La Rochefoucauld (1613-1680), "Maximes" - Le cardinal de Retz (1613-1679), "Mémoires" - ....

Last update 10/10/2021


Les auteurs mondains du règne de Louis XIV - "La reine avait plus d'aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, etc. et plus d'incapacité que de tout ce que j'ai dit ci-dessus..." - A côté d'une production de poésies galantes et de détachant de l'Hôtel de Rambouillet, une littérature dite mondaine se constitue, reprenant à son compte les qualités acquises des salons, -clarté, finesse, élégance -, et le goût des analyses psychologiques, tant par le goût de l'observation morale que par la recherche d'expressions fines et exactes. Se cristalliseront bien vite 'influence et les qualités particulières du génie féminin (les "Lettres" de Madame de Sévigné, 1648-1696, "La Princesse de Clèves", de Madame de La Fayette, 1678).  Ici, alors que le cardinal de Retz peint au vif les acteurs et les scènes de la Fronde, La Rochefoucauld exprime dans ses "Maximes" tout son scepticisme et sa déception à l'égard du genre humain, et Saint-Evremond, critique littéraire, témoigne d'un bel esprit sceptique ...

(Louis XIV et sa famille travestis en dieux de l'Olympe, 1670, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon)


1643-1660, la minorité de Louis XIV et la Régence d'Anne d'Autriche - Mazarin - A la mort de Louis XIII, le 14 mai 1643, Louis XIV n'a pas encore cinq ans. La régente Anne d'Autriche s'empresse de faire supprimer le conseil de sept membres prévu dans le testament royal, mais au lieu de favoriser les princes de sang et la haute noblesse, elle fait appel à l'Italien Mazaríni, ami de Richelieu qui, homme d'Église et nonce du pape, était passé au service du roi en 1636 et devenu cardinal en 1642, sans avoir la prêtrise. Cet homme habile, patient, rusé, ne tarde pas, avec l'appui d'Anne d'Autriche, à exercer toute la réalité du pouvoir. Grâce à Condé et à Turenne, le roi d'Espagne sort battu de Rocroi en dépit de l'héroïsme des bandes Wallonnes, les Impériaux sont vaincus à Fribourg et Nordlingen, puis en Bavière à Zusmarshausen, et la paix est signée en 1648. Les traités de Westphalie établissent un équilibre européen et mettent fin à l'hégémonie des Habsbourg. Avec l'aide de Condé, révolté contre le roi et Mazarin, la Cour d'Espagne continue cependant la lutte jusqu'au traité de paix des Pyrénées, en 1659, qui accorde l'Artois et le Roussillon a la France. La guerre a malheureusement aggravé l'état déjà désastreux des finances, et l'on doit multiplier les impôts et les taxes, pour trouver des ressources nouvelles.

La Fronde, une noblesse turbulente freine la marche de la royauté vers le pouvoir absolu - A l'intérieur, Mazarin doit reprendre les hostilités contre la haute noblesse, mais c'est tout d'abord le Parlement qui se révolte contre lui, protestant contre les nouveaux impôts, la réduction des rentes et le rachat obligatoire de quatre années de gages par les magistrats. Les remontrances des parlements, enhardis par l'impopularité de Mazarin, aboutissent a une déclaration en vingt-sept articles qui prétend limiter l'absolutisme royal. La reine provoque, en arrêtant le conseiller Broussel, la grave émeute appelée "Journée des Barricades", mais elle doit alors céder et faire appel aux troupes de Condé; elle quitte secrètement Paris le 5 janvier 1649.

La Fronde dura trois ans. Condé bloqua Paris avec 15 000 hommes; le Parlement, soutenu par Paul de Gondi, coadjuteur de l'archevêque de Paris, mena cette guerre comme un jeu romanesque mais conclut bientôt avec la régente la paix de Rueil, en 1649.

En revanche, la guerre reprend en 1650 par suite des exigences et des ambitions diverses de Condé et de Gondi. Anne d'Autriche fait arrêter Condé: sa femme, nièce de Richelieu, et sa sœur, la duchesse de Longueville, provoquent alors la révolte de plusieurs provinces, tandis que Gondi réussit à soulever à nouveau le parlement et les bourgeois parisiens. Mazarin libère Condé et quitte la France : les conjurés ne tardent pas à s'opposer les uns aux autres. Le 2 juillet 1652, la Grande Mademoiselle, Mlle de Montpensier, fille de Gaston d'Orléans, fait tirer le canon de la Bastille contre les troupes du roi pour sauver Condé pris entre les assaillants et les murs de Paris.

Mais ce coup d'État n'a pas de suite, car les conjurés ne parviennent pas a s'entendre. Condé quitte Paris pour se mettre au service des Espagnols et la reine rentre à Paris en octobre avec le jeune roi Louis XIV, qui n'oubliera jamais ces désordres....


Le cardinal de Retz a peint au vif les acteurs et les scènes de la Fronde - Paul de Gondi, cardinal de Retz (1613-1679), coadjuteur de l'évêque de Paris, joua dans la Fronde un rôle turbulent, et a laissé des "Mémoires" remarquables par l'intérêt dramatique des narrations (Journée des Barricades) et la profondeur souvent malveillante des portraits. Esprit brouillon et factieux, il a agencé des intrigues, observé ou suscité des complots, des mouvements d'opinion, des émeutes : il peint au vif les commencements indécis des mécontentements populaires, les premières rumeurs, l'inquiétude ou la colère des foules. 

Surtout il sait parfaitement percer à jour la médiocrité ou les passions d'autrui : "M. le duc d'Orléans avait, à l'exception du courage, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme".

Ce goût de la documentation psychologique, ce dosage précis des qualités morales supposent une habitude-née de la préciosité...


Le cardinal de Retz (1613-1679)

Paul de Gondi, cardinal de Retz, joua pendant la Fronde un rôle de premier plan et rêvait d'une haute fortune politique, et faillit réussir. C'était l'époque où la dignité cardinalice pouvait conduire au pouvoir, et Gondi espérait égaler Richelieu, supplanter Mazarin. Mais la fortune lui réserva une toute autre faveur, la gloire littéraire, posthume il est vrai. On l'a souvent rapproché de La Rochefoucauld, son contemporain; mais la chute de Retz fut beaucoup plus retentissante, sa destinée plus mélodramatique. Et l'homme même offre un vif contraste avec l'auteur des "Maximes".

Toute la vie de Paul de Gondi, cardinal de Retz, dont le triomphe de Mazarin ruina toutes ses espérances, est caractéristique de ces temps aventureux, héroïques et fous. Destiné à l'Église dès son plus jeune âge, éternel conspirateur, tantôt contre Richelieu, tantôt contre Mazarin, coadjuteur de l'archevêque de Paris, son oncle, il fut emprisonné à Vincennes, puis à Nantes d'où il s'évada (1654), passa huit ans en exil et revint en France pour y mener une vie calme et retirée. Pour rentrer en France, Retz doit renoncer à l'archevêché de Paris, et reçoit en échange l'abbaye de Saint-Denis...

Ses "Mémoires", composés à partir de 1671, sont la chronique vivante et pittoresque des intrigues de la Fronde, en même temps qu'une biographie de ce grand seigneur ambitieux, intelligent et lucide, souvent sincère, parfois cynique .... 

(Le Cardinal de Retz, huile sur toile de Jacob Ferdinand Voet, 1676, Londres, National Gallery).

 

Ainsi nous raconte-t-il, en se donnant le beau rôle, la journée du 4 juillet 1652 pendant laquelle on ne sait quels provocateurs avaient réussi à soulever une fois de plus la population parisienne pourtant bien lasse des guerres civiles et de leurs inextricables complications : 

 

"Comme la sédition avait commencé vers la place Dauphine, par des poignées de paille que l'on forçait tous les passants de mettre à leur chapeau, M. de Cumont, conseiller au Parlement et serviteur particulier de M. le Prince, qui y avait été obligé comme les autres qui avaient passé par là, alla en grande diligence à Luxembourg pour en avertir Monsieur et le supplier d'empêcher que M. le Prince, qui était dans la galerie, ne sortit dans cette émotion "laquelle apparemment dit Cumont à Monsieur est faite ou par les mazarins ou par le cardinal de Retz, pour faire périr M. le Prince". Monsieur courut aussitôt après Monsieur son cousin, qui descendait le petit escalier pour monter en carrosse, et pour venir chez moi et y exécuter son dessein. Il le retint par autorité et il le mena ensuite à l'Hôtel de Ville, où l'assemblée dont je vous ai parlé se devait tenir; ils en sortirent après qu'ils eurent remercié la Compagnie et témoigné la nécessité qu'il y avait de songer aux moyens de se défendre contre le Mazarin. La vue d'un trompette qui arriva, dans ce temps-là, de la part du Roi, et qui porta ordre de remettre l'assemblée à huitaine échauffa le peuple, qui était dans la Grève et qui criait sans cesse qu 'il fallait que la ville s'unît avec MM. les Princes. Quelques officiers, que M. le Prince avait mêlés le matin, dans la populace, n'ayant point reçu l'ordre qu'ils attendaient, ne purent employer sa fougue; elle se déchargea sur l'objet le plus présent.

L'on tira dans les fenêtres de l'Hôtel de Ville; l'on mit le feu aux portes, l'on entra dedans l'épée à la main; l'on massacra M. le Gras, maître des requêtes, M. Janvri, conseiller au Parlement, M. Miron, maître des Comptes, un des hommes de bien et des plus accrédités dans le peuple qui fussent à Paris. Vingt-cinq ou trente bourgeois y périrent aussi; et M. le Maréchal de l'Hospital ne fut tiré de ce péril que par un miracle, et par le secours de M. le Président Barentin. Un garçon de Paris, appelé Noblet, duquel je vous ai déjà parlé à propos de ce qui m'arriva avec M. de la Rochefoucauld dans le parquet des huissiers, eut encore le bonheur de servir utilement le maréchal en cette occasion.

Vous vous pouvez imaginer l'effet que le feu de l'Hôtel de Ville et le sang qui y fut répandu produisirent dans Paris. La consternation d'abord y fut générale; toutes les boutiques y furent fermées en moins d'un clin d'œil. L'on demeura quelque temps en cet état, l'on se réveilla un peu vers les six heures, en quelques quartiers, où l'on fit des barricades pour arrêter les séditieux qui se dissipèrent toutefois presque d'eux-mêmes. Il est vrai que Mademoiselle y contribua: elle alla elle-même, accompagnée de M. de Beaufort, à la Grève, où elle en trouva encore quelques restes, qu'elle écarta. Ces misérables n'avaient pas rendu tant de respect au saint sacrement que le curé de Saint-Jean leur présenta, pour les obliger d 'éteindre le feu qu'ils avaient mis aux portes de l'Hôtel de Ville."


Les "Mémoires" du cardinal de Retz...

Outre La Conjuration de Fiesque, œuvre de jeunesse adaptée de l'italien, où apparaît déjà son goût de l'intrigue, Retz nous a laissé une importante Correspondance, et ses "Mémoires", rédigée probablement entre 1670 et 1675. Il y relate sa vie jusqu'à son exil (1655) et, en particulier, les troubles de la Fronde. Bien que parfaitement partial, ses Mémoires nous initie au secret de mille intrigues de cette époque et rend avec intensité l'atmosphère de Paris pendant la guerre civile. Parmi les passages les plus célèbres, on cite les grandes scènes historiques, ainsi l'arrestation de Broussel et l'émotion qu'elle provoque, prélude à l'émeute; ses portraits et ses réflexions sur l`histoire de France, ou l'histoire en général, qui annoncent Montesquieu. Son style offre souplesse et variété, une aisance et une maîtrise qui donne à son oeuvre une place essentielle dans la littérature de son temps. 

Et si les rancœurs de Retz  éclatent dans ses portraits d'Anne d'Autriche et de Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, il sait parfaitement pratiquer l'insinuations avec une habileté consommée...

 

"La reine avait, plus que personne que j'aie jamais vue, de cette sorte d'esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas. Elle avait plus d'aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d'inapplication à l'argent que de libéralité, plus de libéralité que d'intérêt, plus d'intérêt que de désintéressement, plus d'attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d'intention de piété que de piété, plus d'opiniâtreté que de fermeté et plus d'incapacité que de tout ce que dessus.

M. le duc d'Orléans avait, à l'exception du courage`, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme; mais comme il n'avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvait rien dans lui-même qui pût ni suppléer, ni même soutenir sa faiblesse. Comme elle régnait dans son cœur par la frayeur, et dans son esprit par l'irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entra dans toutes les affaires, parce qu'il n'avait pas la force de résister à ceux qui l'y entraînaient pour leurs intérêts ; il n'en sortit jamais qu'avec honte, parce qu'il n'avait pas le courage de les soutenir. Cet ombrage amortit dès sa jeunesse, en lui, les couleurs même les plus vives et les plus gaies, qui devaient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très bonne, dans un désintéressement complet et dans une facilité de moeurs incroyable."

 

La palette de l'écrivain Retz est conséquente, la causticité impitoyable du politique peut ainsi céder à une éloquence indignée qui sait jouer avec des intonations les plus grandiloquentes pour émouvoir et susciter l'indignation :

 

"On a soumis, messieurs, la dignité de Cardinal et d'Archevêque de Paris à une proscription infâme, et qui a été accompagnée de toutes les indignités qui pouvaient en rehausser la honte et le scandale. On a profané, par une garnison de soldats, ma maison archiépiscopale, qui, selon les sacrés Canons, a toujours été considérée comme sainte et comme faisant partie de l'Eglise. On m'a ravi par une lâche vengeance, tout le revenu de mon Archevêché, et, pour colorer cette action d'un faux prétexte de justice, on y emploie la plus haute des injustices, qui est d'alléguer que, faute d'avoir rendu le serment de fidélité au Roi, l'Archevêché est en régale, c'est-à-dire, que ceux qui m'ont empêché jusqu'à cette heure, et m'empêchent encore de rendre ce devoir à Sa Majesté, ont droit de prendre cet empêchement, qu'ils forment eux-mêmes, pour une raison légitime de se saisir de mon bien, et de réduire à l'aumône un Archevêque de Paris et un Cardinal ...

On a condamné mes domestiques, sans aucune forme de procès, à un rigoureux exil. On a persécuté tous ceux qu'on a cru être mes amis. On a banni les uns, on a emprisonné les autres. On a exposé à la discrétion des gens de guerre les maisons et les terres de mes proches. Et on a eu assez d'inhumanité pour étendre la haine que l'on me porte jusque sur la personne de celui dont je tiens la vie, mes ennemis ayant bien jugé qu'ils ne pouvaient me faire une plus profonde et plus cuisante plaie, qu'en me blessant dans la plus tendre et la plus sensible partie de mon cœur. Ni. la loi de Dieu, qui défend de maltraiter les pères à cause de leurs enfants ni son extrême vieillesse, qui aurait pu toucher des barbares de compassion; ni les services passés, qu'il a rendus à la France dans l'une des plus illustres charges du Royaume ni sa vie présente, retirée et occupée dans les exercices de piété, qui ne lui fait prendre d'autre part dans la disgrâce de son fils, que celle de la tendresse d'un père et de la charité d'un prêtre, pour le recommander à Dieu dans ses sacrifices, n'ont pu les détourner d'ajouter à son dernier exil de Paris un nouveau bannissement; d'envoyer avec des gardes, et à l'entrée de l'hiver, un vieillard de soixante-treize ans, à cent lieues de sa maison, dans un pays de montagnes et de neiges, pour accomplir en lui ce que le patriarche Jacob disait autrefois de soi-même, dans la malheureuse conspiration de l'envie qui lui avait ravi son fils Joseph : "Qu'on ferait descendre ses cheveux blancs avec douleur et avec amertume dans le tombeau"..."

 

En 1652, Retz s'évada du château de Nantes où il était emprisonné..

"Je me sauvai le samedi 8 août, à 5 heures du soir; la porte du petit jardin se referma après moi presque naturellement; je descendis un bâton entre les jambes, très heureusement, du bastion; qui avait quarante pieds de haut. Un valet de chambre qui est encore à moi, amuse mes gardes en les faisant boire. Ils s'amusaient eux-mêmes à regarder un jacobin qui se baignait, et qui de plus se noyait. La sentinelle, qui était à vingt pas de moi, n'osa me tirer parce que lorsque je la vis compasser sa mèche, je lui criai que je le ferais pendre s'il tirait, et il avoua à la question, qu'il crut, sur cette menace, que le maréchal était de concert avec moi. Deux petits pages qui se baignaient, et qui, me voyant suspendu à la corde, crièrent que je me sauvais, ne furent pas écoutés parce que tout le monde s'imagina qu'ils appelaient les gens au secours du jacobin qui se noyait. Mes quatre gentilshommes se trouvèrent à point nommé au bas du ravelin où ils avaient fait semblant de faire abreuver leurs chevaux. Je fus à cheval moi-même avant qu'il y eut seulement la moindre alarme, et, comme j'avais quarante relais posés entre Nantes et Paris, j'y serais arrivé infailliblement le mardi à la pointe du jour, sans un accident que je puis dire avoir été le fatal et le décisif du reste de ma vie.

J'avais un des meilleurs chevaux du monde, et qui avait coûté mille écus à M. de Brissac. Je ne lui abandonnai pas toutefois la main, parce que le pavé était trop mauvais et très glissant; mais un gentilhomme à moi, qui s'appelait Boisguérin, m'ayant crié de mettre le pistolet à la main, parce qu'il voyait deux gardes, qui ne songeaient pourtant pas à nous, je l'y mis effectivement; et, en le présentant à la tête de celui des gardes qui était le plus près de moi pour l'empêcher de saisir la bride de mon cheval, le soleil qui était encore haut, donna dans la platine; la réverbération fit peur à mon cheval, qui était vif et vigoureux; il fit un grand soubresaut et il retomba des quatre pieds. J'en fus quitte pour l'épaule gauche qui se rompit contre la borne d'une porte. Un autre gentilhomme à moi, nommé Beauchêne, me releva; il me remit à cheval, et, quoique je souffrisse de douleurs effroyables et que je fusse obligé de me tirer les cheveux de temps en temps pour m'empêcher de m'évanouir, j'achevai ma course de cinq lieues, devant que M. le grand-maître qui me suivait avec tous les coureurs de Nantes, si l'on veut en croire la chanson de Marigny, m'eût pu rejoindre. Je trouvai au lieu désigné M. de Brissac et le chevalier de Sévigné, avec le bateau. Je m'évanouis en y entrant. L'on me fit revenir en me jetant un verre d'eau sur le visage.

Je voulus remonter à cheval quand nous eûmes passé la rivière; mais les forces me manquèrent, et M. de Brissac fut obligé de me faire mettre dans une fort grosse meule de foin, où il me laissa avec un gentilhomme à moi, appelé Montet, qui me tenait entre ses bras. Il emmena avec lui Joli, et il alla droit à Beaupréaui, en dessein d'y assembler la noblesse pour me venir tirer de ma meule de foin. J'y, demeurai caché plus de sept heures, avec une incommodité que je ne puis vous exprimer. J'avais l'épaule rompue et démise; j'y avais une contusion terrible. La fièvre me prit sur les neuf heures du soir; et l'altératlon qu'elle me donnait était encore cruellement augmentée par la chaleur du foin nouveau. M. de La Poise-Saint-Offanges, homme de qualité du pays. que M. de Brissac avait averti en passant chez lui, vint sur les deux heures après minuit me prendre dans cette meule de foin, après qu'il eut remarqué qu'il n'y avait plus de cavalerie aux environs. Il me mit sur une civière à fumier, et il me fit porter par deux paysans dans la grange d'une maison qui était à lui, à une lieue de là. Il m'y ensevelit encore dans le foin; mais, comme j'y avais de quoi boire, je m'y trouvai même délicieusement.

M. et Mme de Brissac me vinrent prendre au bout de sept ou huit heures, avec quinze ou vingt chevaux, et ils me menèrent à Beaupréau, ou je ne demeurai qu'une nuit. Nous passâmes presque à la vue de Nantes, d'où quelques gardes du maréchal sortirent pour escarmoucher. Ils furent repoussés vigoureusement jusque dans la barrière, et nous arrivâmes heureusement à Machecoul, qui est dans le pays de Retz, avec toute sorte de sûreté..."


La Rochefoucauld, esprit indécis, plein de velléités ("Il y a toujours eu du je ne sais quoi dans M. de La Rochefoucauld", dira de Retz). La Rochefoucauld (1613-1680) se lança dans la Fronde, entraîné par Mme de Longueville. Vite désillusionné, renonçant à l'action, il se confina dans une retraite où Mme de Sablé et Mme de La Fayette furent ses confidentes. Ses œuvres comprennent des "Mémoires", d'intérêt secondaire, et des "Maximes", recueil de réflexions misanthropiques. 

Ses "Maximes" sont singulièrement le résultat d'un divertissement mondain combiné avec un système philosophique. Le divertissement consistait à poursuivre en collaboration l'anatomie du cœur en général ou d'une passion donnée, chacun apportant à la discussion les ressources de son expérience ou les termes d'une formule. A ce jeu, La Rochefoucauld, érigeant en loi générale les conclusions de sa vie de grand seigneur sceptique et déçu, fournit le complément d'une thèse, d'un paradoxe, auquel on ramène toutes les observations accessoires : pour lui, l'amour-propre, c'est-à-dire l'égoïsme, est le mobile essentiel de nos actions, "Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer" (171)...

Partant de ce principe, il discrédite l'amitié, la reconnaissance, la pitié, l'amour de la justice, la modestie, etc. C'est par un excès de l'esprit d'analyse et par manque de largeur d'esprit que La Rochefoucauld dénigre et méconnaît ainsi tout sentiment généreux. 

Quant au style, les "Maximes" de La Rochefoucauld, constamment retouchées et réduites, ont subi de curieuses modifications : d'une édition à l'autre, on voit la psychologie didactique se substituer à l'observation concrète des mœurs; telle petite dissertation de 1665 se transforme en 1678 en une définition  théorique ; les images, les détails sont sacrifiés ; le style devient sec, concis, souvent obscur ...


La Rochefoucauld, Portrait de lui-même ...

Je suis d'une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J'ai le teint brun mais assez uni, le front élevé et d'une raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte j'ai le nez fait, car il n'est ni camus ni aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, c'est qu'il est plutôt grand que petit, et qu'il descend un peu trop en bas. J'ai la bouche grande, et les lèvres assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J'ai les dents blanches, et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que j'avais un peu trop de menton : je viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien qu'en juger. Pour le tour du visage, je l'ai ou carré ou en ovale ; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. J'ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et l'on trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n'est pas fort éloigné de ce qui en est. J'en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d'assurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j'ai de défauts. Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je n'en avais point d'autre que celle qui me vient de mon tempérament ; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en vient me remplit de telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort l'esprit, que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je n'ai presque point d'attache à ce que je dis. Je suis fort resserré avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais.

C'est un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m'en corriger ; mais comme un certain air sombre que j'ai dans le visage contribue à me faire paraître encore plus réservé que je ne le suis, et qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous défaire d'un méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense qu'après m'être corrigé au dedans, il ne laissera pas de me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors. J'ai de l'esprit et je ne fais point difficulté de le dire ; car à quoi bon façonner là-dessus ? Tant biaiser et tant apporter d'adoucissement pour dire les avantages que l'on a, c'est, ce me semble, cacher un peu de vanité sous une modestie apparente et se servir d'une manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on n'en dit.

Pour moi, je suis content qu'on ne me croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je me dépeins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je dirai que je le suis. J'ai donc de l'esprit, encore une fois, mais un esprit que la mélancolie gâte ; car, encore que je possède assez bien ma langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément, j'ai pourtant une si forte application à mon chagrin que souvent j'exprime assez mal ce que je veux dire.

La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse et que la morale en fasse la plus grande partie ; cependant je sais la goûter aussi quand elle est enjouée, et si je n'y dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n'est pas du moins que je ne connaisse bien ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. J'écris bien en prose, je fais bien en vers, et si j'étais sensible à la gloire qui vient de ce côté-là, je pense qu'avec peu de travail je pourrais m'acquérir assez de réputation. J'aime la lecture en général ; celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l'esprit et fortifier l'âme est celle que j'aime le plus.

Surtout, j'ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d'esprit ; car de cette sorte on réfléchit à tous moments sur ce qu'on lit, et des réflexions que l'on fait il se forme une conversation la plus agréable du monde, et la plus utile. Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que l'on me montre ; mais j'en dis peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a encore de mal en moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse trop scrupuleuse, et une critique trop sévère. Je ne hais pas à entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans la dispute : mais je soutiens d'ordinaire mon opinion avec trop de chaleur et lorsqu'on défend un parti injuste contre moi, quelquefois, à force de me passionner pour celui de la raison, je deviens moi-même fort peu raisonnable. J'ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d'être tout à fait honnête homme que mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que de m'avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me connaissent un peu particulièrement et qui ont eu la bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus savent que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la soumission d'esprit que l'on saurait désirer. J'ai toutes les passions assez douces et assez réglées : on ne m'a presque jamais vu en colère et je n'ai jamais eu de haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de me venger, si l'on m'avait offensé, et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'aurait faite. Au contraire je suis assuré que le devoir ferait si bien en moi l'office de la haine que je poursuivrais ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre.

L'ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée, et je crois effectivement que l'on doit tout faire, jusques à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au-dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur et qu'on doit laisser au peuple qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses.

 

J'aime mes amis, et je les aime d'une façon que je ne balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs ; j'ai de la condescendance pour eux, je souffre patiemment leurs mauvaises humeurs et j'en excuse facilement toutes choses ; seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n'ai pas non plus de grandes inquiétudes en leur absence. J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole ; je n'y manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai promis et je m'en suis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes, et je ne crois pas avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine. Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur conversation que celle des hommes : on y trouve une certaine douceur qui ne se rencontre point parmi nous, et il me semble outre cela qu'elles s'expliquent avec plus de netteté et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois ; présentement je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes et je m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter.

J'approuve extrêmement les belles passions : elles marquent la grandeur de l'âme, et quoique dans les inquiétudes qu'elles donnent il y ait quelque chose de contraire à la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la plus austère vertu que je crois qu'on ne les saurait condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte ; mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me passe jamais de l'esprit au cœur.

(Mémoires, 1662)


Portrait de La Rochefoucauld, par le cardinal de Retz, un ambitieux inquiet qui sait reconnaître ses semblables...

"Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld: il a voulu se mêler d'intrigue, des son enfance, et dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n'ont jamais été son faible, et ou il ne connaissait pas les grands, qui, d'un autre sens, n'ont pas été son fort; il n'a jamais été capable d'aucune affaire, et je ne sais pourquoi, car il avait des qualités qui eussent suppléé, en tout autre, celles qu`il n'avait pas. Sa vue n'était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée; mais son bon sens, et très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs qui est admirable, devait compenser plus qu'il n'a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle, mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution: elle n'a pu venir en lui de la fécondité de son imagination qui n'est rien moins que vive; je ne la puis donner à la stérilité de son jugement, car, quoiqu'il ne liait pas exquis dans l'action, il a un bon fonds de raison: nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n'en connaissions pas la cause. Il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fut très soldat; il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait toujours eu bonne intention de l'être; il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s'était tourné, dans les affaires, en air d'apologie : il croyait toujours en avoir besoin, ce qui, joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu et à sa pratique, qui ai toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d`impatience qu'il y était entré. me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme ll l'eût pu, pour le courtisan le plus poli qui eût paru dans son siècle."


Portrait du cardinal de Retz par un malicieux La Rochefoucauld...

"Le cardinal de Retz a beaucoup d'élévation, d'étendue d'esprit, et plus d'ostentation que de vraie grandeur. Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse dans ses paroles, l'humeur facile, de la solidité et de la faiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis; peu de piété, quelques apparences de religion. Il parait ambitieux sans l'être. La vanité et ceux qui l'ont conduit lui ont fait entreprendre de grandes choses, presque toutes opposées à sa profession. Il a suscité les plus grands désordres de l'Etat, sans avoir un dessein formé de s'en prévaloir, et, bien loin de se déclarer ennemi du cardinal Mazarin, pour occuper sa place, il n'a pensé qu'à lui paraitre redoutable et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su, néanmoins, profiter avec habileté des malheurs publics pour se faire cardinal. Il a souffert sa prison avec fermeté et n'a dû sa liberté qu'à sa hardiesse. La paresse l'a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l'obscurité d'une vie errante et cachée. Il a conservé l'archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin; mais, après la mort de ce ministre, il s'en est démis sans connaître ce qu'il faisait et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est l'oisiveté; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une grande présence d'esprit, et sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre, qu'il semble qu'il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l'écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. 

Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation est de savoir donner un beau jour là ses défauts. Il est insensible. à la haine et à l'amitié, quelque soin qu'il ait pris de paraître occupé de l'une ou de l'autre. Il est incapable d'envie et d'avarice, soit par vertu, soit par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu'un particulier en pouvait espérer de pouvoir leur rendre. Il n'a point de goût nl de délicatesse. Il s'amuse à tout et ne se plait à rien. Il évite avec adresse de laisser pénétrer qu'il n'a qu'une légère connaissance de toutes choses. La retraite qu'il vient de faire est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie; c'est un sacrifice qu'il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion: il quitte la cour où il ne peut s'attacher, et il s'éloigne du monde qui s'éloigne de lui."


La Rochefoucauld (1613-1680)

Né à Paris en 1613, François, duc de La Rochefoucauld, qui appartenait à l'une des plus nobles familles de France, semblait de par son rang appeler à une brillante destinée militaire et politique, mais ne connut que désillusion et amertume : c'est dans la littérature qu'il se consola. Pourtant sa jeunesse est plus qu'aventureuse, dès l'âge de seize ans, il fait ses premières armes en Italie, se rangeant aux côtés d'Anne d'Autriche contre Richelieu et  participe au complot de Mme de Chevreuse, ce qui lui vaut un séjour à la Bastille et un exil de deux ans sur sa terre de Verteuil. Jusqu'à la mort du cardinal de Richelieu, en 1642, il est de toutes les conjurations et passe la plus grande partie de son temps éloigné dans ses terres. Il joue encore un rôle de premier plan dans la cabale des Importants qui prend corps dès 1642, mais il s'aperçoit vite qu'il ne devait pas compter sur la faveur de la reine. En 1648, il rejoint la Fronde, pour l'amour de la duchesse de Longueville, et s'impose comme le plus fidèle lieutenant du prince de Condé. 

 

Pourquoi La Rochefoucauld entre-t-il dans la Fronde? "Je n'étais pas alors à Paris, et j'étais allé par ordre de la reine dans mon gouvernement; ma présence même y fut nécessaire pour contenir le Poitou dans son devoir: cette province avait commencé de se soulever, et on y avait pillé quelques bureaux du roi. Devant que de partir, il me paraissait que le cardinal voulait quelquefois me ménager et qu'il feignait de désirer mon amitié; il savait que la reine s'était engagée à moi, dans tous les temps, de donner à ma maison les mêmes avantages qu'on accordait à celles de Rohan et de la Trimouille et à quelques autres; je me voyais si éloigné des graces solides, que je m'étais arrêté à celle-là. J'en parlai au cardinal en partant; il me promit positivement de me l'accorder dans peu de temps, mais qu'à mon retour j'aurais les premières lettres de duc qu'on accorderait, afin que ma femme eût cependant le tabouret. .J'allai en Poitou, comme j'ai dit, dans cette attente, et j'y pacifiai les désordres; mais j'appris que bien loin de me tenir les paroles que le cardinal m'avait données, il avait accordé des lettres de duc à six personnes de qualité, sans se souvenir de moi. J'étais dans le premier mouvement qu'un traitement si extraordinaire me devait causer, lorsque j'appris par Mme de Longueville, que tout le plan de la guerre civile s'était fait et résolu à Noisy, entre le prince de Conti, le duc de Longueville, le coadjuteur de Paris, et les plus considérables du Parlement. Elle me mandait encore qu'on espérait d'y engager le prince de Condé; qu'elle ne savait quelle conduite elle devait tenir dans cette rencontre, ne sachant pas mes sentiments, et qu'elle me priait de venir en diligence à Paris. pour résoudre ensemble si elle devait avancer ou retarder ce projet. Cette nouvelle me consola de mon chagrin, et je me vis en état de faire sentir à la reine et au cardinal Mazarin qu'il leur eût été utile de m'avolr ménagé. Je demandai mon congé: j'eus peine à l'obtenir, et on ne me l'accorda qu'à condition que je ne me plaindrais pas du traitement que j'avais reçu et que je ne ferais point d'instances nouvelles sur mes prétentions; je le promis facilement, et j'arrivai à Paris avec tout le ressentiment que je devais avoir. J'y trouvai les choses comme Mme de Longueville m'avait mandé; mais j'y trouvai moins de chaleur, soit que le premier mouvement fût passé, ou que la diversité des intérêts et la grandeur du dessein eussent ralenti ceux qui l'avaient entrepris. Mme de Longueville même y avait exprès formé des difficultés pour me donner le temps d'arriver et me rendre plus maître de décider: je ne balançai point à le faire, et je sentis un grand plaisir de voir qu'en quelque état que la dureté de la reine et la haine du cardinal eussent pu me réduire, il me restait encore des moyens de me venger d'eux." (Mémoires.)

 

Après l'arrestation des princes, en janvier 1650, La Rochefoucauld organise la guerre civile ; les troupes royales pillent et détruisent son château de Verteuil. Grièvement blessé au visage au combat de la porte Saint-Antoine (1652), il se trouve dans une situation difficile au moment où le roi entre à Paris, en octobre : malade, menacé de cécité à la suite de sa blessure, menacé d'être arrêté, il est englobé dans une déclaration royale qui le met au nombre des criminels de lèse-majesté. Il doit partir au Luxembourg, d'où il revient l'année suivante. Mais il a perdu définitivement la confiance du roi ...

 

Dans sa demi-retraite, il fréquente assidûment le salon de Mme de Sablé et, à partir de 1665, celui de Mme de Lafayette, dont l'amitié l'accompagnera toujours. Il touchait à la cinquantaine quand il arriva chez Mme de La Fayette, et ce n'était plus qu'une ruine physique et morale. L'expérience de la vie lui avait flétri le cœur. Marié depuis 1628, il ne paraît pas qu'il eût beaucoup joui des bonheurs du foyer...

Ses Mémoires paraissent en 1662, puis ses Maximes en 1665 : ces dernières connaîtront cinq éditions de son vivant. La tendre amitié de Mme de La Fayette l'aidera à supporter les infirmités d'une vieillesse chagrine et la perte cruelle de l'un de ses fils. Il meurt le 17 mars 1680, assisté par Bossuet. "Songez que voilà quasi toute la Fronde morte", écrit quelques jours plus tard Mme de Sévigné : avec ce grand seigneur féodal, c'est en toute une époque qui disparaît..


1662 - Les "Maximes"

 Les Maximes sont une oeuvre de maturité et de vieillesse, entreprise à 45 ans (1658), et poursuivie durant près de 20 ans, durant lesquels l'ouvrage passe de 188 (1662) à 641 maximes, au fil de cinq éditions et de divers remaniements. La maxime est au départ un jeu de société mondain et précieux, destiné à amuser, surprendre, provoquer. La Rochefoucauld excelle dans la recherche du maximum d'effets dans l'expression la plus ramassée et crée une succession d'aphorismes ironiques et brillants, fondés sur la précision des notations psychologiques. Il sait tirer parti des symétries de construction, des oppositions de termes, des comparaisons et des images. Mais chez lui il ne s'agit jamais d'une virtuosité cultivée pour la simple recherche de l'effet, et les facettes du style contribuent toujours à mettre en valeur les nuances de la pensée. Le sens même dans lequel inlassablement, d'une édition à l'autre, il retouche la forme de ses phrases, est significatif : sans cesse il élague, visant à la concision et à la densité et toujours, par un choix plus judicieux des mots, il serre de plus près la pensée. 

Une comparaison a été faite des rédactions successives de ces maxime au fil des différentes éditions que La Rochefoucauld a entreprises de son vivant montrant le travail effectué dans la formulation de ce "clinicien du coeur" qui aurait pu apparaître par trop artificielle ou péremptoire ...

 

83. - L'amitié la plus sainte et la plus sacrée n'est qu'un trafic où nous croyons toujours gagner quelque chose. (Manuscrit.)

L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un trafic où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. (Éd. 1665.)

L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. (Éd. 1666 à 1675.)

 

Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts et qu'un échange de bons offices ; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. ( d. 1678.)

 

Déclarant vouloir "brosser un portrait du coeur de l'homme", La Rochefoucauld y livre une anthropologie lucide et désabusée, influencée par le jansénisme, dont la conclusion est offerte dès l'épigraphe : "nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés", les véritables ressorts des actions humaines sont l'amour-propre, la fortune, les humeurs (nous dirions aujourd'hui l'inconscient) et la société un ensemble de rapports de force. 

 

Avec une impitoyable lucidité, La Rochefoucauld s'attaque à la redoutable emprise de l'amour-propre sur l'âme humaine, un amour-propre vis-à-vis duquel la raison est d'autant plus impuissante qu'il excelle à se dissimuler sous les apparences les plus diverses...

 

"L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens... Rien n'est si impétueux que ses désirs ; rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites : ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie... Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout et il vit de tout, il vit de rien; il s'accommode des choses et de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins, et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine ; enfin il ne se soucie que d'être, et pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer, et lors même qu'il est vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite... (563).

 

"L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même, l'amour-propre séparé, s'il le faut dire ainsi, de son intérêt, n'entend, ne sent et ne se remue plus..." (510), un intérêt qui "parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé" (39)...

 

"Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions, si le monde voyait tous les motifs qui les produisent" (409). De quels motifs s'agit-il? La Rochefoucauld en distingue trois, la vertu et le vice, et un dernier motif, sans doute pour lui le plus répandu et le plus vécu, la "faiblesse"...

"La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice" (445). "La faiblesse est le seul défaut qu'on ne saurait corriger" (130). "L'on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein formé de trahir" (120). 

 

L'une des conséquences de cette emprise de l'amour-propre sur l'âme humaine est décrite par La Rochefoucauld sous le terme de "la comédie des vertus" : "nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés". Aussi, "les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer"(171), et du même coup toute vertu est réinterprétée sous l'angle d'une "faiblesse", voire d'un mobile plus dévastateur ou machiavélique : "Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois" (149). "La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit; et enfin la modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir de paraître plus grands que leur fortune" (18). "La clémence des princes n'est souvent qu'une politique pour gagner l'affection des peuples" (15). "Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble" (16). "L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l'injustice" (78). "Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune, par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ; c”était un secret pour se garantir de l'avilissement de la pauvreté; c'était un chemin détourné pour aller à la considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses" (44). "La sincérité est une ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens, et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation, pour attirer la confiance des autres" (62). "Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un échange de bons offices ; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner" (83). "Ce qui paraît générosité n'est souvent qu'une ambition déguisée, qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands" (246).

Ainsi "Rien n'est plus rare que la véritable bonté : ceux même qui croient en avoir n'ont d'ordinaire que de la complaisance ou de la faiblesse" (481). "Nul ne mérite d'être loué de bonté, s'il n'a pas la force d'être méchant : toute autre bonté n*est le plus souvent qu'une paresse ou une impuissance de la volonté (237).

 

Mais ce pessimisme sans équivoque qu'exprime La Rochefoucauld laisse entrevoir malgré tout une attitude possible de se maintenir dans cette existence. "Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison" (42), où puiser cette force, si ce n'est dans un idéal, qui ne peut être qu'individuel, rigoureux, aristocratique en ce sens qu'il s'adresse à des âmes d'élite, chrétien, fondé sur la lucidité et l'humilité : le jansénisme n'est pas loin. "Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes, les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement, et les confessent (202). "Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes, que d'essayer de paraître ce que nous ne sommes pas" (457).