André Breton (1896-1966), "Arcane 17" (1944) - Louis Aragon (1897-1982), "Les Cloches de Bâle" (1934), "Les Beaux Quartiers" (1936), "Le Crève-cœur" (1941), "Les Yeux d'Elsa" (1942),"Les Voyageurs de l'impériale" (1942), "Aurélien" (1944), "Les Communistes (1949-1951 et réécrit en 1966-1967), "Le Roman inachevé" (1956) - Paul Éluard (1895-1952), "Liberté" (1942), "Poèmes politiques " (1948) ...

Last update : 11/11/2020


"C'est entendu je hais le règne des bourgeois

Le règne des flics et des prêtres

Mais je hais plus encore l'homme qui ne les hait pas

Comme moi

De toutes ses forces.

Je crache à la face de l'homme plus petit que nature

Qui à tous mes poèmes ne préfère pas cette Critique de la Poésie."

 

(Eluard, Critique de la Poésie, 1932, La Vie immédiate)

 

Vingt ans après l'implosion littéraire du Surréalisme, que sont devenus, comment ont évolué Breton, Eluard, Aragon, franchissant l’été 1936 qui voit le retour de l’Exposition internationale surréaliste de Londres, pendant l’avènement du Front populaire en France, les procès de Moscou, puis traversant, toujours en 1936, la Guerre d'Espagne, la Seconde guerre mondiale (1940), la Résistance, la Libération (1944) et les débuts de la Guerre froide. Qu'est devenu, au cours de ces vingt dernières années, le Surréalisme ?

Ecoutons Gaëtan Picon (Gallimard, 1960) ...

"Se vivant tout d'abord comme recherche collective, anonyme, il s'est fragmenté en œuvres individuelles. Hier contesté, ignoré des critiques officiels et du public, il est aujourd'hui reconnu comme l'un des tournants décisifs de l'époque. Et il est curieux de constater que les circonstances historiques ont contribué à cette reconnaissance. Car si l'événement a marqué occasionnellement la poésie de Supervielle, de Jouve ou de Perse, ce ne sont ni les Poèmes de la France malheureuse, ni Exil, ni La Vierge de Paris, qui ont représenté la rencontre de l'histoire et de la poésie.

Deux poètes issus du surréalisme - Aragon et Paul Éluard -furent les interprètes de la guerre et de la Résistance. Pendant quelques années, leurs paroles servirent de mots de passe et de chant secret à un peuple martyrisé et espérant.

Les poèmes du "Crève-Cœur", de "Brocéliande", de "La Diane française", ceux du "Rendez-vous allemand", de "Poésie et Vérité 1942", réussirent un instant à abaisser la barrière qui sépare en France le peuple et la poésie vraie. Deux surréalistes devenus communistes, il est vrai. Mais le passage, au fond, s'explique. Par la poésie, le surréalisme n'a-t-il pas avant tout cherché la vie et la communication ? Poésie surréaliste, poésie nationale, poésie révolutionnaire peuvent apparaître comme ennemies. Pourtant, elles s'accordent à soumettre l'esthétique à l'éthique. Cette réussite de la poésie engagée, d'ailleurs éphémère, ne donne cependant pas la mesure de ces deux poètes. Et I'on ne saurait y voir, en tout cas, l'ultime aboutissement du surréalisme...."

("Liberté", encre, gouache et graphite sur papier, Fernand Léger, 1953, Centre Pompidou) 


Surréaliste en 1920, Aragon s'engage en faveur du communisme et du réalisme social dans les années 1930 - "Les Cloches de Bâle" ouvre en 1934 la période de grande création romanesque dans l'œuvre d'Aragon. Ce roman constitue en effet le premier volume de la série du "Monde réel", à laquelle se rattachent les cinq romans publiés par l'auteur jusqu'en 1951, date à laquelle elle s'achève avec "Les Communistes". Ce premier roman réaliste d`Aragon semble d'abord se dérouler sur deux plans aussi bien dans le temps - la première partie, "Diane", se plaçant vers 1912 essentiellement, les deux autres, "Catherine" et "Clara", nous menant avec un retour en arrière de 1905 à 1912 ...


 

Louis Aragon (1897-1982), 

Pour Aragon, le surréalisme était un point de départ plus qu'une doctrine, l'homme d'action (homme de parti et directeur de journal) épuise l'exercice du jeu verbal, reste le lyrisme et un besoin d'humanité qui le conduit en 1941 aux 22 poèmes du "Crève-Coeur", inspirés par la guerre, l'exode et l'armistice de 1940, et qui connaîtront un succès de librairie assez exceptionnel pour un recueil de poèmes...

Ma patrie est comme une barque

Qu’abandonnèrent ses haleurs

Et je ressemble à ce monarque

Plus malheureux que le malheur

Qui restait roi de ses douleurs

Vivre n’est plus qu’un stratagème

Le vent sait mal sécher les pleurs

Il faut haïr tout ce que j’aime

Ce que je n’ai plus donnez-leur

Je reste roi de mes douleurs

Le cœur peut s’arrêter de battre

Le sang peut couler sans chaleur

Deux et deux ne fassent plus quatre

Au Pigeon-Vole des voleurs

Je reste roi de mes douleurs

 

Que le soleil meure ou renaisse

Le ciel a perdu ses couleurs

Tendre Paris de ma jeunesse

Adieu printemps du Quai-aux-Fleurs

Je reste roi de mes douleurs

Fuyez les bois et les fontaines

Taisez-vous oiseaux querelleurs

Vos chants sont mis en quarantaine

C’est le règne de l’oiseleur

Je reste roi de mes douleurs

Il est un temps pour la souffrance

Quand Jeanne vint à Vaucouleurs

Ah coupez en morceaux la France

Le jour avait cette pâleur

Je reste roi de mes douleurs.

 



"Les Cloches de Bâle" (1934)

Malgré leur titre, une grande partie des "Cloches de Bâle" se déroule à Paris. Il s'avère toutefois approprié, puisque le dernier chapitre, passionné et enflammé, est situé à Bâle au cours du Congrès international contre la guerre de 1912, ce qui procure au roman son énergie politique, et nous instruit sur la façon d'interpréter les descriptions de la vie parisienne bourgeoise qui précédaient. 

"Les Cloches de Bâle" se concentrent sur deux personnages féminins, forts, dont les vies sont vaguement liées, Diane de Nettencourt, l'élégante femme du financier Brunel, apparemment amorale et maîtresse de Wisner, magnat de l'automobile, et Catherine, belle émigrée géorgienne partagée entre son éducation bourgeoise et sa prise de conscience croissante de l'injustice sociale. Aragon dépeint à travers ces deux existences la société d'avant-guerre parisienne, corrompue, dépravée et désespérément cynique, où les relations humaines ne constituent que façade au flux et reflux capitaliste des pertes et profits. Le mouvement syndical, de plus en plus conscient et militant, sert de toile de fond et passe au premier plan avec le congrès de Bâle et I'apparition de Clara, une communiste qui a déjà dépassé la quarantaine. À travers l'attitude révolutionnaire et le militantisme assumé de cette héroïne, si différents de la beauté manipulatrice de Diane et de Catherine, Aragon décrit la femme moderne .... 

Menée sur un rythme rapide, la première partie, centrée autour du personnage de Diane de Nettencourt (qui reparaîtra épisodiquement dans "Les Beaux Quartiers" et dans "Aurélien") nous introduit d'emblée dans les milieux d'affaires, ceux du grand patronat représenté ici par Wisner, le constructeur d'autos (qu'on reverra dans "Les Communistes"), avec son entourage d'affairistes comme l'usurier Brunel, second mari de Diane, qui, compromis dans le scandale du suicide d'un officier, trouvera une issue en entrant dans la police. Comme il est naturel, parmi les intimes de ces gens, on trouve non seulement des

ministres, mais aussi des militaires. Dès qu`entre en scène la jeune Catherine, fille d'une mère géorgienne émigrée à Paris et hostile au tsarisme, c`est sur elle que se concentre toute l'attention, c'est elle qui s'impose comme la véritable héroïne du livre, et comme une des créations les plus séduisantes de Louis Aragon.

Catherine va agir comme un "révélateur" au moyen duquel l`auteur éclaire soudain les aspects essentiels de l`époque du roman - et aussi, par reflet, de celle où le livre paraît. Il y a dans cette jeune fille, passionnée d'abord pour le féminisme, puis très vite par l`amour qu'elle fait très librement faute de trouver qui et ce qu`elle cherche, il y a en elle quelque chose d'expérimental à tous égards. Expérience certes, sa première passion pour Jean Thiébault, et ses aventures ultérieures, mais plus encore expérience que la rencontre, inattendue pour elle, d`une grève dans le Jura, de la répression, de cette veillée funèbre auprès d`un ouvrier assassiné. Expérience aussi, son long flirt avec les milieux anarchistes de Paris, ses enthousiasmes que l`auteur, sans intervenir dans le déroulement du roman, commente discrètement, marquant à la fois ce qu`il y avait de profondément sincère chez ces militants anarchistes et de profondément insuffisant en face des exigences de la lutte réelle. Expérience encore, les rencontres de Catherine, avec Henry Bataille, puis avec le chauffeur de taxi Victor Dehaynin, qui l`empêche de se suicider en se jetant dans la Seine, et du coup la jeune femme se trouve amenée à vivre la grève des taxis parisiens de 1911 : avec elle nous découvrons les réalités et les difficultés d'une lutte ouvrière de grande envergure, la bataille contre les "jaunes" et les briseurs de grève, la répression, la solidarité, les hésitations de certains dirigeants. Mais Catherine, qui est tuberculeuse et se soigne à Berck, ne sera qu'une militante épisodique mais nous aura fait découvrir un immense pan du monde réel.

Dans la troisième partie, Catherine, écœurée de tout ce qui l`entoure, et notamment des contacts de certains de ses proches avec la police parisienne, gagne Bâle, où, par hasard, elle se trouve au moment de la réunion du Congrès socialiste international, qui donne au roman sa conclusion. La militante allemande Clara Zetkin y prend alors la parole, et c`est sur ce discours d'une femme pour la paix que l'auteur achève son récit ..


"Le Monde réel" (1934-1951)

En 1958, fut publié "La Semaine Sainte", Louis Aragon semblait s'ouvrir une nouvelle carrière de romancier, le théoricien du "Pour un réalisme socialiste" de 1934 semblait avec ce roman historique abandonner toute démonstration doctrinale. Il s'en défendra, ou du moins réaffirmera vouloir donner une "image humaine" de personnages réels ou imaginaires, "La Mise à mort" (1965) et "Blanche ou l'Oubli" (1967) montreront plus encore toute la vitalité intellectuelle du vieux maître. Encor faut-il se rappeler ses cinq romans qui, il y a quelques décennies, composèrent le cycle du "Monde réel" resté inachevé : les Cloches de Bâle (1934), les Beaux Quartiers (1936), les Voyageurs de l'impériale (1942), Aurélien (1944), les Communistes (1949-1951 ; 1966-1967 pour l'édition définitive). L'ensemble constitue une fresque complexe de la société française entre 1889 et juin 1940, évocation sans complaisance de la France bourgeoise du début du siècle, s'inspirant des thèses du réalisme socialiste. "Aurélien", son roman le plus célèbre, est un récit d'amour marqué par une impression de totale indifférence : "La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide" ....

 

"AURÉLIEN", roman d'amour écrit en 1943-1944, au temps où l'auteur vivait dans la clandestinité et publié à Paris en 1944, qui s'inscrit dans une fresque de la haute société de la première après-guerre, où s'entrecroisent de nombreuses intrigues, tout un monde qui entoure le couple inachevé et pèse sur son avenir. 

L'action se passe pour l`essentiel au cours de l'hiver 1921-1922 à Paris, et la trame en est constituée par l'étrange avortement du brusque amour qu'ont éprouvé l'un pour l'autre une jeune provinciale, Bérénice Morel, venue passer quelques semaines à Paris chez son cousin Edmond Barbentane, et Aurélien Leurtillois, jeune ancien combattant, qui vit de ses fermages, ne fait rien et a de nombreuses liaisons. Finalement, Bérénice ira vivre quelques semaines avec un jeune poète, Paul Denis, puis reviendra auprès de son mari, tandis qu`Aurélien, après quelques semaines de désespoir, finira par accepter un poste de direction dans l`usine de son beau-frère, se rangera et deviendra un homme d'ordre. Aurélien et Bérénice se rencontreront encore une fois, en juin 1940, au milieu de la défaite qui amène le capitaine Leunillois jusqu'à Ruffec. A ce moment-là, le réactionnaire qu'est devenu Aurélien n'a plus de langage commun avec une Bérénice à qui les événements ont ouvert d'autres horizons. Elle meurt, tuée par une balle perdue. 

On retrouve ici les milieux d'affaires autour d'Edmond Barbentane, homme à femmes auquel un de ses adjoints prendra la sienne, Blanchette, et qui devra refaire sa fortune en épousant Carlotta, qui avait été la seconde femme du père de Blanchette, le riche Quesnel. On y trouve aussi des aspects de la vie littéraire ou théâtrale de ces années-là, les dadaïstes, chez qui déjà le surréalisme s'annonce, l'actrice Rose Melrose, le peintre Zamora, dont beaucoup de traits paraissent avoir été empruntés à Picabia. Mais l'important, le fond même de ces situations diverses, le fond aussi du comportement d'Aurélien, c'est l'arrière-plan de la guerre qui vient de se terminer. L'indifférence d'Aurélien est en lui le reflet de ces années terribles, tout comme l'instabilité sentimentale ou autre de la société qui l'entoure. Bérénice, dont la vie s'est jusque-là déroulée un peu à l'écart de tout cela, appartient à une génération plus récente (elle a ici à peu près vingt-deux ans), et réagit différemment, ayant ainsi un certain goût de l'absolu, ce qui donne au milieu du livre quelques pages qui en sont pour ainsi dire le sommet. C'est sans doute ce goût, qui détermine son attitude, ce jour du 1er janvier 1922 où elle est venue chez Aurélien, l`a attendu jusqu`au matin, pour apprendre alors qu'il a passé la nuit avec une fille de Montmartre. Et Bérénice s`en va ...

 

(Aurélien, XXXVI) "Il y a une passion si dévorante qu'elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s'en sont pris à elle s'y sont pris. On ne peut l'essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer : c'est le goût de l'absolu. On dira que c'est une passion rare, et même les amateurs frénétiques de la grandeur humaine ajouteront : malheureusement. Il faut s'en détromper. Elle est plus répandue que la grippe, et si on la reconnaît mieux quand elle atteint les cœurs élevés, elle a des formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres. Ouvrez la porte, elle entre et s'installe. Peu lui importe le logis, sa simplicité. Elle est l'absence de résignation. Si l`on veut, qu'on s`en félicite, pour ce qu`elle a pu faire faire aux hommes, pour ce que ce mécontentement a su engendrer de sublime. Mais c`est ne voir que l'exception, la fleur monstrueuse, et même alors regardez au fond de ceux qu`elle emporte dans les parages du génie, vous y trouverez ces flétrissures intimes, ces stigmates de la dévastation qui sont tout ce qui marque son passage sur des individus moins privilégiés du ciel.

Qui a le gout de l`absolu renonce par la même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo du doute, attaque tout ce qui rend l' existence tolérable, tout ce qui fait le climat du cœur. ll faudrait donner des exemples pour être compris, et les choisir justement dans les formes basses, vulgaires de cette passion pour que par analogie on pût s'élever à la connaissance des malheurs héroïques qu'elle produit.

On sait que le tabès, chez les hommes de l'intelligence, évolue avec rapidité vers les centres nerveux supérieurs, alors que chez la brute ou le végétatif, il se développe plus lentement, et préfère s`en prendre aux centres moteurs. Ce tabès moral dont je parle, lui aussi, suivant les sujets, se spécialise : il se porte à ce qui est l'habileté, la manie, l'orgueil, du malheureux qu`il accable. ll brisera la voix du chanteur, jettera de maigreur le jockey à l`hôpital, brûlera les poumons du coureur à pied ou lui forcera le cœur. ll mènera par une voie étrange la ménagère à l'asile des fous, à force de propreté, par l'obstination de polir, de nettoyer, qu'elle mettra sur un carreau de sa cuisine, jamais parfait, tandis que le lait file, la maison brûle, ses enfants se noient. Ce sera aussi, sans qu`on la reconnaisse, la maladie de ceux qui n'aiment rien, qui à toute beauté, toute folie opposent le non inhumain, qui vient de même du goût de l'absolu.

Tout dépend d'où l'on met cet absolu. Ce peut être dans l'amour, le costume ou la puissance, et vous avez Don Juan, Biron, Napoléon. Mais aussi l'homme aux yeux fermés que vous croisez dans la rue et qui ne parle à personne. Mais aussi l'étrange clocharde qu'on aperçoit le soir sur les bancs près de l'Observatoire, à ranger des chiffons incroyables. Mais aussi le simple sectaire, qui s'empoisonne la vie de sécheresse. Celui qui meurt de délicatesse et celui qui se rend impossible de grossièreté. Ils sont ceux pour qui rien n'est jamais assez quelque chose.

Le goût de l'absolu... Les formes cliniques de ce mal sont innombrables, ou trop nombreuses pour qu'on se jette à les dénombrer. On voudrait s'en tenir à la description d'un cas. Mais sans perdre de vue sa parenté avec mille autres, avec des maux apparemment si divers, qu'on les croirait sans lien avec le cas considéré, parce qu'il n'y a pas de microscope pour en examiner le microbe, et que nous ne savons pas isoler ce virus que, faute de mieux, nous appelons le goût de l'absolu...

Pourtant, si divers que soient les déguisements du mal, il peut se dépister à un symptôme commun à toutes les formes, fût-ce aux plus alternantes. Ce symptôme est une incapacité totale pour le sujet d'être heureux. Celui qui a le goût de l'absolu peut le savoir ou l'ignorer, être porté par lui à la tête des peuples, au front des armées, ou en être paralysé dans la vie ordinaire, et réduit à un négativisme de quartier; celui qui a le goût de l'absolu peut être un innocent, un fou, un ambitieux ou un pédant, mais il ne peut pas être heureux. De ce qui ferait son bonheur, il exige toujours davantage. ll détruit par une rage tournée sur elle-même ce qui serait son contentement. Il est dépourvu de la plus légère aptitude au bonheur. J'ajouterai qu'il se complaît dans ce qui le consume. Qu'il confond sa disgrâce avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale, suivant le tour de son esprit, son éducation, les mœurs de son milieu. Que le goût de l'absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l'absolu. Qu'il s'accompagne d'une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d'abord, et qui s'exerçant toujours au point vif, au centre de la destruction, risque de faire prendre à des yeux non prévenus le goût de l'absolu pour le goût du malheur. C'est qu'ils coïncident, mais le goût du malheur n'est ici qu'une conséquence. Il n'est que le goût d'un certain malheur. Tandis que l'absolu, même dans les petites choses, garde son caractère d'absolu.

Les médecins peuvent dire de presque toutes les maladies du corps comment elles commencent, et d'où vient ce qui les introduit dans l'organisme, et combien de jours elles couvent, et tout le secret travail qui précède leur éclosion. Mais nous en sommes encore à l'alchimie des sentiments, ces folies non reconnues, que porte en lui l'homme normal. Les lentes semailles du caractère, les romanciers le plus souvent en exposent sans les expliquer l'histoire, remontant à l'enfance, à l'entourage, faisant appel à l'hérédité, à la société, à cent principes divers. Il faut bien dire qu'ils sont rarement convaincants, ou n'y parviennent que par des hypothèses heureuses, qui n'ont pas plus de valeur que leur bonheur n'en a. Nous pouvons seulement constater qu'il y a des femmes jalouses, des assassins, des avares, des

timides. Il nous faut les prendre formés, quand la jalousie, Ia furie meurtrière, la timidité, I'avarice nous présentent des portraits différenciés, des portraits saisissants.

D'où lui venait ce goût de l'absolu, je n'en sais rien. Bérénice avait le goût de l'absolu. C'est sans doute ce qu'avait vaguement senti Edmond Barhentane quand il avait dit de sa cousine que c'était l'enfer chez soi. Que savait-il d'elle? Rien vraiment. 

Mais il arrive que les hommes devinent les femmes, par un instinct animal, une expérience de mâle qui vaut bien cette divination féminine dont on nous rebat les oreilles. Aurélien, d'abord éveillé par -cette expression surprenante, qui cadrait si mal avec la femme qu'il avait tout d'abord aperçue, l'avait oubliée, quand s'était établi entre Bérénice et lui un rapport plus important que les jugements d'un tiers. Ainsi s'approchait-il du gouffre, après avoir été tenté par le gouffre, ne sachant plus qu'il en était un. Et leur roman, le roman d'Aurélien et de Bérénice était dominé par cette, contradiction dont leur première entrevue avait porté le signe : la dissemblance entre la Bérénice qu'il voyait et la Bérénice que d'autres pouvaient voir, le contraste entre cette enfant spontanée, gaie, innocente et l'enfer qu'elle portait en elle, la dissonance de Bérénice et de son ombre. Peut-être était-ce là ce qui expliquait ses deux visages, cette nuit et ce jour qui paraissaient deux femmes différentes. Cette petite fille qui s'amusait d'un rien, cette femme qui ne se contentait de rien. 

Car Bérénice avait le goût de l'absolu.

Elle était à un moment de sa vie où il fallait à toute force qu'elle en poursuivît la recherche dans un être de chair. Les amères déceptions de sa jeunesse qui n'avaient peut-être pas d'autre origine que cette volonté irréalisable d'absolu exigeaient une revanche immédiate. Si la Bérénice toujours prête à désespérer qui ressemblait au masque doutait de cet Aurélien qui arrivait à point nommé, l'autre, la petite fille qui n'avait pas de poupée, voulait à tout prix trouver enfin l'incarnation de ses rêves, la preuve vivante de la grandeur, de la noblesse, de l'infini dans le fini. Il lui fallait enfin quelque chose de parfait. L'attirance qu'elle avait de cet homme se confondait avec des exigences qu'elle posait ainsi au monde.

On m`aura très mal compris si l'on déduit de ce qui a été dit de ce goût de l'absolu qu'il se confond avec le scepticisme. ll prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c'est parce qu'il suppose au contraire une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple. Il faut beaucoup de scepticisme pour se satisfaire de ce qui est. Les amants de l'absolu ne rejettent ce qui est que par une croyance éperdue en ce qui n'est peut-être pas.

Si Bérénice était pour Aurélien le piège auquel il devait fatalement se prendre, il était lui-même pour Bérénice l'abîme ouvert, et elle le savait, et elle aimait trop l'abîme pour n'y pas venir se pencher. Quand, avec cet accent qui ne trompe pas, il lui avait affirmé que jamais de sa vie il n'avait dit je vous aime à une femme, pouvait-il savoir ce qu'il faisait? pouvait-il imaginer quel aliment de perte, quel feu, il lui donnait ainsi pour se consumer toute sa vie? S'il n'avait pas menti, et de toutes ses forces, de toutes ses ténèbres, elle ne voulait pas qu'il eût menti, n'était-ce pas enfin l'absolu qui s'offrait, la seule chance d'absolu qu'elle eût rencontrée? Il fallait qu'il l'aimât. C'était plus nécessaire que l`air, plus indispensable que la vie. Enfin, dans cet homme mystérieux et simple, dans ce passant de Paris, elle allait se dépasser, atteindre au-delà d'elle-même à cette existence qui est à l'existence ce qu'est le soleil à la lumière. Il fallait qu'il l'aimât. L'amour d'Aurélien, n'était-ce pas la justification de Bérénice? On ne pouvait pas plus lui demander d'y renoncer que de renoncer à penser, à respirer, à vivre. Et même est-il sans doute plus facile de mourir volontairement à la vie qu'à l'amour.

Elle ne se demandait pas à quoi l'entraînait qu'il l'aimât. Elle ne se demandait pas si cet amour qu'elle n'avait pas pu laisser passer... et peut-être que d'un mot, d'une réserve, il y avait eu un instant où elle aurait pu l'écarter... si cet amour, elle avait le droit de l'encourager, le droit de l'accepter, de lui donner cette terrible vie. Car l'amour, comme l'homme, meurt à malheur, meurt dans la gêne et les soupirs et les sueurs et les convulsions, et qui lui a laissé prendre la force de souffrir est pis qu'un meurtrier.

Elle ne se demandait pas à quoi l'entraînait qu'il l'aimât, parce qu'elle avait le goût de l'absolu, et que l'amour d'Aurélien portait, à tort ou à raison, les caractères sombres et merveilleux de l'absolu à ses yeux. Et que, parce qu'il était l'absolu, il portait en lui-même sa nourriture, et donc qu'elle n'avait point à se soucier de l'apaiser plus que de l'éteindre, de le contenter plus que de l'apaiser. Il importait bien peu que de l'amour avoué, reconnu, naquît une grande souffrance. L'amour n'a-t-il pas en soi-même sa fin? Les obstacles mêmes à l'amour, ceux qui ne se surmonteront pas, ne font-ils pas sa grandeur?

Bérénice n'était pas loin de penser que l'amour se perd, se meurt, quand il est heureux. On voit bien là repercer le goût de l'absolu, et son incompatibilité avec le bonheur. Au moins bonheur ni malheur n'étaient les communes mesures des actions de Bérénice. Elle était vraiment pire qu'un meurtrier. Il y avait dans la destinée d`Aurélien une correspondance singulière à ces dispositions inhumaines. Il faudrait repasser tout ce qu'on sait de lui pour le comprendre. Bérénice n'en avait pas besoin. Parce qu'elle n'était pas seulement inhumaine : elle était femme aussi, et quand à travers ses yeux demi ouverts elle regardait Aurélien, elle avait peur de son plaisir. Bérénice avait deux visages, cette nuit et ce jour.

(XXXVII)

"Vous m'aviez menti, - dit-elle. - Cette femme... "

Il riait : "Cette femme... Vous avez pensé que j'étais amoureux de cette femme? Bérénice, vous ne vous trompiez pas!"

Elle s'était levée, comme folle, prête à sangloter. Il la rattrape par le poignet, et lui fit mal.

Elle retomba avec un petit cri, et de l'autre main encercla le poignet meurtri.

"Vous ne vous trompez pas, Bérénice... Je l'aime... Ma sœur, une personne curieuse, ma sœur... l'avait deviné elle aussi... et c'est comme cela que j'ai su... - Elle tombait de si haut qu'elle ne pleurait pas, elle portait ses mains à ses joues, sa tête s'était renversée, ses yeux fermés. - Là - cria-t-il, et du coup elle rouvrit les yeux. - Là, vous venez d'être vous-même, Bérénice... Vous ne vous êtes jamais vue, les yeux fermés, naturellement... sinon vous auriez crié... en voyant cette femme... Regardez-vous, Bérénice, regardez-vous, c'est vous, ne voyez-vous pas que c'est vous?"

Elle secoua la tête. Encore une de ces histoires d'homme. Il tenait le masque à deux mains, il le lui mettait devant elle.

"C'est vous, voyons... voyons... vous que j'aime...

- Pourquoi mentir, Aurélien? ...."

 

L'auteur donnera sur ce roman et sur son sens des précisions dans ses Entretiens avec Francis Crémieux (1964). Aurélien? "On a dit essentiellement que c`était moi, et c'est moi qui ai dit que c'était Drieu La Rochelle [...] ll y a un troisième facteur [...] C`était avant tout pour moi l'ancien combattant d'une génération déterminée au lendemain de l'armístice de 1918..." Et sur le sens même du livre, "l'impossibilité du couple précisément du fait que la femme, elle, a eu une certaine continuité de pensée malgré la guerre... et qu'elle est de ce fait même à un autre stade de pensée qu'Aurélien...."

 

"Pendant sa période surréaliste, c'est dans la prose qu'Aragon a donné le meilleur de lui-même; et I'on cherchera l'Aragon d'avant-guerre plus dans "Les Beaux Quartiers" que dans les poèmes d "'Hourra Oural". ll faut attendre la troisième période, c'est-à-dire la conjonction de la volonté révolutionnaire et de l'élan patriotique, pour voir Aragon se réaliser dans le poème autant et même plus que dans le roman : il semble donc que, chez lui, la poésie soit liée à l'événement et aux passions collectives non par un lien d'occasion, mais par un rapport essentiel d'inspiration

Pourtant, plus que nécessité, la poésie d'Aragon est tentative :je veux dire qu'elle répond à la volonté du poète, à ses conceptions et à ses exigences plus qu'à une source intérieure irrépressible. La poésie nationale, néo-classique, chantante et populaire qu'a écrite Aragon après 1938 répond exactement à un programme préétabli. En face d'elle, il a l'attitude du lecteur plus que de l'auteur : je veux dire qu'il a écrit la poésie qu'il voulait lire et voir composée autour de lui. Une poésie réaliste ou du moins reconnaissant ce "monde réel" dans lequel vivent les hommes - celui de l'histoire, de la guerre, de l'Occupation, de la Résistance. Une poésie claire et simple - parlant un langage qui puisse être compris de tous - et surtout une poésie chantante, et une poésie réglée.

Car les deux caractères formels les plus apparents du lyrisme d'Aragon - sa sonorité de romance et l'aspect plus ou moins classique de la versification - viennent tous deux du souci fondamental de rétablir un contact rompu entre la poésie et le peuple. Par-delà toute la tradition d'une poésie d'initiés, c'est la volonté de revenir à la chanson de geste, que chantaient des milliers de bouches. Or, pour que la poésie retrouve son audience ancienne, il faut qu'elle parle à la sensibilité et à la mémoire - qu'elle chante (et, par surcroît, n'est-ce pas le plus urgent devoir, dans une heure sombre, que de faire retentir "la véritable parole humaine, et son orchestre à faire pâlir les rossignols"?) - qu'elle se coule dans des moules prosodiques qui la rendent amie du souvenir. D'où l'utilisation de l'alexandrin, la défense de la rime (La Rime en 1940) : tentative de restauration prosodique qui prétend d'ailleurs être un moyen d'innovation ("Nous sommes en 1940. J'élève la voix et je dis qu'il n'est pas vrai qu'il n'est point de rimes nouvelles, quand il est un monde nouveau") - mais qui répond d'abord au souci de faire une poésie accessible (et non pas de faire une poésie autre, ou plus riche). Cette volonté du lieu commun qui s'atfirme dans la forme - romance, versification - nous la retrouvons dans le contenu.

Les thèmes de cette poésie sont les plus universels : l'histoire, l'amour. Un visage de femme aimée qui serait en même temps le visage de tout un peuple (la Bérénice d'Aurélien, l'Elsa du Cantique) : c'est le mythe autour duquel gravite toute la poésie d'Aragon.

L'expérience valait d'être tentée, et il va sans dire que l'échec d'Aragon, si échec il y a, ne juge nullement la possibilité de la tentative. Qu'il y ait place pour une grande poésie de la circonstance : peut-être. Qu'une poésie, sans rien perdre de ses vertus les plus rares, puisse trouver le chemin de tous les cœurs et se confondre avec la respiration d'un peuple, l'exemple récent de Lorca l'atteste magnifiquement.

Mais Aragon était-il fait pour écrire une telle poésie ? ll apporte l'habileté, l'artifice, la grâce, les mille tours du prestidigitateur là où nous attendions la sincérité, la gravité simple : il est un poète de cour qui veut être un poète de peuple, un acrobate éblouissant qui veut être le chantre d'un temps tragique. ll n'a pas la violence sacrée du pamphlétaire, ni la gravité du témoin des catastrophes; il n'a pas non plus la simplicité d'instinct qui l'eût accordé au cœur d'un peuple : il y a toujours de la condescendance en lui. Reste l'amour - et certes, c'est dans le lyrisme amoureux, dans sa poésie néo-pétrarquiste, qu'Aragon a donné le meilleur. Mais, là encore, la littérature l'emporte sur la poésie. Le sentiment ne trouve pas d'instinct les images et les formes qui lui sont naturelles; il ne les crée pas comme son expression immédiate et personnelle; il doit les exhumer, les déterrer au fond d'une mythologie et d'une prosodie qu'il s'efforce de rajeunir. Légendes de l'amour courtois, vieilles images des

chansons de geste, de la Table Ronde, tout un moyen âge clinquant et orné est mobilisé, ainsi que les ressources de la prosodie classique, pour exprimer ce qui, semble-t-il, devrait se passer de tout intermédiaire : cette poésie est la plus raffinée, la plus savante, la plus astucieuse qui soit. Si elle doit recourir à cette habileté inépuisable, n'est-ce point la preuve qu'elle n'a pas la voix qu'elle voudrait avoir : une voix directe, essentielle, nue? 

Non seulement la poésie d'Aragon est un exemple de désaccord entre la volonté et la réalisation, mais il est permis de dire qu'elle ne va pas dans le sens de la poésie actuelle (1960), ni de l'avenir poétique, non point certes dans la mesure où elle veut être une poésie de circonstance et de témoignage communicable, mais dans la mesure où elle est une poésie indirecte, éloquente et décorative, restauratrice de discours et de mythes anciens.

Il reste que nul n'incarne avec plus d'éclat, de virtuosité et de grâce la parfaite possession des ressources du langage, et qu'il n'a pas fini de nous étonner. Un de ses derniers recueils, "Le Roman inachevé" (1956), est peut-être son chef-d'œuvre (Gaëtan Picon, Gallimard, 1960), long poème à la première personne, violente biographie, avant le surréalisme, l'enfant et sa mère, la guerre, celle de 1914, Dada, le surréalisme, les années 20 où "commence la grande nuit des mots", puis le poète de 1956 se tourne vers ses amis d'alors, "je ne récrirai pas ma vie, elle est devant moi sur la table", une troisième partie où revit la rencontre d'Elsa, l'homme que l'auteur est devenu rêve pour lui-même, sur fond de guerres, de défaite, 1944, la "Prose du bonheur et d'Elsa" conclura le "roman"...

 

 

Paul Éluard (1895-1952)

En 1926 avait été publié le premier recueil important d'Eluard, "Capitale de la Douleur", suivi, en 1929, de "L'Amour La Poésie", période proprement surréaliste, qui se clôt en 1934 avec La Rose publique. Une nouvelle période commençait alors avec "Les Yeux fertiles" (1936) où s'opère un certain retour à la simplicité concrète du langage, mais sans que l'imaginaire y perde ses droits. S'épanouit alors ce don poétique qui fait l'originalité du poète, des images en liberté vont constituer des poèmes tout en simplicité.  Avec la guerre civile espagnole, il s'engage définitivement (Guernica, dans "Cours naturel", 1938) et en 1936, il écrira que "le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune". En 1938, "Cours naturel" vient illustrer cette déclaration et la guerre mondiale pousse Eluard à accentuer son engagement : "Le Livre ouvert (1942), "Poésie et Vérité" (1942-1943), "Au rendez-vous allemand" (1944), "Poésie ininterrompue" (1946), tandis que les "Poèmes politiques" (1948) constituent beaucoup plus de la poésie de circonstance...

C'est donc le malheur de l'époque qui, à partir de 1936, éloigne Eluard du surréalisme pur. Si son langage continue de rêver, il s'agit désormais pour lui de se nourrir des émotions et des images que lui inspire son intense participation à la misère du monde. Le voici proclamant au monde la présence du langage poétique, - l'insolite n'en est pas exclu -, un langage qui ne décrit pas tant ce monde mais qui s'efforce de laisser surgir des équivalences verbales et rythmiques, de ces images spontanées que suscite chez le poète sa conscience du malheur ambiant, d'un monde devenu inhabitable pour l'être humain ..

 

FINIR (Le Livre ouvert, I, Gallimard, 1938)

Les pieds dans des souliers d'or fin

Les jambes dans l'argile froide

Debout les murs couverts de viandes inutiles

Debout les bêtes mortes

Voici qu'un tourbillon gluant

Fixe à jamais rides grimaces

Voici que les cercueils enfantent

Que les verres sont pleins de sable

Et vides

Voici que les noyés s'enfoncent

Le sang détruit

Dans l'eau sans fond de leurs espoirs passés

Feuille morte molle rancoeur

Contre le désir et la joie

Le repos a trouvé son maître

Sur des lits de pierre et d'épines

La charrue des mots est rouillée

Aucun sillon d'amour n'aborde plus la chair

Un lugubre travail est jeté en pâture

A la misère dévorante

A bas les murs couverts des armes émouvantes 

Qui voyaient clair dans l'homme

Des hommes noircissent de honte

D`autres célèbrent leur ordure

Les yeux les meilleurs s'abandonnent

Même les chiens sont malheureux.

 

"Sans doute est-ce chez Paul Éluard, écrit Gaëtan Picon (Gallimard, 1960) qu'iI faut rechercher les poèmes les plus émouvants et les plus durables qu'ait produits la Résistance francaise. Rien ne surpasse un poème comme "Liberté" (chacun I'a su par cœur) dont la grandeur est obtenue par les moyens les plus discrets - et où la simplicité n'altère en rien la pureté poétique. Quoi de plus bouleversant aussi dans son dépouillement que I' "Hommage à Gabriel Péri" - ou encore telle poésie des recueils militants, "Critique de la Poésie", "A celle dont ils rêvent", "Couvre-Feu"...?

 

Liberté (Poésie et Vérité, 1942, Gallimard)

 

Sur mes cahiers d’écolier

Sur mon pupitre et les arbres

Sur le sable sur la neige

J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues

Sur toutes les pages blanches

Pierre sang papier ou cendre

J’écris ton nom

Sur les images dorées

Sur les armes des guerriers

Sur la couronne des rois

J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert

Sur les nids sur les genêts

Sur l’écho de mon enfance

J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits

Sur le pain blanc des journées

Sur les saisons fiancées

J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur

Sur l’étang soleil moisi

Sur le lac lune vivante

J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon

Sur les ailes des oiseaux

Et sur le moulin des ombres

J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore

Sur la mer sur les bateaux

Sur la montagne démente

J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages

Sur les sueurs de l’orage

Sur la pluie épaisse et fade

J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes

Sur les cloches des couleurs

Sur la vérité physique

J’écris ton nom

 

Sur les sentiers éveillés

Sur les routes déployées

Sur les places qui débordent

J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume

Sur la lampe qui s’éteint

Sur mes maisons réunies

J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux

Du miroir et de ma chambre

Sur mon lit coquille vide

J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre

Sur ses oreilles dressées

Sur sa patte maladroite

J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte

Sur les objets familiers

Sur le flot du feu béni

J’écris ton nom

Sur toute chair accordée

Sur le front de mes amis

Sur chaque main qui se tend

J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises

Sur les lèvres attentives

Bien au-dessus du silence

J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits

Sur mes phares écroulés

Sur les murs de mon ennui

J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir

Sur la solitude nue

Sur les marches de la mort

J’écris ton nom

Sur la santé revenue

Sur le risque disparu

Sur l’espoir sans souvenir

J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer

Liberté.

 


ll ne faut pas croire, d'ailleurs, que la poésie résistante d'Éluard ait été pour lui œuvre de simple circonstance, feu sans passé et sans avenir. Feuilletons le "Choix de Poèmes" qu'il a lui-même établi. Parmi les premières pièces, nous lisons les "Poèmes pour la Paix", qui datent de 1918 et chantent la joie des femmes qui retrouvent leur mari ; et à la fin de "La Vie immédiate", cette "Critique de la Poésie" qui, préfigurant celle du "Rendez-vous allemand", n'a pas un autre sens : le bonheur des hommes vaut mieux que la parole du poète...

Constamment enlacée à la veine solitaire de cette poésie, court une veine humaine, sociale, militante, qui n'a pas attendu la dernière guerre pour affleurer. Contemporaine de "Médieuses" ou des "Yeux fertiles", poèmes de l'amour pur, la "Chanson complète" annonce le drame, porte témoignage pour les premières victimes : la "Victoire de Guernica", "Les Vainqueurs d'hier" périront sont le premier essai de la voix qui triomphera dans "Liberté".

 

ÊTRE

Le front comme un drapeau perdu

Je te traîne quand je suis seul

Dans des rues froides

Des chambres noires

En criant misère

Je ne veux pas les lâcher

Tes mains claires et compliquées

Nées dans le miroir clos des miennes

Tout le reste est parfait

Tout le reste est encore plus inutile

Que la vie    

Creuse la terre sous ton ombre  

Une nappe d'eau près des seins  

Où se noyer 

Comme une pierre.

(Les Yeux fertiles)

 

COUVRE-FEU

Que voulez-vous la porte était gardée

Que voulez-vous nous étions enfermés

Que voulez-vous la rue était barrée

Que voulez-vous la ville était matée

Que voulez-vous elle était affamée

Que voulez-vous nous étions désarmés

Que voulez-vous la nuit était tombée r

Que voulez-vous nous nous sommes aimés.

(Poésie et Vérité, 1942)

 

DIMANCHE APRES-MIDI

S'enlaçaient les domaines voûtés d'une aurore grise dans un pays gris, sans passion, timide,

S'enlaçaient les cieux implacables, les mers interdites, les terres stériles,  

S'enlaçaient les galops inlassables de chevaux maigres, les rues où les voitures ne passaient plus, les chiens et les chats mourants, 

S'auréolaient de pâleur charmante les femmes, les enfants et les malades aux sens limpides 

S'auréolaient les apparences, les jours sans fin, jours sans lumière, les nuits absurdes,    

S'auréolait l'espoir d'une neige définitive, marquant au front la haine, 

S'épaississaient les astres, s'amincissaient les lèvres, s'élargissaient les fronts comme des tables inutiles,

Se courbaient les sommets accessibles, s'adoucissaient les plus fades tourments, se plaisait la nature à ne jouer qu'un rôle,

Se répondaient les muets, s'écoutaient les sourds, se regardaient les aveugles 

Dans ces domaines confondus où même les larmes n'avaient plus que des miroirs boueux, dans ce pays éternel qui mêlait les pays futurs, dans ce pays où le soleil allait secouer ses cendres. 

(Eluard, Poésie et Vérité, 1942)

 

Et pourtant cette voix - qu'on en juge par des recueils comme "Mourir de ne pas mourir" et "Capitale de la Douleur" - est l'une des plus secrètes qui soient : repliée sur l'espace intérieur, captive de sa solitude, face à face avec ses rêves, dans un crépuscule que peuplent les battements du cœur. Comment passer de cette parole intime, "intimiste", à cette parole civique et militante? Et comment aller de cette poésie nocturne, peuplée de rêves obscurs, à cette poésie solaire - chantant un monde qui semble créé pour le bonheur? Doit-on parler d'évolution et distinguer dans I'œuvre d'Éluard diverses phases ?... Sans doute. Et il est vrai que sous la pression des événements, sous l'effet d'une conviction politique qui fut tout simplement chez lui un acte de foi et d'amitié pour les hommes, Éluard est passé de la solitude à la communion, du rêve secret à l'espoir commun. Mais il s'agit moins d'une rupture que d'une évolution qui a simplement conduit le poète à accentuer certaines données de sa poésie. Car cette générosité qui exige à la fois que la parole poétique s'adresse à chacun et qu'elle ait pour objet ce qui fait justement la vie de chacun, n'a jamais été absente de son lyrisme. La solitude d'Éluard a toujours été un désir de communion ; et sa nuit, un espoir du jour. C'est qu'en effet cette poésie, dans sa phase la plus secrète, la plus individuelle, est moins une poésie de la solitude qu'une poésie de l'amour. Elle n'est pas passée de la solitude à la communion, mais du couple à la collectivité, - du bonheur de l'individu au bonheur de l'homme. Le lien entre la poésie intime et la poésie civique d'Éluard, c'est la générosité, le don. Éluard est le poète de l'amour, de l'amour de l'homme pour la femme, parce qu'il est le poète de ce mouvement qui nous pousse à ne pas rester en nous-mêmes, le poète de l'ouverture, des mains tendues vers autrui. A celui qui regarde toujours autour de soi, qui a besoin de donner et de recevoir, pour qui la vie est communion, il est naturel de rencontrer les hommes après avoir rencontré le couple. Et à celui dont la voix est faite pour chanter le bonheur de l'homme, il est naturel que son propre bonheur ne suffise pas..."

 

L'expérience éluardienne selon Gaëtan Picon ...

"Si Éluard est passé de l'intimité au civisme, il est passé également de l'ombre à la clarté. Les premiers recueils sont voués à un long crépuscule intérieur. C'est le monde des yeux fermés sur la nuit secrète, où les visages, les formes s'éteignent et s'effacent, où ne survivent plus que les grandes houles du cœur humain. Le chant qui s'élève de ce monde est alors celui dont parle le poète : ce chant "qui tient la nuit". Dans les derniers recueils, au contraire, un ciel pur et comme lavé s'étend sur un monde étincelant plein d'objets irisés, d'ailes d'oiseaux, de sources fraîches, de couleurs sonores. Après le crépuscule intérieur, l'arc-en-ciel du monde sensible se déploie. Les objets apparaissent, brillent de tout leur éclat, et la poésie n'a pas d'autre fonction que de les "donner à voir". La poésie d'Éluard devient alors une énumération du monde sensible :elle consiste à "appeler les choses par leur nom". Mais là non plus il ne peut être question de rupture : une conversion à la clarté n'a pas succédé, en la récusant, à une conversion à la nuit. La nuit éluardienne a-t-elle jamais été autre chose qu'un crépuscule du matin dont le monde va bientôt émerger, ruisselant d'ombres et de lumières mêlées? La poésie d'Éluard a-t-elle jamais fait autre chose qu'annoncer que "la nuit de l'amour touche au jour"? En descendant "au bras des ombres", le poète n'a pas eu pour dessein de fuir l'existence du monde sensible dans quelque expérience mystique : sa nuit n'a jamais été arrachement au monde. Si le poète ferme les yeux, c'est afin de découvrir, en les ouvrant, un monde neuf. 

inversement, ce monde neuf, si éclatant, si présent qu'il soit, demeure pris dans les ombres intérieures. La poésie d'Éluard n'est jamais une poésie de l'absence mystique; elle n'est jamais non plus une poésie réaliste, une poésie de l'objet. Le monde sensible que le poète découvre n'a de valeur que parce qu'il est sillonné en tous sens par les itinéraires du cœur, parce qu'il est accordé au monde du désir et du rêve - parce qu'il parle au cœur de l'homme. L'expérience de l'homme lié à l'univers, "l'accord de l'homme et de l'or - un regard lié à la terre" : telle est l'expérience éluardienne. On le voit, c'est, au sens le plus traditionnel du mot, une expérience lyrique. 

Lyrique, cette poésie l'est profondément. Poésie de l'amour (la poésie la plus continûment et merveilleusement érotique que nous possédions peut-être), elle voit en lui la voie privilégiée de notre connaissance du monde. Et le chant est son mode naturel d'expression parce qu'il est l'hymne de reconnaissance qui monte spontanément aux lèvres de l'homme

lorsqu'il s'émerveille du monde et s'émeut de la mystérieuse correspondance entre l'univers et son destin. La poésie d'Éluard est l'une des plus riches qui soient en métaphores; dans ce ciel infini des images que la poésie moderne a illimité, nulle n'a parfois volé avec plus de hardiesse. Cependant, son essence est moins dans la métaphore, dans telle ou telle beauté de détail, que dans la voix continue qui la traverse et la porte :dans ce murmure égal d'eau chantante, cette litanie prenante et bouleversante, frêle et grave, à peine chuchotée, et prolongée en nous par d'interminables remous. L'essence de cette poésie, on serait tenté de dire qu'elle est ce qui reste sur la page quand tout ce qui "pèse et pose" a disparu. C'est la ligne inflexible et ténue de la voix que l'on suit à travers les mots comme un filigrane, et qui fait songer à ces dessins de maître où une arabesque victorieuse ordonne notre vision et nous défie de la saisir.

Cette voix existe, nulle n'est plus reconnaissable, et le problème de sa survie ne se pose pas : elle appartient d'ores et déjà à l'histoire de la littérature française. ll n'est pas de poésie qui ait su nous devenir aussi vite familière - à tel point que nous avons parfois le sentiment de la savoir par cœur depuis l'enfance. Sans effort, elle a trouvé les chemins de notre mémoire. C'est aussi que, dans la mesure où elle est un lyrisme, elle est profondément traditionnelle : déjà nous la sentons plus proche des grandes poésies du XIXe siècle que des nouvelles voies que la poésie actuelle tente de frayer. En un sens, Éluard est plus près de Lamartine et de Baudelaire que de Michaux ou de Prévert. Si novatrice que soit cette poésie dans son langage et sa vision, peut-être est-elle plus un épanouissement, une affirmation ultime qu'un point de départ. Par son génie profond, elle plonge dans une expérience humaine dont nous nous écartons aujourd'hui. Mais, comme cette expérience correspond à une attitude éternelle de l'homme, il faut voir en elle non point un admirable monument laissé sur notre route, mais plutôt la source précieuse qui attend notre soif de demain".

 

LA POÉSIE SERA FAITE PAR TOUS...

"Les véritables poètes n'ont jamais cru que la poésie leur appartînt en propre. Sur les lèvres des hommes, la parole n'a jamais tari; les mots, les chants, les cris se succèdent sans fin, se croisent, se heurtent, se confondent. L'impulsion de la fonction-langage a été portée jusqu'à l'exagération, jusqu'à l'exubérance, jusqu'à l'incohérence. Les mots disent le monde et les mots disent l'homme, ce que l'homme voit et ressent, ce qui existe, ce qui a existé, ce qui existera, l'antiquité du temps, le passé, le futur de l'âge et du moment, la volonté, l'involontaire, la crainte et le désir de ce qui n'existe pas, de ce qui va exister. Les mots détruisent, les mots prédisent; enchaînés ou sans suite, rien ne sert de les nier. Ils participent tous à l'élaboration de la Vérité. Les objets, les faits, les idées qu'ils décrivent, peuvent s'éteindre faute de vigueur, on est sûr qu'ils seront aussitôt remplacés par d'autres qu'ils auront accidentellement suscités et qui, eux, accompliront leur entière évolution.

Les hommes ont dévoré un dictionnaire et ce qu'ils nomment existe. L'innommable, la fin de tout ne commence qu'aux frontières de la mort impensable. Peu importe celui qui parle et peu importe même ce qu'il dit. Le langage est commun à tous les hommes et ce ne sont pas les différences de langues, si nuisibles qu'elles nous apparaissent, qui risquent de compromettre gravement l'unité humaine, mais bien plutôt cet interdit toujours formulé, au nom de la raison pratique, contre la liberté absolue de la parole. Passent pour fous ceux qui enseignent qu'il y a mille façons de voir un objet, de le décrire, mille façons de dire son amour, sa joie et sa peine, mille façons de s'entendre sans briser un rameau de l'arbre de la vie. Inutiles, fous, maudits ceux qui décèlent, reproduisent, interprètent l'humble voix qui se plaint ou qui chante dans la foule, sans savoir qu'elle est sublime. Hélas non, la poésie personnelle n'a pas encore fait son temps. Mais, au moins, nous avons compris que rien n'a pu rompre le mince fil de la poésie impersonnelle. Nous avons, sans douter un instant de cette vérité qui triomphera, compris que tant de choses peuvent être "tout un poème ". Cette expression ironique, péjorative, des poètes de bonne foi lui ont rendu son sens littéral. lls ont utilisé des éléments involontaires, objectifs, tout ce qui gît sous l'apparente imperméabilité de la vie courante et dans les plus innocentes productions de l'homme. "Tout un poème", ce n'est plus seulement un objet biscornu ou l'excentricité d'une élégante à bout de souffle, mais ce qu'il est donné au poète de simuler, de reproduire, d'inventer, s'il croit que du monde qui lui est imposé naîtra l'univers qu'il rêve. Rien de rare, rien de divin dans son travail banal...

Le poète, à l'affût des obscures nouvelles du monde, nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de l'homme de la rue et du sage, de la femme, de l'enfant et du fou. Si l'on voulait, il n'y aurait que des merveilles. Écoutons-les sans réfléchir et répondons, nous serons entendus. Sinon, nous ne sommes que des miroirs brisés et, désireux de rectifier les apparences, nous poétisons, nous nous retirons la vue première, élémentaire des choses, dans cet espace et ce temps qui sont nôtres.

Si nous voulions, rien ne nous serait impossible. Le plus dénué d'entre nous a le pouvoir, tout comme le plus riche, de nous remettre, de ses mains appliquées et de ses yeux confiants, un trésor inestimable, ses rêves et sa réalité que raison, bon sens, méchanceté ne parviennent pas à détruire. La poésie involontaire, si banale, si imparfaite, si grossière soit-elle, est faite des rapports entre la vie et le monde, entre le rêve et l'amour, entre l'amour et la nécessité. Elle engendre notre émotion, elle rend à notre sang la légèreté du feu. Tout homme est frère de Prométhée. Nous n'avons pas une intelligence particulière, nous sommes des êtres moraux et nous nous situons dans la foule."

(PAUL ÉLUARD, Préface à Poésie involontaire et Poésie intentionnelle, Poésie 1942, 1942)

 

En 1926, André Breton, dans "Légitime Défense", affirmait l'irréductible indépendance du surréalisme à l'égard de tout "contrôle extérieur, même marxiste", s'enchaînent trois monuments littéraires, "Nadja" (1928), les "Vases Communiquants" (1932), "L'Amour fou" (1937). La revue "La révolution surréaliste" (douze numéros) cède la place à la revue "Le Surréalisme  au service de la Révolution" (six numéros) et, en 1935, se pose explicitement le problème des rapports du surréalisme avec le communisme : "Position politique du Surréalisme" (1935). Ce problème conduira à la désagrégation du groupe initial, Louis Aragon et Paul Eluard allant vers l'engagement et le communisme.  Au cours de la seconde guerre mondiale, Breton séjourne aux Etats-Unis, il y écrit "Arcane 17" (1945), puis continuera à militer pour un surréalisme intégral et polémiquera à propos de "L'Homme révolté" de Camus ..

 

André Breton (1896-1966)

"André Breton, écrit encore Gaëtan Picon (Gallimard, 1960), de même qu'Éluard et Aragon, n'est plus contesté aujourd'hui. Mais sa "consécration" a un sens tout différent de celle dont Aragon et Éluard, ses anciens compagnons d'aventure, ont profité.

C'est dans la mesure où Aragon et Éluard se sont détachés du surréalisme qu'ils ont rencontré la gloire officielle. Certes, leurs œuvres actuelles ne seraient pas ce qu'elles sont sans l'expérience surréaliste : l'empreinte est toujours bien visible.

Mais il est évident que le réalisme et l'éthique sociale des romans d'Aragon, sa tentative de restauration prosodique, son effort vers une poésie claire constituent une dénonciation de tout ce que le surréalisme avait affirmé. A un moindre degré, on peut dire aussi d'Éluard qu'il s'est affirmé en dehors du surréalisme, non seulement par le contenu moral et civique de sa poésie, et parfois sa simplicité presque populaire, mais encore par ce chant continu qui donne à chaque pièce une unité organique en même temps qu'il lui ajoute la plus reconnaissable des signatures. Leur consécration est celle de grands écrivains qui ne se doivent qu'à eux-mêmes. Celle de Breton, au contraire, est celle-là même du surréalisme. Chef authentique du mouvement dès la première heure, il est aussi le seul qui lui soit resté vraiment fidèle.

Cette fidélité implique sans doute un moindre renouvellement. Breton n'a guère ajouté à son œuvre d'hier comme l'ont fait Éluard et Aragon. On peut préférer "Le Paysan de Paris" à "Aurélien", "Capitale de la Douleur" au "Livre ouvert" : il n'en reste pas moins qu'Eluard et Aragon se sont profondément transformés, et que ce renouvellement a fixé I'attention sur eux dans la mesure où il répondait à l'attente du moment et à l'appel des circonstances historiques. 

La gloire présente de Breton, au contraire, va au Breton d'hier ; elle ne dissocie pas du Breton d' "Arcane 17" celui du "Premier Manifeste".  Breton est resté le même. Le poète, en lui, n'a pas faibli : Pleine Marge, Les États généraux, l'Ode à Charles Fourier ont la même éloquence magnifique, la même lumière, la même grande sève métaphorique que Clair de Terre; et nous retrouvons dans Arcane 17 ce même style qui, dès le Manifeste, désignait Breton comme l'un des grands prosateurs français - fulgurant et réglé, unissant au sens de la période la puissance de choc de l'image. Mais si les dernières œuvres de Breton comptent, c'est moins pour leur valeur d'apport que pour leur valeur de rappel. "Elles nous aident à prendre conscience, en tout cas, de ce fait indéniable que le surréalisme, s'il a changé la littérature, n'a pas changé le monde. 

La poésie ne s'écrit plus après le surréalisme comme avant lui : mais le monde, que le surréalisme a dénoncé et qu'il avait cru vulnérable, a non seulement résisté, mais alourdi son poids. Contrainte d'avouer son échec et résolue à ne pas se déjuger, que peut, dès lors, une pensée comme celle de Breton, sinon ressaisir le passé en une étreinte mélancolique? Scandant un rêve nostalgique, les dernières œuvres sont le chant des espoirs déçus, des chances échappées. C'est vers Fourier et les utopies sociales du XIXe siècle, vers Kleist, vers Nerval, vers Hölderlin, vers les rêves poétiques du romantisme que Breton dirige ses regards. Breton n'a pas réagi aux circonstances comme l'ont fait Aragon et Eluard, qui ont accepté l'époque, marchant avec elle d'un même pas : "Arcane 17" est une œuvre de dégagement, s'il en existe...."

 

LUMIÈRE NOIRE - "ll faudra commencer par enlever à la guerre ses lettres de noblesse.

Et ici qu'on me comprenne : il y a dans le cadre abominable de la guerre beaucoup de grandeur déployée. Cette grandeur, quand elle est vraie grandeur, ne fait que donner, en théâtral, la mesure de certains hommes. Par temps moins inclément, leur dépense en générosité pourrait être égale et, l'un dans l'autre, moins vaine. L'héroïsme militaire présente au moins ce revers qu'au cours de la bataille il faut bien parfois l'accorder à l'adversaire aussi, ce qui entraîne à estimer diverses parties, et les plus agissantes, sans doute les plus responsables, d'un tout qu'on fait profession d'abhorrer. Point entre tous névralgique, au sein des multiples lignes d'interférences qui passent par la guerre et dont le réseau figure chez l'homme la plus cruelle ambivalence de sentiments.

Les divergences d'idéal qui animent une nation contre une autre, un groupe de nations contre un groupe d'autres, si elles sont assez puissantes pour provoquer ou alléger le sacrifice de millions d'êtres, en motivant théoriquement les guerres, n'en appartiennent pas moins à la superstructure. En deçà fonctionne un système qui met aux prises non seulement le "moi" et le "soi" comme l'a voulu Freud, mais encore, dans les limites des races, des États, des régimes, des castes, des croyances, un "nous" (organique ou de pure convention ?) qui se comporte comme l'hybride des deux autres. Ce nous restrictif, hérissé de tous les piquants du "surmoi " (ou idéal du moi), plus, il semble bien, quelques autres, complique et dénature à tel point la vie que tout doit être entrepris pour le dissoudre dans le tous, avec l'homme comme seul terme inconditionnel de ralliement.

Un des aspects les plus nouveaux de cette guerre est que s'y exprime à découvert, du côté opposé au nôtre, le goût de la guerre pour la guerre. Le fascisme n'a pas craint d'en faire l'hygiène mentale suprême. Ce fut là, vers 1910, une trouvaille du futurisme italien, ne relevant en apparence que du plus grossier tapage publicitaire, mais qui n'en devait pas moins fournir une base de codification aux théoriciens du national-socialisme, dont le prototype reste Ernst Jünger : "Dans les discordes et dans la guerre, où l'homme déchire

toutes les conventions et tous les traités qui ne sont que les Ioques rapiécées d'un mendiant, l'animalité monte du fond de |'âme comme un monstre mystérieux... La volupté du sang flotte au-dessus de la guerre comme un voile rouge sur une sombre galère." 

Atroce mystique, sur laquelle il faut pourtant se pencher, s'il est vrai qu'on lutte aujourd'hui pour en purger le monde. La forme chez Jünger pourrait-elle être si lyrique, même au service d'un contenu erroné, par surcroit criminel, sans cerner un des grands moments du désespoir humain ? C'est l'erreur ici, le ver vainqueur, qu'il nous faut découvrir au centre du beau fruit.

Est-il vrai, ou plutôt demain sera-t-il sûr que cette erreur est spécifiquement, exclusivement allemande? Je conviens qu'on peut y voir la survivance de mythes tels que celui des Jeunes-Hommes-Bêtes de l'antique Germanie. 

Mais pourtant.... L'après-midi où devait avoir lieu la déclaration de guerre, en France, d'une fenêtre qui donnait sur la cour intérieure du fort de Nogent, j'observais les mouvements d'en bas. La radio venait d'annoncer que les hostilités commenceraient à cinq heures. impossible de reconnaître à travers les groupes l'émotion qu'on imaginerait qu'une telle nouvelle pût susciter. Excluant à vrai dire toute réaction sensible qui fût à la taille de l'événement, ce n'avait été tout d'abord qu'une vague allégresse qui prenait de plus en plus corps au fur et à mesure que le temps passait. Plus qu'une heure, que cinq minutes. La rumeur montante, le luxe des contorsions évoquaient une récréation d'écoliers. Dans les angles, les moins nouveaux venus, ceux qui avaient revêtu le bourgeron depuis la veille, s'enfiévraient à leur "belote", à laquelle des perspectives de reprise interminable s'étaient ouvertes. Devant le spectacle d'une si totale inconséquence, le médecin avec qui j'étais accoudé là, homme pourtant assez dur, se prit à pleurer. L'euphorie des autres, au premier abord confondante, il ne suffit pas cependant de la déplorer, il faut encore en découvrir les causes et, pour ma part, je n'hésite pas à les trouver dans la platitude et les contraintes de la vie sociale du temps de paix. Cette vie, pour la plupart, est bornée, plus ou moins inconsciemment, par la nécessité d'un travail qu'ils n'ont pas choisi, par les tracas d'une tutelle familiale ou les soucis d'un foyer sans grand feu du cœur qui leur ôtent la libre disposition d'eux-mêmes, mais, bien plus couramment encore, par l'ennui de repasser aujourd'hui, à si peu près, par où ils sont passés hier.

L'immense parti pratique que tire la guerre de cette forme très commune d'insatisfaction donne à penser que, pour parer à de nouvelles guerres, c'est à tout ce qui engendre cette insatisfaction même qu'à l'échelle universelle et radicalement il faudra s'attaquer d'abord.

 Et, tout d'abord, chez l'homme un terrible besoin d'enfance persistante demande à être comblé. Reportez-vous à cet épisode si bouleversant du film "Victoire dans le désert" : on vient de voir une heure durant ce qu'a été l'enfer de Libye. Maintenant des prisonniers italiens, harassés, brisés au moral comme au physique, défilent de dos, innombrables. Mais l'un d'eux vient d'apercevoir la caméra et tous ceux qui l'entouraient se retournent. On va les voir sur l'écran ! Qui? Des amis ou des ennemis? ils ne se le demandent même pas, et sourient. Ailleurs sans doute d'autres prisonniers, dans une situation analogue, ont souri aussi.

Le mécanisme de compensation qui, au comble de la souffrance, peut faire quêter le plaisir le plus innocent, le plus vain, est là saisi au vif. 0n est sur le chemin de ces réactions affectives paradoxales décrites dans la démence précoce. Hors du pathologique et naturellement sans préjudice des actions d'éclat qui abondent dans les guerres pour nous subjuguer, la misère morale de ce temps est infinie. C'est en la prenant au collet qu'on entreprendra réellement d'en finir avec le courroux immémorial des démons qui s'appellent pétrole ou salpêtre.

La vie humaine est à repassionner...

(Arcane 17, Le Sagittaire, 1947)

 

"ARCANE 17", publié par André Breton en 1944, appartient à la période américaine de Breton, et constitue l'aboutissement de son œuvre en prose. Il y distille un savant mélange de fiction et de méditation philosophique. Le texte a pour origine biographique le voyage effectué par Breton et sa compagne Elisa sur la côte canadienne de Gaspésie, entre août et octobre 1944. Dès la première phrase, tous les éléments sont en place pour cette féerie du langage : "Dans le rêve d'Elisa, cette vieille gitane qui voulait m'embrasser et que je fuyais, mais c'était l'île Bonaventure, un des plus grands sanctuaires d'oiseaux de mer qui soient au

monde". Le thème central du livre apparaît dans cette fusion du songe, de la femme et du paysage, cristallisé dans une universelle analogie. Le paysage, faune et flore confondues, devient la femme, la femme devient le paysage, par la douceur de son regard, la forme de son corps. La femme surréaliste, à laquelle le poète accorde un destin fabuleux dans l'histoire du monde, ouvre une chaîne de symboles qui se développent à travers un réseau métaphorique complexe. Sous le signe d'Arcane 17, l'étoile du tarot, Breton convoque dans ce sanctuaire la fée Mélusine, autre figure symbolique de la femme-espérance, et le mythe égyptien du dieu Osiris. Tout en jeu de miroirs et de facettes, le texte délivre des messages codés qu'on peut interpréter de plusieurs manières, et dont la dimension initiatique est explicite, tant il est vrai que Breton prêtait grand intérêt à l'astrologie...

 

LE ROCHER PERCÉ

"Dans le rêve d'Élisa, cette vieille gitane qui voulait m'embrasser et que je fuyais, mais c'était l'île Bonaventure, un des plus grands sanctuaires d'oiseaux de mer qui soient au monde. Nous en avions fait le tour le matin même, par temps couvert, sur un bateau de pêche toutes voiles dehors et nous étions plu, au départ, à l'arrangement tout fortuit, mais à la Hogarth, des flotteurs faits d'un baril jaune ou rouge, dont le fond s'ornait au pinceau de signes d'apparence cabalistique, baril surmonté d'une haute tige au sommet de laquelle flottait un drapeau noir (le rêve s'est sans doute emparé de ces engins, groupés en faisceaux irréguliers sur le pont, pour vêtir la bohémienne).

Le claquement des drapeaux nous avait accompagnés tout du long, au moment près où notre attention avait été captée par l'aspect, bravant l'imagination, qu'offrait l'abrupte paroi de l'île, frangée de marche en marche d'une écume de neige vivante et sans cesse recommencée à capricieux et larges coups de truelle bleue. Oui, pour ma part, ce spectacle m'avait embrassé : durant un beau quart d'heure mes pensées avaient bien voulu se faire tout avoine blanche dans cette batteuse.

Parfois une aile proche, dix fois plus longue que l'autre, consentait à épeler une lettre, jamais la même, mais j'étais aussitôt repris par le caractère exorbitant de toute l'inscription, On a pu parler de symphonie à propos de l'ensemble rocheux qui domine Percé, mais c'est là une image qui ne prend de force qu'à partir de l'instant où l'on découvre que le repos des oiseaux épouse les anfractuosités de cette muraille à pic, en sorte que le rythme organique se superpose ici de justesse au rythme inorganique comme s'il avait besoin de se consolider sur lui pour s'entretenir. Qui se fut avisé de prêter le ressort des ailes à l'avalanche! Les différents lits de pierre, d'une ligne souple glissant de l'horizontale à l'oblique à quarante-cinq degrés sur la mer, sont décrits d'un merveilleux trait de craie en constante ébullition (je songe au dessus-de-lit replié, de même blancheur, en dentelle au filet, dont les grandes fleurs me fascinaient au réveil quand j'étais enfant). ll est merveilleux que ce soient les plis mêmes imprimés aux terrains par les âges qui servent de tremplin à la vie en ce qu'elle a de plus invitant : l'essor, l'approche frôlante et la dérive luxueuse des oiseaux de mer. ll y a le tremblement d'une étoile au-dessus de tout ce qui tente, et farouchement évite aussitôt le contact humain comme les très petites filles (dernièrement celle de mes amis Arshile et Agnès Gorky à onze mois, si purement fée, détournant toute l'épauIe avec quel air d'offense quand je faisais mine de lui prendre la main pour revenir les yeux toujours plus brillants quémander de toutes les ressources de l'enjouement et de la grâce ce qu'elle fuyait) ou encore comme ces visons, les uns bruns, les autres blancs que nous avons surpris non loin d'ici dans un élevage et qui, tandis que nous passions devant leurs cages alignées, non moins précipitamment que devant nous ils allaient se blottir dans leur abri, en sortaient sur nos pas pour venir de tout près nous examiner.. La pensée poétique, bien sûr, se reconnaît une grande affinité avec cette façon d'agir. Elle est l'ennemie de la patine et elle est perpétuellement en garde contre tout ce qui peut brûler de l'appréhender : c'est en cela qu'elle se distingue, par essence, de la pensée ordinaire. Pour rester ce qu'elle doit être, conductrice d'électricité mentale, il faut avant tout qu'elle se charge en milieu isolé. 

......

D'un coup le rideau est tombé sur la colonie d'oiseaux qui ne s'étend qu'à une partie de la côte nord-est de l'île. Je n'aurai pu, cette fois, dénicher du regard le perroquet de mer, mais un fou est venu planer très près, j'ai eu le temps d'admirer sa tête safranée, son œil double émeraude entre deux accolements de ses ailes blanches effilées de noir (c'est le fou de Bassan qui commande le rocher de Bonaventure, où son genre est représenté par six ou sept mille individus. Contrairement au goeland à ailes gris perle et au cormoran crête, il ne se montre pas sur la côte de Percé pour participer au dépeçage des morues, à I'heure du retour des pêcheurs). Mais un cap a été double : c'en est fait, non seulement de la  fantasmagorique broderie jetée sur cet immense coffre rouge et noir à serrures bleues, tout juste issant de la mer, mais aussi de l'orchestration qui en est inséparable et qu'un de nos compagnons de route disait ne pouvoir mieux comparer qu'à ce qui s'entend au-dessus de Fez. A nouveau seulement le fouet de nuit des drapeaux. Les yeux se ferment comme après un éblouissement.

Sur quelle route cingle ce fouet ? Où va si tard le voiturier, peut-être ivre, qui n'a pas même l'air d'avoir de lanterne ? ll est vrai que le vent a pu l'éteindre. De la vie on n'aurait cru voir une telle tempête! Et l'attelage imaginaire s'engouffre dans une faille qui s'ouvre, qui va s'élargissant toujours davantage au flanc du roc et, le temps d'un éclair, découvre le cœur supplicié, le coeur ruisselant de la vieille Europe alimentant ces grandes traînées de sang répandu. La sombre Europe, il n'y a qu'un instant si lointaine. Sous mes yeux les vastes caillots rouges et rouille se configurent maintenant avec des taches d'or excrémentielles parmi des cascades d'affûts et d'hélices bleus. ll y a même, souillant le tout, de vastes éclaboussures d'encre comme pour attester qu'une certaine sorte d'écriture, apparemment très pratiquée, n'est rien moins qu'un venin mortel, qu'un virus qui attise tout le mal... 

Et pourtant sous ce voile de signification lugubre s'en lève un tout autre avec le soleil. Toutes ces stries qui s'organisent, toute cette distribution des couches géologiques par plateaux ondulés et par gradins interrompue, ces affaissements brusques, ces redressements parfois contre toute attente, ces zones du rose au pourpre en équilibrant d'autres du pervenche à l'outremer à la faveur de plages transverses tour à tour nocturnes et embrasées, figurent on ne peut mieux la structure de l'édifice culturel humain dans l'étroite intrication de ses parties composantes, défiant toute velléité de soustraction de l'une d'elles. Sous cette terre meuble - le sol de ce rocher couronne de sapins - court un fil subtil impossible à rompre qui relie des cimes et quelques-unes de ces cimes sont un certain quinzième siècle à Venise ou à Sienne, un seizième élisabéthain, une seconde moitié de dix-huitième français, un début de dix-neuvième romantique allemand, un angle de vingtième russe. Quelles que soient les passions qui portent de nos jours à nier cette évidence, tout l'avenir envisageable de l'esprit humain repose sur ce substratum complexe et indivisible. Autre chose sera de parer, si l'on en a bien le désir, au retour de catastrophes analogues à celle qui s'achève par l'élimination d'antagonismes d'un autre ordre, mais toute volonté de frustration dans ce domaine, à des fins de représailles, ne saurait avoir d'autre effet que d'appauvrir celui qui frustre. Autant vouloir se dépouiller soi-même. La civilisation, indépendamment des conflits d'intérêts non insolubles qui la minent, est une comme ce rocher au sommet duquel se pose la maison de l'homme (de la plage de Percé on n'en devine qu'une, la nuit, à un point lumineux vacillant sur la mer). Qui est-il? Peu importe. Ce point lumineux concentre tout ce qui peut être commune à la vie" (Arcane 17)

 

"Lorsque la nature des événements, écrit Breton, tend à leur faire prendre un tour trop douloureux, les façons personnelles de sentir se trouvent malgré elles un refuge et un tremplin dans les expressions les plus parfaites de l'inactuel,  j'entends de celles où un actuel tout autre a su faire jaillir, jusqu'à s'y résorber à distance, de l'éternel." Le coup d'aile de la poésie que Breton exalte est plutôt celui du repli, de l'oiseau blessé qui revient vers le nid, son refuge, que celui de l'envol en plein ciel. La voix du poète, ici, est comme brisée. Elle n'a plus l'ardeur conquérante et insultante qui fut la sienne : elle porte la secrète lassitude de tous ses rêves déçus. Nostalgie d'un passé complice de rêves aujourd'hui impossibles, désir de fuite hors d'une réalité accablante  - voilà ce qui remplace la dénonciation impitoyable de jadis.

Et comme si, inquiet de son message, Breton tentait d'en compenser la secrète lassitude par la perfection de la forme, nous le voyons apporter à l'élaboration stylistique un soin qui montre peut-être qu'il n'est plus entraîné comme jadis par la flamme de ses paroles. Fidèle à sa pensée et à ses valeurs, André Breton ne peut plus les exprimer sur le même ton que naguère. Alors, elles repoussaient l'époque : aujourd'hui, elles sont sourdement repoussées.

C'est en ce sens que nous comprenons que Sartre ait pu dire de Breton qu'il est "en exil parmi nous". Mais si cette position n'est plus une position d'attaque, assurée de plier le monde à son ordre impérieux, n'est-elle pas plus qu'une évasion : une défense? Tenacement, Breton a appelé l'accord de ceux qui "transforment le monde" et de ceux qui "changent la vie" : au nom du rêve, il a dénoncé une société, une culture, une Europe dont lui et ses amis se sont proclamés les "défaitistes". 

Et non seulement Breton reconnaît aujourd'hui que le monde n'a pas été transformé dans le sens de son rêve, mais il sait que les transformations du monde risquent d'interdire le rêve à jamais. ll a crié son dégoût d'une société prosaïque et statique : mais l'histoire enfin éveillée menace d'enfouir la poésie sous ses décombres. Nous avons voulu la fin du monde, avoue Breton dans l'un de ses derniers textes, "La Lampe dans l'Horloge" - "et pourtant, cette fin du monde, nous n'en voulons plus. Nous n'en voulons plus depuis que nous voyons les traits sous lesquels elle se dessine et qui, contre toute attente, la frappent à nos yeux d'absurdité".

Car elle serait le sacrifice de l'homme à l'histoire, et non le sacrifice de l'histoire à l'homme dont il a rêvé. Ainsi, Breton nous avertit que la dimension historique n'est pas la seule, ni la plus profonde dimension de l'homme. ll nous redécouvre "les grandes orgues de l'amour humain", le "coup d'aile" de la poésie : et il n'est pas arbitraire d'affirmer que "dans les marais où nous pataugeons, Breton se tient non pas en arrière, mais en avant de nous". (Maurice Nadeau.) ll a raison d'affirmer que l'homme ne peut se réaliser entièrement dans l'existence sociale, et qu'il ne servirait à rien d'avoir résolu le problème de notre condition sociale, si nous ne pouvions résoudre aussi celui de notre condition humaine. Il a raison de repousser des effigies mutilées d'un homme réduit à sa surface technique et rationnelle, de revendiquer pour lui la totalité. Ainsi ne croyons pas que la voix de Breton soit un écho du passé. Seulement, ce n'est pas la voix nostalgique d'Arcane 17 qui forcera les portes : il y faudrait la ferveur et l'espoir anciens. Et il faut reconnaître aussi qu'iI est chimérique de revendiquer pour l'homme une vie libre et personnelle, si nous ne faisons pas en sorte d'obtenir ce droit de la société.

S'opposer à l'histoire est vain tant que l'on ne parvient pas à s'imposer à elle. Les rêves du poète doivent faire sa place à l'lnévitabIe lucidité de l'action. Il reste que la figure de Breton est la seule à s'encadrer exactement dans le surréalisme, puisque ses positions actuelles ne sont rien d'autre que l'adaptation de l'esprit originel aux nouvelles conditions. Ce qui lui confère un aspect déjà historique, achevé, mais en même temps une souveraineté incontestable. La parfaite coïncidence du génie personnel et de l'esprit d'un mouvement est chose rare et de grand prix. Que Breton ait trouvé les termes impérieux du Manifeste, qu'il ait donné, dans "Les Pas perdus", les meilleurs exemples de la curiosité, de l'ouverture d'esprit surréaliste, d'un vaste renouvellement des perspectives, c'est la part du doctrinaire, et peut-être n'est-ce pas l'essentiel. Si Breton n'est pas le plus grand poète surréaliste, c'est pourtant dans "L'Union libre" que l'on trouvera la forme la plus pure, la plus saisissante - et comme la forme-limite de la nouvelle poésie : nul feu n'embrase la réalité avec plus d'éclat et de violence, nul choc ne libère les images et les mots avec plus de force, et nulle part ailleurs le heurt des métaphores et des vocables enfin rendus à eux-mêmes ne sonne avec cet accent triomphal de libération totale de l'esprit. 

Et, dans des livres comme "Nadja" et "L'Amour fou", il a incontestablement donné son expression la plus véhémente et la plus heureuse à l'expérience surréaliste. L'ivresse d'une vie réduite à ses temps forts, où le rêve devient aventure, où un homme infiniment élargi habite un univers tout peuplé de merveilles (merveilles fraîches et vraies, à portée de la main, merveilles de la vie, de la rue, du réel) n'a laissé nulle part sillage plus étincelant. Et ce sillage nous entraîne avec tant de force que nous ne songeons pas à la main qui nous dirige : l'art qui nous atteint (très neuf et très expert) nous semble ce qu'il y a de plus éloigné de la littérature - le geste même de la vie." (Gaëtan Picon, Gallimard, 1960)