Restif de La Bretonne (1734-1806), "Le Paysan perverti" (1775), "La Vie de mon père" (1778), "La Paysanne pervertie" (1784), "Les Nuits de Paris" (1788-1794), "Ingénue Saxancour ou la Femme séparée" (1789), "Monsieur Nicolas, ou le Coeur humain dévoilé" (1790-1797), "L'Anti-Justine ou les Délices de l'amour" (1798) - .....
Last update 10/10/2021
Paysan devenu citadin, Restif de La Bretonne gardera sa vie durant cette double empreinte, tout en ignorant totalement la réalité sociale qui l'environnait. Ses œuvres portent en effet la nostalgie de son enfance paysanne et l'illumination équivoque de sa rencontre avec Paris, avec une pointe rousseausite. La capitale sera pour lui le lieu de perversion de l'innocence paysanne en même temps qu'un creuset idéal pour les passions. Ces passions, très tôt révélées chez Restif, seront celle des femmes et celle de l'écriture. Il aura plus d'une centaine de maîtresses, et se sera, nous dit-on, déclaré dès sa seizième année, ce qui lui vaudra d'abandonner toute idée de prêtrise, et écrira 250 volumes totalisant près de 10 000 pages....
Restif de La Bretonne (1734-1806)
La famille paternelle de l'écrivain était de Nitry (Yonne). Son père y naît en 1692, et s'installe à Sacy en 1713 lorsqu'il épouse Marie Dondaine. Agriculteur largement à son aise, Edme Restif exerce aussi de petites fonctions judiciaires. Veuf avec sept enfants, il se remarie, toujours à Sacy, le 25 janvier 1734, avec Barbe Ferlet, dont il aura neuf enfants, le premier étant l'écrivain. En 1740, il achète un domaine hors du village, qu'il n'occupe qu'en 1742 : c'est la ferme de La Bretonne dont Restif ajoutera le nom à son patronyme. Jusqu'en 1745, l'enfant vit en petit paysan, avant d'aller en pension à Vermenton puis à Joux-la-Ville : le maître d'école y commence son instruction. En 1746-1747, il est, à l'hôpital de Bicêtre, dans l'école des enfants de chœur que gouverne son demi-frère Thomas. Il rejoint en 1748 un autre demi-frère (et parrain), curé de Courgis, qui lui apprend le latin. Il y aperçoit Jeannette Rousseau, une des grandes figures emblématiques de son œuvre. Trop attiré par les filles et renvoyé à Sacy, il entre en apprentissage, le 14 juillet 1751, chez l'imprimeur François Fournier, d'Auxerre. Sous le nom de Mme Parangon, la femme de celui-ci, Marguerite Collet, sera célébrée comme une sorte de vierge-mère, d'amante-sœur, adorée et profanée. Reçu compagnon, il entre, le 22 septembre 1755, à l'Imprimerie royale du Louvre, puis chez divers imprimeurs. En 1759, il erre : Sacy, Dijon, Paris, Auxerre ....
On lui fait épouser vers 1760 une jeune fille d'Auxerre, Agnès Lebegue, qu'il abandonne après qu'elle lui eut donné quatre filles, et le voici en 1767 publiant un roman en quatre volumes, "La Famille vertueuse". Puis "Lucile, ou les Progrès de la vertu", qui parut peu de temps après, récit des escapades de Mlle Cadette Forterre, fille d'un commissaire en vins et l'une des plus charmantes Auxerroises dont Nicolas ait jamais rêvé. Les sept cents livres qu'il tire de son premier roman (un an de salaire) le décident à quitter son métier pour devenir auteur .
Sa vie se confond ensuite avec son inlassable production. Ni fortune, ni charge lucrative, ni pension : sa plume doit produire beaucoup et vite, énorme labeur qui ne lui fournira jamais qu'un modeste train de vie. Avec cela des ennuis de santé qui ne feront qu`empirer. Les difficultés éloignent sa femme, qui tâte de divers métiers. Souvent séparés, les époux rompront lentement une vie commune qui, depuis 1773, n'est qu'une apparence. Le mariage de leur fille Agnès avec Charles-Marie Augé les dresse l”un contre l`autre. Restif accablera sa femme de reproches, désignant à tous ses amants supposés, comme Fontanes, le futur grand maître de l'Université, ou Joubert, le moraliste. Il couvre son gendre de boue. De fait, Agnès Restif fuit le domicile conjugal, et divorcera en 1794, quelques jours avant que ses parents n'en fassent autant. C'est à l'époque du mariage de sa fille (1781) que Restif (par compensation ?) vit une passion malheureuse avec la jeune, et peu innocente, Sara Debée ...
En 1769, Restif donne "La Fille naturelle", puis "Le Pied de Fanchette", célébré dans la littérature psychiatrique comme premiers cas circonstancié de fétichisme : une jolie femme aimée par un vieillard que la séduction d'un pied, le plus charmant du monde, entraîne aux plus vertes folies..
Mais c'est avec "Le Paysan perverti" (4 vol.), suivi en 1784 de "La Paysanne pervertie" (4 vol.), qu'il connaîtra dès 1775 le succès et la gloire, à 41 ans. Une réputation qui lui doit des amitiés (Grimod de La Reynière, Louis Sébastien Mercier) mais son caractère orgueilleux et ombrageux l'amène souvent à rompre avec ses admirateurs. A partir de 1787, la comtesse Fanny de Beauharnais, tante de Joséphine, lui apportera aide et protection. Car sa vieillesse sera difficile...
En 1777, viendront "Le Quadragénaire" (2 vol.) et en 1779 "La Vie de mon père" (2 vol.), décrivant la condition sociale du paysan sous l'Ancien Régime, confirme ce succès.
Restif fait connaissance de Beaumarchais qui l'introduit dans le grand monde, un nouveau champ d'observation qu'il va exploiter sans limites. Suivront ainsi les 42 volumes des "Contemporaines", publiés de 1780 à 1783. La comtesse Fanny de Beauharnais le protégea à partir de 1787.
Pendant la Révolution, il gardera une attitude prudente sur le plan politique. Son œuvre est souvent inspirée par sa propre vie, et il raconte volontiers la saga de sa famille, "La Femme infidèle" (4 vol., 1786), "Les Parisiennes" (4 vol., 1786), "L'Ingénue Saxancour ou la femme séparée" (3 vol., 1789). "Les Idées singulières", 1794-1797, regroupent une série d'essais des plus singuliers, abordant nombre de questions, de la prostitution au théâtre, où il apparaît plus moralisateur ou plus conservateur qu'on ne pouvait le supposer (Le Pornographe, 1769, L'Educographe, 1770, Le Mimographe, 1770, Le Glossographe, 1773, Les Gynographes, 1777, L'Andrographe, 1782, Le Thesmographe, 1789) qui prônent des idées sociales inspirées de Rousseau et annoncent les utopistes du siècle suivant.
Sa réputation atteignit Goethe et Schiller, il se crut ainsi le plus grand écrivain français de son époque, vêtu avec extravagances, il déambulait de nuit dans Paris tout en sentant approcher la Révolution. Mais 1789 le surprit totalement ruiné par la banqueroute des assignats, le voici malgré la misère complétant l'Histoire naturelle de Buffon en puisant dans son existence les matériaux les plus divers. Il publiera ainsi, dans son imprimerie personnelle, rue de la Bûcherie, cinq volumes d'autobiographie romancée, le célèbre "Monsieur Nicolas ou le coeur humain dévoilé" (8 vol. 1794-1797) et cinq volumes de Théâtre (dont Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturne, 1788-1793).
Obligé, pour survivre, de quémander des secours, il obtient, en 1798, un emploi au ministère de la Police, dans le "cabinet noir", une tardive intégration qui a beaucoup fait gloser : Restif a-t-il déjà, auparavant, travaillé pour la police? Si les présomptions sont nombreuses et parfois troublantes, aucune preuve formelle n'en a jamais été apportée. Son emploi supprimé en 1802, Restif survit dans le plus grand dénuement qui soit et ne peut plus publier.
Rétif de La Bretonne mourut à Paris le 8 février 1806. En 1854, Alexandre Dumas fit de lui et de sa famille les personnages d'un roman-feuilleton, "Ingénue"...
1775 - "Le Paysan perverti, ou Les Dangers de la ville"
Oeuvre en 2 volumes, considérée comme son chef d'oeuvre, En 1785, il fondit en un seul ouvrage Le Paysan (Edmond) et la Paysanne (Ursule, sa soeur) pervertis. Des ouvrages qui comportaient des estampes de Louis Binet et de Louis Berthet. "Mon paysan, écrit-il, je l'ai fait pour montrer aux campagnards le bonheur de leur état et les encourager à y rester. Il faut arrêter le torrent qui porte tous les hommes dans les capitales..." Restif, venu d'Auxerre, âgé de 21 ans, avait lui-même débarqué à Paris le 3 septembre 1755, et le roman relate vingt années d'expériences citadines, diurnes et nocturnes. Roman épistolaire composé de 462 lettres nous permettent de suivre Edmond et Ursule sur la route de la turpitude, avec au passage un cordelier libertin, Gaudet d'Arras, un perverti que retiendra le romantisme, et Mme Parangon, la femme du maître imprimeur d'Auxerre qui les a accueilli à Paris, la femme tant désirée par Restif que nous retrouverons dans "Monsieur Nicolas", IVe Epoque....
MADAME PARANGON...
"Représentez-vous une grande femme, admirablement proportionnée, sur le visage de laquelle on voyait également fondus la beauté, la noblesse, et ce joli, si piquant, des Françaises, qui tempère la majesté ; ayant une blancheur animée plutôt que des couleurs ; des cheveux fins, cendrés et soyeux ; les sourcils arqués, fournis, et paraissant noirs ; un bel œil bleu qui, voilé par de longs cils, lui donnait cet air angélique et modeste, le plus grand charme de la beauté; un son de voix timide, doux, sonore, allant à l'âme; la démarche voluptueuse et décente ; une belle gorge, dont chaque demi-globe était presque horizontal avec ses épaules ; la main douce, sans être potelée ; le bras parfait ; la jambe aussi bien que la plus belle jambe d'homme, et le pied le plus délicat, le mieux conformé, qui jamais ait porté une jolie femme
Elle se mettait avec un goût exquis, toujours admiré : il semblait qu'elle donnât à la parure la plus simple, ce charme vainqueur de la ceinture de Vénus, auquel on ne pouvait résister ; elle aurait pu mettre à la mode l'étoffe la plus bizarre. Un ton affable, engageant, était le surtout de ses charmes ; il la faisait chérir, quand l'identité de sexe ne forçait pas à l'adorer.
Telle était Colette, à son arrivée de Paris. J'étais resté à l'admirer, après l'écoulement de tout le monde, immobile, ne voyant , n'entendant qu'elle. On ne m'apercevait pas ; j'étais appuyé dans le passage obscur entre la boutique et la salle... Madame Parangon dit à Tiennette, qui l'aidait à se déshabiller: « Ce que tu m'as dit de mon jeune compatriote me fait beaucoup de plaisir ! Je vois que c'est un sage garçon, plein d'honneur. — Ho! Madame! jamais il n'en fut d'aussi sage, d'aussi honnête ! — Je m'intéresse doublement à lui, comme élève de la maison, et parce que mon père est l'ami du sien... Où est-il?» Je revins à moi- même, à ces mots, et j'entrai. L'on crut que je venais de la boutique. «Monsieur Nicolas, me dit la maîtresse, approchez ! Vous êtes le fils d'un ami de mon père ; méritez d'être le nôtre... Mon mari est content de vous ; le prote aussi; cela me flatte: vous n'en douterez pas, quand vous saurez que c'est moi qui ai fait proposer à vos parents de vous mettre en apprentissage ici... J'ai su vos petites querelles avec vos frères ; peut-être avez-vous bien des torts ! Mais vous êtes jeune ; et il faut, je crois, que la jeunesse fasse quelques folies pour être sage ensuite plus sûrement...» En parlant ainsi, elle souriait et cherchait quelque chose... J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite pour Edmée ; c'est par elle seulement que j'ai su que vous étiez ici...» En achevant ces mots, elle trouva une montre en argent, qu'elle me donna en me disant : « Un bon travailleur comme vous sera bien aise de savoir l'heure : tenez. »
Je ne savais que devenir ! Une montre à moi !... J'étais ivre de joie, et du présent, et surtout de le tenir de Madame Parangon ! Quelle gloire pour moi ! quel plaisir pour mes parents ! (et cette idée ne fut pas celle qui me flatta le moins). Mes remerciements se sentirent de ma vive émotion ; ils furent si extravagants, si peu suivis, qu'ils firent sourire Colette. Tiennette achevait de la déshabiller ; elle était en corset, en simple jupe ; je l'admirais ; je dévorais tous ses charmes ; mais d'un air de naïveté, d'innocence, qui n'était cependant que dans mon air; mes sens bouillonnaient. Dans un moment où Tiennette était occupée à ranger quelque chose, Colette me donna sa respectueuse à poser sur ses autres habits ; je me cachai, pour la baiser ; mais Tiennette me vit... Je m'aperçus enfin, de moi-même, qu'il convenait que je me retirasse.
En voyant Madame Parangon, je l'adorai : si j'avais connu Colette la première, au développement parfait de mon cœur, au lieu de Jeannette Rousseau, c'est Colette C** que j'aurais seule adorée. Mais ne l'ayant qu'entrevue, et toujours trop loin de moi, pour ne m'en rapprocher que lorsque j'avais déjà le cœur effleuré, non seulement par l'amour, mais par la jouissance, et surtout par les vices de la ville, Colette, ma divinité, fut adorée moins purement ; le désir se mêla au sentiment de la tendresse ; je vis plus ses charmes que ses vertus, parce que mon cœur ne désira pas toujours que le sien fût pur : au lieu que j'avais toujours désiré à Jeannette autant de vertu que d'amour ; et la cause, mon lecteur, n'est pas dans le mérite moins grand de Colette ; c'est quelle était mariée et que Jeannette était fille ; toutes choses égales, j'aurais aimé plus vivement, plus ardemment, plus purement Colette C**. Et la preuve, c'est que souvent j'ai respecté sa vertu de femme, quoique ce titre de femme me mît quelquefois en fureur, et qu'il m'inspirât tantôt de la jalousie, tantôt des désirs irréprimables... A présent que j'ai fait comprendre la nature de mon attachement pour cette femme céleste, vous allez me suivre mieux, ô vous qui me lisez, et vous ne serez étonnés de rien.
Je commençai par être jaloux contre M. Parangon ; il me sembla qu'il était indigne d'un bonheur qu'il ne sentait pas comme je l'aurai senti. Dans tous les romans que je lus, ou relus, je vis Colette ; c'est elle qui en fut l'estampe, et qui prêtait à l'héroïne un charme au-dessus de l'imagination ; je concevais, par Colette, combien elle devait avoir été aimée. Si mon cœur n'avait pas été un peu entamé par les exemples que j'avais journellement sous les yeux, l'image de Colette aurait été un talisman, qui m'aurait garanti de la corruption du vice. Mais outre que j'avais déjà goûté du fruit de l'arbre défendu, mon imagination me représentait sans cesse Colette dans les bras du vigoureux Parangon, qui jouissait de tous ses charmes (ma pensée était : profanait) ; mes sens s'allumaient, et leur effervescence offusquait les vertueux sentiments de mon cœur honnête, tendre, et plus sensible qu'on ne l'a communément avec un tempérament fougueux. Ces élans étaient quelquefois si orageux, lorsque je lisais une épreuve avec le maître, en présence de Colette, que j'étais obligé de quitter la lecture ; de sortir courbé, ne pouvant me tenir debout... Une colique presque toujours supposée, et dont j'avais eu des attaques dès ma première jeunesse en jouant inutilement avec les fioles, était mon excuse... Ce qui me rassurait, c'est que M. Parangon ne me paraissait pas éperdument aimé... Insensiblement donc je m'enflammais pour Colette, à un excès dangereux... Mais quelle apparence de rien obtenir contre le devoir, d'une femme aussi vertueuse et ma protectrice ?... Brûlé de désirs, je jetai un coup d'œil sur les objets environnants , qui pouvaient tempérer une ardeur devenue insupportable.
Ma conduite antécédente avec Tiennette me servait de frein auprès de cette jeune fille : mais nous avions pour voisines de très jolies personnes : à droite, les trois sœurs Baron, Madelon, Berdon et Manon ; à gauche, cette jolie Prudhot, fille d'un épicier, dont il a déjà été question. Ma vigueur, ma jeunesse, ma constitution particulière, aidées des mœurs de la ville, ne me permettaient pas de voir journellement de près ces jeunes personnes, sans désirs ; et bien loin de vouloir garder mon cœur pur et fidèle à celle que j'adorais, comme j'en formais le dessein, en lisant les romans, j'allais au contraire au-devant des sensations voluptueuses, pour adoucir, par les faveurs de beautés plus humaines, le tourment de ma passion secrète. Mais d'un autre côté, j'étais retenu par ma timidité !
Comment exprimer et satisfaire mes désirs, avec des jeunes personnes que je ne voyais que sur leurs portes, à qui je ne pouvais parler que devant tout le monde ? J'étais consumé... Ah! sans ma première vertu avec Tiennette!... J'étais d'ailleurs dans une mutabilité continuelle d'idées : en voyant mes voisines ou Tiennette, je les désirais ; mais dès que Madame Parangon venait à paraître, j'étais plutôt charmé que fâché des obstacles qui m'avaient retenu à l'égard des autres ; je ne soupirais, je ne respirais plus que pour ma déesse. Avec quel plaisir j'exécutais ses moindres ordres ! Comme je volais au-devant d'un signe I Comme je tâchais de la deviner!... Ce n'était pas étude, contention, c'était goût délicieux. Il existait tant de motifs, qui devaient me faire penser ainsi, que l'aimable femme ne pouvait guère soupçonner le véritable...
Mon goût pour la lecture, mon éloignement pour le jeu, le vin, pour toutes les dissipations ordinaires de mon âge, augmentaient l'estime de Madame Parangon : elle m'admirait comme un sujet unique, qui devait un jour faire des choses merveilleuses, puisqu'il était déjà un homme sensé, dans la saison de la folie. Elle ignorait que ce n'était pas de la vertu, en moi : ce n'était que penchant pour les femmes : penchant, à la vérité, mieux raisonné que dans les autres hommes, puisque pour le satisfaire plus complètement, je lui sacrifiais tous les autres goûts, tellement anéantis en moi par la force d'un seul, que je n'avais aucune peine à les surmonter. Ainsi, la chose même qui devait exposer Mme Parangon, et la rendre sévère, fut ce qui lui donna de la sécurité, ce qui la rendit indulgente, bonne, confiante... Mais il faut mettre de l'ordre dans cet important récit.
Le goût dont je parlais, pour la lecture, pour toute espèce d'instruction, avait la même cause qu'à Courgis; j'étais né pour tout devoir aux femmes, plaisirs, peines, et la mort même ; je voulais, par un mérite réel, me rendre digne de leur tendresse ; cela n'était pas raisonné en moi sans doute ; c'était un instinct. Je restais donc à la maison les dimanches et fêtes, pour traduire, étudier. Je donnais généreusement congé à mon petit camarade Bardet , au domestique , à la cuisinière ; je prenais tous les tours pour moi. Cette conduite devait me faire aimer des deux premiers ; car pour Tiennette, cette jolie fille, autant par inclination que par les ordres de sa maîtresse, était pour moi une sœur attentive. Lorsque Mme Parangon rentrait, elle me trouvait toujours dans la boutique, ou dans la salle ; je répondais aux villageois, qui venaient chercher des livres, et je rendais compte de la recette à la maîtresse. « Cela ne vaut pas la peine que vous restiez, » me disait-elle quelquefois ; « fermez et allez vous dissiper.» Je répondais avec reconnaissance, et continuais à rester sédentaire. Je n'aurais pas donné pour une couronne le plaisir de la voir, lorsqu'elle rentrait seule dans la journée.
Il est des jours dont le retour semble fait pour amener des jouissances : Ici sera le 8 décembre. Celui de 1751 fut le premier où je parlai à Manon Prudhot, ma jolie voisine au nord. Elle rentrait au moment où j'étais venu respirer sur la porte coupée. Elle me sourit obligeamment, et resta sur la sienne ; ce qui fit que j'osai lui aller parler. Elle m'accueillit, et me pria de lui prêter des livres, de ceux qu'on donnait à lire. Je lui fus chercher Villedieu, Telle fut notre première entrevue. Mme Parangon arriva, comme je quittais Mlle Prudhot. Je la suivis dans la maison. Elle se mit auprès du feu, et parut se complaire à m'interroger sur mon travail littéraire et sur mes lectures, les dimanches et fêles ; à mes heures de relâche, les autres jours, comme le soir, à l'heure du dîner. Je répondis que je traduisais Térence : j'étudiais la Prosodie, la Logique de Port- Royal. — « Que lisez-vous par amusement? — Les romans de Mme Villedieu m'enchantent ; je leur préfère cependant la Princesse de Clèves. Je n'aime pas Don Quichotte, cela me fatigue, mais les épisodes sont charmants ! J'ai dévoré Robinson jusqu'à ses Dialogues, et je n'ai pu supporter ses Visions... »
Mme Parangon souriait, en m'entendant raisonner, et je lui vis prendre un air de bonté familière, qui m'enchanta. — « Vous ne lisez pas de livres... libres? » Je rougis, en répondant : — « Mais j'ai lu les Contes de La Fontaine... » Une fois que j'y ai eu mis le nez, je n'ai pu m'empêcher de poursuivre ; j'étais emporté. — Il ne le fallait pas ! On doit se vaincre... Si j'en étais la maîtresse, il n'y aurait ici aucun de ces livres-là... D'ailleurs, j'ai ouï dire à M. Parangon lui-même, que cela blase le goût; ceux qui s'adonnent à ces sortes de lectures, ne trouvent plus que de l'insipidité dans celle des livres honnêtes et sérieux. — Ho ! Madame, cela n'est pas vrai de tout le monde ! m'écriai-je, avec une vivacité qui plut à Colette ; car je n'en lis pas avec moins de plaisir les bons ouvrages. Je sens même une sorte de mépris pour les auteurs libres, comme Grécourt et Vergier, que j'ai lus aussi. — Vous ferez bien de ne plus lire de ces auteurs-là. — Non, Madame ; je vais m'occuper à traduire les poètes latins, en même temps que je lirai nos meilleurs poètes français, comme Racine, Boileau. — C'est bien. Voudriez-vous me lire quelque chose, de votre traduction de Térence?... »
Je courus chercher mon cahier, et je lui lus les deux premiers actes entiers de l'Andrienne. Elle en parut très contente, et surtout flattée que je continuasse mes études chez elle, sans négliger mon état. — « Vous avez trouvé, ajouta-t-elle, le vrai moyen de conserver les mœurs ; et si vous continuez ainsi jusqu'à la fin, vous aurez surpassé mes espérances... Je vous connais depuis longtemps ! et vous m'avez toujours intéressé : Mais... différents écarts m'ont donné des inquiétudes. Voilà comme il faut les dissiper. »
Jamais encore je ne m'étais trouvé aussi heureux, et ces doux moments n'avaient point encore eu leurs semblables ; jamais ils ne les eurent, si ce n'est par elle... Mais Mme Parangon était trop voluptueusement belle, et j'avais les sens trop inflammables, pour qu'une pareille familiarité ne devînt pas extrêmement dangereuse ! Cette jeune personne réunissait tous les charmes de la nature, d'une parure provocante, et d'une exquise, d'une virginale propreté...
Après cet entretien, elle me fit lui lire la Zaïre de M. de Voltaire (auteur que je ne connaissais pas encore, ses ouvrages n'étant pas à la maison; Mme Parangon avait vu représenter cette pièce à Paris, pendant son dernier voyage, et elle était encore dans l'enchantement que Zaïre et Gaussin lui avaient causé). Je lus : Mme Parangon me suivait des yeux, son bras appuyé sur le dossier de ma chaise, et elle me donnait quelque fois le ton de l'acteur ou de l'actrice qu'elle avait entendus. Un de ses bras portait un peu sur mon épaule; ce bras me brûlait et donnait à ma voix le timbre sonore et tremblotant de l'émotion. Ma fée et moi, nous étions tout en larmes... La pièce achevée, je la mis sur la table : j'étais dans une situation d'esprit qui m'eût donné, deux ans plus tard, la hardiesse de parler. Mais quand la force de ma passion serait devenue assez puissante pour me délier la langue, Manon Bourgoin, la plus intime amie de Mme Parangon vint à entrer. « Je suis encore tout attendrie, lui dit la belle dame... « Monsieur Nicolas vient de me lire Zaïre. — Il lit donc bien ! — Il sent ! — Tant mieux ! il nous lira un petit poème manuscrit dont mon papa vient de recevoir six chants; il y en aura dix-huit; mais on n'a encore que ceux-là. C'est du même auteur... Bourgoin a voulu lire ; mais il débite ça comme un cochon... Voyons donc, Monsieur Nicolas, comme vous lirez ? » Elle mit la main sur un petit in-4°, qu'elle ouvrit : c'était le Cid, et elle me présenta le monologue de Don Diègue : O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
J'avais déjà lu cette pièce, que j'avais trouvée, à mon goût d'alors, la meilleure de Corneille, et je savais ce monologue par cœur; de sorte que je le lus avec chaleur. Manon Bourgoin fut enchantée ! « Il nous lira la Pucelle ! il nous lira la Pucelle!... »
La conversation fut ici coupée par l'arrivée du prote, cousin de Manon. M. Parangon arriva lui-même à sept heures et demie, et moi, je courus me renfermer à l'imprimerie jusqu'à huit heures un quart, où l'on était à table et en train de souper...
L'heureuse après -dînée du 8 décembre ne fut pas répétée de longtemps ! On aurait dit que Colette ne cherchât à creuser une impression profonde, que pour lui laisser ensuite tout le temps de s'effacer.
Je commençai donc à penser plus librement ; le désir et la jouissance remplacèrent le sentiment de la tendresse, qui, jusqu'alors, avait dominé dans mon cœur. Mme Parangon possédait un charme auquel je n'ai jamais pu résister, un pied mignon ; et ce charme ne produit pas de la tendresse. Ajoutez que cet attrait était plus puissant en elle que chez toutes les autres femmes qui me plaisaient alors ; la chaussure de M""® Parangon, faite à Paris, et avec ce goût parfait qu'y sait donner une jolie femme, avait cette élégance voluptueuse qui semble y communiquer l'âme et la vie. Tantôt Colette avait un soulier de droguet blanc uni, ou à fleurs d'argent; tantôt rose à talon vert, ou vert à talon rose : son pied souple, loin de déformer sa chaussure, en augmentait la grâce et en rendait la forme plus provocante...
En rentrant à la maison pour étudier, je vis Mme Parangon élégamment parée, chaussée en souliers roses à languettes, bordure et talons verts, attachés par une jolie rosette en brillants. Comme ils étaient neufs, ils la gênaient apparemment, ou bien, après avoir été à la grand'messe, où elle avait rendu le pain bénit, elle voulut les conserver; elle prit, des mules vertes non moins provocantes, à talons et falbalas roses. Je restais immobile, la dévorant des yeux. Toinette mit les souliers do sa maîtresse sur une tablette, à côté de la porte ; et toutes deux montèrent au premier, en me recommandant de rester jusqu'à leur retour.
Emporté par la passion la plus fougueuse, idolâtre de Colette, je croyais la voir, la toucher, en palpant ce qui venait de la porter ; mes lèvres pressèrent un de ces bijoux, tandis que l'autre, égarant la nature, et trompant son but sacré, remplaçait le sexe par excès d'exaltation... Les expressions plus claires se refusent... La chaleur qu'elle avait communiquée à l'insensible objet qu'elle avait touché subsistait encore, et y donnait une âme ; un nuage de volupté couvrit mes yeux.
Calmé, j'écrivis dans un des instruments de mon bouillant écart : Je vous adore en petits caractères, et je remis l'élégante chaussure à la place où je l'avais prise.
Tandis que je m'étais livré à cet égarement, je ne m'étais pas aperçu, malgré mon oreille alerte, qu'on était entré presque à côté de moi. La naïve Toinette m'avait vu ; mais ne comprenant rien à mon action, elle était doucement remontée avertir sa maîtresse. Mme Parangon, surprise, était descendue, et heureusement! n'était arrivée qu'au moment où j'écrivais. Un léger mouvement entendu me fit passer dans la cour. On lut pendant ce temps-là sans doute, car j'entrevis, en rentrant, le bas de la jupe de Toinette, et le dérangement de la chaussure était frappant Cette bizarre et frénétique jouissance, le dirai-je ? sembla m'aplanir la route qui conduisait à Colette elle-même... Je devins concentré, taciturne, sauvage, furieux de luxure ; mais l'unique objet de ma frénésie était Colette, adhuc virgo a nullo tacta viro. Je baisais avec transport, avec rage d'amour tout ce qui l'avait touchée, et mes désirs n'en flagraient que davantage surtout un jour que, me trouvant clans l'endroit ou cette femme modeste faisait serrer le linge qu'elle quittait, je saisis avidement ce qui avait touché ses charmes, portant une bouche altérée de volupté sur son tour de gorge, sur ce que j'imaginais vêla secretiora penetralium, avec un emportement... qu'on ne peut exprimer. Si, dans les excès de cette frénésie, je l'avais trouvée seule, j'aurais employé la violence... Puisse ce que je raconte ici être utile à quelqu'un ! car si j'avais eu lu un livre tel que celui que je publie, vertueux comme je l'étais encore, il m'aurait salutairement effrayé; j'aurais pu réprimer, par la réflexion, des mouvements impétueux; j'aurais fui le péril, en évitant les occasions auxquelles mon inexpérience me conduisait, comme le papillon à la lumière qui doit le brûler.
Après cet état violent un peu calmé, je me proposai r de découvrir ma passion à Colette, et de la conjurer de la manière la plus touchante, de m'indiquer les moyens d'en triompher, ou de m'accorder de l'indulgence. Mais j'appuyais peu sur cette seconde alternative, parce qu'un seul regard de Colette rappelait dans mon cœur le respect et la timidité... Lecteur, où en étais-je ?... Je m'égare souvent; je suis emporté malgré moi : abyssus abyssum invocat... Mme Parangon redescendit avec Toinette; je me levai, honteux comme si j'eusse été deviné, pour remonter à mon étude. En ouvrant la porte vitrée, je m'aperçus que Colette relisait le mot écrit... Je tremblai ! Je me hâtai de fuir...
Arrivé à mon petit bureau, au lieu de travailler, je m'occupai de Colette, et, me trouvant plus hardi, loin de ses regards, je m'applaudis qu'elle eût vu le mot : Je vous adore!... — Elle le sait du moins pensai-je. Mais quand la sonnette avertit pour le dîner, ma timidité revint. Je descendis comme un criminel qui vient devant son juge ..."
"La jeune Berdon presque nue dans sa chambre, un soir que j'étais rentré de bonne heure, cherchait scrupuleusement ses puces, sans avoir tiré le rideau. Je m'étais mis sans lumière à une fenêtre, guettant si Mme Parangon rentrerait seule, lorsque j'aperçus la potelée Berdon, atteignant alors dix-huit ans, trois moins que sa sœur aînée, qui me montra successivement, sans rien omettre, des charmes arrondis et d'une perfection achevée... Mais, au fort de mon admiration, je m'aperçus que Mme Parangon était rentrée seule, c'est- à-dire reconduite par des amies, qui s'en étaient allées sur-le-champ. L'envie de lui parler l'emporta sur un spectacle bien séduisant pour un jeune homme de mon âge, et je courus auprès d'elle. Ma venue parut l'embarrasser, et j'allais me retirer. — « Non, me dit-elle, vous pouvez rester. Voilà un livre nouveau (les Lettres du Marquis de Roselles) ; lisez-le moi, je vous en prie. »
Je me plaçai près d'une table : la lecture m'intéressa vivement ! Je lisais avec rapidité, quand j'éprouvai une sensation nouvelle, inconnue, délicieuse ! Par hasard, le pied de Mme Parangon s'était posé sur le mien, que je tenais immobile, de peur de l'en faire apercevoir. J'eus ce plaisir durant toute la lecture, qui ne finit qu'à onze heures. Personne n'était encore rentré. La journée, quoique nous fussions au 6 septembre, avait été très chaude ; la soirée était la plus agréable que l'on eût encore eue, et l'on en profitait. Mme Parangon, en se levant, sentit qu'elle appuyait sur moi : la crainte de me faire mal dérangea l'aplomb, et elle retomba sur mes genoux. Ivre d'amour, électrisé par ce contact imprévu, je ne fus pas le maître d'un mouvement audacieux : je pressai de mes deux mains sa taille légère, et je fixai un instant sur moi ma Déesse, en lui disant, d'un son de voix altéré : — « Ho ! Madame ! ne vous êtes-vous pas fait mal en tombant ? » Elle rougit, en se levant avec vivacité, sans me répondre. J'observai le ton qu'elle prit ensuite avec moi : sa voix était plus douce, plus harmonieuse, presque tremblante ; Colette m'égalait davantage à elle, par les choses qu'elle me disait : elle avait l'air de demander mon avis, par quelques confidences assez indifférentes au fond, mais qui ne sont pas faites ordinairement par une femme, à ceux qu'elle n'estime pas... L'espérance brilla dans mon cœur ; et dès que je pouvais intéresser Colette, tout le reste de son sexe n'existait plus pour moi qu'en elle. Je sentis mon courage plus fort que jamais. J'allais oser lui parler de Fanchette, et en lui témoignant mes sentiments pour sa jeune sœur, laisser entrevoir qu'ils n'étaient fondés que sur ceux qu'elle m'inspirait..."
1779 - "La Vie de mon père"
La vie, les travaux et les jours d'Edme Restif, laboureur bourguignon et père de quatorze enfants, maître d'une métairie au village de Sacy, dans le Tonterrois : au travers de son père, qu'il quitta à dix ans, Restif fait revivre tout un village au dernier siècle de l'Ancien Régime. Et un honnête homme respecté des siens, mais qui connut aussi ses drames, un fils et un époux résigné travaillant dur à la ferme d'un beau-père irascible. Il perdra sa première femme, restera veuf pendant sept ans épousera ensuite une jeune fille de son goût, Barbe Ferlet, la mère de notre auteur...
1780-1783 - "Les Contemporaines"
En 1780, Restif commence à publier Les Contemporaines ou aventures des plus jolies femmes de l'âge présent", vaste laboratoire produisant des nouvelles durant huit années consécutives, 42 volumes qui lui vaudront la plus grande notoriété.
"Maintenant voici mes motifs pour mettre sous vos yeux des événements journaliers, qui se passent dans l'intérieur des Familles, et qui par leur singularité, vous serviront à anatomiser le cœur humain. Si vous êtes retiré à la campagne, vous serez charmé, à vos moments de loisir, de vous amuser à lire une Histoire véritable, courte, dont les faits n'ont point ce sombre terrible des Livres anglais, qui fatigue en attachant ; ni ce ridicule papillonnage des Brochures françaises ordinaires; ni le ton langoureux et soporatif de ces Romans prétendus tendres, tous jetés dans le même moule; ni ces échasses mal-proportionnées, que donnent à leur Héros les Romans de Chevalerie. J'ai depuis longtemps quitté cette route ; et pour m'en frayer une autre, j'ai suivi moins l'impulsion de mon propre goût, et la tournure particulière de mon esprit, que la vérité. Dès mon enfance, en lisant des Romans, j'eus envie d'en faire : mais sentant bien qu'il manquait quelque chose à ceux que je lisais (c'était surtout ceux de Mme de Villedieu) et que ce quelque-chose était la vérité, j'imaginai que si jamais j'avais le talent d'écrire, il faudrait prendre une route nouvelle, et ne point prostituer ma plume au mensonge..."
LA ***** (qu'on devinera)
L'amour égale tout : c'est par lui que les Rois soupirent aux pieds d'une Bergère, et que les farouches Despotes de l'Asie attendent leur bonheur du sourire d'une Esclave : Ainsi l'a voulu la Nature bienfesante. Mortels, bénissez-la!
Un jeune-homme bien-mis, passait un soir d'été vers les sept heures par le boulevard du Temple : Il était du côté des maisons, vis-à-vis Torré, lors- qu'il aperçut une Jeune personne en deshabiller bourgeois, mais très-galant, qui doublait le pas, pour se délivrer des propos indiscrets de deux Jeunes-Gens du bel-air. Le Comte de-la-S** (c'est le nom du Héros), fut surpris que des Jeunes-Gens qui paraissaient de quelque distinction, insultassent une Personne aimable. Il les aborda, et leur fit des représentations, qui furent assés mal-reçues. Le Comte ne s'amusa pas à leur répondre en ce moment, il joignit la Demoiselle et lui demanda la permission de marcher à côté d'elle. Une courte réponse, accompagnée d'une rougeur modeste, marqua qu'elle y consentait. La conversation se lia insensiblement : le Comte montra des égards infinis ; la Jeune personne beaucoup de modestie et de grâces. On arriva à la porte d'une maison neuve, dans la rué de la-Lune où la Demoiselle entra après avoir remercié son Conducteur. — Je ne crois pas que je doive renoncer à l'espérance de vous revoir, lui dit-il, en la voyant rentrer ? vous ne m'avez pas montré ce qu'il y a de plus aimable dans la nature, pour me laisser l'éternel regret de l'avoir perdu? — Croyez, Monsieur, répondit-elle, qu'une liaison entre nous, quelle qu'elle fût, est absolument impossible; ainsi ne formez aucuns projets; ils n'auraient pas un succès heureux. — Est-ce répugnance pour ma Personne? dites-le moi : cette raison seule me ferme la bouche, et je me soumets sans réplique. — Vous ne me croiriez pas, quand je ferais ce mensonge, dit la Jeune-personne, en se hâtant de monter : et elle frappa à une porte au second étage, qui s'ouvrit sur-le-champ, et se referma avec force.
Le Comte fut tenté de se présenter : mais une réflexion le retint; il craignit de désobliger l'aimable Inconnue : Il se promit seulement de découvrir secrettement ce qu'elle était. Il commença dès l'instant même; il s'informa chez une Fruitière, qui lui répondit. Qu'elle ne connaissait encore Personne dans la maison neuve, attendu qu'il n'y avait que peu de jours qu'elle était habitée. Le Comte s'en retourna, rêvant à son avanture, bien résolu de revenir souvent dans ce quartier. Il n'y manqua pas : mais peines inutiles. Impatienté, il se présenta un jour à la porte où la belle Inconnue était entrée. Un vieillard lui vint ouvrir. Le comte chercha des yeux s'il ne découvrirait pas celle qu'il désirait ardemment de revoir, mais il ne vit rien qui lui ressemblât...."
1798 - "L'anti-Justine ou Les délices de l'amour"
Roman inachevé de plus de mille pages qui entend être "où les sens parleront au coeur", et qui, sous le récit des ébats incestueux de Cupidonnet avec ses soeurs, sa mère, ses belles-soeurs, et de tous les fantasmes agitant Restif, se veut contester l' "infâme" marquis de Sade qui confond souffrance et libertinage ...
Chapitre I. - De l'Enfant qui bande. - "Je suis né dans un Village près de Reims, & je me nomme CUPIDONET. Dès mon enfance, j'aimais les jolies Filles. J'avais surtout un faible pour les jolis piéds & les jolies chaussures; en quoi je ressemblais au Grand-Daufin, fils de Louis-XIV, & à Thevenard, acteur de l'Opéra. La première Fille qui me fit bander, fut une jolie Paysane, qui me portait à vêpres la main posée à nû sur mes fesses; elle me chatouillait les couillettes, & me sentant bander, elle me baisait sur la bouche avec un emportement virginal: car elle était chaude, parcequ'elle était sage.
La première Fille à laquelle je fis des attouchemens, en-conséquence de mon goût pour une jolie chaussure, fut ma première Puînée, qui s'appelait Jenovefette. J'avais huit Soeurs, cinq aînées d'un premiér lit, & trois puînées. La Seconde de Celles-là, était jolie au-possible; il en sera question: La Quatrième avait le poil du Bijou tellement soyeux, que c'était une volupté seulement de le toucher. Les Autres étaient laìdes. Mes Puînées étaient toutes-trois provoquantes.
Or ma Mère préferait Jenovefette, la plus voluptueusement jolie, & dans un voyage qu'elle fit à Paris, elle lui aporta des souliérs delicats. Je les lui vis essayer, & j'eús une violente érection. Le lendemain Dimanche, Jenovefette mit des bas fins blancs & neufs de coton, un corpset qui lui pinçait la tâille; & avec son lubrique tour-de-cùl, elle fesait bander, quoique si jeune, mon Père lui-même; car il dit à ma Mère de la renvoyer. (J'étais caché sous le lit, pour mieux voir le souliér & le bas de la jambe de ma jolie Cadète)...
Dès que ma Soeur fut sortie, mon Père renversa ma Mère, & la carillona sur le piéd du lit sous lequel j'étais, en lui disant: -- Hô! prenéz-garde à votre Fille cherie! Elle aura un furieux temperament, je vous en avertis... Mais elle a de quî tenir; car je baise bién! & voila que vous m'en donnéz, du jus de Con, come une Princesse-... Je m'aperçus que Jenovefette écoutait & voyait... Mon Père avait raison. Ma jolie Cadète fut depuis dépucelée par son Confesseur; ensuite foutue par tout le Monde. Mais elle n'en est que plus sage à-présent..."
"Monsieur Nicolas, ou le Cœur humain dévoilé"
Restif débute la rédaction les seize volumes de son autobiographie en 1783, et l'imprima de 1794 à 1797 sur la presse qu'il avait installée dans son dernier domicile, rue de la Bûcherie. Les douze premiers tomes contiennent le récit de sa vie depuis sa naissance jusqu'à l`année 1797. Dans sa préface aux huit premières parties, parues en quatre volumes en 1794, Restif estime que ces parties, malgré les charmes de la jeunesse, le romantisme des sentiments, le naturel des situations..., ne seront pas les plus intéressantes. Mais la vivacité du récit, sa description charmante de la vie champêtre, sa souriante fraîcheur en font le meilleur du livre entier, avec le tome XII, qui contient l`"Histoire de Sara". Dès son enfance, Nicolas est sensible à l`attrait de la "femme", qu'il s'agisse des caresses de ses gouvernantes ou des premières amitiés enfantines. Déniaisé par une jeune paysanne, Nanette, il cède sans résistance aux penchants de son tempérament et va d'aventure en aventure. A Courgis, à la grand-messe, le jour de Pâques, il voit pour la première fois Jeannette Rousseau qui restera le grand amour de sa vie :
«Marie Frouard avait intéressé mon cœur... Nanette n'avait parlé qu`aux sens. Julie à l'âme. Ursule à la convenance, Edmée Boissard à l'admiration; Mélanie et Rosalie avaient provoqué ; Esther était un goût d`étonnement et de nouveauté ; mais ce fut à Courgis que j'éprouvai le véritable amour» (Jeannette)....
Nicolas n`a pas encore quatorze ans. Il poursuivra l`image de Jeannette dans toutes les femmes de sa vie. Pour la pleine intelligence du passage cité, il faut ajouter qu'il avait rendu mère Julie et qu`Esther était une jeune noire. Apprenti chez l`imprimeur Fournier à Auxerre, il viole par surprise sa femme, Mme Parangon. "petite bourgeoise aimante et tendre", écriront les Goncourt, lys souillé". Son caractère est noble : "Je vous ai pardonné... une violence", dit-elle à son jeune amant. "Jamais je ne vous aurais pardonné une séduction et ma complicité". Elle s`étiolera d'ailleurs dans le remords de sa faute et en meurt trois ans plus tard. Nicolas continue sa carrière d`amant volage, à Auxerre, au collège, à Paris, bien qu'il soit encore un adolescent assidu aux pratiques de la religion. La peinture de la petite ville de province, les tableaux du collège, la grande ville où il arrive un peu dépaysé et qui va être le théâtre de tant d`aventures, tout cela est conté d'une façon extraordinairement vivante et pittoresque. Nicolas est défiguré par la petite vérole. mais les passions se succèdent. et passe de folie en folie. Comment les
énumérer toutes? En 1758 (il a donc 23 ans), se place l`amour de Zéphire, l'un des plus charmants que Restif nous raconte, en nous donnant en même temps un aperçu de son étonnante moralité. Zéphire est une toute jeune prostituée de 14 ans, que sa mère, tenancière d'un lieu de débauche, oblige à se vendre, comme elle l`a fait de ses autres filles, en vivant de ses charmes. Zéphire aime Nicolas, Zéphire le soigne, malade; elle lui apporte de l'argent; une fille naît bientôt de leurs amours : on l'abandonne à la digne grand-mère qui la dotera de son argent si bien gagné. Zéphire vit avec lui et parfait une éducation jusque-là négligée, sous la conduite de Loiseau, ami de Nicolas : c`est l'amour et l`eau fraîche, la vie de bohème à la Murger. Mais ce bonheur est court : Zéphire tombe malade ; elle expire dans les bras de son amant en un dernier baiser. Restif l'accompagne au cimetière, malade de douleur.
Peu après Restif se marie. La bourse est toujours vide. Agnès Lebègue ne lui donne pas le bonheur, si elle lui donne quatre filles (Restif, de toute sa vie, n`a engendré que des filles). Pourtant Agnès est cultivée, intelligente, et aime fréquenter les gens de bonne compagnie. Restif lui reproche, à tort ou à raison, de lui être infidèle; mais avec son inconscience coutumière, il nous dit le vrai fond de ses reproches : "Elle galantisait, mais je l'ai dit, qu`on ne s`imagine pas qu`au sein de la misère elle employât les ressources de l'amour pour soutenir sa maison! Loin de là! Elle venait d`être saisie de la fureur du bel esprit".
Pour s'en consoler, il court de mieux en mieux la prétentaine, en aggravant son dénuement et ses maladies. Rose Bourgeois, que son père, marchand de soieries, ne lui permet pas de fréquenter et à qui il adresse des lettres enflammées, éveille en lui la passion d'écrire : « Céleste, adorable fille qui m'a rendu auteur (comme Jeannette Rousseau m'a fait étudier)". Il publie son premier roman, "La Famille vertueuse".
Peu après. en 1767, il décide de vivre uniquement de sa plume. Et les ouvrages se succèdent en un flot ininterrompu : il est son propre imprimeur et compose parfois directement son texte, sans l`avoir écrit. Il n'est pas peu fier de lui-même. Un roman en deux volumes, "La Fille naturelle", ne lui demande que six jours, texte et typographie, un "chef-d`œuvre de célérité et peut-être chef-d'œuvre de pathétique", remarquera modestement l'auteur ...
Un rythme semblable scande ses amours. Lesquels rappeler ? Louise et Thérèse (1772) : aventure délicieuse, épisode décrit dans des pages d`une émotion, et d`une d'une souplesse indéniables. Une idylle délicate qui ne dure qu'une semaine mais Restif ne peut s'empêcher d'y introduire un incident ignoble qui dénature la douce image de l'héroïne.
Et enfin Sara (1781) : Restif est alors un "quarante-cinquenaire" lorsqu`íl s'éprend de la jolie fille qui n`a que dix-huit ans. C'est l`histoire courante de l'homme arrivé à l'âge où il devrait renoncer aux passions et de la fausse ingénue qui, aidée par les conseils de sa mère, ne cherche qu'à l'enflammer pour l'exploiter ensuite. Six mois d'illusion et de bonheur, avant que Nicolas, les yeux dessillés et le cœur déchiré, abandonne le jeu...
" ...Nous arrivons à une époque féconde en renseignements profonds et en souvenirs douloureux. Nicolas n'est plus le beau danseur d'Auxerre, l'apprenti bien-aimé de Mme Parangon, l'amoureux de ces onze mille vierges, tant soit peu martyres la plupart, qui se nommaient Jeannette Rousseau, Marguerite Paris, Manon Prudhot, Flipote, Tonton Laclos, Colombe, Edmée Servigné, Delphine Baron ou Rose Lambelin ; ce n'est plus même l'amant déjà formé de Mlle Prudhomme et de la belle Mlle Guéant, ni le galant obscur que la blonde Septimanie, comtesse d'Egmont, avait pu choisir, pour suppléer aux froideurs de son noble époux. — Nous sommes, cette fois, en 1780 ; Nicolas a quarante-cinq ans. Il n'est pas vieux encore, mais il n'est plus jeune déjà ; sa voix s'éraille, sa peau se ride, et des fils d'argent se mêlent aux mèches de cheveux noirs qui se laissent voir parfois sous sa perruque négligée. Le riche garde longtemps la fraîcheur de ses illusions, comme ces primeurs et ces fleurs rares qu'on obtient chèrement au milieu de l'hiver; mais le pauvre est bien forcé de subir enfin la triste réalité que l'imagination avait dissimulé longtemps.
Alors, malheur à l'homme assez fou pour ouvrir son cœur aux promesses menteuses des jeunes femmes ! Jusqu'à trente ans, les chagrins d'amour glissent sur le cœur qu'ils pressent sans le pénétrer ; après quarante ans, chaque douleur du moment réveille les douleurs passées, l'homme arrivé au développement complet de son être souffre doublement de ses affections brisées et de sa dignité outragée.
A l'époque dont nous parlons, Nicolas demeurait rue de Bièvre, chez Mme Debée-Léeman. Cette dame était une juive d'Anvers de quarante ans, belle encore, veuve d'un mari problématique, et vivant avec un M. Florimond, galant émérite, adorateur ruiné et réduit au rôle de souffre-douleur. A l'époque où Nicolas vint se loger chez Mme Léeman, il remarqua à peine une jeune fille de quatorze ans, qui déjà reproduisait, sous un type plus frais et plus pur, les attraits passés de la mère. Pendant les quatre années suivantes, il ne songea même à cette enfant que quand il entendait sa mère la gronder ou la battre. Elle était cependant devenue à la fin une grande blonde de dix-huit ans, à la peau blanche et transparente ; elle avait dans la taille, dans les poses, dans la démarche, une nonchalance pleine de grâce, et dans le regard une mélancolie si touchante, que, rien qu'à la regarder, Nicolas se sentait souvent les larmes aux yeux. C'était un avertissement de son cœur, qu'il croyait mort et qui n'était qu'endormi.
Depuis fort longtemps, Nicolas vivait seul, ne parlant à personne, travaillant le jour, et le soir errant à l'aventure le long des rues désertes. Ses amis étaient morts ou dispersés, et il était peu à peu tombé dans cet affaissement profond, dans cette indifférence complète qui suit ordinairement une jeunesse trop agitée. Enfin il était tranquille du moins dans son anéantissement, quand , un dimanche matin, une petite main blanche frappa doucement à la porte de sa chambre. Il ouvrit. C'était Sara.
— Je viens, dit-elle, monsieur Nicolas, vous prier de me prêter quelque livre dont vous ne vous serviez pas ; vous en avez beaucoup, et, moi, j'aime la lecture.
— Choisissez, mademoiselle, dit Nicolas ; ensuite, vous êtes bien maîtresse de les lire tous, les uns après les autres.
Sara paraissait si timide, elle avait si grand'peur d'être importune, sa modestie, sa rougeur, son embarras, étaient si naturels, que Nicolas s'abandonna entièrement au charme. Elle resta peu, et, en sortant, elle présenta son front au baiser paternel de l'écrivain.
Toute la semaine, elle travaillait chez les demoiselles Amei, où sa mère l'avait placée pour apprendre à faire de la dentelle; mais, les dimanches, elle ne quittait pas la maison. Aussi renouvela-t-elle ses visites, toujours pour emprunter des livres que Nicolas finit par lui donner. Rien n'était pur et touchant comme ces premières entrevues.
Nicolas avait bien appris certains bruits qui couraient sur le compte de la jeune fille, mais il les regardait comme des calomnies. Peut-être , cette jeune fille avait-elle été compromise par quelque cause provenant de l'avidité de sa mère; puis elle avait l'air si candide, qu'il se serait fait un scrupule d'altérer par un mot, par un geste, même par un regard, la pureté de son innocence ; il lui témoignait du respect, de l'estime et un empressement dont il n'osait lui-même s'expliquer la nature. Sara le sentit, ou du moins sa mère le sentit pour elle, car, arrivées à ce point, les visites devinrent plus fréquentes, les conversations plus intimes ; elle lui apporta d'abord quelques chansons très bien choisies, de celles qu'on appelait brunettes, et lui chanta celle qui avait le plus de rapport avec la situation qu'elle voulait prendre vis-à-vis de lui.
Si les passions sont moins subites à quarante ans, le cœur est beaucoup plus tendre : l'homme a moins de fougue, de violence, d'emportement ; mais en revanche, il aime avec abnégation et dévouement. L'avenir l'épouvante, et il se cramponne au passé pour tenter de ne pas mourir ; il veut recommencer la vie, et plus la femme aimée est jeune, plus aussi les émotions deviennent vives et délicieuses. Qu'on juge avec quel ravissement Nicolas écoutait les vers suivants chantés par la plus jolie bouche avec une expression des plus tendres :
Mon cœur soupire dès l'aurore.
Le jour, un rien me fait rougir ;
Le soir, mon cœur soupire encore ;
Je sens du mal et du plaisir.
Je rêve à toi quand je sommeille,
Ton nom m'agite, il me saisit ;
Je pense à toi quand je m'éveille.
Ton image partout me suit.
— Vous chantez avec sentiment, dit Nicolas. Auriez-vous le cœur aussi sensible que votre voix est touchante ?
— Ah ! monsieur, dit Sara, si vous me connaissiez mieux, vous ne me feriez pas cette question ; mais vous m'apprécierez un jour, et vous saurez si je suis constante dans mes sentiments.
— Voilà ce que votre jolie bouche pouvait me dire de plus agréable.
— Mon Dieu, c'est tout naturel. Quand on a aimé une fois, n'est-ce pas pour la vie ? et peut-on oublier jamais la personne qu'on a aimée ?
— Voilà une bien douce morale !
— C'est celle de la nature.
— Vous avez de l'esprit et de la philosophie, mademoiselle.
— J'ai vu un peu de monde, c'est vrai !... Je vous conterai cela quelque jour.
Nicolas fronça le sourcil mais il se rassura bien vite en entendant la jeune fille ajouter, avec un entraînement naïf, qu'elle avait été invitée avec sa mère à de très belles tables, notamment dans une maison de campagne à quelques lieues de Paris, chez un magistrat de cour où il venait du beau monde. Peut-être y eût-il plus réfléchi, si le babillage de l'enfant n'avait tout à coup changé d'objet.
— Vous savez, dit-elle, que j'ai été au couvent?... Eh bien, j'y ai reçu une éducation si soignée, qu'il m'est venu à l'esprit de faire une pièce de théâtre. Oh ! le théâtre, c'est ce qui m'a formée. J'y serais allée plus souvent encore, si ce n'est que maman n'aime pas les bons spectacles ; elle s'ennuie à la comédie et elle n'aime que Nicolet et les Grands-Danseurs du roi. Audinot même est trop sérieux pour elle, ou, si vous voulez, trop...
Sara n'osa prononcer le mot qu'elle avait dans la pensée. Nicolas, plus tard, jugea qu'elle avait voulu dire « trop décent. »
— Eh bien, reprit-il après un silence, puisque vous aimez le théâtre, il faut y essayer vos dispositions, vos grâces et votre esprit.
— Non, dit-elle, je les réserve pour quelque chose de plus important.
— D'important comme quoi ?
— Je les garde pour mériter votre estime.
Le coup avait porté ; Nicolas la regarda avec attendrissement et la serra dans ses bras.
Insensiblement les visites se multiplièrent. Mme Léeman y mettait un aveuglement et une complaisance inexplicables chez une mère. Quelques relations s'établirent entre les voisins. Le jour des Rois étant arrivé, Nicolas offrit le gâteau à la famille, — dans laquelle il fallait bien compter M. Florimond. Ce dernier, entièrement dans la dépendance de Mme Léeman, avait une conversation superficielle où régnait une politesse recherchée qu'il affectait de tenir de ses souvenirs d'homme du monde. Au dessert, la fève ne se trouva pas dans le gâteau, et Florimond fut soupçonné par la jeune fille de l'avoir fait disparaître pour se dispenser de payer son avènement à la royauté.
— Quelle apparence ? dit Mme Léeman. On sait bien que c'est toujours mon argent qui aurait dansé.
M. Florimond repoussait ces insinuations avec la dignité de l'honneur outragé.
— Je crois plutôt, dit Nicolas, que c'est moi qui aurai avalé la fève par mégarde ; je me regarde donc comme obligé de vous offrir du vin chaud.
La satisfaction de Florimond et l'admiration des deux femmes pour le procédé de Nicolas le payèrent avec usure de son sacrifice.
Le lendemain, Nicolas reçut la visite de Mme Léeman.
— J'ai à vous parler, dit-elle, au sujet de ma fille.
Et elle lui raconta qu'elle avait dû la marier à un M. Delarbre, jeune homme qui était venu fréquemment dans la maison, puis avait cessé tout à coup ses visites. Elle demanda à Nicolas si sa fille lui avait parlé de ces relations antérieures, innocentes du reste.
— Oui, dit-il, mais comme d'un souvenir entièrement effacé.
La mère répondit que ce parti ne convenait nullement à sa fille; puis, adoucissant sa voix, elle ajouta qu'une nouvelle proposition lui était faite. Un nommé M. de Vesgon, ancien ami de la famille, offrait d'assurer le sort de cette enfant, moyennant une donation de vingt mille livres, et cela, par un sentiment tout paternel, résultant de l'amitié que cet homme respectable avait autrefois pour le père de Sara... Toutefois, cette dernière avait refusé la proposition, et Mme Léeman, sentant son autorité de mère impuissante à vaincre la prévention de la jeune fille, venait prier Nicolas d'agir à son tour par la persuasion que son esprit supérieur était sûr de produire.
Nicolas ne put retenir un mouvement de surprise. Mme Léeman fit valoir le mauvais état de sa santé.
— Si ma pauvre enfant venait à me perdre, qu'arriverait-il ? ajouta la mère. J'ai de l'expérience, moi, mon bon monsieur Nicolas ; le temps passe, la beauté s'en va ; Sara se procurerait avec cette somme une petite rente viagère qui, jointe au peu que je lui laisserai, pourrait plus tard la faire vivre honorablement...
Nicolas secoua la tête ; la mère le pressa encore en raison de l'amitié qu'il avait pour sa fille, et lui proposa même de dîner avec M. de Vesgon, afin qu'il pût s'assurer de la pureté des intentions de ce vieillard.
Nicolas se sentit blessé au cœur et ne put dormir de la nuit. Le lendemain matin, Sara monta chez lui comme à l'ordinaire. Il aborda franchement la question des vingt mille francs, et demanda à la jeune fille si elle croyait pouvoir les accepter sans compromettre sa réputation, Sara baissa les yeux, rougit beaucoup, s'assit sur les genoux de Nicolas et se mit à pleurer, Nicolas la pressa de répondre.
— Ah ! si j'osais parler ! s'écria-t-elle entre deux soupirs.
— Confie-moi tes peines, ma charmante enfant.
— Si vous saviez combien je suis malheureuse !
— Malheureuse ! Pourquoi et depuis quand ?
— Je l'ai toujours été... J'ai une mère...
— Je la connais,
Sara paraissait faire un violent effort pour parler.
— Ma mère, dit-elle enfin, a fait mourir ma sœur de chagrin. Moi, dans ce temps-là, je n'étais qu'une enfant folle, étourdie et riant toujours... J'ai bien changé depuis ! Aujourd'hui encore, ma mère me fait trembler ; rien qu'à l'entendre marcher, je frissonne de peur !
Et elle lui fit l'histoire d'une époque où elle demeurait avec sa mère dans une petite rue du Marais, chez un menuisier. C'étaient souvent de nouvelles figures qui se succédaient dans l'amitié de la veuve, et la petite fille était reléguée presque toujours dans un grenier, souffrant du froid, de la faim même... Quand elle criait trop fort, sa mère arrivait furieuse, la pinçait, lui tordait les mains ou lui laissait le visage ensanglanté. Un soir, un homme osa monter jusqu'à ce réduit... et...
— Pauvre enfant ! s'écria Nicolas.
— Ah ! mon ami ! ah ! mon père ! reprit Sara en se jetant tout en larmes dans les bras de l'écrivain, j'ai juré depuis longtemps que jamais je ne consentirais à me marier... et que, dans tous les cas, je n'épouserais jamais un jeune homme...
— Un jeune homme ! Et cependant, ce jeune Delarbre qui venait ici il y a quelques mois... si souvent ?
— Celui-là, dit Sara en soupirant, oh ! celui-là, je puis bien l'avouer, je l'aimais... autant du moins que l'on peut aimer à l'âge où j'étais ; mais il ne viendra plus... Je lui ai tout dit !
Nicolas pencha la tête dans sa main, réfléchit un instant, puis s'écria rempli de pitié :
— Et il t'a quittée ! Il n'a pas compris que la pureté de ton âme... rachetait mille fois, pauvre victime, l'infâme lâcheté commise envers toi !
En s'arrêtant sur cette idée, Nicolas pensa involontairement à Mme Parangon. Cette fatalité de sa vie revenait encore une fois, sous une forme nouvelle, retourner un fer vengeur dans son éternelle blessure. Il se leva, parcourut la chambre avec des gestes désespérés. Sara qui ne comprenait pas toutes les causes d'une douleur si vive, courut à lui, le fit rasseoir, et, tâchant de sourire à travers ses larmes, lui dit en l'embrassant :
— Eh ! pourquoi tant me plaindre ? pourquoi tant de désespoir ? Cela empêchera-t-il l'amitié la plus tendre de durer entre nous, mon protecteur, mon guide ? Pensez-y donc; je ne suis pas coupable, hélas ! et vous n'aurez rien à me pardonner... Ensuite, si Delarbre ne m'avait pas quittée, est-ce que je serais ici, avec vous... dans vos bras. . . causant, pleurant... riant ?...
Elle s'était assise de nouveau sur ses genoux, et passait le bras autour de son cou, ce bras déjà parfait, bien qu'elle n'eût que quinze ans, cette petite main effilée dont les doigts roses traversaient les boucles encore bien fournies de la chevelure de Nicolas.
Le calme rentrait peu à peu dans le cœur de l'écrivain ; l'agitation nerveuse se calmait ; Nicolas reposait ses yeux avec charme sur les traits si réguliers de la pauvre enfant ; il ne put retenir un aveu, longtemps arrêté sur ses lèvres.
— Qu'avez-vous ? lui dit Sara en le voyant un instant rêveur.
— Je pense à toi, dit-il, charmante enfant! Il faut te le dire enfin, depuis longtemps je t'aime... et je te fuyais toujours, effrayé de ta jeunesse et de ta beauté !
— Toujours, jusqu'au matin où je suis venue te voir moi-même !
— Que voulais-tu que je t'offrisse ? Un cœur flétri par la douleur... et par les regrets !
— Que regrettes-tu, maintenant ? Ton cœur n'est-il point calmé ?
— Il bat plus que jamais ; tiens ! touche ma poitrine.
— Ah ! c'est qu'il y a là sans doute...
— Eh ? quoi donc ?
— De l'amour!... dit faiblement Sara.
Nicolas revint à lui-même ; sa philosophie d'écrivain lui rendit un instant de force.
— Non, dit-il gravement; je n'ai pour toi, mon enfant, qu'une sincère et constante amitié.
— Et moi, si j'avais de l'amour ?
— Il cesserait trop tôt. Sara baissa les yeux.
— Il y a un an, reprit Nicolas, j'avais encore une fois cédé au charme...
— Et pour qui ? dit Sara levant vivement la tête.
— Pour une image que je me créais en moi-même, pour une chimère, fugitive comme un rêve, et que je ne songeais même pas à réaliser, pour une de ces impossibilités que j'ai poursuivies toute ma vie, et que je ne sais quel destin a quelquefois rendues possibles.
— Mais quelle était cette image ? quel était ce rêve ?
— C'était toi.
— Moi, grand Dieu !
— Toi que je voyais courir çà et là dans cette maison, toi qui passais à mes côtés dans l'escalier, dans la rue... et qui grandissais de plus en plus, qui devenais toujours plus belle, et que je surprenais parfois à causer le soir sur le pas de la porte avec le jeune Delarbre...
Sara rougit et dit :
— Mais je vous jure...
— Eh ! qu'importe ? dit Nicolas avec résolution ; n'était-il pas beau et digne alors de toi, sans doute?... N'est-ce pas naturel, n'est-ce pas même un doux spectacle pour le cœur de l'homme que l'amour pur de deux êtres beaux et jeunes ?... Moi, je t'aimais d'une autre manière; je t'aimais comme on aime ces étranges visions que l'on voit passer dans les songes, si bien qu'on se réveille épris d'une belle passion, faible souvenir des impressions de la jeunesse... dont on rit un instant après !
— Oh ! mon Dieu ! on le voit bien, vous êtes un poète !
— Tu l'as dit. Nous ne vivons pas, nous ! nous analysons la vie !... Les autres créatures sont nos jouets éternels... et elles s'en vengent bien aussi ! Amitié, amour, qu'est cela ? Suis-je bien sûr moi-même d'avoir aimé ? Les images du jour sont pour moi comme les visions de la nuit ! Malheur à qui pénètre dans mon rêve éternel sans être une image impalpable!... Comme le peintre, froid à tout ce qui l'entoure, et qui trace avec calme le spectacle d'une bataille ou d'une tempête, nous ne voyons partout que des modèles à décrire, des passions à rendre, et tous ceux qui se mêlent à notre vie sont victimes de notre égoïsme, comme nous le sommes de notre imagination !
— Vous m'effrayez ! s'écria Sara.
— Non, je suis calme, dit Nicolas ; c'est de l'expérience, ma chère enfant; j'ai appris à connaître et les autres et moi-même, et si j'ai l'amertume au cœur, je n'ai plus du moins l'ironie sur les lèvres... Sais-tu ce que nous faisons, nous autres, de nos amours ?... Nous en faisons des livres pour gagner notre vie. C'est ce qu'a fait Rousseau le Genevois;... c'est ce que j'ai fait moi-même dans mon Paysan perverti. J'ai raconté l'histoire de mes amours avec une pauvre femme d'Auxerre qui est morte; mais, plus discret que Rousseau, je n'ai pas tout dit... peut-être aussi parce qu'il aurait fallu raconter... Il s'arrêta.
— Oh ! faites-moi lire ce livre, s'écria Sara.
— Pas encore !... Mais tiens, tu vas voir maintenant combien mon amitié est dangereuse... Je t'ai mise déjà dans mes Contemporaines !
— Quel bonheur ! s'écria la jeune fille en frappant des mains ; mais comment est-ce possible ?
— Puisque tu veux bien me pardonner, charmante fille, voici le livre. Tu vois bien le nom d'Adeline, c'est celui que je t'ai donné.
— Oh ! quel joli nom ! Je n'en veux plus porter d'autre... Et qui aime-t-elle ?
— Chavigny.
— Chavigny ?... C'est donc le nom que vous avez choisi pour vous.
— Non... je l'ai choisi pour le jeune Delarbre, qui alors venait ici tous les jours. En le voyant si empressé, si amoureux, si tendre, un souvenir de mes jeunes années me revint à l'esprit... Je me figurai que j'étais à sa place, et que c'était moi qui t'aimais. Oh ! que j'eusse été plus tendre et plus enthousiaste encore !... Il n'était lui-même que l'image affaiblie et vague de ma jeunesse, et cependant je ne pouvais le haïr... Je n'espérais rien. Alors, j'exprimai en moi-même, j'exprimai tout seul à sa place les sentiments que tu m'aurais inspirés. Ce qui n'était pour lui que de l'amour était pour moi de l'adoration; j'eusse été jaloux pour lui au besoin... j'aurais tué son rival!... Je t'aurais épousée, moi, à sa place...
Sara se cacha honteuse dans les bras de Nicolas, puis elle leva vers lui son visage souriant à travers les pleurs...."
Tous les aveuglements, toutes les lâchetés, la jalousie, les feintes, les mensonges, toute la menue monnaie des tristes amours d'un homme vieillissant et d'une jeune coquette, sont minutieusement analysés, avec un art puissant et une émouvante sincérité. Les tourmentsde cette dernière aventure ne guériront pas pour autant Nicolas, et d`autres femmes défilent dans sa vie. Mais les années de 1785 à 1797 ne sont qu'esquissées.
Les quatre derniers tomes de "Monsieur Nicolas" contiennent : le XIII, "Mon Kalendrier", où chaque jour de l`année est dédié à l'une des femmes qu'il a aimées; le XIV, "Ma morale"; le XV, "Ma politique"; le XVI, "Mes ouvrages". D`autres tomes devaient suivre : "Mes affaires", "Mes maladies", "Ma physique", "Mes contemporains", "Mes dates", mais qu'il n'écrivit pas.
Monsieur Nicolas est d'abord une autobiographie dont l'authenticité est assez rarement mise en doute, comme en témoignent les documents, les lettres, ou les notes de "Mes inscriptions". Certes Restif parfois dissimule, arrange, c'est aussi une œuvre presque balzacienne par ses tableaux d'une enfance aux champs, d`une vie d'ouvrier, du Paris des humbles et des oubliés de l'Histoire. C'est enfin la somme et l'achèvement formel d'une œuvre à laquelle on a si souvent reproché sa prolixité. L'autoportrait se révèle aussi histoire de la genèse d'une oeuvre et d'une destinée singulière ...
La prostitution, la plaie du XVIIIe siècle, "toute vive et agrandie par la licence des temps", les penseurs du XVIIIe siècle, effrayés des progrès du vice, en avaient cherché le remède, le premier d'entre eux fut Rétif de la Bretonne, ce "Scudéry du ruisseau", nous content Edmond et Jules de Goncourt dans leur "Histoire de la société française pendant la Révolution" (1889)...
".. Au cœur de Paris, le jardin Égalité, — où l'on voyait tout à l'heure l'accouplement de l'Illinois et de l'Algonquine, et le tarif affiché dans la salle immonde , — le jardin Égalité est le "jardin- lupanar".
Là se tient le grand marché de la chair; là, depuis neuf heures du soir jusqu'au milieu de la nuit, des centaines de filles, de douze à quarante ans, recrutent, l'œil effronté, l'éventail en jeu, et font étal de leurs appas, de leurs mines, de leurs toilettes. Elles rôdent dans les allées, en "sœurs promeneuses" ; elles emplissent les galeries ; elles font leur quartier général des fameux « promenoirs en bois », qu'on appelait tout à l'heure le "Camp des Tartares". Les deux allées des promenoirs, c'est une foire riante et continuelle; et le long des boutiques de fripiers, de libraires, de marchands de jouets d'enfants, de papetiers, de marchands de saucissons, de faïences, de lingères, de fruitiers, de marchandes de modes, le long de tous ces portiques ornés de draperies feintes, resplendissants de lumières, il se fait chaque soir un coudoiement énorme. Deux à deux et se donnant le bras, les libertins fendent, riant et folâtrant, la cohue des prostituées, dont les unes traînent à leurs côtés une vieille ou une servante, dont beaucoup se pavanent, et marchent seules, dans les insolences de leur jeunesse pourrie.
Une rare et charmante gravure de 1787 représente ce bazar et montre la procession des impures «en beaux fourreaux», en pelisses de satin bleu, bordées d'hermine. — La gravure n'a pas vieilli, et l'image est encore fidèle aux années dont nous parlons, hors en une chose : la Révolution a découronné le front des filles de ces chapeaux chargés de plumes et de fleurs; elle les a faites plus simples en leur mise; et au lieu de ces robes traînantes «vrais balais du Palais-Royal» dont elles s'enharnachaient naguère, les hétaïres en renom, la mulâtresse Bersi, l'Italienne, la Paysanne, Papillon, Georgette, Fanchon, Dupuis la Chevalière, la Blonde élancée, le chevalier Boulliote, les trois Téniers, qu'on nomme ainsi parce qu'elles ont trois Hollandais pour amants; Thévenin, la Colombe, la Chevalier, fille du bourreau de Dijon, portent des caracos simples, et leurs cheveux noués avec un ruban bleu (Almanach des adresses des demoiselles de Paris de tout genre et de toutes les classes, ou Calendrier du plaisir. A Paphos, etc., etc.).
Mais toutes ces filles en troupeau n'étaient que la honte du jardin Égalité. Elles mettaient comme une loyauté impudique à se révéler, et à ne pas se cacher d'être une marchandise. Les courtisanes de second et de premier ordre, qui ne frayaient pas avec ces compagnes indignes ; cette douzaine de femmes, qui se faisaient courtiser pour se vendre, et qui se tenaient modestement assises dans le jardin, principalement aux environs du café Foi, étaient le véritable danger du jardin. Ces femmes, qu'on nommait par une antiphrase singulière "femmes du monde", étaient l'écueil de la jeunesse. Elles usaient, pour qu'on s'y attachât davantage ou mieux pour qu'on les achetât plus, de tous les ragoûts de la prostitution; elles jouaient le convenant du maintien et de la compagnie, et le décent de l'entretien; et elles faisaient mentir tout leur corps et toute leur personne dans un paraître d'honnêteté, donnant à leur métier un vernis de tendresse, à la débauche un semblant d'intrigue. Une dizaine de ces courtisanes relevées était alors au jardin Égalité. Occupant d'ordinaire un petit appartement au second étage des galeries (Meine Flucht nach Paris im Winter 1790, von August von Kotzebue), elles menaient grand train, avaient bonne table, beaux meubles, domestiques, un négrillon pour les accompagner, et dépensaient environ 5o,ooo livres par an. Elles comptaient de vingt à trente ans, vivaient avec une amie moins jolie qu'elles, ou une matrone, se montraient rarement aux. petits spectacles, mais fréquentaient l'Opéra, le Théâtre-Français où elles allaient, dont elles revenaient en remise. Les étrangers étaient la conquête qu'une femme de cette classe ambitionnait le plus, et à laquelle elle réussissait le mieux; elle était leur providence à tant par jour, ou par semaine, ou par mois, ou par quart d'année. Écoutez un Allemand : «Elle s'arrange avec un, deux, trois ou quatre étrangers pour une certaine somme, s'attache exclusivement à eux; elle visite avec eux les théâtres, les campagnes aux environs, les curiosités de la capitale, et devient une compagne de voyage amusante et expérimentée. Elle forme, comme en un collège, les jeunes gens, en les préservant des autres filles de son état, tient l'œil à leur garde-robe et à leurs achats, et les instruit du prix des choses : en un mot, elle lèche les jeunes ours d'Angleterre, bouchonne les rouges jouvenceaux de l'Allemagne, et donne du sang et de la souplesse aux animaux amphibies de la Hollande.»
Ces reines publiques, c'étaient Latierce, la brune Saint-Maurice, à la taille svelte, au pied pointu, qu'on accusait d'être fidèle à un très illustre marmiton de Huré, traiteur renommé; la Sultane et l'Orange.
En ce petit groupe célèbre, en cette phalange des fées du vice, marchent au premier rang, dans le cortège des désirs, la Bacchante et la Vénus. La Bacchante a reçu son nom de la ressemblance qu'on a voulu trouver entre elle et un tableau de bacchante exposé au Salon. Une charité a beaucoup servi à sa fortune. Au Théâtre des Petits-Comédiens, un jeune acteur s'étant blessé d'un coup de pistolet, la Bacchante s'élance de sa loge sur le théâtre, prend l'enfant dans ses bras, l'emmène chez elle, et le fait panser. Le lendemain, tout Paris savait l'anecdote; et les deux louis d'or que la Bacchante jeta dans un chapeau qui servait à faire une quête au profit du blessé, «lui en rapportèrent mille autres». La Bacchante «est une femme grande, brune, à taille élancée, avec des yeux d'amazone et une chevelure d'une abondance que je n'avais encore jamais vue. Ses cheveux noirs comme l'ébène frisent naturellement ; ils couvrent à volonté son sein et ses épaules, et son chignon est si épais qu'il laisse à peine voir son cou. Elle est plus grasse que maigre, mais bien faite et régulièrement proportionnée, avec de petites mains et des bras ronds et potelés, la figure pâle, les dents blanches, la bouche petite, la toilette toujours nouvelle, toujours pleine de goût. »
La rivale de la Bacchante, la Vénus, avait fondé sa popularité sur un nenni. Elle avait refusé, disait-on, le comte d'Artois. «La Vénus n'est pas indigne de ce nom : c'est une brune fraîche, délicate... Elle se montrait cet été dans un élégant négligé de la plus fine mousseline, qui la couvrait légèrement, et permettait, à chacun de ses mouvements, d'admirer le jeu gracieux d'une taille déliée, des hanches et des jambes. Son appartement compte parmi les plus élégants; ses adorateurs sont les plus riches et les plus beaux. Elle chante et joue très bien; elle danse à ravir.»
Cette prostitution, c'était la plaie du XVIIIe siècle, toute vive et agrandie par la licence des temps. Le XVIIIe siècle, avec son évangile de jouissance, et les facilités de sa morale passées de la petite maison du grand seigneur au plus bas peuple, avait semé le mal. En 1784, le père Elie Harel, dans "les Causes du désordre public" comptait à Paris «soixante mille filles de prostitution, auxquelles on en ajoute dix mille privilégiées, ou qui font la contrebande en secret», et il attribuait à cette immense population un revenu de 143,800,000 livres.
Les penseurs du XVIIIe siècle, effrayés des progrès du vice, en avaient cherché le remède. De ceux-là qui crurent que, devant le service de l'humanité, je ne sais quelles pudeurs affectées doivent céder, que le réformateur est médecin, et que la "pornognomonie" est un rêve de raison, un code de lois essentiel à la vie des sociétés humaines, et la santé même physique et morale des sociétés, le premier fut Rétif de la Bretonne, cette tête, cette plume fécondes, ce Scudéry du ruisseau, cet impatient du bien public. Faisant la part de l'homme, le "Pornographe" n'abolit pas le "publicisme" des filles. Il l'accepte, mais il veut le régler. Il tente de faire naître de cette corruption même un bien ce par un règlement pour les prostituées qui procurerait leur séquestration, sans les mettre hors de la portée de tous les états, et qui rendrait leur commerce sûr et moins outrageant pour la nature». Il veut les filles publiques enfermées dans des maisons «commodes et sans trop d'apparence», maisons placées sous la protection du gouvernement, et qu'il nomme "parthénion" ; à chaque, parthénion , un "conseil" composé de douze citoyens remplis de probité, qui auront été honorés de l'échevinage dans la ville de Paris, du capitoulat ou de la qualité de maire dans les autres grandes villes; au-dessous des douze citoyens du conseil, des "gouvernantes", qui recevront chaque jour de la supérieure des sommes nécessaires à l'entretien des filles, et aux réparations intérieures ; toute fille reçue au parthénion, sans aucune information sur sa famille; le parthénion, un asile inviolable : «les parents ne pourront en retirer leur fille malgré elle.»
Ces prémisses posées, Rétif se perd en mille enfantillages de détail, en des conjectures d'un ingénieux raffiné et sans portée, en une énumération de minuties d'une risible puérilité. Ce sont à chaque parthénion une cour et deux jardins, «où il se trouvera différentes entrées masquées par des arbres, des bosquets et des treillages, afin qu'on puisse se glisser sans être remarqué aux endroits où se trouveront des bureaux semblables à ceux de nos spectacles », et portant un tarif.
Chaque article du Pornographe est ainsi plein d'inventions romancières, plaisantes ou bizarres, d'imaginations impraticables et ridicules ! Ici, les filles les plus belles occuperont le côté du corridor chiffré I ; là, toutes les filles devront être rassemblées huit heures par jour dans deux salles : «Elles y seront, dit Rétif, assises, tranquilles, occupées de la lecture ou du travail à leur choix : chaque place sera marquée par une fleur différente, qui donnera son nom à la fille qui l'occupera : ainsi celles dont les places seront désignées par une rose, une amaranthe, du muguet, des narcisses, etc., se nommeront Rose, Amaranthe, etc.» — Le parthénion imaginé par Rétif ne déparerait pas l'utopique Salente de Fénelon. — Autre part, il est interdit aux filles «d'avoir jamais aucunes odeurs, de mettre du blanc ou du rouge, de se servir de pommades pour adoucir la peau, étant reconnu que tout cela ne donne qu'un éclat factice, et détruit la beauté naturelle», Autre part, ce sont des recommandations pour que les filles soient conduites aux théâtres de la capitale «en voitures exactement fermées, et les loges qu'elles occuperont garnies d'une gaze».
Revenant un moment au sérieux de sa thèse, aux filles auxquelles «les exercices de la maison» élèveraient l'âme, et qui formeraient le dessein de vivre désormais en filles d'honneur, Rétif les faisait encourager par le conseil dans cette bonne résolution. L'administration devait leur servir de parents, ou les réconcilier avec les leurs et leur rendre enfin tous les bons offices «que la raison et l'humanité prescriront».
Mercier, dans "l'Observateur de Paris", se payant moins d'illusion, cherchant plus à faire le vice inoffensif qu'à le faire honnête, n'ayant pas, comme Rétif, la bonhomie de descendre à ces détails de danses, de concerts, de leçons de musique, qui feraient d'un Parthénion aux heures d'assemblée une abbaye de Thélème; Mercier, se berçant moins avec des rêveries d'occupations et de passe-temps galants pour "les tombeaux affreux qui dévorent des êtres vivants", allumait un falot numéroté sur la fenêtre de ces trente mille filles publiques de Paris, «fléau des jeunes gens, perdant les hommes de tous les âges, de tous les états, appauvrissant leur esprit, épuisant leur fortune et leur santé». Le numéro de chaque fille sera écrit en gros caractère à la portée de la vue sur sa cheminée ou sa croisée. A toute dénonciation d'un particulier, indiquant le numéro de la fille, et jetée dans une des boîtes de la grande poste, la police enverra un chirurgien en visite et, jusqu'au certificat de guérison du chirurgien, le falot de la fille restera éteint.
En 1789, un "ami des mœurs" contre les débordements du scandale, à quelques mois du 14 juillet, réclame une législation sévère. Il demande d'abord, par une idée habituelle des utopistes, qui font résider la sauvegarde de la société dans l'uniforme ordonné à certaines de ces classes, il demande qu'on affecte aux demoiselles une couleur particulière, le noir avec un cordon vert liséré de rouge, les grandes plumes et le rouge. Citant, de ouï- dire, certaines chambres de la rue des Petits-Champs, qu'on ne souffre pas, dit "l'ami des mœurs", que les salons de ces misérables entrepreneuses soient décorés de tout ce que Lampsaque pouvait imaginer de plus obscène aux mystères de Cotyto. Raser et renfermer toutes les dévergondées qui font montre de leurs seins nus; supprimer le salon des Beaujolais « qui n'est qu'un salon public de coureuses », où le vice en cheveux blancs choisit et marchande; fermer Audinot, Nicolet, «qui ouvrent tous les soirs une école de mauvais goût et de lubricité qui déprave le peuple» ; interdire aux filles les deuils de cour et les diamants; forcer toute demoiselle en chambre garnie ou dans ses meubles à avoir un métier, sous peine de six mois de Salpêtrière ; leur interdire la livrée ou le manteau aux panneaux de leurs voitures, et frapper de 1,000 écus d'amende celles «qui oseraient se parer des armes de leurs amants » ; fouetter à la Salpêtrière les malheureuses qui favorisent la prostitution des filles qui n'ont pas encore quinze ans; retenir à jamais celles qui se servent de breuvages et de fauteuils ; enfermer pour la vie la mère qui vend sa fille ; fermer les Tuileries et le Luxembourg, à la chute du jour, en toute saison; punir de prison ou de confiscation toute fille qui donnera à jouer; faire donner le fouet par la femme du bourreau aux morveuses de dix à douze ans qui s'introduisent au Palais-Royal; faire promener une sentinelle dans les corridors des spectacles, les portes des loges ouvertes, ainsi qu'il se fait à Marseille; obliger le commissaire à lire tout haut aux filles un précis des maux de toute espèce qui les attendent au sein des plaisirs, sans oublier un tableau de la Salpêtrière, «à laquelle, ajoute l'ami des mœurs, je voudrais qu'elles fissent une visite de précaution» ; établir un hospice des Repenties, où les filles lassées du vice trouveraient occupation, instruction, indulgence; interdire l'entrée des cafés, des restaurateurs et des tavernes, à toute personne du sexe ; défendre les bals champêtres qui sont le rendez-vous de toutes les grisettes de la banlieue, où vont recruter les embaucheuses ; enlever aux filles leurs enfants ; enfin assigner dans chaque faubourg un quartier aux filles, «afin que nos femmes et nos filles n'aient pas, en sortant de l'oratoire Saint-Eustache», le spectacle de leurs manèges et de leurs agaceries ; — tel est l'ensemble du projet des mesures, dont "l'ami des moeurs" réclame l'application, — projet draconien en quelques-unes de ses parties, mais pratique et réalisable.
«Fermez à l'instant les maisons de débauche ! — crie un autre qui ne veut pas que la loi avoue l'homme. — Jetez dans les ateliers de basse justice les misérables créatures qui empoisonnent le crime et vendent le double venin des âmes et des corps... Balayez toute cette crapuleuse lie de vos villes infâmes ! » — C'est l'abbé Fauchet qui parle ainsi dans sa "Religion Nationale".
Nul des pornographes n'est écouté; et la prostitution sans frein, ronge le Paris de 1791, de 1792, de 1793, étalant son triomphe à toutes les vitres, se jouant de la proclamation de la municipalité du 21 janvier 1791, montrant aux devantures des boutiques "la Marchande de pommes de terre" et mille autres crayonnages obscènes.
La libre corruption de la grande cité devient si énorme et si apparente, que la Révolution s'alarme des publics défis de l'impudeur. En 1792, pendant que Manuel fait ordonner à Audinot, par le commissaire de police, d'expurger ses pièces d'indécences, le conseil général rend les propriétaires responsables des délits commis par les filles dans la rue, et les frappe d'une amende de 25 livres.
En juillet 1793, un moment, on croit que le jardin Égalité va être vidé. Les grilles du jardin fermées, Henriot a rassemblé toutes les nymphes autour de lui. — «Citoyennes, dit le général, êtes-vous bonnes citoyennes? — Oui! oui! notre général! — Êtes- vous bonnes républicaines? Oui! oui! — N'auriez-vous pas, par hasard, cachés dans vos cabinets, quelque prêtre réfractaire, quelque Autrichien, quelque Prussien ? — Fi ! fi ! nous ne recevons que des sans-culottes 2 ! » — Ces patriotiques réponses désarment, quelques mois, les sévérités toutes prêtes à sévir, et jusqu'à Chaumette, qui voulait déjà toutes les filles conduites à Pélagie, et occupées à des travaux utiles .
Au Club révolutionnaire des Arts, Wicar dénonce les estampes qui représentent des sujets contraires aux mœurs, et demande qu'elles soient brûlées au pied de l'arbre de la Liberté. Le citoyen Boilly, l'auteur des nudités dénoncées, comparaît et se justifie, disant qu'il n'a jamais dicté les titres qui sont au bas de ces estampes ; que cela a été composé avant la Révolution ; qu'il a expié les erreurs d'une composition un peu libre en exerçant son pinceau d'une manière plus digne, et invite les artistes à venir vérifier dans son atelier.
Le club révolutionnaire des Arts avait dénoncé les images de la prostitution. C'est le procureur de la commune qui dénonce la prostitution elle- même, en octobre 1793, non point au nom de la moralité sociale, mais au nom de la liberté et de la Révolution, qu'elle ébranle et compromet, non comme un mal grandi dans l'inattention de la municipalité et les bouleversements de l'État, mais comme un effort des corrupteurs du cœur humain, « les seuls et les plus fermes soutiens du royalisme et de l'aristocratie ». Ces progrès rapides et effrayants du libertinage, ce sont « ces monstres qui l'excitent sans cesse en offrant aux regards des républicains le vice couronné de fleurs, assassinant de ses mains immondes les mœurs des citoyens sur les autels du despotisme et de la royauté ». Sur l'avis du procureur de la commune, le conseil, considérant « que c'est sauver la patrie que de purifier l'atmosphère de la liberté du souffle contagieux du libertinage » ; considérant « que s'il ne travaille pas sans relâche à consolider les mœurs, bases essentielles du système républicain, il se rend criminel aux yeux de la postérité, à qui la génération présente doit tous ses efforts pour anéantir les restes de la corruption monarchique et de l'avilissement de quatorze cents ans d'esclavage et d'immoralité » ; le conseil de la commune nettoie à grands coups les écuries d'Augias.
Il fait les rues, promenades, places publiques nettes de toute fille ou femme de mauvaise vie, qu'il menace d'arrestation et de traduction au tribunal de police centrale, comme corruptrice des mœurs et perturbatrice de l'ordre public. Il défend à tous marchands de livres et tableaux, bas- reliefs, d'exposer au public des objets indécents, et qui choquent la pudeur, sous peine de saisie et d anéantissement desdits objets ; il prescrit aux commissaires de police une surveillance active dans les quartiers infectés de libertinage; il commande aux patrouilles d'arrêter toutes les filles et femmes de mauvaise vie qu'elles trouveront excitant au libertinage ; et, instituant une police civile, où la réquisition de l'individu sera comme le zèle de la loi, le conseil appelle à son aide, pour l'exécution et le maintien de son arrêté, les républicains austères et amis des mœurs, les pères et mères de famille, toutes les autorités constituées, les instituteurs de la jeunesse, « invite les vieillards, comme ministres de la morale, à veiller à ce que les mœurs ne soient point choquées en leur présence et à requérir le commissaire de police et autres autorités constituées toutes les fois qu'ils le jugeront nécessaire, enjoint à la force armée de prêter main-forte pour le maintien du présent arrêté, lorsqu'elle en sera requise même par un citoyen».
Comme complément aux mœurs rigoureuses de la commune, Nicolet, directeur du théâtre de la Gaîté, et un acteur sont arrêtés par ordre du comité de salut public, l'un comme coupable d'avoir fait jouer, l'autre comme coupable d'avoir joué une pièce obscène.
Mais ce fut vainement que les bonnes mœurs furent décrétées, vainement que la Montagne mit les vertus à l'ordre du jour, l'immortelle prostitution survécut, et Rétif, qui avait fait son rêve de la réforme de l'infâme commerce, écrivait, désespérant de la victoire : « ... Après avoir soigneusement examiné nos institutions, nos préjugés, nos mariages, après avoir vu l'essai de suppression absolue de la prostitution qu'ont fait deux hommes bien différents, Joseph II, en Allemagne, et Chaumette, procureur de la commune, lors de la terreur de 1793 et 1794, une conséquence fatale, déshonorante pour notre régime, s'est présentée. Malgré moi j'ai pensé : il faut des filles. O triste vérité ! me suis-je écrié avec douleur. Quoi! il faut...! J'ai recommencé mon examen : il faut... des filles! Et je me suis rendu à l'évidence en gémissant. »
Toutes les grandes immoralités triomphantes au plus haut échelon de la société, l'exemple de ces Gracques à l'enchère, de ces consciences vénales qui font monnaie du génie ou de la popularité, de ces gloires courtisanes, de ces hommes en vue dont si peu se font respecter par l'or de la cour ou les assignats de la Révolution; les conseils et le spectacle de l'assouvissement facilité des passions et des dépenses dépravées de la vie, défrayées par de secrets et honteux marchés, avaient, dès le commencement de la Révolution,, encouragé le peuple au sans-pudeur de la dépravation ; et à cette école mauvaise des probités lâches devant la corruption, et absoutes par la fortune, le cynisme des tribuns était descendu dans les foules ; et la licence défie et moque la répression.
Les crimes se multiplient. Il entre à la Conciergerie, en 1790, comme prévenus de crimes et de fraude, quatre cent quatre-vingt-dix prisonniers ; il en entre, en 1791, onze cent quatre-vingt-dix-huit. Le vol grandit démesurément..." (Goncourt)