John Rawls (1921-2002), "A Theory of Justice" (Théorie de la justice, 1971), Political Liberalism" (1993),  "The Law of Peoples" (1999, Le Droit des gens), "Justice as Fairness" (2001, La Justice comme équité) - Robert Nozick (1938-2002), "Anarchy, State, and Utopia" (1974) - Amartya Sen (1933), "Collective choice and social welfare" (1970) - Michael Walzer (1935), "Spheres of Justice" (1983), Gerald Cohen (1941-2009), "Self-ownership, Freedom and Equality" (1995) - ....

Last update: 12/12/2022


Début XXIe, France - Dans un monde dans lequel s'est considérablement affaiblie la fameuse démarcation idéologique droite - gauche, le politique n'est plus tant une affaire d'idées que de choix de gouvernances de sujets sociétaux au gré des tensions humaines. Dominent deux figures centrales, ni de droite ni de gauche, qui se sont emparées des clés du pouvoir, l'une est populiste, défend, dit-elle, la personne ordinaire face aux élites et toute médiation entre le peuple et le dirigeant plébiscité, l'autre, technocratique, ne croit qu'aux vertus de l'expertise et de la quantification sociale au service de la performance, de la productivité et des élites économiques. On peut aisément rapprocher "technocrate" et "utilitariste", l'un et l'autre ne font aucune distinction entre les personnes et ignorent la manière selon laquelle le maximum de bien-être pourrait se répartir entre les individus, pour ne viser qu'à maximiser le bonheur du plus grand nombre, une notion du plus grand nombre qui, en fait, recouvre pudiquement celle des classes sociales les plus favorisées : dans ce schéma, les plus défavorisés sont ainsi souvent mis à contribution ou tout simplement sacrifiés sur l'autel du critère utilitariste du bien-être. La théorie utilitariste est de fait dans le viseur d'un John Rawls (« Des hommes nés dans des positions sociales différentes ont des perspectives de vie différentes, déterminées en partie par le système politique et les circonstances économiques et sociales », Rawls, [1971, 1987) ...

 

Dans les années 1970, en pleine résurgence du néolibéralisme et sous domination de bien des prix Nobel américains d'économie (de Kenneth Arrow, John Hicks à James Buchanan), il y a une façon quasi naturelle de présenter la société et d'évoquer l'évidence du "choix rationnel" qui semble rendre vain toute tentative de penser autrement la "justice sociale". Rawls, l'économiste, doit se faire philosophe, pour concevoir une première version de sa "Théorie de la justice" (1971), puis répondre aux critiques virulentes des économistes pour en venir à exprimer une position nettement plus tranchée, "La justice comme équité : une reformulation" (2001) ...

 

1971 - La philosophie peut-elle encore aujourd'hui étayer quelques alternatives et tenter de répondre à des questions politiques de manière plus objective, peut-on donner à toute prise de décision politique personnelle une base philosophique plus solide?

Karl Marx tenait sa philosophie pour objective. John Rawls propose, quant à lui, une forme alternative d'objectivité, pour répondre à deux questions foncièrement politiques,

- quels principes de justice choisir pour notre société?

- quelle répartition de richesse favoriser?

Une évidence : nous ne jugeons les idées politiques que d'après les effets qu'elles auront pour nous, et nous sommes pratiquement incapables ne nous déterminer pour une politique qui serait bénéfique pour tous. De plus, notre société est bien structurée en groupes privilégiés, détenant le pouvoir politique décisif, des classes défavorisées et une masse, indifférente tant qu'elle échappe à tout phénomène de rupture.

Introduire une certaine objectivité reste possible, nous dit Rawls, une "expérience de pensée" peut être menée nous permettant de dépasser nos positions si subjectives sur la justice. Il nous faut donc  partir d'une position originelle dans laquelle un "voile d'ignorance" empêche les individus de connaître leurs richesses, leurs statuts sociaux et leurs atouts naturels, permettant ainsi à chacun d'agir dans l'intérêt de tous et de structurer ainsi, avec une certaine garantie d'équité, un partage de la liberté et des richesses ..

 

La philosophie politique s'est pratiquement structurée autour de deux problématiques, celui de l'organisation de nos sociétés et celle de l'apparition de formes inédites d'exercice du pouvoir. Si les exigences relatives à l'organisation de la société semblent constamment, ou par soubresauts, évoluer, poussées aujourd'hui le plus souvent par des préoccupations plus sociétales que politiques, l'avènement de l'Etat moderne ne signifie pas la fin de l'histoire: la démocratie, le libre-échange ou les droits de l'homme ne peuvent constituer des fins en soi, quoique nous soyons désormais incapables de progresser politiquement plus en avant et restons arc-boutés sur la préservation, fondamentale, de ces valeurs. Quant à l'apparition continue de formes inédites d'exercice du pouvoir, d'un pouvoir qui souvent excède les non-dits ou les mal-dits de la démocratie et de la représentation populaire, elle rappelle que nous déléguons ce pouvoir à des êtres humains ou des groupes humains discutables et faillibles, insuffisamment contrôlés, et qu'aucune réponse à ce jour n'a été véritablement apportée à ses questions séculaires de justice et d'équité. Le désir de préservation de la paix sociale l'emporte désormais dans nos sociétés sur toute autre considération...

 

Au long de ce chemin s'efforçant de déterminer les conditions d'une "société juste", la tradition du "contrat social" est l'une des clés permettant d'espérer résoudre cette fameuse équation de notre vie en société, établie sans doute depuis que l'être humain pense sa condition et depuis absolument inchangée, comme si des siècles d'histoire n'avaient servi à rien. Comment vivre dans une société d'êtres humains rongés par les divisions et les conflits, et, pour certains auteurs, et non des moindres, comment réinstituer une harmonie "naturelle", un vivre ensemble préservant les intérêts et la liberté de chacun. 

Ce que l'on sait, avec quelque certitude, c'est qu'un jour il y eut irruption de l'inégalité, inégalité entre les possédants et ceux qui n'ont rien, et que depuis rien a changé...

 

En 380 av. notre ère, Platon examinait la nature de la justice et les conditions d'une société juste dans "La République", Thomas Hobbes en 1651 exposait une théorie du contrat social dans "Le Léviathan", que John Locke reprenait en 1689 dans son "Second traité du gouvernement civil", construisant les fondements de la théorie de l'Etat moderne et suggérant l'idée de droits individuels applicables dans une certaine forme d'Etat. Va naître ainsi en 1762 la notion de "Contrat social" explicitée par Jean-Jacques Rousseau : les individus sont censés renoncés à une partie de leur liberté en échange de la protection de l'Etat, cette logique du renoncement devient une évidence qui entre dans notre langage courant et sert depuis à de très nombreuses justifications de bien des pouvoirs. Une évidence qui demeure pourtant bien discutable ...

 

Rawls, dans son célèbre livre, "Théorie de la Justice" reprend cette idée et propose une variante du contrat social qui permettrait de réconcilier, du moins le pensait-il, deux idées pratiquement irréductibles, l'idée de liberté et celle d'égalité. C'est un véritable modèle de coopération que propose l'auteur, dans lequel les individus peuvent s'accorder sur une idée de justice qui reposerait moins sur l'intérêt personnel que sur l'équité et l'action juste, établissant ainsi les fondements d'une démocratie sociale...


(John Rawls - PART ONE. THEORY - CHAPTER I. JUSTICE AS FAIRNESS -  1. THE ROLE OF JUSTICE)

"Justice is the first virtue of social institutions, as truth is of systems of thought. A theory however elegant and economical must be rejected or revised if it is untrue; likewise laws and institutions no matter how efficient and well-arranged must be reformed or abolished if they are unjust. Each person possesses an inviolability founded on justice that even the welfare of society as a whole cannot override. For this reason justice denies that the loss of freedom for some is made right by a greater good shared by others. It does not allow that the sacrifices imposed on a few are outweighed by the larger sum of advantages enjoyed by many. Therefore in a just society the liberties of equal citizenship are taken as settled; the rights secured by justice are not subject to political bargaining or to the calculus of social interests. The only thing that permits us to acquiesce in an erroneous theory is the lack of a better one; analogously, an injustice is tolerable only when it is necessary to avoid an even greater injustice. Being first virtues of human activities, truth and justice are uncompromising.

 

La justice est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité l'est des systèmes de pensée. Une théorie, aussi élégante et économique soit-elle, doit être rejetée ou révisée si elle est fausse ; de même, les lois et les institutions, aussi efficaces et bien organisées soient-elles, doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice, que même le bien-être de la société dans son ensemble ne peut supplanter. C'est pourquoi la justice refuse que la perte de liberté des uns soit compensée par un plus grand bien partagé par les autres. Elle ne permet pas que les sacrifices imposés à quelques-uns soient compensés par la somme plus importante des avantages dont jouissent de nombreuses personnes. C'est pourquoi, dans une société juste, les libertés d'une citoyenneté égale sont considérées comme acquises ; les droits garantis par la justice ne sont pas soumis au marchandage politique ou au calcul des intérêts sociaux. La seule chose qui nous permette d'accepter une théorie erronée est l'absence d'une meilleure théorie ; de même, une injustice n'est tolérable que lorsqu'elle est nécessaire pour éviter une injustice encore plus grande. Vertus premières de l'activité humaine, la vérité et la justice sont intransigeantes.

 

"These propositions seem to express our intuitive conviction of the primacy of justice. No doubt they are expressed too strongly. In any event I wish to inquire whether these contentions or others similar to them are sound, and ifso how  they can be accounted for. To this end it is necessary to work out a theory of justice in the light of which these assertions can be interpreted and assessed. I shall begin by considering the role of the principles of justice. Let us assume, to fix ideas, that a society is a more or less self-sufficient association of persons who in their relations to one another recognize certain rules of conduct as binding and who for the most part act in accordance with them. Suppose further that these rules specify a system of cooperation designed to advance the good of those taking part in it. Then, although a society is a cooperative venture for mutual advantage, it is typically marked by a conflict as well as by an identity of interests. There is an identity of interests since social cooperation makes possible a better life for all than any would have if each were to live solely by his own efforts. There is a conflict of interests since persons are not indifferent as to how the greater benefits produced by their collaboration are distributed, for in order to pursue their ends they each prefer a larger to a lesser share. A set of principles is required for choosing among the various social arrangements which determine this division of advantages and for underwriting an agreement on the proper distributive shares. These principles are the principles of social justice: they provide a way of assigning rights and duties in the basic institutions of society and they define the appropriate distribution of the benefits and burdens of social cooperation.

 

Ces propositions semblent exprimer notre conviction intuitive de la primauté de la justice. Sans doute sont-elles exprimées trop fortement. Quoi qu'il en soit, je souhaite savoir si ces affirmations ou d'autres semblables sont fondées et, dans l'affirmative, comment on peut en rendre compte. À cette fin, il est nécessaire d'élaborer une théorie de la justice à la lumière de laquelle ces affirmations peuvent être interprétées et évaluées. Je commencerai par examiner le rôle des principes de justice. Supposons, pour fixer les idées, qu'une société est une association plus ou moins autosuffisante de personnes qui, dans leurs relations mutuelles, reconnaissent certaines règles de conduite comme contraignantes et qui, pour la plupart, agissent conformément à ces règles. Supposons en outre que ces règles définissent un système de coopération destiné à promouvoir le bien de ceux qui y participent. Alors, bien qu'une société soit une entreprise de coopération pour un avantage mutuel, elle est typiquement marquée par un conflit ainsi que par une identité d'intérêts. Il y a identité d'intérêts puisque la coopération sociale permet une vie meilleure pour tous que celle que chacun aurait s'il devait vivre uniquement de ses propres efforts. Il y a conflit d'intérêts parce que les personnes ne sont pas indifférentes à la manière dont sont répartis les avantages plus importants produits par leur collaboration, car, pour poursuivre leurs fins, elles préfèrent chacune une part plus grande qu'une part plus petite. Un ensemble de principes est nécessaire pour choisir parmi les divers arrangements sociaux qui déterminent cette division des avantages et pour garantir un accord sur les parts distributives appropriées. Ces principes sont les principes de justice sociale : ils permettent d'attribuer des droits et des devoirs dans les institutions de base de la société et ils définissent la répartition appropriée des avantages et des charges de la coopération sociale.

 

Now let us say that a society is well-ordered when it is not only designed to advance the good of its members but when it is also effectively regulated by a public conception of justice. That is, it is a society in which (1) everyoneaccepts and knows that the others accept the same principles of justice, and (2) the basic social institutions generally satisfy and are generally known to satisfy these principles. In this case while men may put forth excessive demands on one another, they nevertheless acknowledge a common point of view from which their claims may be adjudicated. If men’s inclination to self-interest makes their vigilance against one another necessary, their public sense of justice makes their secure association together possible. Among individuals with disparate aims and purposes a shared conception of justice establishes the bonds of civic friendship; the general desire for justice limits the pursuit of other ends. One may think of a public conception of justice as constituting the fundamental charter of a well-ordered human association.

 

Disons maintenant qu'une société est bien ordonnée lorsqu'elle est non seulement conçue pour promouvoir le bien de ses membres, mais aussi lorsqu'elle est effectivement régulée par une conception publique de la justice. En d'autres termes, il s'agit d'une société dans laquelle (1) chacun accepte et sait que les autres acceptent les mêmes principes de justice, et (2) les institutions sociales de base satisfont généralement et sont généralement connues pour satisfaire ces principes. Dans ce cas, si les hommes peuvent avoir des exigences excessives les uns envers les autres, ils reconnaissent néanmoins un point de vue commun à partir duquel leurs revendications peuvent être jugées. Si la tendance des hommes à l'intérêt personnel rend nécessaire leur vigilance les uns envers les autres, leur sens public de la justice rend possible leur association en toute sécurité. Entre des individus aux objectifs et aux buts disparates, une conception commune de la justice établit les liens de l'amitié civique ; le désir général de justice limite la poursuite d'autres fins. On peut considérer qu'une conception publique de la justice constitue la charte fondamentale d'une association humaine bien ordonnée.

 

 "Existing societies are of course seldom well-ordered in this sense, for what is just and unjust is usually in dispute. Men disagree about which principles should define the basic terms of their association. Yet we may still say, despite this disagreement, that they each have a conception of justice. That is, they understand the need for, and they are prepared to affirm, a characteristic set of principles for assigning basic rights and duties and for determining what they take to be the proper distribution of the benefits and burdens of social cooperation. Thus it seems natural to think of the concept of justice as distinct from the various conceptions of justice and as being specified by the role which these different sets of principles, these different conceptions, have in common. Those who hold different conceptions of justice can, then, still agree that institutions are just when no arbitrary distinctions are made between persons in the assigning of basic rights and duties and when the rules determine a proper balance between competing claims to the advantages of social life. Men can agree to this description of just institutions since the notions of an arbitrary distinction and of a proper balance, which are included in the concept of justice, are left open for each to interpret according to the principles of justice that he accepts. These principles single out which similarities and differences among persons are relevant in determining rights and duties and they specify which division of advantages is appropriate. Clearly this distinction between the concept and the various conceptions of justice settles no important questions. It simply helps to identify the role of the principles of social justice.

 

Les sociétés existantes sont bien sûr rarement bien ordonnées dans ce sens, car ce qui est juste et injuste est généralement contesté. Les hommes ne sont pas d'accord sur les principes qui doivent définir les termes fondamentaux de leur association. Malgré ce désaccord, nous pouvons dire qu'ils ont tous une conception de la justice. En d'autres termes, ils comprennent la nécessité d'un ensemble caractéristique de principes, qu'ils sont prêts à affirmer, pour attribuer des droits et des devoirs fondamentaux et pour déterminer ce qu'ils considèrent comme la bonne répartition des avantages et des charges de la coopération sociale. Il semble donc naturel de penser que le concept de justice est distinct des différentes conceptions de la justice et qu'il est spécifié par le rôle que ces différents ensembles de principes, ces différentes conceptions, ont en commun. Ceux qui ont des conceptions différentes de la justice peuvent donc toujours s'accorder sur le fait que les institutions sont justes lorsqu'aucune distinction arbitraire n'est faite entre les personnes dans l'attribution des droits et des devoirs fondamentaux et lorsque les règles déterminent un juste équilibre entre les revendications concurrentes concernant les avantages de la vie sociale. Les hommes peuvent s'accorder sur cette description des institutions justes car les notions de distinction arbitraire et de juste équilibre, qui sont incluses dans le concept de justice, sont laissées ouvertes à l'interprétation de chacun selon les principes de justice qu'il accepte.  Ces principes identifient les similitudes et les différences entre les personnes qui sont pertinentes pour déterminer les droits et les devoirs et ils précisent quelle répartition des avantages est appropriée. Il est clair que cette distinction entre le concept et les différentes conceptions de la justice ne règle aucune question importante. Elle permet simplement d'identifier le rôle des principes de justice sociale.

(....)


John Rawls (1921-2002), "A Theory of Justice" (1971)

Le philosophe John Rawls, professeur dans les universités de Princeton (1939, 1946), d'Oxford (1952), de Cornell, au MIT puis à Harvard (1964),  a écrit l'un des ouvrages les influents en théorie politique du XXe siècle, "A Theory of Justice". C'est dans un ouvrage de 1935, publié par l'économiste américain Frank Knight (1885-1972, Economic Theory and Nationalism), qu'il trouvera les bases de sa fameuse théorie de la justice, c'est aussi dans son expérience du Japon d'après-guerre où l'armée américaine devait concevoir de nouvelles autorités sociales et politiques en faisant table rase du passé, et c'est pendant la guerre du Viêt Nam qu'il rédigera ses principaux écrits, une guerre qui voit une minorité en appelait à la conscience de la majorité et des méthodes de recrutement discutables...

Inégalité des richesses et principes de justice - Là comme ailleurs, les inégalités économiques et sociales conduisent à des injustices qui profitent aux plus riches et aux corporations, au détriment des plus défavorisés, là comme ailleurs on peut identifier certains privilèges socio-économiques qui permettent à certains de s'attribuer plus qu'un partage équitable. Presque toute société comporte des inégalités, comment donc les corriger si ce n'est à leur source via les institutions sociales (les systèmes de santé, le système électoral, le système éducatif) qui doivent garantir à tous un accès égalitaire et mettre en oeuvre un système de redistribution. Seul un système capitaliste doté de fortes institutions serait à même de garantir une justice plus équitable. Rawls se situe dans un contexte global de sociétés pluralistes et multiculturelles, l('élément essentiel étant non pas de partager un code moral commun mais un engagement moral avec la structure de la société ...

Quels sont les principes qui soutiennent cette justice redistributive? En premier lieu, on ne peut justifier et approuver ces principes qu'en appliquant des procédures communément admises pour parvenir aux décisions, ce sont des procédures démocratiques dans lesquelles le débat et la délibération sont essentielles ...

 

Le voile de l'ignorance - Comment répondre aux questions politiques plus objectivement, c'est-à-dire non pas trancher pour qui voter et quelles idées politiques soutenir en se basant sur les effets bénéfiques que ses idées auraient sur nos propres existences, - comportement qui est par définition celui des classes sociales les plus aisées -, mais en se posant la question des conséquences sur l'ensemble du corps social...

 

C'est dans ce cadre que Rawls se livre à un exercice de pensée : il nous imagine dans une "position originelle" (an "original position"), une situation qui aurait précédé la création de la société quand n'avait pas été réalisée la pseudo-répartition de la richesse et de la propriété, une pseudo-répartition qui n'a rien de naturelle, faut-il encore le rappeler et dont l'évidence est plus que discutable...

 

"For example, if a man knew that he was wealthy, he might find it rational to advance the principle that various taxes for welfare measures be counted unjust; if he knew that he was poor, he would most likely propose the contrary principle. To represent the desired restrictions one imagines a situation in which everyone is deprived of this sort of information. One excludes the knowledge of those contingencies which sets men at odds and allows them to be guided by their prejudices. In this manner the veil of ignorance is arrived at in a natural way. This concept should cause no difficulty if we keep in mind the constraints on arguments that it is meant to express..."

"Par exemple, si un homme savait qu’il était riche, il pourrait trouver rationnel de faire valoir le principe selon lequel les diverses taxes pour les mesures d’aide sociale sont injustes; s’il savait qu’il est pauvre, il proposerait très probablement le principe contraire. Pour représenter les restrictions souhaitées on imagine une situation dans laquelle tout le monde est privé de ce genre d’information. On exclut la connaissance de ces contingences qui mettent les hommes en désaccord et leur permettent d’être guidés par leurs préjugés. De cette manière, le voile de l’ignorance est posé de manière naturelle. Ce concept ne devrait pas causer de difficulté si nous gardons à l’esprit les contraintes sur les arguments qu’il est censé exprimer..."

 

Imaginons donc un "voile d'ignorance" (a "veil of ignorance") qui nous dissimule notre identité et tous les faits de notre vie, notre place présente et à venir dans la hiérarchie économico-sociale, notre richesse, notre statut social, nos atouts naturels, nos capacités par rapport aux autres, notre origine ethnique, notre sexe. Si donc nous sommes placés derrière ce voile, quels principes de justice choisirons-nous pour la société dans laquelle nous vivons, et quelle répartition de richesses favoriserons-nous? 

 

Le raisonnement repose donc sur une hypothèse, si je ne connais pas ma place dans la société qui sera créée, mon intérêt personnel et rationnel m'obligera à voter pour un monde dans lequel tout un chacun reçoit un traitement équitable, c'est par cette expérience de pensée que nous pourrions peut-être atteindre des idéaux auxquels la plupart des citoyens adhèreront...

 

"Together with the veil of ignorance, these conditions define the principles of justice as those which rational persons concerned to advance their interests would consent to as equals when none are known to be advantaged or disadvantaged by social and natural contingencies.

There is, however, another side to justifying a particular description of the original position. This is to see if the principles which would be chosen match our considered convictions of justice or extend them in an acceptable way. We can note whether applying these principles would lead us to make the same judgments about the basic structure of society which we now make intuitively and in which we have the greatest confidence; or whether, in cases where our present judgments are in doubt and given with hesitation, these principles offer a resolution which we can affirm on reflection. There are questions which we feel sure must be answered in a certain way. For example, we are confident that religious intolerance and racial discrimination are unjust. We think that we have examined these things with care and have reached what we believe is an impartial judgment not likely to be distorted by an excessive attention to our own interests. These convictions are provisional fixed points which we presume any conception of justice must fit. But we have much less assurance as to what is the correct distribution of wealth and authority....

 

Le voile d'ignorance instauré, c'est toujours en imaginant que Rawls construit son raisonnement, et nous voici imaginant que que nous utiliserons probablement deux principes pour créer des conditions sociales et économiques "justes",

- le principe de liberté, 

- le principe de différence.

et que nous "maximiserons le minimum", nous assurant ainsi que les plus défavorisés ne seront pas trop désavantagés (ne pourrions-nous pas être dans ce dernier groupe après avoir levé le "voile"?). 

 

Des principes sont donc choisis, correspondant à nos convictions de justice ou les étendent d'une manière acceptable. Des principes émanant d'un certain nombre de questions auxquelles nous sommes convaincus qu'il faut répondre d'une certaine manière. Par exemple, nous sommes convaincus que l'intolérance religieuse et la discrimination raciale sont injustes. Ces questions ont été a priori examinés avec soin et nous pouvons affirmer que sommes parvenus à un jugement que nous croyons impartial et non susceptible d'être faussé par une attention excessive à nos propres intérêts. Ces convictions sont des points fixes provisoires auxquels nous supposons que toute conception de la justice doit correspondre. Mais nous sommes beaucoup moins sûrs de la répartition correcte des richesses et de l'autorité... Il nous faudra ici, ajoute l'auteur, chercher sans doute un moyen de dissiper nos doutes ...

 

Principes de liberté et de différence - Deux principes, derrière ce voile d'ignorance, nous donneront les clés d'une décision politique plus objective, les principes de liberté et de différence. 

- Le principe de liberté ("the difference principle") défend des droits égaux dans un système élargi de libertés de base (liberté de conscience, liberté d'expression, droit de vote, droit de propriété, liberté d'association) ...

- le principe d'indifférence ("the equal opportunity principle", qui deviendra "the difference principle") postule que dans un système  d'ignorance de notre statut, ne sachant pas dans quelle situation pourrait conduire chacun de nous dans une société inégalitaire, nous nous efforcerons d'améliorer la situation des plus défavorisés car nous pourrions connaître le même sort, c'est ainsi que s'impose en nous le devoir de rendre cette société aussi équitable que possible. Un principe d'indifférence qui va donc exclure toutes formes d'inégalités sociales ou économiques, si ce n'est que l'inégalité doit bénéficier aux moins favorisés et que chacun peut accroître sa richesse indépendamment du statut social...

 

"... The desire to follow rules impartially and consistently, to treat similar cases similarly, and to accept the consequences of the application of public norms is intimately connected with the desire, or at least the willingness, to recognize the rights and liberties of others and to share fairly in the benefits and burdens of social cooperation. The one desire tends to be associated with the other. This contention is certainly plausible but I shall not examine it here. For it cannot be properly assessed until we know what are the most reasonable principles of substantive justice and under what conditions men come to affirm and to live by them. Once we understand the content of these principles and their basis in reason and human attitudes, we may be in a position to decide whether substantive and formal justice are tied together.

 

Le désir de suivre des règles de manière impartiale et cohérente, de traiter des cas similaires de la même manière et d'accepter les conséquences de l'application des normes publiques est intimement lié au désir, ou du moins à la volonté, de reconnaître les droits et les libertés d'autrui et de partager équitablement les avantages et les charges de la coopération sociale. L'un des désirs tend à être associé à l'autre. Cette affirmation est certainement plausible, mais je ne l'examinerai pas ici. En effet, elle ne peut être évaluée correctement tant que nous ne savons pas quels sont les principes les plus raisonnables de la justice matérielle et dans quelles conditions les hommes en viennent à les affirmer et à les respecter. Une fois que nous aurons compris le contenu de ces principes et leur fondement dans la raison et les attitudes humaines, nous pourrons être en mesure de décider si la justice matérielle et la justice formelle sont liées.

(...)

 

John Rawls propose avec sa "THÉORIE DE LA JUSTICE" (A Theory of Justice) une théorie de la "justice comme équité" ("Justice as Fairness"), qui se veut opposée à l`intuitionnisme et à l'utilitarisme ..

L`objet premier de la justice est la "structure de base" de la société : la façon dont la constitution politique et les principales structures socio-économiques déterminent la répartition des avantages issus de la coopération sociale. 

C'est donc une théorie "politique", et non "métaphysique". Elle généralise et conduit au plus haut degré d`abstraction la conception d`un contrat social. Au contrat, Rawls substitue une "situation originelle" hypothétique. où les partenaires sont placés sous un "voile d`ignorance" : nul ne connaît sa place dans la société, le sort que lui réserve la répartition de ces "biens premiers" que tout être humain désire, sa propre conception du bien et les conditions historiques et matérielles de la société. 

La procédure d`argumentation, guidée par l`intérêt rationnel de chacun, conduit à un "accord originel" sur deux principes, cités précédemment, le principe de liberté et  le "principe de différence. Des règles complémentaires assurent la priorité du principe de liberté et de justice sur l'efficacité et le bien-être. 

Dans une seconde partie sont examinées les institutions d`une structure de base conforme aux principes : essentiellement celles de la démocratie constitutionnelle. Les principes sont aussi utilisables comme éléments d'une doctrine d`économie politique, sans préjuger du choix entre propriété privée ou socialisation des moyens de production. Le développement d`une théorie des devoirs et obligations politiques accorde une place importante à la tolérance. mais aussi à la désobéissance civile qui en appelle au "sens de la justice" de la majorité, comme facteurs de stabilisation d`un régime démocratique. 

C'est ainsi qu'est mis en évidence le "cercle vertueux" de la théorie entre les arguments en faveur des principes d`une part. et nos "convictions bien pesées" sur la justice de l`autre. La justice prime sur le bien, mais Rawls n`en cherche pas moins à démontrer leur congruence à travers une théorie du bien comme rationalité. 

Il terminera son ouvrage en montrant comment, dans une "société bien ordonnée", les projets rationnels de vie des individus expriment et renforcent leur sens de la justice, ce sens étant lui-même une partie de leur bien "rationnel" quelles que soient leurs autres convictions. (trad. Seuil, 1987). 


La notion de "justice" s'impose  comme une vertu nécessaire aux individus, tant dans leur conduite que dans leurs relations personnelles. En 1993, dans "Political Liberalism", John Rawls entreprendra de démontrer que sa théorie de la justice, loin d'être une conception globale du Bien, est parfaitement compatible avec une conception libérale du rôle de la justice. Il explore ainsi la légitimité de l'usage du pouvoir politique dans une démocratie livrée à cette diversité de visions du monde qu'autorise des institutions libres. Dans un Etat "neutre", la notion de "raison publique", qui porte que les règles morales ou politiques qui régissent notre vie sociale soient justifiables et acceptables par tous les individus, permettrait de gérer la légitimité du pouvoir en cas de désaccord éventuel sur la nature de la bonne vie. En 1999, son ouvrage sur "le droit des peuples" expose sa vision d'un ordre international durablement pacifique et tolérant. En 2001, sa théorie de "la justice comme équité" décrit une société de citoyens libres jouissant de droits fondamentaux égaux et agissant en pleine coopération au sein d'un système socio-économique égalitaire. 


Robert Nozick (1938-2002), 

"Anarchy, State, and Utopia" (Anarchie, utopie et Etat, 1974)

Robert Nozick, jadis socialiste enthousiaste et membre de la Nouvelle Gauche étudiante, enseigne à l'université de Harvard. Après avoir découvert Friedrich von Hayek, Ludwig von Mises et Ayn Rand, il devient l'un des chefs de file de la pensée "libertarienne" qui repose sur l'idée de l'Etat minimal et l'idée qu'une société juste respecte et protège la liberté de chaque individu. "Anarchie, Etat et utopie" s'ouvre sur l'affirmation suivante : "les individus ont des droits, il y a des choses qu'aucune personne ou groupe ne peuvent leur faire (sans violer leurs droits)", des droits moraux qui précèdent tout contrat social (cf. Locke) et qui ne peuvent être contestés quand bien même serait-ce pour concevoir quelque horizon radieux à notre société globale. Robert Nozick conteste donc John Rawls et sa Théorie de la Justice, plus précisément son "principe de différence". Ce dernier soutient en effet que l'Etat devrait disposer de tous les pouvoirs nécessaires pour garantir aux citoyens les moins aisés d'être soutenus autant qu'il est possible. Pour Nozick, quiconque a acquis ce qu'il possède par des moyens considérés comme légitimes (une appropriation qui ne désavantage pas autrui, un transfert volontaire de propriété, une rectification d'injustice passée). Ayant affirmé la réalité de ces droits moraux comme les droits fondamentaux de tout individu et comme des droits susceptibles de se contracter ou de s'étendre au gré des actions et des interactions, Nozick ne précisera aucune théorie précise de leurs fondements....

Reste que, « les philosophes de la politique doivent désormais ou bien travailler à l’intérieur de la théorie de Rawls, ou bien expliquer pourquoi ils ne le font pas » ...

 

"INDIVIDUALS have rights, and there are things no person or group may do to them (without violating their rights). So strong and far-reaching are these rights that they raise the question of what, if anything, the state and its officials may do. How much room do individual rights leave for the state? The nature of the state, its legitimate functions and its justifications, if any, is the central concern of this book; a wide and diverse variety of topics intertwine in the course of our investigation. Our main conclusions about the state are that a minimal state, limited to the narrow functions of protection against force, theft, fraud, enforcement of contracts, and so on, is justified; that any more extensive state will violate persons’ rights not to be forced to do certain things, and is unjustified; and that the minimal state is inspiring as well as right. Two noteworthy implications are that the state may not use its coercive apparatus for the purpose of getting some citizens to aid others, or in order to prohibit activities to people for their own good or protection.

 

LES INDIVIDUS ont des droits et il y a des choses qu'aucune personne ou groupe ne peut leur faire (sans violer leurs droits). Ces droits sont si forts et si étendus qu'ils soulèvent la question de savoir ce que l'État et ses fonctionnaires peuvent faire, le cas échéant. Quelle place les droits individuels laissent-ils à l'État ? La nature de l'État, ses fonctions légitimes et ses justifications éventuelles constituent la préoccupation centrale de ce livre ; une grande variété de sujets s'entrecroisent au cours de notre enquête. Nos principales conclusions sur l'État sont qu'un État minimal, limité aux fonctions étroites de protection contre la force, le vol, la fraude, l'exécution des contrats, etc., est justifié ; que tout État plus étendu violerait les droits des personnes à ne pas être forcées à faire certaines choses et serait injustifié ; et que l'État minimal est une source d'inspiration et de droit. Deux implications notables sont que l'État ne peut pas utiliser son appareil coercitif dans le but d'amener certains citoyens à en aider d'autres, ou pour interdire des activités à des personnes pour leur propre bien ou leur propre protection.

 

"Despite the fact that it is only coercive routes toward these goals that are excluded, while voluntary ones remain, many persons will reject our conclusions instantly, knowing they don’t want to believe anything so apparently callous toward the needs and suffering of others. I know that reaction; it was mine when I first began to consider such views. With reluctance, I found myself becoming convinced of (as they are now often called) libertarian views, due to various considerations and arguments. This book contains little evidence of my earlier reluctance. Instead, it contains many of the considerations and arguments, which I present as forcefully as I can. Thereby, I run the risk of offending doubly: for the position expounded, and for the fact that I produce reasons to support this position.

 

Malgré le fait que seules les voies coercitives vers ces objectifs soient exclues, alors que les voies volontaires sont maintenues, de nombreuses personnes rejetteront instantanément nos conclusions, sachant qu'elles ne veulent pas croire quelque chose d'aussi insensible aux besoins et à la souffrance d'autrui. Je connais cette réaction ; c'était la mienne lorsque j'ai commencé à envisager de tels points de vue. C'est à contrecœur que j'ai commencé à être convaincu des opinions libertaires (comme on les appelle souvent aujourd'hui), à la suite de diverses considérations et arguments. Ce livre ne contient que peu de preuves de mes réticences antérieures. Au contraire, il contient un grand nombre de considérations et d'arguments que je présente avec autant de force que possible. Je cours donc le risque d'offenser doublement : pour la position exposée et pour le fait que je produise des raisons pour soutenir cette position.

 

My earlier reluctance is not present in this volume, because it has disappeared. Over time, I have grown accustomed to the views and their consequences, and I now see the political realm through them. (Should I say that they enable me to see through the political realm?) Since many of the people who take a similar position are narrow and rigid, and filled, paradoxically, with resentment at other freer ways of being, my now having natural responses which fit the theory puts me in some bad company. I do not welcome the fact that most people I know and respect disagree with me, having outgrown the not wholly admirable pleasure of irritating or dumbfounding people by producing strong reasons to support positions they dislike or even detest.

 

Mes réticences antérieures ne sont pas présentes dans ce volume, parce qu'elles ont disparu. Avec le temps, je me suis habitué à ces points de vue et à leurs conséquences, et je vois maintenant le monde politique à travers eux. (Devrais-je dire qu'ils me permettent de voir à travers le monde politique ?) Étant donné que de nombreuses personnes qui adoptent une position similaire sont étroites et rigides et, paradoxalement, remplies de ressentiment à l'égard d'autres façons d'être plus libres, le fait que j'aie maintenant des réponses naturelles qui correspondent à la théorie me place en mauvaise compagnie. Je ne me réjouis pas que la plupart des gens que je connais et respecte soient en désaccord avec moi, car j'ai dépassé le plaisir, pas tout à fait admirable, d'irriter ou d'abasourdir les gens en produisant des raisons solides pour soutenir des positions qu'ils n'aiment pas ou même détestent..."

 

Dans l'une de ses pages de conclusion les plus connues, Robert Nozick aborde la question des impôts utilisés par les Etats modernes pour la redistribution des revenus, une question d'autant plus moralement indéfendable qu'elle prend chez notre auteur la forme de travaux forcés ou d'esclavage, une partie du travail d'un individu profitant obligatoirement à d'autres ou ceux-ci exigeant une part du travail d'un seul comme un dû ...