Jean Giraudoux (1882-1944), "Suzanne et le Pacifique" (1921), "La Guerre de Troie n'aura pas lieu" (1935) - Marcel Jouhandeau (1888-1979), "Monsieur Godeau intime" (1926), "Prudence Hautechaume"  (1927), "Chaminadour" (1934-1941) ... ...

Last Update: 11/11/2016  


"Auprès du grand public, Giraudoux fut comme l'ambassadeur du nouveau langage; il a acclimaté (en la désamorçant quelque peu) l'irrationalité de la métaphore poétique, à laquelle la narration recourt constamment. Des Provinciales à Électre, de "Suzanne et le Pacifique" (son chef-d'œuvre sans doute) à La Guerre de Troie n'aura pas lieu, son œuvre, qu'elle soit romanesque ou théâtrale, datée des années 20 ou des années 30, est l'une des plus caractéristiques d'un moment. Elle évoque un monde accueillant, luxueux, férial, qui ressemble à un spectacle de gala réglé avec minutie, un monde où chaque chose est à sa place, colle à sa définitíon et, parfaitement justifiée, brille ainsi de son plus pur éclat. Bien loin de transporter dans l'œuvre les problèmes de la vie, comme la génération qui suivra, elle fait de la vie tout entière une sorte de féerie littéraire : et l'on peut dlre de Giraudoux, plus justement encore qu'ii ne le dit de son héros Racine, qu'ii n'est pas en lui un seul sentiment qui ne soit un sentiment littéraire. Aussi, nous voyons bien que la littérature actuelle - celle que nous éprouvons comme nôtre - commence après Cocteau et après Giraudoux comme elle commence après Roger Martin du Gard et François Mauriac...." (Gaëtan Picon). Quant à Marcel Jouhandeau, la vie intérieure et indépendante tente de résister tant aux portes de l'Enfer qu'à l'imbécillité humaine .... 


Jean Giraudoux (1882-1944)

Poésie et préciosité - Jean Giraudoux, né à Bellac en 1882, après avoir été un élève brillant de l'École Normale Supérieure, devint fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères après la guerre de 1914, puis commissaire à l'Information au début de la guerre de 1939. 

"Bien qu'ii n'ait écrit d'autres poèmes que ceux qu'ii a introduits dans ses romans (les quelques chansons d' "Elpenor" et de "Suzanne et le Pacifique"), écrit Gaëtan Picon, Giraudoux est constamment un poète. Des analogies qu'ii est seul à percevoir nous imposent un monde imprévu, précieux, scintillant. Épithètes, images, métaphores volent inlassablement à l'appel du chef d'orchestre prestigieux, l'entourant de leur foule domestique et bariolée comme les oiseaux de son ile, Suzanne. Et pour avoir exprimé cet univers poétique dans les genres accessibles du roman et du théâtre, pour avoir compensé le modernisme de la vision et du langage par la culture d'un brillant élève de Rhétorique supérieure, pour avoir adouci par une sorte d'urbanité et d'aménité rassurante la pointe d'une subtilité si souvent agressive, et discipliné la jungle d'une imagination très imprévue et très prolixe par le mécanisme voyant de quelques grandes conventions de style, nul n'a plus efficacement contribué à faire entrer dans le domaine public les hardiesses d'une sensibilité et d'une écriture nouvelles...."

Giraudoux fut un écrivain fécond, romancier subtil de "Siegfried et le Limousin", "Bella", "Simon le Pathétique", "Choix des élues", critique et essayiste brillant des "Cinq tentations de la Fontaine" et de" Littérature", mais par-dessus tout homme de théâtre, principalement après sa rencontre avec le grand acteur Jouvet, dans "Siegfried" (1928), "Amphitryon 38" (1929), "Intermezzo" (1933), "la Guerre de Troie n'aura pas lieu" (1935), "Électre" (1937), "Ondine" (1939). "Sodome et Gomorrhe" sera jouée en 1943, un an avant sa mort.

Les pièces de Giraudoux sont d'une grande variété et d'une grande richesse : tour à  tour modernes et antiques, tragiques ou fantaisistes, terribles ou souriantes; on les reconnaît cependant sans peine à une élégance du ton, à une aisance unique qui peut passer pour de la désinvolture ou de la préciosité, mais qui n'est au fond que la poésie du quotidien. Cette facilité s'harmonise avec une sorte d'optimisme poétique, un état d'âme spiritualisé qui fut sans doute le meilleur art de vivre d'une seconde «belle époque» intelligente et artiste, si menacée et si séduisante... 


"Simon le pathétique" (1918) 

Plutôt qu'un roman, - car il n'y a pas d'intrigue -, c'est une éblouissante suite de variations sur les thèmes de la jeunesse et de l'amour. Simon raconte son enfance studieuse, le lycée, ses maîtres et ses condisciples. "Gontran, inégal, paresseux l'été ...; Georges, qui ne savait que dépeindre les forêts et dans toute narration parvenait à glisser la description d`un taillis, ou d`un étang entouré de futaies. à la rigueur d`une oasis". Simon retrace ses premiers voyages, tout imbus encore des souvenirs d`école, ses premiers pas dans la vie, secrétaire du sénateur Boiny qui n'avait qu'une passion, "passer pour avoir l`âme noble" ..

" Bolny n’avait qu’une ambition, – ambition que peuvent satisfaire dans les villages les adjudants retraités, les vicaires – : passer pour avoir l’âme noble, et il ne parvint jamais à la réaliser, pour la simple raison que cette âme était basse. Non pas que je lui aie vu commettre lui-même de mauvaises actions, mais il faisait porter ses défauts autour de lui par des amis, ou des parents pauvres, ou des familiers : il avait un secrétaire envieux, un cousin lâche, un portier vaniteux. Le monde entier se rendait compte de cette hypocrisie et le boudait, bien qu’il

s’obstinât à être le bienfaiteur de l’humanité, en fondant des piscines, – l’humanité doit être propre –, ou des cours de morale du soir –, l’humanité doit être honnête, en tout cas se coucher honnête. En vain il voulait de bonne foi épurer la magistrature, accélérer la vie des bureaucrates, écarter des rues les pelures d’oranges. — Chantage ! disait-on à chaque tentative… Il avait une façon de condamner les exécutions capitales qui faisait dire : — Tiens ! Bolny est mal avec le bourreau ! Lié par son passé, il subventionnait en maugréant les instituts, les asiles. Inlassablement, il payait à l’ordre de la vertu, de la pudeur, de la propreté, mais toujours inutilement, et il les considérait toutes, après tous ses déboires, comme autant de maîtres chanteurs. 

J’étais confus de rentrer dans mon pays, dans mon avenir, par cette presqu’île fangeuse. Je redoutais surtout les matins où il fallait, pour une affaire grave, le surprendre dans son sommeil. Je n’ai jamais vu dormir avec cette laideur : il dormait comme  un mort, les yeux blancs, le menton tombé, ne rêvant jamais. On espérait qu’au réveil il aurait tout oublié, sa richesse, sa force, son nom, comment on s’habille et comment on se tient debout.

Mais, ses prunelles à peine rabaissées, il se saisissait avidement, – comme le voyageur assoupi en gare saisit sa valise au premier cri, de la journée et du présent, il parcourait les enveloppes de son courrier, épelant les syllabes de son illustre nom ; il mangeait des fruits de son château, il demandait quel était le temps. On avait parfois la consolation de lui répondre qu’il pleuvait, qu’il neigeait, que Paris était couvert de boue..."

 

Simon revient à ses camarades, découvre les jeunes filles, des jeunes filles telles que les aime Giraudoux. Louise et Thérèse. Et Gabrielle, qui conduit Simon à Hélène. Hélène qui lui promet Anne, l`amour.  Simon va aimer. "Si l`amour consiste à aimer tout, j'aimais déjà..."

".. Je la voyais presque chaque jour. Nous ne parlions guère que de nous ; ou plutôt chacun ne parlait guère que de soi, et découpait sans réserve dans un passé dont l’autre ignorait tout. Les plus grandes confidences n’étaient entre nous deux qu’un des hasards du bavardage. Encore inconnus l’un à l’autre, nous nous amusions à déterrer de notre enfance chaque minute qui pouvait avoir été la même pour nous deux. Nous cherchions des amis communs, à leur défaut des amis symétriques. Il était bien rare que le même enfant, petite fille chez elle, petit garçon chez moi, n’eût pas été près de nous, le jour où nous avions découvert le même coin de notre cœur.."

"La vision de la jeune fille que j'eusse épousée en province, du demi-bonheur dédaigné - du jardin le soir avec ses tomates. de la pêche aux écrevisses -, rendait pénible l'idée du bonheur moins borné, l`idée d'Anne."

C`est le premier baiser, la promenade à la campagne, dans l`enivrement du solstice d`été. Et puis la brouille, l`aveu d`un amour passé : la souffrance, traînée le long des vacances, que ne peut calmer Lyzica, la petite voisine de wagon-lit : que ne peut calmer Geneviève, la tendre amie d`enfance. Et enfin, Anne retrouvée, Anne fiancée à un autre. Anne reconquise. Anne qu`il va revoir demain. "Vais-je l'aimer ? Demain tout recommence..."

"... Il fait froid, il fait sombre. Je vais maintenant pour mon compte. De bons hôtels m’offrent du feu, de la lumière. J’ai faim. Pas un restaurant, et même le plus petit, qui ne m’invite. Un chien dans une boîte cherche les os d’un gros livre, et s’enfuit devant moi… La lune s’est levée. Un chat, au milieu de la rue, assis en équilibre au faîte de l’ombre des toits, franchit ce qu’il croit tout le ciel même pour m’éviter… Les étoiles ont tourné d’un millimètre, juste assez pour que soit neuf le firmament… Ô amis, si l’on permet jamais aux hommes de se créer un nouvel animal, un nouveau compagnon, au pelage noir le jour et blanc la nuit, qui sourira, qui pleurera, – ne trouvez-vous pas qu’il manque ? – et pas infécond, comme tous ceux qu’ils ont formés jusqu’ici, hippogriffes ou licornes, et tel que parfois vous l’imaginez sûrement, dans une île ronde d’Océanie, au bord du lac intérieur où cuit au bain-marie une eau douce délicieuse, veillant sa petite femelle endormie et pensant aux hommes d’Europe… un animal qui vous parle, qui chante… – que l’on me charge de la tâche !

Demain je revois Anne… Vais-je l’aimer ? Demain tout recommence…"

De l`amour à l`état naissant, de l`amour qui s'ignore, de l`amour qui se cherche, à celui qui se fuit et qui joue à cache-cache avec lui-même, qui jongle avec sa joie et avec sa peine, toutes les nuances sont distillées, dans cette transfiguration poétique de la réalité quotidienne, dans ce jaillissement continuel de trouvailles un peu précieuses et que seule empêche d`être mièvres la perfection de la phrase, mais un embrasement de feu d`artifice qu'on ne peut oublier ...


"Suzanne et le Pacifique" (1921)

C'est la première œuvre originale et caractéristique de Jean Giraudoux. dans laquelle il tente d`exprimer sa vision particulière du monde sous une forme romanesque. La jeune Suzanne quitte Bellac, sa ville natale (qui est aussi la patrie de l`auteur), avec l`intention de faire un grand voyage autour du monde. Mais un naufrage la jette. seule, sur une île déserte. Dans une telle conjoncture. elle ne se préoccupera pas, comme un quelconque Robinson, de reconstituer et d'organiser autour d`elle un semblant de vie civilisée dans ses formes pratiques. Non, elle profite au contraire de cette solitude pour se fabriquer une réalité imaginaire faite de rêves. La seule vraie réalité est la réalité poétique. Suzanne, partie de France, le plus "réel" des pays de la Terre, parvient-elle à l`unique évasion vraiment possible, à la découverte du monde intérieur. Mais celui-ci n'est pas, pour Giraudoux, le monde traditionnel des rêveries romantiques. Certes, cette réalité intime, idéale, est bien constituée par des éléments purement subjectifs, des variations pleines de fantaisie sur les données de l`expérience, mais elle offre ceci de particulier qu`elle se construit selon une logique rigoureuse. à la lumière de l`intelligence qui lui fournit les principes pour interpréter le monde extérieur de la façon la plus proche du vrai, et même pour influer résolument sur ce monde, d'où une œuvre dont la saveur inimitable tient de l`étude psychologique paradoxale et des jeux de l`esprit ...

 

Seule sur son île où elle a fait naufrage, Suzanne, un jour, entend au loin tonner le canon, c'est le combat de Coronel, au large du Chili, du 1er novembre 1914, et qui fut la première défaite de la Royal Navy. Mais voici qu'un noyé aborde à son île, et bientôt sa solitude va être peuplée de corps rejetés par la mer, des noyés qui apportent à la jeune fille le témoignage que la vie des hommes continue là-bas loin d'elle, toujours attirante, en dépit même de la guerre...

 

"Soudain (j'eus la terreur d'un philosophe qui sentirait sa pensée non se poursuivre par chaînons et écluses mais se reproduire en grouillant comme une culture), je vis des cadavres aborder de partout. Ils abordaient là où eussent abordé des hommes vivants; ils étaient une vingtaine épars à cet assaut; de toutes les petites criques par où je sortais de mon bain, sortait en ce moment un homme. D'autres pris dans le courant passaient au large, chacun avec sa nage propre, champion dans la mort de l'overarm, des épaules hors de l'eau et des bras dressés, là une tête, là une main, là-bas un pied, et en rasant la mer à niveau on eût eu de quoi me refaire le corps entier de Johnny. Mais la plupart collés au rivage s'usaient, inlassables, à la pierre ponce ou à la nacre, avec ces saccadés enfantines que nous donnent à nous les poussées de la mer.

Comme les hommes sont dissemblables, si légers, si pesants, si fins, si grossiers, si vulgaires et si dignes jusque dans la mort, que je devinai dans ces cadavres les reconnaissants et les ingrats! Apres chaque sauvetage, je me reposais, mais déjà presque modelée par une demi-heure de contact ou d'étreinte à certaine forme d'homme, désorientée quelques minutes devant le corps suivant, corps habillé alors que l'autre était nu, souple quand l'autre était raide, forçant mes bras et ma piété à épouser vingt formes différentes. Parfois la lune éclairait le noyé, je m'habituais à son visage; parfois je repêchais un corps dans l'ombre, et plus tard, sur le rivage, je ne le reconnaissais pas, il me semblait venu sans moi. Parfois une vague inattendue poussait le corps, j'avais l'impression qu'il s`aidait... Le soleil revint. A chaque corps retiré de la mer, elle avait changé de couleur..., pourpre à l'avant-dernier, rouge au dernier, et soudain vide de mort, toute bleue. Premier jour cependant où, depuis des années, je ne me baignai pas...

Je les comptai; j'en trouvai d`abord ,dix-sept, puis seize; puis le disparu revint. Les uns avaient la tête, les autres les pieds tournés vers la mer. De la tête s'envolait toujours quelque oiseau, plus curieux que sont les oiseaux des visages que des corps. L'un avait un grelot dans sa poche, et sonnait. Deux avaient des alliances: j'eus désormais deux alliances au même doigt. Le plus jeune, imberbe, avait un veston noir avec des boutons d'or comme les collégiens chez nous; rien n`y manquait, ni la cravate, ni la montre, comme aux collégiens un jour de grande rentrée ; c'était des vêtements faits sur mesure, de ceux que la mer n'arrive pas à enlever au corps, la ceinture était fixée au drap par des boutons-agrafes, et le midship retenait de la main sa casquette, seul objet qu'il eût pu perdre dans le désastre. Toute la douce peur de perdre sa casquette, mélangée à la confiance en son col, en ses brodequins, illuminait et sanctifiait ce visage. Mais à mesure que le soleil chauffait, cette troupe que je croyais d'abord uniforme, je la vis se diviser en deux. L'alliance que tous les noyés ont contre la nuit était rompue. Il y avait deux sortes de tricots, deux sortes de bérets ; c`est qu'il y avait eu deux navires ; il y avait deux sortes de têtes, de mains, même dans la mort deux attitudes; il y avait deux coupes de cheveux: c'est qu'il y avait deux races... Alors je vis la guerre.

D'abord la compagnie de sept géants à chair blanche, jeunes tous et de taille égale comme un peuple mythique, les plus défigurés et les plus gonflés, comme s'ils n'avaient pas, eux, l'habitude de cette mort dans l'Océan, le visage si gras et leurs petites moustaches blondes si pommadées que l'eau restait sur eux en gouttelettes et n'avait pas désuni un poil, l'un avec un maintien-moustache, tous avec des instruments dans leur poche dont on n'a rien à faire au fond des eaux, des harmonicas, de petites flûtes, tous avec leur nom gravé à l'encre indélébile sur leurs tricots, mais sans tatouages et anonymes dès qu'ils étaient nus, les ongles faits au polissoir, chacun rapportant sur son visage non pas, comme d'habitude les morts, une ressemblance avec quelque inconnu entrevu dans un orchestre ou une diligence, mais la ressemblance exacte avec le camarade d'à côté; et dix corps en basane et en muscles, avec des cous d'otarie, avec des fils de laiton pour cheveux, de la corne pour ongles, de l'or pour dents, tous divers ressemblant tous (avais-je donc oublié à quoi ressemblent les hommes ?) à des chiens, à des chevaux, à des dogues, l'un à un chat, le midship à une femme, avec des poches toujours vides si ce n'est de tabac et de pipes, mais dont presque tous les corps portaient le nom et les aventures, l'un avec la même Molly de Dakar, l'autre avec toute la bataille de Hastings, un troisième sa vie décrite depuis le cou en cinq ou six lignes, naissance, engagement, naufrage du Sunbeam, naufrage du Lady-Grey, et il restait pour inscrire sa mort toute une place réservée jalousement, sans doute pour des noms de femmes, tout le sternum...."

 

Sept matelots allemands contre dix de la Grande-Bretagne, et lorsque Suzanne peut enfin regagner la France, le Prince Charmant qui éveille cette Belle au bois dormant lui dit, "Je suis le contrôleur des poids et mesures, Mademoiselle... Pourquoi pleurer ?... "

 


"Siegfried et le Limousin" (1922)

Chronique d'une époque, et essai d`ethnologie comparée : la guerre est finie, mais la paix est encore en gestation. Le chroniqueur, Jean, ami d'enfance d'un jeune écrivain français, Jacques Forestier, porté disparu en 1915, lit avec stupéfaction dans les articles, signés S.V.K., d'un journaliste allemand, par ailleurs penseur profond et original. des phrases, des pages entières écrites jadis par son ami. Jean a connu et aimé l'Allemagne, il y a longtemps vécu. Avec l`aide d`un ami retrouvé, le baron von Zelten, en qui s`incarne tout le romantisme allemand, il parvient à approcher Siegfried von Kleist, en Bavière, et à connaître la vérité. De Jacques Forestier, ramassé blessé, nu, amnésique, sur le champ de bataille, la rééducation en un hôpital allemand a fait von Kleist, le grand homme, le guide de l'Allemagne d'après-guerre, en qui les parents de soldats disparus cherchent à reconnaître leur enfant. Jean revoit ses anciens amis, ses amies surtout, ou leurs filles: jl redécouvre l`Allemagne. Luttant contre Eva, l'infirmière qui a donné à Siegfried sa seconde existence, défiant les menaces des associations patriotiques dont Eva est la walkyrie, Jean tâche, au cours des leçons de français qu`il donne à Siegfried, de réveiller les souvenirs de l`enfance, du pays natal. Une révolution éphémère porte au pouvoir le chimérique von Zelten; avant de quitter la résidence et le pays pour l'exil, il révèle que Siegfried n'est pas allemand. Siegfried partira avec Jean, sans avoir encore conscience de son être véritable. vers la France, vers ce Limousin où il retrouvera peut-être son passé. La confrontation de l`âme allemande et de l'âme française, du génie des deux peuples, et des lignes de leurs paysages, faite souvent de boutades, d`images frappantes et ingénieuses, cache sous sa fantaisie une intelligente et profonde clairvoyance. 

En 1928, Giraudoux portera à la scène l'histoire de Siegfried, une comédie, en quatre actes, jouée par Louis Jouvet au Théâtre des Champs-Elysées, le 3 mai 1928... 


"Juliette au pays des hommes" (1924)

Giraudoux reprend ici le sujet de "Suzanne et le Pacifique" mais en le dépouillant de toute aventure et en le réduisant pour ainsi dire à un simple schéma. Juliette est une jeune fille de province, ignorante et intuitive, ingénue et intrépide, qui vient à Paris, "au pays des hommes", parce qu'elle désire connaître le monde et la vie avant d'épouser à Aigueperse son fiancé Gérard. Mais plus encore, elle veut retrouver ou connaître les hommes qui l'ont interpellés fût-ce pour avoir simplement entendu prononcer leur nom. Son intention est "de voir, de toucher les sept ou huit existences qui eussent été, sans Gérard, ses existences possibles". Ce voyage lui confirmera qu'elle n'a rien à regretter, la vie qui l'attend est plus belle que ses rêves d'adolescente. Elle ira jusqu'à faire la connaissance de l'auteur lui-même, qui lui lit sa "Prière sur la Tour Eiffel", le morceau de bravoure de ce bref récit et qui révèle toute l'imagination subtile de l'écrivain. Au détour, lors de la visite de Juliette à l'écrivain Lemançon, Giraudoux en profite pour railler le fameux "monologue intérieur" alors mis à la mode par James Joyce avec son "Ulysse" ; "ainsi, c'était cela le Monologue intérieur! Ainsi il différait si peu des phrases que prononcent les vieillards qui parlent tout seuls..." Après quoi, convaincue, Juliette retourne à sa province. La leçon que l'on en retire est toujours la même, la vie doit être reconstruite idéalement en nous-mêmes. Quant à Giraudoux, il continuait à livrer son combat contre la montée des ténèbres, qu'il s'agisse de la fatalité tragique ou des monstres qui sommeillent en nous...

 

"Elle n’avait pas le sentiment de contempler Paris, mais d’être contemplée par lui ..."

" Le soir était venu, Juliette redescendit la colline. Peu voyageuse, elle n’avait pas le sentiment de contempler Paris, mais d’être contemplée par lui et par chacun de ses édifices. Devant chaque coupole, chaque clocher, comme devant des microscopes géants, elle se sentait traversée et jugée par un siècle, une vertu, et son squelette, et les parties stables de son âme étaient différents pour chacun de ces radiums. Même devant les monuments dont elle attendait le moins qu’ils l’intimidassent, l’institut océanographique, la Tour Eiffel, – la Tour Eiffel surtout, d’un œil qu’elle s’apprêtait à colorer pour la nuit, – Juliette sentait sa vie et ses secrets à vif. Elle essaya de jouer au plus fort. Comme l’alouette qui n’a d’autre recours que de se poser sur le canon du chasseur, elle alla se placer au centre même du Panthéon, puis devant le tombeau de Victor Hugo lui-même ; elle allia une minute, pour résister à cet examen des édifices illustres, sa jeune vie inconnue aux fantômes de tous ceux qui avaient en France répondu personnellement au Créateur, et qui allongés maintenant dans la crypte semblaient (au contraire de ceux de Saint-Denis, issus d’un seul ancêtre) les ascendants d’un monarque encore à naître. Elle erra parmi ces grandes ombres, chaque vertu et chaque talent en elle décolorés par leur formidable vertu et talent correspondants, sa pauvre sincérité  par celle de Rousseau, son petit talent d’impromptu par celui de Voltaire, son habileté à l’aquarelle par celle de Puvis, et elle se sentait un pauvre insecte translucide. Certes, elle avait conscience de posséder une vertu irréductible, qui était la vie. Mais, par modestie et par pitié, elle évitait devant les sarcophages tout geste qui eût pu la montrer trop vivante, et elle sortit du caveau à l’anglaise comme si, venue pour toujours, elle avait oublié là-haut son sac ou son mouchoir.

Elle y avait oublié le soleil, le Luxembourg. Elle s’assit dans le jardin. Chaque vivant, chaque passant redonnait à son âme l’opacité première. Elle retrouvait avec amitié ces plantes jadis indifférentes, ces arums, ces ricins, ces fuchsias rencontrés tout à l’heure à l’École normale et qui ne la transperçaient d’aucun regard, à part un camélia, – en quoi un camélia est-il un édifice ? – sur lequel elle dut poser sa main comme sur les yeux d’un curieux. Les semences jetées dans son âme par le petit préparateur germaient d’ailleurs déjà : de grands platanes avaient poussé pour elle depuis son dernier passage, des rosiers embaumés. La garde républicaine avait terminé son concert, et la foule se distribuait, selon l’effet qu’a sur elle la musique militaire, entre les statues et les eaux. Ce fut l’heure où Juliette, trompée depuis vingt ans par la manie de son oncle et qui n’imaginait plus qu’un obélisque ou une stèle fussent consacrés à d’autres qu’à des traîtres, effleurant une statue d’un regard machinal, vit un visage souriant, s’approcha pour voir l’inscription, et lut : Théodore de Banville. Ce n’était pas Iago, ce n’était pas Ganelon, c’était Théodore de Banville. Elle se leva. Elle caressa le premier visage de pierre qui personnifiait pour elle une vertu ; elle parcourut libérée ce jardin où les félons s’appelaient enfin Zénaïde Fleuriot, Ferdinand Fabre. La race des hommes de pierre était soudain régénérée. La race des hommes de chair y gagna. Chaque être vivant assis ou debout sur la terrasse parut un petit monument élevé à lui-même. Confiante à nouveau, Juliette descendit à grands pas vers la Société d’acclimatation.

 

"Quelle forme nouvelle de la vie de cette jolie fille apportait-elle ? .."

M. Guillet, le vice-président, était assis devant son courrier du soir. Les lettres étaient nombreuses, car il venait d’être guéri miraculeusement d’une péritonite et les correspondants des sociétés d’acclimatation du monde entier le félicitaient. Chacun, en cadeau de convalescence, lui annonçait sa dernière trouvaille en animaux, en insectes, ou en légumes inconnus et la lui dédiait. L’univers, en l’honneur de cette fistule, avait jusqu’à ce soir pavoisé trente-cinq nouvelles variétés d’êtres, dont douze comestibles. De chaque continent s’élevaient, à la gloire du viceprésident Guillet, une saveur nouvelle, des cris inédits. Aux îles Samoa, aiguille avalée le siècle précédent, le serpent Baya disparu des Indes depuis Dupleix était ressorti de la planète. Du flanc meurtri de M. Guillet, pour le paradis des naturalistes, avaient ainsi surgi l’Hydropotos parisiensis, le Cervus Guilleti, la Lymphea peritonitanea, et que ne surgirait-il pas, pensait mélancoliquement le convalescent, de la terre remuée au jour prochain de sa mort ! Il écrivait justement au tableau tous ces noms latins nouveaux, ces litanies qui n’avaient jamais encore été ni chantées, ni même prévues pour aucun personnage divin, quand Juliette entra avec une rose à son corsage. C’était une rose commune. M. Guillet la regarda un moment comme une rose nouvelle. Cela lui était arrivé d’ailleurs toute la journée pour les œillets, pour la salade. Quelle forme nouvelle de la vie de cette jolie fille apportait-elle ? Il vint l’écouter de tout près, comme si elle allait lâcher un écureuil. D’ailleurs il y avait des grillages aux fenêtres ouvertes, non pas que M. Guillet eût des enfants en bas âge, mais rares étaient les humains qui pénétraient dans ce local sans un petit jaguar dans un panier ou un oiseau dans leur poche. 

 

"Juliette se défiait des hommes ..."

 Juliette expliqua quel jeune homme elle recherchait, et donna les repères fournis par les deux dames, initiale du prénom R…, du nom B…, parents célèbres dans l’art d’élever les animaux bizarres. Juliette se défiait des hommes ; elle ne se sentait  pas sûre au milieu des animaux ; d’où vient qu’elle se trouvait tellement à l’aise au milieu de ces hommes voués aux animaux ? Car M. Guillet n’était pas seul. Il y avait avec lui les  trois êtres humains dont les empreintes digitales peuvent se rencontrer le plus fréquemment sur les bêtes malades, herbivores ou carnivores. Il y avait là le secrétaire de la Société de protection, du corps duquel venait de jaillir un nouveau vêtement, encore pris dans le faux col et le caleçon, un pardessus à boutons cousus à l’envers. Il y avait là M. Du Loas de Ray de Marne-Xaintrailles, ruiné mais épanoui, affamé mais gras, qui signait maintenant Duloasderay-Demarnexaintrailles, car son nom était le miroir de sa vie, qui n’avait guère été qu’une longue série d’apocopes, qui avait été la contraction misérable d’à peu près autant de beaux sentiments qu’il avait de titres ; et, à mesure, faute d’argent, de chance et d’amour, que sa loyauté fusionnait avec son goût pour la bonne chère, son courage avec le non-ressemelage de ses souliers, il laissait le nom de son aïeul Loas, ami de Blanche de Castille, se fondre avec le Ray de l’Ogre, et celui du compagnon de Jeanne d’Arc avec le Marne de Pépin. Il en était aujourd’hui à se demander s’il n’écrirait pas son nom en un unique mot, car sa vie éculée, sa misère uniforme correspondaient assez à Duloasderaydemarnexaintrailles.

Et il y avait aussi là un vieillard, qui n’avait pu se venger sur son nom des infortunes de sa vie, car il s’appelait By, auquel des malheurs particulièrement choisis, mort d’une femme adorée, mort du fils unique, avaient laissé seulement l’apparence d’un être accablé de menus et légers accidents, bousculade, tuile sur l’épaule, et que les plus épouvantables malheurs avaient seulement marqué de plâtre et de cambouis. D’une timidité telle que lorsqu’il avait demandé un numéro au téléphone, on ne le voyait plus, il s’enfuyait de honte, il devenait plusieurs heures invisible. Tels ils étaient tous quatre, qui se croyaient réunis par l’amour du canari huppé, et qu’assemblait en fait l’amour pour les trois autres, l’amour pour ce qu’il y a de plus digne dans l’humanité et de ce que la vie a traité le plus indignement. Ils s’étaient réunis aujourd’hui pour protester contre l’usage fait par les spirites des canaris huppés, race spécialement résistante, dont Eusapia et Éva comprimaient un représentant dans un recoin de leurs voiles ou de leur corps, et le délivraient, quand elles prétendaient ramener leur double astral des Indes ou de Madagascar. Béni soit le canari huppé, qui avait été prendre chacun sur le quai de l’Horloge, l’un d’eux même, M. By, bien plus près de la Seine, par ses vols jusqu’à cette salle, dernière enclave au monde du Paradis, où se continuait par des croisements entre le canari et le bouvreuil la besogne de création interrompue un samedi à minuit par Dieu. Le secrétaire prenait part à la conversation par des phrases qui n’avaient aucun rapport avec elle, mais qui cependant, mieux qu’un résumé textuel et ainsi que l’argument des chants dans les poèmes épiques, exprimaient le ton général et le niveau des âmes. C’est ainsi qu’après l’exposé de M. Du Loas contre Eusapia, il avait dit :

— Un abbé qui a beaucoup voyagé, avait-il dit, m’a dit : « La mer, c’est comme la confession, terrible ou fastidieux ! »

— Évidemment, avaient répondu ses trois amis, et c’est alors que Juliette était entrée, guidée par un canari invisible.

 

"Eux aussi, mis en confiance, lui racontèrent pourquoi ils avaient manqué leur vie..."

Je ne vous dirai pas tous les détails de la rencontre, ni comment Juliette en les quittant fut amenée à les embrasser tendrement. À leur vue, elle avait éprouvé cet accès de confiance que l’on n’a guère qu’une fois dans sa vie, et encore à l’égard de personnes peu susceptibles de se moquer des secrets ou de les trahir, l’océan, la première étoile, ou la chanson de l’oiseau dans Siegfried. Un accès de confiance tel que le secret à confier n’en a plus d’importance, cède le pas à des descriptions de meubles anciens ou à des histoires de chasse, et disparaît dans une plénitude de sympathie pour l’univers, pour les antiquaires, pour les dadas, comme le soleil d’été dans son rayonnement.

Eux aussi, mis en confiance, lui racontèrent pourquoi ils avaient manqué leur vie.

— J’ai manqué ma vie par ma faute, avoua M. By. Il m’eût suffi peut-être, pour être heureux, de consulter les statistiques. Mais, avec une femme anémique, j’ai accepté un poste dans le département où meurent le plus de pulmonaires. Avec un fils  audacieux, j’ai sollicité mon changement pour le département où l’on compte le plus d’accidents de montagne. Maintenant, enfin, par ironie j’habite la ville où il y a le plus de centenaires. Je sais tout cela depuis peu… La statistique m’a vaincu… J’ai suivi l’itinéraire Nice-Grenoble-La Ferté alors que mon bonheur exigeait Pau, Tours, et le Chemin des Dames.

— J’ai manqué ma vie, dit M. Guillet, parce que je n’ai jamais traité un seul être au monde comme il l’aurait fallu. J’ai traité par exemple les hommes comme on traite les femmes, et inversement. Je croyais les hommes sensibles, ardents, nerveux, de santé faible, je les menais à la musique, je les comblais de prévenances, de flatteries ; je croyais les femmes réservées, musculaires, non susceptibles. Je leur disais leur fait, je les réveillais tôt… De là vient que ma vie est perdue… J’ai traité les chats comme on doit traiter les chiens, j’essayais de les convaincre, je les raisonnais, et j’ai été au contraire plein de réserve et de hauteur pour des chiens qui sans nul doute m’ont adoré. J’ai fait le malheur de ma vie… Celui qui ne sait pas se conduire exactement vis-à-vis de chaque espèce est perdu. Vis-à-vis des antilopes seulement j’ai conscience d’avoir réussi. Elles me suivent, elles me lèchent. Tout cela a commencé le jour où, au lycée, j’ai embrassé le pion qui dormait. Heureux ceux qui ont embrassé la bonne !

— Dans les répertoires des vies de héros depuis saint Louis, dit à son tour M. Du Loas, je crois que les Loas, entre toutes les familles de France, revendiquent le plus fort pourcentage. Mais ils ne peuvent être que héros. Dès qu’un Loas admet un rythme moins rapide, ou une conception moins tendue de l’existence, il doit se rendre au Mont-de-Piété et donner des leçons. Seuls les héros et les saints dans ma famille ont réussi à garder leurs diamants. Seuls les Loas martyrs ont été décorés. J’ai essayé de suivre leur exemple, mais l’intensité d’honneur, de témérité, de vertu qu’il m’a fallu porter et maintenir au rouge pendant trois mois, simplement pour passer mon baccalauréat, m’a découragé pour toujours… Et vous, Monsieur le Secrétaire ?

Le secrétaire prit son temps.

— Quand meurt, dit-il enfin, quand meurt une personne aimée à laquelle vous devez une lettre, si vous êtes égoïste, vous vous en réjouissez. Si vous êtes bon, vous n’aurez de tranquillité qu’après avoir écrit cette réponse !

La phrase du secrétaire, servant, on ne sait pourquoi, de transition entre les trois discours et les désirs de Juliette, amena M. Guillet à chercher dans l’annuaire de la Société le jeune homme parfait. Deux collègues répondaient au signalement. Même âge, mêmes initiales : le fils Belvoir et le fils Blanchemarine...."

 

Prière sur la Tour Eiffel - (Chapitre VI)  " Juliette vint me voir aussi. Moi aussi elle me traita toute une matinée comme si j’étais pour elle le représentant au monde de l’inconnu. De ma pendule, de mes glaces, de mes tableaux, de ces objets qui dans une atmosphère et une camaraderie communes avaient perdu pour moi jusqu’à leur style, elle arriva à faire jaillir une sonnerie et une heure mystérieuses, des reflets et des personnages étrangement nouveaux. De ses yeux

étonnés, elle ramena chaque meuble non plus à l’antiquaire qui me l’avait vendu, cousin de Seligmann ou parent de Jonas, mais à son auteur même, élève de Jean Goujon ou de Boulle, et chacun d’eux ne fut plus qu’une ventouse posée sur un siècle ressuscité. Elle avait dans mon bureau les gestes qu’on a au sommet de la Tour Eiffel, s’accoudant à chaque console, à la cheminée comme à un balcon, avec ce petit vacillement que donne l’altitude aux voyageuses les moins sujettes au vertige...." - Ayant la connaissance de l'auteur lui-même, celui-ci lit à Juliette "cette "Prière à la Tour Eiffel" qui saura la convaincre que l'existence doit être construite en nous ...

"C’est le premier mai. Chaque mal infligé à Paris est guéri aujourd’hui par le grand spécialiste. Quand un plomb saute dans un ministère, c’est le fondateur même de l’École supérieure d’électricité qui accourt. Quand un tramway déraille, c’est l’équipe des dix premiers polytechniciens qui vient le remettre dans sa voie. Chaque bourgeois, vers midi, après ces cures merveilleuses, a le sentiment que si son bouton de pardessus sautait on alarmerait la rue de la Paix, et l’Observatoire si sa montre s’arrête. Il est gonflé de plénitude, en ce jour d’ouvriers parfaits, comme au temps, qu’il a oublié, où pour le moindre chagrin il alertait Schopenhauer, pour la moindre joie Rabelais. C’est que les grandes puissances sont seules aujourd’hui face à face avec les grands hommes, le feu en face du directeur du Creusot, le gaz du directeur du gaz, la vapeur face à face avec l’École Centrale. La journée de Paris, que trois millions d’ouvriers ont reposée, tourne sur ses huit rubis.

C’est le premier mai. C’est le jour où l’on reconnaît, à ce qu’elles restent actives, les industries qui mourront le jour de la révolution, qui sont purement bourgeoises, qui mourront bientôt. La maison Falize mourra où étincelle aujourd’hui l’épée de Forain avec la garde de faisceaux de pinceaux, et la coquille en palette d’or. La pharmacie Roberts mourra, avec ses médicaments contre l’abus du bourgogne, différents selon le cru et l’année. Paris est un étang vidé ; de magnifiques étrangers, de superbes hommes d’État, des Rothschild, sautent dans les flaques ou reluisent. Le Panthéon est isolé des autres édifices par l’armée en costume, et ne reçoit que les grands hommes vivants qu’il pourra plus tard recevoir morts. C’est le seul jour où l’on entende en France le burin des graveurs gratter, la plume des écrivains grincer. Tout le vacarme est fait par les métiers libéraux. Le médecin de l’usine est plus bruyant aujourd’hui que l’usine elle-même. On percevrait presque plus le grincement du soleil que celui de la terre… Le soleil est radieux d’ailleurs… Un bourgeois a dû l’appeler pour quelque panaris ou quelque géranium débile. Le ciel est tout bleu, les hirondelles volent, et là-haut aussi, plus haut qu’elles, deux ou trois hommes se maintiennent dans l’air sur des machines, grâce à un truc.

Il en est toujours ainsi, et réciproquement : l’inclination que je nourris depuis ce matin pour les hommes n’a d’autres résultats que de me faire obéir aux éléments. Le moindre vent me dirige. Au lieu de remonter la Seine j’ai suivi son courant. Des patrouilles escortaient ce poète qui allait au travail, – et voici la tour Eiffel ! Mon Dieu, quelle confiance il possédait en la gravitation universelle, son ingénieur ! Sainte Vierge, si un quart de seconde l’hypothèse de la loi de la pesanteur était controuvée, quel magnifique décombre ! Voilà ce qu’on élève avec des hypothèses ! Voilà réalisée en fer la corde que lance au ciel le fakir et à laquelle il invite ses amis à grimper… 

J’ai connu Eiffel, je grimpe… Mon Dieu, qu’elle est belle, vue de la cage du départ, avec sa large baguette cousue jusqu’au deuxième, comme à une superbe chaussette ! Mais elle n’est pas un édifice, elle est une voiture, un navire. Elle est vieille et réparée comme un bateau de son âge, de mon âge aussi, car je suis né le mois où elle sortit de terre. Elle a l’âge où l’on aime sentir grimper sur soi des enfants et des Américaines. Elle à l’âge où le cœur aime se munir de T.S.F. et de concerts à son sommet. Tout ce que j’aime dans les transatlantiques je l’y retrouve. Des parfums incompréhensibles, déposés dans un losange d’acier par un seul passant, et aussi fixes dans leur altitude qu’un cercueil dans la mer tenu par son boulet ; mais surtout des noms de Syriens, de Colombiens, d’Australiens, gravés non sur les bastingages mais sur toutes les vitres, car la matière la plus sensible de cette tour et la plus malléable est le verre. Pas un visiteur étranger qui ne soit monté là avec un diamant… On nous change à chaque instant d’ascenseur pour dérouter je ne sais quelle poursuite, et certains voyageurs, débarrassés de leurs noms et prénoms dès le second étage, errent au troisième les yeux vagues, à la recherche d’un pseudonyme ou d’un parrain idéal.

On donne un quart d’heure d’arrêt sur cette plate-forme.

Mais, pour ces quinze minutes d’isolement, Eiffel assembla tout ce qui suffit pour onze mois aux passagers du bateau qui fait le tour du monde, dix jeux de tonneau, dix oracles automatiques,

des oiseaux mécaniques par douzaines, et le coiffeur. Chaque exposition a laissé si haut son alluvion, un peu d’alluvion universelle. Celle de 1889, des appareils stéréoscopes où l’on voit les négresses de chaque peuplade du Congo écarter les yeux et les seins devant un spectacle prodigieux qui ne peut être, tant leurs surprises sont semblables, que l’aspect du photographe.

Celle de 1900 des mots russes. Moscou, Cronstadt sont montées elles aussi graver leur nom… Mais que le musée Galliera est beau d’ici ! Comme ces disputes que mènent en bas Notre-Dame et le Sacré-Cœur, le Panthéon et la gare de Lyon, on voit d’ici qu’elles sont truquées pour amuser un peu les hommes et qu’il n’y a, au contraire, entre tous ces édifices qu’accord et que consentement. Désaxés aujourd’hui par un aimant qui est sans doute l’amitié, c’est tout juste si le pont Alexandre et le pont de la Concorde ne se rapprochent et ne s’accolent pas. Comme d’ici les lois de l’univers reprennent leur valeur ! Comme les savants ont tort, qui disent l’humanité vouée à la mort, un sexe peu à peu prédominant, et comme au contraire ils apparaissent distribués dans les rues, les voitures et aux fenêtres en nombre égal, ces hommes et ces femmes, qui, la journée finie, se retirent pour engendrer et concevoir, grâce à un stratagème.

Que l’on travaille en ce premier mai sur ce faîte ! Un radio envoie vers quatre continents, à travers moi, les nouvelles de Paris. Sur une carte je vois délimité son domaine, si net que par le bottin étranger je peux connaître le nom du dernier épicier brésilien, du dernier rentier de Samarkand effleuré par ses ondes. Tout un orchestre joue aussi pour l’univers, satisfait du seul applaudissement du gardien. Seuls les hommes de lettres ici sont sans voix. Bénie soit l’institutrice qui, lorsque j’eus cinq ans, me montrant le plus beau livre d’images et me bâillonnant hermétiquement de sa main, m’apprit à penser sans avoir à pousser des cris, en deux leçons d’une heure !

Ainsi, j’ai sous les yeux les cinq mille hectares du monde où il a été le plus pensé, le plus parlé, le plus écrit. Le carrefour de la planète qui a été le plus libre, le plus élégant, le moins hypocrite. Cet air léger, ce vide au-dessous de moi, ce sont les stratifications, combien accumulées, de l’esprit, du raisonnement, du goût. Ainsi tous ces amoindrissements et mutilations qu’ont subis les hommes, il y a plus de chance, ici plus que partout ailleurs, y compris Babylone et Athènes, pour que les aient valus la lutte avec la laideur, la tyrannie et la matière. Tous les accidents du travail sont ici des accidents de la pensée. Il y a plus de chance qu’ailleurs pour que les dos courbés, les rides de ces bourgeois et de ces artisans aient été gagnés à la lecture, à l’impression, à la reliure de Descartes et de Pascal. Pour que ces lorgnons sur ce nez aient été rendus nécessaires par Commines et par Froissart. Pour que cette faiblesse des paupières ait été gagnée à la copie du manuel héraldique, ou dans un atelier, parce que des gens n’ont pas voulu transiger avec certain chrome ou certain écarlate. Pour que ce manchot ait eu le doigt, puis la main, puis l’autre main coupés en retenant près du radium la barque (si vous voulez et si vous avez saisi l’allusion à ce combat de Salamine) de nos maux. Voilà l’hectare où la contemplation de Watteau a causé le plus de pattes-d’oie. Voilà l’hectare où les courses pour porter à la poste Corneille, Racine et Hugo ont donné le plus de varices. Voilà la maison où habite l’ouvrier qui se cassa la jambe en réparant la plaque de Danton. Voilà, au coin du quai Voltaire, le centiare où il fut gagné le plus de gravelle à combattre le despotisme. Voilà le décimètre carré où, le jour de sa mort, coula le sang de Molière. Il se trouve qu’en ce jour de grève où les métiers passent pour chômer dans Paris, où les ouvriers, croyant aller contre leur nature et obéissant seulement à l’habitude ancestrale, ont regagné la campagne, Paris exerce le pur métier de Paris ; et Notre-Dame et le Louvre et tous ses monuments sont aujourd’hui aussi opaques et immobiles que la roue de l’hélice tournant à mille tours…

Mais que vois-je ?

 J’ai pu soutenir des maux apprêtés pour des générations de héros et de géants, la guerre, la peste, le naufrage, avec rien autre chose qu’un courage bourgeois. Fils des citoyens de Louis Philippe, je n’ai pas été inégal aux fléaux d’Attila. Mais tout ce que je croyais en moi digne des grandes époques, cet épanouissement quattrocentiste en moi de l’espoir, ce débordement ronsardien en moi de l’amour, chaque année, en face du printemps, ne me fournit que des armes piteuses. Le moindre bourgeon remporte sur moi la victoire. Je suis inférieur à la moindre cascade. Or, soudain, je vois le printemps entourer Paris. Par les brèches des murailles et par les avenues, il se pousse jusqu’à la Seine et seuls les ponts sont encore sans feuillage. En ce jour de repos le vent dans le bois de Boulogne n’est plus qu’un mouvement de croissance. Le printemps, le Bois, croissent comme une mer. Sur la banlieue ressuscitée, lacs, bassins et réservoirs reprennent leur orient. De chacun des sept cimetières, entre les verdures neuves, n’émerge plus qu’un seul monument. Paris n’avoue aujourd’hui que sept morts, et de belles files bleues de fantassins transparaissent sous les rues en veines royales… "


LA GUERRE DE TROIE N'AURA PAS LIEU (1935)

Giraudoux est tout entier dans ce titre, avec sa fantaisie qui semble remettre en question, sur un ton de souriante désinvolture, l'existence même des faits historiques, avec sa foi en l'homme, qui lui fait supposer que la lucidité humaine peut s'opposer victorieusement à la fatalité de l'événement. Il a situé de façon originale et subtile l'action de sa pièce, avant le début du légendaire conflit dont l'Iliade d'Homère retraçait un épisode essentiel : Hector, soutenu par sa femme Andromaque, s'efforce de sauver la paix menacée par le scandale national de l'enlèvement d'Hélène. Il espère la remettre aux mains d'Ulysse, venu la réclamer à la tête d'une flotte grecque. Les deux chefs, hommes de bonne volonté et de grande lucidité, sont face à face (II, 13).

L'intérêt dramatique se confond, ici, avec l'approche d'un destin inéluctable à laquelle l'imminence de la guerre franco-allemande ajoutait alors une terrible actualité. L'art de Giraudoux, qui sait montrer à côté des palais majestueux, la terrasse à l'angle du jardin, les hommes en conversation familière, les pétales des magnolias tombant sur leurs épaules, a une valeur d'incantation. Enfin, cette philosophie sensible qui attache tant de prix aux êtres et aux choses, qui "pèse l'homme jeune", "l'enfant à naître", "les chênes phrygiens feuillus et trapus, épars sur les collines avec les bœufs frisés", n'a jamais été si délicatement exprimée, si touchante qu'en l'évocation de ce crépuscule radieux qu'embraseront bientôt les flammes des incendies et les hurlements des victimes....

 

Hector. - Et voilà le vrai combat, Ulysse?

Ulysse. - Le combat d'où sortira ou ne sortira pas la guerre, oui.

Hector. - Elle en sortira? 

Ulysse. - Nous allons le savoir dans cinq minutes.

Hector. - Si c'est un combat de paroles, mes chances sont faibles.

Ulysse. - Je crois que cela sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l'air d'être chacun sur le plateau d'une balance. Le poids parlera...

.Hector. - Mon poids? Ce que je pèse, Ulysse? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, l'élan vers ce qui est juste et naturel.

Ulysse. - Je pèse l'homme adulte, la femme de trente ans, le fils que je mesure chaque mois avec des encoches contre le chambranle du palais... Mon beau-père prétend que j'abîme la menuiserie... Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie.

Hector. - Je pèse la chasse, le courage, la fidélité, l'amour.

Ulysse. - Je pèse la circonspection devant les dieux, les hommes et les choses.

Hector. - Je pèse le chêne phrygien, tous les chênes phrygiens feuillus et trapus, épars sur nos collines avec nos bœufs frisés.

Ulysse. - Je pèse l'olivier.

Hector. - Je pèse le faucon, je regarde le soleil en face.

Ulysse. - Je pèse la chouette.

Hector. - Je pèse tout un peuple de paysans débonnaires, d'artisans laborieux, de milliers de

charrues, de métiers à tisser, de forges et d'enclumes... Oh! pourquoi, devant vous, tous ces

poids me paraissent-ils tout à coup si légers?

Ulysse. - Je pèse ce que pèse cet air incorruptible et impitoyable sur la côte et sur l'archipel.

Hector. - Pourquoi continuer? La balance s 'incline.

Ulysse. - De mon côté?... Oui, je le crois.

Hector. - Et vous voulez la guerre?

Ulysse. - Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle.

Hector. - Nos peuples nous ont délégués tous deux ici pour la conjurer. Notre seule réunion signifie que rien n'est perdu...

Ulysse. - Vous êtes jeune, Hector!... A la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d 'un lac, dans l'angle d'un jardin. Et ils conviennent que la guerre est le pire fléau du monde, et tous deux, à suivre du regard ces reflets et ces rides sur les eaux, à recevoir sur l'épaule ces pétales de magnolias, ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s'étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans le visage d'en face aucun trait qui justifie la haine, aucun trait qui n'appelle l'amour humain, et rien d'incompatible non plus dans leurs langages, dans leur façon de se gratter le nez ou de boire. Et ils sont vraiment comblés de paix, de désirs de paix. Et ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire... Et le lendemain, pourtant, éclate la guerre... Ainsi, nous sommes tous deux maintenant. Nos peuples autour de l'entretien se taisent et s'écartent, mais ce n'est pas qu'ils attendent de nous une victoire sur l'inéluctable. C'est seulement qu'ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu'ils nous ont isolés, pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d 'ennemis. Goûtons-la. C 'est un plat de riches. Savourons-la... Mais c'est tout. Le privilège des grands, c'est de voir les catastrophes d'une terrasse.

Hector. - C'est une conversation d'ennemis que nous avons là?

Ulysse. - C'est un duo avant l'orchestre. C'est le duo des récitants avant la guerre. Parce que nous avons été créés sensés, justes et courtois, nous nous parlons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps après, en anciens combattants. Nous nous réconcilions avant la lutte même, c'est toujours cela. Peut-être, d'ailleurs, avons-nous tort. Si l'un de nous doit un jour tuer l'autre et arracher, pour reconnaître sa victime, la visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu'il ne lui donnât pas un visage de frère... Mais l'univers le sait, nous allons nous battre. 

Hector. - L'univers peut se tromper. C'est à cela qu'on reconnaît l'erreur. Elle est universelle. 

Ulysse. - Espérons-le. Mais quand le destin, depuis des années, a surélevé deux peuples, quand il leur a ouvert le même avenir d'invention et d 'omnipotence, quand il a fait de chacun, comme nous l'étions tout à l'heure sur la bascule, un poids précieux et différent pour peser le plaisir, la conscience et jusqu'à la nature, quand, par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances, quand il leur a fait inventer le toit en charpente troyen et la voûte thébaine, le rouge phrygien et l'indigo grec, l'univers sait bien qu'il n'entend pas préparer ainsi aux hommes deux chemins de couleur et d'épanouissement, mais se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaines qui, seules, rassurent les dieux. C'est de la petite politique, j'en conviens. Mais nous sommes chefs d'État, nous pouvons bien entre nous deux le dire : c'est couramment celle du Destin.

Hector. - Et c'est Troie, et c'est la Grèce qu'il a choisies cette fois? 

Ulysse. - Ce matin, j'en doutais encore. J'ai  posé le pied sur votre estacade et j'en suis sûr. 

Hector. - Vous vous êtes senti sur un sol ennemi?

Ulysse. - Pourquoi toujours revenir à ce mot ennemi! Faut-il vous le redire? Ce ne sont pas les ennemis naturels qui se battent. Il est des peuples que tout désigne pour une guerre, leur peau, leur langue et leur odeur, ils se jalousent, ils se haïssent, ils ne peuvent pas se sentir... Ceux-là ne se battent jamais. Ceux qui se battent, ce sont ceux que le sort a lustrés et préparés pour une même guerre : ce sont les adversaires.

Hector. - Et nous sommes prêts pour la guerre grecque? 

Ulysse. - A un point incroyable. Comme la nature munit les insectes dont elle prévoit la lutte, de faiblesses et d'armes qui se correspondent, à distance, sans que nous nous connaissions, sans que nous nous en doutions, nous nous sommes élevés tous deux au niveau de notre guerre. Tout correspond de nos armes et de nos habitudes, comme des roues à pignon. Et le regard de vos femmes, et le teint de vos filles sont les seuls qui ne suscitent en nous ni la brutalité, ni le désir, mais cette angoisse du cœur et de la joie qui est l'horizon de la guerre. Frontons et leurs soutaches d'ombre et de feu, hennissements des chevaux, péplums disparaissant à l'angle d'une colonnade, le sort a tout passé chez vous à cette couleur d'orage qui m'impose, pour la première fois, le relief de l'avenir. Il n'y a rien à faire. Vous êtes dans la lumière de la guerre grecque.

Hector. - Et c'est ce que pensent aussi les autres Grecs?

Ulysse. - Ce qu'ils pensent n 'est pas plus rassurant. Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu'ils sont à l'étroit sur du roc. L'or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu'il n'oublie pas. Il n 'est pas très prudent d 'avoir des dieux et des légumes trop dorés.

Hector. - Voilà enfin une parole franche... La Grèce en nous s'est choisi une proie. Pourquoi alors une déclaration de guerre? Il était plus simple de profiter de mon absence pour bondir sur Troie. Vous l'auriez eue sans coup férir.

Ulysse. - Il est une espèce de consentement à la guerre que donnent seulement  l'atmosphère, l'acoustique et l'humeur du monde. Il serait dément d'entreprendre une guerre sans l'avoir. Nous ne l'avions pas. 

Hector. - Vous l'avez maintenant !

Ulysse. - Je crois que nous l'avons.


"L'œuvre que j'avais rêvé de construire, je n'en aperçus les grandes lignes que beaucoup plus tard, comme il se devait, je veux dire la chose faite. Je n'étais pas dans mon propre secret, heureusement. Je ne savais pas où j'allais. Je ne savais guère ce que je faisais. Quelqu'un sans doute me tenait la main. Le voyageur qui chemine de nuit sur une montagne, à mesure que le jour approche, aperçoit un arbre, puis un autre, une maison, un clocher qui sortent du brouillard comme d'une gangue ouatée; enfin l'horizon se fend et se dessine, partageant le ciel et la terre, et quand le soleil luit, se dissipe la dernière ombre. Mais sans doute, ce monde que j'ai construit, j'avais dû l'imaginer d'avance, l'appeler au moins de mes vœux, je ne pouvais pas ne pas me l'être de loin représenté, comme une Écriture Sainte et une église, comme une cathédrale et une parabole où je logerais Dieu et mon âme et tous les miens et les étrangers. Et peu importait que "ce monde" eût la moindre existence, la moindre valeur pour les autres : il devait n'être qu'à mon usage, valable d'abord pour moi seul, seulement pris à ma taille.

Les plans de cette demeure préexistaient sans doute quelque part : il s'agissait d'en dégager à la longue la perspective, de faire surgir l'un après l'autre de la masse un peu confuse maints détails particuliers et pittoresques, de mettre en relief, parmi le foisonnement des êtres qui en peuplaient les carrefours, les figures maîtresses qui l'orneraient de leur majesté ou de leur grâce, en se gardant d'y ajouter quoi que ce fût d'artificiel, sans rien oublier, c'est-à-dire qu'il n'était question toujours pour moi que de connaître l'Éternel et de me situer en face de Lui dans l'espace et le temps, de reconnaître mes limites et, s'il était possible, de les étendre en profondeur, en hauteur, en largeur, sans laisser d'atteindre par surprise, à force de curiosité, par intuition de deviner à de certains symptômes dont j'établirais l'échelle graduée, le mystère aussi des âmes des autres, en quoi toutes se ressemblent et chacune diffère, se distingue, et de les installer à leur place respective dans le concert. "La mesure ineffable" de mon âme découverte, je n'avais qu'à recourir à elle pour les connaître toutes..." (Marcel Jouhandeau, Essai sur moi-même (1946).


Marcel Jouhandeau (1888-1979)

"Contre la vie intérieure et indépendante qui seule m'intéresse, les portes de l'Enfer, et à plus forte raison l'imbécillité humaine, de quelque nom qu'elle se couvre, ne prévalent pas." - Marcel Jouhandeau, nous dit-on, a passé une jeunesse à Paris studieuse et réfléchie à Guéret, où ses parents étaient commerçants, un Guéret qu'il devait, "quitte à voir s'en assombrir le ciel", dépeindre sans indulgence sous le nom de "Chaminadour". En 1912, il fait ses débuts de professeur au Collège Saint-Jean de Passy, pour y enseigner le latin et le français durant trente-sept années, sans autre interruption que la guerre de 1914. Un jour de juillet 1920, un rendez-vous chez Gallimard lui vaut la publication, dans la Nouvelle Revue française, de sa première œuvre imprimée: "Les Pincengrain" (1924). Le voici livrant, sous son vrai nom, une famille de Guéret aux commentaires de la petite ville de la Creuse, la boutique de l'épicier, du boucher, les crimes et les mariages, le vice et la vertu. En 1927 paraîtra "Prudence Hautechaume", c'est l'histoire des familles qui m'attire, déclare-t-il et pour cela n'hésite pas à puiser continûment à ces deux sources intarissables que sont la chronique locale et le parti pris d'une sincérité impitoyable, il y révèle toute la noirceur de la perversité humaine, de la stupidité et de la méchanceté. Aux scènes de la vie provinciale succède, avec la création de Monsieur GODEAU, ses confidences personnelles, un véritable double de l'auteur (Monsieur Godeau intime, 1926). Dès lors l'écriture et la vie deviennent indissociables, tant l'homme que l'écrivain sont constamment aux aguets de lui-même et d'autrui, ce seront plus de trente années d'une oeuvre ininterrompue dont une part imposante est celle d'un moraliste du quotidien "ne révélant pas le Néant, mais l'Enfer - c'est-à-dire le risque de la vie" (Astaroth, 1929, Algèbre des valeurs morales, 1935, Éléments pour une éthique, Éloge de la volupté, De l'abjection). Marié en 1929, pour échapper à un certain ordre de tentations, le romancier ne craindra pas de décrire sa propre vie de ménage auprès de celle qu'il nomme ÉLISE. En 1933 paraît "M. Godeau marié"; en 1938 "Chroniques maritales" ; en 1948 "Scènes de la vie conjugale". Tout en poursuivant régulièrement, avec "Chaminadour" (1934-1941), "Images de Paris" (1934 et 1956), "Portraits de famille", "Carnets du Professeur", etc., des chemins sans concession divers, et parfois interdits (Contes d'Enfer, 1955, Journaliers, 1961, La Possession, 1963, Chronique d'une passion, 1964, Lettres d'une mère à son fils, 1971), mais toujours et encore une lucidité étrangère à toute morale au sens banal du terme (Essai sur moi-même, 1946, traité De la Grandeur, 1952).

 

"Scènes familières, faits divers cocasses, vulgaires ou tragiques, paroles entendues, gestes surpris : les remarques sur I'homme sont toujours rattachées à une occasion concrète, ce sont des choses vues. Mais ces choses vues ne sont notées que parce qu'elles enrichissent notre connaissance de I'homme, écrit Gaëtan Picon (Gallimard, 1960). Jouhandeau ne se laisse guère aller au plaisir de narrer pour narrer, il ne perd pas son temps à organiser une intrigue, il ne fait pas appel à l'imaginaire. Toujours pressé d'arriver à une conclusion, avide de saisir les mots, les gestes éclairants, il les rejette dès qu'il a vu à leur lumière fulgurer le profil humain. A égale distance de la maxime abstraite et du récit, I'œuvre forme une vaste, monotone, souvent prolixe, parfois géniale rencontre avec I'homme.

Un réaliste satirique et cruel, fixant sur chaque page un ridicule ou un vice comme un entomologiste pique un insecte, attentif au côté baroque de la vie, mais le saisissant en plein quotidien ; un style dur et sec, précis comme un dessin appliqué à fouiller son modèle dans ses moindres replis :ces qualités de clairvoyance, de précision et d'exactitude, ce pinceau minutieux de Téniers psychologue - Jouhandeau peut bien les détourner des passions et des réalités communes sans en changer la nature pour autant. Chaminadour peut devenir Sodome, et cesser d'être n'importe quel chef-lieu provincial : dans la représentation de l'exceptionnel, de la perversité, du vice, nous voyons triompher les mêmes qualités d'observation, le même génie réaliste.

Mais ce n'est là qu'une apparence: ou plutôt le réalisme des moyens, chez Jouhandeau, ne cesse jamais d'être au service d'une vision mystique. Que Chaminadour soit Sodome ou Guéret, elle n'est jamais seulement une ville terrestre : et Jouhandeau, s'il est toujours un descriptif, I'est de ses propres visions. C'est un monde transfiguré, touché d'une lumière surnaturelle, que nous imposent peu à peu tous ces coups de pinceau, ou plutôt tous ces coups de crayon (Jouhandeau n'utilise pas la couleur) appliqués à saisir avec fidélité une réalité observable.

Cet univers de petite province et de petites gens tout occupés à leurs querelles de ménage et de commerce, cancaniers et rancuniers, possède une étrange grandeur. Chaque être, chaque lieu, chaque action est la correspondance d'une réalité mystique : d'où I'auréole qui l'entoure. Les personnages de Jouhandeau sont toujours comme revêtus d'habits sacerdotaux: chacun de leurs gestes est rite et prend place dans un cérémonial éternel. Celui de l'assassin, de l'adultère, du sodomite non moins que celui du prêtre élevant l'hostie : tout est sacré sur cette terre où s'affrontent le Ciel et l'Enfer. De même que Chaminadour est le lieu "où passe l'échelle de Jacob, en Enfer implantée et s'élevant d'astre en astre jusqu'à l'Eternel ", l'univers de Jouhandeau est une hiérarchie symbolique où chaque chose est à la place qu'elle doit occuper de toute éternité, dans une création qui va du diable à Dieu, du démon à l'ange. D'où les comparaisons constantes avec la liturgie, le mélange du vocabulaire profane et du vocabulaire sacré. Survolé par les ailes croisées des anges et des diables, dominé par le signe de la croix et la vision de l'enfer, le monde baigne dans une réalité surnaturelle.

Peinture complaisante et confession orgueilleuse du vice, cette œuvre n'abandonne pas l'homme à lui-même, puisqu'elle ne perd jamais de vue sa relation avec le surnaturel. Le vice n'est pas un caractère de la faune humaine que l'observateur pourrait enregistrer avec une curiosité indifférente ou résignée. ll est à la fois objet d'orgueil et de honte, de prédilection et de torture, ivresse et supplice. Satan est sacré, aussi bien que Dieu. «Ce n'est qu'emporté par la Vertu ou le Péché au-dessus et au-dessous, en deçà ou au-delà de soi, qu'on aperçoit le Surnaturel», écrit Jouhandeau dans De l'Abjection (1939). Le péché ne fait que confirmer notre essence surnaturelle : la main de Satan témoigne comme la main de Dieu que nous ne sommes pas seuls avec nous-mêmes, que nous sommes en présence d'un appel et d'une tentation infinis ..."

 

"Les Pincengrain" (1924)

Recueil de récits et nouvelles, dont "Mademoiselle Zéline ou Bonheur de Dieu à l'usage d'une vieille demoiselle", "Mélanie Lenoir ou Comme on fait son lit on se couche", - qui nous conte comment une sainte mourut dans une maison de tolérance -, "Clodomir assassin", "Madame Quinte ou la Chèvre d`ivoire", "Vieille Françoise ou la Conquête de l'honorabilité", "Noémie Bodeau ou la Morte maquillée", "Paul Kraquelin ou la Chambre sans fenêtre". Mais surtout c'est ici qu'apparaissent le ménage Pincengrain, qui tient une petite épicerie de Chaminadour, et les quatre enfants les entourent, Robert, Véronique, Eliane et Prisca. M. Pincengrain, candidat à la mairie, va tromper sa femme et l'entraînait vers la ruine, dispersant la famille, le petit Robert meurt et les trois jeunes filles et leur mère se retrouvent à Paris. Prisca, la plus gaie, se marie au pâle et laid Godichon. C'est à l'occasion de cette union que M. Godeau fait son entrée chez les Pincengrain, un M. Godeau encore ému par le ciel bien qu'il ne croie plus. Peu à peu, sous l'influence de ces demoiselles, M. Godeau revient vers Dieu et tente de convertir Godichon. Mais c'est au cours de l'un de ses sermons que meurt le pauvre Godichon. Éliane se propose d'entrer en religion. Mme Pincengrain meurt. Véronique reste seule au côté de M. Godeau, - "Il y a encore le Dieu de Godeau". 

 

"Monsieur Godeau intime" (1926)

M. Godeau, c`est l'auteur, avec ses vices et ses vertus, sa folie de Dieu, son orgueil, et l`itinéraire retracé dans cet ouvrage est celui-là même emprunté par Jouhandeau parmi ses personnages familiers. Trois étapes dans ce livre, chacune consacrée à l`objet de fascination du moment..

La première partie, c'est Bouche d`Ivoire, le jeune frère de la danseuse Rose, qui va entraîner M. Godeau sur le chemin de l`enfer. Un M. Godeau qui semble pourtant protégé, parfaitement entouré des trois grâces, les sœurs Pincengrain, Prisca, l'aimante Véronique et Eliane la religieuse. Ce que lui donnent ces trois sœurs, c'est Dieu, mais dans le vestibule de l`enfer. ce bar que hante chaque nuit M. Godeau, c`est Satan qui vient à lui. Il y aura bien sûr un scandale et seule Véronique pourra l`effacer. M. Godeau se résout à devenir honnête homme, à passer par le juste milieu; il acceptera du bien ce qu'il en peut supporter; du mal ce qu'il n`en peut éviter; il résistera au désir de faire le bien comme au désir de faire le mal. Tant d`innocence précipitera M. Godeau vers le suicide. mais Véronique l'arrachera à la mort comme elle l'a arraché au scandale. Dieu le suit partout...

La seconde partie est consacrée à la conquête de soi. sous l`égide de Véronique. M. Godeau est agoraphobe : empli d'orgueil et de mépris, il s`isole, au-dessus des hommes. Mais voici que M. Godeau découvre son âme. ses châteaux et le mirage de Dieu; voici que M. Godeau découvre son corps dans l'émerveillement des réveils; voici que M. Godeau retrouve la nature. Véronique le rejoint à sa campagne; Véronique, cet ibis à qui manque le Nil, cette "demoiselle de Numidie"; elle s'applique à gagner le monde de M. Godeau ; c`est que son amitié est amoureuse. Tant de constance précipitera M. Godeau à nouveau vers le fond de l`enfer ; le voici qui tombe en léthargie et rêve d'apocalypse ...

Troisième partie, cinq ans plus tard, cette fois-ci sous le regard d'Eliane. M. Godeau se réveille. seul. ll court vers Véronique pour la retrouver mariée; il erre sur la montagne, à nouveau en quête de Dieu ; il retrouve l'Eglise et se réveille un beau matin avec la main gauche marquée de lèpre. La maladie le gagne tout entier et Véronique revient à son chevet; il s`amenuise. il meurt : "Eternellement jeune sous un voile de plaies vives, il luisait au fond de sa nuit comme la Sainte-Face elle-même dont elle n`était plus que le reflet."

 

"Monsieur Godeau marié" (1933)

En 1929, Marcel Jouhandeau a épousé Elisabeth Toulemon, la danseuse Caryathis, un nouveau personnage est venu s`adjoindre à tous ceux qui l'entouraient. M. Godeau est fiancé ; M. Godeau est marié. Elise? "Cette femme opère en moi un sacrement, le dépouillement de tout ce qui est moi", "grâce au' sortilège de cette prison, mon esprit a conquis allégeance de tous mes péchés". Elise est dure et insensible, avare et tyrannique, d`un égoïsme quasi "irréductible à l'amour", gloutonne et cynique. Dans cet ouragan, M. Godeau retrouve son vice , - "à force de vouloir perdre ses habitudes, on les garde" -, mais se refusant au péché, M. Godeau accueille les démons, devient lui-même fantôme. Elise? "Mes anges dévorent tes démons. Je suis ta sauvegarde; je te garderai jusqu`à la fin." Les fossés vont se creusant. Un rêve vient éclairer M. Godeau : "J`ai plus besoin de l'Eternel que de la beauté, mais la beauté est en moi l`objet - la distraction de l`Eternel." Voici venir l'indifférence. Elise tente d`obtenir la séparation de corps après celle des biens. Les voici séparés pour un temps. mais M. Godeau pardonne, retrouve Véronique,  mais tout se terminera par le triomphe d'Elise. Le mariage débarrasse son vice "de tout son contenu sensuel". Mais rien en fait ne se termine pour autant : dans les "Chroniques maritales" (1938), les "Nouvelles Chroniques maritales" (1938), le pauvre mari d'Elise recense et ressasse l'horreur de sa vie, contradictoire, paradoxale, auprès de l'enchanteresse et son bourreau. Puis les "Scènes de la vie conjugale", neuf volumes, une somme, de "Ménagerie domestique" (1948) à "L'Eternel Procès" (1959), un couple qui ne cesse de se dépeindre dans une vérité tantôt misérable et déplaisante, tantôt quasi grandiose et bouleversante....

 

"Madame semble se réveiller en bonne forme. Va-t-elle sourire à i'existence, à la pie, au chien, au chat, à Céline, à moi qui l'entourons?

C'est non.

Comme le présente le thé, elle examine de près la tasse qu'elle soupçonne de n'avoir pas été ébouillantée et l'infusion d'avoir été faite de poussière, au lieu de fleurs.

J'essaie de parler.

Pas de réponse.

Madame a déjà pris un livre en mains et s'y plonge. C'est sa manière à elle de vous donner congé.

Le matin, quand il m'arrive de la réveiller, il me semble assister au commencement du monde. L'Éternel ne savait sans doute pas ce qu'ii faisait, mais moi?

Plus tard, quand elle vient de se lever, je I' observe toute nue devant sa coiffeuse, avant la toilette. Elie jette aussitôt sur elle-même un de ces regards qui la mesurent, la pèsent avec autant de précision qu'une balance et, selon qu'elle s'est trouvée amincie ou épaissie, elle relève sur moi un œil de bonne ou de mauvaise humeur qui fixe le climat de la journée.

La nuit, quand déjà je travaille au pied de son lit ou ailleurs dans la maison, je l'entends se lever, comme un orage qui passe, traverse mon ciel, éclaire, tonne et se rendort.

Élise se réveille en grognant pour donner aussitôt des ordres secs.

A moi : "Mon thé."

A Céline : «"Mon téléphone, mon carnet d'adresses."

Sa première pensée est pour son contrôleur, sa banque, ses locataires, ses assurances dont l'une porte le nom du «Soleil».

C'est son soleil.

- As-tu de la monnaie? Prête-moi cent francs. Allô, Cellier l » C'est le nom du plombier.

Voilà ce que ]'entends jusqu'à midi.

Belle société pour une âme et si je hasarde une réflexion, l'écho me répond :

- Ta gueule !

........................

Après diner, il est plus de dix heures, elle s'installe sur la terrasse avec une brassée de linge. Sans compter que pour se retirer dans sa chambre elle devra traverser la pièce où j'ai l'intention de dormir, cette présence active, le glissement du fer, la lumière qui donne sur mon lit, tout conspire à éloigner de moi le sommeil. Si je lisais? Comment le faire? Pour s'éclairer, Madame s'est emparée de ma lampe de chevet. Après m'être, en maugréant, cent fois retourné sur ma couche, ni une ni deux, je me précipite et ramène à l'intérieur le phare, sûr que, réduite à l'obscurité, elle capitulera. Pas question. Élise poursuit sa tâche au clair de lune ou au son du doigt et ne quittera la place qu'après minuit.

En la compagnie de Plutarque, peu m'importait.

Élise, hier soir, après avoir lavé son linge dans la baignoire, en sacrant, a fini par casser sa glace à trois faces dans un geste violent, exaspérée, je gage, par mon calme qu'elle n'avait réussi ni à imiter, ni à respecter, ni à entamer.

Elle atteint dans le genre "affairement ménager" ce qui se fait de mieux. Inutile de lui résister ni de chercher à la convaincre, à mesure qu'elle multiplie autour d'elle exigences et difficultés. Elle ne supporte pas qu'on la limite.

Rien de lassant comme de partager la vie d'une femme que la poussière et la crasse fascinent exclusivement à en être possédée, sans exorcisme efficace que son courage inlassable; elle ne sort pas une seconde de son cercle de purifications et de tortures, escortée de toutes sortes d'engins qui la suivent dans une ronde infernale et perpétuelle. De mon coin, je la regarde passer à cheval sur son balai mécanique, comme les sorcières au sabbat. Croit-on qu'elle va s'arrêter, elle repart, jusqu'à ce qu'elle tombe dans le lit que sa fureur mal éteinte fait trembler.

Élise et Yvonne se promènent dans le jardin.

J'apparais.

Élise, avec une sorte de bonhomie tendre et comme une larme dans la voix : "Je vous annonce mon barbu, mon homme des bois."

Depuis deux jours, je ne me rasais plus, n'interrompant même pas mon travail pour faire ma toilette.

De me tourner alors vers notre amie : "Croyez bien que je me sacrifie, pour lui plaire. On ne m'aime que négligé, un peu sordide."

Élise. - Oui, quand il sent un peu le lard. Tenez, ma chère, embrassez-le, je vous le permets.

Ce qui plaît surtout à Élise, c'est de m'humilier. Le mépris qu'elle me prodigue ne l'enchante que parce qu'on me respecte, elle exceptée. Peut-être y eut-il dans son attitude à mon égard, dès le jour de notre rencontre, une simple entreprise de dégradation, comme si elle s'était dit : Tu verras ce que je ferai à l'usage de ton orgueil qui passe tout orgueil, je le saccagerai.

Elle y met peut-être sa gloire. Le mépris n'est pas sans rapport avec certaines sécrétions acides que drainent, quand ils surissent, nos liquides excrémentiels, urine ou sueur.

Élise le distille à très haute dose."

(L'EterneI Procès).

 

"Prudence Hautechaume"  (1927)

Recueil de contes et nouvelles, dont "Marie Albinier ou Celle qui avait perdu son âme", - la pauvre Marie qui devient folle et se condamne à rester au seuil de l'église sans jamais oser y pénétrer -, "Monsieur Sarciret ou le Crucifix de porcelaine", "Ermeline et les quatre vieillards", "Dunois-dit-l'Ange ou Nous ne sommes pas des hommes de plaisir"- PRUDENCE HAUTECHAUME, veuve Chauderon, "plus volubile qu'aucune femme de ` Chaminadour", vit solitaire et misérable dans son dérisoire «magasin de confection qu'elle nettoie seulement la semaine de Pâques. Le reste de l'année, elle disparaît sous la même poussière que ses cinq mannequins affublés d'oripeaux vétustes, qu'elle a baptisés et vit de ses voisines qui lui offrent l'une une carotte pour sa soupe, l`autre de l'eau chaude pour sa bouillotte. Car Prudence s'est supprimé le luxe du feu et le luxe de la lumière...

 

Si les journées s'écoulent sans surprise, le soir Prudence connaît des heures passionnées à épier du haut de sa mansarde-observatoire les faits et gestes de ses concitoyens. Par un jeu gradué du grossissement optique, Marcel Jouhandeau nous fait voir CHAMINADOUR à travers ces regards aigus et insatiables, et souligne les proportions toutes relatives de l`univers humain....

 

"... Le monde n'avait jamais cessé d'être jeune autour d'une Prudence vieille comme la coquetterie des femmes que son quintette de mannequins savait surprendre encore par quelque détour, s'il faisait sourire les hommeset rire les enfants. Ses mannequins étaient sa plus intime joie. Elle vivait au milieu d'eux, avec eux; elle partageait leurs vies; ils étaient le centre de la sienne ; ils étaient son âme. Elle les avait toujours vus dans le magasin de sa grand-mère et s'était dès le berceau attachée à eux, comme à ses propres rêves. Ils avaient porté dans ses yeux toutes les toilettes du siècle. [...]

Les Hautechaume avaient connu autrefois une certaine gloire dont le mobilier de Prudence rappelait le souvenir. A travers son actuelle misère et jusque dans la mansarde où elle dormait, Prudence recherchait toujours obstinément le loisir ancien de ses aïeules. Quelques beaux fauteuils de serge rouge apparaissaient comme des Ministres en disgrâce sous les combles. Une armoire à glace de jeune fille les y avait suivis, que Prudence ne pouvait pas ouvrir, sans soulever d'abord le châssis d'une lucarne en tabatière; aussi ne lui était-il pas permis, quand il pleuvait ni durant tout l'hiver, de changer de linge. Les œuvres complètes de Voltaire, dix volumes in-quarto reliés de carton rouge, lui restaient de la somptueuse bibliothèque anticléricale de son grand-père. Elle les avait drapés d'un châle et Voltaire servait à Prudence de table de nuit."

 

(Dès que les portes des autres se fermaient, elle fermait la sienne et montait dans sa mansarde qui dominait tout le quartier....)

 

"Rien n'était plus délectable à Prudence que ce moment et l'on eût dit qu'elle n'acceptait tous les sacrifices du jour que pour ne rien faire, depuis dix heures jusqu'à minuit, dans ce cadre si près des étoiles, que de surveiller âprement sa ville qu'elle connaissait, comme une reine son empire, comme un sage l'univers, jusqu'à la moindre pierre de la plus humble encoignure. Les cinq ruelles qui rayonnaient du rond-point de la Grande Place, avenues secrètes de son âme, lui livraient toutes les démarches des autres, et plus de cent croisées s'éclairaient et s'éteignaient tour à tour avec régularité sous ses yeux. Les rideaux de mousseline avaient beau vouloir lui dérober le mystère des troglodytes qui se cachaient les petits trous des chambres, elle les perçait à force de désir et, si son lorgnon de Prudence ne suffisait pas à conduire son regard jusqu'où elle voulait, elle appelait en renfort la jumelle de théâtre de son père, qui, si elle défaillait elle-même, voyait venir à son secours la longue-vue de grand-père Hautechaume. Ainsi, aucun jeu des silhouettes ni des chandelles, aucun rendez-vous des autres n'échappait à Prudence, friande de ce spectacle, comme si le Diable eût animé devant elle, pour l'amuser toute seule avec Dieu, ses cinq Poupées de bois...."

 

Prudence Hautechaume finira par s`installer en alternance chez les Grosdurant et chez les Binche. Chaste et curieuse, elle est au courant des moindres ragots et des plus minces événements. Aussi, elle qui sait tout, n'ayant plus rien à apprendre, commence-t-elle à s'ennuyer. C`est ainsi qu'un beau soir, par jeu autant que par esprit de lucre, elle dérobe deux œufs chez les Binche, puis deux poulets chez Amanda ou une bougie chez Connelin.

Mais un jour, Agnès Binche la surprend la main dans le panier à œufs et, prise de pitié, se contente de l`envoyer à confesse. Amanda, qui craint la curiosité de la vieille fille, veut se débarrasser d`elle et entreprend une gigantesque campagne qui n'est qu'à demi calomnieuse. Prudence-la-Voleuse se retrouve au ban de Chaminadour puis traînée en prison sous les yeux de la ville assemblée ...

 

"Chaminadour" (1934-1941)

Recueils de contes et anecdotes, trois volumes publiés, le premier en 1934, "Chaminadour", - une série de contes brefs évoquant l'enfance de l'auteur, "La Troupe Micot", "La Maison de complaisance", "Le Club des muets", - le second en 1936, "Chaminadour II", et le troisième en 1941, sous le titre "L'Arbre de visages", consacré au Chaminadour d'aujourd'hui, une vision à la fois plus féroce et plus tendre.

L'auteur a collectionné une foule de petits faits, de silhouettes, de propos en l'air, aucun paysage ; ce n'est pas la nature qui l'intéresse, mais l'être humain : il s'agit de surprendre l'âme en flagrant délit d'humanité ou d'inhumanité. Il reproduit les cancans et les querelles de ménage, décrit les rivalités sordides, met à nu la perversité foncière des êtres, leurs obsessions, leurs vices cachés. Il s'érige ainsi en censeur ironique et violent de la société bourgeoise. On lui a reproché de livrer sans ordre cette engeance, mais c'est que l'auteur rejoint par là, tout simplement, ce que nous propose la vie. Mais l'amateur de visages se double aussi d'un quasi misanthrope, qui fuit à mesure son propre objet dans une solitude voisine de la réclusion, l'horreur et l'attrait de la même chose se mesurant l'une à l`autre ; et les faits que l'on découvre ne sont pas toujours à l'échelle de ceux que l'on cherche. Il est vrai qu`ils se hâtent, se multiplient et se groupent en une seconde, parfois comme d'eux-mêmes, obéissant à l'appel, à une sorte d'aimantation du limier, de l'écrivain. Jouhandeau ne dédaigne pas pour autant d'accueillir, çà et là, un grain de sel, pour le seul plaisir de la plaisanterie, et de se contenter souvent de noter le sujet de fabliaux qu'un autre écrira. 

Quant à Chaminadour, cette ville fictive, que l'écrivain s'est inventée, c'est Guéret, sa ville natale ; et tous ses personnages, Athanase Figuemure, maître Boutelat, Adèle, Olympe Simonet, ont leur correspondant dans la réalité. Tout un monde de petits-bourgeois, de commerçants, de vieilles filles, d'apprentis, de curés, se recrée sous la plume de l`auteur. Se succèdent, non sans humour caustique, des histoires de coucheries provinciales, des plaisanteries énormes, des drames entrevus, et surtout de féroces portraits, dignes de La Bruyère, où l'avarice, la cupidité, la méchanceté, la vanité dessinent des figures que nous connaissons, celles que nous croisons tous les jours....

 


".. Il me semble parfois apercevoir simultanément trois images de toutes gens et aussi bien de moi-même, I'une idéalisée, grotesque I'autre et entre les deux la vraie, comme on se voit de face en même temps qu'on voit ses deux profils dans de certains miroirs à trois pans dont deux sont déformants et à rebours. C'est ainsi que si j'embeIIis le portrait de queIqu'un, j'éprouve aussitôt le besoin de faire sa caricature et vice versa, comme si je me croyais obligé de restituer à la vérité ce que je lui avais ravi d'abord.

Ce qui fait qu'un individu est lui-même et non un autre, «sa qualité spécifique», n'a aucun rapport avec sa moralité même, avec le bien ou avec le mal, mais plutôt avec sa manière de se comporter dans le bien ou dans le mal indifféremment, avec le rythme, avec l'intensité, avec la profondeur, la hauteur, la largeur, l'amplitude, avec I'ampleur ou l'étroitesse de son émotion ou de son action, avec la générosité ou la parcimonie, le courage ou la lâcheté, la joie ou le désespoir qu'elles comportent : il s'agit d'en mesurer la courbe, qu'exprime, que résume parfois avec plus ou moins de bonheur au cours du récit «un mot de nature», digne de servir de reliquaire ou d'ostensoir à une âme. Changer les métaux en or n'est rien ; découvrir «la singularité» de chaque âme, son secret : art suprême. La beauté n'est pas dans la forme seule, mais dans «le secret» et plus rare est le secret, plus digne de lui la forme, plus l'œuvre qui les assemble me touche. Qu'importe en effet le décor du reliquaire ou du talisman si la relique ou la magie en sont absentes ?

On se contente parfois de capter l'ombre, la silhouette : descendre jusqu'à l'âme, la lier, la nouer : «son secret», c'est «une parole» qui rayonne au centre d'elle-même comme son soleil ; s'en saisir et reconstruire autour le monde, tel qu'elle fut seule à le voir.

C'est mon industrie personnelle d'amener nuit et jour à vivre, à force de soins, un être d'apparence imaginaire qui peu à peu me délivre de moi ou bien pour échapper à leur histoire, à la part de réalité qui en eux me gêne, j'impose leur propre légende à ceux dont je partage habituellement la vie; façon de ne plus les voir d'abord et de ne pas les quitter ensuite, de leur donner des rendez-vous à l'extrémité au moins d'eux-mêmes, où je les rejoins, où je les serre de plus en plus près, de plus près que jamais. O renouveau de leur présence alors ! Le personnage que j'ai suscité en eux, que j'ai substitué å eux me parait si vite le seul vrai, à mesure que je l'apprivoise, à mesure que, ses traits se précisant, il me devient plus familier, plus cher, plus nécessaire qu'eux-mêmes, à mesure que, loin de me rien cacher d'eux, de me les dérober, il me permet, en leur donnant tout leur sens et uniquement leur sens propre, d'interpréter à chaque instant, par une sorte de transposition spontanée, la moindre de leurs paroles et le moindre de leurs gestes. 

Peu à peu, comme je les entends mieux, comme rien d'eux ne m'échappe, mais faut-il que la lumière dans laquelle Véronique ou Élise, par exemple, ne peuvent plus ne pas m'apparaître, n'ait rien d'étranger à elles, n'ait rien d'emprunté qu'à elles et à moi, qu'elle soit comme un mystère entre nous, à nous réservé, et le reflet de leur énigme profonde; faut-il qu'il n'y ait pas une seconde le moindre soupçon d'incompatibilité entre la légende et l'histoire et que I'une sorte de l'autre, comme sa naturelle émanation, faut-il que la loi de la première soit dans un rapport constant avec la loi de la seconde, que leur nombre originel soit le même,

qu'elles se conviennent et s'appellent, se complètent, s'expliquent, se commettent chaque jour, qu'elles se révèlent de plus en plus conformes, indispensables I'une à I'autre, comme l'envers et l'endroit du même être, que le visage deviné qui s'affirme et le visage réel qui s'estompe se rapprochent incessamment, se confondent peu à peu dans une ressemblance qui affleure d'abord et confine bientôt à la plus parfaite identité.

O fusion merveilleuse, alliage pur, quand la légende colorant, irisant les contours de la vie et la vie prêtant sa substance, ses sources d'enrichissement, ses ressources toujours nouvelles et infinies å la légende, on les oublie toutes les deux pour n'être plus sensible qu'à une sorte d'enchantement. 

Plus le double fabuleux que je lui ai donné réagit, pertinent, sur le modèle qui de concert avec moi l'engendre, plus je suis sûr d'avoir touché juste et que c'est bien son essence que j'ai dégagée, délivrée, que je lui ai révélée. Véronique ou Elise désormais savent ce qu'elles étaient sans le savoir, ce qu'elles rêvaient d'être, comme si instinctivement je poussais par-là mes victimes, mes comparses au bout d'eux-mêmes, les invitant, les aidant, les amenant peu à peu, et sans le vouloir tout à fait, à se manifester, à se réaliser davantage dans leur plénitude..." (Marcel Jouhandeau, Essai sur moi-même, 1946)