Jean-François Lyotard (1924-1988) - Jacques Derrida (1930-2004) - Gilles Deleuze (1925-1995) - …
Last update : 11/11/2016
Jean-François Lyotard fait entrer le terme "postmodernisme" en 1979 dans le vocabulaire philosophique avec la parution de "La Condition postmoderne", un ouvrage par ailleurs relativement obscur. La définition de ce terme varie suivant les domaines qu'il touche. Globalement le postmodernisme entend remettre question et déconstruire les croyances traditionnelles et adopter une attitude critique qui cherche à interroger des données que le modernisme aurait refoulées ou ignorées. En effet, ce qu'on appelle le modernisme prétend en finir avec la tradition, mais en fait celle-ci continue à le soutenir. Le modernisme privilégie l'idée hégélienne du progrès historique, ce que le postmodernisme récuse : le postmodernisme refuse l'héritage culturel et scientifique des Lumières, énoncent que les théories sociales modernes reposent sur la fausse conviction que la connaissance des lois générales de la société est source de progrès et de liberté, et ainsi semble abandonner à sa solitude l'homme rationnel de la tradition occidentale.
Il est communément partagé qu'après Nietzsche et Heidegger, une manière absolue et globalisante d'envisager l'histoire, l'homme et la société, comme l'envisageaient les philosophies modernes de l'histoire, est devenue irrecevable. D'après Lyotard, la fin des "métarécits de la modernité", c'est-à-dire du discours des Lumières (le savoir comme moteur de l'émancipation du genre humain) et de celui de l'idéalisme (la légitimité de tout savoir s'inscrit dans la possibilité d'une doctrine de la science encyclopédique et universelle), entraîne la fin aussi bien du subjectivisme que de l'humanisme. Nous ne pouvons plus espérer accumuler une connaissance neutre et objective nous permettant de progresser vers un avenir "radieux".
Que dit Jacques Derrida? en déconstruisant les hypothèses et les procédés qui sont situés derrière l'écriture et la parole, nous pouvons espérer avancer au-delà d'eux et trouver de nouvelles manières de penser le monde ..
Le postmodernisme qui s'est développé d'abord en architectures, dans les arts figuratifs et en littérature, avant de gagner les sciences humaines, pose plus de questions qu'il n'en résout. L'impression générale est celle d 'une fin de l'oeuvre d'art ou de la pensée comme portant une vérité ou comportant une dimension métaphysique à venir. Ce constat théorique conduit à une valorisation exagérée du relativisme et à une dépolitisation intellectuelle.
Nous retiendrons du postmodernisme un pessimisme relatif qui nous invite "à relativiser les vérités établies et les savoirs en jeu dans la construction de la réalité et à les replacer dans les contextes historiques, sociaux et linguistiques qui les ont déterminés".
(Pict. Marcus Antonius Jansen, "Surreal")
Jean-François Lyotard, "La Condition postmoderne",
Rapport sur le savoir, Editions de Minuit, 1979
Introduction - "Cette étude a pour objet la condition du savoir dans les sociétés les plus
développées. On a décidé de la nommer « postmoderne ». Le mot est en usage sur le continent américain, sous la plume de sociologues et de critiques. Il désigne l’état de la culture après les
transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle. Ici, on situera ces transformations par rapport à la crise des
récits.
La science est d’origine en conflit avec les récits. À l’aune de ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant
qu’elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et qu’elle cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles de jeu. C’est alors qu’elle tient sur son propre statut un discours de
légitimation, qui s’est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du
sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d’appeler « moderne » la science qui s’y réfère pour se légitimer. C’est ainsi par exemple que la règle du consensus
entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective d’une unanimité possible des esprits raisonnables : c’était
le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu’en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une
philosophie de l’histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi
référée au grand récit, au même titre que la vérité. En simplifiant à l’extrême, on tient pour « postmoderne » l’incrédulité à
l’égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences ; mais ce progrès à son tour la suppose. À la désuétude du dispositif méta-narratif de légitimation correspond
notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l’institution universitaire qui dépendait d’elle. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls,
les grands périples et le grand but.
Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des
valences pragmatiques sui generis. Chacun de nous vit aux carrefours de beaucoup de celles-ci. Nous ne formons pas des combinaisons
langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement communicables.
Ainsi la société qui vient relève moins d’une anthropologie newtonienne (comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d’une
pragmatique des particules langagières. Il y a beaucoup de jeux de langage différents, c’est l’hétérogénéité des éléments. Ils ne donnent lieu à institution que par plaques, c’est le déterminisme
local. Les décideurs essaient pourtant de gérer ces nuages de socialité sur des matrices d’input/output, selon une logique qui
implique la commensurabilité des éléments et la déterminabilité du tout. Notre vie se trouve vouée par eux à l’accroissement de la puissance. Sa légitimation en matière de justice sociale comme
de vérité scientifique serait d’optimiser les performances du système, l’efficacité. L’application de ce critère à tous nos jeux ne
va pas sans quelque terreur, douce ou dure : Soyez opératoires, c’est-à-dire commensurables, ou disparaissez.
Cette logique du plus performant est sans doute inconsistante à beaucoup d’égards, notamment à celui de la contradiction dans le champ socio-économique
: elle veut à la fois moins de travail (pour abaisser les coûts de production) et plus de travail (pour alléger la charge sociale
de la population inactive). Mais l’incrédulité est désormais telle qu’on n’attend pas de ces inconsistances une issue salvatrice, comme le faisait Marx.
La condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la positivité aveugle de la délégitimation.
Où peut résider la légitimité, après les métarécits ? Le critère d’opérativité est technologique, il n’est pas pertinent pour juger du vrai et du juste.
Le consensus obtenu par discussion, comme le pense Habermas ? Il violente l’hétérogénéité des jeux de langage. Et l’invention se fait toujours dans le dissentiment. Le savoir postmoderne n’est
pas seulement l’instrument des pouvoirs. Il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l’incommensurable. Lui-même ne trouve pas sa raison dans
l’homologie des experts, mais dans la paralogie des inventeurs.
La question ouverte est celle-ci : une légitimation du lien social, une société juste, est-elle praticable selon un paradoxe analogue à celui de
l’activité scientifique ? En quoi consisterait-il ?
Le texte qui suit est un écrit de circonstance. C’est un Rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées qui a été proposé au Conseil des
Universités auprès du gouvernement du Québec, à la demande de son président. Ce dernier en a aimablement autorisé la publication en France : qu’il en soit remercié. Reste que le rapporteur est un
philosophe, non un expert. Celui-ci sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, celui-là non. L’un conclut, l’autre interroge, ce sont là deux jeux de langage. Ici ils se trouvent mélangés, de
sorte que ni l’un ni l’autre n’est mené à bien. Le philosophe du moins peut se consoler en se disant que l’analyse formelle et pragmatique de certains discours de légitimation, philosophiques et
éthico-politiques, qui sous-tend le Rapport, verra le jour après lui. Celui-ci l’aura introduite, par un biais un peu sociologisant, qui l’écourte mais qui la situe.
Tel qu’il est, nous le dédions à l’Institut polytechnique de philosophie de l’Université de Paris VIII (Vincennes), au moment très postmoderne où cette
université risque de disparaître et cet institut de naître."
De "L’Échange symbolique et la mort" (1976) à "Simulacres et simulation" (1981), et au-delà, le sociologue Baudrillard (1929-2007) a repris à sa manière
le principe d'une rupture fondamentale entre les sociétés modernes et postmodernes. Les sociétés modernes s'organisent autour de la production et de la consommation de marchandises,
tandis que les sociétés postmodernes s'organisent autour de la simulation et du jeu des images et des signes. Les codes, modèles et signes constituent les formes organisatrices fondamentales d'un
nouvel ordre social où la simulation règne. Dans la société de la simulation, les identités se construisent par appropriation des images. Les codes et modèles déterminent la perception que les
individus se font de la "réalité" et des rapports qu'ils ont entre eux. Le monde postmoderne de Baudrillard est un monde dans lequel les frontières et les distinctions autrefois
fondamentales - telles que celles entre les classes sociales, les sexes, les tendances politiques et les domaines sociaux et culturels - ont perdu tout pouvoir. Si les sociétés modernes, pour la
théorie sociale classique, étaient caractérisées par la différenciation, pour Baudrillard, les sociétés postmodernes sont caractérisées par la dé-différenciation, l'effondrement des distinctions,
l'implosion : dans la cette société de simulation, version Baudrillard, les domaines de l'économie, de la politique, de la culture, de la sexualité et du social implosent les uns dans les autres,
s'absorbent les uns dans les autres, ainsi l'art, autrefois une sphère de différenciation et d'opposition, est absorbée dans l'économique et le politique, tandis que la sexualité est partout.
Dans ce contexte, les différences entre individus et groupes implosent tout autant dans une dissolution totale, toutes les frontières et structures sociales entrent en mutation rapide, la théorie
sociale n'a plus aucune prise.
Cet univers postmoderne est, pour le sociologue métaphysicien Jean Baudrillard, un univers d'hyperréalité dans lequel les technologies du divertissement, de
l'information et de la communication offrent des expériences plus intenses que les scènes si banales de la vie quotidienne banale. Ce sont désormais des codes et des modèles qui structurent la
vie quotidienne....
Jacques Derrida (1930-2004)
Né à El-Biar, près d'Alger, Jacques Derrida, normalien et agrégé de philosophie, enseigne à l'École normale supérieure de 1964 à 1983, puis à l'École des hautes études en sciences sociales en 1984, et connaît un surprenant succès aux Etats-Unis, principalement au sein des études littéraires, où il donne des cours dans de prestigieuses universités telles que Johns Hopkins, Yale, Irvine, Cornell. Après s'être initié à l'oeuvre d'Husserl, Derrida participe en 1966 au fameux symposium sur le structuralisme, organisé par l'université Johns Hopkins (Baltimore), où il retrouve Roland Barthes, Jean-Pierre Vernant, Jean Hyppolite, René Girard, Jacques Lacan...
Et c'est en 1967 qu'il publie trois livres majeurs mais très différents, "L'Ecriture et la Différence", que porte une toute nouvelle approche de la façon d’écrire la philosophie, "La Voix et le Phénomène", qui se veut une méditation sur le problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, et enfin "De la grammatologie", qui, faisant suite à la déconstruction du langage, prône l'émergence d'une science de l'écriture, seule à même d'appréhender l'apparition de l'écriture dans la pensée constituée et de se positionner dans la pensée à venir. Suivront un cinquantaine d'ouvrages, abordant les domaines les plus variés : langage, psychanalyse, religion, peinture, éthique, etc.
De lecture difficile, aux nombreuses déformations interprétatives effectuées tant par ses héritiers que par ses détracteurs, son oeuvre est considérée comme emblématique d'une nouvelle posture philosophique qui ne fonde pas - peut-être renonce d'emblée à - , une nouvelle vision du monde ou de l'existence. Partant, pour faire court, de l'idée que notre pensée occidentale et notre "séjour existentiel" sont enfermés dans une "écriture" dominante ("Dieu succède à Dieu et le Livre au Livre"), univoque, Derrida s'adonne à une relecture minutieuse des textes philosophiques ou littéraires, s'insinue dans ce qui lui semble être leurs présupposés, et tente ainsi d'ouvrir de nouvelles perspectives : "..ma vie, depuis le livre, aura donc été une veillée d'écriture dans l'intervalle des limites.."
Plus encore, c'est toute la métaphysique occidentale qui est construite par cette volonté de "présence" qui entend nous donner immédiatement et dans leur intégralité des concepts comme l'origine, la vérité, ou la fin, mais sans nous donner les clés de leur signification. Derrida relie donc, par l'écriture et la différance, philosophie et littérature pour tenter de penser ce qui jusque-là semblait demeuré impensé : mais cet impensé, comment s'est-il constitué, n'est-il pas en fin de compte qu'un avatar de plus de cet impensable que l'on pressent tapis aux limites de notre univers? .. Reste un désir de se libérer d'une pensée dominante qui s'auto-génère sans fin et nous entraîne dans la facilité et la régression ..
L'oeuvre de Derrida est représentative du contexte des années 1960 dominée en France par le structuralisme et la linguistique : un mot, un signe, pris isolément, ne veulent rien dire en soi, mais n'acquièrent une signification que par leurs différences avec ces autres signes ou mots qui cohabitent dans le même système de représentation. Cette différence porte tant sur la forme (le signifiant) que sur le sens (le signifié). Derrida entend donc réagir à ce nouvel ensemble théorique qui enferme le monde dans une interprétation univoque à base de structures linguistiques: les "différences" de signifiants n'ont en fait aucune fin assignable, le langage n'est pas enfermé dans une structure définitive, et ce n'est que sous la pression des nécessités de l'existence et de nos besoins quotidiens d'expression que nous figeons à un moment donné le jeu par nature infini du langage. Derrida forge ainsi la "possibilité d'un nouveau concept", la "différance", pour exprimer une "trace", enfouie, peut-être impensable, qui tend à exprimer cette tension entre la dynamique sans fin de ces jeux de langage et l'écriture qui la cristallise : "trace" de la vie qui permet de penser la vie, d'écrire la vie, mais qui ne fut jamais inscrite dans l'écriture.
La philosophie de la "déconstruction" à laquelle se livre Derrida est alors, très simplement si l'on peut, de s'adonner à une analyse approfondie de textes représentatifs pour , en les "déconstruisant", révéler les hypothèses et les procédés situés derrière l'écriture et la parole, avancer au-delà et nous ouvrir à de nouveaux modes de pensée.
Jacques Derrida, "L'Ecriture et la Différence" (1967)
"La signification de l'écriture est prise dans une histoire, portée par une culture. Sous toutes ses formes, par sa philosophie, son savoir, sa religion, sa technique, ses arts, sa littérature surtout, l'aventure occidentale est engagée dans le système d'interprétation qui la rapporte à sa propre écriture, aux limites et aux fonctions qui lui sont assignées. N'excluant ni l'efficience ni la méconnaissance, cette représentation du signe écrit n'est pas seulement marquée d'histoire et de culture : tous les concepts de l'Occident, en particulier ceux d'histoire et de culture, sont inscrits dans sa clôture. La pensée à laquelle s'annonce l'excès de cette représentation doit se plier à un nouveau concept de la différence. Ce qui s’écrit ici "différence" marque l’étrange mouvement, l’unité irréductiblement impure d’un différer (détour, délai, délégation, division, inégalité, espacement) dont l’ économie excède les ressources déclarées du logos classique. C’est ce mouvement qui donne une unité aux essais ici enchaînés. Qu’ils questionnent l’écriture littéraire ou le motif structuraliste (dans les champs de la critique, des « sciences de l’homme » ou de la philosophie), que par une lecture configurante ils en appellent à Nietzsche ou à Freud, à Husserl ou à Heidegger, à Artaud, Bataille, Blanchot, Foucault, Jabès, Lévinas, ils n’ont qu’un lieu d’insistance : le point d’articulation dérobée entre l’écriture et la différence. À peser sur cette articulation, ils tentent de déplacer les deux termes." (Editions du Seuil)
".. Le sens doit attendre d'être dit ou écrit pour s'habiter lui-même et devenir ce qu'à différer de soi il est : le sens. C'est ce que Husserl nous apprend à penser dans "l'Origine de la géométrie". L'acte littéraire retrouve ainsi à sa source son vrai pouvoir. Dans un fragment du livre qu'il projetait de consacrer à "l'Origine de la vérité, Merleau-Ponty écrivait : "La communication en littérature n'est pas simple appel de l'écrivain à des significations qui feraient partie d'un a priori de l'esprit humain : bien plutôt elle les y suscite par entraînement ou par une sorte d'action oblique. Chez l'écrivain la pensée ne dirige pas le langage du dehors : l'écrivain est lui-même comme un nouvel idiome qui se construit...". "Mes paroles me surprennent moi-même et m'enseignent ma pensée", disait-il ailleurs.
C'est parce qu'elle est inaugurale, au sens jeune de ce mot, que l'écriture est dangereuse et angoissante. Elle ne sait pas où elle va, aucune sagesse ne la garde de cette précipitation essentielle vers le sens qu'elle constitue et qui est d'abord son avenir. Elle n'est pourtant capricieuse que par lâcheté. Il n'y a donc pas d'assurance contre ce risque. L'écriture est pour l'écrivain, même s'il n'est pas athée, mais s'il est écrivain, une navigation première et sans grâce. Parlait-il de l'écrivain, saint Jean Chrysostome? "Il faudrait que nous n'eussions pas besoin du secours de l'écriture, mais que notre vie s'offrit si pure que la grâce de l'esprit remplaçât les livres dans notre âme et s'inscrit en nos coeurs comme l'encre sur les livres. C'est pour avoir repoussé la grâce qu'il faut employer l'écrit qui est une seconde navigation." Mais toute foi ou assurance théologique réservées, l'expérience de "secondarité" ne tient-elle pas à ce redoublement étrange par lequel le sens constitué - écrit - se donne comme "lu", préalablement ou simultanément, où l'autre est là qui veille et rend irréductible l'aller et le retour, le travail entre l'écriture et la lecture?"
Jacques Derrida, "La Voix et le Phénomène" (1967),
Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl
Derrida publie aux PUF en 1962 une traduction-introduction de "L'Origine de la géométrie" de Husserl, la phénoménologie constituant par nature une "métaphysique de la présence dans la forme de l'idéalité". Il poursuit ici sa lecture critique de Husserl, lecture qui ébauche la "méthode" de la "déconstruction" : "est-ce que la nécessité phénoménologique, la rigueur et la subtilité de l'analyse husserlienne, les exigences auxquelles elle répond et auxquelles nous devons d'abord faire droit, ne dissimulent pas néanmoins une présupposition métaphysique? Ne cachent-elles pas une adhérence dogmatique ou spéculative qui, certes, ne retiendrait pas la critique phénoménologique hors d'elle-même, ne serait pas un résidu de naïveté inaperçue, mais "constituerait" la phénoménologie en son dedans, dans son projet critique et dans la valeur institutrice de ses propres prémisses : précisément dans ce qu'elle reconnaîtra bientôt comme la source et le garant de toute valeur, le "principe des principes", à savoir l'évidence donatrice originaire, le "présent" ou la "présence" du sens à une intuition pleine et originaire. En d'autres termes, nous ne nous demanderons pas si tel ou tel héritage métaphysique a pu, ici ou là, limiter la vigilance d'un phénoménologue, mais si la forme phénoménologique de cette vigilance n'est pas déjà commandée par la métaphysique elle-même .."
"..Il s'agirait donc, sur l'exemple privilégié du concept de signe, de voir s'annoncer la critique phénoménologique de la métaphysique comme moment à l'intérieur de l'assurance métaphysique. Mieux : de commencer à vérifier que la ressource de la critique phénoménologique est le projet métaphysique lui-même, dans son achèvement historique et dans la pureté seulement restaurée de son origine..."
Jacques Derrida, "De la grammatologie" (1967)
"Les langues sont faites pour être parlées, l’écriture ne sert que de supplément à la parole... L’écriture n’est que la représentation de la parole, il est bizarre qu’on donne plus de soin à déterminer l’image que l’objet. ” Rousseau.
Ce livre est donc voué à la bizarrerie. Mais c’est qu’à accorder tout son soin à l’écriture, il la soumet à une réévaluation radicale. Et les voies sont nécessairement extravagantes lorsqu’il importe d’excéder, pour en penser la possibilité, ce qui se donne pour la logique elle-même : celle qui doit déterminer les rapports de la parole et de l’écriture en se rassurant dans l’évidence du sens commun, dans les catégories de “ représentation ” ou d’“ image ”, dans l’opposition du dedans et du dehors, du plus et du moins, de l’essence et de l’apparence, de l’originaire et du dérivé.
Analysant les investissements dont notre culture a chargé le signe écrit, Jacques Derrida en démontre aussi les effets les plus actuels et parfois les plus inaperçus. Cela n’est possible que par un déplacement systématique des concepts : on ne saurait en effet répondre à la question “ qu’est-ce que l’écriture ? ” par un appel de style “ phénoménologique ” à quelque expérience sauvage, immédiate, spontanée. L’interprétation occidentale de l’écriture commande tous les champs de l’expérience, de la pratique et du savoir, et jusqu’à la forme ultime de la question (“ qu’est-ce que ? ”) qu’on croit pouvoir libérer de cette prise. L’histoire de cette interprétation n’est pas celle d’un préjugé déterminé, d’une erreur localisée, d’une limite accidentelle. Elle forme une structure finie mais nécessaire dans le mouvement qui se trouve ici reconnu sous le nom de différance." (Editions de Minuit)
"La métaphysique a constitué un système de défense exemplaire contre la menace de l'écriture. Or qu'est-ce qui lie l'écriture à la violence? Que doit être la violence pour que quelque chose en elles'égale à l'opération de la trace? Et pourquoi faire jouer cette question dans l'affinité ou la filiation qui enchaînent Lévi-Strauss à Rousseau? A la difficulté de justifier ce rétrécissement historique s'en ajoute une autre : qu'est-ce que la descendance dans l'ordre du discours et du texte? Si, de manière un peu conventionnelle, nous appelons ici "discours" la "représentation" actuelle, vivante, consciente d'un "texte" dans l'expérience de ceux qui l'écrivent ou le lisent, et si le texte déborde sans cesse cette représentation par tout le système de ses ressources et de ses lois propres, alors la question généalogique excède largement les possibilités qui nous sont aujourd'hui données de l'élaborer. Nous savons que la métaphore est encore "interdite" qui décrirait sans faute la généalogie d'un texte. En sa syntaxe et son lexique, dans son espacement, par sa ponctuation, ses lacunes, ses marges, l'appartenance historique d'un texte n'est jamais droite ligne. Ni causalité de contagion. Ni simple accumulation de couches. Ni pure juxtaposition de pièces empruntées. Et si un texte se donne toujours une certaine représentation de ses propres racines, celles-ci ne vivent que de cette représentation, c'est-à-dire de ne jamais toucher le sol. Ce qui détruit sans doute leur essence radicale, mais non la nécessité de leur fonction enracinante.."
Jacques Derrida, "Marges de la philosophie" (1972)
« Ample jusqu’à se croire interminable, un discours qui s’est appelé philosophie – le seul sans doute qui n’ait jamais entendu recevoir son nom que de lui-même et n’ait cessé de s’en murmurer de tout près l’initiale – a toujours, y compris la sienne, voulu dire la limite. Dans la familiarité des langues dites (instituées) par lui naturelles, celles qui lui furent élémentaires, ce discours a toujours tenu à s’assurer la maîtrise de la limite (peras, limes, Grenze). Il l’a reconnue, conçue, posée, déclinée selon tous les modes possibles ; et dès lors du même coup, pour en mieux disposer, transgressée. Il fallait que sa propre limite ne lui restât pas étrangère. Il s’en est donc approprié le concept, il a cru dominer la marge de son volume et penser son autre... » (Jacques Derrida) - "Introduits par les descriptions d’un Tympan, inédits ou repris dans une nouvelle version, dix textes s’enchaînent ici pour élaborer ou déplacer ces questions, en interrogeant tour à tour Saussure et Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Husserl et Heidegger, Valéry, Austin ou Benveniste, etc. Selon une certaine désorientation active et méthodique, ils déploient aussi la recherche engagée dans La Voix et le phénomène, L’Écriture et la différence, De la grammatologie, La Dissémination. Ils réaffirment, contre les facilités et régressions de l’idéologie dominante, la nécessité d’une déconstruction rigoureuse et générative." (Editions de Minuit)
".. Je dirais donc d'abord que la "différance", qui n'est ni un mot ni un concept, m'a paru stratégiquement le plus propre à penser, sinon à maîtriser - la pensée étant peut-être ici ce qui se tient dans un certain rapport nécessaire avec les limites structurelles de la maîtrise - le plus irréductible de notre "époque". Je pars donc, stratégiquement, du lieu et du temps où "nous" sommes, bien que mon ouverture ne soit pas en dernière instance justifiable et que ce soit toujours à partir de la différance et de son "histoire" que nous pouvons prétendre savoir qui et où "nous" sommes, et ce que pourraient être les limites d'une "époque". Bien que "différance" ne soit ni un mot ni un concept, tentons néanmoins une analyse sémantique facile et approximative qui nous conduira en vue de l'enjeu..."
Gilles Deleuze (1925-1995)
Gilles Deleuze, l'un des philosophes français les plus influents et les plus prolifiques de la seconde moitié du XXe siècle, naquit et vécut toute sa vie à
Paris, de parents conservateurs de la classe moyenne, et s'il s'engagea dans un parcours des plus classiques, - études de philosophie à la Sorbonne (Jean Hippolyte et Ferdinand Alquié),
agrégation de philosophie (1948), enseignement dans plusieurs lycées, puis assistant à la Sorbonne, CNRS, enseignement à l'université de Lyon -, son cheminement intellectuel reflète les aléas de
deux décennies, 1960-1970, chargées de remises en question tant sociales que politiques. Après la soutenance de sa thèse, Différence et Répétition, publiée en 1968, il est nommé professeur à la
nouvelle université expérimentale Paris VIII à Vincennes en 1969 où il succède à Michel Foucault.
Inclassable, à la marge des grands courants, fascinant son auditoire éclectique par son lyrisme parfois décalé, souvent provocateur, Deleuze va concevoir la philosophie comme la production de concepts et se définir lui-même comme un "métaphysicien pur". Dans son opus magnum Différence et répétition, il tente de développer une métaphysique adaptée aux mathématiques et aux sciences contemporaines - une métaphysique dans laquelle le concept de multiplicité remplace celui de substance, l'événement remplace l'essence et la virtualité remplace la possibilité.
Son oeuvre peut être décomposée en deux périodes, une première partie consacrée à l'étude critique des grands systèmes philosophiques (Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, Spinoza), - Nietzsche et la philosophie (1962), Spinoza et le problème de l'expression (1968) -, aux recherches sur le langage et les concepts, la volonté et l'entendement, avec des excursions vers l'art et la littérature. Les concepts philosophiques l'ont très tôt frappé avec la même force que les personnages littéraires, ayant leur propre autonomie et leur propre style. Dans les années 1950, alors que Foucault et Derrida, étudiants de l'Ecole Normale Supérieure, se concentraient sur "les trois H" (Hegel, Husserl, Heidegger), Deleuze se focalisait sur l'empirisme de Hume (Empirisme et subjectivité) à l'ombre d'un essai de Sartre de 1937, "La Transcendance de l'Ego": va s'énoncer par la suite un singulier "empirisme transcendantal" au cours duquel se construit l'identité individuelle, un individu qui produit un synthèse identitaire et empirique et qui est lui-même le produit de synthèses passives différentielles, ici il n'y a jamais de véritable synthèse en soi mais des "contractions" qu'une expérience continue force à des mises à jour constantes. C'est aussi à cette époque qu'il va contracter une maladie respiratoire récurrente qui le tourmentera pour le reste de sa vie.
Puis une seconde partie, à partir de 1969, qui suit la publication de "Différence et de la Répétition" (1968) et qui va refléter à la fois le bouillonnement de la contestation de mai 68 en France et en Europe, et s'enrichir de la rencontre avec le psychanalyste et militant politique Félix Guattari (1930-1992). Leur premier ouvrage, "L'Anti-Oedipe", publié en 1972, écrit à deux voix, - "nous avons écrit l’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde" - devient un livre culte pour la génération qui a vécu la rupture de mai 68 et exprime le besoin de se libérer des traditions normatives de la pensée dite bourgeoise. L'accord du Parti communiste français avec De Gaulle pour permettre une solution parlementaire à la crise sociale constituait un exemple flagrant de cet horizon identitaire, ce désir de contrôle, qui permet à des opposants pourtant rivaux, gaullistes et communistes, de s'emparer de la "différence" pour résorber la crise, de cette "différence" telle que conçue dans "Différence et Répétition" par Deleuze. Critiquant la psychanalyse qui réprime le désir au nom de cette morale bourgeoise, Deleuze et Guattari la réhabilitent en affirmant sa force de de création et de subversion. L'inconscient est une "machine désirante" dont la fonction est de produire le désir générateur d'une puissance créatrice chargée d'énergíe et de renouveau. Avec "Mille Plateaux" (1980), l'étude se poursuit investissant le champ de la politique et de l'histoire. Une interrogation traverse ainsi toute son oeuvre, "A quoi sert la philosophie ? " (1991), et une recherche de sens dans une société en pleine mutation qui le conduit à emprunter tant de nouvelles formes d'écritures que de nouveaux chantiers de réflexion, de la schizophrénie au cinéma : une étude du cinéma en deux volumes, des livres sur Proust et Sacher-Masoch, un ouvrage sur le peintre Francis Bacon, et une collection de textes de littérature, autant d'oeuvres que Deleuze considère comme de la pure philosophie, et non de la critique, puisqu'il cherchait à créer les concepts sensés refléter les pratiques artistiques des peintres, des cinéastes et des écrivains. Ses dernières années voient sa santé fortement décliner, il publie un court essai remarquable, "Immanence : Une vie" en 1995, avant de se suicider le 4 novembre 1995...
Deleuze se distingue par son rejet de la notion heideggérienne de "fin de la métaphysique". Au cours d'une entrevue, il a déjà offert cette autoévaluation : "Je me sens comme un pur métaphysicien.... Bergson dit que la science moderne n'a pas trouvé sa métaphysique, la métaphysique dont elle aurait besoin. C'est cette métaphysique qui m'intéresse." Et pour ce faire, le philosophe investit nombre de références non philosophiques, entre autres, le calcul différentiel, la thermodynamique, la géologie, la biologie moléculaire, la génétique des populations, l'éthologie, l'embryologie, l'anthropologie, la psychanalyse, l'économie, la linguistique et même la pensée ésotérique. Son collègue Jean-François Lyotard n'hésitera pas à le considérer comme une "bibliothèque de Babel" et son travail rencontre un très vaste public qui se situe bien au-delà des milieux intellectuels et étudiants. Mais s'il interpelle et ne laisse pas indifférent, le style d'écriture qu'il emprunte dans la seconde parte de son oeuvre, - par opposition à ses œuvres historiques, qui sont souvent des modèles de clarté et de concision -, une prose allusive truffée de néologismes qui entend forcer le lecteur à une remise en question permanente, constitue un obstacle majeur quant à son réel impact.
"Différence et Répétition" (1968)
Thèse de doctorat principale dirigée par Maurice de Gandillac présentée en 1968 avec sa thèse complémentaire sur "L'idée d'expression dans la philosophie de
Spinoza" dirigée par Ferdinand Alquié, "Différence et Répétition " est issu de ces fameux travaux universitaires souvent incompréhensibles pour le lecteur profane. "Logique du sens" (1969),
écrit en parallèle, se voudra plus accessible. Récapitulant ici ses auteurs favoris, philosophes ou littéraires, David Hume, Friedrich Nietzsche, Henri Bergson, Emmanuel Kant, Baruch Spinoza,
Marcel Proust et Sacher-Masoch, mais aussi toutes les relectures en vogue de la psychanalyse à la biologie ou à l'anthropologie, l'intuition centrale de Deleuze est de soutenir que
fondamentalement nous sommes situés dans un devenir perpétuel et que dans ce contexte, lorsque nous croyons vivre des répétitions ou des similarités, les retours d'évènements sont en fait
tapissés d'irréductibles "différences" : dans tous les domaines de l'être ou de la science, il n'y a pas tant de répétition que de la différence. A la même époque le sociologue Pierre Bourdieu
thématisait la fameuse "reproduction sociale", de génération en génération les inégalités se reproduisent à l'identique. A la suite de Bergson, Deleuze critique la représentation dominante d'une
"réalité" où prédomine le besoin d'une connaissance stable, utile, efficace, le besoin de ramener l'inconnu au déjà connu, le nouveau à l'ancien, le besoin de résoudre tout écart, toute
"anomalie", en termes de ressemblance et d'équivalence. La nature et l'être humain sont au contraire fondamentalement livrés à un devenir de relations accidentelles, sauvages, immaîtrisables. Au
fond, la pensée humaine est ainsi libérée de toute identité personnelle, de toute possibilité de jugement, et ne se révèle que par et dans l'expérimentation d'une vie dominée par le multiple et
le devenir. Le monde n'est plus un monde continu défini par une sorte d'harmonie préétablie, mais au contraire, un monde de divergences, de bifurcations, un univers chaotique dans lequel des
séries divergentes tracent sans cesse des chemins bifurquants et donnent lieu à des discordes et dissonances violentes qui ne sont jamais résolues dans une tonalité
harmonique...
"Logique du sens" (1969)
Deleuze ne s'intéresse pas tant à la condition de la "vérité", démarche privilégiée par Kant, notamment, qu'à la génèse de cette "vérité", génèse qui
soulève la question du "sens" : Frege et Russell ont en effet établi que la condition de vérité (dénotation) se trouve dans le domaine du sens. Or c'est un Lewis Carroll qui va
réaliser à sa manière la première grande mise en scène des paradoxes du sens. "L’œuvre de Lewis Carroll a tout pour plaire au lecteur actuel : des livres pour enfants, de préférence pour petites
filles, des mots splendides insolites, ésotériques ; des grilles, des codes et décodages ; des dessins et photos ; un contenu psychanalytique profond, un formalisme logique et linguistique
exemplaire. Et par delà le plaisir actuel quelque chose d’autre, un jeu du sens et du non-sens, un chaos-cosmos". Le sens a en quelque sorte nativement une relation paradoxale avec l'absurdité.
Lewis Carroll entend toutefois rester à la surface du sens et, comme les enfants, entreprend d'utiliser des éléments non significatifs du langage pour construire les mots "porte-manteaux" et des
phrases absurdes. Plus profond que ses absurdités de surface, l'absurdité peut emprunter les voies de la schizophrénie, quitter les rives du langage pour gagner celles du corps physique et de la
matière, chemin dans lequel s'engagera Deleuze dans ses oeuvres suivantes. Une nouvelle manière de penser semble ainsi s'édifier, elle n'est plus binaire, unidirectionnelle, mais toute en
mouvements latéraux et changements d'échelles, des "jeux de surfaces", un "savoir-faire de l'évènement" où se déploie fondamentalement l'exercice du sens et du non-sens. On retrouve ici au niveau
du langage ce fameux retour éternel interprété comme une différenciation infinie évoquée dans Différence et Répétition....
Capitalisme et schizophrénie, L'Anti-Oedipe (1972), Editions de Minuit
En dehors du titre générique, "Capitalisme et schizophrénie", sous lequel les deux œuvres sont regroupées, l'Anti-Oedipe (tome I, 1972) et Mille Plateaux
(tome II, 1980) sont fort différents dans leur forme, leur style et d'abord dans le contexte politique et théorique qui les a vus naître. "L'Anti-Oedipe" est le produit immédiat de Mai 68, il
assume autant l'ambition d'être une oeuvre en réaction à l'événement que d'ouvrir une nouvelle manière de philosopher. "Mille Plateaux" sera tout au contraire un livre qui aura pris le
temps de la maturation théorique. Mais ces deux ouvrages sont avant tout des œuvres polémiques ou politiques.
Michel Foucault, dans la préface qu'il fit à l'édition américaine de L'Antí-OEdipe, désignait clairement les trois adversaires auxquels les auteurs
s'opposaient, les terroristes de la théorie, les pitoyables techniciens du désir et l'ennemi majeur, le fascisme :
"Pendant les années 1945-1965 (je parle de l'Europe), il y avait une certaine manière correcte de penser, un certain style du discours politique, une
certaine éthique de l'intellectuel. Il fallait être à tu et à toi avec Marx, ne pas laisser ses rêves vagabonder trop loin de Freud, et traiter les systèmes de signes - le signifiant- avec le
plus grand respect. Telles étaient les trois conditions qui rendaient acceptables cette singulière occupation qu'est le fait d'écrire et d'énoncer une part de vérité sur soi et son
époque.
Puis vinrent cinq années brèves, passionnées, cinq années de jubilations et d'énigmes. Aux portes de notre monde le Vietnam, et évidement, et le premier
grand coup porté aux pouvoirs constitués. Mais si à l'intérieur de nos murs que se passait-il exactement ? Un amalgame de politique révolutionnaire et anti-répressive ? Une guerre menée sur deux
fronts -l'exploitation sociale et la répression psychique ? Une montée de la libido modulée par le conflit des classes ? C'est possible. Quoi qu'il en soit c'est par cette interprétation
familière et dualiste que l'on a prétendu expliquer les événements de ces années. Le rêve qui, entre la Première Guerre mondiale et l'avènement du fascisme, avaient tenu sous son charme les
fractions les plus utopistes de l'Europe – l'Allemagne de Wilhelm et la France des surréalistes- était revenu embrasser la réalité elle-même : Marx et Freud éclairés par la même
incandescence.
Mais est-bien ce qui s'est passé ? Était-ce bien une reprise du projet utopique des années trente, à l'échelle, cette fois, de la pratique historique ?
Ou y a-t-il eu, au contraire, un mouvement vers des luttes politiques qui ne se conformaient plus au modèle prescrit par la tradition marxiste ? Vers une expérience et une technologie du désir
qui n'étaient plus freudiennes ? On a certes brandi les vieux étendards, mais le combat s'est déplacé et a gagné de nouvelle zones.
L’Anti-Œdipe montre, tout d'abord, l'étendue du terrain couvert. Mais il fait beaucoup plus. Il ne se dissipe pas dans le dénigrement des vieilles
idoles, mais il s'amuse beaucoup avec Freud. Et, surtout, il nous incite à aller plus loin.
Ce serait une erreur de lire L’Anti-Œdipe comme la nouvelle référence théorique (vous savez cette fameuse théorie qu'on nous a si souvent annoncée :
celle qui va tout englober, celle qui est absolument totalisante et rassurante, celle, nous assure-t-on, dont « nous avons tant besoin » en cette époque de dispersion et de spécialisation d'où
l'« espoir » a disparu). Il ne fait pas chercher une « philosophie » dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts surprises : L’Anti-Œdipe n'est pas un Hegel clinquant.
La meilleure manière, je crois de lire L’Anti-Œdipe , est de l'aborder comme un « art », au sens ou on parle d'art érotique, par exemple. S'appuyant sur les notions en apparence abstraites de
multiplicités, de flux, de dispositifs et de branchements, l'analyse du rapport du désir à la réalité et à la « machine » capitaliste apporte des réponses à des questions concrètes. Des questions
qui se soucient moins du pourquoi des choses que de leur comment. Comment introduit-on le désir dans la pensée, dans le discours, dans l'action ? Comment le discours peut-il et doit-il déployer
ses forces dans la sphère du politique et s'intensifier dans le processus de renversement de l'ordre établi ? Ars erotica, ars theoretica, ars politica.
D'où les trois adversaires auxquels L’Anti-Œdipe se trouve confronté. Trois adversaires qui n'ont pas la même force, qui représentent des degrés divers
de menace, et que ce livre combat par des moyens différents.
1) Les ascètes politiques, les militants moroses, les terroristes de la théorie, ceux qui voudraient préserver l'ordre pur de la politique et du
discours politique. Les bureaucrates de la révolution et les fonctionnaires de la Vérité.
2) Les pitoyables techniciens du désir, les psychanalystes et les sémiologues qui enregistrent chaque signe et chaque symptôme, et qui voudraient
réduire l'organisation multiple du désir à la loi binaire de la structure et du manque.
3) Enfin, l'ennemi majeur, l'adversaire stratégique (alors que l'opposition de L’Anti-Œdipe à ses autres ennemis constitue plutôt un engagement
tactique) : le fascisme. Et non seulement le fascisme historique de Hitler et de Mussolini qui a su si bien mobiliser et utiliser le désir des masses, mais aussi le fascisme qui est en nous tous,
qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite.
Je dirais que L’Anti-Œdipe (puissent ses auteurs me pardonner) est un livre d'éthique, le premier livre d'éthique qu'on ait écrit en France depuis assez
longtemps (c'est peut-être la raison pour laquelle son succès ne s'est pas limité à un « lectorat » particulier : être anti-Oedipe est devenu un style de vie, un mode de pensée et de vie. Comment
faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? Comme débarrasser nos discours et nos actes, nos coeurs et nos plaisirs du fascisme ?
Comme débusquer le fascisme qui s'est incrusté dans notre comportement ? Les moralistes chrétiens cherchaient les traces de la chair qui s'étaient logées dans les replis de l'âme. Deleuze et
Guattari, pour leur part, guettent les traces les plus infimes du fascisme dans le corps.
En rendant un modeste hommage à Saint-François-de-Sales, on pourrait dire que L’Anti-Œdipe est une Introduction à la vie
non-fasciste.
Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient déjà installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de
principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de vie quotidienne :
- libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante ;
- faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation
pyramidale ;
- affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune), que la pensée occidentale a si
longtemps sacralisées comme forme du pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniforme, le flux aux unités, les agencements mobiles aux
systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire, mais nomade ;
- n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non
sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire ;
- n’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle
n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action
politique ;
- n’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse des « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du
pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement des divers agencements. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus
hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation » ;
- ne tombez pas amoureux du pouvoir.
On pourrait même dire que Deleuze et Guattari aiment si peu le pouvoir qu'ils ont cherché à neutraliser les effets de pouvoirs liés à leur propre
discours. D'où les jeux et les pièges qu'on trouve un peu partout dans le livre, et qui font de sa traduction un véritable tour de force. Mais ce ne sont pas les pièges familiers de la
rhétorique, ceux qui cherchent à séduire le lecteur sans qu'il soit conscient de la manipulation, et finissent par le gagner à la cause des auteurs contre sa volonté. Les pièges de L’Anti-Œdipe
sont ceux de l'humour : tant d'invitations à se laisser expulser, à prendre congé du texte en claquant la porte. Le livre se donne souvent à penser qu'il n'est qu'humour et jeux là où pourtant
quelque chose d'essentiel se passe, quelque chose qui est du plus grand sérieux : la traque de toutes les formes de fascisme, depuis celles, colossales, qui nous entourent et nous écrasent
jusqu'aux formes menues qui font l'amère tyrannie de nos vies quotidiennes."
L'Anti-OEdipe se veut en première interprétation une machine de guerre contre Freud et contre les effets de pouvoir que la psychanalyse induit.
Face à la théorie du désir et du sujet de désir, que la psychanalyse invoque, Deleuze et Guattari forgent le nouveau concept de machine désirante : l'inconscient est lui-même une machine dans un
univers de machines dont la fonction essentielle est de produire; c'est dans cette logique de la production mécanique que le recours à Marx et à l'explication des mécanismes de l'exploitation
capitaliste peut enfin déboucher sur une critique radicale. L'Anti-Oedipe soutient ensuite le projet d'une nouvelle discipline, la "schizo-analyse", dont la finalité est de libérer le sujet
désirant de la répression qui accompagne son désir et à laquelle la psychanalyse participe.
Dans les années 1950, Guattari est fasciné par Lacan, Deleuze, quant à lui, s'initie à la psychanalyse plus tardivement et ne tarde pas à découvrir très
rapidement les points faibles de Freud comme du "lacanisme" (François Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Biographie croisée, La Découverte, 2007). Deleuze et Guattari entendent s'attaquer au
'"carcan oedipien et familialiste de la pratique psychanalytique". A titre d'exemple la littérature anglo-saxonne, entendue celle de Hardy, Lawrence, Lowry, Miller, Ginsberg, Kerouac, montre une
certaine voie, elle possède en effet cette capacité à brouiller tous les codes et à libérer tous les flux, transgresser toutes les limites. Si Lacan a amorcé un début de démythologisation
d'OEdipe, il n'a pas été en capacité de poursuivre son chemin d'élucidation totale : "au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l'oeuvre de
répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l'humanité européenne sous le joug de papa-maman, et à ne pas en finir avec ce problème-là." L'OEdipe a bloqué les forces
productives de l'inconscient pour les faire jouer sur un théâtre d'ombres où se perd la puissance révolutionnaire du désir, pour les emprisonner dans le système de la
famille....
Le désir est une machine à produire - Le désir est traditionnellement défini, en philosophie comme en psychanalyse, comme le mouvement de l'être
pour combler un manque. Platon y reconnaissait la marque de l'infini mais l'interprétait comme ne preuve d'impuissance. Deleuze entend réhabiliter le désir dans sa fonction presque mystique de
présence de l'infini en nous, loin de nous éloigner du réel, le désir le produit. "Le désir est cet ensemble de synthèses passives qui machinent les objets partiels, les flux et les corps, et qui
fonctionnent comme des unités de production. Le réel en découle, il est le résultat des synthèses passives du désir comme autoproduction de l'inconscient. Le désir ne manque de rien, il ne manque
pas de son objet. C'est plutôt le sujet qui manque au désir, ou le désir qui manque de sujet fixe ; il n'y a de sujet fixe que par la répression. Le désir et son objet ne font qu'un, c'est la
machine en tant que machine de machine. Le désir est machine, l'objet du désir est encore machine connectée, si bien que le produit est prélevé sur du produire, et que quelque chose se détache du
produire au produit, qui va donner un reste au sujet nomade et vagabond. L'être objectif du désir est le Réel en lui-même. Il n'y a pas de forme d'existence particulière qu'on pourrait appeler
réalité psychique. Comme dit Marx, il n'y a pas manque, il y a passion comme « être objet naturel et sensible". Ce n'est pas le désir qui s'étaie sur les besoins, c'est le contraire, ce sont les
besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit..."
L’individu est une machine, ou du moins le réel s’organise en différentes machines qui produisent dans une structure d’interdépendance. Dire que
tout est machine, que l’homme est une machine, rompt avec la vision cartésienne classique d’un sujet porteur d’une intériorité cachée qui serait le mobile de ses actes. La machine n’a pas d’âme,
Deleuze est le penseur de l'immanence et entend détruire toute transcendance. L'homme est une machine qui s’agite, qui produit, en lien avec d’autres machines, il ne se soustrait pas par son âme
et sa volonté aux lois du monde, de la nature. Faire de l’homme, une machine, le place d’emblée dans une praxis. L’homme est une machine qui produit, il est inscrit dans la matière, et ce dès les
toutes premières lignes de l'Anti-Oedipe, le ton est donné, provocateur, terre-à-terre :
"Ca fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ca respire, ça chauffe, ça mange.Ca chie, ça baise. Quelle erreur d'avoir dit la ça.
Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement: des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine-source : l'un émet un
flux, que l'autre coupe. Le sein est une machine qui produit du lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La bouche de l'anorexique hésite entre une machine à manger, une machine
anale, une machine à parler, une machine à respirer (crise d'asthme). C'est ainsi qu'on est tous bricoleurs; chacun ses petites machines. Une machine-organe pour une machine-énergie, toujours des
flux et des coupures. Le président Schreber a les rayons du ciel dans le cul. Anus solaire. Et soyez sûrs que ça marche; le président Schreber sent quelque chose, produit quelque chose, et peut
en faire la théorie. Quelque chose se produit : des effets de machine, et non des métaphores.
La promenade du schizophrène: c'est un meilleur modèle que le névrosé couché sur le divan. Un peu de grand air, une relation avec le dehors. Par exemple
la promenade de Lenz reconstituée par Büchner. C'est différent des moments où Lenz se retrouve chez son bon pasteur, qui le force à se repérer socialement, par rapport à Dieu de la région,
par rapport au père, à la mère. Là au contraire, il est dans les montagnes, sous la neige, avec d'autres dieux ou sans dieu du tout, sans famille, sans père ni mère, avec la nature. "Que veut mon
père? Peut-il me donner mieux? Impossible. Laissez-moi en paix." Tout fait machine. Machines célestes, les étoiles ou l'arc en ciel, machines alpestres, qui se couplent avec celles de son corps.
Bruit ininterrompu de machines. "Il pensait que ce devait être un sentiment d'une infinie béatitude que d'être touché par la vie profonde de toute forme, d'avoir une âme pour les pierres, les
métaux, l'eau et les plantes, d'accueillir en soi tous les objets de la nature, rêveusement, comme les fleurs absorbent l'air avec la croissance et la décroissance de la lune." Etre une machine
chlorophyllique, ou de photosynthèse, au moins glisser son corps comme une pièce dans de pareilles machines. Partout des machines productrices ou désirantes, les machines schizophrènes, toute la
vie générique: moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire.
Suite de la promenade du schizo, quand les personnages de Beckett se décident à sortir. Il faut voir d'abord comme leur démarche variée est elle-même
une machine minutieuse. Et puis la bicyclette: dans quel rapport la machine bicyclette-corne est-elle avec la machine mère-anus? "Parler de bicyclettes et de cornes, quel repos. Malheureusement
ce n'est pas de cela qu'il s'agit mais de celle qui me donna le jour, par le trou de son cul si j'ai bonne mémoire". On croit souvent qu'Oedipe, c'est facile, c'est donné. Mais il n'en est pas
ainsi: OEdipe suppose une fantastique répression des machines désirantes. Et pourquoi, dans quel but? Est-il vraiment nécessaire ou souhaitable de s'y plier? Et avec quoi? Que mettre dans le
triangle oedipien, avec quoi le former? La corne à bicyclette et le cul de ma mère, est-ce que ça fait l'affaire? N'y a-t-il pas des questions plus importantes? Un effet étant donné, quelle
machine peut bien le produire? et une machine étant donnée, à quoi peut-elle servir? Par exemple, devinez d'après la description géométrique d'un porte-couteaux quel en est
l'usage..."
Si "tout est production", si la réalité peut être considérée comme étant la somme de l’activité productive des machines désirantes, une matière, en mouvement infini, qui génère sans interruption, ce réel n’est pas à proprement parler la somme des machines qui le compose, "la production désirante est multiplicité pure, c’est-à-dire affirmation irréductible à l’unité". Le désir connecte les machines entre elles, "le désir fait couler, coule, et coupe", en un flux continu infini, il n'y a plus de sphères ou de circuits relativement indépendants, plus d'identification possible d'individualités, mais "partout des machines productrices ou désirantes, des machines schizophrènes". Pourquoi schizophrène? Sévère, complexe et chronique, la schizophrénie est une maladie que l’on retrouve dans le monde entier, dans toutes les cultures et sous toutes les latitudes. Décrite il y a 100 ans, la schizophrénie demeure encore aujourd’hui l’une des maladies les plus mystérieuses de la psychiatrie, ainsi que l’une des plus sévères. Les symptômes de la maladie s’organisent autour de trois axes. Premier axe, la désorganisation ou la dissociation, la perte de l’unité psychique, qui provoque un relâchement des associations entre les idées, les émotions et les attitudes, la pensée devient floue, le discours devient illogique, le langage perd sa fonction de communication, l’expression émotionnelle perd toute adéquation avec la situation. Second axe, le délire dit paranoïde, une perception erronée de la réalité, l'expression d'idées délirantes sans lien entre elles. Enfin, un troisième constitué de symptômes dits déficitaires aboutissant à un désinvestissement de la réalité, au repli progressif de la personne...
"...Ce que le schizophrène vit spécifiquement, génériquement, ce n'est pas du tout un pôle spécifique de la nature, mais la nature comme processus de
production. Que veut dire ici processus? Il est probable que, à un certain niveau, la nature se distingue de l'industrie: pour une part l'industrie s'oppose à la nature, pour une autre part elle
y puise des matériaux, pour une autre part elle lui restitue ses déchets, etc. Ce rapport distinctif homme-nature, industrie-nature, société-nature, conditionne même dans la société la
distinction de sphères relativement autonomes qu'on appelera "production", "distribution", "consommation". Mais de niveau de distinctions en général, considéré dans sa structure formelle
développée, présuppose (comme l'a montré Marx) non seulement le capital et la division du travail, mais la fausse conscience que l'être capitaliste prend nécessairement de soi et des éléments
figés d'un procès d'ensemble. Car en vérité - l'éclatante et noire vérité qui gît dans le délire - il n'y a pas de sphères ou de circuits relativement indépendants : la production est
immédiatement consommation et enregistrement, l'enregistrement et la consommation déterminent directement la production, mais la déterminent au sein de la production même. Si bien que tout est
production : productions de productions, d'actions et de passions; productions d'enregistrements, de distributions et de repérages; productions de consommations, de voluptés, d'angoisses et de
douleurs. Tout est si bien production que les enregistrements sont immédiatement consommés, consumés, et les consommations directement reproduites. Tel est le premier sens de processus : porter
l'enregistrement et la consommation dans la production même, en faire les productions d'un même procès.
En second lieu, il n'y a pas davantage de distinction homme-nature: l'essence humaine de la nature et l'essence naturelle de l'homme s'identifient dans
la nature comme production ou industrie, c'est-à-dire aussi bien dans la vie générique de l'homme. L'industrie n'est plus prise alors dans un rapport extrinsèque d'utilité, mais dans son identité
fondamentale avec la nature comme production de l'homme et par l'homme. Non pas l'homme en tant que roi de la création, mais plutôt celui qui est touché par la vie profonde de toutes les formes
ou de tous les genres, qui est chargé des étoiles et des animaux même, et qui ne cesse de brancher une machine-organe sur une machine-énergie, un arbre dans son corps, un sein dans la bouche, le
soleil dans le cul; éternel préposé aux machines de l'univers. C'est le second sens de processus; homme et nature ne sont pas comme deux termes l'un en face de l'autre, même pris dans un rapport
de causation, de compréhension ou d'expression (cause-effet, sujet-objet, etc), mais une seule et même réalité essentielle de production et de produit. La production comme processus déborde
toutes les catégories idéales et forme un cycle qui se rapporte au désir en tant que principe immanent. C'est pourquoi la production désirante est la catégorie effective d'une psychiatrie
matérialiste, qui pose et traite le schizo comme Homo natura. A une condition toutefois, qui constitue le troisième sens de processus: il ne faut pas que celui-ci soit pris pour un but, une fin,
ni qu'il se confonde avec sa propre continuation à l'infini. La fin du processus, ou sa continuation à l'infini qui est strictement la même chose que son arrêt brutal et prématuré, c'est la
causation du schizophrène artificiel, tel qu'on le voit à l'hôpital, loque autistisée produite comme entité."
Ainsi,
"... la schizophrénie est l'univers des machines désirantes productrices et reproductrices, l'universelle production primaire comme "réalité essentielle de l'homme et de la nature". Les machines désirantes sont des machines binaires, à règle binaire ou régime associatif; toujours une machine couplée avec une autre... Le désir ne cesse d'effectuer le couplage de flux continus et d'objets partiels essentiellement fragmentaires et fragmentés. Le désir fait couler, coule et coupe. "J'aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte les oeufs non fécondés..", dit Henry Miller dans son chant du désir (Tropique du Cancer). Poche des eaux et calculs du rein; flux de cheveu, flux de bave, flux de sperme, de merde ou d'urine qui sont produits par des objets partiels, constamment coupés par d'autres objets partiels, lesquels produisent d'autres flux, recoupés par d'autres objets partiels. Tout "objet" suppose la continuité d'un flux, tout flux, la fragmentation de l'objet. Sans doute, chaque machine-organe interprète le monde entier d'après son propre flux, d'après l'énergie qui flue d'elle: l'oeil interprète tout en terme de voir - le parler, l'entendre, le chier, le baiser... Mais toujours une connexion s'établit avec une autre machine, dans une transversale où la première coupe le flux de l'autre ou "voit" son flux coupé par l'autre..."
(Chapitre Psychanalyse et Familialisme) - "Dans la conception générale des rapports microcosme-macrocosme, Bergson introduisit une révolution discrète à
laquelle il faut revenir. L'assimilation du vivant à un microcosme est un lieu commun antique. Mais si le vivant était semblable au monde, c'était, disait-on, parce qu'il était ou tendait à être
un système isolé, naturellement clos : la comparaison du microcosme et du macrocosme était donc celle de deux figures fermées, dont l'une exprimait l'autre et s'inscrivait dans l'autre. Au début
de "L'Evolution créatrice", Bergson change entièrement la portée de la comparaison en ouvrant les deux touts. Si le vivant ressemble au monde, c'est au contraire dans la mesure où il
s'ouvre sur l'ouverture du monde; s'il est un tout, c'est dans la mesure où le tout, celui du monde comme du vivant, est toujours en train de se faire, de se produire ou de progresser, de
s'inscrire dans une dimension temporelle irréductible et non-close. Nous croyons qu'il est de même du rapport famille-société. Il n'y a pas de triangle oedipien; OEdipe est toujours ouvert dans
un champ social ouvert. OEdipe ouvert à tous les vents, aux quatre coins du champ social (même pas 3+1, mais 4+n). Triangle mal fermé, triangle poreux ou suintant, triangle éclaté d'où
s'échappent les flux du désir vers d'autres lieux. C'est curieux qu'il ait fallu attendre les rêves de colonisés pour s'apercevoir que, aux sommets du pseudo-triangle, la maman dansait avec le
missionnaire, le papa se faisait enculer par le collecteur d'impôts, le moi, battre par un Blanc. C'est précisément cet accouplement des figures parentales avec des agents d'une autre nature,
leur étreinte comme des lutteurs, qui empêche le triangle de se refermer, de valoir pour lui-même et de prétendre exprimer ou représenter cette autre nature des agents qui sont en question dans
l'inconscient lui-même..."
Dans "Sauvages, barbares, civilisés", Deleuze et Guattari invoqueront les apports de l'anthropologie pour étayer la fameuse thèse du processus schizophrénique et de son ancrage historique. Ainsi, reprenant l'analyse d'un Victor Turner sur les Ndembu, nous nous sommes accoutumés à invoquer OEdipe chaque fois qu'on nous parle de père ou de mère, mais "l'analyse ndembu n'a jamais été oedipienne: elle était directement branchée sur l'organisation et la désorganisation sociales; la sexualité même, à travers les femmes et les mariages, était un tel investissement de désir; les parents y jouaient le rôle de stimuli, et non celui de l'organisateur (ou du désorganisateur) de groupe, tenu par le chef et ses figures. Au lieu que tout fût rabattu sur le nom du père, ou du grand-père maternel, celui-ci s'ouvrait sur tous les noms de l'histoire. Au lieu que tout fût projeté sur une grotesque coupure de la castration, tout essaimait dans les mille coupures-flux des chefferies, des lignages, des rapports de colonisation..."
"Le névrosé reste installé dans les territorialités résiduelles ou factices de notre société, et les rabat toutes sur OEdipe comme ultime territorialité qui se reconstitue dans le cabinet de l'analyste, sur le corps plein du psychanalyste (oui, le patron, c'est le père, et le chef d'Etat aussi, et vous aussi, docteur...). Le pervers, c'est celui qui prend l'artifice au mot: vous en voulez, vous en aurez, des territorialités infiniment plus artificielles encore que celles que la société nous propose, de nouvelles familles infiniment artificielles, des sociétés secrètes et lunaires. Quant au schizo, de son pas vacillant qui ne cesse de migrer, d'errer, de trébucher, il s'enfonce toujours plus loin dans la déterritorialisation, sur son propre corps sans organes à l'infini de la décomposition du socius, et peut-être est-ce sa manière à lui de retrouver la terre, la promenade du schizo. Le schizophrène se tient à la limite du capitalisme: il en est la tendance développée, le surproduit, le prolétaire et l'ange exterminateur. Il brouille tous les codes, et porte les flux décodés du désir. Le réel flue. Les deux aspects du processus se rejoignent: le processus métaphysique qui nous met en contact avec le "démonique" dans la nature ou dans le coeur de la terre, le processus historique de la production sociale qui restitue aux machines désirantes une autonomie par rapport à la machine déterritorialisée. La schizophrénie, c'est la production désirante, comme limite de la production sociale. La production désirante, et sa différence de régime avec la production sociale, sont donc à la fin, non pas au début. De l'une à l'autre, il n'y a qu'un devenir qui est le devenir de la réalité. Et si la psychiatrie matérialiste se définit par l'introduction du concept de production dans le désir, elle ne peut éviter de poser en termes eschatologiques, le problème du rapport final entre la machine analytique, la machine révolutionnaire et les machines désirantes."
La dernière partie de l'ouvrage développe la thématique de la schizo-analyse, entendue à la fois comme l'analyse des machines désirantes et des investissements sociaux qu'elles opèrent. Le désir est essentiellement une partie intégrante du monde, un monde qui est par essence monde de la production, forme d'investissement total du champ social. La relation du capitalisme à la psychanalyse prend ainsi tout son sens : "il faut en effet que la limite des flux décodés de la production désirante soit deux fois conjurée, deux fois déplacée, une fois par la position de limites immanentes que le capitalisme ne cesse de reproduire à une échelle de plus en plus large, une autre fois par le tracé d'une limite intérieure qui rabat cette reproduction sociale sur la reproduction familiale restreinte."
"Ainsi, l'opération de décodage dans la psychanalyse ne peut plus signifier ce qu'elle signifie dans les sciences de l'homme, à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations sociales... C'est dire, en second lieu, que le lien de la psychanalyse avec le capitalisme n'est pas moins profond que celui de l'économie politique. Cette découverte des flux décodés et déterritorialisés, c'est la même qui se fait pour l'économie politique et dans la production sociale, sous forme du travail abstrait subjectif, et pour la psychanalyse et dans la production désirante, sous forme de libido abstraite subjective. Comme dit Marx, c'est dans le capitalisme que l'essence devient subjective, activité de production en général, et que le travail abstrait devient quelque chose de réel à partir de quoi l'on peut réinterpréter toutes les formations sociales précédentes du point de vue d'un décodage ou d'un procès de déterritorialisation généralisés..."
Paradoxalement, ce capitalisme qui découvre l'essence subjective du désir et du travail, n'a de cesse de l'aliéner à nouveau, de l'introduire dans une machine répressive qui va séparer "travail abstrait" et "désir abstrait", "économie politique" et "économie libidinale". "Le capitalisme est inséparable du mouvement de la déterritorialisation, mais ce mouvement, il le conjure par des re-territorialisations factices et artficielles. Il se construit sur les ruines des représentations territoriale et despotique, mythique et tragique, mais il les restaure à son service et sous une autre forme, à titre d'images du capital." Tout un champ d'immanence se reproduit ainsi à l'infini, "qui se remplit d'images et d'images d'images, à travers lesquelles le désir est déterminé à désirer sa propre répression (impérialisme), - un décodage et une déterritorialisation sans précédent, qui instaurent une conjugaison comme système de rapports différentiels entre les flux décodés et déterritoralisés, de telle façon que l'inscription et la répression sociales n'ont même plus besoin de porter directement sur les corps et les personnes, mais les précèdent au contraire (...) Il n'y a pas un de ces aspects, pas la moindre opération, le moindre mécanisme industriel ou financier, qui ne manifestent la démence de la machine capitaliste et le caractère pathologique de sa rationalité (pas du tout fausse rationalité, mais vraie rationalité de ce pathologique, de cette démence, "car la machine fonctionne, soyez-en sûrs"). Elle ne risque pas de devenir folle, d'un bout à l'autre elle l'est depuis le début, et c'est de là que sort sa rationalité..."
Ce singulier modèle de la production des machines désirantes sera réutilisé par Michel Foucault lorsqu'il tentera d'éclaircir la notion de pouvoir ; celui-ci, à partir du XIXe siècle, ne saurait être envisagé selon le modèle classique du droit et du monarque, de la domination pure et simple, mais au travers d'un ensemble des rapports forces, un ensemble dynamique dont les foyers sont multiples. Dans le tome I, de l’Histoire de la sexualité, intitulé "La Volonté de savoir", publié quatre ans après l’Anti-Œdipe (1976), Foucault définit le pouvoir comme étant : "la multiplicité des rapports de force qui sont immanents aux domaines où ils s’exercent, et qui sont constitutifs de leur organisation". Le pouvoir contrôle l'existence mais aussi la produit. Et par ailleurs, l’activité productive des machines désirantes relève de la sexualité : "la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont une affaire fait couler l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat". Le désir n’est jamais tourné vers un objet mais est toujours le désir d’un agencement, une machine ne peut exister qu’à travers son réseau, "le désir n’a pas pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout entiers qu’il parcourt, des vibrations et flux de toute nature qu’il épouse, en y introduisant des coupures, des captures, désir toujours nomade et migrant dont le caractère est d’abord le gigantisme : nul ne l’a montré mieux que Charles Fourier..." Deleuze écrira un livre émouvant en hommage à son ami Foucault après la mort de ce dernier en 1984...
Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux (1980), Editions de Minuit
Deleuze et Guattari quittent le monde de l'individu, de la subjectivité, et poursuivent l'expérimentation de cette "capacité d'énergie collective" que
recèle le social et le politique et que semble leur en capacité de décrire la "pensée nomade" ou "rhizome" ("le livre fait rhizome avec le monde", le livre assure la
déterritorialisation du monde, mais le monde opère une reterritorialisation du livre). Leur vision du monde contemporain, que traduit l'écriture de l'ouvrage, se structure en "plateaux" (et non
en chapitres) ou plaques tectoniques jouant les unes sur les autres, livrées à des flux immanents de plus en plus dérégulés d'énergie et de matière, d'idées et d'actions, et de tentatives qui en
découlent pour les relier, les stratifier, les codifier, les territorialiser. Nous voici livrés à des jeux de systèmes ou des ensembles plus ou moins stables de processus qui poussent sans cesse
dans différentes directions, vers l'actualité et vers la virtualité. Chacun des chapitres illustre ainsi des problématiques spécifiques que nous expérimentons au plus profond de l'organisation
sociale qui tente d'ordonner nos existences, soulevant les questions les plus étranges et singulières, mais inspirées par une volonté, immanente, de libération.
"Nous avons écrit L’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. Ici nous avons utilisé tout ce qui nous
approchait, le plus proche et le plus lointain. Nous avons distribué d’habiles pseudonymes, pour rendre éconnaissable. Pourquoi avons-nous gardé nos noms ? Par habitude, uniquement par habitude.
Pour nous rendre méconnaissables à notre tour. Pour rendre imperceptible, non pas nous-mêmes, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser. Et puis parce qu’il est agréable de parler comme tout
le monde, et de dire le soleil se lève, quand tout le monde sait que c’est une manière de parler. Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune
importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés. Un livre n’a pas d’objet ni de sujet, il est fait
de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. Dès qu’on attribue le livre à un sujet, on néglige ce travail des matières, et l’extériorité de leurs relations. On
fabrique un bon Dieu pour des mouvements géologiques. Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais
aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées d’écoulement d’après ces lignes entraînent des phénomènes de retard relatif, de
viscosité, ou au contraire de précipitation et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement. Un livre est un tel agencement, comme tel inattribuable.
C’est une multiplicité – mais on ne sait pas encore ce que le multiple implique quand il cesse d’être attribué, c’est-à-dire quand il est élevé à l’état de substantif.
Un agencement machinique est tourné vers les strates qui en font sans doute une sorte d’organisme, ou bien une totalité signifiante, ou bien une
détermination attribuable à un sujet, mais non moins vers un corps sans organes qui ne cesse de défaire l’organisme, de faire passer et circuler des particules asignifiantes, intensités pures, et
de s’attribuer les sujets auxquels il ne laisse plus qu’un nom comme trace d’une intensité.
Quel est le corps sans organes d’un livre ? Il y en a plusieurs, d’après la nature des lignes considérées, d’après leur teneur ou leur densité propre, d’après leur possibilité de convergence sur un «plan de consistance» qui en assure la sélection. Là comme
ailleurs, l’essentiel, ce sont les unités de mesure : quantifier l’écriture. Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. Un livre n’a donc pas
davantage d’objet. En tant qu’agencement, il est seulement lui-même en connexion avec d’autres agencements, par rapport à d’autres corps sans organes. On ne demandera jamais ce que veut dire un
livre, signifié ou signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles
multiplicités il introduit et métamorphose la sienne, avec quels corps sans organes il fait lui-même converger le sien. Un livre n’existe quepar le dehors et au-dehors. Ainsi, un livre étant
lui-même une petite machine, dans quel rapport à son tour mesurable cette machine littéraire est-elle avec une machine de guerre, une machine d’amour, une machine révolutionnaire, etc. – et avec
une machine abstraite qui les entraîne ?
On nous a reproché d’invoquer trop souvent des littérateurs. Mais la seule question quand on écrit, c’est de savoir avec quelle autre machine la machine
littéraire peut être branchée, et doit être branchée pour fonctionner. Kleist et une folle machine de guerre, Kafka et une machine
bureaucratique inouïe... (et si l’on devenait animal ou végétal par littérature, ce qui ne veut certes pas dire littérairement ? ne serait-ce pas d’abord par la voix qu’on devient animal ?). La
littérature est un agencement, elle n’a rien à voir avec de l’idéologie, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’idéologie.
Nous ne parlons pas d’autre chose : les multiplicités, les lignes, strates et segmentarités, lignes de fuite et intensités, les agencements
machiniques et leurs différents types, les corps sans organes et leur construction, leur sélection, le plan de consistance, les unités de mesure dans chaque cas. Les stratomètres, les
déléomètres, les unités CsO de densité, les unités CsO de convergence ne forment pas seulement une quantification de l’écriture, mais définissent celle-ci comme étant toujours la mesure d’autre
chose.
Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. Un premier type de livre, c’est le livre-racine.
L’arbre est déjà l’image du monde, ou bien la racine est l’image de l’arbre-monde. C’est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre).
Le livre imite le monde, comme l’art, la nature : par des procédés qui lui sont propres, et qui mènent à bien ce que la nature ne
peut pas ou ne peut plus faire. La loi du livre, c’est celle de la réflexion, le Un qui devient deux. Comment la loi du livre serait-elle dans la nature, puisqu’elle préside à la division même
entre monde et livre, nature et art ? Un devient deux : chaque fois que nous rencontrons cette formule, fût-elle énoncée stratégiquement par Mao, fût-elle comprise le plus « dialectiquement » du
monde, nous nous trouvons devant la pensée la plus classique et la plus réfléchie, la plus vieille, la plus fatiguée. La nature n’agit pas ainsi : les racines elles-mêmes y sont pivotantes, à
ramification plus nombreuse, latérale et circulaire, non pas dichotomique.
L’esprit retarde sur la nature. Même le livre comme réalité naturelle est pivotant, avec son axe, et les feuilles autour. Mais le livre comme réalité
spirituelle, l’Arbre ou la Racine en tant qu’image, ne cesse de développer la loi de l’Un qui devient deux, puis deux qui deviennent quatre... La logique binaire est la réalité sprituelle de l’arbre-racine. Même une discipline aussi «avancée» que la linguistique garde pour image de base cet
arbre-racine, qui la rattache à la réflexion classique (ainsi Chomsky et l’arbre syntagmatique, commençant à un point S pour procéder par dichotomie). Autant dire que cette pensée n’a jamais
compris la multiplicité : il lui faut une forte unité principale supposée pour arriver à deux suivant une méthode spirituelle. Et du côté de l’objet, suivant la méthode naturelle, on peut sans
doute passer directement de l’Un à trois, quatre ou cinq, mais toujours à condition de disposer d’une forte unité principale, celle du pivot qui supporte les racines secondaires. Ça ne va guère
mieux. Les relations bi-univoques entre cercles successifs ont seulement remplacé la logique binaire de la dichotomie. La racine pivotante ne comprend pas plus la multiplicité que la racine
dichotome. L’une opère dans l’objet quand l’autre opère dans le sujet. La logique binaire et les relations bi-univoques dominent encore la psychanalyse (l’arbre du délire dans
l’interprétation freudienne de Schreber), la linguistique et le structuralisme, même l’informatique.
Le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale
a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires qui prennent un grand développement. Cette fois, la réalité
naturelle apparaît dans l’avortement de la racine principale, mais son unité n’en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible. Et on doit se demander si la réalité spirituelle et
réfléchie ne compense pas cet état de choses en manifestant à son tour l’exigence d’une unité secrète encore plus compréhensive, ou d’une totalité plus extensive. Soit la méthode du cut-up de
Burroughs : le pliage d’un texte sur l’autre, constitutif de racines multiples et même adventices (on dirait une bouture) implique une dimension supplémentaire à celle des textes considérés.
C’est dans cette dimension supplémentaire du pliage que l’unité continue son travail spirituel.
C’est en ce sens que l’œuvre la plus résolument parcellaire peut être aussi bien présentée comme l’Œuvre totale ou le Grand Opus. La plupart des
méthodes modernes pour faire proliférer des séries ou pour faire croître une multiplicité valent parfaitement dans une
direction par exemple linéaire, tandis qu’une unité de totalisation s’affirme d’autant plus dans une autre dimension, celle d’un cercle ou d’un cycle.
Chaque fois qu’une multiplicité se trouve prise dans une structure, sa croissance est compensée par une réduction des lois de combinaison. Les avorteurs de l’unité sont bien ici des faiseurs
d’anges, doctores angelici, puisqu’ils affirment une unité proprement angélique et supérieure. Les mots de Joyce, justement dits « à racines multiples », ne brisent effectivement l’unité linéaire
du mot, ou même de la langue, qu’en posant une unité cyclique de la phrase, du texte ou du savoir. Les aphorismes de Nietzsche ne
brisent l’unité linéaire du savoir qu’en renvoyant à l’unité cyclique de l’éternel retour, présent comme un non-su dans la pensée. Autant dire que le système fasciculé ne rompt pas vraiment avec
le dualisme, avec la complémentarité d’un sujet et d’un objet, d’une réalité naturelle et d’une réalité spirituelle : l’unité ne cesse d’être contrariée et empêchée dans l’objet, tandis qu’un
nouveau type d’unité triomphe dans le sujet. Le monde a perdu son pivot, le sujet ne peut même plus faire de dichotomie, mais accède à une plus haute unité, d’ambivalence ou de surdétermination,
dans une dimension toujours supplémentaire à celle de son objet. Le monde est devenu chaos, mais le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle, au lieu de cosmos- racine. Étrange
mystification, celle du livre d’autant plus total que fragmenté. Le livre comme image du monde, de toute façon quelle idée fade. En vérité, il ne suffit pas de dire Vive le multiple, bien que ce
cri soit difficile à pousser. Aucune habileté typographique, lexicale ou même syntaxique ne suffira à le faire entendre. Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension
supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n – 1 (c’est seulement ainsi que l’un fait partie du multiple, en étant
toujours soustrait). Soustraire l’unique de la multiplicité à constituer ; écrire à n – 1.
Un tel système pourrait être nommé rhizome. Un rhizome comme tige souterraine se distingue absolument des racines et radicelles. Les bulbes, les
tubercules sont des rhizomes. Des plantes à racine ou radicelle peuvent être rhizomorphes à de tout autres égards : c’est une question de savoir si la botanique, dans sa spécificité, n’est pas
tout entière rhizomorphique. Des animaux même le sont, sous leur forme de meute, les rats sont des rhizomes. Les terriers le sont, sous toutes leurs fonctions d’habitat, de provision, de
déplacement, d’esquive et de rupture. Le rhizome en lui-même a des formes très diverses, depuis son extension superficielle ramifiée en tous sens jusqu’à ses concrétions en bulbes et tubercules.
Quand les rats se glissent les uns sous les autres. Il y a le meilleur et le pire dans le rhizome : la pomme de terre et le chiendent, la mauvaise herbe. Animal et plante, le chiendent, c’est le
crab-grass. Nous sentons bien que nous ne convaincrons personne si nous n’énumérons pas certains caractères approximatifs du rhizome...."
Qu'est-ce que la philosophie ? (1991), Editions de Minuit
« Peut-être ne peut-on poser la question Qu'est-ce que la philosophie ? que tard, quand vient la vieillesse et l'heure de parler concrètement ›› : telle est
la première phrase de l'introduction. Pour Deleuze et Guattari, la philosophie n'est pas un exercice de style mais une création de concepts agencés selon un "plan d'immanence" qu'ils
remplissent. Mais qu'entend-on par "concept"? Comment distinguer la philosophie de ses rivales, comme par exemple le marketing, pour prendre un exemple contemporain, en matière de
création de concepts? Philosophie, art et science sont les trois dispositifs fondamentaux par lesquels le cerveau affronte le chaos et la pensée se constitue pour éviter de sombrer. La science et
de la logique, par exemple, n’opèrent pas par concepts, mais par fonctions, sur un plan de référence et avec des observateurs partiels. L’art crée "un bloc de sensation", opère, quant à lui, par
percepts et affects, sur un plan de composition avec des figures esthétiques. La philosophie est elle-même une discipline à part entière qui entre en résonance avec la science et avec l’art,
comme ceux-ci avec elle. La philosophie est en mesure de nous dire quelle est la nature créative du concept : un concept est une multiplicité intensive, inscrite sur un plan d'immanence, et
peuplée de "personnages conceptuels" qui font fonctionner la machine conceptuelle. Un personnage conceptuel n'est pas un sujet, car la pensée n'est pas subjective, mais se situe dans la relation
du territoire et de la terre. Le philosophe est l'ami du concept, il est en puissance de concept. C'est dire que la philosophie n'est pas un simple art de former, d'inventer ou de fabriquer des
concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. L'ami
serait l'ami de ses propres créations ? Ou bien est-ce l'acte du concept qui renvoie à la puissance de l'ami, dans l'unité du créateur et de son double ? Créer des concepts toujours nouveaux,
c'est l'objet de la philosophie. C'est parce que le concept doit être créé qu'il renvoie au philosophe comme à celui qui l'a en puissance, ou qui en a la puissance et la
compétence....
Introduction - "Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie ? que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure
de parler concrètement. En fait, la bibliographie est très mince. C’est une question qu’on pose dans une agitation discrète, à minuit, quand on n’a plus rien à demander. Auparavant on la posait,
on ne cessait pas de la poser, mais c’était trop indirect ou oblique, trop artificiel, trop abstrait, et on l’exposait, on la dominait en passant plus qu’on n’était happé par elle. On n’était pas
assez sobre. On avait trop envie de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu’elle était, sauf par exercice de style ;
on n’avait pas atteint à ce point de non-style où l’on peut dire enfin : mais qu’est-ce que c’était, ce que j’ai fait toute ma vie ? Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle
jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer
dans l’avenir un trait qui traverse les âges : Le Titien, Turner, Monet . Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour qui ne se distingue
plus d’une dernière question. Peut-être la Vie de Rancé marque-t-elle à la fois la vieillesse de Chateaubriand et le début de la littérature moderne Le cinéma aussi nous offre parfois ses
dons du troisième âge, où Ivens par exemple mêle son rire à celui de la sorcière dans le vent déchaîné. De même en philosophie, la Critique du jugement de Kant est une œuvre de vieillesse, une
œuvre déchaînée derrière laquelle ne cesseront de courir ses descendants : toutes les facultés de l’esprit franchissent leurs limites, ces mêmes limites que Kant avait si soigneusement fixées
dans ses livres de maturité.
Nous ne pouvons pas prétendre à un tel statut. Simplement l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas
cessé de le faire précédemment, et nous avions déjà la réponse qui n’a pas varié : la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Mais il ne fallait pas seulement que
la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages, des conditions et des inconnues de la question.
Il fallait pouvoir la poser « entre amis », comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on
se méfie même de l’ami. C’est l’heure où l’on dit : «c’était ça, mais je ne sais pas si je l’ai bien dit, ni si j’ai été assez convaincant». Et l’on s’aperçoit qu’il importe peu d’avoir bien dit
ou d’avoir été convaincant, puisque de toute manière c’est ça maintenant.
Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. Ami est un tel personnage, dont on dit même
qu’il témoigne pour une origine grecque de la philosophie : les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces « amis » qui ne sont pas simplement des sages plus modestes.
Ce serait les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas
formellement. Mais il n’y aurait pas seulement différence de degré, comme sur une échelle, entre le philosophe et le sage : le vieux sage venu d’Orient pense peut-être par Figure, tandis
que le philosophe invente et pense le Concept. La sagesse a beaucoup changé. Il est d’autant plus difficile de savoir ce que signifie « ami », même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il
une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel et une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois : le bon menuisier est en puissance du bois, il est l’ami du bois ? La
question est importante, puisque l’ami tel qu’il apparaît dans la philosophie ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à
la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, une catégorie vivante, un vécu transcendantal. Avec la philosophie, les Grecs font subir un coup de force à l’ami qui n’est plus en
rapport avec un autre, mais avec une Entité, une Objectité, une Essence. Ami de Platon, mais plus encore ami de la sagesse, du vrai ou du concept, Philalèthe et Théophile... Le philosophe s’y
connaît en concepts, et en manque de concepts, il sait lesquels sont inviables, arbitraires ou inconsistants, ne tiennent pas un instant, lesquels au contraire sont bien faits et témoignent d’une
création même inquiétante ou dangereuse.
Que veut dire ami, quand il devient personnage conceptuel, ou condition pour l’exercice de la pensée ? Ou bien amant, n’est-ce pas plutôt amant ? Et
l’ami ne va-t-il pas réintroduire jusque dans la pensée un rapport vital avec l’Autre qu’on avait cru exclure de la pensée pure ? Ou bien encore ne s’agit-il pas de quelqu’un d’autre que l’ami ou
l’amant ? Car si le philosophe est l’ami ou l’amant de la sagesse, n’est-ce pas parce qu’il y prétend, s’y efforçant en puissance plutôt que la possédant en acte ? L’ami serait donc aussi le
prétendant, et celui dont il se dirait l’ami, ce serait la Chose sur laquelle porterait la prétention, mais non pas le tiers, qui deviendrait au contraire un rival ? L’amitié comporterait autant
de méfiance émulante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. Quand l’amitié se tournerait vers l’essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais
qui les distinguerait ?). C’est sous ce premier trait que la philosophie semble une chose grecque et coïncide avec l’apport des cités : avoir formé des sociétés d’amis ou d’égaux, mais aussi bien
avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque
dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définit par l’amphisbetesis). La rivalité des hommes
libres, un athlétisme généralisé : l’agôn. C’est à l’amitié de concilier l’intégrité de l’essence et la rivalité des prétendants. N’est-ce pas une trop grande tâche ?
L’ami, l’amant, le prétendant, le rival sont des déterminations transcendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense et animée, dans un
même personnage ou dans plusieurs. Et quand aujourd’hui Maurice Blanchot, qui fait partie des rares penseurs à considérer le sens
du mot « ami » dans philosophie, reprend cette question intérieure des conditions de la pensée comme telle, n’est-ce pas de nouveaux personnages conceptuels encore qu’il introduit au sein du plus
pur Pensé, des personnages peu grecs cette fois,
venus d’ailleurs, comme s’ils étaient passés par une catastrophe qui les entraîne vers de nouvelles relations vivantes promues à l’état de caractères a
priori : un détournement,
une certaine fatigue, une certaine détresse entre amis qui convertit l’amitié même à la pensée du concept comme méfiance et patience infinies ? La liste
des personnages conceptuels n’est jamais close, et par là joue un rôle important dans l’évolution ou les mutations de la philosophie ; leur diversité doit être comprise, sans être réduite à
l’unité déjà complexe du philosophe grec.
Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former, d’inventer ou de
fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des
concepts.
L’ami serait l’ami de ses propres créations ? Ou bien est-ce l’acte du concept qui renvoie à la puissance de l’ami, dans l’unité du créateur et de
son double ? Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie. C’est parce que le concept doit être créé qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a en puissance, ou
qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts
philosophiques sont aussi des « sensibilia ». À dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au
sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient
rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on
leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme
toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux », mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des
concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire...). Platon disait qu’il fallait contempler
les Idées, mais il avait fallu d’abord qu’il crée le concept d’Idée. Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept, il n’a pas créé ses concepts
?
Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être
tantôt l’un, tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher
derrière un brouillard qu’elle émet spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de leurs propres
concepts. Elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la
réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ;
dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la
communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du « consensus » et non du concept. L’idée d’une conversation démocratique occidentale entre amis n’a jamais produit le
moindre concept ; elle vient peut-être des Grecs, mais ceux-ci s’en méfiaient tellement, et lui faisaient subir un si rude traitement, que le concept était plutôt comme l’oiseau soliloque
ironique qui survolait le champ de bataille des opinions rivales anéanties (les hôtes ivres du banquet). La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à
créer des concepts pour ces actions ou passions. La contemplation, la réflexion, la communication ne sont pas des disciplines, mais des machines à constituer des Universaux dans toutes les
disciplines. Les Universaux de contemplation, puis de réflexion, sont comme les deux illusions que la philosophie a déjà parcourues dans son rêve de dominer les autres disciplines (idéalisme
objectif et idéalisme subjectif), et la philosophie ne s’honore pas davantage en se présentant comme une nouvelle Athènes et en se rabattant sur des Universaux de la communication qui
fourniraient les règles d’une maîtrise imaginaire des marchés et des médias (idéalisme intersubjectif). Toute création est singulière, et le concept comme création proprement philosophique est
toujours une singularité. Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués.
Se connaître soi-même – apprendre à penser – faire comme si rien n’allait de soi – s’étonner, « s’étonner que l’étant est »..., ces déterminations de la
philosophie et beaucoup d’autres forment des attitudes intéressantes, quoique lassantes à la longue, mais elles ne constituent pas
une occupation bien définie, une activité précise, même d’un point de vue pédagogique. On peut considérer comme décisive, au
contraire, cette définition de la philosophie : connaissance par purs concepts. Mais il n’y a pas lieu d’opposer la connaissance par concepts, et par construction de concepts dans l’expérience
possible ou l’intuition. Car, suivant le verdict nietzschéen, vous ne connaîtrez rien par concepts si vous ne les avez pas d’abord créés, c’est-à-dire construits dans une intuition qui leur est
propre : un champ, un plan, un sol, qui ne se confond pas avec eux, mais qui abrite leurs germes et les personnages qui les cultivent. Le constructivisme exige que toute création soit une
construction sur un plan qui lui donne une existence autonome. Créer des concepts, au moins, c’est faire quelque chose. La question de l’usage ou de l’utilité de la philosophie, ou même de sa
nocivité (à qui nuit-elle ?) en est modifiée.
Beaucoup de problèmes se pressent sous les yeux hallucinés d’un vieil homme qui verrait s’affronter toutes sortes de concepts philosophiques et de
personnages conceptuels. Et d’abord les concepts sont et restent signés, substance d’Aristote, cogito de Descartes, monade de Leibniz, condition de Kant, puissance de Schelling, durée de
Bergson...
Mais aussi certains réclament un mot extraordinaire, parfois barbare ou choquant, qui doit les désigner, tandis que d’autres se contentent d’un mot
courant très ordinaire qui se gonfle d’harmoniques si lointaines qu’elles risquent d’être imperceptibles à une oreille non philosophique. Certains sollicitent des archaïsmes, d’autres des
néologismes, traversés d’exercices étymologiques presque fous : l’étymologie comme athlétisme proprement philosophique. Il doit y avoir dans chaque cas une étrange nécessité de ces mots et
de leur choix, comme élément de style. Le baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence
ou avec insinuation, et qui constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire, mais une syntaxe
atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or, quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas
mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de rem- placement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une géographie agitées dont chaque moment,
chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. Si les concepts ne cessent pas de changer, on demandera quelle unité demeure pour les philosophies ? Est-ce la
même chose pour les sciences, pour les arts qui ne procèdent pas par concepts ? Et qu’en est-il de leur histoire respective ?
Si la philosophie est cette création continuée de concepts, on demandera évidemment ce qu’est un concept comme Idée philosophique, mais aussi en quoi
consistent les autres Idées créatrices qui ne sont pas des concepts, qui reviennent aux sciences et aux arts, qui ont leur propre histoire et leur propre devenir, et leurs propres rapports
variables entre elles et avec la philosophie. L’exclusivité de la création des concepts assure à la philosophie une fonction, mais ne lui donne aucune prééminence, aucun privilège, tant il y a
d’autres façons de penser et de créer, d’autres modes d’idéation qui n’ont pas à passer par les concepts, ainsi la pensée scientifique. Et l’on reviendra toujours à la question de savoir à quoi
sert cette activité de créer des concepts, telle qu’elle se différencie de l’activité scientifique ou artistique : pourquoi faut-il créer des concepts, et toujours de nouveaux concepts, sous
quelle nécessité, à quel usage ? Pour quoi faire ? La réponse d’après laquelle la grandeur de la philosophie serait justement de ne servir à rien est une coquetterie qui n’amuse même plus les
jeunes gens. En tout cas, nous n’avons jamais eu de problème concernant la mort de la métaphysique ou le dépassement de la philosophie : ce sont d’inutiles, de pénibles radotages. On parle de la
faillite des systèmes aujourd’hui, alors que c’est seulement le concept de système qui a changé. S’il y a lieu et temps de créer des concepts, l’opération qui y procède s’appellera toujours
philosophie, ou ne s’en distinguerait même pas si on lui donnait un autre nom...."