Romans burlesques & réalismes - Charles Sorel (1599-1674), "Histoire comique de Francion" (1623) - Paul Scarron (1610-1660), "Le Roman comique" (1651-1657) - Cyrano de Bergerac (1619-1655), "Histoire comique des Etats et Empires de la lune" (1657) - Antoine Furetière (1619-1688), "Le Roman bourgeois" (1666) - ...
Last update 10/10/2021
"Au mépris du bon sens le burlesque effronté Trompa les yeux d’abord, plut par sa nouveauté: On ne vit plus en vers que pointes triviales... Cette contagion infecta les provinces, Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes. Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs, Et, jusqu'à d’Assoucv, tout trouva des lecteurs." (Boileau, Art poétique, I.) - 1648-1660, l'âge adulte du burlesque en littérature, une vingtaine d'années..
A côté du "grand monde" courtisant le pouvoir en cultivant, pour exister, "l'intelligence des traits d'esprit", d'autres esprits, en cette première moitié du XVIIe siècle, font revivre la bourgeoisie et le peuple et racontent "les choses comme elles sont". Contre les débauches d'imagination et les débordements stylistiques des romans précieux et porté par le succès des traductions de "Don Quichotte", de 1614 à 1618, une littérature d'inspiration baroque s'impose avec succès à l'époque de la régence d'Anne d'Autriche et de la Fronde (1643-1660), un mode d'écriture cultivant l'art de la discordance et jouant sur les effets d'opposition, mettant en scène tantôt un grand personnage auquel il prête un langage vulgaire, tantôt de petites gens, les gens de la rue ou de la campagne dans leur vie de chaque jour. C'est ainsi que Sorel publie de 1623 à 1632 "Francíon", et de 1627 à 1633 "le Berger extravagant", Tristan L'Hermite, "Le Page dísgracíé", Scarron, "le Roman comique" (1651-1657), Furetière, "le Roman bourgeois" (1666). "On voulait des histoires feintes qui représentassent les personnes comme elles sont et qui fussent une naïve peinture de leur condition et de leur naturel..." La parodie burlesque de l'épopée antique est un des domaines de prédilection de cet exercice de destruction massive de la noblesse des sentiments et de l'usage policé de la langue. Après le "Virgile travesti" de Scarron, Furetière écrira un "Quatrième Livre de l'Enéide travestie", Perrault un "Chant VI de l'Eneide" et d'Assoucy un "Ovide en belle humeur" (1668). A l'issu de ce passage quasi obligé aux antiques références culturelles, on vient ainsi, dans un français qui n'est plus perçu comme une langue «vulgaire» par rapport au latin, comme c'était encore le cas au siècle précédent, avec Cyrano à combattre tout conformisme et autorité par l'imagination et avec Furetière à dénoncer le poison insidieux que peut livrer sur des âmes "délicates" et sans expérience, la lecture de l'Astrée, un demi siècle plus tard...
(At the Procuress, Jan van Bijlert, Second quarter of 17th century, National Museum, Warsaw)
Charles Sorel (1602-1675)
La vie de Charles Sorel, sieur de Souvigny, est mal connue, il serait l'homme d'un seul
livre qu'il désavoua, Francion, et parmi ses contemporains il ne retint l'attention que de Guy Patin, son ami, et de Furetière, son ennemi. Mais ce bourgeois de Paris, entré très tôt dans la carrière littéraire, n`a jamais signé ses œuvres et écrivait sans le moindre soin. Il a fréquenté tout jeune les collèges de Paris dans lesquels on représente des tragédies antiques et des pastorales, et l'on dévore les romans du Moyen-âge, Morgant le géant, Mellusine, Robert le Diable, les quatre fils Aymont, la belle Maguelonne, le Roman de la Rose, le Roman du Renard, mais aussi les Amadis, les romans de chevalerie espagnols, puis vient L'Astrée (1607-1627). C'est ainsi que Sorel donne à dix-neuf ans son premier roman, l' "Histoire amoureuse de Cléagénor et de Dorístée" (1621), dans lequel l'héroïne, Doristée, passe cinq cents pages à changer de costume, inspirant en femme des passions furieuses à tous les cavaliers de France et d'Italie, ou déguisée en homme, réduite à la condition de domestique, et obligée de résister à toutes ses maîtresses. En 1622, il publie un nouveau roman, "le Palais d'Angélie", où des jeunes gens et des jeunes filles, réunis à la campagne, passent leurs loisirs à faire des vers et de la musique, et à raconter des histoires d'amour. Toutes ces histoires débutent ou finissent par un enlèvement.
A vingt et un ans, son chef-d'œuvre réaliste, la Vraye histoire comique de Francion, obtient un succès retentissant, et pourtant jamais il ne voulut en reconnaître la paternité. En moins de dix ans, le Francion. bien qu'inachevé, eut quinze éditions, toutes anonymes et les lecteurs ne cessèrent de réclamer le nom de l'auteur et la conclusion du roman. Celle-ci ne fut retrouvée qu'en 1838, dans les papiers d'un certain Nicolas Moulinet, sieur du Parc, gentilhomme lorrain mort depuis des années. La première édition du Francion a failli disparaître, comme d'autres ouvrages de la même époque, et de plus célèbres, comme L'Astrée de 1607 dont on ne connaît plus qu'un exemplaire, et comme les Lettres de Balzac de 1624.
Il tente de faire carrière à la cour, il devient secrétaire du comte de Cramail mais bien vite devra se contenter du titre de premier historiographe de France qu'il a acheté à son oncle en 1635.Mais il devra écrire pour survivre. Il tente sa chance dans toutes les directions et tous les genres, après le roman , l'anti-roman, des romans mi- précieux mi anti-précieux, le Berger extravagant (1627), véritable parodie qui anticipe sur le Roman bourgeois de Furetière, l'Anti-Roman ou l'histoire du berger Lysis (1633-1634), le roman précieux, "Vraie suite des aventures de la Polizène (1634), La Maison des jeux (1642), Le Parasite Mormon, histoire comique (1650), des livres d'Histoire (Histoire de France, la Science de l'Histoire, 1647-1665), philosophiques (La Science des choses corporelles, 1634, La Science des choses spirituelles, 1637), critiques (Le Jugement sur le Cid composé par un bourgeois de Paris, 1637), jusqu'à une étude des écrivains français de la première moitié du XVIIe (Bibliothèque françoise, 1664).
Son œuvre est vaste, diverse, et difficile à maîtriser tant il multiplia les pseudonymes et les masques, et pratiqua l'ambiguïté avec délectation. Il est surtout un satirique, et il a attaqué, avec une certaine verve dans ses écrits, les moeurs du XVIIe siècle; observées surtout dans la petite bourgeoisie, et les grands sentiments, l'emphase prétentieuse qui étaient si à la mode dans la société de cette époque, ainsi que les romans qui ont prétendu la peindre. Et les certitudes morales sont souvent tournées en dérision..
Dans l'Avertissement de la Science universelle (1635), Sorel nous explique : « J'ai premièrement composé des poésies et des histoires feintes, et puis je suis venu à écrire des histoires véritables, j'ai fait des discours de galanterie, et puis j'ai fait des discours moraux, et après des politiques et enfin des théologiques. J'ai commencé à montrer les fautes des poètes et après celles des historiens, et je suis venu ensuite à montrer celles des philosophes. Ainsi, des choses de plaisir je suis venu à celles qui sont utiles selon l'ordre du monde, et j'ai traité les choses de sciences et d'étude avec la meilleure méthode que j'ai pu trouver entre les vulgaires ; mais enfin voulant monter à un degré encore plus haut, j'ai entrepris de chercher tout ce qui se peut savoir selon la nature, sans être préoccupé des autorités anciennes. »
1623 - "Histoire comique de Francion", en laquelle sont descouvertes les plus subtiles finesses et trompeuses inventions, tant des hommes que des femmes de toutes sortes de conditions et d'ages. Non moins profitables pour s'en garder que plaisantes à la lecture...
La Vraie Histoire comique de Francion, publiée sans nom d`auteur, fut plusieurs fois remaniée (1623, 1626, 1633). Dans la tradition picaresque espagnole et la veine satirique, Sorel nous donne un singulier tableau des mœurs du siècle (au collège, à la campagne, chez les écrivains, à la cour...) qui témoigne d'une grande audace intellectuelle, exprimée dans une langue d'une réelle richesse: «Dans mon livre, on peut trouver la langue française tout entière» Advertissement de 1626). Pendant trois siècles, le roman ne fut connu que sous une forme très réductrice de ses audaces initiales, deux éditions donc, 1623 puis 1633 comme redécouverte d'une oeuvre transformée par son auteur. Le réalisme s'oppose ici au merveilleux, combattant le romanesque héroïque pour mettre en scène une « peinture naïve de toutes les diverses humeurs des hommes ». Sous l'apparence d'un récit simple et d'humeur, Sorel entreprend de décrire les défauts des hommes pour, dit-il, que les lecteurs les censurent. Francion est un gentilhomme breton envoyé à Paris pour se former dans un collège pédant et poisseux. Tour à tour poète, secrétaire et voyageur curieux, il va séduire Laurette, épouse volage d'un vieillard impuissant, personnifiant l`amour charnel, vénal, avant de partir en quête d'une autre femme dont il admire le portrait. Plus lointaine et plus difficile à posséder, Nays vit en Italie,elle symbolise la beauté pure et la possibilité d`un amour complet. Il l'épousera finalement après avoir encore séduit une troisième femme, Émilie. À partir de ce premier récit, le roman intègre toute sorte d'histoires et de narrations complémentaires, qui fragmentent la chronologie, s'arrêtent sur des portraits, emprunte à la vie quotidienne des silhouettes, des activités, des mœurs, des vocabulaires particuliers, en les soulignant de quelque satire (ainsi le pédant Hortensius a pour clé Guez de Balzac). Ici les paysans jouent les grossiers et les sauvages ; les courtisans brillent par leur arrogance ; les bourgeois par leur envie et leur souci du gain ; les poètes crottés par leur vanité...
"Voilà ce qui se passa entre Raymond et Francion, et, en effet, Raymond avoit raison de promettre qu'ils feroient une terrible chère; car il ne s'en voit guère de semblable à celle qu'il s'étoit proposée, et même leur débauche fut encore plus grande qu'il ne s'étoit imaginé. C'est pourquoi, ô vous, filles et garçons qui avez encore votre pudeur virginale, je vous avertis de bonne heure de ne point passer plus outre, ou de sauter par-dessus ce livre-ci, qui va réciter des choses que vous n'avez pas accoutumé d'entendre. L'on me dira que je les devois retrancher; mais sçachez que l'histoire seroit imparfaite sans cela; car, en ce qui est des livres satiriques comme celui-ci, il en est de même que du corps des hommes, qui sont le but de la haine et de la moquerie, quand ils sont châtrés. J'ai déjà fait connoitre qu'ayant entrepris de blâmer tous les vices des hommes et de me moquer de leurs sottises, il falloit écrire beaucoup de choses en leur naïveté, afin de les rendre ridicules par eux-mêmes. Il n'y a rien pourtant de si étrange que les mondains n'en disent pas beaucoup davantage. C'est pourquoi nous passerons outre à tout hasard, et nous considérerons que tout cela se fait sans aucun mauvais dessein, et pour passer gaiement quelques heures.
Nous dirons donc que Francion ne s'étonna point d'être vêtu comme il étoit, parce que Raymond et les autres gentilshommes l'étoient presque de pareille sorte. Les dames mêmes, qui n'étoient vêtues qu'à la légère et à l'ordinaire, furent menées dans une chambre où l'on leur avoit aussi apprêté des vêtemens à l'antique, parce qu'il n'y a rien qui fasse paroître les femmes plus belles et plus majestueuses. Agathe vint alors faire la révérence à Francion, à qui elle conta qu'elle avoit été au château de Valentin lui faire accroire qu'elle vouloit mener sa nièce en pèlerinage à un lieu de dévotion, à dix lieues de là, et que, par ce moyen, elle l'avoit conduite chez Raymond, selon le complot qu'elle avoit fait à la taverne.
L'on lui dit, à cette heure-là, qu'il falloit qu'elle s'allât habiller comme les autres; et, ne demandant pas mieux, afin de se voir brave encore une fois en sa vie, elle quitta Francion : un peu après elle revint, toute transportée d'aise, dire à tous les hommes qu'ils la suivissent vitement, et qu'elle leur montreroit quelque chose de beau. Une des dames étoit sortie de la chambre, où étoient toutes les autres, et s'étoit mise dans une qui étoit devant, pour s'y accommoder toute seule avec plus de liberté. Elle n'avoit rien que sa chemise, qu'elle ôta pour en secouer les puces, et, toute nue comme elle étoit, se mit après à frotter ses cuisses pour en ôter la crasse, et à rogner les ongles de ses pieds. Agathe ouvrit tout d'un coup la porte, dont elle avoit la clef; et la pauvrette, oyant la voix des hommes qui venoient, chercha quelque chose pour se couvrir; mais Agathe lui écarta tous ses habillemens. Elle étoit assise sur un lit où il n y avoit ni ciel ni rideaux; l'on n'y avoit laissé que la paillasse et le chevet, qu'elle s'avisa de prendre et le mettre sur sa tête pour se la cacher, de sorte que l'on ne la reconnut point. Étant à la ruelle, elle empoigna un des piliers du dossier de la couche; si bien que l'on ne la voyoit que par derrière. Chacun se prit à rire à la vue de ce bel objet, et l'on demanda à Agathe qui étoit cette dame. Elle répondit qu'elle n'en diroit rien, puisqu'elle avoit sçu si bien se cacher. Mais, ce dit Raymond, elle ne se cache qu'à la manière de certains oiseaux, qui croient que tous leurs petits membres ne peuvent plus être vus de personne, lorsqu'ils ont caché leur tête. Il n'est pas de même d'elle comme ces oiseaux, repartit Dorini; car l'on les peut reconnoilre aux plumes de leur corps, qui se montrent toujours, mais pas un de nous ne la peut reconnoître, s'il ne l'a vue autrefois toute nue. Francion s'approcha d'elle, et, l'ayant tâtée tout partout, l'embrassa au droit du nombril, et la tira le plus fort qu'il pût afin qu'ayant quitté sa prise il la retournât par devant pour voir son visage. Elle se tint si ferme, qu'il y perdit ses peines; et, comme elle montroit en cet état une paire de fesses des plus grosses et des mieux nourries du monde, il y eut quelqu'un qui dit avec exclamation : Âh ! mes- sieurs, que vois-je là ! Raymond, qui l'entendit, lui repartit incontinent : Eh quoi! avez- vous en horreur une des plus aimables parties qui soient au corps ? Qu'est-ce qu'il y a de laid à votre avis, et que l'on ne doive pas mettre en vue de tout le monde? Ce n'est ici autre chose que les deux extrémités des cuisses jointes ensemble : je prends autant de plaisir à voir cela qu'une autre partie : il n'y a que l'opinion du vulgaire qui l'ait rendue désagréable, et l'on seroit bien empêché s'il falloit dire pourquoi : je m'en rapporte à Charron, il en parle dans sa Sagesse. Ma foi, vous êtes bien dégoûté; il faut que chacun y fasse hommage, et vous irez le premier de tous.
La chronique scandaleuse ajoute ici que Raymond, ayant dit ses paroles, y voulut joindre les effets, et que Francion, à qui son dessein plaisoit, alla faire une harangue à ces beaux demi-globes; ce qui incita tout le monde à les aller baiser, et que, Dorini y allant le dernier, il y eut un certain vent austral qui lui vint donner une nasarde. Je ne me veux point amuser à toutes ces particularités, qui n'ont pu plaire à un chacun, et je ne vous veux pas assurer non plus que ce que j'ai ouï dire encore, il y a quelque temps, soit véritable, à sçavoir que Raymond voulut enchérir sur ces débauchés, qui, pour témoigner leur galanterie dedans les cabarets, boivent dedans une savatte, où ils jettent du fromage, du suif de chandelle, et d'autres honnêtes ingrédiens, et qu'il envoya quérir du vin, et, le versant le long de l'épine du dos de ce beau corps tout nu, commanda à tous les autres de venir boire au bas de la raie, comme en un ruisseau. Éloignons-nous d'un entretien que l'on estime si sale, et imaginons-nous seulemeut, pour ne rien retrancher de la bonne réputation de nos braves chevaliers, qu'ils se contentèrent de dire beaucoup de petites joyeusetés sur ces mignardes fesses, et que l'un les appeloit les princesses et les reines de toutes les autres, et l'autre souhaitoit qu'elles ne fussent jamais contraintes de s'asseoir que sur des oreillers bien doux, et non point sur des orties. Par notre modestie, nous éviterons en quelque sorte la haine des esprits scrupuleux; aussi ne crois-je pas que toutes les joyeusetés qui sont ici les doivent offenser, car, la plupart de cette histoire n'étant faite que pour rire, l'on peut avoir la licence de raconter quelques plaisantes aventures qui sont arrivées à des personnes de mauvaise vie, puisqu'il nous est bien permis de prendre du plaisir à leurs dépens. Au reste, toutes ces débauches sont très -véritables, et je les donne pour telles, de sorte que l'on ne me blâmera point de les avoir récitées; car ceux qui ont fait un dessein particulier de les condamner, par un style sérieux, n'en racontent pas moins et je sçais bien que je ne mets point ici des discours qui ne soient plutôt capables de les faire haïr que de les faire aimer, car je proteste que je n'approuve aucunement les actions qui sont contraires à la vertu. C'est pourquoi il faut achever notre histoire sans crainte.
Disons donc qu'après que nos drôles se furent bien donné du passe-temps de cette femme, qui ne se vouloit pas montrer, ils voulurent entrer dans la chambre où étoient les autres; mais elles n'ouvrirent pas leurs portes. Voilà pour quoi l'on ne put voir celles qui restoient, pour sçavoir laquelle c'étoit d'entre elles qui étoit là. Ils s'en retournèrent donc tous sans en avoir rien sçu apprendre. Francien, retrouvant Collinet, demanda à Raymond par quelle aventure il étoit venu en son château. Ce sont vos gens qui l'ont amené ici du village où vous les aviez laissés, et d'où je les ai envoyé quérir, répondit Raymond. Si est-ce qu'il ne partit pas de Paris avec moi, répliqua Francien. Alors, ses gens étant venus pour le saluer, il apprit d'eux que ce fol, étant privé de sa vue. qu'il chérissoit davantage que celle de Clérante, avoit tant fait qu'il avoit sçu le chemin qu'il avoit pris on sortant de Paris, et l'avoit suivi à petites journées, tant qu'il les avoit trouvés. Je m'en vais vous conter, dit alors Raymond, le tour qu'il a fait ce matin : ayant vu descendre Hélène de carrosse, il s'est mis dedans cette salle, où il a commencé a se promenr majestueusement, comme s'il eût eu céans bien de l'autorité; et comme Hélène est entrée, il lui a dit, en ne faisant que toucher au bord de son chapeau : Bonjour, bonjour, mademoiselle, que demandez-vous?
Elle lui a répondu avec humilité qu'elle me demandoit, et, suivant sa prière, elle s'est assise auprès de lui dans une chaise. Leurs discours ont été de choses communes, où Collinet n'a point témoigné qu'il manquât de jugement; il s'est enquis de quel lieu venoit Hélène, de quel pays elle étoit, si elle étoit mariée, et combien sa maison avoit de revenu, avec une gravité si grande, qu'Hélène, le voyant bien vêtu comme il est, le prenoit pour quelque grand personnage; et, quoique d'ordinaire elle soit assez délibérée, elle n'osoit seulement lever les yeux pour le regarder. Il n'a pu se tenir plus longtemps dans les termes de la modestie et de la raison; il a fallu qu'il ait montré son naturel. Vous venez donc voir Raymond? lui a-t-il dit, j'en suis bien aise : c'est le meilleur cousin germain que j'aie; il me fit hier au soir souper dès que je fus arrivé, et me fit manger de la meilleure soupe aux pois verts que je mangeai de ma vie.
Jésus, lui a répondu Hélène, monsieur, vous êtes trop généreux pour ne chérir vos parens qu'à cause qu'ils vous font manger de la soupe. Parlons d'autre chose, mademoiselle, a-t-il répliqué; aimez-vous bien à être culbutée? car, foi de prince, vous le serez tout maintenant. Nous procédons quelquefois à la génération et à la propagation du genre, encore que nous ayons la mine de l'aîné des Catons. Ah ! que vous êtes incivil, ç'a- t-elle dit, je ne l'eusse jamais jugé. Comment! vous vous voudriez faire tenir à quatre? c'est bien envers moi qu'il faut être farouche! a-t-il repris.
Là-dessus il l'a voulu prendre pour exécuter son dessein, et elle a commencé à crier si haut, que je suis descendu de ma chambre pour venir à son secours. Elle m'a demandé si je l'avois envoyé quérir pour la faire traiter comme une femme la plus débauchée du monde; et je l'ai rapaisée, en lui disant quel homme est le seigneur Collinet. Ne vous souciez point toutefois, mon brave, celle-là ne sera pas tantôt si rebelle à nos caresses, ni toutes ses compagnes non plus; car, pourvu que l'on y aille d'honnéte sorte, l'on les trouvera toujours de bonne composition : laissez-moi faire, j'ai envie de vous récompenser au centuple de l'argent que je vous ai pris autrefois. Francion, l'ayant remercié de sa courtoisie, se mit à parler de Collinet, et dit qu'il faisoit bien autant d'estime de lui que d'un tas d'hommes qui se glorifioient, s'estimant très-sçavants, et avoient plus de folie en leur esprit qu'il n'en avoit au sien. Ce que l'on prend ordinairement pour la plus grande sagesse du monde, continua-t-il, n'est rien que sottise, erreur et manque de jugement; je le ferai voir lorsqu'il en sera besoin. Même nous autres, qui croyons quelquefois avoir bien employé le temps que nous avons passé à l'amour, aux festins et aux mômeries, nous nous trouverons à la fin trompés; nous verrons que nous sommes des fols. Les maladies nous affligeront, et la débilité des membres nous viendra avant que nous ayons cinquante ans.
Quittons ce propos-là, je vous supplie, dit Raymond, je ne suis pas en humeur d'entendre des prédications, je ne sçais pas si vous êtes en humeur d'en faire. Ayant achevé ces paroles, il alla recevoir beaucoup de braver hommes des villes et des bourgades de là à l'entour, qu'il avoit fait prier de venir dîner chez lui, avec quelques belles femmes, un peu plus chastes que celles qui étoieut déjà venues, lesquelles descendirent en la salle toutes habillées; et Francien, leur ayant demandé qui étoit celle d'entre elles qui avoit montré ses fesses, regarda bien s'il n'y en avoit point quelqu'une qui rougit, afin de la reconnoître; mais il n'y en eut pas une qui tînt une contenance plus honteuse qu'une autre..."
1627 - "Le Berger extravagant"
Satire du romanesque pastoral et un tableau caricatural de la société parisienne. Louis, jeune héritier d’une famille de drapiers parisiens, néglige ses études de droit pour s’adonner à la lecture des romans et adopte, sous le nom de Lysis, l’identité et l’accoutrement d’un berger de pastorale. Il se trouve pris en charge par une joyeuse compagnie de gentilshommes campagnards qui organise une énorme mystification pour lui faire vivre les fictions des fables antiques qui alimente la pastorale. Sous le prétexte de lui rendre la raison, ils attendent surtout, avec Anselme à leur tête, d'assister à un spectacle d'autant plus extravagant qu'ils le construisent eux-même. Mais l’un deux, Clarimond, qui s’est pris d’amitié pour le jeune homme et qui hait les fables, finira par lui révéler la supercherie et le fera renoncer à son personnage....
" Paissez, paissez librement, chères brebis, mes fidèles compagnes: la Déité que j'adore a entrepris de ramener dedans ces lieux la félicité des premiers siècles, et l'Amour même qui la respecte se met l'arc en main à l'entrée des bois et des cavernes pour tuer les loups qui voudraient vous assaillir. Tout ce qui est en la nature adore Charité. Le soleil, trouvant qu'elle nous donne plus de clarté que lui, n'a plus que faire sur notre horizon, et ce n'est plus que pour la voir qu'il y revient. Mais retourne t'en, bel astre, si tu ne veux qu'elle te lasse éclipser pour apprêter à rire aux hommes. Ne recherche point ta honte et ton infortune, et te plongeant dedans le lit que te prépare Amphitrite, va dormir au bruit de ses ondes.
Ce sont les paroles qui furent ouïes un matin de ceux qui les purent entendre, sur la rive de la Seine en une prairie proche de Saint-Cloud. Celui qui les proférait chassait devant soi une demi douzaine de brebis galeuses, qui n'étaient que le rebut des bouchers de Poissy. Mais si son troupeau était mal en point, son habit était si leste en récompense, que l'on voyait bien que c'était là un berger de réputation. Il avait un chapeau de paille dont le bord était retroussé, une roupille et un haut de chausse de tabis blanc, un bas de soie gris de perle, et des souliers blancs avec des nœuds de taffetas vert. Il portait en écharpe une panetière de peau de fouine, et tenait une houlette aussi bien peinte que le bâton d'un maître de cérémonies, de sorte qu'avec tout cet équipage il était fait à peu près comme Bellerose, lorsqu'il va représenter Myrtil à la pastorale du Berger fidèle. Ses cheveux étaient un peu plus blonds que roux, mais frisés naturellement en tant d'anneaux qu'ils montraient la sécheresse de sa tête, et son visage avait quelques traits, qui l'eussent fait paraître assez agréable, si son nez pointu et ses yeux gris à demi retournés et tout enfoncés ne l'eussent rendu affreux, montrant à ceux qui s'entendaient à la physionomie, que sa cervelle n'était pas des mieux faites. »
Un Parisien, le seigneur Anselme, observe cet étrange berger avec plus d'attention qu'il ne lui en aurait accordé quelques années plus tard. Bientôt les bergers extravagants ne seront plus si rares à Paris même ; toute la cour défilera dans les jardins de Nicolas des Yveteaux, pour voir l'ancien précepteur du Dauphin, travesti en Céladon, muni d'une houlette et même d'une bergère. En attendant, le seigneur Anselme croit avoir affaire à un comédien qui répète ses rôles, et il s'approche de lui pour engager la conversation. Le berger ne demande qu'à raconter ses amours. Il s'appelle Louis, et sa maîtresse Catherine; mais il a changé ces noms vulgaires en Lysis et en Charité.
C'est à Paris, « cet abrégé du monde », qu'il a rencontré « cette unique merveille. » « Elle demeurait vers le quartier Saint-Honoré et non pas sans raison, puisqu'elle était honorée de tout le monde-. » Lysis, bravant les regards malicieux des voisins, « passait plus de dix fois en une après dînée devant le temple de cette déesse », mais à la fin il a été heureux de la voir partir pour la campagne, où il espère la rencontrer plus souvent et l'adorer de plus près.
A force de questions, Anselme finit par comprendre que Charité est la servante d'une riche Parisienne, en villégiature à Saint-Cloud. Il promet à Lysis de lui peindre un portrait merveilleux de sa maîtresse, et il ne sait comment se dérober à ses effusions, quand un homme accourt à eux, tout essoufflé, et demande « qu'on l'aide par charité » à ramener son pupille jusqu'à Saint-Cloud. Celui-ci a beau défendre la profession de berger, aussi ancienne que le monde, adoptée quelquefois par les Dieux eux-mêmes ; c'est en vain qu'il conseille à son tuteur de se faire berger comme lui, en compagnie de sa femme et de ses commis de boutique : - N'aurait-il pas bien plus de plaisir ici, à rire et à danser au son des musettes, qu'à se donner de la peine, comme il fait à Paris, en déployant des étoffes? - « Ah ! ciel, s'écrie Adrien, qu'a commis notre lignée pour la punir ainsi ? je vois bien que ce pauvre garçon a perdu le sens tout à fait. »
Et il raconte à son tour l'histoire de Lysis au seigneur Anselme. La peinture de cette bourgeoisie économe et pratique vaut le détour. Ce jeune homme que vous venez de voir est fils d'un marchand de soie qui demeurait en la rue Saint-Denis....
"Il n'a eu que lui d'enfant et l'a laissé riche, que nous espérions qu'il relèverait notre noblesse, et que nous verrions en notre lignée un Officier Royal qui nous servirait d'appui. Vous savez qu'il y a plusieurs fils de marchands qui le sont, et qu'encore que les nobles nous méprisent, nous valons bien autant qu'eux. Ils n'ont pas le pouvoir de donner comme nous de beaux offices à leurs enfants, et ce n'est que des emprunts qu'ils font chez nous que l'on les voit si braves. Cependant ils nous appellent des sires et ils ont raison, car nous sommes de petits Rois. Mais pour venir à mon compte, le père et la mère de Louis étant morts, je fus élu son curateur comme son plus proche parent. Il avait déjà fait ses études au collège de Navarre et avait coûté plus d'argent qu'il n'était gros...
Je le pris en pension chez moi et l'envoyai chez de certains maîtres de Paris où l'on apprend le métier de conseiller. Ce sont des gens qui sont si experts, que quand un jeune homme est prêt à être reçu, ils lui apprennent en un mois tout ce qu'il doit répondre, et le sifflent comme un sansonnet, si bien que d'un écolier ignorant ils font toujours un docte sénateur. Mon cousin étudia un an sous eux, où il fut envoyé pour ce faire, mais il ne se put jamais résoudre à prendre la longue robe. Au lieu de livres de droit, il n'achetait que de certains fatras de livres que l'on appelle des romans. Que maudits soient ceux qui les ont faits. Ils sont pires qu'hérétiques. Les livres de Calvin ne sont pas si damnables : au moins ne parlent-ils que d'un Dieu, et ceux-ci parlent de plusieurs, comme si nous étions encore au temps des païens qui adoraient des bûches charpentées en hommes. Cela trouble l'esprit des jeunes gens, et comme ils voient que là dedans l'on ne parle que de jouer, de danser et de se réjouir avec des demoiselles, ils veulent faire tout de même, et font enrager leurs parents-. Ces livres là sont bons à ces Hobereaux. qui n'ont rien à faire tout le long d'un jour qu'à piquer un coffre dans une antichambre; mais pour le fils d'un bon bourgeois, il ne faut point qu'il lise autre chose que les Ordonnances royaux, ou la Civilité puérile, et la Patience de Grieslidis pour se réjouir aux jours gras. Je le disais bien à Louis, mais il ne me voulait point croire et j'avais beau lui commander qu'il apprît par coeur les Quatrains de Pibrac. ou les Tablettes de Mathieu pour nous les venir dire quelquefois au bout de la table, quand il y aurait compagnie, il n'en voulait point ouïr parler. »
Au lieu du noble hidalgo de la Manche, qui promène dans toute l'Espagne sa folie héroïque, et qui trouve des ducs pour le mystifier, on verra un petit bourgeois parisien essayer, sur la foi des romans, de mener la vie pastorale, et servir de jouet à quelques hobereaux champenois, les compatriotes de Sorel. Ce n'est plus un livre à hautes visées, la satire de toute une littérature, mais un récit rustique et familier, un peu long, mais souvent plein d'esprit et de naturel.
« Je ne puis plus souffrir qu' il y ait des hommes si sots que de croire que par leurs romans, leurs poësies, et leurs autres ouvrages inutiles, ils meritent d'estre au rang des beaux esprits ; il y a tant de qualitez à acquerir avant que d' en venir là, que quand ils seroient tous fondus ensemble, on n' en pourroit pas faire un personnage aussi parfait qu' ils se croyent estre chacun. D' ailleurs puis que toutes les belles choses ne sont pas bonnes, quand ils auroient l' esprit aussi beau comme ils pensent, ce n' est pas à dire qu' il eust cette marque de bonté qui consiste en prudence, et en force, et en la pratique des plus solides vertus qui sont seules dignes d' estre loüees. Qu' on regarde ces escrivains, l' on les trouvera vicieux, insuportables pour leur vanité, et si despourveus de sens commun, que les gens de mestier leur aprendroient à vivre.
Tout leur sçavoir ne gist qu' en sept ou huict pointes dont l' on s' est servy si souvent qu' elles sont toutes émousees, et en trois ou quatre maximes frivoles sur le langage, dont ils nous voudroient quasi faire une caballe aussi mysterieuse que celle des rabins.
Que si l' on les met hors de là, et l'on traicte avec eux de quelque affaire du monde, ils sont plus estourdis que si l' on les avoit transportez en une region estrange, et font paroistre que ce seroit bien fait de les chasser des villes comme l' on retranche les superfluitez du corps.
Il est vray que nostre censure ne doit pas estre si generale qu' il n' y ait une exception si petite qu' elle soit, et je sçay bien qu' il se trouve encore quelques hommes de vertu eminente, qui composant par passe-temps et non pas par profession, ne doivent pas estre rangez indifferemment avec ceux que je blasme : mais je ne veux nommer ny les uns ny les autres, afin que chacun se flatte, et croye estre de ceux que je mets à part, bien que tel lira cecy qui y sera des premiers touchez.
Puisque la voix generalle est plus forte que la particuliere, je me raporte au peuple de la condamnation des coulpables, et je les laisserois en paix, n' estoit qu' ils voudroient faire apprendre leurs escrits par coeur à chacun s' il estoit possible, et qu' ils abusent le public, luy faisant don de leurs sottises, par la mesme voye que l' on communique les bonnes choses. Autrefois il n' y avoit personne qui prist la hardiesse de mettre un livre en lumiere, s' il n' estoit remply d' une doctrine necessaire, et s' il ne pouvoit servir à la conduite de la vie : mais aujourd' huy le recours des fayneans est d' escrire, et de nous donner des histoires amoureuses et d' autres fadaises, comme si nous estions obligez de perdre nostre temps à lire leurs oeuvres, à cause qu' ils ont perdu le leur à les faire. Ce sont des petites bouffons, des faiseurs d' airs de cour, et des gens que l' on n' estime qu' un peu plus que des joüeurs de violon, qui nous aprestent maintenant dequoy lire, au lieu des orateurs et des philosophes que l' antiquité a reverez. »
Paul Scarron (1610-1660)
Né à Paris, il doit quitter à vingt-trois ans la vie joyeuse et brillante qu'il menait à Paris, reçu dans les sociétés à la mode, ami déjà des poètes et des lettrés, peu gêné par sa robe ecclésiastique, tout juste assez abbé pour que ce titre le rendît plus intéressant, mais non plus réservé dans son libertinage, et devient secrétaire de l'évêque du Mans. Heureusement pour lui, la famille des Lavardin-Beaumanoir, à laquelle appartenait son évêque, n'avait rien d'austère et était plutôt crainte pour sa puissance que vénérée pour ses vertus.
Au commencement de l'année 1635, il avait si bien su se faire apprécier, que l'évêque l'emmenait avec lui à Rome pour un voyage qui dura quelques mois. Ce qu'il fit à Rome, nous ne le savons guère. Il y connut le poète Maynard, avec qui il se lia d'une étroite amitié. Le futur président d'Aurillac n'avait rien de sévère dans la vie, ni dans l'aspect : grand ami de l'épicurien Flotte, à qui Scarron a dédié une chanson à boire, il plut vite au jeune abbé de mœurs faciles. Scarron rencontra aussi à Rome le Poussin, pour lequel il conserva toujours la plus vive admiration.
Au retour de son voyage à Rome, qui avait duré huit mois, l'abbé Scarron obtint enfin de son évêque un canonicat longtemps demandé : c'était le commencement en 1636 de sa carrière ecclésiastique. Et c'est en esprit et en petits vers que Scarron payait alors l'hospitalité qui lui était offerte dans les grandes maisons du Maine : le 8 novembre 1638, il épousait Madeleine de Lavardin. Mais déjà son infirmité commençait à se déclarer. Enfin, dernier beaux jours au Mans, le 26 décembre 1639 arriva Marie de Hautefort, qui se fit présenter Scarron, et qui resta toujours pour lui la plus douce et la plus indulgente des protectrices. Elle y venait en disgrâce, après avoir été dévouée à la reine, qui la chérissait jusqu'au moment où Mazarin s'empara de son cœur : elle l'avait consolé de l'abandon où la laissait le roi et avait même su inspirer une chaste et profonde passion à ce monarque désœuvré, qui oublia un instant pour elle ses oiseaux et ses favoris.
Mais dans le courant de l'année 1640, Scarron, inquiété peut-être par le retour de son mal, ou bien appelé par la disgrâce subite de son père, exilé par Richelieu, quitta la ville où s'étaient écoulées les plus belles années de sa vie. A trente ans, il devint progressivement impotent à la suite de rhumatismes déformants, et se consola de cette dramatique situation en courant après des guérisons imaginaires mais surtout par une activité intellectuelle débordante et malicieuse ("J'ai trop mérité les tourments que j'endure", écrira-t-il).
En 1643, le public goûta enfin sa poésie familière et triviale, à l'exception de Mazarin. Scarron avait en effet dédié au cardinal Mazarin "Le Typhon ou la Gigantomachie, poème burlesque", en des termes totalement incompréhensibles pour notre cardinal, - "Esprit qui ne t'endors jamais, Expert en guerre, expert en paix ; Jule, plus grand que le grand Jule, Qui nous sers autant qu'un Hercule, Sur lequel on dit qu'étant las S'accoudait autrefois Atlas.." -, et le poète en ressortit mortifié. La chute de sa protectrice, Mme de Hautefort vint achevé son dépit.
Mais en 1647, notre poète se redresse, il fait paraître un nouveau recueil de poésies burlesques avec une épître qui raille avec esprit la manie des dédicaces. Commence alors l'année suivante la belle époque de la carrière de Scarron : en 1648 il jette avec son "Virgile travesti "la littérature dans le vertige du burlesque, l'engouement fut réel et dura une vingtaine d'années pour disparaître soudainement dans les années 1660. Chaque mois de l'année vit paraître un des douze chants de l'Enéide burlesque. Il de meêm compose satires et pièces imitées du théâtre espagnol (Jodelet ou le Valet-maître, 1645 ; Dom Japhet d'Arménie, 1653 ; l'Écolier de Salamanque, 1655), et des Nouvelles tragi-comiques (1655-1657), qui inspireront Molière, pour se livrer avec succès à une joyeuse peinture des comédiens de campagne (le Roman comique, 1651 et 1657, son chef d'oeuvre).
Marchèrent alors sur les traces de Scarron, non seulement les pamphlétaires de la Fronde qui s’attachèrent à imiter son style, à copier sa manière, mais on vit paraître coup sur coup diverses parodies des principaux classiques de l’antiquité. Dès 1649, Furetière, alléché par le succès de Scarron, se hâtait de publier avant lui son travestissement du quatrième livre de L'Enéide , sous le titre des "Amours d'Énée et de Didon", la même année parut "l'Enfer burlesque, ou le sixième livre de l’Enéide travestie et accommodée à l'histoire du temps, par un anonyme", une véritable, satire, où l’auteur s’échappe souvent, comme d'ailleurs le titre le fait suffisamment entendre, à des allusions contre l’histoire contemporaine....
Quant à Scarron, il n'hésite guère à faire son portrait pour couper court à bien des plaisanteries:
"Lecteur, qui ne m'as jamais vu et qui peut-être ne t'en soucies guères, à cause qu'il n'y a pas beaucoup à profiter à la vue dune personne faite comme moi ; sache que je ne me soucierais pas aussi que tu me visses, si je n'avais appris que quelques beaux esprits facétieux se réjouissent aux dépens du misérable et me dépeignent d'une autre façon que je ne suis fait. Les uns disent que je suis cul-de-jatte ; les autres que je n'ai point de cuisses et que l'on me met sur une table, dans un étui, où je cause comme une pie borgne ; et les autres que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je le hausse et baisse pour saluer ceux qui me visitent. Je pense être obligé en conscience de les empêcher de mentir plus longtemps, et c'est pour cela que j'ai fait faire la planche que tu vois au commencement de mon livre. Tu murmureras sans doute, car tout lecteur murmure, et je murmure comme les autres quand je suis lecteur; tu murmureras, dis-je, et trouveras à redire que je ne me montre que par le dos. Certes, ce n'est pas pour tourner le derrière à la compagnie, mais seulement à cause que le convexe de mon dos est plus propre à recevoir une inscription que le concave de mon estomac, qui est tout couvert de ma tête penchante, et que par ce côté-là, aussi bien que par l'autre, on peut voir la situation ou plutôt le plan irrégulier de ma personne. Sans prétendre faire un présent au public (car pour Mesdames les Neuf Muses je n'ai jamais espéré que ma tête devînt l'original d'une médaille), je me serais bien fait peindre, si quelque peintre avait osé l'entreprendre. A défaut de cette peinture, je m'en vais te dire à peu prés comme je suis fait. J'ai trente ans passés, comme tu vois au dos de ma chaise. Si je vais jusqu'à quarante, j'ajouterai bien des maux à ceux que j'ai déjà soufferts depuis huit ou neuf ans. J'ai eu la taille bien faite, quoique petite. Ma maladie l'a raccourcie d'un bon pied. Ma tête est un peu grosse pour ma taille. J'ai le visage assez plein pour avoir le corps très décharné ; des cheveux assez pour ne porter point de perruque ; j'en ai beaucoup de blancs, en dépit du proverbe. J'ai la vue assez bonne, quoique les yeux gros : je les ai bleus ; j'en ai un plus enfoncé que l'autre, du côté que je penche la tête. J'ai le nez d'assez bonne prise. Mes dents, autrefois perles carrées, sont de couleur de bois et seront bientôt de couleur d'ardoise. J'en ai perdu une et demie du côté gauche, et deux et demie du côté droit, et deux un peu égrignées. Mes jambes et mes cuisses ont fait premièrement un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu. Mes cuisses et mon corps en font un autre, et ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. J'ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras. Enfin je suis un raccourci de la misère humaine..." (La Relation véritable de ce qui s'est passé en l'autre monde au combat des Parques et des Poètes, sur la mort de Voiture ; et autres pièces burlesques, par M. Scarron. 1648).
Scarron avait épousé, en 1652, Mlle d'Aubigné, la future Mme de Maintenon. L'origine de cette singulière rencontre est contée par Saint-Simon : "La célèbre Françoise d'Aubigné,.... née dans les îles de l'Amérique, où son père, peut-être gentilhomme, étoit allé, avec sa mère, chercher du pain, et que l'obscurité y a étouffés, revenue seule et au hasard en France, abordée à la Rochelle, recueillie au voisinage par pitié chez Mme de Neuillan, mère de la maréchale-duchesse de Navailles, réduite par sa pauvreté et par l'avarice de cette vieille dame à garder les clefs de son grenier et à voir mesurer tous les jours l'avoine à ses clievaux, venue à Paris à sa suite, jeune, adroite, spirituelle et belle, sans pain et sans parents, d'heureux hasards la firent connoître au fameux Scarron. Il la trouva aimable, ses amis peut-être encore plus. Elle crut faire la plus grande fortune, et la plus inespérable, d'épouser ce joyeux et savant cul-de-jatte, et des gens qui avoient peut-être plus besoin de femme que lui l'entêtèrent de faire ce mariage, et vinrent à bout de lui persuader de tirer parla de la misère cette charmante malheureuse..."
Pour Scarron, Paris ne s'étendait pas au delà du Marais, de la place Royale, du Pont-Neuf et du Louvre, et dans l'hôtel qu'il habite rue Neuve Saint-Louis, de 1654 à 1660, ajoute Saint-Simon, "La nouvelle épousée plut à toutes les compagnies qui alloient chez Scarron. Il la voyoit fort bonne, et en tous genres. C'étoit la mode d'aller chez lui, gens d'esprit, gens de la cour et de la ville, et ce qu'il y avoit de meilleur et de plus distingué, qu'il n'étoit pas en état d'aller chercher hors de chez lui, et que les charmes de son esprit, de son savoir, de son imagination, de cette gaieté incomparable parmi ses maux et toujours nouvelle, cette rare fécondité, et la plaisanterie du meilleur goût qu'on admire encore dans ses ouvrages, attiroit continuellement chez lui...."
1652 - "Virgile travesti"
Scarron va "travestir" les 7 premiers chants de l°Enéide et nous conter comment Enée, "portant sur son dos son papa", fut reçu à Carthage chez Didou, "la grosse dondon", et lui narra ses multiples aventures, avant d'aborder enfin en Italie. L’idée du Virgile travesti a pu être fournie à Scarron par l'Eneide travestita de l'Italien Jean-Bapliste Lalli (Roma, 1633), comme celle de son Roman comique par le Viage entretenido de l’Espagnol Rojas, mais ici le burlesque atteint une dimension alors inégalée. La critique littéraire est présente, celle de Virgile, et les héros du poète latin sont travestis, non en caricatures, mais en bons bourgeois de Paris, vrais, naïfs, naturels, ayant chacun sa physionomie digne de la vraie comédie et non de la farce. Ce qui est burlesque, c’est le contraste, et le contraste seul. Ainsi dans le premier livre, Enée et Achate, arrivés à Carthage, examinent une galerie de tableaux, "Mais qui n’étoient pas peints à huile", ajoute aussitôt Scarron, et voilà l'anachronisme de Virgile discrètement souligné. Ces tableaux représentent les malheurs de Troie, mais alors comment la nouvelle a-t-elle pu en parvenir assez rapidement en cette contrée lointaine, pour que les Troyens, en débarquant, les trouvent trônant déjà dans un musée? "Eh ! qui l'auroit jamais pensé Que de tout ce qui s’est passé Dans les affaires de Phrygie, On eût nouvelle en la Libye?" ...
"Enée, à cet accueil si doux,
D'un saut se trouva sur la rive.
S'écriant : "Qui m’aime me suive!"
Mais chacun ne sait pas sauter :
Quelques-uns, voulant l'imiter,
Trop témérairement tombèrent,
Et dans l’eau bien avant plongèrent,
Quelques-uns par delà le cou,
Dont ils burent plus que le soûl ;
Enfin, après mainte burlerie,
Mainte risée et raillerie
Qui ne valoi pas grand argent,
Chacun à l’envi diligent,
Des nefs descendit au rivage,
Hors quelques gardeurs de bagage,
Et les matelots du vaisseau,
Qui sont accoutumés sur l’eau.
Æneas et toute sa bande
Dansoient parfois la sarabande.
Et gambadoient de temps en temps,
Tant ils étoient gais et conlens.
Pallas, les voyant ainsi faire,
Dansoil aussi pour leur complaire,
Outre que le jeune Seigneur
De sa nature étoit danseur,
Quoiqu’une histoire scandaleuse
Lui donne une jambe cagneuse,
Mais on sait au moins, ce dit-on,
Que Pallas donna du bâton
A l’écrivain de cette histoire :
Il ne faut point donc trop la croire,
Ni trop peu ne la croire pas.
Énée, allant donc de son pas,
Comme j’ai dit, l’Ame fort gaie.
Trouva des soldats mis en haie,
Et des milords Arcadiens,
Qui, voyant venir les Troyens,
Se fendant leur firent passage ;
Puis AEnas tint ce langage:
"O seul des Grecs homme de bien,
Car les autres ne valent rien,
Sur ton nom et la bonne mine.
Quoique tu sois Grec d'origine,
El superlativement Grec,
Tu ne me seras point suspect.
Nous sommes pareils l’un et l’autre,
Ce m'est grand honneur. - C'est le vôtre-
- C’est moi qui cet honneur reçois.
- Ah! ce n'est pas vous - Ah! c’est moi. "
Par ces répliques et dupliques,
De leurs royales rhétoriques
Ils firent quelque temps essai.
Pour dire le vrai, je ne sais
Qui des deux étoit le plus sage,
Et qui plus disert personnage.
Pour Æneas, je sais fort bien
Qu’il parloit longtemps en un rien,
Tant sa langue étoit bien pendue,
Et que, dans une affaire ardue,
Sans se préparer il parloit
Bien souvent plus qu’on ne vouloit;
Et, si l’autre en étoit de même,
De tous deux l’éloquence extrême.
En ce siècle où l'on parle tant,
Eut rendu leur nom éclatant
En matière de parlerie,
Qu’autrement on dit hâblerie."
La fuite burlesque d 'Énée (Virgile, Enéide, II, v. 717-723) - Pendant l'incendie de Troie, Enée décide de quitter la ville en portant son père sur ses épaules : "Toi, mon père, prends dans ta main les objets sacrés et les Pénates de nos ancêtres; quant à moi, au sortir d'une lutte si vive et d'un tel carnage, je ne saurais les toucher sans impiété, jusqu'à ce que je me sois purifié dans une eau vive." A ces mots, j'étends sur mes larges épaules et sur ma nuque inclinée la peau d'un lion fauve et je me place sous mon fardeau....
L'un prit un poêlon, l'autre un seau,
L'un un plat et l'autre un boisseau.
Je me nantis comme les autres :
Je mis les unes sur les autres
Six chemises, dont mon pourpoint
Fut trop juste de plus d'un point.
On n'oublia pas les cassettes,
Mon fils se chargea des mouchettes,
Mon père prit nos dieux en main;
Car, quant à moi, de sang humain
Ma dextre avait été souillée ;
Devant qu'avoir été mouillée
Dans plusieurs eaux quatre ou cinq fois
Et s'être fait l'ongle des doigts,
Je n'eusse pas osé les prendre
Quiconque eût osé lentreprendre
Eût bientôt été loup-garou :
Je n'étais donc pas assez fou.
Enfin, sur mon dos fort et large,
Mon bon père Anchise je charge,
D'une peau de lion couvert,
Et, de peur d'être pris sans vert,
Au côté ma dague tranchante.
L'affaire était un peu pressante,
Car le mal s'approchait de nous.
Nous entendions donner des coups,
Crier au feu, crier à l'aide.
A tout cela point de remède,
Sinon gagner vite les champs
Et laisser faire ces méchants.
Quoique j'eusse l'échine forte,
Mon bon père à la chèvre morte
Ne put sur mon dos s'ajuster,
Ni je n'eusse pu le porter;
Par bonheur je vis une hotte :
Mon père dedans on fagote
Et tous nos dieux avecque lui ;
Puis, un banc me servant d'appui,
On charge sa lourde personne
Sur la mienne, qui s'en étonne
Et fait des pas mal arrangés
Comme font les gens trop chargés.
1651-1657 - "Le Roman comique"
Publié en deux parties, la première en 1651 et la seconde en 1657, "Le Roman comique" conte les aventures pittoresques et loufoques d'une troupe de comédiens ambulants dans la ville du Mans et de ses environs. Scarron anime des personnages appartenant à des milieux les plus divers, les mélange et leur insuffle une vitalité singulière et réjouissante, le tout dans une écriture directe et farcie de boutades. L'arrivée à l'auberge de la Biche de cette troupe marque les premiers moments : "Un jeune homme aussi pauvre d'habits que riche de mine marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre (la maraude). Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main..." En réalité, un jeune homme d'excellente famille qui se cache dans la troupe avec son amie sous les surnoms de "Destin" de Mlle de l'Etoile pour fuir la jalousie du baron de Saldagne. La troupe se compose par ailleurs du vieux comédien aigri La Rancune et de l'acteur L'Olive, de la vieille La Caverne et de sa fille Angélique, du valet Léandre, un jeune bourgeois entré au théâtre par amour d'Angélique. D'autres personnages participent à l'intrigue, le plus souvent via des épisodes secondaires, le le lieutenant de police La Rappinière, le poète Roquebrune et un personnage qui va devenir un type littéraire, Ragotin, petit avocat prétentieux, menteur, colérique et incorrigible coureur de jupons, et dont les mésaventures tournent toutes en pugilats. Autour de Mlle de l`Etoile se réunissent bientôt les élégants de la ville, notamment Ragotin qui devient le souffre-douleur de la compagnie et auquel surviennent les plus malséantes aventures. Au milieu de ces avatars vient s'intercaler l`histoire de Destin et de Mlle de l'Etoíle, véritable mélodrame aux rebondissantes complications. Après l'enlèvement d'Angélique, que suit celui de l'Etoile, tout s`arrange plus ou moins : ainsi se termine l'œuvre, brusquement interrompue. Divers écrivains ont tenté d'achever l`œuvre de Scarron...
"I. Une troupe de comédiens arrive dans la ville du Mans.
Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six, quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument poulinière, dont le poulain allait et venait à l'entour delà charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes, qui faisaient comme une pyramide, au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville moitié campagne. Un Jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette, ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée, qui était si longue qu'on ne s'en pouvait aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses troussées à bas d'attaches, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l'antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l'antique, que les boues avaient gâtés jusqu'à la cheville du pied. Un vieillard, vêtu plus régulièrement, quoique très-mal, marchait à côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole, et, parce qu'il se courbait un peu en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur ses Jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes, et de plus, je m'en sers de ma seule autorité.
Retournons à notre caravane. Elle passa dans le tripot de la Biche, à la porte duquel étaient assemblés quantité des plus gros bourgeois de la ville. La nouveauté de l'attirail et le bruit de la canaille qui s'était assemblée autour de la charrette furent cause que tous ces honorables bourgmestres jetèrent les yeux sur nos inconnus. Un lieutenant de prévôt, entre autres, nommé la Rappinière, les vint accoster, et leur demanda avec une autorité de magistrat quelles gens ils étaient. Le jeune homme dont je viens de vous parler prit la parole, et, sans mettre la main au turban, parce que de l'une il tenait son fusil, et de l'autre la garde de son épée, de peur qu'elle ne lui battît les jambes, lui dit qu'ils étaient Français de naissance, comédiens de profession; Que son nom de théâtre était Destin; celui de son vieux camarade, la Rancune; celui de la demoiselle qui était juchée comme une poule au haut de leur bagage, la Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns de la compagnie ; sur quoi le jeune comédien ajouta que le nom de la Caverne ne devait pas sembler plus étrange à des hommes d'es prit que ceux de la Montagne, la Vallée, la Rose ou l'Epine. La conversation finit par quelques coups de poing et jurements de Dieu que l'on entendait au devant de la charrette. C'était le valet du tripot qui avait battu le charretier sans dire gare, parce que ses bœufs et sa jument usaient trop librement d'un amas de foin qui était devant la porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du tripot, qui aimait la comédie plus que sermon ni vêpres, par une générosité inouïe en une maîtresse de tripot permit au charretier de faire manger ses bêtes tout leur soûl. Il accepta l'offre qu'elle lui fit. et, pendant que les bêtes mangeaient, l'auteur se reposa quelque temps, et se mit à songer à ce qu'il dirait dans le second chapitre.
II. - Quel nomme était le sieur de la Rappinière.
Le sieur de la Rappinière était alors le rieur de la ville du Mans. Il n'y a point de petite ville qui n'ait son rieur. La ville de Paris n'en a pas pour un, elle en a dans chaque quartier, et moi-même qui vous parle, je l'aurais été du mien si j'avais voulu; mais il y a longtemps, comme tout le monde sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du monde. Pour revenir au sieur de la Rappinière, il renoua bientôt la conversation que les coups de poing avaient interrompue, et demanda au jeune comédien si leur troupe n'était composée que de mademoiselle de la Caverne, de M. de la Rancune et de lui.
Notre troupe est aussi complète que celle du prince d'Orange ou de S. A. d'Epernon, lui répondit-il; mais par une disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où notre étourdi de portier a tué un des fusiliers de l'intendant de la province, nous avons été contraints de nous sauver un pied chaussé et l'autre nu, en l'équipage que vous nous voyez.
- Ces fusiliers de M. l'intendant en ont fait autant à la Flèche, dit la Rappiniére.
- Que le feu de saint Antoine les arde! dit la tripotlère; ils sont cause que nous n'aurons pas la comédie.
- Il ne tiendrait pas à nous, répondit le vieux comédien, si nous avions les clefs de nos coffres pour avoir nos habits; et nous divertirions quatre ou cinq jours MM. de la ville, avant que de gagner Alençon, où le reste de la troupe a le rendez-vous.
La réponse du comédien fit ouvrir les oreilles à tout le monde. La Rappiniére offrit une vieille robe de sa femme à la Caverne, et la tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle avait en gage, à Destin et à la Rancune.
- Mais, ajouta quelqu'un de la compagnie, vous n'êtes que trois.
- J'ai joué une pièce moi seul, dit la Rancune, et j'ai fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je parlais en fausset quand je fais la reine; je parlais du nez pour l'ambassadeur, et je me tournais vers ma couronne que je posais sur une chaise; et pour le roi, je reprenais mon siège, ma couronne et ma gravité, et grossissais un peu ma voix. Et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter notre charretier et payer notre dépense en l'hôtellerie, fournissez vos habits, et nous jouerons avant que la nuit vienne, ou bien nous irons boire, avec votre permission, et nous reposer, car nous avons fait une grande journée...."
Cyrano de Bergerac (1619-1655)
Lecteur de Montaigne, Campanella, ou Gassendi, Cyrano de Bergerac est habité, a-t-on pu écrire, par un sentiment de la liberté, d'anticonformisme, comme Théophile de Viau et Tristan l'Hermite. Natif de la région de Chevreuse et de petite noblesse, il entra dans l'armée, qu'il quitta en 1641, à la suite d'une grave blessure reçue au siège d'Arras. Ami de Chapelle, de Tristan L'Hermite et de Dassoucy, il vécut une vie de libertin qui mêlait hardiment liberté sexuelle, indifférence aux dogmes religieux et libre exercice d'une philosophie où la raison devait triompher. Il admirait Sorel et vénérait Descartes. En véritable déniaisé, Cyrano écrit en 1645 une comédie, "le Pédant joué", - d'où Molière a tiré deux scènes des Fourberies de Scapin tant l'inventivité de Cyrano est remarquable -, et une tragédie en 1653, "la Mort d'Agrippine", un chef d'oeuvre où les répliques machiavéliennes de Sejanus firent scandale, et dont le succès, au dire d'un Tallemant des Réaux qui ne l'aimait pas, n'est du qu'à de "belles impiétés"....
SCENES DE LA MORT D'AGRIPPINE - I - SÉJANUS, TÉRENTIUS
SÉJANUS
Mon sang n'est point royal, mais l'héritier d'un Roi
Porte-t-il un visage autrement fait que moi?
Encor qu'un toit de chaume eût couvert ma naissance,
Et qu'un Palais de marbre eût logé son enfance,
Qu'il fût né d'un grand roi, moi d'un simple pasteur,
Son sang auprès du mien est-il d'autre couleur?
Mon nom serait au rang des héros qu'on renomme,
Si mes prédécesseurs avaient saccagé Rome ;
Mais je suis regardé comme un homme de rien,
Car mes prédécesseurs se nommaient gens de bien.
Un César, cependant, n'a guère bonne vue :
Dix degrés sur sa tête en bornent l'étendue ;
Il ne saurait au plus faire monter ses yeux
Que depuis son berceau jusques à dix aïeux.
Mais moi, je rétrograde aux cabanes de Rome,
Et depuis Séjanus jusques au premier homme :
Là, n'étant pas borné du nombre ni du choix,
Pour quatre dictateurs, j'y rencontre cent rois.
TÉRENTIUS
Mais le crime est affreux de massacrer son maître !
SÉJANUS
Mais ou devient au moins un magnifique traître.
Quel plaisir bous ses pieds de tenir aux abois
Celui qui sons les siens fait gémir tant de rois!
Fouler impunément des têtes couronnées,
Faire du genre humain toutes les destinées,
Mettre aux fers un César, et penser dans son cœur:
« Cet esclave jadis était mon empereur! »
TERENTIUS
Peut-être, en l'abattant, tomberas-tu toi-même.
SÉJANUS
Pourvu que je t'entraîne avec son diadème,
Je mourrai satisfait, me voyant terrassé
Sous le pompeux débris d'un trône renversé.
Et puis, mourir n'est rien, c'est achever de naître!
Un esclave hier mourut pour divertir son maître :
Aux malheurs de la vie on n'est point enchaîné,
Et l'âme est dans la main du plus infortuné.
Mêlé à la Fronde sans que l'on sache toujours s'il est ou non l'auteur de certaines mazarinades, - dès février 1649, il aurait prit Mazarin pour cible -, il écrit un roman philosophique utopique, "l'Autre Monde", en deux parties, "les Estats et Empires de la Lune", achevé en 1649 et suivi, en 1650, des "Estats et Empires du Soleil", publiés à titre posthume. Récits de voyages imaginaires et fantaisies burlesques comme autant de prétextes à montrer la relativité des moeurs et coutumes, à exposer une conception libertine du monde reposant sur le matérialisme, à remettre en cause les dogmes religieux et l'autorité royale. Ses deux romans fourmillent d'idées qui font de Cyrano un précurseur des philosophes du XVIIIe siècle et dont la fantaisie débridée inspirera tant Swift (Gulliver) que Voltaire (Micromégas).
1657 - "Histoire comique des Etats et Empires de la lune"
En 1610, la lunette astronomique avait permis d'observer des montagnes sur la Lune et des tâches sur le Soleil, et en 1636, Gassendi avait établi la première carte de la Lune, et comme tous les libertins, Cyrano croyait en la pluralité des mondes. En 1638 était publié le premier récit de voyage dans l’espace écrit en langue anglaise, "The Man in the Moon", de Francis Godwin (1562-1633), "or a Discourse of a voyage thither, by Domingo Gonsales", où le héros découvre un peuple de géants vertueux qui parlent une langue musicale et universelle. La même année, paraissait "A Discovery of a New World in the Moone" d'un John Wilkins (1614-1672) qui s'interrogeait sur la possibilité d’un tel voyage. Parmi les auteurs alimentant l'imagination de Cyrano, on cite évidemment les utopistes imaginatifs, Lucien de Samosate (120 env.-apr. 180), François Rabelais, Thomas More, Tommaso Campanella et Charles Sorel pour son Berger extravagant.
Dans Les États et Empires de la Lune, le narrateur réussit à atteindre la Lune qu'iI prend pour le paradis terrestre. Mais les habitants mettent en cage cet être inférieur, sorte de singe ou de perroquet. Défendu par un démon bienveillant, il est seulement condamné, comme Galilée, à renier publiquement toutes ses déclarations. Des discussions abordent alors le rapport de Dieu à ses créatures, l'origine du monde, la question des sens et de l'immortalité de l'âme. Puis le narrateur est brusquement ramené sur la Terre. Ayant d'abord atterri au Canada, il y discute de la place du Soleil dans l'univers. Son interlocuteur lui demande pourquoi on a tant de mal à admettre que la Terre n'est pas le centre du monde...
Chapitre I - En revenant de Clamart. - Ce que suggère la pleine lune. - Projet de voyage. - Première expérience. - Arrivée à la Nouvelle France. - Conversation avec le vice-roi. - Construction et essai d'une machine. - Départ involontaire. - Arrivée dans la lune.
"La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque revenant de Clamart, près Paris (où monsieur de Cuigy le fils, qui en est le seigneur, nous avait régalés plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin : de sorte que, les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l'un le prenait pour une lucarne du ciel, tantôt un autre assurait que c'était la platine où Diane dresse les rabats d'Apollon ; un autre, que ce pouvait bien être le soleil lui-même, qui. s'étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu'on faisait au monde, quand il n'y était pas.
« Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasme aux vôtres, je crois, sans m'amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. »
Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d'un grand éclat de rire.
« Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant, dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe- ci est un monde. »
Mais j'eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite, et, de notre âge, Copernic et Kepler avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu'à rire de plus belle. Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne pouvais accoucher : de sorte qu'à force d'appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s'en fallait peu que je n'y déférasse déjà, quand le mi- racle ou l'accident, la providence, la fortune, ou peut-être ce qu'on nommera vision, fiction, chimère, ou folie, si on veut, me fournit l'occasion qui m'engagea à ce discours.
Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n'y avais point mis. C'était celui de Cardan ; et, quoique je n'eusse pas dessein d'y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe, qui dit qu'étudiant un soir à la chandelle il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup d'interrogations qu'il leur fit, répondirent qu'ils étaient habitants de la lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s'é tait apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s'était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînur d'incidents pour une inspiration de faire connaître aux hommes que la lune est un monde....
Entre ces deux chapitres s'intercale une longue digression, souvent reprise, qui porte sur le Paradis terrestre, où l'auteur rencontre Elie, un passage semble-t-il plus antérieur et ajouté par la suite. ".. en ce temps-là, l’imagination chez l’homme était si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des aliments, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte qu’il s’est vu des philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissements que vous appelez extatiques. Eve, que l’infirmité de son sexe rendait plus faible et moins chaude, n’aurait pas eu sans doute l’imagination assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avait très peu qu’elle avait été tirée du corps de son mari, la sympathie dont cette moitié était encore liée à son tout la porta vers lui à mesure qu’il montait, comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et Adam attira cette partie de lui-même comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie : les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam et les idolâtres sous le nom de Prométhée, que les poètes feignirent avoir dérobé le feu du ciel, à cause de ses descendants qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont Dieu l’avait rempli..."
Chapitre II - Les habitants de la lune. - L'auteur pris pour un animal. - Le démon de Socrate . - Langage des Lunaires. - Repas lunaire. - Les alouettes rôties - La poésie, monnaie du pays. - Présentation à la cour - L'auteur mis en cage avec un Espagnol qui passe pour un singe.
"Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d'un pays que je ne connaissais point. J'avais beau promener mes yeux, et la jeter par la campagne, aucune créature ne s'offrait pour les consoler. Enfin, je résolus de marcher jusqu'à ce que la fortune me fit rencontrer la compagnie ou de quelques bêtes, ou de la mort.
Elle m'exauça car, au bout d'un demi-quart de lieue, je rencontrai deux forts grands animaux, dont l'un s'arrêta devant moi : l'autre s'enfuit légèrement au gîte : au moins, je le pensai ainsi, à cause qu'à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce, qui m'environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu'ils avaient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j'avais ouï conter à ma nourrice, des sirènes, des faunes et des satyres. De temps en temps, ils élevaient des huées si furieuses, causées sans doute par l'admiration de me voir, que je croyais quasi être devenu monstre. Enfin, une de ces bêtes-hommes, m'ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c'étaient des hommes, de n'en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.
Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d'entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient que, la nature ayant donné aux hommes, comme aux bêtes, deux jambes et deux bras, ils s'en devaient servir comme eux. Et, en effet, rêvant depuis là-dessus, j'ai songé que cette situation de corps n'était point extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu'ils ne sont encore instruits que de la nature, marchent à quatre pieds, et qu'ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices, qui les dressent dans de petits chariots, et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.
Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu'infailliblement j'étais la femelle du petit animal de la reine. Ainsi je fus, en qualité de tel ou d'autre chose, mené droit à l'hôtel de ville, où je remarquai, selon le bourdonnement et les postures que faisaient et le peuple et les magistrats, qu'ils consultaient ensemble ce que je pouvais être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois, qui gardait les bêtes rares, supplia les échevins de me commettre à sa garde, en attendant que la reine m'envoyât quérir pour vivre avec mon mâle. On n'en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m'instruisit à faire le godenot, à passer des culbutes, à figurer des grimaces ; et, des après-dinées, il faisait prendre à la porte un certain prix, de ceux qui me voulaient voir. Mais le ciel, fléchi de mes douleurs, et fâché de voir profaner le temple de son maître, voulut qu'un jour, comme j'étais attaché au bout d'une corde, avec laquelle te charlatan me faisait sauter pour divertir le monde, j'entendis la voix d'un homme qui me demanda en qui j'étais. Je fus bien étonné d'entendre parler, en là, comme en notre monde. II m'interrogea quelque temps ; je lui répondis, et lui contai ensuite généralement toute l'entrepris succès de mon voyage. Il me consola, et je me souviens qu'il me dit :
"Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire, ici comme là, qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n'est point accoutumé. Mais sachez qu'on ne vous traite qu'à la pareille; et que si quelqu'un de cette terre avait monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos savants le feraient étouffer comme un monstre. »....
Chapitre III - Succès des « bêtes du roi ». - Les docteurs du pays décident que l'auteur est un oiseau sans plumes. - On le remet en cage. - Curiosité d'une fille de la reine. - Nouvelle délibération des docteurs. - Un avocat d'office. - Mise en liberté.
"...Les examinateurs m'interrogèrent, entre autres choses, de philosophie : je leur exposai, tout à la bonne foi, ce que jadis mon récent m'en avait appris, mais ils ne mirent guère de temps à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes ; de sorte que, n'y pouvant répondre, j'alléguai pour dernier refuge les principes d'Aristote, qui ne me servirent pas davantage que les sophismes; car, en deux mots, ils m'en découvrirent la fausseté.
« Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodait sans doute les principes à sa philosophie, au lieu d'accommoder sa philosophie aux principes, et encore devait-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres sectes dont vous nous avez parlé. C'est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains. »
Enfin, comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, si non qu'ils n'étaient pas plus savants qu'Aristote, et qu'on m'avait défendu de discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous d'une commune voix, que je n'étais pas un homme, mais possible quelque espèce d'autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que je marchais sur deux pieds, et qu'enfin, hormis un peu de duvet, je lui étais tout semblable; si bien qu'on ordonna à l'Oiseleur de me reporter en cage.
J'y passais mon temps avec assez de plaisir, car, à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la reine, entra autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était si transporté de joie, lorsqu'étant en secret je l'entretenais des moeurs et des divertissements des gens de notre monde, et principalement de nos cloches el de nos autres instruments de musique, qu'elle me protestait, les larmes aux yeux, que si jamais je me trouvais en état de revoler à notre monde, elle me suivrait de bon cœur...."
Chapitre IV - Dîner avec des philosophes lunaires. - Discussions philosophiques. - Mœurs lunaires. - Privilèges de la jeunesse. - Les pères et les fils. - Un Pythagoricien.
Chapitre V - Le Physionome. - Suite des discussions philosophiques. - La cironité universelle. - Les villes mobiles et les villes sédentaires.
Chapitre VI - Flambeaux incombustibles. - Livres phonographiques. - Singuliers cadrans solaires. - Etrange marque distincte des nobles lunaires. - Départ de la lune et arrivée sur la terre.
"... Enfin, l'amour de mon pays me détachant petit à petit de l'affection , et même de la pensée que j'avais eue de demeurer en celui-là, je ne songeai plus qu'à mon départ; mais j'y vis tant d'impossibilité que j'en devins tout chagrin. Mon Démon s'en aperçut; et, m'ayant demandé à quoi il tenait que je ne parusse pas le même que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie; mais il me fit de si belles promesses pour mon retour que je m'en reposai sur lui entièrement. J'en donnai avis au Conseil, qui m'envoya quérir, et qui me fit prêter serment que je raconterais dans notre monde les choses que j'avais vues en celui-là. Ensuite, on me fit expédier des passe-ports, et mon Démon, s'étant muni des choses nécessaires pour un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulais descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfants de Paris, se proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s'imaginant pas, après cela, qu'il y eût rien de beau ni à faire, ni à voir, je le priais de trouver bon que je les imitasse.
« Mais, ajoutai-je, dans quelle machine ferons-nous ce Voyage, et quel ordre pensez-vous que me veuille donner le mathématicien qui me parla l'autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre ?
— Quant au mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c'est un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la cour.
— Comment ? dis-je, l'air deviendra pour soutenir mes pas aussi solide que la terre? C'est ce que je ne crois point.
— Et c'est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne croyez pas ! Eh ! pourquoi les sorciers de votre monde, qui marchent en l'air et conduisent des armées, des grêles, des neiges, des pluies, et d'autres tels météores, d'une province en une autre, auraient-ils plus de pouvoir que nous ? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma faveur.
— Il est vrai, lui dis-je, que j'ai reçu de vous tant de bons offices, de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d'amitié, que je me dois fier à vous, comme je fais, en m'y abandonnant de tout mon cœur. »
Je n'eus pas plutôt achevé cette parole qu'il s'enleva comme un tourbillon, me tenant entre ses bras : il me fit passer, sans incommodité, tout ce grand espace que nos astronomes mettent entre nous et la lune, en un jour et demi; ce qui me fit connaître le mensonge de ceux qui disent qu'une meule de moulin serait trois cent soixante et tant d'années à tomber du ciel, puisque je fus si peu de temps à tomber du globe de la lune en celui-ci. Enfin, au commencement de la seconde journée, je m'aperçus que j'approchais de notre monde. Déjà je distinguais l'Europe d'avec l'Afrique, et ces deux d'avec l'Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d'une fort haute montagne : cela m'incommodait, de sorte que je m'évanouis. Je ne puis pas dire ce qui m'arriva ensuite; mais je me trouvai, ayant repris mes sens, dans des bruyères, sur la pente d'une colline, au milieu de quelques pâtres qui parlaient italien. Je ne savais ce qu'était devenu mon Démon, et je demandai à ces pâtres s'ils ne l'avaient point vu. A ce mot, ils firent le signe de la croix, et me regardèrent comme si j'en eusse été un moi-même...."
1662 - "Histoire comique des Etats et Empires du Soleil"
Les Etats et Empires du Soleil se présentent comme une suite des Etats et Empires de la
Lune. Une part de l'Histoire se déroule au royaume des oiseaux. L'auteur y est condamné à mort pour s'être introduit dans la République des Oiseaux. Une pic et un perroquet qui l'ont connu sur la terre plaident sa cause et l'aideront à s'enfuir. Une fantaisie débridée qui masque une belle critique de l'absolutisme. Ainsi, voyant arriver un aigle, le héros le prend pour le roi des oiseaux et veut se prosterner devant lui, mais il est détrompé par la pie..
"Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fût notre souverain? C'est une imagination de vous autres hommes qui, à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle nous devait commander.
Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour nos rois que les plus faibles, les plus doux, les plus pacifiques ; encore les changeons-nous tous les six mois, et nous les prenons faibles, afin que le moindre à qui ils auraient fait quelque tort se pût venger d'eux; nous les choisissons doux, afin qu'ils ne haïssent ni ne se fassent haïr de personne, et nous voulons qu'ils soient d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.
Chaque semaine, notre roi tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection.
Pendant la journée que durent les Etats, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux, l'un après l'autre, passent par-devant lui; et, si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste.
Je ne pus m'empêcher de l'interrompre pour lui demander ce qu'elle entendait par la mort triste, et voici ce qu'elle me répliqua : « Quand le crime d'un coupable est jugé si énorme que la mort est trop peu de chose pour l'expier, on tâche d'en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l'on y procède de cette façon : ceux d”entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre sont délégués vers le coupable qu'on porte sur un funeste cyprès. Là, ces tristes musiciens s'amassent tout autour et lui remplissent l'âme, par l'oreille, de chansons si lugubres et si tragiques que, l'amertume de son chagrin désordonnant l'économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d'œil et meurt suffoqué de tristesse...."
Chapitre I - De Toulon à Toulouse. - Popularité de l'auteur. - Il est accusé de sorcellerie. - Ameutes par un curé, les paysans le maltraitent. - Il est jeté en prison.
Chapitre II - L'évasion. - Description de la machine à voler. - Elle s'élève vers les hautes régions. - Traversée des espaces. - Arrivée au soleil. - Populations étranges.
Chapitre III - Histoire des Oiseaux. - L'Oiseau merveilleux. - Son discours. - Prisonnier des Oiseaux. - Le tribunal des Oiseaux. - Intervention de la Pie. - Le roi Colombe.
Chapitre IV - Plaidoyer fait au parlement des Oiseaux. - Le crime d'être homme. - Condamnation à mort. - L'auteur reçoit les exhortations de deux Oiseaux du Paradis. - Le supplice des mouches. - La grâce.
Chapitre V - Les Arbres parlants. - Les- amours des Arbres et de la Terre. - Les Arbres amants. - La Bête à feu et l'animal Glaçon. - Rencontre de Çampanella. - Province des Philosophes. - Les trois ordres d'esprits.
Chapitre VI - Eclatement de la tête d'un philosophe. - Arrivée inopinée. - Le royaume des amoureux. - Description de ce royaume. - Un séminaire d'amants. - Rencontre de Descartes. - Fin.
"Au bout Je cinq ou six journées de chemin, comme nous divertissions nos yeux à considérer le différent et riche aspect dos paysages, une voix languissante, comme d'un malade qui gémirait, parvint à nos oreilles. Nous nous approchâmes du lieu d'où nous jugions qu'elle pouvait venir, et nous trouvâmes, sur la rive du fleuve Imagination, un vieillard, tombé à la renverse, qui poussait de grands cris. Les larmes de compassion m'en vinrent aux yeux, et la pitié que j'eus du mal de ce misérable me convia d'en demander la cause.
"Cet homme, me répondit Campanella, se tournant vers moi, est un philosophe réduit à l'agonie, car nous mourons plus d'une fois ; et, comme nous ne sommes que des parties de cet univers, nous changeons de forme pour aller reprendre vie ailleurs; ce qui n'est point un mal, puisque c'est un chemin pour perfectionner son être et pour arriver à un nombre infini de connaissances. Son infirmité est celle qui fait mourir presque tous les grands hommes."
Son discours m'obligea de considérer le malade plus attentivement, et, dès la première œillade, j'aperçus qu'il avait la tête grosse comme un tonneau et ouverte par plusieurs endroits.
« Or sus! me dit Campanella, me tirant par le bras, toute l'assistance que nous croirions donner à ce moribond serait inutile et ne ferait que l'inquiéter. Passons outre ; aussi bien, son mal est incurable. L'enflure de sa tête provient d'avoir trop exercé son esprit ; car, encore que les espèces dont il a rempli les trois ventricules de son cerveau soient des images fort petites, elles sont corporelles et capables, par conséquent, de remplir un grand lieu, quand elles sont fort nombreuses. Or, vous saurez que ce philosophe a tellement grossi sa cervelle à force d'entasser image sur image que, ne les pouvant plus contenir, elle s'est éclatée. Cette façon de mourir est celle des grands génies, et cela s'appelle crever d'esprit. »
Mon guide voulait continuer, mais il en fut détourné par un accident jusqu'à cette heure inouï; ce fut que tout à coup nous aperçûmes la terre se noircir sous nos pas, et le ciel, allumé de rayons, s'étendre sur nos têtes, comme si on eût développé entre nous et le soleil un dais large de quatre lieues.
Il me paraît malaisé de vous dire ce que nous nous imaginâmes dans cette conjoncture. Toutes sortes de terreurs nous vinrent assaillir, jusqu'à celle de la fin du monde, et nulle de ces terreurs ne nous sembla hors d'apparence; car, de voir la nuit au soleil ou l'air obscurci de nuages, c'est un miracle qui n'y arrive point. Ce ne fut pas toutefois encore tout ; incontinent après, un bruit aigre et criard, semblable au son d'une poulie qui tournerait avec rapidité, vint frapper nos oreilles, et tout au même temps nous vîmes choir à nos pieds une cage. A peine eut-elle joint le sable, qu'elle s'ouvrit pour accoucher d'un homme et d'une femme; ils traînaient une ancre qu'ils accrochèrent aux racines d'un roc. En suite de quoi, nous les aperçûmes venir à nous. La femme conduisait l'homme et le tiraillait en le menaçant. Quand elle fut fort près de nous :
« Messieurs, dit-elle d'une voix un peu émue, n'est-ce pas ici la province des philosophes? »
Je répondis que non, mais que, dans vingt-quatre heures, nous espérions y arriver, que ce vieillard, qui me souffrait en sa compagnie, était un des principaux officiers de cette monarchie. "Puisque vous êtes philosophe, répondit cette femme, qu'en notre pays il y a parmi les autres statuts d'amour une loi qui règle le nombre des baisers auxquels un mari est obligé à sa femme. C'est pourquoi tous les soirs chaque médecin, dans son quartier, va par toutes les maisons, où, après avoir visité le mari et la femme, il les taxe pour cette nuit-là, selon leur santé, forte ou faible, à tant ou tant d'embrassements. Or, le mien que voilà avait été mis à sept. Cependant, piqué de quelques paroles un peu fières que je lui avais dites en nous couchant, il ne m'approcha point tant que nous demeurâmes au lit. Mais Dieu, qui venge la cause des affligés, permit qu'en songe ce misérable, chatouillé par le ressouvenir des baisers qu'il me retenait injustement, laissa perdre un homme. Je vous ai dit que son père l'a tué deux fois, parce que, l'empêchant d'être, il a fait qu'il n'est point, voilà son premier assassinat, et a fait qu'il n'a point été, voilà son second ; au lieu qu'un meurtrier ordinaire fait bien que celui qu'il prive du jour n'est plus, mais il ne saurait faire qu'il n'ait point été. Nos magistrats en auraient fait bonne justice; mais l'artificieux a dit, pour excuse, qu'il aurait satisfait au devoir conjugal s'il n'eût appréhendé (me baisant au fort de la colère où je l'avais mis) d'engendrer un homme furieux.
"Le Sénat, embarrassé de cette justification, nous a ordonné de nous venir présenter aux philosophes, et de plaider devant eux notre cause. Aussitôt que nous eûmes reçu l'ordre départir, nous nous mîmes dans une cage pendue au cou de ce grand oiseau que vous voyez, d'où, par le moyen d'une poulie que nous y attachâmes, nous descendons à terre et nous guindons de l'air. Il y a des personnes dans notre province établies exprès pour les apprivoiser jeunes et les instruire aux travaux qui nous sont utiles. Ce qui les oblige principalement, contre leur nature féroce, à se rendre disciplinables, c'est qu'à leur faim, qui ne se peut presque assouvir, nous abandonnons les cadavres de toutes les bêtes qui meurent. Au reste, quand nous voulons dormir (car, à cause des excès d'amour trop continus qui nous affaiblissent, nous avons besoin de repos), nous lâchons, à la campagne, d'espace en espace, vingt ou trente de ces oiseaux attachés chacun à une corde, qui, prenant l'essor avec leurs grandes ailes, déploient dans le ciel une nuit plus large que l'horizon."
J'étais fort attentif à son discours et à considérer, tout extasié, l'énorme taille de cet oiseau géant; mais, sitôt que Campanella l'eut un peu regardé :
« Ah ! vraiment, s'écria-t-il, c'est un de ces monstres à plume, appelés condors, qu'on voit dans l'île de Mandragore, à notre monde, et par toute la zone torride; ils y couvrent de leurs ailes un arpent de terre. Mais, comme ces animaux deviennent plus démesurés, à proportion que le soleil, qui les a vus naître, est plus échauffé, il ne se peut qu'ils ne soient, au monde du soleil, d'une épouvantable grandeur.
"Toutefois, ajouta-t-il se tournant vers la femme, il faut nécessairement que vous acheviez votre voyage ; car c'est à Socrate, auquel on a donné la surintendance des mœurs, qu'appartient de vous juger. Je vous conjure cependant de nous apprendre de quelle contrée vous êtes, parce que, comme il n'y a que trois ou quatre ans que je suis arrivé en ce monde-ci, je n'en connais encore guère la carte.
- Nous sommes, répondit-elle, du royaume des Amoureux : ce grand Etat confine d'un côté la république de Paix, et de l'autre à celle des Justes.
"Au pays d'où je viens, à l'âge de seize ans, on met les garçons au noviciat d'amour ;c'est un palais fort somptueux qui contient presque le quart de la cité. Pour les filles, elles y entrent à treize. Ils font là, les uns et les autres, leur année de probation, pendant laquelle les garçons ne s'occupent qu'à mériter l'affection des filles, et les filles à se rendre digne de l'amitié des garçons. Les douze mois expirés, la faculté de médecine va visiter en corps ce séminaire d'amants. Elle les tâte tous l'un après l'autre, jusqu'aux parties de leurs personnes les plus secrètes, les fait coupler à ses yeux, et puis, selon que le mâle se rencontre, à l'épreuve, vigoureux et bien conformé, on lui donne pour femmes dix, vingt, trente ou quarante filles de celles qui le chérissaient, pourvu qu'ils s'aiment réciproquement. Le marié, cependant, ne peut coucher qu'avec deux à la fois, et il ne lui est pas permis d'en embrasser aucune, tandis qu'elle est grosse. Celles qu'on reconnaît stériles ne sont employées qu'à servir, et des hommes impuissants se font les esclaves qui se peuvent mêler charnellement avec les bréhaignes. Au reste, quand une famille a plus d'enfants qu'elle n'en peut nourrir, la république les entretient ; mais c'est un malheur qui n'arrivé guère, parce qu'aussitôt qu'une femme accouche dans la cité, l'épargne fournit une somme annuelle pour l'éducation de l'enfant, selon sa qualité, que les trésoriers d'Etat portent eux-mêmes à certain jour à la maison du père. Mais, si vous voulez en savoir davantage, entrez dans notre mannequin, il est assez grand pour quatre. Puisque nous allons même route, nous tromperons, en causant, la longueur du voyage. »
Campanella fut d'avis que nous acceptassions l'offre. J'en fus pareillement fort joyeux, pour éviter la lassitude; mais quand je vins pour leur aider à lever l'ancre, je fus bien étonné d'apercevoir qu'au lieu d'un gros câble qui la devait soutenir, elle n'était pendue qu'à un brin de soie aussi délié qu'un cheveu. Je demandai à Campanella comment il se pouvait faire qu'une masse lourde comme était cette ancre ne fît point rompre, par sa pesanteur, une chose si frêle, et le bon homme me répondit que cette corde ne se rompait point, parce qu'ayant été filée très égale partout, il n'y avait point de raison pourquoi elle dût se rompre plutôt à un endroit qu'à l'autre. Nous nous entassâmes tous dans le panier, et ensuite nous pouliâmes jusqu'au faîte du gosier de l'oiseau, où nous ne paraissions qu'un grelot qui pendait à son cou. Quand nous fûmes tout contre la poulie, nous arrêtâmes le câble, où notre cage était pendue, à une des plus légères plumes de son duvet, qui pourtant était grosse comme le pouce ; et, dès que cette femme eut fait signe à l'oiseau de partir, nous nous sentîmes fendre le ciel d'une rapide violence. Le condor modérait ou forçait son vol, haussait ou baissait, selon les volontés de sa maîtresse, dont la voix lui servait de bride. Nous n'eûmes pas volé deux cents lieues, que nous aperçûmes sur la terre, à main gauche, une nuit semblable à celle que produisait dessous lui notre vivant parasol. Nous demandâmes à l'étrangère ce qu'elle pensait que ce fût :
"C'est un autre coupable qui va aussi pour être jugé à la province où nous allons; son oiseau sans doute est plus fort que le nôtre, ou bien nous nous sommes beaucoup amusés, car il n'est parti que depuis moi."
Je lui demandai de quel crime ce malheureux était accusé.
"Il n'est pas simplement accusé, nous répondit-elle; il est condamné à mourir, parce qu'il est déjà convaincu de ne pas craindre la mort.
- Comment donc? lui dit Campanella : les lois de votre pays ordonnent de craindre la mort?
- Oui, répliqua celte femme, elles l'ordonnent à tous, hormis à ceux qui sont reçus au collège des Sages; car nos magistrats ont éprouvé, par de funestes expériences que qui ne craint pas de perdre la vie est capable de l'ôter à tout le monde."
Après quelques autres discours qu'attirèrent ceux-ci, Campanella voulut s'enquérir plus au long des mœurs de son pays. Il lui demanda donc quelles étaient les lois et coutumes du royaume des Amants; mais elle s'excusa d'en parler, à cause que, n'y étant pas née, et ne le connaissant qu'à demi, elle craignait d'en dire plus ou moins.
« J'arrive, à la vérité, de cette province, continua cette femme; mais je suis, moi et tous mes prédécesseurs, originaire du royaume de Vérité. Ma mère y accoucha de moi, et n'a point eu d'autre enfant. Elle m'éleva dans le pays jusqu'à l'âge de treize ans, que le roi, par avis des médecins, lui commanda de me conduire au royaume des Amants, d'où je viens, afin qu'étant élevée dans le palais d'Amour, une éducation plus joyeuse et plus molle que celle de notre pays me rendît plus féconde qu'elle. Ma mère m'y transporta et me mit dans cette maison de plaisance.
"J'eus bien de la peine avant que de m'apprivoiser à leurs coutumes : d'abord elles me semblèrent fort rudes; car comme vous savez, les opinions que nous avons sucées avec le lait nous paraissent toujours les plus raisonnables, et je ne faisais encore que d'arriver du royaume de Vérité, mon pays natal.
«Ce n'est pas que je ne connusse bien que cette nation des Amants vivait avec beaucoup plus de douceur et d'indulgence que la nôtre; car, encore que chacun publiât que ma vue blessait dangereusement, que mes regards faisaient mourir, et qu'il sortait de mes yeux de la flamme qui consumait les cœurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes hommes, était si grande qu'ils me caressaient, me baisaient et m'embrassaient, au lieu de se venger du mal que je leur avais fait. J'entrai même en colère contre moi pour les désordres dont j'étais cause, et cela fit que, émue de compassion, je leur découvris un jour la résolution que j'avais prise de m'enfuir. « Mais, hélas! « comment vous sauver? s'écrièrent-ils tous, se jetant à mon cou et me baisant les mains : votre maison de toutes parts est assiégée d'eau, et le danger paraît si grand qu'indubitablement sans un miracle vous et nous serions « déjà noyés. »
- Quoi donc, interrompis-je, la contrée des Amants est-elle sujette aux inondations?
- Il le faut bien dire, me répliqua-t-elle ; car l'un de mes amoureux (et cet homme ne m'aurait pas voulu tromper, puisqu'il m'aimait) m'écrivit que, du regret de mon départ, il venait de répandre un océan de pleurs. J'en vis un autre qui m'assura que ses prunelles, depuis trois jours, avaient distillé une source de larmes; et, comme je maudissais, pour l'amour d'eux, l'heure fatale où ils m'avaient vue, un de ceux qui se comptaient du nombre de mes esclaves m'envoya dire que, la nuit précédente, ses yeux débordés avaient fait un déluge. Je m'allais ôter du monde, afin de n'être plus la cause de tant de malheurs, si le courrier n'eût ajouté ensuite que son maître lui avait donné charge de m'assurer qu'il n'y avait rien à craindre, parce que la fournaise de sa poitrine avait desséché ce déluge. Enfin vous pouvez conjecturer que le royaume des Amants doit être bien aquatique, puisque entre eux ce n'est pleurer qu'à demi, quand il ne sort de dessous leurs paupières que des ruisseaux, des fontaines et des torrents.
« J'étais fort en peine dans quelle machine je me sauverais de toutes ces eaux qui m'allaient gagner; mais un de mes amants, qu'on appelait le Jaloux, me conseilla de m'arracher le cœur, et puis que je m'embarquasse dedans; qu'au reste je ne devais pas appréhender de n'y pouvoir tenir, puisqu'il yen tenait tant d'autres; ni aller au fond, parce qu'il était trop léger; que tout ce que j'aurai craindre seraitl l'embrasement, d'autant que la matière d'un vaisseau était fort sujette au feu; que je partisse donc sur la mer de ses larmes, que le bandeau de son amour me servirait de voile, et que le vent favorable de ses soupirs , malgré la tempête de ses rivaux, me pousserait à bon port.
"Je fus longtemps à rêver comment je pourrais mettre entreprise à exécution. La timidité naturelle à mon sexe m'empêchait de l'oser; mais, enfin, l'opinion que j'eus que, si la chose n'était possible, un homme ne serait si fou de la conseiller, et encore moins un amoureux à amante, me donna de la hardiesse.
« J'empoignai un couteau et me fendis la poitrine: déjà même, avec mes deux mains, je fouillais dans la plaie, et, d'un regard intrépide, je choisissais mon cœur pour l'arracher, quand un jeune homme qui m'aimait survint. Il m'ôta le fer malgré moi, et puis me demanda le motif de cette action qu'il appelait désespérée. Je lui en fis le conte; mais je restai bien surprise, quand un quart d'heure après je sus qu'il avait déféré le jaloux en justice.
«Les magistrats, néanmoins, qui peut-être craignirent de donner trop à l'exemple ou à la nouveauté de l'accident envoyèrent cette cause au parlement du royaume des Justes. Là il fut condamné, outre le bannissement perpétuel, d'aller finir ses jours en qualité d'esclave sur les terres de la république de Vérité, avec défenses à tous ceux qui descendront de lui, avant la quatrième Génération, de remettre le pied dans la province des Amants; même il lui fut enjoint de n'user jamais d'hyperbole, sur peine de la vie .
«Je conçus, depuis ce temps-là, beaucoup d'affection pour ce jeune homme qui m'avait conservée; et soit à cause de ce bon office, soit à cause de la passion avec laquelle il m'avait servie, je ne le refusai point, son noviciat et le mien étant achevés, quand il me demanda pour être l'une de ses femmes.
«Nous avons toujours bien vécu ensemble, et nous vivrions bien encore, sans qu'il a tué, comme je vous l'ai dit, un de mes enfants par deux fois, dont je m'en vas implorer vengeance au royaume des Philosophes. »
Nous étions, Campanella et moi, fort étonnés du grand silence de cet homme; c'est pourquoi je tâchai de le consoler, jugeant bien qu'une si profonde taciturnité était fille d'une douleur très profonde; mais sa femme m'en empêcha.
« Ce n'est pas, dit-elle, l'excès de sa tristesse qui lui ferme la bouche, ce sont nos lois, qui défendent à tout criminel cité en justice de parler que devant les juges . »
Pendant cet entretien, l'oiseau avançait toujours pays. Je fus tout étonné, quand j'entendis Campanella, d'un visage plein de joie et de transport, s'écrier :
« Soyez le très-bienvenu, le plus cher de tous mes amis! Allons, Messieurs, allons, continua ce bonhomme, au-devant de monsieur Descartes; descendons, le voilà qui arrive, il n'est qu'à trois lieues d'ici. »
Pour moi je demeurai fort surpris de cette saillie; car je ne pouvais comprendre comment il avait pu savoir l'arrivée d'une personne de qui nous n'avions point reçu de nouvelles.
« Assurément, lui dis-je, vous venez de le voir en songe?
- Si vous appelez songe, dit-il, ce que votre âme peut voir avec autant de certitude que vos yeux le jour quand il luit, je le confesse.
- Mais, m'écriai-je, n'est-ce pas une rêverie que de croire que monsieur Descartes, que vous n'avez point vu depuis votre sortie du monde de la terre, est à trois lieues d'ici, parce que vous vous l'êtes imaginé? ».......
Antoine Furetière (1619-1688)
"Je vous raconterai sincèrement et avec fidélité plusieurs hístoriettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ni des héros ni des héroïnes, qui ne dresseront point d'armées, qui ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de médiocre condition qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots." - Issu de la petite bourgeoisie, Antoine Furetière, ecclésiastique, procureur fiscal, poète, grammairien de renom, académicien en 1662, exclu en 1685 lorsqu'il publie son propre Dictionnaire (les travaux de l'Académie lui paraissant trop lents), se fit connaître par des Poésies diverses (1655) et le Voyage de Mercure (1659). L'aspect parodique de ces œuvres se retrouve dans le Roman bourgeois (1666), où il prend à contre-pied le roman galant et précieux, qu'il traite sur le mode burlesque, comme le suggère déjà le titre. Son roman, de composition décousue et truffé d'interventions ironiques, se déroule dans les milieux bourgeois de la place Maubert : petites gens à la vie étriquée, avocats, plaideurs, écrivains faméliques, aventuriers, précieuses et pédantes...
Enfin, dans une France qui, au XVIIe siècle, connaît encore le multilinguisme, avec des parlers ou des accents régionaux et sociaux très contrastés, mais où le français n'est plus perçu comme une langue «vulgaire» par rapport au latin, comme c'était encore le cas au siècle précédent, le Dictionnaire universel de Furetière parut en Hollande (1690), avec une préface de Bayle, et privilégiera dans sa démarche l'exhaustivité contre une sélection faite au nom du bon goût. La fin du siècle verra paraître deux grands dictionnaires de la langue française, Richelet (1680)et Furetière (1690) avant celui des Académiciens (1694)....
1666 - "Le Roman bourgeois"
On a souvent rapproché Scarron et Furetière, tous les deux réagissent au romanesque emphatique des Scudéry, des Gomberville et des La Calprenède, pour tous deux le bourgeois est n'est pas seulement un créancier, un procureur mais un homme illettré, un rustre, un homme qui n'achète pas les livres , et borne le catalogue de ses lectures aux ouvrages surannés.
Mais alors le Roman comique de Scarron est un chef-d'œuvre de verve Imaginative, d'invention et de fantaisie , et appartient à l'ordre des récits d'intrigues et d'aventures, le Roman bourgeois de Furetière est un roman d'observation, la peinture aussi exacte que vive des habitudes et des travers de toute une classe de la société. Il y ajoute des morceaux de réel, on y parle d'argent et de littérature, on examine les taxes qui pourraient permettre la subsistance des auteurs, on chiffre la beauté et l'esprit produit dans les œuvres. Il relate bourgeois pour le monde éminemment matériel du bourgeois...
"Je chante les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l'un et de l'autre sexe, écrit Furetière dans sa Préface ; et ce qui est de plus merveilleux, c'est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique. Mais puisqu'un roman n'est rien qu'une poésie en prose, je croirois mal débuter si je ne suivois l'exemple de mes maistres, et si je faisois un autre exorde : car, depuis que feu Virgile a chanté AEnée et ses armes, et que le Tasse, de poétique mémoire , a distingué son ouvrage par chants, leurs successeurs, qui n'estoient pas meilleurs musiciens que moy, ont tous répété la mesme chanson, et ont commencé d'entonner sur la mesme notte. Cependant je ne pousseray pas bien loin mon imitation ; car je ne feray point d'abord une invocation des muses , comme font tous les poètes au commencement de leurs ouvrages , ce qu'ils tiennent si nécessaire, qu ils n'osent entreprendre le moindre poëme sans leur faire une prière, qui n'est gueres souvent exaucée. Je ne veux point faire aussi de fictions poétiques , ny écorcher l'anguille par la queue , c'est à dire commencer mon histoire par la fin , comme font tous ces messieurs, qui croyent avoir bien r'affiné pour trouver le merveilleux et le surprenant quand ils font de cette sorte le récit de quelque avanture. C'est ce qui leur fait faire le plus souvent un long galimathias , qui dure jusqu'à ce que quelque charitable escuyer ou confidente viennent éclaircir le lecteur des choses précédentes qu'il faut qu'il sçache , ou qu'il suppose , pour l'intelligence de l'histoire.
Au lieu de vous tromper par ces vaines subtilitez, je vous raconteray sincèrement et avec fidélité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ny héros ny héroïnes , qui ne dresseront point d'armées , ny ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de médiocre condition , qui vont tout doucement leur grand chemin , dont les uns seront beaux et les autres laids , les uns sages et les autres sots ; et ceux-cy ont bien la mine de composer le plus grand nombre. Cela n'empeschera pas que quelques gens de la plus haute voilée ne s'y puis- sent reconnoître , et ne profitent de l'exemple de plu- sieurs ridicules dont ils pensent estre fort éloignez. Pour éviter encore davantage le chemin battu des autres , je veux que la scène de mon roman soit mobile , c'est à dire tantost en un quartier et tantost en un autre de la ville ; et je commenceray par celuy qui est le plus bourgeois, qu'on appelle communément la place Maubert...."
Furetière nous conte dans une première partie les intrigues des prétendants à la main de Javotte, fille du procureur Vollichon, dont il fait un portrait saisissant :
"C'était un petit homme trapu, grisonnant, et qui était du même âge que sa calotte. Il avait vieilli avec elle sous un bonnet gras et enfoncé qui avait plus couvert de méchanceté qu'il n'en aurait pu tenir dans cent autres têtes et sous cent autres bonnets; car la chicane s'était emparée du corps de ce petit homme, de la même manière que le démon se saisit du corps d'un possédé... Il avait la bouche bien fendue, ce qui n'est pas un petit avantage pour un homme qui passe sa vie à clabauder, et dont une des bonnes qualités, c'est d'être fort en gueule. Ses yeux étaient fins et éveillés, son oreille était excellente; car elle entendait le son d'un quart d'écu de cinq cents pas; et son esprit était prompt pourvu qu`il ne le fallût pas appliquer à faire du bíen. Il regardait le bien d'autrui comme les chats regardent un oiseau dans une cage, à qui ils tâchent, en sautant autour, de donner quelque coup de griffe..."
(Histoire de Lucrèce la Bourgeoise) Javotte envisage d'épouser sans amour Nicodème, un avocat-marquis, mais qui a déjà oeuvré en mettant enceinte Lucrèce, à laquelle est consacrée tout un premier chapitre : "Cette Lucrèce, que j'ai appelée la Bourgeoise, pour la distinguer de la Romaine, qui se poignarda, et qui estoit d'une humeur fort différente de celle-cy, estoit une fille grande et bien faite, qui avoit de l'esprit et du courage, mais de la vanité plus que de tout le reste. C'est dommage qu'elle n'avoit pas esté nourrie à la Cour ou chez des gens de qualité, car elle eût esté guérie de plusieurs grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort à son bel esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu où elle avoit esté élevée...".
(Historiette de l'Amour égaré) Le père de Javotte décide de remplacer Nicodème par l'avocat Bedout, chez qui tout est vieux, mais qui est riche. Mais voici que Javotte tombe amoureuse, dans un salon précieux...
Et lorsqu'il nous relate l'introduction de Javotte dans le salon provincial d'Angélique, et nous fait assisté à une réception de cette "Académie bourgeoise", sa rencontre avec Pancrace, jeune gentilhomme qui, pour faire sa conquête, lui a prêté les cinq tomes de l'Astrée, Furetière nous livre une joyeuse satire des méfaits de cette littérature de salon : "elle courut à sa chambre, s'enferma au verrou et se mit à lire jour et nuit avec tant d'ardeur qu'elle en perdait le boire et le manger.."
"Comme il nous est fort naturel, quand on nous parle d'un homme inconnu, fût-il fabuleux, de nous en figurer au hasard une idée en notre esprit qui se rapporte en quelque façon à celle de quelqu'un que nous connaissons, ainsi Javotte, en songeant à Céladon, qui était le héros de son roman, se le figura de la même taille et tel que Pancrace, qui était celui qui lui plaisait le plus de tous ceux qu'elle connaissait. Et comme Astrée y était aussi dépeinte parfaitement belle, elle crut en même temps lui ressembler, car une fille ne manque jamais de vanité sur cet article. De sorte qu'elle prenait tout ce que Céladon disait à Astrée comme si Pancrace le lui eût dit en propre personne, et tout ce qu'Astrée disait à Céladon, elle s'imaginait le dire à Pancrace. Ainsi il était fort heureux, sans le savoir, d'avoir un si galant solliciteur qui faisait l'amour pour lui en son absence, et qui travailla si avantageusement, que Javotte y but insensiblement ce poison qui la rendit éperdument amoureuse de lui...
Si la lecture a été interdite à une fille curieuse, elle s'y jettera à corps perdu, et sera d'autant plus en danger que, prenant les livres sans choix et sans discrétion, elle en pourra trouver quelqu'un qui d'abord lui corrompra l'esprit.
Tel entre ceux-là est l'Astrée : plus il exprime naturellement les passions amoureuses, et mieux elles s'insinuent dans les jeunes âmes, où il se glisse un venin imperceptible, qui a gagné le coeur avant qu'on puisse avoir pris du contrepoison. Ce n'est pas comme ces autres romans où il n'y a que des amours de princes et de paladins, qui n'ayant rien de proportionné avec les personnes du commun, ne les touchent point, et ne font point naître d'envie de les imiter.
Il ne faut donc pas s'étonner si Javotte, qui avait été élevée dans l'obscurité, et qui n'avait point fait de lecture qui lui eût pu former l'esprit ou l'accoutumer au récit des passions amoureuses, tomba dans ce piège, comme y tomberont infailliblement toutes celles qui auront une éducation pareille. Elle ne pouvait quitter le roman dont elle était entêtée que pour aller chez Angélique. Elle ménageait toutes les occasions de s'y trouver, et priait souvent ses voisines de la prendre en y allant, et d'obtenir pour elle congé de sa mère.
Pancrace y était aussi extraordinairement assidu, parce qu'il ne pouvait voir ailleurs sa maîtresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrès qu'elle avait fait à la lecture, et le changement qui était arrivé dans son esprit. Elle n'était plus muette comme auparavant, elle commençait à se mêler dans la conversation et à montrer que sa naïveté n'était pas tant un effet de son peu d'esprit que du manque d'éducation, et de n'avoir pas vu le grand monde.
Il fut encore plus étonné de voir que l'ouvrage qu'il allait commencer était bien avancé, quand il découvrit qu'il était déjà si bien dans son cœur : car quoiqu'elle eût pris Astrée pour modèle et qu'elle imitât toutes ses actions et ses discours, qu'elle voulût même être aussi rigoureuse envers Pancrace que cette bergère l'était envers Céladon, néanmoins elle n'était pas encore assez expérimentée ni assez adroite pour cacher tout à fait ses sentiments. Pancrace les découvrit aisément et pour l'entretenir dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu'il était malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les grimaces et les emportements que font les amants passionnés qui languissent, ce qui plaisait infiniment à Javotte, qui voulait qu'on lui fît l'amour dans les formes et à la manière du livre qui l'avait charmée.
Aussi, dès qu'il eut connu son faible, il en tira de grands avantages. Il se mit lui-même à relire l'Astrée, et l'étudia si bien qu'il contrefaisait admirablement Céladon. Ce fut ce nom qu'il prit pour son nom de roman, voyant qu'il plaisait à sa maîtresse, et en même temps elle prit celui d'Astrée. Enfin, ils imitèrent si bien cette histoire qu'il sembla qu'ils la jouassent une seconde fois, si tant est qu'elle ait été jouée une première, à la réserve néanmoins de l'aventure d'Alexis qu'ils ne purent exécuter. Pancrace lui donna encore d”autres romans, qu'elle lut avec la même avidité, et à force d'étudier nuit et jour, elle profita tellement en peu de temps qu'elle devint la plus grande causeuse et la plus coquette fille du quartier...."
Le répugnant Vollichon entend donc très prosaïquement marier sa fille à l'imbécile et avare Jean Bedout. Javotte va refuser tout net et son père l'enfermer aussitôt dans un couvent. Fidèle aux traditions romanesques, Pancrace enlèvera la belle et l'épouser au delà de la frontière.Quant à Lucrèce, après une période de ferveur religieuse dans le même couvent, elle épousera Bedout, par intérêt bien compris....
Entre deux digressions, la seconde partie du roman narre l'histoire de Charoselles (Charles Sorel en transparence), de Collantine (la plaideuse) et de Belastre, et accroît l'opposition entre le quartier Maubert, univers des procureurs et des avocats vaniteux, et les salons de l'autre rive, où éclate un fabuleux romanesque jusqu'au ridicule....
"Charoselles vouloil point passer pour autheur, quoy que ce fust la seule qualité qui le rendist recommandable, et qui l'eust fait connoistre dans le monde. Je ne scay si quelque remors de conscience des fautes de sa jeunesse luy faisoit prendre ce nom à injure; tant y a qu'il vouloit passer seulement pour gentilhomme, comme si ces deux qualitez eussent esté incompatibles, encore qu'il n'y eust pas plus de trente ans que son père fust mort procureur. Il s'estoit advisé de se piquer de noblesse dés qu'il avoit eu le moyen d'atteller deux haridelles à une espèce de carrosse toujours poudreux et crotté. Ces deux Pégases (tel fut leur nom pendant qu'ils servirent à un nourriçon du Parnasse) ne s'estoient point enorgueillis, et n'avoient la teste plus haute ny la démarche plus fiere que lors qu'ils labouroient les pleines fertiles d'Aubervilliers. Leur maistre les traittoit aussi délicatement que des enfans de bonne maison. Jamais il ne leur fit endurer le serain ny ne leur donna trop de charge; il eust presque voulu en faire des Bucephales, pour ne porter ou du moins ne traisner que leur Alexandre. Car il estoit tousjours seul dans son carosse ; ce n'est pas qu'il n'aimast beaucoup la compagnie, mais son nez demandoit à estre solitaire, et on le laissoit volontiers faire bande à part. Quelque hardy que fust un homme à lui dire des injures, il n'osoit jamais les lui dire à son nez, tant ce nez estoit vindicatif et prompt à payer. Cependant il fouroit son nez par tout, et il n'y avoit gueres d'endroits dans Paris où il ne fust connu. Ce nez, qu'on pouvoit à bon droit appeler son Eminence, et qui estoit tousjours vestu de rouge, avoit esté fait en apparence pour un colosse; néantmoins il avoit esté donné à un homme de taille assez courte. Ce n'est pas que la nature eust rien fait perdre à ce petit homme, car ce qu'elle luy avoit osté en hauteur, elle le lui avoit rendu en grosseur, de sorte qu'on luy trouvoit assez de chair, mais fort mal pestrie. Sa chevelure estoit la plus desagréable du monde, et c'est sans doute de luy qu'un peintre poétique, pour ébaucher le portrait de sa teste, avoit dit :
On y void de piquans cheveux,
Devenus gras, forts et nerveux.
Hérisser sa teste pointue,
Qui, tous meslez s'entr'accordans,
Font qu'un peigne en vain s'évertue
D'y mordre avec ses grosses dents.
Aussi ne se peignoit-il jamais qu'avec ses doigts, et dans toutes les compagnies c'estoit sa contenance ordinaire. Sa peau estoit grenue comme celle des maroquins, et sa couleur brune estoit réchauffée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon nombre. En gêneral il avoit une vraye mine de satyre. La fente de sa bouche estoit copieuse, et ses dents fort aiguës : belles dispositions pour mordre. Il l'accompagnoit d'ordinaire d'un ris badin, dont je ne sçay point la cause, si ce n'est qu'il vouloit monstrer les dents à tout le monde. Ses yeux gros et bouffis avoient quelque chose de plus que d'estre à fleur de teste. Il y en a qui ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des fenestres pour découvrir de plus loin, aussi la nature luy avoit mis des yeux en dehors pour découvrir ce qui se faisoit de mal chez ses voisins. Jamais il n'y eut un homme plus médisant ny plus envieux; il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. S'il eut esté du conseil de la création, nous n'aurions rien veu de tout ce que nous voyons à présent. C'estoit le plus grand reformateur en pis qui ait jamais esté, et il corrigeoit toutes les choses bonnes pour les mettre mal. Il n'a point veu d'assemblée de gens illustres qu'il n'ait tâché de la décrier; encore, pour mieux cacher son venin, il faisoit semblant d'en faire l'éloge, lorsqu'il en faisoit en effet la censure, et il ressembloit à ces bestes dange- reuses qui en pensant flatter égratignent: car il ne pouvoit souffrir la gloire des autres, et autant de choses qu'on mettoit au jour, c'estoient autant de tourmens qu'on luy preparoit.
Je laisse à penser si en France, où il y a tant de beaux esprits, il estoit cruellement bourrelé. Sa vanité naturelle s'estoit accrue par quelque réputation qu'il avoit eue en jeunesse, à cause de quelques petits ouvrages qui avoient eu quelque débit. Ce fut là un grand malheur pour les libraires ; il y en eut plusieurs qui furent pris à ce piège, car, après qu'il eut quitté le stile qui estoit selon son génie pour faire des écrits plus sérieux, il fit plusieurs volumes qui n'ont jamais esté leus que par son correcteur d'imprimerie. Ils ont esté si funestes aux libraires qui s'en sont chargez, qu'il a desja ruiné le Palais et la rue S. Jacques, et, poussant plus haut son ambition, il prétend encore ruiner le Puits-Certain. Il donne à tout le monde des catalogues des livres qu'il a tous prests à imprimer, et il se vante d'avoir cinquante volumes manuscrits qu'il offre aux libraires qui se voudront charitablement ruiner pour le public. Mais comme il n'en trouve point qui veuille sacrifier du papier à sa réputation, il s'est advisé d'une invention merveilleuse. Il fait exprés une satire contre quelque autheur ou quelque ouvrage qui est en vogue, s'imaginant bien que la nouveauté ou la malice de sa pièce en rendront le débit assuré; mais il ne la donne point au libraire qu'il n'imprime pour le pardessus quelqu'un de ses livres sérieux.
Avec ces belles qualitez, cet homme s'est fait un bon nombre d'ennemis, dont il ne se soucie gueres, car il hayt tout le genre humain ; et personne n'est ingrat envers luy, parce qu'on luy rend le réciproque. Que si c'estoit icy une histoire fabuleuse, je serois bien en peine de sçavoir quelles avantures je pourrois donner à ce personnage : car il ne fit jamais l'amour, et si on pouvoit aussi bien dire en françois faire la haine, je me servirois de ce terme pour expliquer ce qu'il fit toute sa vie. Il n'eut jamais de liaison avec personne que pour la rompre aussitost, et celle qui luy dura le plus longtemps fut celle qu'il eut avec une fille qu'il rencontra d'une humeur pres- que semblable à la sienne.
C'estoit la fille d'un sergent, conceue dans le procès et dans la chicane, et qui estoit née sous un astre si malheureux qu'elle ne fit autre chose que plaider toute sa vie. Elle avoit une haine générale pour toutes choses, excepté pour son interest. La vanité mesme et le luxe des habits, si naturels au sexe, faisoient une de ses aversions. Elle ne paroissoit goulue sinon lors qu'elle mangeoit aux dépens d'autruy; et la chasteté qu'elle possedoit au souverain degré estoit une vertu forcée, car elle n'avoit jamais pu estre d'accord avec personne. Toute sa concupiscence n'avoit pour objet que le bien d'autruy, encore n'envyoit-elle , à proprement parler, que le litigieux, car elle eust jouy avec moins de plaisir de celuy qui luy auroit esté donné que de celuy qu'elle auroit conquis de vive force et à la pointe de la plume. Elle regardoit avec un œil d'envie ces gros procès qui font suer les laquais des conseillers qui les vont mettre sur le bureau , et elle accostoit quelquefois les pauvres parties qui les suivoyent, pour leur demander s'ils estoient à vendre, comme les maquignons en usent à l'égard des chevaux qu'on meine à l'abreuvoir.
Cette fille estoit seiche et maigre du soucy de sa mauvaise fortune, et pour seconde cause de son chagrin elle avoit la bonne fortune des autres; car tout son plaisir n'estoit qu'à troubler le repos d'autruy, et elle avoit moins de joye du bien qui luy arrivoit que du mal qu'elle faisoit. Sa taille menue et déchargée luy donnoit une grande facilité de marcher, dont elle avoit bon besoin pour ses sollicitations, car elle faisoit tous les jours autant de chemin qu'un semonneur d'enterremens. Sa diligence et son activité estoient merveilleuses : elle estoit plus matinale que l'aurore, et necraignoit non plus de marcher de nuict que le loup-garou. Son adresse à cajoller des clercs et à courtiser les maistres estoit aussi extraordinaire, aussi bien que sa patience à souffrir leurs rebuffades et leurs mauvaises humeurs; toutes qualitez nécessaires à perfectionner une personne qui veut faire le mestier de plaider.
Je ne puis me tenir de raconter quelques traits de sa jeunesse, qui donnèrent de belles espérances de ce qu'elle a esté depuis. Sa mère, pendant sa grossesse, songea qu'elle accouchoit d'une harpie , et mesme il parut sur son visage qu'elle tenoit quelque chose d'un tel monstre. Quand elle estoit au maillot, au lieu qu'on donne aux autres enfans un hochet pour les amuser, elle prenoit plaisir à se jouer avec l'escritoire de son père, et elle mettoit le bout de la casse sur ses gencives pour adoucir le mal des dents qui commençoient à luy percer. Quand elle fut un peu plus grande, elle faisoit des poupées avec des sacs de vieux papiers, disant que la corde en estoit la lisière, et l'étiquette la bavette ou le tablier. Au lieu que les autres filles apprennent à filer, elle apprit à faire des tirets, qui est, pour ainsi dire, filer le parchemin pour attacher des papiers et des étiquettes. Ce merveilleux génie qu'elle avoit pour la chicane parut sur tout à l'escole lors qu'on l'y envoya, car elle n'eust pas sitost appris à lire ses sept Pseaumes, quoy qu'ils fussent moulez, que des exploits et des contracts bien griffonnez.
Avec ces belles inclinations, qui la firent devenir avec l'âge le fléau de ses voisins, et qui la rendirent autant redoutée qu'un procureur de seigneurie l'est des villageois, je luy laisseray passer une partie de sa vie sans en raconter les mémorables chicanes, qui ne font rien à nostre sujet, jusques au jour qu'elle connut nostre censeur héroïque..."