- Pierre-Jean Jouve (1887-1976), "Sueur de sang" (1935) - Joë Bousquet (1897-1950), "Traduit du Silence" (1936) - Saint-John Perse (1887-1976) "Anabase" (1924) ...
Last update: 11/11/2016
"Nous avons connaissance à présent de milliers de mondes à l'intérieur du monde de l'homme, que toute l'œuvre de l'homme avait été de cacher..." (Jouve, 1933) - La poésie ici n'est plus simple jeu d'expression formel. Ce qui est en débat, c'est bien la complexité de l'intériorité humaine, de l'itinéraire, souvent douloureux, vers la lumière perdue et retrouvée, qu'elle semble détenir, une intuition prend corps, offre un dénouement de ce quelque chose qui n'aurait pu être dénouée sans elle, un dénouement de chair et de sang, une poésie qui est tout simplement création parce que création d'une vie authentique qui va clarifier progressivement ce qui jusque-là était obscur et nous alléger du poids d'une existence lourde et confuse...
Pierre-Jean Jouve et Saint-John Perse durent longtemps patienter pour s'imposer dans la poésie des années 1940. Jouve, le symboliste , chercha longtemps sa voie originale avant de s'affirmer à plus de quarante ans comme le poète visionnaire de la "Résurrection des morts", de "La Vierge de Paris" ou de "La Chute du Ciel". Jusque-là il avait été le narrateur des Histoires sanglantes et de Catherine Crachat et d'une sexualité fascinée par la chair, le péché et la psychanalyse, affrontant la "torture du silence" : la résistance opposée à mon oeuvre par le silence est "exceptionnelle dans toutes l'histoire des lettres", écrira-t-il dans son Journal (En Miroir). Pourtant que dit le poète qui se place sous le patronage d'un autre poète, Baudelaire, pour qui "la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal"... l'amour ne se réduit pas au plaisir et aux "obsessions de l'intimité sexuelle", il touche par ses racines au sang, au crime, à une impossible réalisation, à la mort, dont seul l'art permet, par son rôle sanctificateur, la transfiguration. "Je n'aurais jamais écrit une ligne si je n'avais cru au rôle sanctificateur de l'art"...
(Pierre et Blanche Jouve achètent en 1934 le provoquant "Alice au miroir" (Centre Pompidou, Paris), l'un des tout premiers tableaux vendus par Balthus (1908-2001), illustrateur de la mythologie personnelle du poète avec "La Montagne" (1935-1937, Metropolitan Museum of Art) et "La Victime" (1938) ...)
Pierre-Jean Jouve (1887-1976)
Né à Arras, enfance triste, bourgeoisie probe et sévère, études sans relief, de douze à vingt-cinq ans "furieuses improvisations" sur le piano et mépris total des oeuvres littéraires, puis Mallarmé et Baudelaire qui pousse Jouve non pas à se" cultiver" mais à porter un regard sur sa propre intériorité. Jouve gagne Paris en 1909, prend connaissance du cubisme, du mouvement dada, du surréalisme, de l'unanimisme, le groupe de l'Abbaye (Georges Duhamel, Charles Vildrac) le détourne, dira-t-il plus tard, de lui-même, et, lorsque survient la Première Guerre mondiale, s'engage comme infirmier volontaire dans un hôpital militaire, y contracte de graves maladies infectieuses qu'il va soigner en Suisse où il se lie à Romain Rolland et écrit alors ce qu'il appellera plus tard des œuvres de bonne conscience. En 1921, il se rend à Florence, puis à Salzbourg, ses lieux de prédilection. Son mariage avec une psychanalyste, Blanche Reverchon, muse et inspiratrice des années 1925-1935, accélère son évolution spirituelle du poète...
En 1924, prenant conscience qu'il se fourvoie, pressentant que son génie ne réside pas dans un élan de généreux altruisme, mais bien plus dans un profond retirement en soi, il rejette ses oeuvres antérieures et, tout en s'affirmant profondément catholique, découvre l'importance de la psychanalyse pour tenter d'approcher la complexité inéluctable de l'intériorité humaine, et notamment la sexualité qu'il est sans doute le seul poète à aborder en ce siècle. Il est peut-être aussi l'un des rares auteurs à avoir traduit en littérature la théorie psychanalytique, les conflits entre Eros et la pulsion de mort vont former la trame de ses récits... Blanche et Jouve cosigneront dans la NRF de mars 1933 un article didactique, "Moments d'une psychanalyse", et le poète dans son "Avant-Propos dialectique" à la première édition de "Sueur de Sang" (1933) montrera comment la poésie issue de Baudelaire a anticipé sur la découverte de l'inconscient et de la "pulsion de mort", et ce tant au niveau individuel qu'au niveau collectif, alors que l'Europe bascule dans la tragédie avec la menace nazie, "Sueur de Sang" plongent dans le monde intérieur de l'être humain.
"Les Noces", conçues de 1925 à 1931, vont inaugurer cette oeuvre nouvelle, mais pendant dix ans, création romanesque et inspiration poétique vont s'entrecroiser, nourrie par cette fascination du poète pour les destins féminins et ces "amours bizarres" rencontrés dans sa vie et qui participeront à la naissance du personnage mythique d'Hélène : "Paulina 1880" (1925), roman du déchirement de la foi par la volupté, - la jeune Paulina essaie d'échapper à son amant Michele, se réfugie dans un couvent de visitandines où elle devient vite indésirable, se redonnera à son amant, mais le tuera -, "Le Monde désert" (1927), où, pour n'avoir éprouvé qu'un amour filial à l'égard de la sensuelle Baladine, Jacques de Todi est supplanté par Luc Pascal qui, en possédant Baladine, Luc provoque la mort de Jacques; au lendemain de leur mariage, Luc est abandonné par Baladine, il n'est de grande vie sans grande mutilation, et se réfugie dans la poésie, qui, seule, parvient à réaliser l'unité désirée, par-delà la vie et la mort. Ici toute l'expérience romanesque est un encouragement à la création poétique.
Après avoir lu les grands mystiques, la psychanalyse entre en jeu, "Hécate" (1928) et "Vagadu" (1931) tournent autour de l'histoire de Catherine Crachat qui, elle aussi, aime et donne la mort," Vagadu" se donne comme "chaînes de rêves" produite par une analyse que Catherine suit pour soigner une dépression marquée par un complexe de "stérilité" (ou s'agit-il de la propre psychanalyse initiale de Blanche avec Eugénie Sokolnicka (la "Mme Sophronicka" des Faux-Monnayeurs d'André Gide) ou de l'analyse didactique de Blanche avec Rudolph Loewenstein, l'un des fondateurs de la Société Parisienne de Psychanalyse en 1926), deux romans qui seront réunis sous le titre d' "Aventure de Catherine Crachat".
Enfin, le grand poème-opéra du "Paradis perdu" (1929) utilise la métaphore biblique pour nous conter son changement de vie et la prépondérance désormais affirmée du poétique. Ici, la femme est séduite par le serpent non pour égaler les dieux en s'emparant de la science, mais pour connaître l'amour, se donner à Adam, "Ô Péché / Nous t'avons nommé et nous t'avons conçu / Inépuisable mouvement! / Tu te nommeras Vie ou Eve à jamais", puis survient l'indignité, la honte et la mort, cachant le lieu d'ombre d'Eve et voilant le lieu du désir chez Adam...
Ce renoncement au genre romanesque peut être matérialisé dans l'ensemble de dix courts récits qu'il réunira en 1961 sous le titre de "La Scène capitale", comportant notamment "Histoires sanglantes" (1932) et un petit roman en deux volets, "La Victime" et "Dans les années profondes", un de ses plus beaux textes à la fin duquel son personnage mythique d'Hélène meurt au cours de l'acte érotique. Quant à "La Scène capitale", il s'agit de "rendre en émotion" l'informe magma qu'est notre inconscient. "Si l'homme est pécheur, et si la forme de la plus visible à nos yeux de son péché d'origine est le désespoir, il faut convenir qu'une terrible porte (la psychanalyse ?) lui est maintenant ouverte"...
"Sueur de sang" (1935) sera la première poésie de l'inconscient : "la poésie est un véhicule intérieur de l'amour. Nous devons donc, poètes, produire cette "sueur de sang" qu'est l'élévation à des substances si profondes, ou si élevées, qui dérivent de la pauvre, de la belle puissance érotique humaine." Profondément religieux, marqué par la lecture des mystiques (François d'Assise, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila), l'acte poétique, aussi révélateur que la psychanalyse, se double d'un élan mystique, d'une rédemption, rédemption de la psyché humaine et de ses aspirations contradictoires, sens du péché, fascination de la chair, de la mort, que la poésie retranscrit en grappes de symboles, de variations musicales de mots ou noms fondamentaux.
Il se réfugie à Genève pendant la Seconde guerre mondiale, écrit des poèmes parmi les beaux de la poésie de la Résistance; discret, il édifie patiemment son oeuvre poétique, après "Les Noces" (1928), "le Paradis perdu" (1928), suivent notamment "Kyrie" (1938), "Porche à la nuit des saints" (1941), "Gloire" (1942). C'est dans ce dernier ouvrage que le poème "Résurrection des morts" fait apparaître "le rôle sanctificateur de l'oeuvre d'art" : si les corps "prostitués" appartiennent à notre vie quotidienne, c'est "le corps glorieux qui fait l'esprit" et la mort est vaincue par l'éclat de la beauté....
Après la guerre, le poète s'est donc détourné du monde et retrouve en 1950 et en 1952, son inspiration et sa virulence de "Sueurs de Sang" avec "Ode" et "Langue", poème dédié à l'esprit d'Alban Berg, le Berg du "Concerto pour violon et orchestre à la mémoire d'un ange"...
Joseph Sima (1891-1971) illustrera nombre de plaquettes de poèmes de Pierre Jean Jouve, "Beau Regard" (Au Sans pareil, 1927), "La symphonie à Dieu" (NRF, 1930), "Kyrie" (GLM, 1938), "Le Paradis perdu" (GLM, 1938), "Langue" (avec André Masson et Balthus, 1952)...
Les Noces (1928)
C'est ici que Jouve inaugure l'œuvre nouvelle, il y écrit « le mot du premier mot du livre » qui scelle l'alliance entre la poésie et les valeurs spirituelles. Ce recueil fut plusieurs fois restructuré, jusqu'en 1931. «Les Noces établissent l'ouverture de l'œuvre de Pierre Jean Jouve : c'est le poème de l'entrée en poésie, de la naissance du poète à sa vocation désormais assurée. Nous savons que ce livre, auquel son auteur attribue une valeur inaugurale, efface et rejette toute une production antérieure. N'en fussions-nous pas avertis, la lecture de l'ouvrage nous révélerait de la façon la plus nette que le poète accède à l'exercice de poésie par la puissance du refus et par la volonté de surpassement. Le poème liminal (Songe) n'exprime pas seulement l'éloignement envers l'époque, mais la distance activement interposée entre le jour présent et une jeunesse irrévocablement révolue. Un seuil est franchi ; un pas est accompli en direction de la mort. "Le chant d'expérience est vieillesse." Mais c'est aussi la découverte de "l'esprit jeune", de "l'esprit de création gaie". Une allégresse enfantine et pensive devient possible. La puissance du refus, qui abolit avec violence, décide aussi d'un recommencement, d'une vita nuova. Le premier mouvement du poème Magie évoque un livre déchiré : le poète se retourne amèrement contre une erreur première de la parole. À la destruction rageuse succède la nouvelle injonction d'écrire, la nécessité accrue du langage :
Et le poète était encore une fois illuminé
Il ramassait les morceaux du livre, il redevenait aveugle et invisible,
Il perdait sa famille, il écrivait le mot du premier mot du livre.
Aveugle, illuminé ; faisant la nuit pour recevoir la lumière ; reniant un visage de lui-même, pour trouver sa voix selon la poésie ; perdant une première identité pour inventer une identité selon la parole...» Jean Starobinski, Gallimard.
SONGE UN PEU au soleil de ta jeunesse
Celui qui brillait quand tu avais dix ans
Étonnement te souviens-tu du soleil de ta jeunesse
Si tu fixes bien tes yeux
Si tu les rétrécis
Tu peux encor l'apercevoir
Il était rose
Il occupait la moitié du ciel
Tu pouvais toi le regarder en face
Étonnement mais quoi c'était si naturel
Il avait une couleur
Il avait une danse il avait un désir
Il avait une chaleur
Une facilité extraordinaire
ll l'aimait
Tout cela que parfois au milieu de ton âge et courant
dans le train le long des forêts au matin
Tu as cru imaginer
En toi-même
C'est dans le cœur que sont rangés les vieux soleils
Car là il n'a pas bougé voilà ce soleil
Mais oui il est là
J'ai vécu j'ai régné
J 'ai éclairé par un si grand soleil
Hélas il est mort
Hélas il n'a jamais
Eté
Oh ce soleil dis-tu
Et pourtant ta jeunesse était malheureuse
Il n'y a pas besoin d'être roi de Jérusalem
Chaque vie s'interroge
Chaque vie se demande
Et chaque vie attend
Chaque homme refait le voyage tout est limité
comment voir davantage
Et nous nous avons inventé les machines
Elles sont arrivées brisant tout perçant le vieux sol
peuplant le vieil air
Ondes rayons axes brillants
Et voilà mon pouvoir est devenu terrible
Mon inquiétude aussi
Mon instabilité
Je ne tiens plus en place
Je cherche je deviens
Je n'ai plus mon vrai âge je m'amuse avec tout
Mais mon Dieu la guerre antique est revenue elle était
à peine changée
Le sang humain n'a qu'une manière de couler
La mort n'a qu'un pas toujours le même pour venir
sur moi
Son masque a-t-il varié c'est la cire
L'espace est raccourci mon âme est-elle plus neuve
Je ne dis pas meilleure
Je n'oserais pas
Nous sommes loin de la macération de la résignation
mais
Le plus coupable c'est toujours notre plaisir
Car le malheur aurait-il besoin d'être justifié le
malheur c'est la terre où pousse notre ville
Joie pureté
N'approchez pas
C'est à propos de notre joie
Que notre vanité apparaît pitoyable
Nous sommes si pressés
Notre scrupule est si vieux
Oui c'est avec notre joie que nous tremblons
Enfant dégénérée
Cependant l'esprit suspendu sur l'universel chagrin
A dit vous avez des sens faites-leur rendre votre
jouissance
Et cela est amer
Plus amer
Et cela s'accélère en quelque sorte dans l'amertume
Pour nous
Juge éternel
Quelle puissance a la bêtise les étoiles luisent
pour elle
La lumière lui va si bien les grands trains l'emportent
partout
(... NRF Gallimard)
"Dans les années profondes"
Lisbé, rencontrée en 1909, revue en 1933, - "par une radieuse journée d’avril, je me trouvais remonter le boulevard Raspail. Je me souviens fort bien du mouvement singulier qui me fit descendre d’un autobus et reprendre à pied le chemin en sens inverse. Au coin même de la rue où avait été notre hôtel, une femme marchait à ma rencontre, elle s’arrêtait devant moi : la jeune beauté de jadis, les cheveux d’or, Lisbé" (En miroir) -, alimentent une mythologie amoureuse, réelle et imaginaire, souvent cruelles (Lisbé mourra d'un cancer en 1936, le poète aura ainsi connu une femme qui allait mourir et à qui il aura décrit sa mort, la culpabilité nourrira son écriture, ainsi la préface "La Faute" de l'édition de 1938 du "Paradis perdu"). En octobre 1935 paraît "La Scène capitale" : "le haut lieu et la fiction centrale de l'oeuvre de Pierre Jean Jouve, écrira Jean Starobinski. Dans la prose d'imagination, en ce siècle, il est peu d'oeuvres qui égalent ces deux récits. Ils sont restés ce qu'ils étaient à leur première apparition : des objets fascinants, capables de nous troubler profondément et d'envahir notre rêve." Le premier récit, "La Victime", dédiée à Balthus, raconte l'histoire tragique de Dorothée, "la fausse morte-fausse vivante", victime d'un acte amoureux interdit. Le second, "Dans les années profondes", conte, à travers le personnage d'Hélène, "trois figures de femme éloignées l'une de l'autre" qui sont évoquées et composées en une véritable "synthèse sentimentale", Hélène, femme aux confins de la réalité interdite (elle figure la mère) et du rêve inaccessible (l'idéal irrésistible), qui va faire l'éducation amoureuse du héros (Léonide) : il abandonnera sa fascination narcissique adolescente, devra éliminer ses rivaux et enfin possèdera charnellement son initiatrice qui mourra quelques instants après cette union. Hélène morte "met au monde" (de l`art) celui à qui elle s'est livrée en le contraignant à faire le récit de cette "scène Capitale" ...
"... Ainsi, de nouveau je lui parlais "pour la première fois" près de l'église de Torre avec une âme chaude et coupable, grisé par ses formes souveraines qui étaient celles de la grande dame inaccessible. Et maintenant. et maintenant. Les ciels merveilleux, tout bleus, de la prairie et de Torre, descendaient de nouveau dans mon cœur, remplissaient ma poitrine, comme si je les avais eus et conquis. Certaines petites scènes honteuses, entre l'époque du ciel de Torre et l'époque de la victoire sur le lit bleu. me semblaient maintenant sans importance, comme sans beauté. L'ombre de Pauliet était aussi une ombre latérale, venue là sans autre raison que celle d'aider au plus grand amour de mon existence. Et à la fin dans mon brûlant égoïsme se produisait une sorte de soulagement et je m'agenouillais en pensée devant elle. J'avais aussi l'envie de la fuir. Oh seulement pour la retrouver ensuite et m'enchaîner plus puissamment avec nos chaînes. Quelle Puissance innommée était là dont je sentais la main, l'influence? Car j`éprouvais aussi une vague terreur religieuse : que se passerait-il si nous allions jusqu'au terme? Le terme entre nous deux n'était point atteint encore - ce terme - d'une violence et d'une richesse terribles, comment le supporter? Monde trop haut, monde trop fort - pour être humain. Alors ce n'était plus le passé qui me faisait honte et que j'avais la joie de vaincre: c`était l'avenir qui m'épouvantait parce que je n'aurais point, pour lui, une substance assez inépuisable. Hélène était bien ma femme : mais comment faire ma vie avec sa vie !
Et lorsque je la contemplais à la dérobée, je songeais : je l'ai. Rien ne pouvait à jamais affaiblir cette réalité-là. Quelle autre femme eût accusé avec autant de véhémence que le temps de la Promesse n`était plus, que le ciel se dépassait lui-même, et qu'elle acceptait le dépassement de toute son âme et le voulait dépassé. ce ciel de Torre, toujours plus loin et davantage. Si elle avait daigné parler, elle eût exprimé comme cela sa déception divine, elle eût dit : "que le temps de la Promesse était le vrai et qu'elle l'avait toujours su; qu'elle le savait bien. et qu'elle attendait de nouveaux baisers."
XIX
Elle me dit à la tombée de la nuit :
"Viens ce soir. et je me donnerai à toi, cette fois."
Tout était préparé, comme la première nuit, dans une atmosphère de fête éclatante. C'était elle qui m'attendait lorsque j'entrai sous la lumière des bougies. Les bougies étaient nombreuses.
Le costume d'Hélène était autre. Elle portait une grande robe de soie à manches de couleur claire qui s'ouvrait par devant sur son corps. La robe légère tombait comme un péplum. Mais aux pieds elle avait toujours les souliers dorés. J'étais confus de ne pas la retrouver pareille. De la sentir plus grandiose. Je m'agenouillai contre elle et je posai ma tête à la hauteur de son ventre.
Quand je pense à ce mouvement et à la durée qu'il eut. Notre fureur commençait. Hélène était d`une force si directe et si excitante. et d'une si profonde vertu en ce qu'elle faisait, en même temps si ingénieuse et si savante de volupté, que ma jeune force prit aussitôt un développement prodigieux et que cela devint entre nous une lutte, une longue lutte avec des pauses, des reprises, des exultations et des sanglots. Hélène connaissait tout; il n'y avait pas une harmonique du corps qu`elle ne sût éveiller, et pas un râle qui ne sortît de son cœur. Les inventions, les jeux parfois pervers étaient conduits par elle avec une vie admirable, vertigineusement tendue, vers le terme que ses grands yeux pleins de larmes ne cessaient pas de regarder. Je ne sais combien de temps dura ce long travail des corps obscurs, cet achèvement de leur amour dans la connaissance. Mais le premier je fus pris dans le plaisir, pareil à un typhon. Elle me suivit à l'instant même...."
(NRF, Gallimard)
"Sueur de sang" (1933-1935)
Jouve cherche Dieu dans la profondeur du péché et accepte les données fondamentales de la psychanalyse pour les fondre à une vie religieuse et mystique, le désir freudien est essentiellement péché et, par là même, porteur des germes de la mort. Le poète aborde ainsi des domaines qu’il s’interdisait ou qu’il n’évoquait encore que par allusion, et met en lumière les tréfonds de notre âme habités par de puissantes forces instinctuelles et violée par une terrible épaisseur psychique.
Ce célèbre recueil a a connu trois éditions successives, en 1933, 1934 et 1935, la dernière édition étant la plus achevée. «Nous avons connaissance à présent de milliers de mondes à l'intérieur de l'homme, que toute l'œuvre de l'homme avait été de cacher, et de milliers de couches dans la généalogie de cet être terrible qui se dégage avec obstination et peut-être merveilleusement (mais sans jamais y bien parvenir) d'une argile noire et d'un placenta sanglant », écrit Pierre-Jean Jouve dans son Avant-propos, intitulé « Inconscient, spiritualité et catastrophe ». Une réalité humaine aussi déchirée ne peut se traduire par une expression commune et usée, aussi Jouve montre concrètement ce qu'est l'usage des moyens poétiques pour plonger dans cette psyché torturée.
AVANT-PROPOS - Inconscient, spiritualité et catastrophe
"Nous avons connaissance à présent de milliers de mondes à l'intérieur du monde de l'homme, que toute l'œuvre de l'homme avait été de cacher, et de milliers de couches dans la géologie de cet être terrible qui se dégage avec obstination et peut-être merveilleusement (mais sans jamais y bien parvenir) d'une argile noire et d'un placenta sanglant. Des voies s'ouvrent dont la complexité, la rapidité pourraient faire peur. Cet homme n'est pas un personnage en veston ou en uniforme comme nous l'avions cru ; il est plutôt un abîme douloureux, fermé, mais presque ouvert, une colonie de forces insatiables, rarement heureuses, qui se remuent en rond comme des crabes avec lourdeur et esprit de défense. Ou encore, on aperçoit dans le cœur de l'homme et dans la matrice de son intelligence tant de suçoirs, de bouches méchantes, de matières fécales aimées et haïes, un tel appétit cannibale ou des inventions incestueuses si tenaces et si étranges, toute cette tendance obscène et cette magie, prodigieuse accumulation, enfin un tel monstre de Désir alternant avec un bourreau si implacable, que, à partir de ce point, le problème de l'homme semble se déplacer continuellement; car après avoir pensé : comment ce fond terrible peut-il demeurer toujours voilé? - et ensuite : comment l'homme a-t-il pu si longtemps ignorer le fond? - nous arrivons à nous dire : comment se fait-il que l'homme soit parvenu à opposer la conscience raisonnable à des puissances aussi redoutables et déterminées?
Les dénégations les plus violentes peuvent secouer le monde : l'homme moderne a découvert l'inconscient et sa structure; il y a vu l'impulsion de l'éros et l'impulsion de la mort, nouées ensemble, et la face du monde de la Faute, je veux dire du monde de l'homme, en est définitivement changée. On ne déliera plus le rapport entre la culpabilité - le sentiment fondamental au cœur de tout homme - et l'intrication initiale des deux instincts capitaux. Rien ne nous fera plus oublier que nous sommes conflit insoluble entre deux lignes, à l'une se rattachant la chaleur de l'être, à l'autre le développement rationnel de la personne, et qu'un éclatement intime (car il a fallu beaucoup forcer pour nous soustraire à la détermination animale) demeure toujours possible comme une menace à notre vie intérieure. Incalculable accroissement du tragique que nous donne la métapsychologie, et d'abord la connaissance d'un œil qui est dirigé vers notre secret, de notre œil même.
Nous ne sommes pas étonnés de passer, avec cet œil, dans des cylindres, des conduits, des voûtes inexplorées, des ruines; de voir le visage changer de chair, la destinée prendre un autre nom, le désir s'introduire dans l'ordre des causes, la mort travailler. Entre les personnages plombée et mystérieux de l'origine tout se fait immédiatement, pour toujours, avec une intensité terrible et sans solution. L'univers, sous la personne de M. Durand, est la puissance qui cherche à devenir étale jusqu'au moment de s'effondrer et de l'abandonner.
Les dieux, les mythes font partie de sa réalité et forment aussi son gigantesque château de caries. L'inhumaine épaisseur de tout cela serait capable de faire craquer sa tête (de l'aliéner á lui-même) s'il n'avait un esprit frivole (ou encore intelligent) toujours prêt à ne pas voir ce qui l'offense. Cependant l'homme s'efforce dans la bataille de l'abîme, il s'efforce et, dans quelques circonstances rares, il pense. S'il n'a pas été réduit à une sorte de mort préalable dans le mécanisme, il pense.
Ici le miracle, qui n'est jamais très éloigné de l'homme, commence de se manifester. Nous sommes au mystère de la sublimation, pour reprendre le mot dont Freud a désigné toute une espèce dynamique. Ainsi un transport d'énergie à l'intérieur de la tendance ferait qu'elle ne se ressemble plus, tout en demeurant fidèle à son origine; de déterminée et nécessaire elle deviendrait plus gratuite; elle gagnerait donc de la hauteur. Capable de vastes transformations en quantité, en genre, capable aussi d'inventer sa qualité, de se transcender enfin, telle serait la libido. Cette construction est satisfaisante, et je ne crois pas que 'l'âme" de l'homme s'en trouve diminuée. Au contraire. (L'homme est aujourd'hui plus grand, s'il veut le connaître, qu'au moyen âge et au XVIe siècle, époques où il eut une assez haute idée de lui-même; justement parce que, son narcissisme blessé, il doit avoir accès à des forces imprévues.) Ainsi la psychologie qui s'apprête à bouleverser la civilisation malade, quand elle montre le démoniaque qui est la vie des instincts, apporte par le même mouvement une Raison de fabrication meilleure.
Déjà se dégage cette idée que pour certains esprits (les mystiques) doit exister la possibilité de rapports et d'accords fondamentaux : entre le sur-moi, puissance contraignante archaïque, et le Fond érotique plus universel qui est leur non-moi : de sorte que, sur le plan de l'inconscient, la guerre faite par leur sur-moi à leur moi érotique ne donne plus, comme pour d'autres, la maladie ou l'accident, mais produit de toutes parts un approfondissement illimité. Cette constatation m'a paru de la plus haute valeur par les conséquences dialectiques que l'on en peut tirer. Ainsi il y aurait des natures pour lesquelles l'inconscient universel, plus lointain que l'inconscient du moi, a des pouvoirs secrets; qui seraient capables de le connaître à travers certaines disciplines, de lui donner et de recevoir de lui, - mouvements que l'on ne saurait appeler autrement que spirituels. Comme toute chose désormais doit obéir à la forme du psychisme de l'homme, mais comme nous sommes loin de savoir ce qui sépare les tendances les plus universelles de l'inconscient d'avec les formations spirituelles que nous tenons pour les plus élevées, - comme certain érotisme, on ne cessera de le remarquer, imprégné les actes sublimes des saints, - nous pouvons presque conjecturer que la série des phénomènes est circulaire et que le plus bas dans ces natures privilégiées rejoint instantanément le plus haut.
C'est du moins ce qu'il faut affirmer de la chose plus humble qu'est la Poésie. Les poètes qui ont travaillé depuis Rimbaud à affranchir la poésie du rationnel savent très bien ( même s'ils ne croient point le savoir) qu'ils ont retrouvé dans l'inconscient, ou du moins la pensée autant que possible influencée de l'inconscient, l'ancienne et la nouvelle source, et qu'ils se sont approchés par là d'un but nouveau pour le monde.
Car nous sommes, comme le dit Freud, des masses d'inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil; et ceci, les poètes l'ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire, ....
(Mars 1933, lecture à poursuivre, NRF, Gallimard)
Le premier poème s'intitule « Crachats » et ne contient que deux vers, comme la poésie n'en avait jamais écrits : « Les crachats sur l'asphalte m'ont toujours fait penser / A la face imprimée au voile des Saintes femmes ».
Jouve utilise ici le « vers libre » avec une liberté inédite. La crudité des images et les références à des humeurs corporelles se retrouvent dans le second poème, « La Tache » : « Je voyais une nappe épaisse d'huile verte / Écoulée d'une machine et je songeais / Sur le pavé chaud de l'infâme quartier / Longtemps, longtemps au sang de ma mère ». (Editions Gallimard)
LA TACHE
Je voyais une nappe épaisse d'huiIe verte
Écoulée d'une machine et je songeais
Sur le pavé chaud de I'infâme quartier
Longtemps, longtemps au sang de ma mère.
Car la peau blanche est une expression nocturne
Et quels déserts n'ont-ils pas foules ses pieds diurnes ?
Une ombre - ce qu'elle est - n'est pas plus effrayée
Ni plus obscène, ni plus horriblement méchante.
L'homme sans péché
Est celui qui ne devrait pas mourir, est donc celui
Qui ne connaitrait nulle interdiction, est donc celui
Qui n'aurait point de semblable, et qui ne devrait pas vivre.
SUEUR DE SANG
Le paquet enveloppé dans un papier brun très
vulgaire : de la fente du papier de ce paquet sort une
goutte de sang, elle est rouge ronde et lustrée, trans-
parente aussi elle descend, le long du paquet elle
tombe; elle tombe, sans se déformer; dans la fente
se montre le sillon sanglant qui est mince et de la
longueur du paquet et qui augmente sans cesse
d'intensité mais qui ne saigne qu'à la surface.
"Sueur de Sang" signe une nouvelle étape, décisive, pour Jouve. "A corps perdu, écrira Gaëtan Picon, le poète se livre aux démons qui I 'habitent : il sait que l'on ne peut vaincre que ce que l'on a assumé. Alors se lève le monde touffu, étouffant, de la sexualité coupable, la Face fascinante de la Faute, imprimée sur le monde comme le visage du Christ sur le voile des saintes femmes, visible comme le crachat sur l'asphalte, son haleine puante de marécage croupissant, son ciel de nuit aux feux de cauchemar. Sueur de sang, suinte des copulations, forêt des organes du sexe, monstrueux corps humain : c'est le monde de l'Êros, à la fois celui de la vie et de la mort, de la conscience et du songe. Nourrie par le vieux remords chrétien et par la nouvelle science des rêves, traversée par un paganisme furieux et déchiré, cette révélation de l'existence s'organise en une forêt compacte de symboles où s'exprime toujours la même sexualité coupable : le crachat, la tâche, le poil, le serpent, le sang, la vulve..., mais au fond de laquelle passe - comme dans un miracle de saint Hubert - l'image du Cerf salvateur...
"Matière céleste" (1936-1937)
Le personnage d'Hélène, qui initie l'adolescent Léonide, héros narrateur de "Dans les années profondes", à l'amour, à la mort, à la conscience de soi et à la vocation poétique, puis qui devient l'image mythique des premiers poèmes de "Matière céleste", a été construit à partir de trois femmes que Jouve a effectivement rencontrées, dont Lisbé, connue une première fois en 1909, puis retrouvée par hasard en 1933, et mourut en 1936 : "je devais la faire souffrir, et je devais la retrouver en image sans pouvoir la laisser jamais." C'est ainsi qu'en 1937, "Matière céleste" reprend les poèmes d' "Hélène" et de "Urne", en y ajoutant trois autres sections, "Nada","Matière céleste" et "Récitatif", la "matière céleste" d'un corps perdu et rendu à sa présence dans les signes transfigurés cette Terre ...
(éditions Gallimard)
JUPES ET PALAIS
Un mur d'amour se vend sous les pures ombrelles
Des jupes. La merveille illustre les oiseaux
Et les palais froids. Lames du désespoir
Agitez la corniche et ramenez la terre
A l'extase de profondeur. Génie! il est
Un cri dont la splendeur nous a fait vivre
Dont la beauté crucifiée nous a dit oui.
A LA NOSTALGIE
Tombée du paradis en deuil et pour ces crimes
Navrée ton oeil profond sous le poids des cheveux
Vêtue ou dévêtue de ces malheurs affreux
Tu es femme d'un grand silence et d'un poil pur
Aime ou sois éloignée d'aimer
Sois éloignée d'aimer sous ton casque profane
Les larmes que je pleure en avant de mes yeux
Les sommeils qui me plaisent ne durant qu'une heure
Les sexes que je prie déjà bien refermés
Les poèmes mourants
Vois le temps me dévore.
SUZANNE AU BAIN
On ne sait quand un plaisir pourpré
A être seule avec son eau distend le rire
Ouvre les jambes crues depuis longtemps fermées
Un estuaire que le poil fumant sépare
En déplaçant la position même du secret
Le sexe merveilleux qu'elle brise et retient
Qui la blesse toujours; et l'eau inattendue
L'attend comme si cette eau noire était nue
Tant de chaleur bouillonne au carrefour
Suzanne retient l'eau arrière et se voit nue
Tant de vapeur remue avec les feuilles fraîches
Qui sont d'accord! tant de puissant baiser
Se souvient et d'anciennes larmes s'accrochent
Tant de fauve pénètre leur délicatesse
Que Suzanne au pli profond du vert se meurt
Où rien ne joue que la tendre et tendre impudeur.
POÈME
Le désir de la chair est désir de la mort
Le désir de la fuite est celui de la terre
L'excrément des villes c'est l'amour de l'or
Le désir de la jeunesse c'est l'appétit du cimetière
Les faims sont dures comme des femmes nues
Sur le lit du jour j'aime épouse je souffre
Les perles matinales dorment de lumière
Le long du rivage ourlé vert de la mort.
Ce n'est point en vain que les seins du Christ
Furent en lutte amère avec le diable
Ce n'est pas en vain que les seins du Christ
Dans la ténèbre n'étaient point distingués de ceux du diable.
Compte seulement le poids des larmes
Non pour elles mais pour le vide qu'elles font
Et roulant sur la noire paroi de vertige
De ce monde aboli : tu approches de l'Un.
(NADA)
LA PUTAIN DE BARCELONE
Ose entrer après moi dans ces portes claquantes
Où suffit la cheville ardente d'un regard
La grotte brune avec le parfum du volcan
T'attend parmi mes jambes
Je suis la communiante des poils noirs
Le regard inhumain les soleils hébétés
J'ai traversé vingt fois sous un homme la mer
Le sol gras de la mer et le bleu et les moires
Ton membre de lumière mes globes de malheur
Et l'œil couché sous une bouche décorée
Ce sont là mes plaisirs mes vents mon désespoir
Une ombre te retient l'univers te soutient
Client! Nous deux épouvantés en un
Paraissons une fois sur l'éternité noire.
(NADA)
PAYSAGE MYSTIQUE
Beaux nuages beaux anges prisonniers clairs
Arbre à midi main chaude du vert
Église femme en pierre
Soleil sur tous les fronts
Fente surimprimée sur les branches de l'air
Qui respire fripée le plus grand des secrets
Rousse brune ou bien noire
Musc et ruissellement ému dans les toisons
Naissance de l'ovule et des aigles très purs
Par contre le nageur incliné au grand jour
Le beau ballon captif
Dort au soleil de crainte
Demeure sur les vents roses
Plus haut que les nuages objets désirés
Plus haut que le désir plus haut que leur bataille
Pas assez haut trop lourd
Pour briser un câble de longs sacs de larmes
Quand la montagne aux routes de cristal
Échafaudant plus bas les brumes de beauté
Où la prêtrise chantait dans I'or
La musique des dominations
Ramenait contre soi les fleuves longs et verts
Chargés d'une huile humaine
Coupait la robe de la Vierge dans les pierres
Formées obscènes par le ciel de la forêt.
PROSES
"La voix, le sexe et la mort"
"Non ce n'est plus toi, ô tranchée de la pierre, et ce n'est plus toi, Hélène. Quand apparaissait la vallée dans ses métamorphoses, ses échardes de lumière spirituelle, combien le chagrin me prenait délicieux, pour la morte.
Les forêts d'abord dures et étroites, puis grasses par la transmutation des espèces d'arbres; la dureté décroissante, et la clarté fourmillante en mille feuilles, escortée de chaleur; l'escale dans les cascades, les mémoires, les allusions, l'imagination, le Désir.
Les éclats des rocs par-dessus de vieux rêves de jardinets et la séduction d'une robe : cette beauté de grande famille aristocratique dont la main frêle touchait toujours à la même place la porte de sa Demeure. Les paroles qu'elle avait dites une fois, une seule fois, le sourire de ses énormes cheveux couleur de cendre. Tout revenait d'un coup en hâte et en besoin. Etait-elle vraiment morte dans ces parages, après avoir aimé des images de son sexe? Etait-elle à m'attendre ici, après avoir été enfantée en rêve? Car le fantôme faisait le pays entier autrement vrai que la nature.."
HELENE
Que tu es belle maintenant que tu n'es plus
La poussière de la mort t'as déshabillée même de l'âme
Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu
Les ondes les ondes remplissent le coeur du désert
La plus pâle des femmes
Il fait beau sur les crêtes d'eau de cette terre
Du paysage mort de faim
Qui borde la ville d'hier les malentendus
Il fait beau sur les cirques verts inattendus
Transformés en églises
Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné
Parce que tu es si morte
Répandant des soleils par les traces de tes yeux
Et les ombres des grands arbres enracinés
Dans ta terrible Chevelure celle qui me faisait délirer.
MATIÈRE CELESTE DANS HELENE
Dans la matière céleste et mousse de rayons
Dans le crépitement de l'espoir et la tension belle
Des entrevues des yeux
Des chauds yeux de destinée écrite d'avance
De faces roses de corsages étincelants
De pieds d'or
Dans la matière de la connaissance aux yeux tout blancs
Quand dansent précipités les blocs d'ozone
A chaque cil ouvert
Quand sont précipitées pliées et refermées
Les immenses statues vertes des paysages que l'on aime
Ici ami s'est recomposée
Hélène, après qu'elle est morte.
'La Vierge de Paris" (1946)
Un plaidoyer peut-être. Pendant les cinq années de la Seconde Guerre mondiale, Jouve va vivre mystiquement l'esprit de la résistance nationale. "La Vierge de Paris" sera la somme des poèmes de guerre écrits à Grasse, à Dieulefit, puis dans l'exil genevois. Jouve compense le poids de la « catastrophe » par une fougue visionnaire, génératrice d'espérance. Son rêve serait que fussent conciliés l'idéal du Moyen Âge chrétien et l'esprit de la Révolution française. Jouve peut enfin rejoindre le panthéon des poètes reconnus de la littérature française ...
LA CHUTE DU CIEL
L'énorme nom du péché, apostème
Le nierez-vous, sur quoi grandit le cœur de I'homme,
Plus purulent par les mains inertes des machines
0 pleurs l se précipite sur nos têtes
Et comme il est juste après que tous les âges
N'ont pas su conquérir l'agneau promis du ciel
L'énorme nom meurtrier et sans verbe
Tombe du ciel ! ou tombe le sang du ciel lui-même.
Erreur, apparaissant sur l'automne funèbre
L'échéance des cris des fautes et des crimes
L'œuvre de l'anté-Christ
Le prix des manœuvres des fourberies d'or
Neuves férocités et lâchetés anciennes.
Et notre terre prend sa face de Croisé
Pour se battre ainsi que nous l'avons voulue
Sous un ciel de septembre immobile et très pur
Mais le ciel croule dans le hasard : sauve qui peut
Son corps, et grandit son âme, qui peut.
Tube de feu qui jettes notre entraille aux pierres
Légion ! tourbillonne au milieu des drapeaux
Occupe l'air et cherche l'habitation profonde
Où la bête se dérobe : mais malheur
Au Démon qui ouvrit les chemins de ce sang
Sur les millions de maisons et de chambres
Où s'endormait cheveux mélangés notre amour
Malheur
A la casquette noire à l'œil ensanglanté
A la bouche d'écume
Du Satan de Berlin lui qui fut désigné
Par Dieu pour écraser la coupable innocence
Et mourir écrasé
Sous la lance de l'archange au cœur lointain.
La robe de lin frais qui est celle de France
Se gagnera dans l'horreur des journées
C'est la foule jetée muette dans les flammes
Vêtue de trompes nue de quartier en quartier
Flot des creux et des murs
Sous la chute des statues d'éternité;
Et les vierges de pierre éclatant en extase
Les grands toits rouges éloignant tout le secours
La lettre bienheureuse inscrite sur le sein
De l'air incendié;
Les yeux se ferment dans un simple et seul recours à Dieu
Quand d'autres hurlent l'imprécation et la colère
Celui qui fit dix pas indemne, au onzième pas
Disparaît sous l'effort tenace de la gloire
Et les hauts drapeaux durent encor mais l'art
A dit adieu dans les chevelures des bien-aimées.
O qui as-tu perdu ? ton trésor ou tes pierres
La caverne de l'aine amoureuse ou tes chants
Ton âme ton angoisse au milieu des voitures
Quand le soleil dorait la ville, ton espérance
La faute mélangeant enfance et confiance
Ou ton amour de Dieu ? Et qui as-tu perdu
Passant qui prends mesure de ta croix
Sur le trottoir ô sans connaissance étendu
O messager de modeste nouvelle
Qu'as-tu perdu ? Un univers de la mémoire
Tout ton sang tout ton miroir et tout ton corps
Et la faveur pour toute l'âme de ta mort.
Mais tu n'as pas perdu. Les anges de la guerre
Les exterminateurs! ont mesuré ta face
Mourante et animale auprès du flanc des tours
Dans les rues balayées par l'éventail de pierre;
La muette acceptation de l'homme pur
Elle a rempli leur coupe
Comme ils l'avaient vidée de crachats et de bombes;
Tout le désastre issu du ciel
ll a produit I'aurore des tués
Et l'innocence inoubliable des corps couchés,
Rien n'est perdu : ni de la terre ni des ors
Ni du ciel, ni de la justice, ni des morts.
L'aurore en robe verte inspirée du poète
Qui gagne sur les ponts de la ville de gloire
Entre les tourbillons des derniers incendies
C'est ton âme très nue vivante jusqu'au noir.
Et tu sais tout; que tu traverses les furies
Que tu traverses les airs froids et la poussière
Que tu traverses jusqu'à l'ÉterneI troublé !
Car Dieu dur saisit enfin son œuvre de gloire
Comme il veut, renversant des coupes plus
Inconnu, sois heureux
Sois heureux passager de l'horreur de la ville
Et son ciel, passager du profond de la terre
Et bientôt avec l'ensanglanté prophète
Tu te tiendras sur le sable de la mer.
Joë Bousquet (1897-1950)
"Il y a une nuit dans la nuit..." - Né à Narbonne, blessé, comme le fut Apollinaire, au cours de la guerre de 1914, - le 27 mai 1918, une balle lui sectionne la moelle épinière -, Joë Bousquet fut condamné à une existence grabataire pendant trente années, et c'est dans sa retraite de Carcassonne que "l'homme immobile" devint l'un des grands poètes de la vie intérieure. Bien qu'il eût, dès 1936, publié un livre capital au titre significatif, "Traduit du Silence", il dut attendre l'après-guerre pour être connu hors d'un cercle restreint d'initiés. Paul Eluard, Jean Paulhan (qui a publié ses poèmes en prose), Gide ou Valéry ont dialogué avec ce poète, à la fois moderne et anachronique, présent au monde et absent de lui : "je dois à ma blessure d'avoir appris que tous les hommes étaient blessés comme moi". Et plus encore, écrira-t-il, cette blessure l'introduira à un univers existentiel qu'il désirait au fond de lui depuis longtemps déjà. Et son oeuvre touche jusqu'à l'hermétisme pour mieux approcher ce que lui apprend l' "être couché" : "je cherche une clarté qui change tous les mots..." : "Il ne fait pas assez noir" (1932), "Le Mal d'enfance" (1939), "Le Médisant par bonté" (1945), "Le Meneur de lune" (1946), "La Connaissance du soir" (1947)...
Nuit et au-delà, de noire qu'elle est dans notre monde, l'hirondelle est devenue blanche...
" Il ne fait pas nuit sur la terre; l'obscurité rôde, elle erre autour du noir. Et je sais des ténèbres si absolues que toute forme y promène une lueur et y devient le pressentiment, peut-être l'aurore d'un regard. Ces ténèbres sont en nous. Une dévorante obscurité nous habite. Les froids du pôle sont plus près de moi que ce puant enfer où je ne pourrais pas me respirer moi-même. Aucune sonde ne mesurera ces épaisseurs : parce que mon apparence est dans un espace et mes entrailles dans un autre ; je l'ignore parce que mes yeux, ni ma voix, ni le voir, ni l'entendre ne sont dans l'un ni l'autre.
Il fait jour ton regard exilé de ta face
Ne trouve pas tes yeux en s'entourant de toi
Mais un double miroir clos sur un autre espace
Dont l'astre le plus haut s'est éteint dans ta voix.
Sur un corps qui s'argente au croissant des marées
Le jour mûrit l'oubli d'un pôle immaculé
Et mouille à tes longs cils une étoile expirée
De l'arc-en-ciel qu'il draine aux racines des blés.
Les jours que leur odeur endort sous tes flancs roses
Se cueillent dans tes yeux qui s'ouvrent sans te voir
Et leur aile de soie enroule à ta nuit close
La terre où toute nuit n'est que l'œuvre d'un soir.
L'ombre cache un passeur d'absences embaumées
Elle perd sur tes mains le jour qui fut tes yeux
Et comme au creux d'un lis sa blancheur consumée
Abîme au fil des soirs un ciel trop grand pour eux.
Il fait noir en moi mais je ne suis pas cette ténèbre bien qu'assez lourd pour y sombrer un jour. Cette nuit est: on dirait qu'elle a fait mes yeux d'aujourd'hui et me ferme à ce qu”ils voient. Couleurs bleutées de ce que je ne vois qu'avec ma profondeur, rouges que m'éclaire mon sang, noir que voit mon cœur...
Nuit du ciel, pauvre ombre éclose, tu n'es la nuit que pour mes cils.
Bien peu de cendre a fait ce bouquet de paupières
Et qui n'est cette cendre et ce monde effacé
Quand ses poings de dormeur portent toute la terre
Où l'amour ni la nuit n'ont jamais commencé."
L'ombre soeur
Entre à la nuit sans rivages
Si tu n'es toi qu'en passant
L'oubli rendra ton visage
Au cœur d'où rien n'est absent
Ton silence né d'une ombre
Qui l'accroît de tout le ciel
Eclôt l'amour où tu sombres
Aux bras d”un double éternel
Et t'annulant sous ses voiles
Pris à la nuit d'une fleur
Donne des yeux à l'étoile
Dont ton fantôme est le cœur
La nuit mûrit
En cherchant mon cœur dans le noir:
mes yeux cristal de ce que aime
s'entourent de moi sans me voir
Mais leur ténèbre est l'amour même
où toute onde épousant sa nuit
dans mes jours se forge un sourire
Afin qu'aux traits où je le suis
Sa transparence ait pour empire
Mon corps en soi-même introduit
Reflet
Une mer bouge autour du monde
L'arbre et son ombre en sont venus
Ravir à des doigts inconnus
La faux qui luit dans l'eau profonde
"Le Meneur de lune" est un des plus beaux poèmes en prose de la langue française et nous livre tout à la fois l'odeur du mois de mai, l'image exquise d'une femme, qui n'est peut-être qu'un rêve, et tout le drame de cette existence torturée, mais finalement triomphante ...
Des voix dans l'escalier ne m'émeuvent pas, ni des pas légers, ni le poing qui ébranle la porte et frappe le treizième coup de l'heure, mais
avec prudence, comme pour sceller le sommeil de la vieille maison ; des jeunes couples m 'apportent, entre deux danses, des camélias et des roses, les parfums et les airs d'une fête de nuit. J'écoute leurs noms où dansent des menuets. Je souris à des sourires.
Une jeune femme, en jupe courte, passe entre les robes du soir et s'assied furtivement sur le bord de mon lit d'où elle me regarde, tête baissée comme pour me montrer une croix de rubis piquée dans ses cheveux noirs. On ne me l'a pas présentée.
Peut-être une inconnue que chacun croit introduite par un autre.
Moi qui ne vois que cette fille, je n'ai plus d'yeux, je ne dis rien, et je n'entends qu 'elle. Je ressemble à une épave dont ne voudrait pas
l'abîme et qui dessinerait interminablement à la crête des vagues, la silhouette absente du bateau.
Tout ce qui m'a été soustrait en un instant, je dois l'extraire lentement du peu que je suis.
Qui sait si cette nouvelle venue, dont les yeux ne me quittent pas, devine ce que j'éprouve?
Elle me regarde avec son visage après m'avoir effleuré des yeux. On dirait une passante examinant les étoffes d'un étalage et après, sa propre image dans la vitrine qu'obscurcit le soir. "Même au temps où tout le monde me ressemblait, me dis-je, ma personne ne fut que mon étoile, je ne m 'ignorais pas assez pour être quelqu'un... "
Souriante et penchée vers moi, elle se fait toute petite et lente et très appliquée, me désigne mes visiteurs. Ils se sont tous assoupis. Des chapeaux d'hommes ont glissé sur le tapis. Elle rit, les mains jointes. On dirait qu'elle les a plongés dans l'oubli en me regardant rêver.
Au mois de mai, les nuits sentent la terre et la fleur qui s'ouvre. Les mots sont transparence, la voix s'y écoule avec le demi-jour. Qui est cette jeune femme? Je la vois rougir et j'entends qu'elle s'appelle Blanche. La vie ne semble pas faite pour être vécue. Là où elle regarde en nous, là elle est; pressentiment de son image, gonflée comme un rêve qui se gorgerait de l'obscurité nocturne.
Et je vois des habits noirs se lever, venir à moi en longue file et le visage dans la nuit comme les piques cl'une carte à jouer. Un invité a secoué en riant l'épaule de Blanche qui regarde tout le monde, frissonne, s'étire. Autour de mon lit s'empressent, avec un bruit d'eau froissée, les robes aux nuances d'océan, d'hortensias, de violettes. Les jeunes filles rient et cachent leurs lèvres dans des bouquets rouges, bleus, lilas, on ne voit que leurs yeux, mais les fleurs paraissent plus rouges que le rouge, plus jaunes que le jaune...
Ce sont les couleurs dont se revêt au grand jour la terre des profondeurs; couleur des yeux, des corps et de la mer : non l'éclat du ciel, mais l'éclat de l'ombre."
"J'ai rêvé, l'autre soir, d'îles plus vertes que le songe... Et les navigateurs descendent au rivage en quête d'une eau bleue; ils voient — c'est le reflux — le lit refait des sables ruisselants : la mer arborescente y laisse, s'enlisant, ses pures empreintes capillaires, comme de grandes palmes suppliciées, dans leurs pagnes et dans leurs tresses dénouées." (Amers, 1957)
Saint-John Perse (1887-1976)
Poète et diplomate, Claudel "laïc", a-t-on dit, proche d'un Victor Segalen, passionné d'animé et d'inanimé, homme de chair et de sang en quête d'un enracinement cosmique et mystique, Alexis Saint-Léger, dit Saint-John Perse , naquit à la Guadeloupe, étudie le droit et la géologie, publie dès 1911 un recueil de ses poèmes (Éloges), est secrétaire d'ambassade à Pékin, de 1916 à 1921, voyage en Chine, au Japon, en Mongolie, devient expert politique à la Conférence internationale de Washington, publie sur l'insistance de Gide et de Valéry, "Amitié du Prince" (1924) et "Anabase" (1924). Collaborateur d'Aristide Briand, de 1925 à 1931, ambassadeur en 1933, secrétaire général aux Affaires étrangères jusqu'à 1940, il sera fortement attaqué par les partisans de l'armistice, gagnera l'Angleterre, puis les États-Unis, à Washington : il publie "Exil" (1942), "Vents" (1946), étonnante vision parcourant les Etats-Unis ("c'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, de très grands vents en liesse par le monde, ... ah oui, de très grands vents sur toutes faces du vivant", "Et c'est ruée encore de filles neuves à l'An neuf, portant, sous le nylon, l'amande fraîche de leur sexe"), et "Amers" (1957), le grand chant métaphysique de la Mer et de l'homme qui lui apporte la renommée. Il revient en France en 1957 et remporte en 1960 le Prix Nobel de Littérature pour toute son oeuvre poétique, oeuvre difficile qui exprime en de larges plages de symboles et de phrasés lyriques une inépuisable intériorité épuisant la présence les éléments du monde, l'air, la terre, la mer, le feu, sacralisant les éléments d'un monde en mouvement : pour Saint-John Perse, l'homme appartient dans sa totalité à la terre, et la femme en est en quelque sorte la substance : par elle, il s'ouvre à l'étrangeté d'un monde irréductible à toute raison. "J'ai voulu, écrira-t-il, exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l'on se plaît aujourd'hui à ravaler et diminuer jusqu'à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent et qui nous lient. C'est l'intégrité même de l'homme - et de l'homme de tout temps, physique et moral, sous sa vocation de puissance et son goût du divin - que j'ai voulu dresser sur le seuil le plus nu, face à la nuit splendide de son destin en cours. Et c'est la Mer que j'ai choisie, symboliquement, comme miroir offert à ce destin - comme lieu de convergence et de rayonnement : vrai "lieu géométrique" et table d'orientation, en même temps que réservoir de forces éternelles pour l'accomplissement et le dépassement de l'homme, cet insatiable migrateur.."
Eloges (1911)
'Pour fêter une enfance", "Eloges" et "images à Crusoé" s'attachent au domaine de l'enfance, celui des souvenirs émerveillés, d'un univers fabuleux "où les hommes avaient une bouche plus grave, les femmes avaient des bras plus lents", on est au niveau d'un discours sacré entouré d'images en dehors de l'espace et du temps...
ÉLOGES POUR FETER UNE ENFANCE
II
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes...
Et nos paupières fabuleuses... O
clartés ! ô faveurs !
Appelant toute chose, je récitai qu'elle était grande, appelant toute bête, qu'elle était belle et bonne.
O mes plus grandes
fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux
insectes verts ! Les bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille. Et une très petite sœur était morte ; j'avais eu, qui sent bon, son cercueil d'acajou entre les glaces de trois chambres. Et il ne fallait pas tuer l'oiseau-mouche d'un caillou... Mais la terre se courbait dans nos jeux comme fait la servante,
celle qui a droit à une chaise si l'on se tient dans la maison.
... Végétales ferveurs, ô clartés ô faveurs !...
Et puis ces mouches, cette sorte de mouches, vers le dernier étage du jardin, qui étaient comme si la lumière eût chanté !
... Je me souviens du sel, je me souviens du sel que la nourrice jaune dut essuyer à l'angle de mes yeux.
Le sorcier noir sentenciait à l'office: "Le monde est comme une pirogue, qui, tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire ou pleurer..."
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre i
un monde balancé entre des eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de liane,
où trop longues, les fleurs .
s'achevaient en des cris de perruches.
V
... O ! j'ai lieu de louer !
Mon front sous des mains jaunes,
mon front, te souvient-il des nocturnes sueurs ?
du minuit vain de fièvre et d'un goût de citerne ?
et des fleurs d'aube bleue à danser sur les criques du matin
et de l'heure midi plus sonore qu'un moustique, et des flèches lancées par la mer de couleurs... ?
O j'ai lieu ! ô j'ai lieu de louer !
Il y avait à quai de hauts navires à musique. Il y avait promontoires de campêche ; des fruits de bois qui éclataient ... Mais qu'a-t-on fait des hauts navires à musique qu'il y avait à quai ?
Palmes... ! Alors
une mer plus crédule et hantée d'invisibles départs,
étagée comme un ciel au-dessus des vergers,
se gorgeait de fruits d'or, de poissons violets et d'oiseaux
Alors, des parfums plus affables, frayant aux cimes les plus fastes,
ébruitaient ce souffle d'un autre âge,
et par le seul artifice du cannelier au jardin de mon père - ô feintes!
glorieux d'écailles et d'armures un monde trouble délirait
(... O j'ai lieu de louer ! O fable généreuse, ô table d'abondance!)
....
"Anabase" (1924)
Poème en dix chants salué comme un des chefs d'oeuvre de la littérature européenne et traduit en plusieurs langues, "Anabase" est unique par l'extrême élaboration du langage, épopée légendaire qui ne cesse de poursuivre sa quête à travers les déserts jusqu'au seuil d'une nouvelle contrée qu'elle fera sienne, et c'est aussi une épopée métaphysique, celle de l'être humain à la recherche de l'absolu, traversé par la purification et la maîtrise de soi, où dès qu'une Idée semble conquise, succède une autre Idée ..
VII
Nous n'habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice...
L'Eté plus vaste quel1'Empire suspend aux tables de l'espace plusieurs étages de climats. La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres - Couleur de soufre, de miel, couleur de choses immortelles, toute la terre aux herbes s'allumant aux pailles de l'autre hiver -- et de l'éponge verte d'un seul arbre le ciel tire son suc violet.
Un lieu de pierres à mica ! Pas une graine pure dans les barbes du vent. Et la lumière comme une huile. -- De la fissure des paupières au fil des cimes m'unissant, je sais la pierre tachée d'ouïes, les essaims du silence aux ruches de lumière; et mon coeur prend souci d'une famille d'acridiens...
Chamelles douces sous la tonte, cousues de mauves cicatrices, que les collines s'acheminent sous les données du ciel agraire - qu'elles cheminent en silence sur les incandescences pâles de la plaine ; et s'agenouillent à la fin, dans la fumée des songes, là où les peuples s'abolissent aux poudres mortes de la terre.
Ce sont de grandes lignes calmes qui s'en vont à des bleuissements de vignes improbables. La terre en plus d'un point mûrit les violettes de l'orage ; et ces fumées de sable qui s'élèvent au lieu des fleuves morts, comme des pans de siècles en voyage...
A voix plus basse pour les morts, à voix plus basse dans le jour. Tant de douceur au cœur de l'homme, se peut-il qu'elle faille à trouver sa mesure ?.. "Je vous parle, mon âme ! - mon âme tout enténébrée d'un parfum de cheval." Et quelques grands oiseaux de terre, naviguant en Ouest, sont de bons mimes de nos oiseaux de mer.
A l'orient du ciel si pâle, comme un lieu saint scellé des linges de l'aveugle, des nuées calmes se disposent, où tournent les cancers du camphre et de la corne... Fumées qu'un souffle nous dispute ! la terre tout attente en ses barbes d'insectes, la terre enfante des merveilles !...
Et à midi, quand l'arbre jujubier fait éclater l'assise des tombeaux, l'homme clôt ses paupières et rafraîchit sa nuque dans les âges... Cavaleries du songe au lieu des poudres mortes, ô routes vaines qu'échevèle un souffle jusqu'à nous! où trouver, où trouver les guerriers qui garderont les fleuves dans leurs noces ?
Au bruit des grandes eaux en marche sur la terre, tout le sel de la terre tressaille dans les songes. Et soudain, ah ! que nous veulent ces voix ? Levez un peuple de miroirs sur l'ossuaire des fleuves, qu'ils interjettent appel dans la suite des siècles ! Levez des pierres à ma gloire, levez des pierres au silence, et à la garde de ces lieux les cavaleries de bronze vert sur de vastes chaussées !...
(L'ombre d'un grand oiseau me passe sur la face.)
"EXIL" (1942)
Poème en sept chants que l'on a tenté de rattacher à la biographie du poète qui, après s'être tu pendant dix-sept ans pour ne pas entraver ses responsabilités professionnelles, se retrouve sur une terre étrangère, meurtri et seul, et reprend son labeur fertilisant d'une terre imprenable, "j'élis un lieu flagrant et nul comme l'ossuaire des saisons" pour "assembler aux syrtes de l'exil un grand poème né de rien", il y retrouve les voix des éléments et des grandes forces de la nature...
Trois poèmes accompagnent ce texte, "Pluies", "Neige" et "Poème à l'Etrangère".
(I)
Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l'exil,
Les clés aux gens du phare, et I'astre roué vif sur la pierre du seuil :
Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables...
L'été de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies,
J'élis un lieu flagrant et nul comme I'ossuaire des saisons,
Et, sur toutes grèves de ce monde, l'esprit du dieu fumant déserte sa couche d'amiante.
Les spasmes de l'éclair sont pour le ravissement des Princes en Tauride.
(II)
A nulles rives dédiée, à nulles pages confiée la pure amorce de ce chant...
D'autres saisissent dans les temples la corne peinte des autels :
Ma gloire est sur les sables! ma gloire est sur les sables! Et ce n'est point errer, ô Pérégrin,
Que de convoiter l'aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l'exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien...
Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux!
J'ai fondé sur I 'abîme et l'embrun et la fumée des sables.
Je me coucherai dans les citernes et dans les vaisseaux creux,
En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.
« Moins de souffles flattaient la famille des Jules; moins d'alliances assistaient les grandes castes de prêtrise.
Où vont les sables à leur chant s'en vont les Princes de l'exil,
Où furent les voiles haut tendues s'en va l'épave plus soyeuse qu'un songe de luthier,
Où furent les grandes actions de guerre déjà blanchit la mâchoire d'âne,
Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes sur les grèves,
Et que toutes choses au monde lui soient vaines, c'est ce qu'un soir, au bord du monde, nous contèrent
Les milices du vent dans les sables d'exil..."
Sagesse de l'écume, ô pestilences de l'esprit dans la crépitation du sel et le lait de chaux vive!
Une science m'échoit aux sévices de l'âme...
Le vent nous conte ses flibustes, le vent nous conte ses méprises!
Comme le Cavalier, la corde au poing, à l'entrée du désert,
J'épie au cirque le plus vaste l'élancement des signes les plus fastes.
Et le matin pour nous mène son doigt d'augure parmi de saintes écritures.
L'exil n'est point d'hier! l'exil n'est point d'hier !... "Ô vestiges, ô prémisses",
Dit l'Étranger parmi les sables, "toute chose au monde m'est nouvelle !..." Et la naissance de son chant ne lui est pas moins étrangère.....
(III)
«Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette splendeur,
Et comme un haut fait d'armes en marche par le monde, comme un dénombrement de peuples en exode, comme une fondation d'empires par tumulte prétorien, ha! comme un
gonflement de lèvres sur la naissance des grands Livres,
Cette grande chose sourde par le monde et qui s'accroît soudain comme une ébriété...
«Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur,
Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle préférée, la même vague proférant
Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible...
«Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur,
Et ce très haut ressac au comble de l'accès, toujours, au faîte du désir, la même mouette sur son aile, la même mouette sur son aire, à tire d'ailes ralliant les stances de l'exil, et sur
toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même plainte sans mesure
A la poursuite, sur les sables, de mon âme numide...
Je vous connais, ô monstre! Nous voici de nouveau face à face. Nous reprenons ce long débat où nous l'avions laissé.
Et vous pouvez pousser vos arguments comme des mufles bas sur l'eau : je ne vous laisserai point de pause ni répit.
Sur trop de grèves visitées furent mes pas lavés avant le jour, sur trop de couches désertées fut mon âme livrée au cancer du silence.
Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel? Et vous, que pensez-vous encore tirer de ma lèvre vivante,
0 force errante sur mon seuil, ô Mendiante dans nos voies et sur les traces du Prodigue ?
Le vent nous conte sa vieillesse, le vent nous conte sa jeunesse... Honore, ô Prince, ton exil !
Et soudain tout m'est force et présence, où fume encore le thème du néant.
« Plus haute, chaque nuit, cette clameur muette sur mon seuil, plus haute, chaque nuit, cette levée de siècles sous l'écaille,
Et, sur toutes grèves de ce monde, un iambe plus farouche à nourrir de mon être !...
(...)
Vents (1946)
Saint-John Perse a composé "Vents" pendant l'été 1945, alors qu'il séjournait, comme chaque été, sur une petite île du Maine (États-Unis). C'était le sixième été de l'exil, depuis que, au mois de juin 40, Alexis Leger, le diplomate, avait été relevé de ses fonctions de Secrétaire général du Quai d'Orsay par Paul Reynaud. Du fond du silence et de la solitude, l'appel de la poésie s'était à nouveau fait entendre, elle qui avait été laissée en retrait depuis "Anabase", mais faut-il reprendre la vie publique du haut fonctionnaire ou persévérer à construire une grande œuvre poétique? "Vents" est donc le résultat inattendu d'une crise du renoncement, aussi grave, a-t-on suggéré, que la nuit de Gênes pour Valéry. Finalement, Saint-John Perse se tourne vers l'Amérique et conçoit une véritable épopée, en quatre chants, épopée d'une force naturelle et du poète qui s'y abandonne, les vents parcourent le monde, le façonnent et le déforment, le chroniqueur des vents se fait le transcripteur de leur force, de leurs incitations aux départs, aux ruptures, aux migrations, à l'allégorie... Au parcours géographique de Vents, orienté selon les points cardinaux, l’Ouest, le Sud, le Nord, l’Ouest à nouveau, l’Est enfin; se superpose un axe temporel, historique, les immigrants, face au vent, traversent l’Atlantique, puis le continent américain, à la recherche de terres sauvages, jusqu’aux îles du Pacifique; et ici, comme ailleurs, l’histoire antique va croiser l’histoire moderne, les différents groupes humains qui se succèdent en Amérique depuis les descendants des chamans asiatiques passés par le détroit de Béring, les conquistadores espagnols, les puritains, les ingénieurs du 19e siècle, jusqu’aux physiciens de l’énergie nucléaire, réfugiés aux États-Unis dans les années trente. Le mouvement des vents croise celui de l’aventure humaine, le poète ne cesse de prélever des éléments du réel, de les expurger de leur contexte par la périphrase ou la métaphore pour les recharger d'une nouvelle orientation dans laquelle se construit un vaste processus allégorique qui habite l'ensemble du poème. "…C'étaient de très grands vents sur la terre des hommes — de très grands vents à l'œuvre parmi nous, Qui nous chantaient l'horreur de vivre, et nous chantaient l'honneur de vivre, ah ! nous chantaient et nous chantaient au plus haut faîte du péril, Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, hommes nouveaux, à nos façons nouvelles..."
"Mais c’est de l’homme qu’il s’agit ! Et de l’homme lui-même quand donc sera-t-il question ? – Quelqu’un au monde élèvera-t-il la voix ?
Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et d’un agrandissement de l’œil aux plus hautes mers intérieures.
Se hâter ! se hâter ! témoignage pour l’homme !
… Et le poète lui-même sort de ses chambres millénaires :
Avec la guêpe terrière et l’Hôte occulte de ses nuits,
Avec son peuple de servants, avec son peuple de suivants –
Le Puisatier et l’Astrologue, le Bûcheron et le Saunier,
Le Savetier, le Financier, les Animaux malades de la peste,
L’Alouette et ses petits, et le Maître du champ, et le Lion amoureux,
Et le Singe montreur de lanterne magique.
… Avec tous hommes de patience, avec tous hommes de sourire,
Les éleveurs de bêtes de grand fond et les navigateurs de nappes
souterraines,
Les assembleurs d’images dans les grottes et les sculpteurs de vulves
à fond de cryptes,
Les grands illuminés du ciel et de la houille, ivres d’attente et d’aubes dans les mines ; et les joueurs d’accordéon dans les chaufferies et dans les soutes ;
Les enchanteurs de bouges prophétiques, et les meneurs secrets de
foules à venir, les signataires en chambre de chartes révolutionnaires,
Et les animateurs insoupçonnés de la jeunesse, instigateurs d’écrits nouveaux et nourriciers au loin de visions stimulantes.
… Avec tous hommes de douceur, avec tous hommes de sourire
sur les chemins de la tristesse,
Les tatoueurs de reines en exil et les berceurs de singes moribonds dans les bas-fonds de grands hôtels,
Les radiologues casqués de plomb au bord des lits de fiançailles,
Et les pêcheurs d’éponges en eaux vertes, frôleurs de marbres filles et
de bronzes latins.
Les raconteurs d’histoires en forêt parmi leur audience de chanterelles, de bolets, les siffloteurs de « blues » dans les usines secrètes de guerre et les laboratoires,
Et le magasinier des baraquements polaires, en chaussons de castor, gardien des lampes d’hivernage et lecteur de gazettes au soleil de minuit.
… Avec tous hommes de douceur, avec tous hommes de patience aux
chantiers de l’erreur,
Les ingénieurs en balistique, escamoteurs sous roche de basiliques à
Coupoles,
Les manipulateurs de fiches et manettes aux belles tables de marbre blanc, les vérificateurs de poudres et d’artifices, et correcteurs de chartes
d’aviation,
Le Mathématicien en quête d’une issue au bout de ses galeries de glace,
et l’Algébriste au nœud de ses chevaux de frise ; les redresseurs de torts
célestes, les opticiens en cave et philosophes polisseurs de verres,
Tous hommes d’abîmes et de grands large, et les aveugles de grandes orgues, et les pilotes de grande erre, les grands Ascètes épineux dans leur bogue de lumière,
Et le contemplateur nocturne, à bout de fil comme l’épeire fasciée.
… Avec son peuple de servants, avec son peuple de suivants, et tout son train de hardes dans le vent, ô sourire, ô douceur,
Le Poète lui-même à la coupée du Siècle !
Accueil sur la chaussée des hommes, et le vent à cent lieux coupant l’herbe nouvelle.
Car c’est de l’homme qu’il s’agit, et de son renouement.
Quelqu’un au monde n’élèvera-t-il la voix ? Témoignage pour l’homme…
Que le Poète se fasse entendre, et qu’il dirige le jugement !
… Des hommes encore, dans le vent, ont eu cette façon de vivre et de gravir.
Des hommes de fortune menant, en pays neuf, leurs yeux fertiles comme des fleuves.
Mais leur enquête ne fut que de richesses et de titres…"
Amers (1957)
Amers est reconnu, dans l'oeuvre de Saint-John Perse, comme le poème le plus volumineux, celui qui aura représenté la maturation la plus longue, et le plus long texte de la poésie moderne. Comportant trois parties, "Invocation", "Strophe" et "Choeur", plus une "Dédicace", c'est un chant dédié tout entier à la mer, une mer dont la grande force naturelle inspire le poète, "et de la mer elle-même il ne sera question, mais de son règne au coeur de l'homme".
"Toi, l'homme avide, me dévêts : maître plus calme qu'à son bord le maître du navire. Et tant de toile se défait, il n'est plus femme qu'agréée. S'ouvre l'Été, qui vit de mer. Et mon coeur t'ouvre femme plus fraîche que l'eau verte : semence et sève de douceur, l'acide avec le lait mêlé, le sel avec le sang très vif, et l'or et l'iode, et la saveur aussi du cuivre et son principe d'amertume - toute la mer en moi portée comme dans l'urne maternelle... "
Chanté par celle qui fut là (1968)
Amour, ô mon amour, immense fut la nuit, immense notre veille où fut tant d'être consumé. Femme vous suis-je, et de grand sens, dans les ténèbres du coeur d'homme. La nuit d'été s'éclaire à nos persiennes closes; le raisin noir bleuit dans les campagnes; le câprier des bords de route montre le rose de sa chair; et la senteur du jour s'éveille dans vos arbres à résine.
Femme vous suis-je, ô mon amour, dans les silences du coeur d'homme. La terre, à son éveil, n'est que tressaillement d'insectes sous les feuilles: aiguilles et dards sous toutes feuilles... Et moi j'écoute, ô mon amour, toutes choses courir à leur fins. La petite chouette de Pallas se fait entendre dans le cyprès; Cérès aux tendres mains nous ouvre les fruits du grenadier et les noix du Quercy; le rat-lérot bâtit sons nid dans les fascines d'un grand arbre; et les criquets-pèlerins rongent le sol jusqu'à la tombe d'Abraham.
Femme vous suis-je, et de grand songe, dans tout l'espace du coeur d'homme: demeure ouverte à l'éternel, tente dressée sur votre seuil, et bon accueil fait à la ronde à toutes promesses de merveilles. Les attelages du ciel descendent les collines ; les chasseurs de bouquetins ont brisé nos clôtures; et sur le sable de l'allée j'entends crier les essieux d'or du dieu qui passe notre grille... Ô mon amour de très grand songe, que d'offices célébrés sur le pas de nos portes! que de pieds nus courant sur nos carrelages et sur nos tuiles!...
Grand Rois couchés dans vos étuis de bois sous les dalles de bronze, voici, voici de notre offrande à vos mânes rebelles: reflux de vie en toutes fosses, hommes debout sur toutes dalles, et la vie reprenant toutes choses sous son aile! Vos peuples décimés se tirent du néant; vos reines poignardées se font tourterelles d'orage; en Souabe furent les derniers reîtres; et les hommes de violence chaussent l'éperon pour les conquêtes de la science. Aux pamphlets de l'histoire se joint l'abeille du désert, et les solitudes de l'Est se peuplent de légendes... La Mort au masque de céruse se lave les mains dans nos fontaines.
Femme vous suis-je, ô mon amour, en toutes fêtes de mémoire. Écoute, écoute, ô mon amour, la bruit que fait un grand amour au reflux de la vie. Toutes choses courent à la vie comme courriers d'empire. Les filles de veuves à la ville se peignent les paupières; les bêtes blanches du Caucase se payent en dinars; les vieux laqueurs de Chine ont les mains rouges sur leurs jonques de bois noir; et les grandes barques de Hollande embaument le girofle. Portez, portez, ô chameliers, vos laines de grand prix aux quartiers de foulons. Et c'est aussi le temps des grands séismes d'Occident, quand les églises de Lisbonne, tous porches béant sur les places et tous retables s'allumant sur fond de corail rouge, brûlent leurs cires d'Orient à la face du monde... Vers les Grandes Indes de l'Ouest s'en vont les hommes d'aventure.
Ô mon amour du plus grand songe, mon coeur ouvert à l'éternel, votre âme s'ouvrant à l'empire, que toutes choses hors du songe, que toutes choses par le monde nous soient en grâce sur la route! La Mort au masque de céruse se montre aux fêtes chez les Noirs, la Mort en robe de griot changerait- elle de dialecte?... Ah! toutes choses de mémoire, ah! toutes choses que nous sûmes, et toutes choses que nous fûmes, tout ce qu'assemble hors du songe le temps d'une nuit d'homme, qu'il en soit fait avant le jour pillage et fête et feu de braise pour la cendre du soir! - mais le lait qu'au matin un cavalier tartare tire du flanc de sa bête, c'est à vos lèvres, ô mon amour, que j'en garde mémoire.