Apollinaire (1880-1918), "La Chanson du mal aimé" (1909), "Alcools" (1913) - Marie Laurencin (1883-1956) - Robert Delaunay (1885-1941) - Sonia Delaunay-Terk (1885-1979) ..

Last update: 31/12/2016


A Paris, dans les cafés du Quartier Latin et de Montparnasse, c'est alors, au déclin du Symbolisme, un fourmillement d'idées, d'écoles et de revues souvent éphémères. De toutes les avant-gardes, Apollinaire fut au cœur du mouvement moderniste français dans les années 1920. Ami intime de Picasso, lié à Derain ou à Dufy, il fut un important critique d'art. ll participa à la définition du mouvement cubiste et inventa le terme "orphisme" pour décrire la tendance de certains peintres à l'abstraction absolue. Il inventa également le terme de "surréaliste" et écrivit la toute première pièce du genre, "Les Mamelles de Tirésias", écrite en 1903, et jouée pour la première fois en 1917. Parmi ses plus éminents co-inspirateurs, il convient de citer Max Jacob (1876-1944) et Blaise Cendrars (1887-1961), dont les poèmes et les romans partageaient la conception d'Apollinaire de la chance, de l'expérimentation et du besoin de rompre avec la tradition, alors qu'il exhibait simultanément ses techniques apparentées au collage et sa confiance en l'ironie, la parodie et un humour souvent maniaque....


Apollinaire (1880-1918)

C'est Alcools qui a fait la gloire de Guillaume Apollinaire lorsque le livre parut en 1913. De son vrai nom Wilhelm Apollinaris de Kostrowitsky, Guillaume Apollinaire est né à Rome, fils naturel d'un officier italien, Francesco d'Aspermont, et d'Angelica Kostrowicka, aristocrate polonaise, qui l'entraîne dans une vie aventureuse à travers l'Europe. Arrivé à Paris en 1899, Guillaume se fait recenser à la mairie comme étranger. Pour gagner sa vie, il occupe divers emplois gagne-pain, fait de médiocres travaux de secrétariat et écrit des romans pornographiques et alimentaires. Il rencontre Linda Molina da Silva et en tombe amoureux, sans succès, ce qui sera une des constantes de sa vie: en permanence épris, il est souvent éconduit. Précepteur d'une jeune aristocrate, Gabrielle de Milhau, en 1901, il s'éprend ainsi de sa jeune gouvernante anglaise, Annie Playden : il sera éconduit à nouveau, – expérience qui lui inspirera quelques-uns des plus beaux poèmes dont «la Chanson du mal-aimé», qui paraîtra dans "Alcools" (1913). A partir de 1903, il se fait embaucher dans une banque, collabore à plusieurs journaux littéraires,  se lie d'amitié avec des hommes de lettres, parmi lesquels Alfred Jarry, André Salmon, André Billy et Max Jacob, et entreprend la rédaction de romans érotiques, publiés sous le manteau (les Onze Mille Verges, 1906; les Exploits d'un jeune don Juan, 1911). Menant une double activité de critique d'art et de poète, Guillaume Apollinaire vit de sa plume et s'affirme comme un écrivain d'avant-garde. Les années de bohème constituent une expérience enrichissante, brutalement interrompue par la guerre. Mobilisé, Apollinaire survivra à une grave blessure qui avait exigé sa trépanation mais succombera peu après à l'épidémie de grippe espagnole ... 


"Il n'est pas d'aspect essentiel de la poésie française qui ne se retrouve dans l'oeuvre d'Apollinaire : la tradition poétique du 16e et du 17e siècle; des réminiscences classiques; des rappels de Baudelaire et de Verlaine; les images, les thèmes et les musiques du symbolisme de la fin du 19e siècle coexistent dans le même recueil, parfois dans le même poème, avec un modernisme affiché qui inclut les trivialités, les calembours et les néologismes . Mais il y a surtout chez Apollinaire la déchirante sincérité des grands poètes de l'amour. Les "Poèmes à Lou", "Le Guetteur mélancolique" et "Les Poèmes à Madeleine" mêlent, de façon pathétique, l'amour et la guerre, le désir le plus ardent et les angoisses immédiates, la vie quotidienne et les rêveries mystiques. La complexité apparente de cette poésie n'est pas autre chose que le bouillonnement de la vie."

 

Je me souviens de mon enfance

Eau qui dormait dans un verre

Avant les tempêtes de l’espérance

Je me souviens de mon enfance

Je songe aux métamorphoses

Qui s’épanouissent dans un verre

Comme l’espoir et la tristesse

Je songe aux métamorphoses

C’est ma destinée que je lis

Dans les reflets incertains

Les jeux sont faits rien ne va plus

C’est ma destiné que je lis

 

(édition Nrf Poésie/Gallimard

«O mon cœur j'ai connu la triste et belle joie 

D'être trahi d'amour et de l'aimer encore 

O mon cœur mon orgueil je sais je suis le roi 

Le roi que n'aime point la belle aux cheveux d'or 

Rien n'a dit ma douleur à la belle qui dort 

Pour moi je me sens fort mais j'ai pitié de toi 

O mon cœur étonné triste jusqu'à la mort 

J'ai promené ma rage en les soirs blancs et froids 

Je suis un roi qui n'est pas sûr d'avoir du pain 

Sans pleurer j'ai vu fuir mes rêves en déroute 

Mes rêves aux yeux doux au visage poupin 

Pour consoler ma gloire un vent a dit Écoute 

Élève-toi toujours Ils te montrent la route 

Les squelettes de doigts terminant les sapins» 



En 1908, il fait la rencontre du peintre aquarelliste Marie Laurencin et tombe amoureux de ses œuvres – et de la personne, avec qui, il vivra jusqu'en 1912.  Elle l'introduit dans les milieux artistiques parisiens d'avant-garde: de Vlaminck, Jacob, Derain, Picasso, Braque et de Matisse. Il établit des anthologies de littérature érotique, publie en 1909 l' "Enchanteur pourrissant", en 1910, Apollinaire publie "l'Hérésiarque et Cie", recueil de seize contes merveilleux à tonalité fantastique, puis, en 1911, les courts poèmes du «Bestiaire ou Cortège d'Orphée» illustrés par Raoul Dufy. Alors que prend fin sa liaison avec Marie Laurencin, il fait paraître un essai théorique consacré à l'art contemporain, "les Peintres cubistes, méditations esthétiques" (1913) et "Alcool"s, recueil de ses meilleurs poèmes écrits entre 1898 et 1912, dont il a supprimé toute ponctuation.

Fasciné par le développement des villes modernes, il place en tête des poèmes d'Alcools le texte, «Zone», d'inspiration toute récente issue de son observation de la modernité qui le pousse à développer son goût des images insolites et des innovations poétiques, – et proche des Pâques à New York de son ami Blaise Cendrars.  


Zone

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes

La religion seule est restée toute neuve la religion

Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme

L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X

Et toi que les fenêtres observent la honte te retient

D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin

Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières

Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom

Neuve et propre du soleil elle était le clairon

Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes

Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent

Le matin par trois fois la sirène y gémit

Une cloche rageuse y aboie vers midi

Les inscriptions des enseignes et des murailles

Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent

J’aime la grâce de cette rue industrielle

Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant

Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc

Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize

Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église

Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette

Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège

Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste

Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ

C’est le beau lys que tous nous cultivons

C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent

C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère

C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières

C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité

C’est l’étoile à six branches

C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche

C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs

Il détient le record du monde pour la hauteur ...

.. Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent

L’angoisse de l’amour te serre le gosier

Comme si tu ne devais jamais plus être aimé

Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère

Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière

Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille

Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie

C’est un tableau pendu dans un sombre musée

Et quelquefois tu vas le regarder de près

 

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées

C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

 

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres

Le sang de votre Sacré Cœur m’a inondé à Montmartre

Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses

L’amour dont je souffre est une maladie honteuse

Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse

C’est toujours près de toi cette image qui passe

 

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée

Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année

Avec tes amis tu te promènes en barque

L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques

Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs

Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

 

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague

Tu te sens tout heureux une rose est sur la table

Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose

La cétoine qui dort dans le cœur de la rose

 

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit

Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis

Tu ressembles au Lazare affolé par le jour

Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours

Et tu recules aussi dans ta vie lentement

En montant au Hradchin et le soir en écoutant

Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des Pastèques



En 1914 le poète décide de s'engager, bien qu'il ne soit pas de nationalité française. Mais on n'a que faire d'étrangers dans un conflit que l'on pense bref. À Nice, il rencontre une aristocrate, Louise de Coligny-Châtillon, et lui fait la cour, en vain. Après une nouvelle demande d'engagement, il est versé au 38e régiment d'artillerie de Nîmes. Louise, qui a résisté à l'empressement du poète, cède au charme de l'artilleur. Envoyé sur le front, il partage la vie et les souffrances de tous ceux qui se battent dans les tranchées. Cette épreuve lui inspire de nombreux poèmes qui mêlent à l'horreur des évocations de guerre l'espoir de la vie et de l'amour, et des lettres du front qu'il envoie à la bien-aimée, Louise de Coligny-Châtillon, surnommée «Lou». Il en publiera un petit nombre dans «Calligrammes» (1918), accompagnées de «Poèmes de la paix et de la guerre» de «poèmes conversations» et d'«idéogrammes lyriques» qui associent dessins et mots sous forme de poèmes graphiques; les autres lettres feront l'objet, en 1947, d'une publication posthume sous le titre de «Poèmes à Lou».

 

Les "Poèmes à Lou" ne sont pas seulement des poèmes d'amour; dans le cadre de cette terrible guerre des tranchées, ils expriment toutes les nuances du sentiment, de l'érotisme le plus cru au spiritualisme le plus éthéré.

Mon Lou ma chérie Je t'envoie aujourd'hui la première pervenche

Ici dans la forêt on a organisé des luttes entre les hommes

Ils s'ennuient d'être tout seuls sans femme faut bien les amuser le dimanche

Depuis si longtemps qu'ils sont loin de tout ils savent à peine parler

Et parfois je suis tenté de leur montrer ton portrait pour que ces jeunes mâles

Réapprennent en voyant ta photo

Ce que c'est que la beauté

Mais cela c'est pour moi c'est pour moi seul

Moi seul ai le droit de parler à ce portrait qui pâlit

A ce portrait qui s'efface

Je le regarde parfois longtemps une heure deux heures

Et je regarde aussi les deux petits portraits miraculeux

Mon coeur

La bataille des aéros dure toujours

La nuit est venue

 

Quelle triste chanson font dans les nuits profondes

Les obus qui tournoient comme de petits mondes

M'aimes-tu donc mon coeur de ton âme bien née

Veut-elle du laurier dont ma tête est ornée

J'y joindrai bien aussi de ces beaux myrtes verts

Couronne des amants qui ne sont pas pervers

En attendant voici que le chêne me donne

La guerrière couronne

Et quand te reverrai-je ô Lou ma bien-aimée

Reverrai-je Paris et sa pâle lumière

Trembler les soirs de brume autour des réverbères

Reverrai-je Paris et les sourires sous les voilettes

Les petits pieds rapides des femmes inconnues

La tour de Saint-Germain des-Prés

La fontaine du Luxembourg

Et toi mon adorée mon unique adorée

Toi mon très cher amour.

                                                                           Gallimard Edit. 



Pendant une permission, dans un train qui le ramène vers «Lou», il rencontre une jeune fille, Madeleine. Amours orageuses avec l'une, tendre correspondance avec l'autre, sa «marraine de guerre», qu'il pensera même épouser, au grand dam de sa famille. Il est ensuite affecté dans le 96e régiment d'infanterie avec le grade de sous-lieutenant. Mais, blessé à la tempe par un éclat d'obus, il doit subir une trépanation (1916). Pendant sa convalescence paraît "le Poète assassiné" (1916), recueil de nouvelles et de contes. Remis sur pied, Apollinaire veut remonter au front, mais d'incessants maux de tête le font réformer, et la vie nonchalante reprend; Apollinaire se remet à l'écriture. Il fait mettre en scène un «drame surréaliste» un brin provocateur (les Mamelles de Tirésias, 1917). En 1918 il épouse Jacqueline Kolb, «la jolie rousse» du dernier poème de "Calligrammes",  mais le 9 novembre, il meurt à l’âge de 38 ans de la grippe espagnole dont l’épidémie ravage l’Europe.

 


1913 - Alcools

"Placés sous le signe du temps qui passe, les poèmes d’Alcools récréent tout un monde : celui des lieux où son existence a conduit leur auteur et dont ils entrecroisent les souvenirs, comme celui de ces grandes figures féminines qui ont traversé sa vie. Mais ils sont en même temps imprégnés d’une culture à la fois populaire et savante qui permet au poète de recueillir l’héritage du passé tout en s’ouvrant à la modernité de la vie ordinaire – les affiches ou bien les avions. On aurait ainsi tort de croire que ce recueil où s’inaugure la poésie du XXe siècle soit, à sa parution en 1913, un livre de rupture. Nourri de poèmes anciens aussi bien que récents, le chant que font entendre ceux d’Apollinaire, à l’oralité si puissante, tire ses ressources du vers régulier comme du vers libre, et il ne s’agit pas pour le poète de céder au simple plaisir du nouveau : seule compte ici sa liberté et ce que lui dicte la voix inimitable d’un lyrisme qui n’a pas cessé de nous toucher." (Livre de poche) 

Le pont Mirabeau 

 

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu'il m'en souvienne

La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l'onde si lasse

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

L'amour s'en va comme cette eau courante

L'amour s'en va

Comme la vie est lente

Et comme l'Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé 

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine 

Aubade chantée à Laetare un an passé 

C'est le printemps viens-t'en Pâquette 

Te promener au bois joli 

Les poules dans la cour caquètent 

L'aube au ciel fait de roses plis 

L'amour chemine à ta conquête 

Mars et Vénus sont revenus 

Ils s'embrassent à bouches folles 

Devant des sites ingénus 

Où sous les roses qui feuillolent 

De beaux dieux roses dansent nus 

Viens ma tendresse est la régente 

De la floraison qui paraît 

La nature est belle et touchante 

Pan sifflote dans la forêt 

Les grenouilles humides chantent 

La Chanson du Mal-Aimé 

 

Un soir de demi-brume à Londres 

Un voyou qui ressemblait à 

Mon amour vint à ma rencontre 

Et le regard qu'il me jeta 

Me fit baisser les yeux de honte 

Je suivis ce mauvais garçon 

Qui sifflotait mains dans les poches 

Nous semblions entre les maisons 

Onde ouverte de la Mer Rouge 

Lui les Hébreux moi Pharaon 

Que tombent ces vagues de briques 

Si tu ne fus pas bien aimée 

Je suis le souverain d'Égypte 

Sa soeur-épouse son armée 

Si tu n'es pas l'amour unique 

Au tournant d'une rue brûlant 

De tous les feux de ses façades 

Plaies du brouillard sanguinolent 

Où se lamentaient les façades 

Une femme lui ressemblant 

C'était son regard d'inhumaine 

La cicatrice à son cou nu 

Sortit saoule d'une taverne 

Au moment où je reconnus 

La fausseté de l'amour même 

Lorsqu'il fut de retour enfin 

Dans sa patrie le sage Ulysse 

Son vieux chien de lui se souvint 

Près d'un tapis de haute lisse 

Sa femme attendait qu'il revînt 

L'époux royal de Sacontale 

Las de vaincre se réjouit 

Quand il la retrouva plus pâle 

D'attente et d'amour yeux pâlis 

Caressant sa gazelle mâle 

J'ai pensé à ces rois heureux 

Lorsque le faux amour et celle 

Dont je suis encore amoureux 

Heurtant leurs ombres infidèles 

Me rendirent si malheureux ..... 



Portraits d'Apollinaire : Jean Metzinger (1883-1956), 1910 - Giorgio de Chirico (1888-1978), 1914 - Marc Chagall (1887-1985), 1913-1914...


Les Colchiques

 

Le pré est vénéneux mais joli en automne

Les vaches y paissant

Lentement s’empoisonnent

Le colchique couleur de cerne et de lilas

Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là

Violâtres comme leur cerne et comme cet automne

Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

 

Les enfants de l’école viennent avec fracas

Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica

Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères

Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

 

Le gardien du troupeau chante tout doucement

Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent

Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

 

Un Soir

 

Un aigle descendit de ce ciel blanc d’archanges

Et vous soutenez-moi

Laisserez-vous trembler longtemps toutes ces lampes

Priez priez pour moi

La ville est métallique et c’est la seule étoile

Noyée dans tes yeux bleus

Quand les tramways roulaient jaillissaient des feux pâles

Sur des oiseaux galeux

Et tout ce qui tremblait dans tes yeux de mes songes

Qu’un seul homme buvait

Sous les feux de gaz roux comme la fausse oronge

Ô vêtue ton bras se lovait

Vois l’histrion tire la langue aux attentives

Un fantôme s’est suicidé

L’apôtre au figuier pend et lentement salive

Jouons donc cet amour aux dés

Des cloches aux sons clairs annonçaient ta naissance

Vois

Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancent

Vers toi



1918 – Calligrammes 

Apollinaire a cherché une nouvelle esthétique typographique dans Calligrammes. Le poème Il pleut, par exemple, rend visuellement la signification des vers en les présentant verticalement, comme autant de gouttes de pluie. De même, en supprimant dans ce recueil la ponctuation, originalité qui était déjà présente dans Alcools, il laisse le lecteur libre de fixer lui-même le rythme du poème en infléchissant sa lecture là où bon lui semble. Ces diverses tentatives avant-gardistes nous font dès lors mieux comprendre pourquoi c'est à lui que le courant surréaliste doit son nom, mais également ses premières innovations.

 

Certains hommes sont des collines

Qui s’élèvent d’entre les hommes

Et voient au loin tout l’avenir

Mieux que s’il était le présent

Plus net que s’il était passé

Ornement des temps et des routes

Passe et dure sans t’arrêter

Laissons sibiler les serpents

En vain contre le vent du sud

Les Psylles et l’onde ont péri

Ordre des temps si les machines

Se prenaient enfin à penser

Sur les plages de pierreries

Des vagues d’or se briseraient

L’écume serait mère encore

Moins haut que l’homme vont les aigles

C’est lui qui fait la joie des mers

Comme il dissipe dans les airs

L’ombre et les spleens vertigineux

Par où l’esprit rejoint le songe

Voici le temps de la magie

Il s’en revient attendez-vous

À des milliards de prodiges

Qui n’ont fait naître aucune fable

Nul les ayant imaginés

 

Profondeurs de la conscience

On vous explorera demain

Et qui sait quels êtres vivants

Seront tirés de ces abîmes

Avec des univers entiers

Voici s’élever des prophètes

Comme au loin des collines bleues

Il sauront des choses précises

Comme croient savoir les savants

Et nous transporteront partout

La grande force est le désir

Et viens que je te baise au front

O légère comme une flamme

Dont tu as toute la souffrance

Toute l’ardeur et tout l’éclat

L’âge en vient on étudiera

Tout ce que c’est que de souffrir

Ce ne sera pas du courage

Ni même du renoncement

Ni tout ce que nous pouvons faire

On cherchera dans l’homme même

Beaucoup plus qu’on n’y a cherché

On scrutera sa volonté

Et quelle force naîtra d’elle

Sans machine et sans instrument

 


Lundi rue Christine

La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer

Si tu est un homme tu m’accompagneras ce soir

Il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère

Pendant que l’autre monterait

Trois becs de gaz allumés

La patronne est poitrinaire

Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet

Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge

Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief

Ça a l’air de rimer

Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier

Pim pam pim

Je dois fiche près de 300 francs à ma probloque

 

Je préférerais me couper le parfaitement que de les lui donner

Je partirai à 20 h. 27

Six glaces s’y dévisagent toujours

Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage

Cher monsieur

Vous êtes un mec à la mie de pain

Cette dame a le nez comme un ver solitaire

Louise a oublié sa fourrure

Moi je n’ai pas de fourrure et je n’ai pas froid

Le danois fume sa cigarette en consultant l’horaire

Le chat noir traverse la brasserie

 



Le bestiaire ou Cortège d'Orphée (1911)

Apollinaire associait la poésie à tous les événements de la vie et "le Bestiaire ou cortège d'Orphée" lui permet de s'engager dans le domaine de la "poésie pure", mêlant érudition et trivialité : "Orphée était natif de la Thrace, écrit-il. Ce sublime poète jouait d'une lyre que Mercure lui avait donnée. Elle était composée d'une carapace de tortue, de cuir collé à l'entour, de deux branches, d'un chevalet et de cordes faites avec des boyaux de brebis. […] Quand Orphée jouait en chantant, les animaux sauvages eux mêmes venaient écouter son cantique. Orphée inventa toutes les sciences, tous les arts. Fondé dans la magie, il connut l'avenir et prédit chrétiennement l'avènement du Sauveur." Paru avec des illustrations de Raoul Dufy, ce recueil de très courts poèmes offre non seulement en quatre ou cinq vers la physionomie de l'animal et le symbolisme dont il est porteur, mais une perfection dans l'expression qu'on ne retrouve pas à un tel degré dans toutes les oeuvres d'Apollinaire.

Orphée

Admirez le pouvoir insigne

Et la noblesse de la ligne :

Elle est la voix que la lumière fit entendre

Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.

La Tortue

Du Thrace magique, ô délire !

Mes doigts sûrs font sonner la lyre.

Les animaux passent aux sons

De ma tortue, de mes chansons.

Le Cheval

Mes durs rêves formels sauront te chevaucher,

Mon destin au char d’or sera ton beau cocher

Qui pour rênes tiendra tendus à frénésie,

Mes vers, les parangons de toute poésie

 

Le Serpent

Tu t’acharnes sur la beauté.

Et quelles femmes ont été

Victimes de ta cruauté !

Ève, Euridice, Cléopâtre ;

J’en connais encor trois ou quatre.

Le Chat

Je souhaite dans ma maison :

Une femme ayant sa raison,

Un chat passant parmi les livres,

Des amis en toute saison

Sans lesquels je ne peux pas vivre.

Le Lion

Ô lion, malheureuse image

Des rois chus lamentablement,

Tu ne nais maintenant qu’en cage

À Hambourg, chez les Allemands.



L'œuvre d'Apollinaíre marque un renouveau de de l'expression poétique. Il a en effet dans une certaine mesure, rompu avec l'esthétique traditionnelle et il y a parfois de la prose volontairement agressive dans cette poésie, notamment dans ses poèmes-conversations où il coud l'une à l'autre des phrases de la vie de tous les jours. Il ne craint pas de s'attacher à des décors que leur trivialité excluait jusqu'alors du domaine poétique.

"J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom...

Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes

Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent

Le matin par trois fois la sirène y gémit."

(Zone.)

Dans son recueil de "Calligrammes" (1918) il demandera même à la disposition typographique, comme Mallarmé l'avait tenté avec "Un Coup de dés", d'ajouter au texte des effets qui rapprochent la poésie de la peinture.

 

Au niveau du langage, Apollinaire excelle dans l'alliance insolite des termes, faisant jaillir l'originalité du choc de deux expressions toutes faites (éclat de verre, éclat de rire) :

"Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire", 

Et parfois c'est l'image brutale et inattendue qui s'impose : "Soleil cou coupé".

Mais la qualité la plus remarquable de sa poésie est sans doute la "musique". Son poème le plus célèbre n'est-il pas une chanson, "La Chanson du Mal aimé". Il y a à ce sujet du Romantisme chez Apollinaire et bon nombre de poèmes d'Alcools se font l'écho d'une aventure d'amour malheureuse qui eut pour cadre en 1901 la région rhénane. La mélancolie du poète s'exprime alors en strophes dont le rythme, on voudrait dire l'incantation,  s'impose à l'oreille et à la mémoire par-delà le sens, parfois assez mystérieux, des mots : "Voie lactée, ô sœur lumineuse / Des blancs ruisseaux de Chanaan / Et des corps blancs des amoureuses / Nageurs morts suivrons-nous d'ahan / Ton cours vers d'autres nébuleuses..."

 

Ce poème est pour toi seule Madeleine

Il est un des premiers poèmes de notre désir

Il est notre premier poème secret ô toi que j’aime

Le jour est doux et la guerre est si douce

S’il fallait en mourir

Tu l’ignores ma vierge à ton corps sont neuf portes

J’en connais sept et deux me sont celées

J’en ai pris quatre j’y suis entré n’espère plus que j’en sorte

Car je suis entré en toi par tes yeux étoilés

Et par tes oreilles avec les Paroles que je commande et qui sont mon escorte

Œil droit de mon amour première porte de mon amour

Elle avait baissé le rideau de sa paupière

Tes cils étaient rangés devant comme les soldats noirs peints sur un vase grec paupière rideau lourd

De velours

Qui cachait ton regard clair

Et lourd

Pareil à notre amour

Œil gauche de mon amour deuxième porte de mon amour

Pareille à son amie et chaste et lourde d’amour ainsi que lui

O porte qui mène à ton cœur mon image et mon sourire qui luit

Comme une étoile pareille à tes yeux que j’adore

Double porte de ton regard je t’adore

Oreille droite de mon amour troisième porte

C’est en te prenant que j’arrivai à ouvrir entièrement les deux premières portes

Oreille porte de ma voix qui t’a persuadée

Je t’aime toi qui donnas un sens à l’Image grâce à l’Idée

Et toi aussi oreille gauche toi qui des portes de mon amour est la quatrième

Ô vous les oreilles de mon amour je vous bénis

Portes qui vous ouvrîtes à ma voix

Comme les roses s’ouvrent aux caresses du printemps

C’est par vous que ma voix et mon ordre

Pénètrent dans le corps entier de Madeleine

J’y entre homme tout entier et aussi tout entier poème

Poème de son désir qui fait que moi aussi je m’aime

Narine gauche de mon amour cinquième porte de mon amour et de nos désirs

J’entrerai par-là dans le corps de mon amour

J’y entrerai subtil avec mon odeur d’homme

L’odeur de mon désir

L’âcre parfum viril qui enivrera Madeleine

Narine droite sixième porte de mon amour et de notre volupté

Toi qui sentiras comme ta voisine l’odeur de mon plaisir

Et notre odeur mêlée plus forte et plus exquise qu’un printemps en fleurs

Double porte des narines je t’adore toi qui promets tant de plaisirs subtils

 

Puisés dans l’art des fumées et des fumets

Bouche de Madeleine septième porte de mon amour

Je vous aie vue ô porte rouge gouffre de mon désir

Et les soldats qui s’y tiennent morts d’amour m’ont crié qu’ils se rendent

Ô porte rouge et tendre

Ô Madeleine il est deux portes encore

Que je ne connais pas

Deux portes de ton corps

Mystérieuses

 

Huitième porte de la grande beauté de mon amour

Ô mon ignorance semblable à des soldats aveugles parmi les chevaux de frise sous la lune liquide des Flandres à l’agonie

Ou plutôt comme un explorateur qui meurt de faim de soif et d’amour dans une forêt vierge

Plus sombre que l’Érèbe

Plus sacrée que celle de Dodone

Et qui devine une source plus fraîche que Castalie

Mais mon amour y trouverait un temple

Et après avoir ensanglanté le parvis sur qui veille le charmant monstre de l’innocence

J’y découvrirais et ferais jaillir le plus chaud geyser du monde

Ô mon amour ma Madeleine

Je suis déjà le maître de la huitième porte

 

Et toi neuvième porte plus mystérieuse encore

Qui t’ouvres entre deux montagnes de perles

Toi plus mystérieuse encore que les autres

Porte des sortilèges dont on n’ose point parler

Tu m’appartiens aussi

Suprême porte

À moi qui porte

La clef suprême des neuf portes

 

Ô portes ouvrez-vous à ma voix

Je suis le maître de la Clef

 



La Grande Guerre va perturber l'évolution du cubisme et des tendances diverses vont se développer. Fernand Léger (1881-1855) entend exprimer la réalité au travers de volumes géométriques et de grands aplats de couleurs primaires. Robert Delaunay (1885-1941), et sa femme Sonia Delaunay-Terk  (1885-1979) constitue le mouvement auquel Apollinaire donne en 1912 le nom d' "orphisme", soulignant ainsi les valeurs lyriques portées par ces nouveaux rapports chromatiques, proches du cubisme ou du futurisme. Sonia Delaunay, dans "Prismes électriques" (1914, Musée national d'art moderne, Paris), est obsédée, dit-elle, par ces nouveaux réverbères électriques qui se répandaient alors dans Paris et dont la lumière se déformait en prismes et en halos. Là où le cubisme reste sombre et statique, c'est ici l'action, la couleur vive, la luminosité, l'excitation qui est privilégiée.  Robert Delaunay, lui, entend briser les objets par la répétition de la lumière, et l'inspiration ne vient plus de l'objet, comme dans le cubisme, mais d'une lumière désormais procréatrice de formes dynamiques. Dans sa fameuse série de "Fenêtres" (1912), il écrit: "J’eus l’idée à cette époque d’une peinture qui ne tiendra techniquement que de la couleur, des contrastes, mais se développant durant le temps et se percevant simultanément, d’un seul coup". Il élabore ainsi une méthode très personnelle avec ses Disques et les Formes circulaires (1912-1913) qui traduisent les impressions imprimées par la lumière sur sa rétine en regardant fixement la lune et le soleil...

 

Works: "Portuguese Market", Sonia Delaunay-Terk (1915), Museum of Modern Art - New York * The Cardiff Team, Robert Delaunay (1912-1913), Musée d'art Moderne de la Ville de Paris * Circular Formes, Sun No. 2 (1912-1913), Musée National d'Art Moderne de Paris * The City of Paris, Robert Delaunay (1910-1912), Musée National d'Art Moderne de Paris  * Hommage à Blériot, Robert Delaunay  (1913-1914), Musée National d'Art Moderne de Paris   * Simultaneous Windows, Robert Delaunay (1912), Solomon R. Guggenheim Museum, New York City * The Three Windows the Tower and the Wheel, Robert Delaunay (1912), Museum of Modern Art, New York ...


Marie Laurencin (1883-1956)

Marie Laurencin sera la première femme-peintre de son époque à connaître le succès avant 1914. Grâce à Guillaume Apollinaire, qu'elle rencontre en 1907 et qui, vivement épris d'elle, l'impose dans les milieux artistiques qu'il fréquente, elle se trouve mêlée très tôt au groupe cubiste de Montmartre, au sein duquel elle occupe une position néanmoins marginale. Parmi les représentants de l'École de Paris, elle réalise une œuvre considérable (près de deux mille peintures à l'huile, de nombreux dessins et aquarelles, quelque trois cents gravures, ainsi que plusieurs décors de théâtre) et se crée un style d'une préciosité souvent proche du Maniérisme. C'est l'aquarelle sur papier "Les Jeunes filles" (1911) qui la fait connaître.