le trouver là-bas, dans le noir. J’aime autant n’pas me risquer. Ça ne me dit rien cette affaire-là.

— Laissez-le donc sortir avec elle, dit Will. C’est pas pour ça qu’ils ont envie de s’en aller. Il ne cherchera pas à s’échapper. Il ne se déplaît point trop ici depuis que Darling Jill est arrivée. Pas vrai, mon gars ?

Le jeune homme opina de la tête dans l’espoir de les convaincre qu’il n’avait nulle envie de se sauver. Il continua à remuer la tête jusqu’à ce que Ty Ty eût reposé le fusil sur la chaise.

— C’est pas que ça me plaise davantage maintenant, dit Ty Ty, mais il va bien falloir que je vous laisse sortir un moment. Seulement, faites bien attention à ce que je vous dis : Si vous vous sauvez, vous n’y couperez pas quand je vous rattraperai. Je vous mettrai des chaînes aux jambes et je vous attacherai dans l’écurie si serré que vous ne pourrez plus jamais partir. Je tiens à vous garder jusqu’à ce que vous ayez découvert ce filon, j’vous conseille pas d’essayer de me rouler, parce que, quand j’me fous en colère, c’est pour de bon.

Darling Jill l’entraîna hors de la chambre en le tirant par les deux mains. Ils longèrent le corridor sombre et sortirent sur la véranda, derrière la maison. Le seau d’eau était vide et ils se rendirent au puits. Dave tira de l’eau et remplit le seau.

— Vous m’aimez mieux que votre femme, dites ? lui demanda Darling Jill pendue à son bras.

— J’voudrais vous avoir épousée, dit-il, les mains tremblantes auprès d’elle. J’savais pas qu’il y avait une aussi jolie fille dans le pavs. Vous êtes la plus belle fille que j’aie jamais vue. Vous avez la peau si douce, et vous parlez comme un oiseau, et vous sentez si bon…

Ils s’assirent sur la marche du bas. Darling Jill frissonnait en écoutant Dave. C’était la première fois qu’elle entendait un homme parler comme ça.

— Pourquoi c’est-il que vous êtes blanc partout ? demanda-t-elle.

— J’suis né comme ça, dit-il lentement. C’est pas de ma faute si je suis comme ça.

— J’trouve que vous êtes merveilleux. Vous ne ressemblez à aucun des hommes que j’ai connus, et je suis contente que vous soyez si différent.

— Est-ce que vous m’épouseriez ? demanda-t-il, la voix rauque.

— Vous êtes déjà marié.

— Oui, mais j’veux pas le rester. C’est avec vous que je veux me marier. Je vous aime tant, et je vous trouve si belle.

— Pas besoin de se marier si vous m’aimez tant que ça.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Oui, mais je n’pourrais pas faire tout ce que je voudrais...."

(...)


 Anthony Mann réalise en en 1958 une adaptation de "God's Little Acre", with Robert Ryan (Ty Walden), Fay Spain (Darling Jill) et Tina Louise (Griselda Walden), dans la nuit chaude et humide du Sud, le torse nu de Ty Walden frôle le corps de son ancienne maîtresse ...

Le film garde les thèmes de la sexualité, de la violence et de la folie obsessionnelle (un homme creusant sa terre pour trouver de l’or). La performance de Robert Ryan en Ty Ty Walden (le patriarche obsédé) est mémorable. Le film fut censuré en Europe pour ses scènes jugées trop suggestives...

 


Terre tragique (Tragic Ground, 1948)

"Cette terre tragique, c'est Poor Boy, une sorte de zone sordide, le long d'un canal, à l'entrée d'une grande ville américaine. Dans les maisons délabrées, au milieu des herbes folles où fleurissent les vieilles boîtes de conserve et les bouteilles vides, vivent des familles que le chômage, l'extrême misère, la paresse, l'alcool, la maladie, les vices ont profondément marquées. Les fillettes s'y livrent à la prostitution, à la fois candides et perverses. Malgré leur désespoir, les êtres damnés qui vivent dans ce cloaque s'y attachent car ils y subissent le charme d'une liberté anarchique. C'est cette atmosphère que Caldwell a recréée d'une façon saisissante dans son récit de l'aventure tragico-burlesque de Spence et de Maud, qu'une assistante sociale ingénue s'efforce d'arracher à ce lieu maudit." (Gallimard)

 

"Spence Douthit had spent the whole day trying to buy a bottle of Maud's favorite stomach tonic on credit somewhere. It was late in the hot August afternoon when he got back to Poor Boy and, as he was walking wearily along the ship canal within sight of the weather-grayed bungalow with the rusty tin roof, he was surprised to hear music coming from his house.

He had gone to every drug store, market, and Chinese grocery he could find in the South Side but, even though most of the merchants had a plentiful supply of the tonic, when they found out that he had no money in his pocket, each one of them shook his head firmly and put the bottle back on the shelf. When he finally gave up and started home, he was tired and discouraged. There had been a time when he had never bothered to go out of his way to trade with a Chinaman, and now the Chinamen would not go out of their way to trade with him.

Stopping and turning his head to one side like a dog pricking up his ears at a familiar sound, Spence listened hopefully to the throbbing dance tune. It was the kind of music that Libby liked, and which, at any time of the day or night, she could always find on the radio.

When he was convinced that the sounds were not coming from any of the other nearby houses, he took his hands out of his pockets, the uncertain smile on his face stretching into a broad grin, and hurried home.

"That's her, all right!" he said aloud to himself. "That's Libby!"

Taking the short-cut across Chet Mitchell's front yard for the first time since they had had their most recent fight, Spence ran up the steps two at a time and flung open the screendoor. As he stepped inside, panting and out of breath, his wife rose up expectantly from her cot, supporting herself on her elbows, and watched him as he crossed the room. When he got to the corner where she lay, Maud was looking at him beseechingly. Her brown eyes were unusually large and round, and her skin was flushed and feverish. The flimsy rayon nightgown, the only piece of clothing she had worn that summer, and which had cost ninety-eight cents when it was a much brighter pink, slipped down over her breasts. The shoul-der straps had broken so many times that she had stopped trying to keep them mended.

"Libby's home, ain't she?" Spence said excitedly, turn-ing and looking around the room..."

(...)

 

Spence Douthit avait passé toute la journée à tenter d’acheter à crédit une bouteille du tonique pour l’estomac préféré de Maud. Il était tard dans cet après-midi étouffant du mois d’août lorsqu’il revint à Poor Boy, et alors qu’il marchait d’un pas las le long du canal maritime, en vue du bungalow aux planches grisées par les intempéries et au toit de tôle rouillée, il fut surpris d’entendre de la musique provenant de sa maison.

Il était allé dans toutes les pharmacies, épiceries et épiceries chinoises qu’il avait pu trouver dans le South Side, mais bien que la plupart des commerçants eussent une bonne réserve de ce tonique, dès qu’ils comprenaient qu’il n’avait pas un sou en poche, chacun d’eux secouait fermement la tête et reposait la bouteille sur l’étagère. Lorsqu’il abandonna finalement et prit le chemin du retour, il était épuisé et découragé. Il fut un temps où il ne se serait jamais dérangé pour commercer avec un Chinois, et maintenant, les Chinois ne se dérangeaient plus pour lui.

S’arrêtant net et penchant la tête sur le côté comme un chien dressant l’oreille à un son familier, Spence écouta avec espoir les pulsations de ce morceau de danse. C’était le genre de musique que Libby aimait, et qu’elle pouvait toujours trouver à la radio, à toute heure du jour ou de la nuit.

Une fois convaincu que les sons ne provenaient pas des maisons voisines, il sortit les mains de ses poches, son sourire incertain s’élargissant jusqu’aux oreilles, et se précipita chez lui.

— C’est bien elle ! s’exclama-t-il à voix haute. C’est Libby !

Empruntant pour la première fois depuis leur dernière dispute le raccourci à travers le jardin de Chet Mitchell, Spence gravit les marches deux à deux et ouvrit brutalement la porte moustiquaire. Alors qu’il entrait, haletant et à bout de souffle, sa femme se souleva avec empressement de son lit de camp, s’appuyant sur ses coudes, et le suivit des yeux tandis qu’il traversait la pièce. Lorsqu’il arriva dans le coin où elle gisait, Maud le regardait avec supplication. Ses grands yeux bruns, démesurément ouverts, luisaient de fièvre, et sa peau était rouge et moite. Sa chemise de nuit en rayon bon marché – le seul vêtement qu’elle eût porté cet été, et qui avait coûté quatre-vingt-dix-huit cents quand elle était d’un rose bien plus vif – glissait sur ses seins. Les bretelles, maintes fois recousues, avaient fini par lâcher, et elle avait renoncé à les réparer.

— Libby est rentrée, hein ? dit Spence avec excitation, se tournant pour inspecter la pièce du regard...

(...)

 

Spence Douthit. un "pauvre Blanc", a quitté la campagne avec sa femme, Maud. et ses deux filles, Libby et Mavis, pour aller travailler dans une poudrerie. Mais, au bout de deux ans, la poudrerie a fermé ses portes et Spence, qui est aussi paresseux que fataliste, s`est vite résigné à vivre sur les quelques dollars que Libby, qui travaille en ville, donne plus ou

moins régulièrement aux siens. Les Douthit vivent a la périphérie de l'agglomération, dans un misérable quartier que l'on a surnommé "Poor Boy Town" (faubourg des pauvres). Beaucoup de leurs voisins sont, comme eux, des paysans qui sont venus en ville pour travailler à la poudrerie et qui se sont maintenant trop endettés pour pouvoir retourner dans leurs villages. Lorsque le roman commence, il y a un an que Douthit est au chômage. Son épouse est immobilisée par des crises de paludisme et sa fille cadette, Mavis, qui a treize ans, s`est enfuie de chez lui pour entrer dans une maison close. Cest à la situation de Mavis que Spence doit la visite d`une jeune et enthousiaste assistante sociale, miss Saunders, qui le convainc de ramener sa fille au bercail. Le vieil homme se met d`autant plus volontiers en campagne qu'une idée, qu'il tient pour remarquable, a jailli dans son pauvre cerveau : il faut marier Mavis à un homme riche, lequel se chargera d`entretenir la famille. Bien entendu, les efforts de Spence pour se trouver un gendre et tirer Mavis de l'établissement où elle est entrée, s`ils donnent lieu à des scènes hautes en couleur, échouent lamentablement. Finalement, c`est la fille aînée, Libby. qui se marie et, en compagnie de son époux, va ramener ses parents dans leur campagne natale. Dans un ton burlesque, "Terre tragique" constitue une excellente peinture de la misère et de l`immoralisme candide des paysans pauvres du sud des Etats-Unis (Trad. Gallimard). 


"A House in the Uplands" (Un Châtelain des Hautes-Terres, 1948)

Raconte la déchéance d’une grande famille, un peu comme Eugène O’Neill dans "Mourning becomes Electra"et Lillian Hellman dans "Little Foxes" et "Another part of the Forest" nous ont montré la lente descente morale et sociale des Mannon et des Hubbard. Dans ces grandes maisons blanches coloniales, encadrées de magnolias, le parricide coudoie l'inceste. Au lieu de se préoccuper d’avoir un héritier, le dernier descendant d’une de ces grandes familles va le soir retrouver ces femmes esclaves dans les cabanes délabrées qui leur servent de quartier, laissant sa jeune femme exacerbée de solitude. Désoeuvrés, les membres d’une même famille cherchent à se blesser les uns les autres et à trouver un peu d’argent. La maison tombe en ruine. Silencieux, les Afro-américains assistent à ces drames, qui finissent dans le sang et qui leur donneront peut-être leur liberté. C’est tout l'héritage tragique des Grecs dont Steinbeck, Faulkner, Caldwell et, occasionnellement, O'Neill, accablent leurs personnages. (traduction Gallimard)

 


"Un p'tit gars de Géorgie" (Georgia Boy, 1949)

Une comédie sociale et une critique douce-amère de la pauvreté et des illusions dans l'Amérique rurale : une série d'histoires liées, racontées du point de vue de William Stroup, un garçon observateur et malicieux dans la Géorgie des années 1930-1940. Son père, Morris Stroup, est un homme paresseux et rêveur, toujours à la recherche de moyens faciles pour gagner de l'argent, tandis que sa mère, Martha, est une femme travailleuse et énergique qui essaie tant bien que mal de maintenir la famille à flot. Martha menace régulièrement de quitter Morris à cause de son irresponsabilité, mais elle finit toujours par rester, par lassitude ou par habitude. Malgré les difficultés économiques, Caldwell utilise un ton humoristique pour décrire les situations absurdes dans lesquelles la famille se retrouve.

 


"The Sure Hand of God" (Le doigt de Dieu, 1950)

Raconte l'histoire de la veuve Molly, de ses difficultés à se remarier et à marier sa fille Lilly. Orpheline jeune, Molly a connu le dur apprentissage de la vie chez les fermiers qui l’ont recueillie. Debout avant l’aube, trimant toute la journée pour trouver en rentrant dans sa chambre le père ou un des fils déjà dans son lit, jusqu’à ce que la maîtresse de maison découvre qu'elle est enceinte, la maudisse et la chasse. Elle travaillera ici et la, descendra de plus en plus bas. De cette vie d’épave, elle a gardé un gout insatiable des choses de la chair, malheureusement desservi par l’embonpoint, une âme d’entremetteuse, ainsi que la résignation des êtres simples devant la fatalité et la conscience de sa propre déchéance. 

Un médecin louche lui a communiqué le goût des drogues, prises sous prétexte de vitamines. Dans sa chambre, la cruche de vin et les verres voisinent avec la seringue à injections. L’un et l’autre la plongent dans une euphorie, suivie d’accès de fou rire qui finissent en véritables crises d’hystérie. A sa fille Lilly, elle multiplie les bons conseils et les mauvais exemples. Sa mauvaise réputation, les racontars des voisines et, déjà, les penchants de sa fille en qui de plus en plus elle se revoit, font échouer les beaux projets de mariage qu'elle s'ingénie pourtant à lui édifier, 

provoquant les rencontres, s’entremettant, favorisant les sorties, les tête-à-tête. Lilly sera arrêtée pour vagabondage. Christine, la femme du pasteur, une refoulée à qui son mari se contente de lire la Bible au lit, vient chercher auprès de Molly des consolations dans les conversations crues, le vin et les drogues. Elle s’enfuira un jour avec un voyageur de commerce que Molly lui a présenté. Le pasteur, terrifié devant ce drame domestique, s’ouvre les veines dans le propre salon de Molly. Incapable de se corriger, et aussi de payer son loyer, celle-ci, sous les pressions du propriétaire, doit déménager dans le « quartier réservé », convaincue d’ailleurs que c’est à cause de ses fautes et de sa jeunesse manquée que « la main de Dieu » (c'est le titre du livre) l’a conduite là.. (traduction Gallimard)

"Molly and Lily went home after the funeral and pulled down the shades in the parlour and had a good long cry together. They sat side by side on the red sofa, tearfully grieving, and ‘thought about what had happened. Molly had a bouquet of yellow and white chrysanthemums somebody had given her at the graveside and she held the flowers close to her face and smelled their fragrance and wondered how she would ever manage to live and pay the rent now that Putt was gone. 

‘What a life for the female element,’ Molly said, wiping her tears on the flowers. ‘There’s nothing in the whole wide world worse than losing the man you’ve counted on to support you.’ 

Discouraged and heartbroken, she moaned inconsolably. ‘It’s a godforsaken shame, that’s what it is,’ she muttered to herself. 

While Lily sobbed softly beside her, Molly stared morosely at a slit of late afternoon sunlight that fell upon the tall blue china vase on the centre table. Tossing the bouquet to the floor, she got up and motioned impatiently for Lily to help her. They pulled and tugged at her girdle and squeezed the roll of flesh around her hips until the girdle finally could be removed. When it dropped to the floor, Molly stepped out of it and gave it a kick that sent it flying across the parlour. Her brassiere had split during all the exertion of getting the girdle off, and she ripped it away and flung it aside. She felt better immediately and the tears stopped running down her cheeks, It always made her feel like a different person when she could go without her girdle and let her body fall into its natural shape. She walked to the other side of the parlour and back, moving her small pudgy hands gratefully over the unconstricted bulging mounds of flesh. Then she sat down beside Lily and picked up the chrysanthemums. 

She smelled the flowers briefly before crushing them into the hollow of her breasts. 

‘You’re just beginning to know the sorrows of life, honey,’ she said as she patted Lily’s hand. ‘You never had a real father of your own, and now you’ve lost your first stepfather. It’s a godforsaken shame, that’s what it is. All you’ve got in the world now is me—a middle-aged old somebody who’s just buried the man I’d counted on to take care of us for the next ten years, anyway. And just look at me!’ she sobbed wretchedly. ‘Just look at me! Who’d want to marry me now if he could get one of those skinny young widows! My hair won’t take a curl and I can’t find a girdle that helps my figure and my brassiere won’t hold me up and men’ve got the notion that they can’t have the kind of good time they want with widows past thirty- five, anyway. What am I going to do? What’s to become of me?’ 

She stopped and gazed tearfully at Lily. 

The woeful expression on their faces made both of them begin ‘crying again. ‘If Putt had lived,’ Molly said, trying to hold back her sobs, ‘if Putt had only lived, I was going to reduce and dye my hair a nice deep dark-brown shade—but he’s gone now and it’s too late!’ 

She was unable to sit still after that, and she got up and walked aimlessly around the parlour. 

Presently, as though unable to bear her sorrow any longer, she threw herself against the wall and began beating on it with her clenched hands. 

‘It’s a godforsaken shame, that’s what it is!’ she wailed. 

‘Why did it go and happen to me—why didn’t it happen to somebody who doesn’t deserve a man to provide? And it had to go and happen just after I’d finished working so hard to get him. Putt was a good man, too, even if he was scrawny and weak-looking in the seat of the pants. What am I going to do? 

What’s to become of me now?’ 

Lily got up and went to her mother. She put her arms around Molly and tried to comfort her. Molly continued to wail and beat the wall with her fists until Lily could take her back to the sofa..."

 

"Molly et Lily rentrèrent à la maison après l’enter- rement, baissèrent les stores du salon et pleurèrent un bon coup ensemble. Elles étaient assises côte à côte sur le.divan rouge, accablées, éplorées, et ressassaient ce qui venait de leur arriver. Molly tenait un bouquet de chrysanthèmes jaunes et blancs que quelqu'un lui avait remis au cimetière; elle pressait les fleurs contre son visage, respirait leur parfum et se demandait comment elle allait faire pour vivre et payer son loyer, maintenant que Putt s'en était allé. 

— La vie est dure pour le sexe faible! dit Molly en tamponnant ses larmes avec les fleurs. Il n’y a rien de pire dans tout le vaste monde que de perdre l’homme sur qui on comptait pour vous entretenir. Amère et découragée elle geignait d’une voix brisée. C'est une dégoûtation, une vraie dégoûtation! murmura-t-elle enfin pour elle-même. 

Lily sanglotait doucement sur le divan et Molly fixait d’un œil morose un rayon de soleil couchant qui tombait sur le grand vase de porcelaine bleue, posé sur la table. Puis elle jeta le bouquet par terre, se leva et d’une main impatiente fit signe à Lily de l'aider. Elles tirèrent et s’escrimèrent sur sa gaine pour comprimer le bourrelet de chair autour de ses: hanches, et réussirent à l'enlever. Quand la gaine fut tombée à terre, Molly l’enjamba et d’un coup de pied, l'envoya promener à travers le salon. Son soutien-gorge avait éclaté tandis qu'elle se démenait pour se débarrasser de la ceinture. Elle le détacha donc et le jeta de côté. Tout de suite, elle fut soulagée et les larmes qui coulaient le long de ses joues se tarirent. Elle se sentait une autre femme quand elle pouvait aller et venir sans entraves et laisser son corps se détendre et retrouver ses proportions naturelles. Elle parcourut le salon dans les deux sens, promenant avec satisfaction ses mains grassouillettes sur les coussinets rebondis de sa chair décomprimée. Puis elle s’assit près de Lily et ramassa les chrysanthèmes. Elle en huma rapidement le parfum avant de les écraser dans le creux de ses seins. 

— Tu apprends à connaître les misères de la vie, mon chou, et ça ne fait que commencer, dit-elle en caressant les mains de Lily. T'as jamais eu un vrai père à toi et, maintenant, t'as perdu ton premier beau-père. C'est une dégoûtation, une vraie dégoûtation ! Tout ce qui te reste au monde aujourd’hui c'est moi — une vieille je-n'sais-trop-quoi qui vient d’enterrer l'homme sur qui je comptais pour s'occu- per de nous, — du moins pour les dix ans à venir. Et regarde-moi un peu, sanglota-t-elle pitoyablement. Regarde un peu de quoi j'ai l'air. Je ne vois pas qui voudrait m'épouser aujourd'hui, alors qu'il y a le choix avec toutes ces petites veuves efflanquées. Et mes cheveux qui ne prennent pas l'ondulation, et pas moyen de trouver une gaine qui m'avantage un peu, et mon soutien-gorge ne tient plus rien, et d'abord les hommes, ils s'imaginent tous que, passé trente-cinq ans, les veuves elles ne leur donnent plus le même plaisir. Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais devenir ? 

Elle s'interrompit et posa sur Lily son regard éploré. L'expression désolée de leurs visages les incita toutes deux à s’abandonner à une nouvelle crise de larmes. 

— Si Putt avait vécu, dit Molly en faisant effort pour ravaler ses sanglots, si seulement Putt avait vécu, j'aurais suivi un régime et j'aurais fait teindre mes cheveux en un beau brun foncé. Mais il n’est plus là et c’est trop tard! 

Ayant dit, elle fut incapable de tenir en place ; elle se leva et erra sans but à travers le salon. Puis, brusquement, comme n'en pouvant plus de douleur, elle se jeta contre le mur et se mit à le marteler de ses poings. 

— C'est une dégoûtation, une vraie dégoûtation, gémit-elle. Il fallait que ça m'arrive à moi, et pourquoi, je. vous le demande? Pourquoi pas à quelqu'un d'autre, à une de ces femmes qui ne méritent pas d’avoir un homme pour s'occuper d'elles ? Et il a fallu que ça m'arrive après tout le mal que je m'étais donné pour mettre la main dessus. Et puis, Putt était un brave homme, même s’il était un peu gringalet et un peu faiblard du fond de culotte. Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais devenir ? 

Lily se leva et s’approcha de sa mère. Elle la prit dans ses bras et tenta de la consoler. Molly continua de gémir et de frapper le mur à coups de poings jusqu’à ce que Lily l’eût reconduite au divan. 

(...)


"Jenny toute nue" (Jenny by nature, 1961)

 Un roman tragique et provocateur, où Caldwell expose une fois de plus les contradictions du Sud américain. Jenny, héroïne innocente et sensuelle, paie le prix de sa liberté dans une société répressive. Un livre sombre mais puissant, caractéristique du talent de Caldwell pour les portraits sociaux sans concession.

Jenny, une jeune femme pauvre et sans attaches, vit dans une petite ville de Géorgie. Elle est naïve, sensuelle et instinctive, vivant sans complexes dans un environnement puritain. Son attitude libre et sa beauté provoquent désir et jalousie chez les hommes comme chez les femmes. Les habitants de la ville voient Jenny comme une "fille facile", mais elle ne comprend pas leur hypocrisie. Plusieurs hommes tentent de la séduire ou de l’exploiter, mais elle reste indifférente aux conventions sociales. Une femme pieuse, Mrs. Purdy, essaie de la "sauver" en l’envoyant dans une église, mais Jenny ne s’y reconnaît pas. Shad, un marginal et violent personnage, s’attache à Jenny mais leur relation passionnée vire au cauchemar : Shad veut la contrôler, tandis que Jenny cherche tout simplement à vivre librement. Et lorsque Jenny se refuse à lui obéir, tout bascule. Une nuit, Shad, ivre et jaloux, s'attaque à Jenny dans un accès de rage. La scène est violente, et l’histoire se termine de manière tragique et abrupte, comme souvent chez Caldwell. Jenny, qui incarnait la nature libre et instinctive, est battue à mort par Shad. Comme souvent chez Caldwell, il n’y a pas de punition pour Shad ni de rédemption, la violence masculine et l’hypocrisie sociale triomphent. (traduction Gallimard)

 

"As though twilight had been forgotten in the hasty changing of the season, nightfall was coming with a sudden onrush of darkness that day in October. It was the time of year when the mildness of summer, if it lingered too long, was always overwhelmed by the ruthless force of winter. In mid-morning an icy wind had swept downward over the sedge-yellow hills from the Piedmont in the north, raging furiously under the dark low clouds and bringing the first cold weather of winter that year to the town of Sallisaw and the surrounding ploughlands and low-country pastures. During the afternoon the wind- storm had passed away, leaving the air calm and frosty under the overcast sky. And now, while the grey day- light rapidly gave way to darkness, the tall two-storey wooden house creaked faintly as the cold night settled upon the timbers. When morning came, the red and yellow chrysanthemum blossoms would be blighted and drooping, and the frostbitten green leaves would begin to tumble from the grapevines that had grown so luxuriantly on the arbour in the back yard during the summer. 

Jenny Royster leaned forward in her chair, still care- fully watching the deserted street through the window, and turned the gas flame a little higher. After adjusting the flame, she leaned backward in the comforting warmth of the heater and folded her arms over her stomach. With a heave of her arms, she eased the strain of her heavy breasts. 

For the next several minutes, her lips twitching with the thoughts that raced through her mind, Jenny waited anxiously for the first glimpse of Judge Milo Rainey in the fading light. She hoped he would get there before it was completely dark, because she wanted to be able to see him in time to open the front door as soon as he came up the porch steps. 

A speeding automobile came up viltitaicutice Street, its lights momentarily brightening the heavy-limbed water-oak trees in front of the house, and then the car quickly disappeared from sight and left the street darker than ever. 

Suddenly emerging from the gloom of the night, somebody walked briskly towards the house. 

Certain that she had recognised the erect figure of Judge Rainey, Jenny was on her feet in an instant, moving her fleshy body with ease, and then, turning on the lights as she went, she hurried to the hall. Jenny had barely enough time to glance at herself in the mirror and push her fluffy brown hair into place before he reached the front door. 

Judge Rainey, stamping his feet to drive away the chill and blowing the warmth of his breath into his clasped hands, came into the hall without a word. It was his nature to be deliberate in speech and action, and, because of his composure, it was not often that he was found to be impulsive or without forethought. After hanging up his hat and taking off his overcoat, he turned to Jenny with a smile on his tautly lined face. “There’s one thing I can always count on for sure when I come to your house, Jenny,’ he said in a way of greeting as he smiled at her. ‘And the fulfilment is never less pleasing than the anticipation.’ 

“What is that, Milo ?’ she asked. ‘I don’t always know what you mean, but I like the way you say it.’ 

“You are always waiting to welcome me at the thresh- old, Jenny. In all these years we’ve known each other, summer and winter alike, I’ve never had to stand out there on the porch and bang on the door like an ordinary mortal. 

You always give me the feeling that I’m especially privileged.’ 

Jenny took his overcoat and placed it on the hanger under his hat. 

‘It’s just my own personal way of doing things for you, Milo,’ she said. ‘And I like to do personal things for you. It’s one of the best weaknesses I’ve got.’ 

‘And Ill never fail to appreciate it, Jenny,’ he told her as she faced him again. ‘A woman’s touch is one of the few things a man is blessed with in this life.’ 

Judge Rainey was tall and lean and nervously ener- getic, and he gave the appearance of being much younger than he actually was. Even though his bushy black hair was faintly streaked with grey, his posture was erect and his voice was deep and firm. He was always dressed in conservative dark suits, starched white shirts, black shoes, and a maroon bow tie....

(...)

Comme si le crépuscule avait été oublié dans le changement hâtif des saisons, la nuit tombait ce jour d’octobre dans une soudaine ruée d’obscurité. C’était cette période de l’année où la douceur de l’été, si elle s’attardait trop longtemps, se trouvait toujours submergée par la force impitoyable de l’hiver. En milieu de matinée, un vent glacé avait balayé les collines jaunies par les herbes folles, descendant des contreforts du Piémont au nord, rugissant avec fureur sous les nuages bas et sombres, apportant le premier froid hivernal de l’année à la ville de Sallisaw et aux terres labourées et pâturages des alentours. L’après-midi, la tempête de vent s’était évanouie, laissant l’air calme et givré sous le ciel couvert. Et maintenant, tandis que la lumière grise du jour cédait rapidement place à l’obscurité, la grande maison en bois à deux étages craquait faiblement sous le froid nocturne qui s’installait dans ses poutres. Au matin, les fleurs de chrysanthèmes rouges et jaunes seraient flétries et pendantes, et les feuilles vertes gelées commenceraient à tomber des vignes qui avaient poussé si luxuriantes sur la tonnelle du jardin pendant l’été.

Jenny Royster se pencha en avant sur sa chaise, continuant de surveiller attentivement la rue déserte à travers la fenêtre, et augmenta légèrement la flamme du chauffage. Après avoir réglé la flamme, elle se renversa dans la chaleur réconfortante du radiateur et croisa les bras sur son ventre. D’un mouvement de ses bras, elle soulagea la tension causée par le poids de sa poitrine.

Pendant les minutes qui suivirent, ses lèvres tressaillant au rythme des pensées qui traversaient son esprit, Jenny attendit avec anxiété le premier aperçu du juge Milo Rainey dans la lumière déclinante. Elle espérait qu’il arriverait avant que la nuit ne soit complètement tombée, car elle voulait pouvoir le voir à temps pour ouvrir la porte d’entrée dès qu’il monterait les marches du porche.

Une voiture lancée à toute vitesse remonta la rue, ses phares illuminant brièvement les chênes aquatiques aux branches lourdes devant la maison, puis disparut rapidement, laissant la rue plus sombre que jamais.

Soudain, émergeant des ténèbres de la nuit, quelqu’un marcha d’un pas vif vers la maison.

Certaine d’avoir reconnu la silhouette droite du juge Rainey, Jenny se leva en un instant, déplaçant son corps pulpeux avec aisance, puis, allumant les lumières en chemin, se précipita dans le couloir. Jenny eut tout juste le temps de se jeter un coup d’œil dans le miroir et de rajuster ses cheveux bruns ébouriffés avant qu’il n’atteigne la porte d’entrée.

Le juge Rainey, frappant du pied pour chasser le froid et soufflant dans ses mains jointes pour les réchauffer, entra dans le couloir sans un mot. Il était dans sa nature d’être mesuré dans ses paroles et ses actes, et, en raison de son calme, il était rare qu’on le trouve impulsif ou irréfléchi. Après avoir accroché son chapeau et enlevé son manteau, il se tourna vers Jenny avec un sourire sur son visage aux traits tendus.

— Il y a une chose dont je peux toujours être sûr quand je viens chez toi, Jenny, dit-il en guise de salutation tout en lui souriant. Et la réalité n’est jamais moins agréable que l’anticipation.

— Qu’est-ce que c’est, Milo ? demanda-t-elle. Je ne comprends pas toujours ce que tu veux dire, mais j’aime bien la manière dont tu le dis.

— Tu es toujours là pour m’accueillir sur le seuil, Jenny. Toutes ces années que nous nous connaissons, été comme hiver, je n’ai jamais eu à rester planté sur le porche à frapper à la porte comme un simple mortel. Tu me donnes toujours l’impression d’être privilégié.

Jenny prit son manteau et le suspendit sous son chapeau.

— C’est juste ma manière personnelle de faire les choses pour toi, Milo, dit-elle. Et j’aime faire des choses personnelles pour toi. C’est l’une de mes meilleures faiblesses.

— Et je ne cesserai jamais de l’apprécier, Jenny, lui dit-il alors qu’elle lui faisait face à nouveau. Le toucher d’une femme est l’une des rares bénédictions qu’un homme reçoive dans cette vie.

Le juge Rainey était grand, mince et nerveusement énergique, et il paraissait bien plus jeune que son âge. Bien que ses cheveux noirs et touffus fussent légèrement striés de gris, sa posture était droite et sa voix grave et ferme. Il était toujours vêtu de costumes sombres et sobres, de chemises blanches amidonnées, de chaussures noires et d’un nœud papillon bordeaux.

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