Die Klassik - Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) - "Die Leiden des jungen Werthers" (1774) - Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), ... -  ...

Last update 10/10/2021

1786-1832 - "Weimarer Klassik" - Le Classicisme de Weimar, Weimar parce que les deux principaux protagonistes de ce mouvement habitaient le duché de Saxe-Weimar sous le mécénat d'Anna Amalia (1739-1807), est considéré comme la tentative de Goethe et de Schiller de réconcilier le mouvement Sturm und Drang avec celui des Lumières : fusion de la vivacité et de l'énergie du premier avec l'harmonie et le rationalisme du second. Après des décades de stagnation culturelle, l'Allemagne connaît ainsi un renouveau littéraire qui culminera dans le Classicisme de Weimar des années 1780-1790, et qui va régner sur la culture allemande pendant près de 30 ans. Christian Wolff (1679-1754) et Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781) condamne le théâtre classique français et recommande l'imitation de Shakespeare (Hamburgische Dramaturgie, 1769). Johann Gottfried Herder (1744-1803) s'installe en 1776 à Weimar et fournit au mouvement ses bases philosophiques et, s'opposant au goût français, forge la notion littéraire de "Volksgeist" (âme du peuple), source de créativité artistique : tout pays a ses traditions populaires socle de la culture d'une nation et de son développement historique. 

Le classicisme allemand, ou spécifiquement "weimarien", ne dure qu'une vingtaine d'années, du voyage de Goethe en Italie en 1786 à la mort de Schiller en 1805. Goethe publie "les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister" en 1796, et retrouve Friedrich von Schiller à Weimar, qui publie en 1799 sa trilogie "Wallenstein", le plus grand drame historique jamais écrit en langue allemande et oeuvre-clé du mouvement. La période qui suit immédiatement, jusqu'en 1832, année de la disparition de Goethe, voit ce dernier développer des tonalités qui le rapprochent du romantisme. Si Goethe est plus connu en Allemagne pour ses pièces, "Götz von Berlichingen" (1773) et "Tasso" (1790), sa réputation internationale repose sur son chef d'oeuvre, Faust (1808-1832)...

 

 

 

Goethe aboutira au classicisme par une lente maturation et par le contact avec le monde méditerranéen. Schiller, au contraire, y parviendra par la réflexion, la lecture de Kant et l'étude de l'histoire. Son idéal esthétique et éthique apparaît le mieux dans ses ballades, écrites dans un esprit d'amicale émulation avec Goethe, dans ses essais et dans ses poèmes philosophiques. Ses drames historiques ne sont pas tous de facture classique, mais partout s'expriment avec force l'amour de la liberté et cette confiance dans la grandeur et la dignité de l'homme qui caractérisent le classicisme allemand...

(Johann Josef Schmeller  (1796–1841), "Goethe seinem Schreiber John diktierend", 1834, Duchess Anna Amalia Library, Weimar.)

 

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832)

Fils d'une famille bourgeoise fortunée, Johann Wolfgang von Goethe reçoit une éducation approfondie : il lit à trois ans et connaît le latin et le grec à sept ans. Et dès l'enfance, il s'étudie, s'analyse comme un objet indépendant de lui-même. Homère, Shakespeare, Raphaël, Spinoza sont les quatre figures qui représentent pour lui les éléments générateurs de toute la culture moderne. Après des études de droit à Leipzig puis à Strasbourg, il obtient son doctorat, puis revint à Francfort, pour aller s'établir un peu plus tard à Weimar.

En 1772, il a donné "Gœtz de Berlichingen", drame en cinq actes, où il peint en traits énergiques l'Allemagne confuse du XVIe siècle. Goethe devient conseiller à la Cour suprême du Saint Empire à Wetzlar. Là, il s'éprend de Charlotte Buff. Mais elle est fiancée. Goethe s'efface. Le cœur meurtri, d'un seul jet, il écrit en un mois un court roman : les Souffrances du jeune Werther (1774). L'ouvrage a un succès prodigieux dans toute l'Europe. Au moment précis où Frédéric II, roi de Prusse, vient de dire qu'il n'y a pas de littérature allemande digne de ce nom, Goethe lui inflige le démenti le plus retentissant : l'Allemagne prend place dans la littérature universelle. Deux drames, "Clavijo" (1774), dont le sujet est emprunté aux Mémoires de Beaumarchais, et "Stella" (1775), se rattachent à la même inspiration que Werther. 

A la même époque de sa vie, Goethe jette les ébauches de plusieurs ouvrages qu'il termina dans un âge plus avancé, et publie ces Lieds qui renouvellent la poésie lyrique de son pays (le Calme de la mer, l'Innocence, le Sentiment d'Automne, le Lied nocturne du Voyageur), des ballades (le Roi de Thulé, le Chant du Comte prisonnier, etc.). 

Au mois d'octobre 1775, Goethe, cédant aux instances du duc Charles-Auguste s'établit à Weimar. Il y sera tour à tour conseiller privé, conseiller de légation puis premier ministre, se montrera conservateur et relativement indifférent à tout ce qui pouvait alimenter l'idéalisme politique et social d'un Schiller. Goethe fit venir Herder à Weimar, Wieland y était depuis trois ans, et Schiller compléta le groupe en 1787, tant est si bien que la petite ville devint un havre de pensées. Mais à Weimar, si les dissipations de la cour n'étouffent pas le génie de Goethe, elles rendent ses productions plus rares; il n'a publié, de 1775 à 1786, que des opé- ras sans grande valeur, une jolie comédie, "le Frère et la Sœur", quelques pièces lyriques. 

C'est son voyage en Italie, 1786-1788, qui va devenir pour lui une source nouvelle d'inspirations : il écrivit à Florence les scènes les plus belles de "Torquato Tasso", il termina à Rome "Iphigénie"; il méditait "Faust", "Egmont", "Wilhelm Meister", "Hermann et Dorothée". "Iphigénie en Tauride" (1787) est l'une des grandes pages de l'art moderne, qui s'inspire de l'antique, mais qui est animé du souffle chrétien; on a dit que "le Comte d'Egmont" (1788), la plus belle tragédie de Goethe, était une des plus pathétiques créations du drame moderne. Et depuis 1788, Christiane Vulpius (1765-1816) partage l'existence de Goethe : il l'épousera en 1806. Sur les cinq enfants qu'ils auront, seul survivra Auguste von Goethe (1789-1830).

Au milieu de ces travaux littéraires, l'âme de Goethe, entraînée par une insatiable curiosité, de plus en plus éprise des merveilleuses beautés de la nature, s'occupait avec passion d'histoire naturelle et même d'anatomie. "La Métamorphose des plantes" est l'un des premiers fruits de ces études; il y démontre déjà, ce que de Candolle croira plus tard découvrir, qu'un principe unique régit l'organisation des plantes. La Révolution française troubla l'esprit généralement si calme et si impartial de Goethe : il n'y vit d'abord qu'une explosion fortuite des passions humaines; il accompagna le duc de Brunswick dans la campagne de Valmy, et put comprendre alors qu'une ère nouvelle commençait pour le monde. Il écrivit alors "la Campagne de France" et "le Siège de Mayence"; mais il était bien plus occupé à versifier le "Reineke Fuchs" ou Roman du Renard, satire politique et sociale, qui fut populaire en Allemagne. 

Alors commence pour le poète l'une des périodes les plus heureuses et les plus fécondes de sa vie, celle qui a été illustrée par son amitié avec Schiller (1794-1805). Goethe avait de l'antipathie pour les productions de Schiller, qui avaient répandu sur l'Allemagne, écrivait- il, un torrent de paradoxes sociaux et dramatiques. Mais, à léna, une discussion philosophique sur les transformations des plantes rapproche par hasard les deux grands poètes, et leur amitié, désormais étroite, les voit s'associer à la publication de Schiller "Les Heures". Il écrit ses "Elégies romaines", ses "Epigrammes vénitiennes", ses ballades les plus dramatiques, tandis que Schiller compose alors ses plus belles tragédies. Goethe voit son ardeur ranimée, achève "Willielm Meister", inspiré parla société du XVIIIe siècle; publie "Hermann et Dorothée". Vers la même époque, Goethe publiait avec Schiller les "Xénies", critiques mordantes contre les médiocrités envieuses et les esprits rétrogrades. "La Fille naturelle", drame en cinq actes, qui avait la prétention de peindre la Révolution française, n'est pas l'une de ses meilleures productions. C'est alors qu'il traduisit "le Neveu de Rameau", qui n'avait pas encore été publié en français et qu'il y ajouta des notes curieuses sur les écrivains français du XVIIIe siècle. 

La mort de Schiller, 1805, fut un coup terrible pour Goethe : il avait perdu, disait-il, la moitié de lui-même. Il termina le drame de "Démétrius", que son ami avait laissé inachevé, puis se replongea dans l'étude, qui lui était devenue plus nécessaire que jamais. Il termine alors la première partie de "Faust", prépare la "Théorie des couleurs", publie "les Affinités électives", œuvre dont les analyses psychologiques sont sans doute trop subtiles pour être populaire. Goethe n'avait pas cessé de vivre à Weimar auprès de son généreux ami, le grand-duc , y tenait un rôle presque politique, au milieu des grands événements dont l'Allemagne était surtout le théâtre. Il accompagna le prince à Erfurt et fut admis auprès de Napoléon, qui s'entretint longtemps avec lui. Il continuait en même temps ses recherches scientifiques, qu'il aimait avec une sorte de passion; la "Théorie des couleurs" parut en 1810 : il y combattit les opinions de Newton sur la lumière; après avoir donné, sous le titre de "Morphologie", une nouvelle édition augmentée de "la Métamorphose des plantes", il rédige paisiblement ses "Mémoires", de 1810 à 1813, et les publie sous le titre de "Vérité et Poésie" ; il doit les continuer sous le titre d' "Annales". 

Il ne vit plus alors que par l'esprit, semble de plus en plus étranger aux événements, rédige son "Voyage en Italie", et fonde en 1815 un recueil intitulé l'Art et l'Antiquité, qu'il continue jusqu'en 1828; il écrit une foule d'articles sur toutes sortes de sujets de littérature et de science, en même temps qu'il compose de nouvelles ballades (la Cloche qui marche, la Danse des Morts, etc.), "le Divan oriental-occidental", la seconde partie de "Wilhelm Meister", la suite de "Faust", etc. Le mouvement littéraire de l'époque de la Restauration en France intéressera surtout l'intérêt du poète et du penseur. Dans la seconde partie de Faust, publiée en 1831, c'est l'allégorie qui domine, les personnages ont disparu pour laisser place à un système philosophique, esthétiques, scientifique, resplendissant mais couvert de nuages poétiques. En 1830, la grande lutte scientifique de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, au sujet de cette loi d'unité dominant la composition des corps vivants, que soutenait le premier de ces illustres savants, passionne Goethe, qui trouve là la consécration éclatante des études d'une partie de sa vie; et c'est après avoir rendu compte pour l'Allemagne de ce mémorable débat, que Goethe meurt à Weimar, aux premiers jours du printemps, "de la lumière, encore plus de lumière" furent ses dernières paroles. 

Sa vie aura d'autre part été ponctuée de rencontres féminines qui furent souvent à l'origine de créations poétiques :   Susanne-Catherine  de  Klettenberg, Christiane Vulpius, Charlotte von Stein, Angelica Kauffmann, Minna Herzlieb, Bettina von Arnim, Marianne von Willemer..

Ses deux chefs-d' oeuvre universels, "Faust" et "Les Souffrances du jeune Werther", ont influencé toute l'Europe et ont traversé les générations en conservant intact leur génie. Johann Wolfgang von Goethe est la figure de proue de deux mouvements littéraires : le Sturm und Drang - qui succède à la période des Lumières et annonce le romantisme - et le classicisme de Weimar....

En 1770, Goethe rencontre Johann Gottfried Herder (1744-1803) à Strasbourg, l'homme qui montre dès 1774 (Auch eine Philosophie der Geschichte) combien il est aberrant de croire que la société soit née d'un rassemblement d'individualités distinctes, selon un pacte volontaire, mais que le lien des êtres humains entre eux est autrement plus puissant et complexe, devient le mentor de Goethe et déroule à ses yeux des horizons qu'à lui seul il n'aurait pas connu. On a pu rapprocher cette emprise intellectuelle d'un Faust subissant l'ascendant de Méphisto. Méphistophélès nous indique où l'enseignement de Herder aurait pu mener Goethe. En 1771, Herder s'établit à Bückeburg, dans les États du comte de Lippe, comme conseiller du consistoire. En 1773, il publie, en collaboration avec Goethe et J. Moser, "L'Art et le genre allemands "(Von deutscher Art und Kunst), où il exprime son admiration pour le chant populaire, pour Ossian et pour Shakespeare. En 1776, il obtient grâce à l'appui de Goethe le poste de Generalsuperintendent de l'Église réformée de Weimar, ville dans laquelle il vivra jusqu'à sa mort. Solitaire, sans amis proches, tout à l'ardeur de sa polémique avec Kant et la philosophie criticiste, il écrira le chef d'oeuvre de son mysticisme historique, " Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité" (1784–1791). Côté cour, il se montrera particulièrement jaloux de l’intimité croissante entre Goethe et Schiller...

 

1773 - Goethe, "Götz von Berlichingen"

"Goetz de Berlichingen", drame en prose en cinq actes écrit en 1771 et publié en 1773, et "Werther" en 1774 marquent une époque, non seulement dans la vie de Goethe, mais dans l’ensemble de la littérature allemande, l’époque tumultueuse qu’on a désignée par le nom de Sturm und Drang. Goethe avait déjà écrit quelques comédies dramatiques lorsqu'il prit connaissance, à la fin des années 1760, des pièces de Shakespeare. "Götz von Berlichingen" est sa première pièce d'inspiration shakespearienne, remaniée par Herder, puis par Goethe lui-même un peu plus tard pour le théâtre de Weimar. Sa description idéaliste d'un baron cambrioleur devint le fer de lance du mouvement Sturm und Drang, alors que son émanation, le Ritterdrama, qui utilise des éléments du Moyen Âge pour céder à un goût croissant pour le romantisme, devint très populaire dans toute l'Allemagne. 

Le personnage de Goetz de Berlichingen, le chevalier à la main de fer, qui fut, dans la réalité historique, un des nombreux nobles mi-aventuriers, mi-brigands du XVIe siècle, devient ici une figure hautement poétique et chevaleresque. Goetz vit dans son château fort, toujours prêt à se battre. Weislingen, personnage influent à la cour de l'évêque de Bamberg, est fait prisonnier par Goetz, qui le traite généreusement et se montre même disposé à le fiancer à sa sœur Marie, dont le cœur sensible de Weislingen s'est épris. Ce dernier demande et obtient la permission de retourner à la Cour, pour y régler certaines affaires et y faire ses adieux. Mais les séductions de la cour et de la belle courtisane Adélaïde l'amènent à trahir Goetz et Marie, allant jusqu'à conseiller à l'empereur d`en finir avec lui. Goetz est vaincu par des forces supérieures en nombre et promet de ne plus troubler la paix de l`empire. Mais des paysans révoltés et en quête d'un chef le contraignent à prendre la tête de leur mouvement. Goetz accepte dans l`espoir de rendre plus pure une cause fondée sur tant de justes revendications. Toutefois, indigné par les crimes et la barbare cruauté dont les insurgés continuent à se rendre coupables, il voudrait se retirer, mais en vain : il va être malgré lui entraîné dans leur défaite, tomber aux mains de ses adversaires et mourir en prison, entouré de sa femme et de ses derniers fidèles, invoquant le jugement de l'histoire. Les sources de Goethe sont constitués des Mémoires de Goetz (publiés en 1731), une premier version qu'il écrivit fut remaniée sous l'influence directe de Herder, mais Goethe en définitive a laissé parler son imagination de poète en donnant à la cour de l'évêque de Bamberg l'image d'une des nombreuses cours allemandes du XVIIIe siècle. La pièce fut aussitôt considérée en Allemagne comme un drame national...

 

1774 - "Die Leiden des jungen Werthers"

"Les Souffrances du jeune Werther" est un roman épistolaire que l'on a pu voir comme un défi au roman vertueux des Lumières. On y trouve tout à la fois l'histoire de la destruction d'un cœur trop sensible pour affronter les rigueurs d'une société encore structurée par le féodalisme et un discours-défi porteur d'une attitude subversive mais qui reste potentielle. La provocation ne se traduira pas en acte dans la réalité mais va détruire celui qui la profère... 

 

"10 mai.

Il règne dans mon âme une sérénité étonnante, semblable à ces douces matinées du printemps, dont le charme enivre mon cœur. Je suis seul, et la vie me paraît délicieuse dans ce séjour fait pour des esprits tels que le mien. Je suis si heureux, mon cher ami, si absorbé dans le sentiment de ma tranquille existence, que mon art en souffre : je ne puis plus dessiner ; pas un coup de crayon, et jamais je ne fus si grand peintre. Quand cette plaine riante qui m’est si chère se couvre d’une épaisse vapeur ; que le soleil levant essaye de pénétrer dans l’obscurité de mon sanctuaire; que quelques rayons seulement se glissent entre les feuillages ; que je suis au pied de la cascade, dans l’herbe où je suis couché, et que mon œil rapproché ainsi de la terre y découvre mille simples de toute espèce ; quand je contemple de plus près ce petit monde, qui fourmille entre les chalumeaux, les formes innombrables, et les nuances imperceptibles des vermisseaux et des insectes, et que je sens en moi la présence de l'Être tout- puissant qui nous a formés à son image, et dont le souffle nous soutient, nous porte au milieu de cette source éternelle de jouissances : ami, quand j’ai les yeux fixés sur tous ces objets, et que ce vaste univers va se graver dans mon âme, comme l’image d’une bien-aimée; alors je sens mes désirs qui s’enflamment, et je me dis à moi-même : Ah ! si tu pouvais exprimer ce que tu sens si fortement ! Ce dont tu es si pénétré, si échauffé, que ne peux-tu l’exhaler sur ce papier et le rendre par là le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir de l’Être éternel ! Ami... Mais le sublime de ces images me confond et m’écrase."

 

 Werther, un jeune homme cultivé, appartenant à l'élite intellectuelle bourgeoise, souffre d`une sensibilité exacerbée qui le rend psychologiquement fragile, mais dont il s'enorgueillit : car c`est dans son "cœur" et par lui qu'il instaure un rapport nouveau à Dieu et à la nature. La fréquentation de l'humanité commune, vouée au travail répétitif et aux idées reçues, lui pèse ; il recherche des êtres aussi frémissants que lui, avec lesquels il pourra partager des états de sensibilité qu'il sacralise. Cette hypersensibilité morale et affective comme valeur et comme mode d'être est un trait de civilisation récemment apparu, caractéristique du préromantisme. Ainsi s`explique l'engouement immédiat des lecteurs et l'extraordinaire fortune de ce roman, qui fit connaître pour la première fois au monde entier la littérature allemande. Les nouvelles générations européennes, déjà imprégnées de rousseauisme, retrouvent dans ce livre leurs aspirations existentielles bridées par la convention et l`artifice tant dénoncés, mais qui dominent encore pourtant la vie sociale et sont de moins en moins supportés.

Un autre aspect de la personnalité de Werther est tout aussi important : il se croit une vocation d'artiste, ayant un petit talent de dessinateur. Mais il ne réussit à produire aucune œuvre digne de ce nom. C'est par là qu`il diffère de Goethe, qui avait en partage le don salvateur de la création. On peut aller jusqu'à dire que Goethe a survécu par la création poétique aux tourments qu'il fait endurer à Werther. Si Werther éprouve un besoin aussi dévorant de communication, c`est parce qu'il ne peut s'accomplir en s'objectivant dans l'univers des formes. Le roman a paru en 1774. Cependant, le texte que nous lisons aujourd'hui est une version augmentée et remaniée, publiée en 1787. Le génie du jeune Goethe a consisté à faire d'une émouvante histoire d'amour, en grande partie (mais non totalement) autobiographique, la peinture d'un tournant dans l'histoire morale, intellectuelle et spirituelle de l`Europe. 

Cet élargissement s'opère par les lettres du héros, adressées à un seul correspondant dont les réactions ne nous sont connues qu'indirectement dans la mesure où elles déterminent la tonalité des épanchements de Werther. Ce qui caractérise ces lettres, c'est l'étonnante variété que l'on trouve dans chacune : on y passe de la prose lyrique célébrant l`émerveillement devant la nature divinisée à l'observation attendrie ou condescendante des mœurs, de la réflexion esthétique et philosophique à l'expression haletante du désespoir et de la déréliction. 

Werther - Iere partie

L'intrigue est simple. Werther est venu s'établir dans la petite ville de W. ll y connaît d`abord une période heureuse de féconde solitude, vibrant à l'unisson de la nature printanière, au sein de laquelle il éprouve durant des moments d'extase la présence du divin. Il se rapproche également du petit peuple des campagnes environnantes, qui incarne dans la pureté naïve de sa vie quotidienne comme par l'intransigeance de ses passions un autre aspect de la Nature : l'authenticité. 

"Am 12. Mai. Ich weiss nicht, ob täuschende Geister um diese Gegend schweben, oder ob die arme himmlische Phantasie in meinem Herzen ist, die mir alles ringsumher so paradiesisch macht. Da ist gleich vor dem Orte ein Brunnen, an den ich gebannt bin wie Melusine mit ihren Schwestern — Du gehst einen kleinen Hügel hinunter und findest dich vor einem Gewölbe,', da wohl zwanzig Stufen hinabgehen, wo unten das klarst? Wasser aus Marmorfelsen quillt. Die kleine Mauer, die oben umher die Einfassung macht, die hohen Bäume, die den Platz ringsumher bedecken, die Kühle des Orts ; das alles hat so was Anzügliches, was Schauerliches.

Es vergeht kein Tag, dass ich nicht eine Stunde dasitze. Da kommen dann die Mädchen aus der Stadt und holen Wasser, das harmloseste Geschäft und das nötigste, das ehemals die Töchter der Könige selbst verrichteten. Wenn ich dasitze, so lebt die patriarcha- lische Idee so lebhaft um mich, wie sie alle, die Altväter, am Brunnen Bekanntschaft machen und freien, und wie um die Brunnen und Quellen wohlthätige Geister schweben. O der muss nie nach einer schweren Sommertagswanderung sich an des Brunnens Kühle gelabt haben, der das nicht mitempfinden kann."

12 mai. "Je ne sais si ce sont des esprits enchanteurs qui errent dans cette contrée, ou si c’est l’imagination céleste qui s’est emparée de mon cœur, et qui donne un air de paradis à tout ce qui m’environne. Tout prés d’ici est une source, une source où je suis ensorcelé comme Mélusine et ses sœurs. Après avoir descendu une petite colline, on se trouve devant une voûte profonde d’environ vingt marches, au bas de laquelle l’eau la plus pure tombe goutte à goutte à travers le marbre. Le petit mur qui environne cette grotte, les arbres élevés qui la couronnent, la fraîcheur de l’endroit, tout inspire je ne sais quel sentiment de vénération et de terreur. Il n’y a point de jour que je n’y passe une heure. Les jeunes filles de la ville viennent y puiser de l’eau; fonction la plus modeste, mais la plus utile, et que les filles mêmes des rois ne rougissaient point jadis de remplir. Lorsque j’y suis assis, l’idée de la vie patriarcale revit en moi ; il me semble voir ces vieillards faire connaissance à lu fontaine, et se demander mutuellement leurs filles pour leurs fils; je crois voir des esprits bienfaisants errer autour des puits et des sources. Mon ami, celui qui ne partage pas ces sensations n’a jamais goûté le frais au bord d'une source pure, après une journée de marche pendant les chaleurs brûlantes de l’été."


15 mai.

"Tu me demandes si tu dois m’envoyer mes livres ? Au nom de Dieu, mon ami, laisse-moi respirer. Je ne veux plus être conduit, excité, aiguillonné. Ah ! mon cœur est un torrent qui roule avec assez de véhémence. Il me faut des chants qui me bercent, et mon Homère m’en fournit assez. Combien de fois n’y ai-je pas eu recours pour apaiser le bouillonnement de mon sang ! Car tu n’as rien vu de si inégal, de si inquiet que mon cœur. Ai-je besoin de te le dire, à toi qui as eu si souvent le déplaisir de me voir passer tout à coup de la douleur à des trans- ports de joie, et d’une douce mélancolie aux orages de la passion ? Je traite mon cœur comme un enfant malade : tout ce qu’il veut lui est accordé. Ne dis cela à personne ; il y a des gens qui m’en feraient un crime."

Bientôt, cependant, Werther s'éprend de Charlotte, une jeune fille du pays, appartenant à la petite bourgeoisie cultivée. Elle le séduit par une combinaison de qualités, elle est vive et enjouée, sait aussi parler de littérature et évoquer, lorsque éclate un orage, une ode du poète Klopstock. 

Am 16. Junius. Warum ich dir nicht schreibe? - Fragst du das und bist doch auch der Gelehrten einer? Du solltest raten, dass ich mich wohl befinde, und zwar - Kurz und gut, ich habe eine Bekanntschaft gemacht, die mein Herz näher aiigeht. Ich habe - ich weiss nicht.

Dir in der Ordnung zu erzählen, wie's zugegangen ist, dass ich eins der liebenswürdigsten Geschöpfe habe ken- nen lernen, wird schwer halten. Ich bin vergnügt und glücklich und also kein guter Historienschreiber.

Einen Engel ! - Pfui ! das sagt jeder von der seinigen, nicht wahr? Und doch bin ich nicht ini stände, dir zu sagen, wie sie vollkommen ist, warum sie vollkommen ist ; genug, sie hat allen meinen Sinn gefangen genommen.

So viel Einfalt bei so viel Verstand, so viel Güte bei so viel Festigkeit, und die Ruhe der Seele bei dem wahren Leben und der Thätigkeit. - Das ist alles garstiges Gewäsch, was ich da von ihr sage, leidige Ab- straktionen, die nicht einen Zug ihres Selbst .ausdrücken. Ein andermal - nein, nicht ein andermal, jetzt gleich will ich dir's erzählen. Thu' ich's jetzt nicht, so geschäh's niemals. Denn, unter uns, seit ich angefangen habe zu schreiben, war ich schon dreimal im Begriffe, die Feder niederzulegen, mein Pferd satteln zu lassen und hinauszureiten. Und doch schwur ich mir heute früh, nicht hinauszureiten, und gehe doch alle Augenblicke ans Fenster, zu sehen, wie hoch die Sonne noch steht..."

16 juin.

"D’où vient que je ne t’écris pas ? Quoi ! tu me fais cette question, et tu passes pour un savant entre les savants ! Ne devrais-tu pas deviner que je me trouve bien, et même... Bref, j’ai fait une connaissance qui touche de plus près à mon cœur. J’ai... je ne sais ce que j’ai.

J’aurais bien de la peine à te dire par ordre comment j’ai fait la connaissance de la plus aimable créature. Je suis content et heureux , par conséquent , mauvais historien.

Un ange!... Fi! Tout homme en dit autant de sa maîtresse ! Et cependant je ne suis pas en état de te dire combien elle est parfaite, pourquoi elle est par- faite ; il suffit que tu saches qu’elle a captivé tous mes sens. Tant de simplicité avec tant d’esprit ; tant de bonté avec tant de fermeté, et le repos de l’âme au milieu de la vie réelle, la vie active !

Tout ce que je dis d’elle n’est qu’un verbiage maussade, que de froides abstractions qui ne rendent pas un seul de ses traits. Une autre fois... Non, il faut que je te conte le fait tout de suite ou jamais. Si je remets, il n’y faut plus penser. Car, entre nous, depuis que j’ai commencé cette lettre, j’ai déjà trois fois été sur le point de jeter la plume, de faire seller mon cheval et de partir, et cependant je me suis juré ce matin de ne point sortir aujourd’hui. A tout moment, je vais à ma fenêtre, pour voir si le soleil est encore bien haut..."


(...)

Je trouvai beaucoup de caractère dans tout ce qu’elle dit; dans chaque mot je découvris de nouveaux charmes, chaque trait de son visage semblait lancer de nouveaux éclairs de génie, et insensiblement je m’aperçus qu’elle les lâchait avec d’autant plus de satisfaction, qu’elle voyait bien que pas un n’était perdu pour moi.

« Quand j’étais plus jeune, - ajouta- t-elle, - rien ne me plaisait tant que les romans. Dieu sait combien j’étais contente lorsque je pouvais le dimanche me retirer dans quelque petit coin pour partager, de tout mon cœur, le bonheur ou l’infortune d’une miss Jenny. Je ne dis pas pourtant que ce genre de littérature n’ait encore quelque charme pour moi; mais puisqu’il m’arrive si rarement de pouvoir m’occuper d’un livre, au moins faut-il que ceux que je lis soient de mon goût. L’auteur que je préfère est celui où je retrouve mon monde, mes enfants, et dont les scènes me paraissent aussi intéressantes, aussi touchantes que celles de la vie que je mène dans le sein de ma famille, qui n’est pas, si vous voulez, l’image d’un paradis, mais que je regarde au fond comme la source d’un bonheur indicible. »

J’essayai de cacher l’émotion que me causaient ces dernières paroles ; mais cela n’alla pas loin; car lorsque je l’entendis parler, comme en passant, avec tant de vérité, du Vicaire de Wakefield, alors je perdis connaissance; je n’y pus plus tenir et me mis à lui débiter avec chaleur tout ce que je pensais sur ce sujet; je m’aperçus au bout de quelques instants que Lolotte adressa la parole aux autres personnes, qu’elles étaient là, les yeux ouverts, la bouche béante, sans prendre part à la conversation. La tante me regarda plus d’une fois avec un air railleur dont je me mis fort peu en peine.

La conversation tomba sur le plaisir de la danse.

« Si cette passion est un défaut, — dit Lolotte, — j’avoue franchement que je suis bien coupable. Et quand j’ai quelque chose dans la tête, je cours à mon clavecin, d’accord ou non, je joue une contre- danse, et tout va le mieux du monde. »

Pendant qu’elle parlait, je repaissais ma vue de ses beaux yeux noirs ; avec quel charme ses lèvres vermeilles et la fraicheur de ses joues attiraient toute mon âme ! Comment, occupé tout entier de la noblesse, de la majesté de ses pensées, il m’arrivait souvent de ne point entendre les expressions qu’elle employait pour les rendre ! C’est ce que tu peux te figurer, puisque tu me connais. Bref, lorsque nous nous arrêtâmes devant la maison de plaisance, je descendis tout rêveur de la voiture : j’étais même si égaré dans l’espèce de monde fantastique que mon imagination formait autour de moi, que je fis à peine attention à la musique qui se faisait entendre de la salle ‘illuminée et dont l’harmonie venait au-devant de nous...."

Am 16. Julius. Ach wie mir das durch alle Adern läuft, wenn mein Finger unversehens den ihrigen berührt, wenn unsere Füsse sich unter dem Tische begegnen : Ich ziehe zurück wie vom Feuer, und eine geheime Kraft zieht mich wieder vorwärts - mir wird's so schwindlig vor allen Sinnen - O ! und ihre Unschuld, ihre unbefangene Seele fühlt nicht wie sehr mich die kleinen Vertraulichkeiten peinigen! Wenn sie gar im Gespräch ihre Hand auf die meinige legt und im Interesse der Unterredung näher zu mir rückt, dass der himmlische Atem ihres Mundes meine Lippen erreichen kann. - Ich glaube zu versinken, wie vom Wetter gerührt.

- Und, Wilhelm ! wenn ich mich jemals unterstehe, diesen Himmel, dieses Vertrauen - Du verstehst mich. Nein, mein Herz ist so verderbt nicht !

- Schwach ! schwach genug ! - Und ist das nicht Verderben ?

Sie ist mir heilig. Alle Begier schweigt in ihrer Gegenwart. Ich weiss nie, wie mir ist, wenn ich bei ihr bin ; es ist, als wenn die Seele sich mir in allen Nerven umkehrte. - Sie hat eine Melodie, die sie auf dem Klavier spielt mit der Kraft eines Engels, so simpel und so geistvoll ! Es ist ihr Leiblied, und mich stellt es von aller Pein, Verwirrung und Grillen her, wenn sie nur die erste Note davon greift.

Kein Wort von der Zauberkraft der alten Musik ist mir unwahrscheinlich, wie mich der einfache Gesang angreift ! Und wie sie ihn anzubringen weiss, oft zur Zeit, wo ich mir eine Kugel vorn Kopf schiessen mochte! Die Irrung und Finsternis meiner Seele zerstreut sich, und ich atme wieder freier."

16 juillet. - "Oh ! quel feu circule dans mes veines, lorsque par hasard mon doigt vient à toucher le sien, lorsque nos pieds se rencontrent sous la table ! Je les retire avec précipitation, ainsi que d’un brasier ardent, et une force secrète m’en rapproche malgré moi, tant est grand le délire qui s’empare de tous mes sens. Hélas ! son innocence, la liberté de son âme, ne lui permettent pas de sentir combien ces petites privautés me mettent à la torture.

Lorsque, dans la conversation, elle pose sa main sur la mienne, et que, dans l’intérêt qu’elle prend à l’entretien, elle s’approche assez de moi pour que le souffle de sa bouche effleure mes lèvres... je suis anéanti, comme un homme frappé de la foudre. O Guillaume ! cette félicité céleste... cette confiance... si jamais je songeais!... Tu m’entends. Non, mon cœur n'est pas si corrompu. Il est faible ! bien faible I Mais n’est-ce pas là de la corruption ?

Elle est sacrée pour moi. Tout désir s'évanouit en sa présence. Je ne sais jamais dans quel état je me trouve, quand je suis auprès d’elle ; c’est comme si l’âme se renversait dans tous mes nerfs. Elle a un air qu’elle joue sur le clavecin avec toute l’énergie d’un ange ; il est si simple, si plein d’expression ! C’est son air favori ; lorsqu’elle en joue seulement la première note, soucis, trouble, peines, tout est oublié.

Je suis si affecté de ce chant si simple, que rien de ce qu’on nous dit de la magie de la musique des anciens ne me parait choquer la vraisemblance. Comme elle sait l’amener dans des moments où je serais homme à me casser volontiers la tête ! Alors les ténèbres de mon âme se dissipent, et je respire avec plus de liberté."

 


Mais Werther, pour échapper à une situation qui lui cause d'intolérables souffrances, décide de partir sans faire ses adieux....

 

30 juillet.

"Albert est arrivé ; je partirai ; fût-il le plus excellent, le plus noble de tous les hommes, quand je conviendrais même que je lui suis inférieur à tous égards, il me serait impossible de le voir posséder devant moi tant de perfections. Posséder!... Il suffit, Guillaume, le fiancé est arrivé. C’est un bon et honnête garçon qu’on ne peut haïr. Heureusement je n’étais pas présent à sa réception ! Elle m’eût déchiré le cœur. D’ailleurs il est si honnête, qu’il n’a pas encore embrassé Lolotte une seule fois devant moi. Dieu l’en récompense ! Que je lui sais bon gré du respect qu’il a pour elle ! Il me veut du bien, et je présume que c’est l’ouvrage de Lolotte, plutôt que l’effet de sa propre inclination ; car les femmes sont toujours délicates en cela, et elles ont raison. Quand elles peuvent entretenir deux hommes en bonne intelligence, quelque rare que cela soit, elles seules y gagnent.

Sérieusement, je ne puis refuser mon estime à Albert, sa contenance tranquille contraste avec la turbulence de mon caractère, qu’il m’est impossible de cacher ; cependant, il a beaucoup de sensibilité et rend justice au mérite de Lolotte.

Il paraît peu sujet à la mauvaise humeur ; et tu sais que c’est de tous les défauts celui que je pardonne le moins. Il me regarde comme un homme d’esprit et de goût, et mon attachement pour Lolotte, le vif intérêt que je porte à tout ce qui la regarde augmentent son triomphe; il ne l’en aime que davantage. Je n’examinerai point s’il ne la tourmente pas quelquefois en secret par de petits mouvements de jalousie : à sa place, je ne serais pas trop rassuré, et je craindrais bien que le diable ne me jouât quelque tour.

Quoi qu’il en soit, la joie que je goûtais auprès de Lolotte a disparu ; dirai-je que c’est folie ou aveuglement?... Qu’importe le nom ? La chose parle d’elle-même !... Je savais, avant l'arrivée d’Albert, tout ce que je sais aujourd’hui ; je savais que je ne devais avoir aucune prétention sur elle, et je n’en avais aucune... s’il est possible de ne sentir aucun désir à la vue de tant de charmes... Et voilà que, comme un imbécile, j’ouvre de grands yeux étonnés de ce qu’un autre vient et m’enlève cette fille !

Je grince des dents en dépit de ma misère ; et je me dépiterais doublement, triplement contre ceux qui me diraient que je dois prendre mon parti, et que, puisque la chose ne saurait être autrement... Au diable les raisonneurs !... Je rôde dans les bois, et quand je m’approche de Lolotte, que je vois Albert assis auprès d’elle sous le berceau du petit jardin, et que je ne puis aller plus loin, il me prend une joie qui tient de la folie, et je fais mille extravagances. « Au nom de Dieu, - m’a-t-elle dit aujourd’hui, - plus de scènes comme celle d’hier au soir ! Vous êtes effrayant quand vous êtes si gai. » Entre nous, j’épie le temps où Albert a affaire, je ne fais qu’un saut jusque chez elle, et je suis toujours content, lorsque je la trouve seule.

Werther - IIe partie

Devenu le secrétaire d'un ambassadeur dans la capitale d'un autre Etat allemand, Werther ne tarde pas à déplaire. Son chef hiérarchique supporte mal son indépendance d'esprit. D'autre part, Werther affiche son dédain pour les barrières de caste. Cela lui vaudra de subir un terrible affront : alors qu'il se croit en toute confiance entre "génies" sensibles et l'ami proche d'un aristocrate, ce dernier lui fait comprendre un soir qu`il doit quitter son salon, où sa présence roturière indispose les personnes de qualité. 

15 mars.

(Ich hab' einen Verdruss gehabt, der mich von hier wegtreiben wird. Ich knirschte mit den Zähnen ! Teufel ! er ist nicht zu ersetzen und ihr seid doch allein schuld daran, die ihr mich sporntet und triebt und quältet, mich in einen Posten zu begeben, der nicht nach meinem Sinne war. Nun hab' ich's ! nun habt ihr's ! Und dass du nicht wieder sagst, meine überspannten Ideen verdürben alles, so hast du hier, lieber Herr, eine Erzählung, plan und nett, wie ein Chronikenschreiber das aufzeichnen würde.)

"Il vient de m’arriver une aventure qui me chassera d’ici ; je grince des dents ! Diable ! c’est une chose faite, et c’est encore à vous que je dois m’en prendre, à vous qui m’avez aiguillonné, excité, tourmenté pour me faire accepter une position qui ne me convenait pas. J’y suis, vous en êtes venus à bout. Et afin que tu ne dises pas encore que mes idées exaltées gâtent tout, mon cher, voici le fait raconté avec toute la précision et la netteté d’un chroniqueur.

Le comte de C... m’aime, me distingue, on le sait, je te l’ai dit cent fois. Je restai à diner chez lui hier ; c’était le jour où toute la noblesse des deux sexes s’assemble le soir chez lui ; c’est une société à laquelle je n’ai jamais pensé ; et d’ailleurs il ne m’était jamais venu dans l’esprit que nous autres subalternes nous ne sommes pas là à notre place. Bon. Je dine chez le comte, et après le dîner nous allons et venons dans le salon, je cause avec le comte et le colonel B... qui survient ; et insensiblement l’heure de l’assemblée arrive.

Dieu sait que je ne pensais à rien. Arrivent très haute et puissante dame de S... avec M. son mari, et leur oison de fille avec sa gorge plate et son corps effilé et tiré au cordeau ; ils me font en passant la petite grimace familière aux grands seigneurs, l’œil arrogant et le nez en l’air. Comme je déteste cordialement cette engeance, je voulais me retirer et j’attendais seulement que le comte fût délivré de leur maussade babil, lorsque mademoiselle de B... entra aussi ; et, comme je sens toujours mon cœur s’épanouir un peu quand je la vois, je restai donc et me plaçai derrière sa chaise ; je ne m'aperçus qu’au bout de quelque temps qu’elle me parlait d’un ton moins ouvert que de coutume, et avec une sorte de contrainte. J’en fus frappé, « Serait-elle donc aussi comme tout ce monde-là ? - dis-je en moi-même. - Que le diable l’emporte ! » J’étais piqué, je voulais me retirer, mais l’envie d’approfondir cette affaire me retint.

Cependant le cercle s’agrandit peu à peu. Je vis entrer le baron F.,., avec l’habit qu’il portait au couronnement de François le conseiller R..., qualifié ici de monseigneur de R..., avec sa femme qui est sourde, sans oublier le ridicule J.,., dont l’ajustement gothique contrastait avec nos habits modernes, etc... Je jase avec quelques personnes de ma connaissance, je les trouve toutes fort laconiques. Je pensais.., et je ne faisais ' attention qu'à mademoiselle de B... Je ne m’apercevais pas que les femmes se par- laient à l’oreille, au bout de la salle, que cela gagnait même les hommes, que Mme de S... parlait avec le comte, - Mlle de B... m’a dit tout cela depuis, - jusqu’à ce qu’enfin le comte vint à moi, et me conduisit vers une fenêtre.

« Vous connaissez, - me dit-il, - nos usages singuliers ; il me semble que la compagnie est choquée de vous voir ici ; je ne voudrais pas pour tout au monde...

- Monseigneur, - lui dis-je, en l’interrompant, - je vous demande mille pardons, j’aurais dû y songer plus tôt ; mais j’espère que vous me pardonnerez cette inconséquence ; j’avais déjà pensé à me retirer. Un mauvais génie m’a retenu, » ajoutai-je en riant, et en lui faisant mon salut d’adieu.

Le comte me serra la main d’une manière qui disait tout.

Je saluai l’illustre compagnie, montai dans un cabriolet et me rendis à M... pour y voir du haut de la montagne le soleil se coucher, et relire en même temps ce beau passage d’Homère, où il raconte comment Ulysse reçut l’hospitalité chez un digne gardeur de pourceaux, et je revins satisfait.

Quand j’entrai, le soir, dans la salle à manger, il n’y avait encore que quelques personnes, qui jouaient aux dés sur un coin de la table ; on avait relevé un bout de la nappe. Je vis entrer l’honnête Adelin. Il posa son chapeau en me regardant, vint à moi, et me dit tout bas :

« Tu as eu du chagrin ?

— Moi?

— Le comte t’a fait entendre qu'il fallait sortir de la compagnie ?

— Que le diable l’emporte ! J’étais bien aise d'aller prendre l’air.

— Tu fais bien de prendre la chose sur ce ton-là ; ce qui me fâche, c’est qu’elle court déjà partout. »

Ce fut alors que je me sentis piqué. Je m’imaginai que tous ceux qui venaient se mettre à table, et qui me regardaient avec une sorte d’attention, pensaient à mon aventure, ce qui commença à me mettre de mauvaise humeur.

Et lorsqu’aujourd’hui l’on me plaint partout où je vais, lorsque j’apprends que tous mes rivaux triomphent, et disent : Voilà ce qui arrive à ces nains présomptueux qui s’éblouissent de leurs talents, et qui croient pouvoir se mettre au-dessus de toutes considérations, et autres sottises semblables, alors on s’enfoncerait volontiers un couteau dans le cœur. Qu’on vante tant qu’on voudra la modération ; je voudrais voir celui qui peut souffrir que des drôles glosent niaisement sur son compte, lorsqu’ils ont l’avantage sur lui. Quand leurs propos sont sans fondement, ah ! l’on peut alors ne pas s’en mettre en peine.

 

12 décembre.

Cher Guillaume, je suis dans l'état de ces malheureux qu’on croyait obsédés par le démon. Cela me prend bien souvent. Ce n’est point angoisse, ce n’est point désir. C’est une rage intérieure et inconnue, qui menace de déchirer mon sein, qui me serre la gorge ! Malheur à moi ! malheur à moi ! Je cours errer alors au milieu des scènes nocturnes et lugubres qu’étale à nos yeux cette saison ennemie des hommes. 

(Lieber Wilhelm, ich bin in einem Zustande, in dem jene Unglücklichen gewesen sein müssen, von denen man glaubte, sie würden von einem bösen Geiste umhergetrieben. Manchmal ergreift mich's ; es ist nicht Angst, nicht Begier - es ist ein inneres, unbekanntes Toben, das meine Brust zu zerreissen droht, das mir die Gurgel zupresst! Wehe! wehe! und dann schweif' ich umher in den furchtbaren, nächtlichen Szenen dieser menschenfeindlichen Jahreszeit)

Hier au soir encore, je fus obligé de sortir de la ville. On m’avait dit que la rivière et tous les ruisseaux des environs s’étaient débordés, et que depuis Wahlheim toute ma chère vallée était inondée J'y courus à onze heures... Quel effrayant spectacle ! Voir les ravines sablonneuses rouler au clair de la lune du haut du rocher sur les champs, les prés, les haies, et tout ; la vallée couverte dans toute son étendue d'une mer orageuse, soulevée par la bruyante haleine des vents. Et quand la lune reparut, elle se reposa sur un noir nuage : les torrents roulaient avec fracas en réfléchissant son image imposante et majestueuse, le vent faisait mugir les ondes, et les échos ré- pétaient leurs mugissements.

Alors je me sentis saisi d'horreur ; puis bientôt un désir !... Hélas ! je me tenais debout, les bras étendus devant l’abime, et je respirais en regardant en bas ! en bas, et je me perdais dans la joie indicible que j’aurais eue à me précipiter pour terminer mes tourments et mes souffrances, à m’élancer, à bruire comme les flots. Quoi ! tu n’eus pas la force de détacher tes pieds de la terre, et de ter- miner ainsi tes maux !... Mon heure n’est pas encore venue... Je le sens ! O Guillaume, avec quel plaisir n’aurais-je pas changé de nature pour m’élancer avec les tourbillons, déchirer les nuées et tourmenter les flots ! Hélas ! prisonniers que nous sommes, ce plaisir sera-t-il jamais notre partage ?

Et comme j’abaissais tristement mes regards sur une petite place où je m’étais reposé sous un saule à côté de Lolotte, après une promenade d’été, je vis qu’il était aussi inondé et je pus à peine entrevoir le saule ! Ah ! pensai-je, la prairie, le terrain autour de la maison de chasse, nos bosquets, tout est ravagé par le torrent, sans doute. Et le rayon du passé brilla dans mon âme... comme un prisonnier qui rêve de troupeaux, de prairies, de dignités. Je m’arrêtai... Je ne m'en fais point de reproches, car j’ai le courage de mourir... J'aurais... Me voici maintenant comme une vieille femme qui ramasse du bois le long des haies, et qui mendie son pain de porte en porte, pour adoucir et prolonger encore un moment sa triste et défaillante existence.

 

Profondément offensé, Werther démissionne de ses fonctions et retourne à W. ll se remet à fréquenter Charlotte et Albert, qui entre-temps se sont mariés. Charlotte l`aime en retour et ne peut s`empêcher de le lui laisser entrevoir... 

 

... Ce même jour, qui était le dimanche avant Noël, Werther alla voir Lolotte sur le soir, et il la trouva seule. Elle était occupée à mettre en ordre quelques jouets qu’elle destinait à ses frères et soeurs pour présent de Noël, Il parla du plaisir qu’auraient les enfants, et des temps où l’ouverture inattendue de la porte et l'apparition subite de l'arbre, orné de cierges, de sucreries et de pommes, causaient des transports joyeux. « Vous aurez aussi votre présent, - lui dit Lolotte en cachant son embarras sous un aimable sourire, - vous aurez, si vous êtes sage, une bougie roulée et encore quelque chose.

— Qu’entendez-vous par être sage ? - s’écria-t-il, - comment dois-je l’être, comment puis-je l'être, ma chère Lolotte? - C’est, - dit-elle, - jeudi soir la veille de Noël ; les enfants viendront, ainsi que mon père, et chacun aura un cadeau. Vous viendrez aussi... mais pas plus tôt. »

Werther fut vivement frappé.

« Je vous en prie, - continua-t-elle, - il le faut ; je vous en prie au nom de mon repos... cela ne peut pas durer ainsi ! »

Il détourna les yeux, parcourant la chambre à grands pas en murmurant entre ses dents : « Cela ne peut pas durer ainsi ! »

Lolotte, voyant l’état affreux où ces mots l’avaient plongé, tâchait, mais en vain, par mille questions différentes, de faire diversion à ses idées.

« Non, Lolotte, - s’écria-t-il, - je ne vous reverrai plus !

— Pourquoi cela , Werther ? Vous pouvez nous revoir, vous le devez même ; modérez-vous seulement. Oh ! pourquoi faut-il que vous soyez né avec cette passion excessive et indomptable qui vous attache invinciblement à tout ce dont vous êtes une fois frappé ! De grâce, - continua-t-elle en lui prenant la main, - modérez-vous. Quelle variété de plaisirs ne vous promettent pas votre esprit, votre savoir, vos talents ? Soyez homme, défaites-vous de ce funeste attachement pour une pauvre femme qui ne peut que vous plaindre. »

Il frémit en la regardant d’un air sombre. Elle retenait sa main.

« Un moment de sang-froid, - lui dit-elle, - Werther ! Ne sentez-vous pas que vous vous trompez, que vous vous perdez volontairement? Pourquoi m’aimer, moi ? Werther ! moi ! qui appartiens à un autre ! C’est justement cela ! Je crains, je crains que ce ne soit cette impossibilité de me posséder, qui donne tant d’attrait à vos désirs. »

Il retira sa main de celle de Lolotte, en la regardant d’un air morne.

« Sage ! - dit-il, - très sage ! Albert aurait-il par hasard fait cette remarque ? Elle est profonde, très profonde !

— Chacun peut la faire, - répondit- elle. - Eh quoi ! n’y aurait-il pas au monde une femme libre et digne de remplir les désirs de votre cœur ? Prenez cela sur vous, cherchez-la, et je vous jure que vous la trouverez. Depuis longtemps un voyage peut et doit vous distraire. Je redoute, pour vous et pour nous, le cercle étroit dans lequel vous vous êtes renfermé. Faites un effort sur vous-même : cherchez, trouvez un objet digne de toute votre tendresse ; puis revenez ici goûter avec nous les délices d'une amitié parfaite.

— On pourrait faire imprimer cela, - dit-il avec un sourire amer, - pour l'instruction des pédagogues. Chère Lolotte, laissez-moi encore un peu de tranquillité, et tout ira bien.

— Accordez-moi seulement une chose, Werther ! c'est de ne point venir avant la veille de Noël. »

Il allait répondre, lorsque Albert entra. Ils se souhaitèrent le bonsoir avec un froid de glace, et se mirent à marcher l'un à côté de l’autre d'un air embarrassé. Werther commença un discours qui ne signifiait rien et qu'il termina bientôt. Albert, de son côté, demanda compte à sa femme des quelques commissions dont il l'avait chargée ; et ne les trouvant pas encore faites, il lui lâcha quelques mots assez piquants, qui atteignirent Werther au cœur. Il voulait se retirer, il n'en eut pas la force ; il hésita ainsi jusqu'à huit heures, et pendant tout ce temps -là leur tristesse et la mauvaise humeur où ils étaient l’un contre l'autre s’aigrirent de plus en plus; enfin, on dressa la table, alors Werther prit sa canne et son chapeau, et Albert, en le reconduisant, lui demanda d'un ton assez sec s’il ne voulait pas rester à souper.

Il retourna chez lui, prit la lumière des mains de son domestique, monta seul, dans sa chambre. On l’entendit pleurer, gémir, se parler à lui-même avec emportement, puis marcher quelque temps à grands pas. Il se jeta tout habillé sur son lit, où le trouva son domestique qui prit sur lui d'entrer sur les onze heures, pour lui demander s'il ne voulait pas qu'il lui tirât ses bottes. Il se laissa faire et lui défendit d'entrer dans la chambre avant qu'il ne l’appelât...."

 

Mais Charlotte redoute l`abîme et reste bourgeoisement fidéle à son mari, pour lequel elle continue d'éprouver une sincère et solide affection. 

Werther est miné par l'échec existentiel et détruit par sa passion sans espoir. Il se suicide l`avant-veille de Noël, en se tirant un coup de pistolet, arme qu'il a fait emprunter à Albert par son domestique prétextant un départ en voyage....

 

".. A six heures et demie, il se rendit chez Albert, et trouva Lolotte seule, qui fut très émue en le voyant paraître. Tout en causant avec son mari, elle lui avait dit que Werther ne viendrait point avant la veille de Noël. Là-dessus, il avait sur- le-champ fait seller son cheval, avait pris congé d’elle en lui disant qu'il allait chez un intendant du voisinage avec lequel il avait une affaire à terminer, et il était parti malgré le mauvais temps. Lolotte savait qu'il avait différé depuis longtemps cette affaire, parce qu'elle devait le retenir une nuit absent ; elle ne comprit que trop bien le motif de ce délai, et son cœur se serra. Elle réfléchissait dans sa solitude ; sa pensée plongeait dans le passé ; elle se rendait justice sur ses sentiments, sa conduite et sa tendresse pour son époux, qui, au lieu du bonheur qu’il lui avait promis, commençait à faire le malheur de sa vie. Elle pensait ensuite à Werther; elle le blâmait sans pouvoir le haïr.

Un penchant secret l'avait attachée à lui depuis le commencement de leur connaissance, et après un si long temps, après avoir passé par tant de situations différentes, l'impression qu'il avait faite sur son cœur devait être ineffaçable. Enfin, son cœur oppressé se soulagea par des larmes, et elle tomba dans une douce mélancolie, où elle s’absorbait de plus en plus. Mais quelle ne fut pas son émotion lorsqu’elle entendit Werther monter l’escalier et la demander ! Il n’était plus temps de faire dire qu'elle n'y était pas, et elle n’était pas encore remise de son trouble, lorsqu’il entra dans la chambre.

« Vous n’avez point tenu votre parole ! » s'écria-t-elle d’abord.

Sa réponse fut qu’il n’avait rien promis.

« Pour notre repos commun, vous auriez dû m’accorder ce que je vous avais demandé. »

En lui disant cela, elle avait résolu en elle-même de faire prier quelques-unes de ses amies de la venir voir, pour qu'elles fussent témoins de son entretien avec Werther, dans l'idée que celui-ci, obligé de les reconduire, abrégerait sa visite. Il lui rapportait quelques livres ; elle lui en demanda d’autres ; elle tâchait de soutenir la conversation sur un ton général jusqu’à l’arrivée de ses amies, lorsque la servante revint, et lui dit qu’elles s’excusaient toutes deux, l'une sur ce qu’elle avait une visite importante de parents, et l’autre sur ce qu'elle ne se souciait pas de s’habiller et de sortir.

Ce contretemps rendit Lolotte rêveuse pendant quelques minutes, mais bientôt le sentiment de son innocence lui inspira une noble confiance. Elle brava les soupçons d’Albert, et forte de la pureté de sa conscience, elle n'appela point la servante, comme elle l'avait d'abord projeté; mais, après avoir joué quelques menuets sur son clavecin pour se remettre de son trouble, elle vint tranquillement se placer sur le sofa auprès de Werther.

« N'avez-vous rien à lire ! — lui dit-elle.

— Rien.

— J’ai là dans un tiroir votre traduction de quelques chants d’Ossian ; je ne l'ai point encore lue, parce que j’attendais toujours d'en entendre la lecture de votre bouche ; mais depuis quelque temps vous n’êtes bon à rien. »

Il sourit, alla chercher le manuscrit et frissonna en y portant la main. Ses yeux se remplirent de larmes lorsqu’il ouvrit le cahier il se rassit et commença à lire. Après avoir lu quelques fragments, Werther parvint à l’endroit touchant où Armin déplore la perte de sa fille bien-aimée :

« Seul, sur la roche que mouillaient les vagues, j'entendis les plaintes de ma fille; ses gémissements étaient perçants, et son père ne pouvait la délivrer. Toute la nuit je restai sur le rivage ; je la voyais, aux faibles rayons de la lune ; toute la nuit j'entendis ses cris douloureux. Le vent sifflait, la pluie battait avec violence la montagne ; avant que la lumière parût, sa voix s’affaiblit, et elle expira, ainsi qu’expire le vent du son parmi les plantes des rochers. Courbée sous la douleur, ma fille mourut, et laissa Armin seul. J’ai perdu ma force dans les combats. J'ai perdu l'orgueil d’avoir la plus belle des filles.

« Quand les tempêtes tonnent sur les montagnes, quand l’aquilon soulève les flots, assis sur le rivage retentissant, je contemple le rocher fatal. Souvent, au déclin de la lune, j'entrevois les ombres de mes enfants qui s’embrassent et me regardent tristement. »

Un torrent de larmes qui coula des yeux de Lolotte et qui soulagea son cœur oppressé interrompit la lecture de Werther ; il jeta son papier, prit la main de Lolotte et l'inonda de ses pleurs. Lolotte s’appuyait sur l’autre bras et se couvrait les yeux de son mouchoir ; leur agitation à l’un et à l’autre était effrayante. Ils sentaient leur propre misère dans la destinée de ces héros, ils la sentaient ensemble, et leurs larmes se confondaient. Les lèvres et les yeux de Werther, collés sur le bras de Lolotte, l’embrasaient de leur ardeur ; elle frémissait, elle voulut s’éloigner, et l’excès de sa douleur, le tendre intérêt qu'elle prenait à cette situation pesaient sur elle de tout leur poids. Elle respira quelques moments pour essayer de se remettre, et en sanglotant pria Werther de continuer ; elle le pria d’une voix céleste ; il tremblait ; il semblait que son cœur voulût éclater ; il ramassa le cahier et lut d’une voix entrecoupée : « Pourquoi me réveiller, souffle du printemps? Tu me caresses et tu me dis : « Je suis chargé de la rosée du ciel ; « mais le temps approche où je dois me « flétrir ; l’orage qui doit abattre mes « feuilles est proche. Demain viendra le « voyageur ; il viendra, celui qui m’a vu « dans ma beauté ; son œil me cherchera « partout dans la campagne, et il ne me « trouvera plus... » 

Le malheureux se sentit accablé de toute la force de ces paroles ; dans son désespoir il se précipita aux pieds de Lolotte, il lui prit les mains qu'il pressa contre ses yeux, contre son front ; il sembla à Lolotte qu’il lui passait dans l'âme un pressentiment du projet affreux qu'il avait formé. Ses sens se troublèrent, elle lui serra les mains, les pressa contre son sein ; elle se pencha vers lui avec attendrissement, et leurs joues brûlantes se touchèrent. Le monde entier disparut à leurs yeux ; il la prit dans ses bras, la serra contre son cœur et couvrit ses lèvres tremblantes et balbutiantes de baisers furieux.

«Werther ! - cria-t-elle d'une voix étouffée et en se détournant, - Werther ! »

Et d'une main faible elle tâchait de l'écarter de son sein.

« Werther ! ,» lui dit- elle enfin du ton ferme et décidé de la vertu. Il ne put y résister. Il la laissa glisser de ses bras et hors de lui, se prosterna devant elle. Lolotte se leva, et, dans un trouble douloureux , la voix tremblante , d’un accent mêlé d'amour et de colère « C'est la dernière fois, - lui dit-elle, - Werther ! vous ne me reverrez plus. » Puis, jetant sur l’infortuné un dernier regard plein d'amour, elle courut dans sa chambre et en barricada la porte. Werther lui tendit les bras et n'eut pas la hardiesse de la retenir. Il était étendu par terre, la tête sur le sofa, et il resta ainsi plus d'une demi-heure, jusqu'à ce qu’un bruit qu'il entendit le rappela à lui-même. C’était la servante qui venait mettre le couvert. Il se promena à grands pas dans la chambre, et lorsqu’il se retrouva seul, il s’approcha de la porte du cabinet et dit à voix basse :

« Lolotte ! Lolotte ! encore un mot, un mot seulement, un adieu!... »

Il garda le silence ; il attendit... Il supplia... puis attendit encore ; alors il s’arracha de cette porte en criant :

« Adieu, Lolotte ! adieu pour jamais ! » Il courut à la porte de la ville. Les gardes, qui étaient accoutumés à le voir, le laissèrent passer sans lui rien dire.

La nuit était sombre. Il tombait de la neige fondue. Il rentra vers les onze heures du soir. Le domestique remarqua bien qu'il n’avait point son chapeau ; mais il n’osa point l’en faire apercevoir ; il le déshabilla ; tout était mouillé. On a retrouvé ensuite son chapeau sur une pointe de rocher situé sur le penchant de la montagne et qui commande la vallée ; et il est inconcevable qu’il ait pu, par une nuit obscure et humide, y grimper impunément. 

Il se coucha et dormit longtemps.

Le lendemain matin son domestique, qu’il appela, le trouva à écrire, lorsqu’il lui apporta son café. Il ajoutait ce qui suit à sa lettre à Lolotte:

« Pour la dernière fois donc, pour la dernière fois je rouvre mes yeux ; ah ! ils ne verront plus le soleil ; un brouillard triste et opaque les couvre. Sois donc en deuil, ô Nature ; ton fils, ton ami, ton bien-aimé s’approche de sa fin.

« Lolotte, c’est un sentiment unique, et rien ne ressemble cependant plus à un songe, que de se dire : « Ce jour est le « dernier. » Le dernier ! Lolotte, je n’ai aucune idée de ce mot, le dernier ! Aujourd’hui, je suis debout, j’ai toute ma force... Et demain, couché, étendu, endormi sur la terre !...

Qu’est-ce que mourir? Vois-tu, nous rêvons quand nous parlons de la mort. J’ai vu mourir plusieurs personnes ; mais l’humanité est si bornée, qu'elle n’a point d’idée nette du commencement et de la fin de son existence. Maintenant je suis encore tout à moi... non, non... à toi ! à toi ! ô la plus adorée des femmes ; et dans une minute... séparés... désunis... peut-être à jamais... Non ! Lolotte, non. Comment puis-je être anéanti ? Comment peux-tu être anéantie? Nous existons, oui!... Être anéantis!... Qu'est-ce que cela? C’est encore un mot ! un vain son qui ne va pas jusqu’à mon cœur... Mort, Lolotte ! Renfermé dans une fosse si froide, si étroite, si obscure !..."

"Nach elfe. ..Alles ist so still um mich her, und so ruhig meine Seele. Ich danke dir, Gott, der du diesen letzten Augen-bücken diese Wärme, diese Kraft schenkest.

Ich trete ans Fenster, meine Beste ! und seh' und sehe noch durch die stürmenden, vorüberfliehenden Wolken einzelne Sterne des ewigen Himmels ! Nein, ihr werdet nicht fallen ! der Ewige trägt euch an seinem Her- pen, und mich. Ich seh' die Deichselsterne des Wagens, des liebsten unter allen Gestirnen. Wann ich nachts von dir ging, wie ich aus deinem Thore trat, stand er gegen mir über. Mit welcher Trunkenheit hab' ich ihn oft angesehn ! oft mit aufgehobenen Händen ihn zum Zeichen, zum heiligen Merksteine meiner gegenwärtigen Seligkeit gemacht ! imd noch - O Lotte, was erinnert mich nicht ! und hab' ich nicht gleich einem Kinde ungenügsam allerlei Kleinigkeiten zu mir gerissen, die du Heilige berührt hattest !"

 

"A onze heures passées.

« Tout est calme autour de moi, et mon âme est si tranquille ! Je te remercie, ô mon Dieu ! de m’accorder cette chaleur et cette force, dans ces derniers moments !

« Je m’approche de la fenêtre, ô ma chère amie, et je vois encore quelques étoiles dans ce ciel éternel briller isolées au travers des nuages orageux qui fuient par-dessus ma tête. Astres brillants, non, vous ne tomberez point ! L’Éternel vous porte, ainsi que moi, dans son sein. J’ai encore vu la Grande-Ourse, la plus belle de toutes tes constellations. Quand je sortais le soir de chez toi, elle brillait vis-à-vis de ta porte ! Avec quelle extase ne l’ai-je pas souvent contemplée ! Com- bien de fois n’ai-je pas élevé mes mains vers elle, pour la prendre à témoin de ma félicité ! Et même... O Lolotte, qu’est-ce qui ne me rappelle pas ton souvenir ! ..."

 


"26 octobre. Oui, mon ami, je me confirme de plus en plus dans l'idée que c’est peu de chose, bien peu de chose, que l’existence d'une créature" (gewiss und immer gewisser, dass an dem Dasein eines Geschöpfs wenig gelegen ist ganz wenig.) - Le roman de Werther amena un débordement de "sentimentalisme", auquel Goethe lui-même se crut obligé d’opposer une certaine relativité en écrivant "Der Triumph der Empfindlichkeit" (Le Triomphe de la sensibilité, 1778), caprice dramatique en prose, en six actes. Dans la suite des ouvrages dramatiques de Goethe, "Clavigo" (1774) et "Stella" (1776) appartiennent encore à l’époque werthérienne. Clavigo, contre lequel Beaumarchais venait d’écrire ses Mémoires, ressemble à une doublure de Weislingen, le faux ami de Goetz. Le titre de Stella rappelle le double mariage de Swift; Goethe remania cette pièce, comme il remania le Goetz, pour l’adapter au théâtre, et, ajoutait-il, « pour la mettre en harmonie avec nos mœurs, qui reposent essentiellement sur la monogamie »....

 

En 1775, Goethe part pour le duché de Weimar pour y assumer la charge de conseiller privé auprès du Duc. Entre autres fonctions, Goethe était chargé de le divertir avec des pièces de théâtre. II mit d'abord en scène une ancienne version en prose d' "lphigénie en Tauride" (1779). Pendant un séjour en Italie, de 1786 à 1788, il en écrivit une version en vers, en s'inspirant de la situation d'Iphigénie, d'Euripide, comme d'un prisme à travers lequel se réfracterait la pensée morale du XVIIIe siècle. La pièce fut produite dans cette nouvelle version, en 1802...

 

1776-1780 - Goethe, "le poète naïf", a retrouvé à son retour d'ltaIie l'équilibre intérieur dont témoigne sa poésie lyrique "An den Mond" ("A la Lune"), "Wanderers Nachtlied" ("Le chant nocturne du promeneur"), "Das Göttliche" ("Le divin"). Dans ce dernier poème, l'homme, à la différence des autres espèces sur terre est capable de bonté et peut donc contrairement à l'indifférence morale des astres distinguer le bien du mal. En cela, l'homme est construit à l'image de Dieu, mais bien loin de la révolte prométheenne ou faustienne, I'homme accepte sa condition...

Edel sei der Mensch, Hilfreich und gut !

Denn das allein Unterscheidet íhn

Von allen Wesen, Die wir kennen.

Heil den unbekannten Höhern Wesen,

Die wir ahnen ! Ihnen gleiche der Mensch !

Sein Beispiel iehr uns Jene glauben.

Denn unfühlend ist die Natur :

Es leuchtet die Sonne Uber Bös und Gute,

Und dem Verbrecher Glänzen wie dem Besten

Der Mond und die Sterne. Wind und Ströme,

Donner und Hagel Rauschen ihren Weg

Und ergreifen Vorüber eilend

Einen um den andern. Auch so das Glück

Tappt unter die Menge, FaBt bald des Knaben

Lockige Unschuld, Baid auch den kahien

Schuidigen.

Scheitel. Nach ewigen, ehrnen,

Groñen Gesetzen Müssen wir alle

Unseres Daseins Kreise vollenden.

Nur allein der Mensch Vermag das Unmögliche :

Er unterscheidet, Wählet und richtet ;

Er kann dem Augenblick Dauer verleihen.

Er allein darf Den Guten lohnen,

Den Bösen straíen, Heilen und retten,

Alles lrrende, Schweifende Nützlich verbinden.

Und wir verehren Die Unsterblichen,

Als wären sie Menschen, Täten im GroBen,

Was der Beste im kleinen Tut oder möchte.

Der edle Mensch Sei hilfreich und gut!

Unermüdet schaff er Das Nützliche, Rechte,

Sei uns ein Vorbild Jener geahneten Wesen !

 

LE DIVIN.

Que l'homme soit noble, secourable et bon! 

car cela seul le distingue de tous les êtres connus.

Gloire aux êtres puissants, inconnus, que nous pressentons ! 

que ses exemples nous apprennent à croire en eux.

Car la nature est insensible : 

le soleil éclaire à la fois le bien et le mal; 

et pour le criminel, comme pour le juste, brillent la lune et les étoiles.

Le vent et la tempête, le tonnerre et la grêle 

poursuivent leur route orageuse, 

emportant, dans leur cours rapide, l'un pour l'autre.

Le bonheur, lui aussi, tâtonne dans la foule, 

tantôt il ceint de l'enfant la chevelure bouclée , 

tantôt le crâne chauve du coupable.

D'après des lois éternelles, sublimes , lois d'airain , 

nous devons tous accomplir le cercle de notre existence.

L'homme seul peut l'impossible; 

il distingue, choisit et juge; 

il donne au moment la durée.

L'homme seul sait récompenser le bon, 

punir le méchant, guérir et sauver, 

relier d'une manière utile tout ce qui s'égare et divague.

Et nous vénérons les Immortels

comme s'ils étaient hommes,

comme s'ils faisaient en grand

ce qu'en petit, lui, fait ou pourrait.

Que l'homme noble soit secourable et bon ! 

qu'il crée sans relâche l'utile et le juste, 

et nous soit un exemple de ces êtres pressentis!

 


1787 - Goethe, "Egmont" - Après "Stella" (1776), "Clavigo" (1779), une tragédie qui se déroule en Espagne, Goethe ne parvient à achever "Egmont", sur la révolte des Pays-Bas en 1567, qu'en 1787 (elle ne sera représentée pour la première fois qu'en 1791 et la version originale jouée en 1810). Beethoven qui n'avait jusque-là jamais soulevé l'enthousiasme de Goethe, le voit apprécier à sa juste mesure l'intervention de sa musique dans les dialogues. «J'ai fait la connaissance de Beethoven, écrit-il à Zelter dès son retour de Teflitz (2 septembre 1812), son talent m'a étonné, mais quel intraitable personnage! il a le monde en abomination et je ne lui en veux pas de le trouver si odieux, bien qu'à vrai dire, il ne s'évertue guère à l'embellir pour les autres. Il faut pourtant l'excuser et le plaindre à cause de son infirmité qui d'ailleurs semble affecter le côté social de son être plus encore que le côté musical, et le rend hypocondriaque, lui déjà laconique de sa nature.» Mais "personne comme Goethe, écrira plus tard Beethoven, ne se laisse mettre en musique..." Les poèmes de Gœthe, grands et petits drames, ballades, simples lieds, seront pour la musique un répertoire inépuisable..

 

1787 - le Tischbein de Goethe - Johann Heinrich Wilhelm, dit Wilhelm Tischbein (1751-1829, issu du baroque tardif par sa formation auprès de ses deux oncles, Johann Heinrich à Kassel et Jacob à Hambourg, puis bénéficiait de l'influence hollandaise lors d'un séjour aux Pays-Bas, Tischbein découvre le Sturm und Drang en Suisse et n'adhérera au classicisme que lors de son deuxième séjour à Rome. Il s'installe en 1777 à Berlin, où il connaît, comme portraitiste, un rapide succès. En 1787, il peint le célèbre portrait de Goethe dans la campagne romaine (Francfort, Städel. Inst.), une œuvre chargée de symboles et d'allégories qui élèvent le modèle au-dessus de son existence naturelle. La même année, il part pour Naples, où il devient, en 1789, directeur de l'Académie. La prise de la ville par les Français provoque son retour en Allemagne, où il s'installe, à Hambourg (1800), puis à Eutin (1809) au service du duc d'Oldenbourg. La médiocrité de son talent explique mal la réputation dont il a joui à l'époque, si ce n'est l'ombre de Goethe...

 

1787, Goethe, "Iphigenie auf Tauris"

Goethe a composé deux Iphigénie en Tauride , l’une en prose et l’autre en vers. Selon quelques biographes, il conçut l’idée de l'Iphigénie en prose dès les premiers temps de son séjour à Weimar; il l’écrivit, en grande partie, soit sur les routes du petit duché qu’il parcourait, en sa qualité d’inspecteur des ponts et chaussées, soit dans les salles des conseils de révision où l’appelaient ses fonctions de commissaire des guerres. Ainsi la plume qui enregistrait les noms des jeunes gens bons pour le service militaire, créait en même temps des scènes dignes de Sophocle et d’Euripide. La pièce, commencée et achevée dans l’espace de quelques semaines, fut représentée pour la première fois sur le théâtre ducal, le 6 avril 1779. Goethe, alors âgé de trente ans, jouait lui-même le rôle d’Oreste. Dès l’année 1780, il commença à transformer sa prose en vers et la termina à Rome en 1787. 

Iphigénie, fille sacrifiée d'Agamemnon et de Clytemnestre, est devenue prêtresse de la déesse Diane en Tauride, auprès du roi des Scythes, Thoas. L'acte I la voit regretter le sort cruel qui la retient loin de sa patrie. Areas vient lui annoncer l’arrivée de Thoas, et il exhorte Iphigénie à céder au désir de son maître, en acceptant la main qu’il va lui offrir. Iphigénie rejette ce conseil avec effroi. Thoas ne supporte pas sa triste solitude et demande une fois encore à Iphigénie de partager son trône. Le refus de la prêtresse l’irrite ; alors celle-ci , pour apaiser le ressentiment du roi, raconte la terrible histoire de la race de Tantale. Thoas cependant persiste dans sa demande, et trouvant Iphigénie inflexible, décide de se venger en rétablissant les sacrifices humains. Restée seule, Iphigénie implore Diane pour les étrangers que Thoas va envoyer à l’autel. Torturée entre la pitié qu'elle ressent pour ces derniers, et son devoir de prêtresse, Iphigénie va trahir sa fonction et découvrir qu'elle a sauvé son frère Oreste...

L'acte II révèle les deux étrangers qui vont être sacrifiés à la demande de Thoas, Oreste et Pylade sont tous deux amenés dans le temple. Oreste consent volontiers à mourir ; la mort mettra un terme à ses misères. Pylade en appelle à l’oracle d’Apollon qui annonce qu’une prêtresse pleine de piété préside au temple, et c’est en elle qu’il espère. Et Pylade, découvrant l'origine grecque d'Iphigénie, forge une histoire pour l’intéresser à leur sort, raconte la chute de Troie et les destinées des chefs qui prirent cette ville. Iphigénie, apprenant la mort funeste de son père, ressent une extrême douleur. Pylade profite de son désarroi pour envoyer Oreste vers celle qui doit les sauver. Dans l'acte III, Oreste, interrogé par Iphigénie, continue le récit des malheurs de ceux qui revinrent de Troie ; mais il ne sait dissimuler et se fait connaître à Iphigénie, et celle-ci exprime en de beaux la joie qu’elle ressent à découvrir son frère. Celui-ci se croit le jouet d’un songe, ou pense être descendu sur les rives du Styx, et revoir, dans le royaume des ténèbres, tous les membres de sa malheureuse famille. Iphigénie et Pylade, qui reviennent, lui semblent , comme lui-même, descendus dans la sombre région des ombres. 

 

ACTE III.SCÈNE I. IPHIGÉNIE. ORESTE.

IPHIGÉNIE. - Infortuné, je délie tes liens, signe fatal d’un sort plus douloureux. La liberté que ce sanctuaire accorde, est , comme le dernier éclair de vie qui brille dans l’œil du malade, un messager de mort. Je ne puis encore, je n’ose me dire, que vous êtes perdus ! Comment pourrais-je, d’une main homicide, vous dévouer à la mort? Et nul homme, quel qu’il soit , n’osera toucher à votre tête, tant que moi-même je serai prêtresse de Diane. Si pourtant je refuse de remplir le devoir que le roi, dans sa colère, veut m’imposer, il choisira , pour me succéder, une des vierges du temple , et moi je ne pour- rai plus vous aider alors que de mes vœux ardents. O digne compatriote, même le plus humble serviteur qui approcha du foyer de nos dieux pénates, reçoit de nous, sur la terre étrangère, le plus bienveillant accueil; comment puis-je vous recevoir avec assez de joie et de bénédictions, vous qui ramenez devant moi l’image des héros que mes parents m’ont appris à vénérer, vous qui charmez, qui ranimez mon coeur par de nouvelles et de si belles espérances !

OBESTE. - Caches-tu ton nom , ton origine , de dessein prémédité ? ou bien puis-je savoir qui vient à ma rencontre , semblable à une divinité ?

IPHIGÉNIE. - Tu me connaîtras. Maintenant, dis-moi, ce que je n’ai entendu qu’à moitié de la bouche de ton frère, la fin de ceux qui, à leur retour de Troie, tombèrent victimes de la plus noire perfidie, sur le seuil de leur palais. J’étais jeune quand je fus amenée sur ce rivage; pourtant je me souviens encore du regard craintif que je jetais, toute timide et toute tremblante , sur ces héros. Ils partirent, comme si l’Olympe s’était ouvert et qu’il eût envoyé sur la terre les figures sublimes des temps antiques pour épouvanter Ilion ; mais au-dessus de tous les autres brillait Agamemnon ! Oh ! dis-moi ! il tomba , en franchissant le seuil de sa demeure, par la perfidie de son épouse et d’Egisthe?

ORESTE. - Tu l’as dit.

IPHIGÉNIE. - Malheur à toi , infortunée Mycènes ! Ainsi les farouches fils de Tantale ont semé, à pleines mains, malédiction sur malédiction ! Et semblables à l’ivraie secouant ses têtes affreuses et répandant autour d’elle des semences sans nombre , ils ont engendré aux enfants de leurs enfants des parents meurtriers et leur fureur a passé de fils en fils sans être jamais assouvie. Révèle- moi ce que les ténèbres de l’horreur m’ont promptement dérobé du discours de ton frère? Comment le dernier fils de cette race illustre, l’enfant gracieux destiné à être un jour le vengeur de son père ; comment Oreste a-t-il échappé au jour de sang? Une même destinée l’a-t-elle enveloppé dans les filets de l’Averne? Est-il sauvé? Vit-il ? Electre vit-elle ?

ORESTE. - Ils vivent.

IPHIGÉNIE. - Soleil d’or, prête-moi tes rayons les plus beaux; dépose-les, en signe de reconnaissance, devant le trône de Jupiter ; car moi , je suis pauvre et muette.

ORESTE. - Si les liens de l’hospitalité t’unissent à cette famille royale, si des liens plus étroits encore existent entre elle et toi comme l’ardeur de ta joie semble me le révéler, oh! alors, maîtrise, contiens ton cœur ! Car rien n’est plus pénible que de tomber du faîte de la joie dans un abime de douleurs. Tu sais seulement, je le vois, la mort d’Agamemnon.

IPHIGÉNIE. - N’est-ce pas pour moi assez de cette nouvelle ?

ORESTE. - Tu ne sais que la moitié de ces horreurs !

IPHIGÉNIE. - Que puis-je craindre encore ? Oreste, Électre vivent ?

ORESTE.- Ne crains-tu pas pour Clytemnestre ?

IPHIGÉNIE. - Ni l’espoir ni la crainte ne la sauveront.

ORESTE. - Aussi est-elle sortie de la terre de l’espérance.

IPHIGÉNIE. - Egarée par le repentir, a-t-elle versé elle-même son sang?

ORESTE. - Non ; pourtant son propre sang lui a donné la mort.

IPHIGÉNIE. - Parle plus clairement, ne me laisse pas plus longtemps deviner. L’incertitude agite de mille façons ses sombres ailes autour de ma tête tourmentée par l’inquiétude.

ORESTE. - Ainsi les dieux m’ont choisi comme messager d’une action que je voudrais ensevelir dans l’empire infernal de la nuit où les accents de la voix ne pénètrent pas. Je cède malgré moi à ta gracieuse demande ; mais ta bouche peut demander quelque chose de douloureux et l’obtenir. Le jour où son père tomba , Électre déroba son frère à la mort : Strophius , le beau-frère du roi , recueillit son neveu avec bonté, l’éleva auprès de son propre fils, Pylade, qui noua avec le nouveau venu les liens de l’amitié la plus belle. A mesure qu’ils grandissaient, croissait dans leur âme l'ardent désir de venger la mort d’Agamemnon. Sous un costume étranger, ils arrivent soudainement à Mycènes, feignant d’apporter la triste nouvelle de la mort d’Oreste, et l'urne qui renfermait ses cendres. La reine les reçoit bien. Ils pénètrent dans le palais ; Oreste se fait reconnaître d’Électre; celle-ci rallume en lui le feu de la vengeance que la sainte présence de sa mère avait éteint dans son cœur.

Elle le conduit en silence au lieu où tomba son père, où l’on pouvait voir encore une ancienne et légère trace du sang versé par un forfait audacieux , qui colorait de ses raies pâles et sinistres la pierre tant de fois lavée inutilement. De sa langue de feu elle peignit toutes les circonstances du meurtre abominable; elle peignit sa vie passée dans la misère et l’esclavage; le bonheur insolent des traîtres et les dangers des enfants sous une mère devenue marâtre. Alors elle lui mit à la main cet antique poignard qui déjà, dans la maison de Tantale, avait exercé ses cruelles fureurs, et Clytemnestre tomba sous les coups de son fils.

IPHIGÉNIE. - Dieux immortels, vous qui passez sur des nuages toujours nouveaux des jours purs et fortunés , m’avez-vous donc, durant de si longues années, séparée des hommes, gardée si près de vous, m’avez-vous confié l’innocent ministère d’entretenir le feu sacré; avez- vous donc élevé mon âme dans les sphères éthérées vers vos saintes et lumineuses habitations, pour me faire sentir, plus tard et plus profondément, les forfaits de ma famille ? Parle-moi du malheureux , parle-moi d’Oreste !

ORESTE. - Oh ! que ne peut-on parler de sa mort! Du sang de la victime, s’éleva, comme en fermentant, l’ombre maternelle. Elle crie aux antiques filles de la nuit : « Ne laissez pas échapper le parricide ! poursuivez le criminel I c’est à vous qu’il est dévoué! i Celles-ci écoutent; leurs yeux caves se promènent de toutes parts avec la rapacité de l’aigle ; elles s’agitent dans leurs cavernes ténébreuses, du fond desquelles rampent silencieusement, jusqu’en ces lieux, leurs satellites, le Doute et le Repentir. Devant elles monte une vapeur de l’Achéron, qui tourbillonne autour de la tête du criminel , et présente sans relâche à sa vue effarée l’image du crime qu’il a commis. Les filles de l’enfer, chargées de sa ruine , viennent fouler le sol béni des dieux , d’où les avait depuis longtemps bannies une antique malédiction. Leur pied rapide poursuit le fugitif: elles n’accordent du repos que pour préparer des tortures nouvelles.

IPHIGÉNIE. - Infortuné, ton sort est semblable au sien, et tu souffres comme le malheureux fugitif souffre lui-même.

ORESTE. - Que me dis-tu? Pourquoi imaginer mon sort pareil au sien?

IPHIGÉNIE. - Tu portes comme lui le pesant fardeau d’un fratricide; ton jeune frère me l’a déjà confié.

ORESTE. - Je ne puis, âme généreuse, souffrir que tu sois trompée par de fausses paroles. Qu’un étranger, habile dans l’art de feindre, ourdisse contre l’étranger une trame fallacieuse, et le fasse tomber dans ses pièges ingénieux ; entre nous soit la vérité ! Je suis Oreste ! et cette tête coupable s’incline vers la tombe et cherche la mort ; sous quelque forme qu’elle se présente, elle sera la bienvenue ! Mais toi , qui que tu puisses être, je souhaite ton salut et celui de mon ami; je ne souhaite pas le mien. Tu sembles demeurer, malgré toi, dans ces lieux ; trouvez le moyen de fuir et laissez-moi ici. Puisse mon corps tomber inanimé du haut de ce rocher; puisse mon sang descendre en flots bouillonnants jusqu’à l’océan et porter malheur au rivage des Barbares ! Vous , retournez dans la belle Grèce , allez y goûter les joies d’une vie nouvelle,

(il s’éloigne.)

IPHIGÉNIE. - Ainsi tu descends enfin vers moi exaucée, ô Prière ! la plus belle fille du plus grand des pères ! Que ton image me paraît imposante 1 A peine mon regard atteint jusqu’à tes mains, qui, pleines de biens et de saintes couronnes, dispensent à la terre les trésors de l’Olympe. Comme on connaît le roi à la richesse de ses dons (car ce qui est richesse pour la foule, doit lui sembler peu de chose), on vous reconnaît, ô dieux, aux présents que votre sagesse nous a lentement ménagés. Car vous seuls, vous savez ce qui nous peut être utile; vous voyez devant vous la vaste étendue de l’avenir, quand les étoiles, quand les vapeurs de chaque soir nous eu dérobent la vue. Vous entendez, sans être émus, les vœux, les prières que vous adresse notre impatience enfantine ; mais votre main ne cueille jamais, avant qu’ils soient mûrs, les fruits d’or du ciel. Malheur à qui les arrache avant le temps; il ne goûtera que des mets pleins d’amertume et qui donnent la mort. Ce bonheur si longtemps attendu, auquel je puis encore croire à peine, faites qu’il ne passe pas devant moi, comme l’ombre d’un ami qui n’est plus , laissant après soi des regrets trois fois douloureux.

ORESTE. - Invoque les dieux pour toi et pour Pylade ; mais ne mêle pas mon nom aux vôtres. Tu ne sauveras pas le coupable en t’unissant à lui ; non , tu partageras la malédiction et l’opprobre qui pèsent sur sa tête.

IPHIGÉNIE. - Mon sort est attaché étroitement au tien.

ORESTE. - Non, non ! Laisse-moi descendre seul et sans cortège chez les morts. Quand même de ton voile tu envelopperais le coupable, tu ne le déroberais pas aux regards des déités qui veillent toujours; ta présence, vierge céleste, les écarte sans les chasser. Elles n’osent pas, les téméraires, fouler de leurs pieds d’airain le sol sacré de ce bois ; mais , par moment , j’entends au loin leur rire affreux. Ainsi les loups guettent autour d’un arbre le voyageur qui s’y est réfugié. Elles sont là, campées au sortir de cet asile, et si je quitte ce bois, elles se dresseront devant moi, agitant leur chevelure de serpents , soulevant des flots de poussière et poussant devant elles leur proie.

IPHIGÉNIE. - Oreste , peux -tu écouter une parole amie ?

ORESTE. - Garde-la pour un favori des dieux.

IPHIGÉNIE. - Ils font luire à tes yeux un rayon d’espérance.

ORESTE. - Je vois à travers d’épaisses fumées la pâle lueur du fleuve des morts qui éclaire ma route vers les enfers.

IPHIGÉNIE. - Electre est-elle ton unique sœur ?

ORESTE. - C’est la seule que j’ai connue. L’aînée, grâce au sort qui nous parut alors si cruel, eut le bon destin d’être ravie de bonne heure aux malheurs qui pèsent sur notre famille. Oh ! cesse tes demandes, et ne t’unis pas, toi aussi, aux filles de l’enfer : elles soufflent avec une joie maligne les cendres qui couvrent mon âme, et ne souffrent pas que les dernières étincelles de l’effroyable incendie de notre maison s’éteignent tranquillement dans mon sein. Ce feu , à dessein ranimé, entretenu avec le soufre du Tartare, doit-il donc brûler, torturer mon cœur éternellement ?

IPHIGÉNIE. - Je viens verser dans la flamme un encens salutaire. Que le souffle de l’amour le plus pur calme, de sa douce fraîcheur, le feu dévorant de ton âme. Oreste, mon cher Oreste, ne peux-tu comprendre? Le cortège des terribles divinités a-t-il à ce point desséché le sang de tes veines ? Un charme se glisse-t-il comme de la tête affreuse de Méduse, dans tes membres, pour les pétrifier ? Oh ! si le sang versé , si les sourds gémissements d’une mère immolée t’entraînent sur les rives du Styx , les supplications d’une sœur innocente n’appelleront- elles pas de l’Olympe des divinités tutélaires ?

ORESTE. - Il crie! il crie! Ainsi donc, toi aussi, tu veux ma ruine? Est-ce quelque déesse vengeresse qui se cache en toi ? Qui es-tu, toi dont la voix bouleverse mon âme dans ses profondeurs ?

IPHIGÉNIE. - Le fond de ton cœur te le dit ; Oreste , c’est moi ! Vois Iphigénie ! Je suis vivante !

ORESTE. - Toi!

IPHIGÉNIE. - Mon frère !

ORESTE. - Eloigne-toi ! fuis ! Je te le dis, ne touche pas à ma chevelure. Comme de la robe nuptiale de Créüse, une flamme inextinguible embrase ceux qui sont près de moi. Laisse-moi! Je veux, comme Hercule, indigne que je suis, mourir d’une mort pleine d’ignominie, concentré en moi-même.

IPHIGÉNIE. - Non , tu ne mourras pas ! Oh , que ne puis-je entendre de ta bouche une parole tranquille! Dissipe mes doutes; laisse-moi goûter sans crainte ce bonheur objet de tous mes vœux. Un cercle de joies et de douleurs traverse mon âme. Je recule en frémissant devant l’étranger; mais mon âme, de toute son ardeur, m’entraîne vers mon frère.

ORESTE. - Est-ce ici le temple de Bacchus? Une fureur sacrée, indomptable, a-t-elle saisi la prêtresse ?

IPHIGÉNIE. - Entends-moi ! Regarde , et vois mon cœur après un si long intervalle s’ouvrir au bonheur; au bonheur de baiser le front de l’objet le plus cher que la terre puisse encore porter pour moi; de l’entourer de mes bras qui ne s’ouvraient qu’aux vaines haleines du vent l Laisse- moi I laisse-moi ! Non , la source éternelle qui jaillit du Parnasse ne tombe pas plus limpide de rocher en rocher dans la belle et riche vallée, que les flots de joie qui s’épanchent de mon cœur, et qui m’entourent comme un océan de délices. Oreste , Oreste , mon frère !

ORESTE. - Belle nymphe , je ne me fie pas ni toi , ni à tes paroles caressantes, Diane demande des servantes austères; on ne profane pas impunément son sanctuaire. Eloigne ton bras de ma poitrine. Si tu veux sauver, aimer un jeune homme et lui offrir le bonheur le plus beau et le plus tendre , tourne ton cœur vers mon ami , qui en est plus digne. Il erre dans les sentiers de ces rochers; cherche-le, guide ses pas et épargne-moi..."

 

Dans l'acte IV, Areas engage Iphigénie à hâter le sacrifice des étrangers, rappelle devant ses hésitations, les bienfaits de Thoas envers elle. Pylas est de son côté prêt à fuir avec Oreste, l'annonce à Iphigénie, qui lui demande d'attendre le roi. Pylas s'en remet à la prêtresse qui se retrouve dans une douloureuse situation. Dans l'acte V, alors qu'Areas annonce au roi que les étrangers sont sur le point de fuir, Thoas mande la prêtresse, se plaint de son ingratitude et lui reproche de différer le sacrifice. Iphigénie lui révèle alors quels sont les étrangers dont il demande la mort, et le supplie de faire grâce à Oreste et à Pylade. Une lutte s'engage entre les différents protagonistes, mais Iphigénie exhorte à la réconciliation et le roi et son frère, parvient à apaiser leurs ressentiments : Thoas, cédant à sa douce persuasion, lui permet enfin de quitter la Tauride avec son frère et Pylade....

 

1790 - "Torquato Tasso"

De toutes les oeuvres inspirées par Le Tasse, l'auteur au XVIe siècle de la Jérusalem délivrée, et de son amour légendaire pour Eléonore d'Este, soeur du duc de Ferrare, la plus importante est le Torquato Tasso en cinq actes de Goethe, représentée en 1807 à Weimar et en 1816 à Berlin. La pièce n'eut pas le succès escompté, elle fut écrite d'abord en prose et suscitée par sa passion pour Charlotte von Stein, puis détruite et réécrite en vers et plus en accord avec sa conception de l'art.  

C'est en 1785. lors de son voyage en Italie que Goethe découvrit la Vie de Torquato Tasso et en retint l'idée d'un accommodement nécessaire entre l'art et la réalité. L'action se développe à la cour d'Alphonse II, duc de Ferrare, dans son château de Belriguardo. La soeur du duc, Léonore, et sa dame d'honneur, la comtesse Léonore Sanvitale, déguisées en bergères, fleurissent les bustes de Virgile et de L'Arioste tout en échangeant leurs impressions au sujet d'un poète qui vient de rejoindre la Cour, Torquato Tasso, dont la misanthropie intrigue tout le monde. Ensuite 

voyons-nous le Tasse déposer aux pieds de son maître, le duc d'Este, sa célèbre épopée de La Jérusalem délivrée et recevoir récompense de Léonore. Arrive Antonio Montecatino, secrétaire d'Etat, venant de Rome où il a mené d`heureuses négociations : principe de réalité face à l'artiste, il n'a que mépris pour les belles-lettres en regard de la politique. Mortifié, le poète se plaint à Léonore qui le réconforte, à tel point que sa bienveillance allume en lui le désir. 

Au cours d'un dialogue entre le Tasse et Antonio, l`homme d'Etat va se complaire à rabattre cruellement l'enthousiasme du poète, si bien que ce dernier, fou de rage, dégaine son épée. Le duc sépare les deux hommes, condamne le Tasse à rester aux arrêts dans sa chambre, mais enjoint à Antonio, comme étant jugé le plus raisonnable des deux, de se réconcilier avec le poète. Cependant Léonore Sanvitale devine la jalousie qui oppose les deux hommes, conseille à la princesse d'éloigner provisoirement le Tasse en l`envoyant à Florence où elle prendra soin de lui. Ce disant, elle espère faire dériver la passion du poète en sa faveur. Mais le Tasse, se jugeant abandonné par sa protectrice, décide de ne plus compter désormais que sur lui-même et de ne faire confiance à personne. Puis, affectant le plus grand calme, il demande à partir, non pas pour Florence, mais pour Rome, afin d'y soumettre son œuvre au jugement des poètes ses pairs. Au moment du départ, il demande vainement au duc de lui rendre le manuscrit de son grand poème qu`il voudrait corriger, mais plus que jamais aveuglé par délire de la persécution, Le Tasse se croit victime d`un complot.

Dans la scène suivante, se méprenant sur la pitié que la princesse a pour lui, il perd tout contrôle de lui-même et la serre follement contre lui. Le poète, confié à la garde d'Antonio qui, pour le réconforter, lui offre son amitié. reprend bientôt conscience de sa dignité : «Quand l`homme du commun reste sans paroles au milieu des tourments, un Dieu m`a accordé le don de chanter ma souffrance. ›› Le Tasse prend conscience que son idéalisme ne saurait prévaloir contre l'ordre établi et se jette avec humilité dans les bras d'Antonio. 

 

ACTE V - SCÈNE V - LE TASSE, ANTONIO.

ANTONIO.

Si quelqu'un des ennemis dont tu te crois toujours entouré était maintenant près de toi, comme il triompherait, malheureux ! J'ai peine à me remettre. Lorsque nos yeux sont frappés d'un aspect inattendu, d'un monstrueux spectacle, notre esprit demeure quelque temps immobile; nous n'avons rien à quoi nous puissions comparer ce qui nous semble incroyable.

LE  TASSE, après une longue pause.

Remplis ta charge; je vois celle qu'on t'a confiée, et tu mérites bien cette confiance de ton prince ! Remplis ta charge, et, par un long martyre, traîne ta proie à la mort! Lance, lance le trait déchirant! que je sente sa pointe recourbée sillonner mes entrailles! Tu es pour la tyrannie un précieux instrument! Chef des geôliers ou valet du bourreau, que l'un ou l'autre emploi te va bien! Comme Antonio y est propre! (il descend vers la scène.) Va, tyran, tu n'as pu feindre jusqu'au bout; triomphe! tu as rivé les fers de l'esclave; tu l'avais sciemment épargné pour des supplices longtemps médités! Va, je te hais ! je sens dans toute sa force l'horreur qu'inspire le pouvoir, lorsqu'il agit avec injustice et passion. (Après une pause.) - Ainsi donc, je me vois à la fin banni, chassé de ces lieux comme un mendiant! Ainsi l'on a paré, couronné la victime pour la conduire au sacrifice : ainsi l'on m'a, au dernier jour, dérobé mon unique bien, soustrait mon poème par de flatteuses paroles; lui qui m'aurait recommandé en tout lieu à la bienveillance des hommes, la seule chose qui me restât encore pour échapper au besoin qui me suit. Je vois bien maintenant pourquoi l'on me pressait tant de me livrer au repos : c'était une conspiration et tu en es le chef. Pour que mes chants demeurassent imparfaits, pour que mon nom ne s'étendit pas plus loin, que mes envieux trouvassent mille faibles passages dans mes vers, et qu'on finît par m'oublier; pour cela il fallait m'habituer à la paresse, il fallait me ménager et reposer mes sens. O digne amitié, chère sollicitude ! Je m'étais fait une affreuse idée des complots qui s'appliquaient sans relâche à m'entourer de leurs filets invisibles; mais la trame est encore plus affreuse que je ne me le figurais. Et toi, sirène ! toi qui m'as si doucement, si angéliquement séduit, un moment t'a décelée; je te vois à présent ! O Dieu ! Pourquoi si tard !

Mais n'est-ce pas aussi que nous trouvons un merveilleux plaisir à nous tromper nous-mêmes, à honorer les misérables qui nous honorent? Les hommes ne se connaissent pas entre eux. Les galériens seuls se connaissent, qui, tout haletants et rivés à leurs bancs, n'ont rien à demander, rien à perdre, se donnent pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des criminels, et savent que leur voisin est aussi criminel qu'eux. - Mais nous! nous nous méprenons poliment sur le compte de ceux qui nous entourent, pour qu'à leur tour ils se méprennent sur le nôtre.

Combien de temps l'image sacrée que se créait mon âme a-t-elle couvert à mes yeux la coquette et ses subtils artifices! Le masque tombe, Armide se laisse voir dépouillée de tous ses charmes. Oui, c'est bien là ton nom! c'est toi que mes pressentiments avaient chantée dans mes vers. 

Et la rusée entremetteuse, quel avilissement l'accable devant moi! J'entends maintenant le bruit léger de ses pas, et je connais le cercle autour duquel elle rampe. Vous tous, je vous connais! Que cela me suffise; et quand le malheur m'enlève tout, que je lui sache gré du moins de me donner une leçon : la vérité!

ANTONIO.

Je t'écoute avec étonnement, bien que je sache avec quelle facilité ton âme impétueuse passe d'un extrême à l'autre. Modère-toi, commande à tes transports! Tu calomnies, tu te permets des paroles qu'il faut pardonner à ta douleur, mais que tu ne pourras jamais te pardonner à toi-même.

LE TASSE.

Oh ! ne me parle pas d'un ton si doux ! que je n'entende de toi aucune sage parole! Laisse-moi m'étourdir; ne me condamne pas à réfléchir sitôt sur mon égarement. Je sens mes os se briser, et je ne vis plus que pour sentir cette souffrance. Le désespoir me saisit de toute sa rage, et, dans les maux de l'enfer qui m'anéantissent, l'injure n'est qu'un faible cri de douleur. Je veux partir! et si tu es un homme loyal, prouve-le, laisse-moi m'éloigner à l'instant?

ANTONIO.

Je ne te quitterai pas dans cette détresse, et si tu manques à tel point d'empire sur toi-même, je ne manquerai certainement pas de patience.

LE  TASSE.

Il faut donc que je me livre prisonnier dans tes mains? Je me livre, et c'en est fait! Je ne résiste pas, et ce n'en est que mieux pour moi. Laisse-moi ramener ma triste pensée sur la grandeur du bien que j'ai perdu par ma faute. Ils parlent. O Dieu! déjà je vois d'ici la poussière qui s'élève sous les roues des voitures... les cavaliers courent en avant... ils s'avancent vers la ville, ils en approchent! n'en suis-je pas aussi venu avec eux? Ils parlent, irrités contre moi! Ah! si j'avais du moins baisé la main du prince! Ah! si j'avais pu seulement prendre congé, pour dire une fois encore : Oh ! pardonnez ! et l'entendre me répondre : Va, l'on te pardonne. - Tu ne les entendras pas, jamais! - Je veux, je veux y aller! Des adieux au moins, des adieu! Rendez, oh ! rendez-moi pour un instant, pour un seul instant, votre présence tutélaire! Peut-être puis-je guérir. Mais non, je suis chassé, je suis banni, et... je me suis banni moi-même. Je ne rencontrerai plus ce regard, je n'entendrai plus cette voix !

ANTONIO.

Écoute celle d'un homme qui n'est point insensible à des peines si vives. Tu n'es pas si malheureux que tu le crois. Reprends courage! c'est trop t'abandonner à toi-même.

LE  TASSE.

Et suis-je donc aussi malheureux que je le parais? Suis-je aussi faible que je me montre à tes yeux? Tout est-il donc perdu? La douleur,  comme si la terre tremblait, a-t-elle 

changé l'édifice en un affreux monceau, de ruines? Le talent n'est-il plus là pour distraire, pour soutenir mon âme? La force qui s'élevait autrefois dans mon sein est-elle tout entière éteinte? Ne suis-je plus rien enfin? Je me sens ravi à moi-même, et cette force généreuse m'est ravie à son tour.

ANTONIO.

Tu te crois perdu tout entier? Compare-toi donc! Reconnais ce que tu es !

LE  TASSE.

Oui, tu mêle rappelles à propos! L'histoire ne nous fournit- elle point d'exemples? N'est-il point de grand homme qui ait plus souffert que je ne souffrirai jamais, et qui apparaisse pour m'engager à recouvrer mes esprits en me comparant à lui? Non ! tout est perdu ! — Une seule chose me reste. La nature nous a donné des larmes et ce cri de la douleur qui échappe à l'homme quand il ne peut plus la supporter. — Elle m'a laissé encore une voix mélodieuse pour déplorer toute ma peine, alors même qu'elle se fait sentir jusqu'au fond du cœur; et, quand les autres se taisent accablés par la souffrance, un Dieu propice m'accorda de dire combien je souffre.

(Antonio s'approche  et le prend par la main.) O noble  Antonio! tu restes ferme, immobile, et moi je ressemble à la vague remuée par les orages. Mais considère, et ne te prévaux pas trop de ta force ! La puissante nature qui fonda ces rochers donne aussi aux flots leur mobilité. Elle envoie sa tempête, et l'onde fuit, chancelle, s'enfle et se courbe en écumant. Le soleil se mirait dans le cristal des eaux, les astres reposaient sur leur sein tendrement agité; mais l'éclat a disparu, et le calme s'est enfui. - Je ne me reconnais plus dans le péril, je ne rougis pas de l'avouer. Le gouvernail est brisé, le vaisseau craque de toutes parts, le plancher s'ouvre brusquement sous mes pieds! Antonio, mes deux bras te saisissent! Ainsi le matelot s'attache avec effort au roc contre lequel il devait échouer.

 

Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), "Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst" (Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture) : historien de l'art allemand, grand helléniste et l'un des des fondateurs de l'archéologie scientifique, précurseur du néo-classicisme européen, l'influence de Winckelmann fut déterminante sur l'évolution de la peinture vers le néoclassicisme à la fin du 18e siècle. Le but de l'art est la beauté, l'expression d'un idéal et non pas de la réalité.

On obtient cet idéal en tirant de la nature un type, caractérisé par ses proportions normales, comme celles du Canon de Polyclète, par la noblesse simple, le calme grandeur dans le mouvement, où rien ne doit altérer les contours de l'ensemble. Winckelmann a fondé d'autre part l'histoire de l'art en définissant des périodes par la succession des styles et analysé les multiples influences.

C'est en écho aux oeuvres de Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), Goethe et Schiller développèrent une recherche et une pratique littéraires d'imitation des modèles classiques et des Grecs anciens. Mais aussi une compréhension des évolutions sociales et culturelles à travers le prisme de l'esthétique. 

Goethe se concentre alors sur les œuvres de Johann Joachim Winckelmann, "Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst" (Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, 1756), "Geschichte der Kunst des Altertums" (Histoire de l'art antique, 1764) et édite en 1805 "Winckelmann und sein Jahrhundert in Briefen und Aufsätzen" (Winckelmann et son siècle). Un Winckelmann qui avait suscité, quelques années auparavant, la réaction de Lessing au sujet de son interprétation du groupe statutaire de Laocoon dans lequel il voyait l'expression parfaite de cette "noble simplicité", "calme grandeur" ("edle Einfalt", "stille GröBe"), Winckelmann qui rejette la boursouflure, l'exagération et donc la disharmonie du baroque, et considère l'art des Grecs anciens comme la réalisation de l'art parfait, l'expression inégalée de l'harmonie entre sentiment et raison, nature et culture. La culture grecque est une "culture aristocratique" qui, par la noblesse de ses thèmes et la noblesse de son expression, a pour but d'élever l'homme et de le sauver.

C'est l'esthétique de Winckelmann qui présidera à la création de "Iphigenie auf Tauris" (lphigénie en Tauride) en 1787. A la première version en prose, Goethe préfère une version en vers iambiques de cinq mesures ("der Blankvers"), réhabilité par Lessing. De même, autrefois fervent admirateur de la licence dramatique de Shakespeare, il réhabilité dans sa pièce la règle des trois unités. Tout ne doit être qu'harmonie, que clarté pour exprimer le conflit intérieur d'lphigénie. lphigénie nous apprend à discipliner nos instincts et nos sentiments, à concilier devoir et désir. lphigénie est une "belle âme", tout comme la princesse Eléonore d'Este dans "Torquato Tasso" (1790) dans lequel Goethe traite d'un thème récurrent de la littérature allemande : l'inadaptation du poète au monde qui l'entoure : "Erlaubt ist, was sich ziemt" ("est permis ce qui sied") répond Eléonore au Tasse...

 

1795 - Goethe dans un essai au titre singulier, "Der literarische Sansculottismus" (Le Sans-culottisme littéraire) publié en 1795, dans "Die Horen" (Les Heures) (1795-1798), une revue littéraire fondée par Schiller à Weimar, définit le "Classicisme" par le terme d'exemplarité, du plus haut degré de perfection possible atteint par une nation avec laquelle l'auteur classique se sent en totale harmonie...

"Wann und wo entsteht ein klassischer Nationalautor ? Wenn er in der Geschichte seiner Nation groBe Begebenheiten und ihre Folgen in einer glücklichen und bedeutenden Einheit vorfindet ; wenn er in den Gesinnungen seiner Landsleute GröBe, in ihren Empfindungen Tiefe und in ihren Handlungen Stärke und Konsequenz nicht vermiBt ; wenn er selbst, vom Nationalgeiste durchdrungen, durch ein einwohnendes Genie sich fähig fühlt, mit dem Vergangnen wie mit dem Gegenwärtigen zu sympathisieren ; wenn er seine Nation auf einem hohen Grade der Kultur findet, so daB ihm seine eigene Bildung leicht wird ; wenn er viele Materialien gesammelt, vollkommene oder unvollkommene Versuche seiner Vorgänger vor sich sieht und so viel äuBere und innere Umstände zusammentreflen, daB er kein schweres Lehrgeld zu zahlen braucht, daB er in den besten Jahren seines Lebens ein groiåes Werk zu übersehen, zu ordnen und in einem Sinne auszuführen fähig ist."

De quelle nation s'agit-il, peut-on considérer que l'Empire allemand offre à notre auteur la splendeur nécessaire à l'épanouissement du classicisme ? En fait, Goethe mesure tout de même une certaine inadéquation entre son aspiration à la Beauté et la réalité historique de l'Empire : "Man halte diese Bedingungen, unter denen allein ein klassischer Schrittsteller, besonders ein prosaischer, möglich wird, gegen die Umstände, unter denen die besten Deutschen dieses Jahrhunderts gearbeitet haben.."

Les Lumières ont conduit à l'avènement de la Révolution en France, et nombre d'auteurs allemands adhèrent dans un premier temps à ce mouvement, Klopstock qui en 1792 est fait citoyen d'honneur de la République française, Hölderlin et son ami Isaac Sinclair dont l'attachement aux idéaux de la Révolution lui vaut d'être arrêté en 1805, le jacobin Georg Forster (1754-1794), qui crée l'éphémère République de Mayence (de mars à juillet 1793) et meurt en 1794 à Paris, proscrit par l'empereur François 1er d'Autriche. Le régime de terreur qui suivra fit très rapidement se détourner plus d'un Allemand de la Révolution française. C'est dans ce contexte de grande désillusion vis-à-vis de de la révolution française sous la Terreur, que Schiller, en quête de liberté, en vient à concevoir un "État selon la raison", (Vernunftstaat), un Etat dont le stade dernier serait un État esthétique, car, ce ne semble que dans le royaume du "Beau" que l'on puisse espérer un "idéal d'égalité" incarné dans une "existence effective": d'où la nécessité de concevoir un programme d'éducation esthétique et morale...

La fin du Saint-Empire romain germanique est quant à elle inexorable : le Recès de la Diète d'Empire date du 25 février 1803, à Ratisbonne, mettant fin aux principautés ecclésiastiques et à 45 villes libres, et l'Empire disparaît le 6 août 1806.

Et c'est dans en cette période particulièrement trouble que Goethe affirme son "classicisme": le Stürmer und Dränger s'est assagi, il n'est plus question du génie qui rejette toute règle et dénonce les conditions sociales de la bourgeoisie émergeante, il est désormais préoccupé d'harmonie, veut réconcilier l'homme et l'Etat, l'homme et la société...

Cette réconciliation et l'équilibre que Goethe entend instaurer puisent leurs ressources dans l'art antique, dans cet art gréco-romain auquel il s'est familiarisé pendant son voyage en Italie. Un voyage initiatique dont il expose les souvenirs dans "Italienische Reise", en 1816-1817. Dans ses "Römische Elegien" (Elégies romaines, 1795), Goethe recourt à l'élégante forme du distique, couple de deux vers emprunté aux poètes antiques, pour évoquer sa découverte d'un monde nouveau, d'un monde lumineux. 

Et c'est cette lumière que célèbre, dans "Wilhelm Meisters Lehrjahre" (Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, 1795-1796), la première strophe de la chanson de Mignon, exprimant l'inguérissable dépaysement de la jeune Italienne en Allemagne, "Kennst du das Land wo die Zitronen blühen", une ballade mise en musique par Beethoven et qui appartient à ce classicisme qui gagne progressivement Goethe...

 

Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn,

lm dunkeln Laub die Gold-Orangen glühn,

Ein sanfter Wind vom blauen Himmel weht,

Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht ?

Kennst du es wohl ?

Dahin ! Dahin

Möcht ich mit dir, o mein Geliebter, ziehn.

 

Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent, 

ou, dans la feuillée sombre, rougissent les oranges d'or? 

un vent léger descend du ciel d'azur, le myrte croit discret; 

et le laurier superbe, le connais-tu bien?

Là-bas ! là-bas je voudrais aller, mon bien-aimé, avec toi!.....

 

1794-1795 - La rencontre de Goethe et de Schiller...

Le classicisme weimarien n'aurait sans doute pas vu le jour sans la rencontre de 1794 entre ces deux grands poètes. La toute première, en 1788, est un échec, deux egos s'affrontent dans le salon de Mme de Lengefeld, Schiller n’est encore que l’auteur de Don Carlos. C'est qu'à son retour d'Italie, ivre de la belle antiquité et plein de mépris pour la littérature tapageuse et violente qui, depuis une quinzaine d'années, restait à la mode en Allemagne, Goethe éprouva, en voyant le succès des premiers drames de Schiller, le dégoût aristocratique d'un homme que ses voyages ont initié à une civilisation, à une philosophie, à un art supérieurs, et qui retrouve ses pauvres compatriotes continuant de gaieté de cœur à s'enfoncer dans la barbarie. "Les Brigands" sont un défi jeté à la société, la "Conjuration de Fiesque" un réquisitoire contre la monarchie, "Intrigue et Amour" une dénonciation de la noblesse, signalée à la colère et aux vengeances du peuple. «Je n'aimais point Schiller», écrit donc l'auteur d'Iphigénie; «je déteste Goethe», écrivait l'auteur de Don Carlos, plus ardent, comme toujours, dans l'expression de son sentiment. Mais de la rencontre de 1794 va naître une collaboration et une émulation fructueuses comme l'attestent les revues qu'ils éditent : Schiller lance en 1795 "Die Horen" (Les Heures), revue à laquelle participent Herder, Goethe, les deux frères Humboldt, Karl Theodor von Dalberg; et Goethe en 1798 "Die Propyläen" (Les Propylées). 

 

Dans la revue "Musenalmanach" (Almanach des muses), reprise en 1797 par Schiller, les deux auteurs publient les "Xenien" (Les Xénies), des distiques assassins contre les prétentions et la médiocrité des philistins allemands, obstacles à l'épanouissement du classicisme. Le premier donne le ton, personne ne peut passer sans avoir au préalable décliné son identité :

 

"Halt Passagiere ! Wer seid ihr? Wes Standes und Charakteres ?

Niemand passieret hier durch, bis er den PaB mir gezeigt."

 

1795-1796 - Goethe, "Wilhelm Meisters Lehrjahre"

La série des romans de formation ("der Bildungsroman") consacrés à Wilhelm Meister illustre l'évolution de Goethe et vingt années de travail. Depuis 1780, pour lui, nous restons toute notre vie des "apprentis", jusqu'à notre dernier souffle, nous devons travailler à nous réaliser nous-mêmes. Et tout impératif catégorique étranger à ce que nous sommes répugne souverainement au poète. Ainsi, le sommet atteint par Wilhelm ne sera pas la poésie ou le théâtre, mais la vie active. C'est autour de la contradiction entre ces deux vies que s'organisent les romans. A cela ajoutons les figures féminines qui accompagnent chaque phase de la vie de Wilhelm, dans le monde du théâtre comme dans dans celui de l'aristocratie, Thérèse, femme d'intelligence pratique, ou Nathalie, qui le conquiert et l'épouse. En dehors des scènes réalistes qui choquèrent ses contemporains, Goethe constellent ses romans de descriptions visuelles et de réflexions sur la vie...

 

 Le premier, "Wilhelm Meisters Lehrjahre" (Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister) commencé en 1776, paraît en 1795-1796. Le héros, le jeune Wilhelm, en quête d'idéal, dépasse ses erreurs pour atteindre son humanité. "Wilhelm Meister theatralische Sendung" (La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister), écrit entre 1777 et 1785, ne fut découvert qu'en 1912 et représente une première rédaction des Années d'apprentissage. Le dernier, "Wilhelm Meisters Wanderjahre" (Les Années de voyage de Wilhelm Meister, 1821-1829), propose un sous-titre évocateur, parfait résumé de l'évolution goethéenne : "Die Entsagenden" ("Les renonçants"). Le héros, triomphant de son égoïsme juvénile, s'est ouvert aux autres : lui qui voulait être comédien est désormais médecin, l'intégration sociale est affirmée...

 

Dans "Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister", le héros, jeune bourgeois qui se croit appelé à rénover le théâtre allemand, se mêle à une troupe de comédiens. Ce thème s'enrichit d'épisodes sentimentaux, dont le plus célèbre est l'aventure de Wilhelm et de Mignon. À la fin de ce premier roman, Wilhelm découvre le château des Sages qui lui proposent les maximes de conduite auxquelles il se conformera. Goethe, avec son goût pour l'introspection, et où le piétisme joue un rôle déterminant dans la prise de conscience de la psychologie humaine, construit un modèle qui influencera nombre de classiques de la littérature allemande : "Geschichte des Agathon" (1766-1767), de Wieland, "Anton Reiser" (1785-1790), de Karl Philipp Moritz, "Der grüne Heinrich" (Henri le Vert, 1854) de Gottfried Keller, "Der Nachsommer" (L'Eté de la Saint-Martin, 1857) d'Adalbert Stifter, "Der Hungerpastor" (Le Pasteur famélique, 1864) de Wilhelm Raabe, et "Das Glasperlenspiel" (Le Jeu des perles de verre, 1943) de Hermann Hesse, ou l'anti-roman de formation ("derAntibildungsroman") de Günter Grass, "Die Blechtrommel" (Le Tambour) (1959).

 

Le jeune Wilhelm Meister, fils de bourgeois, bien que déjà orienté vers le commerce paternel, a deux raisons qui le font se diriger vers le théâtre : poète lui-même, il a déjà écrit de nombreux ouvrages qu'il désirerait voir représentés; en outre, il a une liaison avec l'actrice Marianne. Se croyant trompé par elle, il l'abandonne, mais tombe aussitôt dans un tel désespoir que son ami Werner, qui est aussi son associé en affaires, lui conseille, pour se distraire, de faire un voyage afin de recouvrer quelques créances pour leur maison. 

 

CHAPITRE XV.

"Heureuse jeunesse ! heureux temps des premières amours ! L’homme est alors comme un enfant, qui s’amuse pendant des heures avec l’écho, fait seul les frais de la conversation, et s’en trouve toujours assez content, quand même l’interlocuteur invisible ne répète que les dernières syllabes des mots qu’on lui jette.

Tel était Wilhelm dans les premiers et surtout dans les derniers temps de sa passion pour Marianne, lorsqu’il reportait sur elle tous les trésors de ses sentiments, et se regardait auprès d’elle comme un mendiant qui vivait de ses aumônes. De même qu’une contrée nous paraît plus charmante, ou plutôt ne nous charme que dorée par le soleil , tout ce qui entourait Marianne, tout ce qui la touchait, était plus beau, plus magnifique, aux yeux de son amant.

Combien de fois il se tenait, au théâtre, derrière tes coulisses, privilège qu’il avait sollicité et obtenu du directeur! Alors sans doute la magie de la perspective, avait disparu, mais le charme bien plus puissant de l’amour commençait à opérer avec toute sa force. Il pouvait rester des heures auprès de l’immonde char de lumière, respirer la fumée des lampes, suivre des yeux sa bien-aimée sur la scène, et, lorsqu’elle rentrait dans les coulisses et le regardait avec amitié, il se sentait ivre de joie, et, parmi cet échafaudage de planches et de solives, il se croyait transporté dans un paradis. Les agneaux empaillés, les cascades en toile gommée, les rosiers de carton, les chaumières qui n’avaient qu’une seule face, éveillaient en lui d’aimables et poétiques images d’un vieux monde pastoral. Les danseuses même les plus laides à voir de près ne lui déplaisaient pas toujours, parce qu’elles figuraient sur les mêmes planches que son amante. Il est donc vrai que l’amour, qui sait d’abord animer les berceaux de roses, les bosquets de myrtes et le clair de lune, peut donner aussi une apparence de vie aux rognures de bois et aux découpures de papier! C'est un merveilleux assaisonnement, qui peut rendre appétissants les ragoûts les plus insipides.

Celle magie était assurément nécessaire pour lui rendre supportable, agréable même, dans la suite, l’état où il trouvait d’ordinaire la chambre de Marianne et parfais aussi sa personne. 

Élevé dans une élégante maison bourgeoise, il vivait dans l’ordre et la propreté comme dans sou élément ; ayant hérité une partie des goûts fastueux de son père, il avait su, dès son enfance, décorer pompeusement sa chambre, qu’il regardait comme son petit royaume. Les rideaux de son lit étaient relevés à grands plis et retenus par une campane, comme on a coutume de représenter les trônes; un tapis couvrait le plancher, et un autre, plus précieux, la table ; il plaçait et disposait ses livres et ses meubles avec un soin si minutieux, qu’un peintre flamand aurait pu en tirer des groupes excellents pour ses tableaux d’intérieur. Il avait disposé un bonnet de coton en forme de turban, et fait tailler, dans le goût oriental, les manches de sa robe de chambre; il en donnait toutefois pour motif que les longues et larges manches le gênaient pour écrire. Le soir, lorsqu’il était seul, et qu’il n’avait plus à craindre d’être dérangé, il passait d’ordinaire une écharpe de soie autour de son corps ; on assure même qu’il mettait quelquefois à sa ceinture un poignard, déterré dans un vieux dépôt d’armures ; équipé de la sorte, il répétait ses rôles tragiques, et c’était dans les mêmes dispositions que, s’agenouillant sur le tapis, il faisait sa prière.

Comme alors il trouvait heureux le comédien qu’il voyait possesseur de tant d’habits majestueux, d’équipements et d’armes, ne cessant jamais de s’exercer aux nobles manières, et dont rime semblait un miroir fidèle des situations, des passions, des sentiments les plus admirables et les plus sublimes que le monde eût jamais produits! Wilhelm se représentait aussi la vie privée d’un comédien comme une suite de nobles actions et de travaux, dont son apparition sur le théâtre était le couronnement : à peu près comme l’argent, longtemps exposé à la flamme qui l’éprouve, parait enfin brillamment coloré aux yeux de l’ouvrier, et lui annonce en même temps que le métal est pur de tout alliage.

Aussi, quelle fut d’abord sa surprise, lorsqu’il se trouva chez sa maîtresse , et qu’à travers l’heureux nuage qui l’entourait , il jeta un coup d’œil, à la dérobée, sur la table, les sièges et le parquet! Les débris d’une toilette fugitive, fragile et menteuse, étaient là pêle-mêle , dans un désordre affreux, comme la robe éclatante des poissons écaillés. L’attirail de la propreté, les peignes, les savons, les serviettes, la pommade, restaient exposés à la vue, avec les traces de leur usage; musique, rôles et souliers, linge de corps et fleurs artificielles, étuis, épingles à cheveux, pots de fard et rubans, livres et chapeaux de paille, ne dédaignaient pas le voisinage l’un de l’autre; tous étaient réunis dans un élément commun , la poudre et la poussière. Mais comme, en présence de Marianne, Wilhelm faisait peu d’attention à tout le reste, que même tout ce qui lui appartenait, ce qu’elle avait touché, lui devenait agréable, il finit par trouver à ce ménage en désordre un charme qu’il n’avait jamais senti au milieu de sa brillante et pompeuse régularité. Lorsqu’il déplaçait le corset de Marianne pour ouvrir le clavecin; qu’il posait ses robes sur le lit pour trouver où s’asseoir; lorsqu’elle-même, avec une liberté naïve, ne cherchait pas à lui cacher certains détails, que la décence a coutume de dérober aux regards : il lui semblait que chaque instant le rapprochait d’elle, et qu’il s’établissait entre eux une existence commune, resserrée par d’invisibles liens.

Il ne lui était pas aussi facile d’accorder avec ses idées la conduite des autres comédiens , qu’il rencontrait quelquefois chez Marianne dans ses premières visites. Occupés à ne rien faire, ils ne semblaient pas songer du tout à leur vocation et à leur état. Wilhelm ne les entendait jamais discourir sur le mérite poétique d’une pièce de théâtre et en porter un jugement Juste ou faux. La question unique était toujours : cette pièce fera-t-elle de l’argent? fera-t-elle courir le monde? Combien de fois pourra- t-elle être donnée?... Et autres réflexions pareilles. Puis on se déchaînait ordinairement contre le directeur : il était trop avare d’appointements, et surtout injuste envers tel ou tel; puis on en venait au public; on disait qu’il accorde rarement ses suffrages au vrai talent; que le théâtre allemand se perfectionne de jour en jour; que l’acteur est toujours plus honoré selon ses mérites , et ne saurait jamais l’être assez; puis l’on parlait beaucoup des cafés et des jardins publics et de ce qui s’y était passé; des dettes d’un camarade, qui devait subir des retenues; de la disproportion des appointements; des cabales d’un parti contraire ; sur quoi, l’on finissait pourtant par signaler de nouveau la grande et légitime attention du public ; et l’influence du théâtre sur la culture d’une nation et sur celle du monde n’était pas oubliée.

Toutes ces choses, qui avaient déjà fait passer à Wilhelm bien des heures inquiètes, lui revenaient alors à la mémoire, tandis que son cheval le ramenait lentement à la maison, et il réfléchissait aux diverses aventures qu’il avait rencontrées. Il avait vu de ses yeux le trouble que la fuite d’une jeune fille avait jeté dans une bonne famille bourgeoise et même dans un bourg tout entier; les scènes du grand chemin et de la maison du bailli, les sentiments de Mélina et tout le reste, se représentaient à lui, et jetaient son esprit vif, impétueux, dans une pénible inquiétude qu’il ne souffrit pas longtemps : il donna de l’éperon à son cheval , et se hâta de gagner la ville.

Mais il ne faisait que courir au-devant de nouveaux chagrins..."

 

À peine parti, il fait la rencontre d'un jeune couple, prend part à ses malheurs et l'accompagne devant le juge. ll s'agit d'un enlèvement. Une jeune fille, lasse de la vie bourgeoise, s'est laissée séduire par Mélina, directeur d'une compagnie de théâtre ambulant. Wilhelm se retrouve ainsi par hasard, précisément dans le milieu qui l'avait toujours fasciné. Comme, de son côté, il a découvert parmi les artistes ambulants Mignon, une petite fille gracieuse, délicate, maladive, qu'il a soustraite à son milieu grossier et prise avec lui, et comme, en outre, il s'intéresse à la singulière et énigmatique figure du vieil harpiste mélancolique inséparable de Mignon, Mélina réussit facilement à attacher Wilhelm à sa compagne et à lui faire financer l'affaire. Ils voyagent ensemble, et le jeune homme se mêle à ce milieu douteux, d'autant plus que celle qui joue les rôles légers de femme, Philine, vit aussi son rôle dans la réalité. Usant de ses charmes, elle le séduit et lui fait parfois oublier Marianne, qu'il espère cependant retrouver un jour. Un comte, de passage dans une auberge, fait la rencontre de la troupe et, comme il projette une série de réjouissances dans son château, à l'occasion de la visite du prince, il l'emmène avec lui.

Alors Wilhelm monte sur la scène d'un nouveau théâtre, la vie de cour, et devient le favori d'une baronne. C'est à cette époque qu'il est amené, sur les conseils d'un courtisan, Jarno, à lire Shakespeare qui est pour lui une révélation existentielle....

 

CHAPITRE XI.

"Wilhelm avait à peine lu quelques pièces de Shakespeare, qu’il se trouva hors d’état de continuer, tant elles avaient fait sur lui une forte impression. Toute son âme était profondément émue. Il chercha l’occasion de s’entretenir avec Jarno, et ne put assez le remercier des jouissances qu’il lui avait procurées.

« J’avais bien prévu, lui dit Jarno, que vous ne resteriez pas insensible au mérite éminent du plus extraordinaire et du plus admirable de tous les écrivains.

— Oui, dit Wilhelm, je ne me souviens pas qu’un livre, un homme ou un événement quelconque ait produit sur moi d’aussi grands effets que les drames excellents que votre complaisance m'a fait connaître. On les dirait l’œuvre d’un génie céleste, qui s’approche des hommes pour leur apprendre, de la manière la plus douce, à se connaître eux-mêmes. Ce ne sont pas des poèmes : on croit voir ouvert devant soi le vaste livre du destin, dans lequel le vent orageux de la vie la plus agitée gronde et tourne et retourne avec violence les feuillets. Ce mélange de force et de tendresse, de calme et de violence, m’a tellement surpris et mis hors de moi, que j’attends avec la plus vive impatience le moment où je serai en état de poursuivre ma lecture.

— A merveille! dit Jarno, en serrant la main de notre ami; voilà ce que je désirais ; et les suites que j'en espère ne tarderont pas à se faire voir.

— Je voudrais, reprit Wilhelm, pouvoir vous dépeindre tout ce qui se passe en moi. Tous les pressentiments sur l'homme et sa destinée qui m’ont suivi confusément dès mon enfance, je les trouve réalisés et développés dans les pièces de Shakespeare. Il semble qu’il nous explique tous les mystères, sans que l’on puisse dire toutefois : « Voici ou voilà le mot qui les résout. » Ses personnages semblent être des hommes naturels, et pourtant ils n’en sont pas. Ces êtres, si mystérieux et si complexes, agissent devant nous, dans ses ouvrages, comme s’ils étaient des monstres dont le cadran et la boîte seraient de cristal; elles indiqueraient, selon leur destination, le cours des heures, et laisseraient voir en même temps les rouages et les ressorts qui les font mouvoir. Quelques regards jetés dans le inonde de Shakespeare m’excitent plus que toute autre chose à m’avancer d’un pas plus rapide dans le monde réel, à me plonger dans le flot des événements dont il sera le théâtre, et à puiser un jour, s’il m’est possible, quelques coupes dans la vaste mer de la vraie nature, pour les verser, du haut de la scène, au public de ma patrie, altéré de ce breuvage.

— Je suis charmé des dispositions dans lesquelles je vous trouve, dit Jarno, en posant sa main sur l’épaule du jeune homme transporté; ne laissez pas sans exécution le projet d’entrer dans une vie active, et hâtez-vous d’employer diligemment vos bonnes années. Si je puis vous être utile, ce sera de tout mon cœur. Je ne vous ni pas encore demandé comment vous êtes entré dans cette société, qui ne convient sans doute ni à votre éducation ni à votre naissance. J'espère du moins, et je vois même, que vous désirez en sortir. Je ne connais ni votre famille ni l’état de vos affaires ; voyez ce qu’il vous conviendra de me confier. Je vous ferai seulement observer que les temps de guerre où nous vivons peuvent amener de prompts changements de fortune. S’il vous plaît de consacrer vos forces et vos talents à notre service; si la fatigue, et au besoin même le danger, ne vous effrayent pas, j’ai à présent même l’occasion de vous établir dans un poste que vous ne regretterez pas dans la suite d’avoir occupé quelque temps. »

Wilhelm ne put exprimer assez vivement sa reconnaissance, et s’empressa de faire à son ami et protecteur toute l'histoire de sa vie...."

 

Après le départ du prince, la compagnie est congédiée. Alors que la troupe, au passage d'une forêt, est attaquée par des bandits, Wilhelm a le malheur d'être blessé et serait perdu si, parmi les nobles cavaliers accourus à leur secours, une femme qu'il ne connaît pas, et que dans son souvenir il appellera l'Amazone, ne le faisait soigner par son médecin. Une fois disparue, elle demeurera, comme Marianne, un nouveau sujet de nostalgie. À la suite de cet événement, la troupe de Mélina se disperse, et Wilhelm (toujours accompagné de Mignon et du harpiste) s'associe à un nouveau directeur, Serlo, le premier homme de théâtre vraiment expérimenté, avec lequel il peut approfondir les questions qui lui tiennent tant à cœur. La sœur de Serlo, Aurélie, abandonnée par son ami Lothaire, prend Wilhelm pour confident et s'attache à lui, sans qu'il puisse la sauver de son désespoir et de son exaltation, qu'elle traduit par les accents passionnés d'une actrice. 

Apres la mort d'Aurélie, Wilhelm s'achemine vers le château de Lothaire pour lui faire des reproches indignés. Mais il arrive dans un milieu inattendu : il se trouve parmi un groupe de "Sages", qui surveillent, secrètement et de loin, l'éducation de ceux qu'ils choisissent.

Wilhelm trouve le compte rendu de toutes ses pérégrinations, ainsi qu'une lettre contenant les sentences qui doivent lui servir de règle de conduite. C'est là qu'il retrouve également son "Amazone" tant désirée. C'est Nathalie. Mais, à côté d'elle, son amie Thérèse, femme d'intelligence pratique et d'une activité infatigable, qui deviendra la femme de Lothaire, partage les inclinations de son cœur. Jusqu'au dernier moment, nous ne savons vers laquelle de ces deux femmes le destin dirigera Wilhelm. Finalement, Nathalie le conquiert et l'épouse : elle est la femme qui unit, dans une parfaite harmonie, l'humanisme esthétique et religieux et le plus complet dévouement....

 

 "Wilhelm Meisters Wanderjahre" (1821-1829)

"Les Années de voyage de Wilhelm Meister", conçu dès 1798 comme devant être la suite et la conclusion des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, ne prit forme qu'à partir de 1807 pour ne commencer à être publié qu'à partir de 1821. L'œuvre fut finalement publiée en trois volumes, en 1837. Wilhelm Meister n'est plus le véritable personnage principal, mais celui qui donne une certaine unité à l'oeuvre, c'est l'éducation de son fils, Félix, qui appartient à une autre génération que celle de son père, qui en constitue le sujet principal. Une génération qui ne privilégie plus un idéal de culture encyclopédique, mais entend "se borner à un métier" : "pour un esprit sans envergure, il restera toujours un métier, pour un esprit plus élevé, il deviendra un art. Le meilleur des hommes, lorsqu'il fait une chose, fait tout; autrement dit, moins paradoxalement, il voit dans la chose unique qu'il accomplit le symbole de tout ce qui est fait avec rectitude", dit Montan, la nouvelle personnification du Jarno des Années d'apprentissage. Dans ce nouveau contexte, sous l'œil vigilant d'un oncle bienfaisant, entouré de ses neveux, Lénardo, Julie et Hersilie, qui rappellent Lothaire, Nathalie et la Comtesse, règne la devise, "En parlant de l'utile, à travers le vrai, on atteint au beau." L'ensemble est assez lourd, une idée domine les dernières réflexions de Goethe, chacun doit, à sa mesure, s'intégrer dans le Tout, et ainsi ressentir sa relation à l'universel...

 

1797 - Goethe, "Hermann und Dorothee" 

"Hermann et Dorothée" est, avec "Iphigénie en Tauride", la plus belle création de Goethe dans le genre classique, et porte ainsi l’imitation du style antique jusqu’aux dernières limites où elle peut se concilier avec le naturel. Ses personnages, un pasteur, un pharmacien, parlent comme Nestor et Ulysse; des objets de la vie ordinaire se présentent accompagnés d’une épithète homérique. Mais ce qui sauve toutes les hardiesses, c’est la parfaite harmonie de l’ensemble; il n’y a pas, dans tout le poème, une seule phrase qui détonne. L'action se déroule sur fond de RévoIution française.

Le premier chant, "le malheur partagé", toute une population allemande fuit, dans une localité frontalière, l'avancée des soldats de la révolution. La mort sur l'échafaud du premier fiancé de Dorothea, ardent défenseur des idéaux révolutionnaires, équivaut à la condamnation sans appel de la Révolution française. Avec son second fiancé, Hermann, Dorothea se retire dans la quiétude de la sphère privée. leur idylle triomphe de l'adversité, neuf chants dont le septième comporte la célèbre scène d'amour à la fontaine, où Hermann et Dorothée, tout en parlant, contemplent dans l'eau leurs visages, tandis qu'un "doux désirs les gagne"...

 

"En parlant ainsi elle descend, avec Hermann, les larges degrés de la fontaine, et, tous deux s'asseyent côte à côte sur le petit parapet qui l'entoure. La jeune fille se penche pour puiser de l'eau; Hermann prend l'autre cruche et se penche aussi. Leur double image se réfléchit dans le miroir azuré de la source; leurs visages se rapprochent au sein du cristal limpide et se sourient d'un air amical.

— Laisse-moi boire, dit gaiement le jeune homme.

Elle lui présente la cruche, puis tous deux se reposent avec confiance, appuyés sur les urnes. Elle l'interroge à son tour.

— Comment te trouves-tu ici, demande- t-elle, sans tes chevaux et sans ta voiture, loin de l'endroit où je t'ai vu pour la première fois? Pourquoi donc es-tu venu ici?

Hermann réfléchit, baisse la tête, puis, la relevant, il se sent rassuré et encouragé par le regard bienveillant de la jeune fille, et pourtant il lui serait impossible de parler d'amour. Il n'y a dans les yeux de l'étrangère aucune expression de tendresse ; il ne s'y peint qu'une sagesse calme, qui commande un langage raisonnable. Le jeune homme se recueille quelques instants, puis, s'adressant à elle avec confiance :

— Écoute, mon enfant, lui dit-il, je veux répondre à tes questions. Si je suis venu ici, c'est à cause de toi. Pourquoi te le cacherais-je? Je mène une vie heureuse chez mes bons parents; je les aide à diriger la maison et à cultiver les champs ; car je suis leur fils unique, et les travaux ne nous manquent pas. C'est à moi qu'est confié le soin de régir les domaines, mon père s'occupe activement des affaires du dehors, et ma mère est à la tète du ménage. Mais tu sais, sans doute, comment les domestiques, tantôt par leur légèreté, tantôt par leur mauvaise foi, chagrinent et fatiguent une maîtresse de maison, obligée de remplacer souvent ses serviteurs, ou plutôt d'échanger leurs défauts contre d'autres. Ma mère désire, depuis longtemps, avoir près d'elle une jeune fille qui puisse, par son travail comme par son affection, lui tenir lieu de la fille qu'elle a malheureusement perdue. Quand je t'ai aperçue ce matin, près de cette voiture, avec ta physionomie ouverte et franche, avec ton apparence de force et de santé, quand je t'ai entendu parler avec un sens si droit, j'ai été frappé de cette rencontre; j'ai couru à la maison, et j'ai vanté ton mérite à nos parents, à nos amis, à tout le monde, et, maintenant, je viens te déclarer leur désir et le mien... Pardonne-moi si j'ose...

— Ne craignez rien... achevez, répond la jeune fille; je ne me trouve point offensée; je vous écoute, au contraire, avec reconnaissance. Ainsi, dites-moi tout, le mot n'a rien qui m'effraye ; vous voudriez me faire entrer chez vos parents comme servante, pour tenir votre maison en ordre. Vous espérez trouver en moi une fille active, laborieuse et d'un heureux caractère. Ma réponse sera aussi nette que votre proposition. Oui, je suivrai la voix de ma destinée, je m'en irai avec vous. Mon devoir est accompli; j'ai remis l'accouchée entre les mains des siens, qui sont heureux de la voir sauvée. La plupart sont déjà réunis autour d'elle ; les autres ne tarderont pas à la rejoindre. Tous nos compagnons se figurent qu'ils vont rentrer dans leur pays : ainsi le fugitif aime à se créer des illusions. Mais moi, dans ces temps de malheurs qui en présagent d'autres, je ne me berce pas de vaines espérances. Tous nos anciens liens sont rompus, et la nécessité doit en créer de nouveaux. Si je puis gagner ma vie sous le toit d'un homme respectable, en travaillant pour lui et sa digne femme, j'y consens volontiers ; car une jeune fille errante expose sa réputation. Oui, je serai prête à vous suivre dès que j'aurai rapporté cette cruche à mes amis et que j'aurai reçu leurs bénédictions. Venez avec moi, il faut que vous les voyez, et que ce soient eux- mêmes qui me remettent entre vos mains.

Hermann est pénétré de joie en écoutant cette résolution. Il se demande un instant s'il ne dira pas la vérité à la jeune fille ; mais il juge plus prudent de la laisser dans son erreur et de la conduire dans la maison paternelle pour essayer ensuite de gagner son amour. Et puis, il a remarqué un certain anneau qu'elle porte au doigt; aussi l'a-t-il laissée parler sans l'interrompre.

— Allons-nous-en, dit-elle, on blâme toujours les jeunes filles quand elles s'attardent à la fontaine, et cependant il est si doux de causer près de la source bouillonnante.

Tous deux se lèvent, jettent un dernier regard sur la fontaine, et sont émus du même regret. Elle prend en silence les deux cruches par leurs anses et remonte les degrés. Hermann la suit et demande à porter une de ses cruches, afin d'alléger son fardeau.

— Non, répond-elle, laissez-moi faire..."

 

Le huitième chant apportera une autre célèbre scène d'amour, lorsque Dorothée se dirige en compagnie d'Hermann vers la demeure de ce dernier, une promenade sentimentale et de douces confidences à travers vignes et champs...

La Révolution française, manifestation de la disharmonie du monde, devait servir de toile de fond à une trilogie dont seul le premier volet nous est parvenu : "Die natürliche Tochter" (La Fillle naturelle, 1803)...

 

 En 1799, Schiller s'établit définitivement à Weimar,

où il compose les chefs-d'œuvre dramatiques de sa maturité. Il achève cette même année la grande trilogie "Wallenstein", qui montre l'homme d'action entraîné par une nécessité historique qui le force à agir, "Marie Stuart" (1800) qui met au centre de son action l'acceptation du supplice et la purification morale de l'héroïne, "La Pucelle d'Orléans" (1801), qui s'éloigne délibérément de l'exactitude historique pour donner libre cours au merveilleux, tout en faisant de Jeanne d'Arc l'exemple de sa conception du sublime, "La Fiancée de Messine" (1801), une tragédie avec chœurs qui intègre l'expérience shakespearienne au modèle antique et place au centre de l'action les thèmes du destin et de la faute, enfin "Guillaume Tell" (1804), une pièce dominée tout entière par l'idée de liberté...