Friedrich Hölderlin (1770-1843), "Hymnen in freien Strophen" (1790-1792), "Hyperion oder der Eremit von Griechen land (1797-1799), "Det Tod des Empedokles" (1798-1800), "Menons Klagen um Diotima" (1798), "Odes" (1799-1801), "Der Archipelagus" (1800), "Nachtgesänge" (1805) - 

Last Update: 12/31/2016


La personnalité littéraire qui assuma la transition entre la fin des Lumières et le début des idées du Romantisme, entre le Classicisme Weimar et le Romantisme, fut Johann Christian Hölderlin dont l'essentiel de la création poétique s'étend de 1798 à 1804 : ce n'est que durant ces cinq années que le poète parvient à construire une oeuvre qui prolonge par son langage cette volonté, portée à l'origine par Friedrich Klopstock (1724-1803), de doter la langue allemande d'une perfection, d'une simplicité, d'une transparence toutes classiques, à l'égal du grec, et seul langage à même d'exprimer cette invisible présence du divin dans la nature, patrie de l'être, perdue, mythique. Et pour Hölderlin, semble-t-il, "exprimer" signifie "faire revenir", tenter de ré-intégrer en ce monde, par le langage et au-delà, cette proximité avec le divin qui illumine cinq années de son existence, lui qui était "né pour un jour limpide...".

La vie est pour le poète passion, grandeur et renoncement, il aspirera à l'héroïsme et au "bonheur divin", et se verra condamner à fuir son époque et à se réfugier dans l'absolu de son imagination poétique ...

"Die Linien des Lebens sind verschieden,

Wie Wege sind, und wie der Berge Grenzen.

Was hier wir sind, kann dort ein Gott ergänzen

Mit Harmonien und ewigem Lohn und Frieden." (An Zimmern)

Bien que son œuvre n'ait eu que peu d'échos de son vivant et qu'il ait été complètement occulté jusqu'au milieu du XXe siècle, on le considère désormais comme l'un des plus grands poètes lyriques allemands. On sait que la poésie de Hölderlin fascina Martin Heidegger (1889-1976) - "la Poésie est l'établissement de l'Étant par les moyens du monde" - et qu'elle alimenta sous le National-socialisme la symbolique de l'éveil et de la singularité de la nation allemande : pourtant, le héros dans Hypérion quitte sa maison et sa patrie, abandonnant à la barbarie un monde qui n'est déjà plus le sien...


Das menschliche Leben

 

Menschen, Menschen! was ist euer Leben,

Eure Welt, die tränenvolle Welt,

Dieser Schauplatz, kann er Freuden geben,

Wo sich Trauern nicht dazu gesellt?

O! die Schatten, welche euch umschweben,

Die sind euer Freudenleben.

 

Tränen, fließt! o fließet, Mitleidstränen,

Taumel, Reue, Tugend, Spott der Welt,

Wiederkehr zu ihr, ein neues Sehnen,

Banges Seufzen, das die Leiden zählt,

Sind der armen Sterblichen Begleiter,

O, nur allzu wenig heiter!

 

 

Banger Schauer faßt die trübe Seele,

Wenn sie jene Torenfreuden sieht,

Welt, Verführung, manches Guten Hölle,

Flieht von mir, auf ewig immer flieht!

Ja gewiß, schon manche gute Seele hat, betrogen,

Euer tötend Gift gesogen.

 

Wann der Sünde dann ihr Urteil tönet,

Des Gewissens Schreckensreu sie lehrt,

Wie die Lasterbahn ihr Ende krönet,

Schmerz, der ihr Gebein versehrt!

Dann sieht das verirrte Herz zurücke;

Reue schluchzen seine Blicke.



Friedrich Hölderlin (1770-1843)

Né à Lauffen, dans le Wurtemberg, le souabe Frédéric Hoelderlin perdit de bonne heure son père et, élevé par une mère qui se remarie, semble avoir reproché à celle-ci son manque d'attention affectueuse. On l'oblige à entrer à dix-huit ans au séminaire de Tübingen (on y formait les pasteurs souabes dans un esprit de stricte orthodixie), que fréquentent alors Hegel (1770-1831), entré au séminaire la même année, et Schelling (1775-1854), deux ans plus tard. Hölderlin y passa cinq années (il en sorti à la fin de l'année 1793). Mais ce qui l'enflamme, c'est la poésie, la Grèce antique, les discussions avec Schiller ("votre Don Carlos fut longtemps le nuage magique dans lequel le dieu de ma jeunesse m'enveloppa pour m'empêcher de voir trop tôt la petitesse et la barbarie du monde"), les cours de Fichte, loin de la médiocrité d'un siècle qui n'est que violence et angoisse. Il abandonne le séminaire et tente de survivre en assurant des préceptorats successifs. 

C'est Schiller, souabe lui aussi, qui lui obtient en 1793 sa première place de précepteur, à Waltershausen (Thuringe), chez la baronne Charlotte von Kalb, une femme passionnée de poésie. Un Schiller qui publia dans sa revue Neue Thalia certains des poèmes de Hölderlin, avec un fragment de son roman inachevé Hypérion. 

En 1796, Hölderlin découvre l'amour et le rôle messianique du poète, la rédaction de son roman Hypérion en est transformée. De 1796 à 1798, Hölderlin rencontre en Suzanne Gontard, née Borkenstein, l'épouse du banquier de Francfort, l'âme soeur tant attendue, celle qu'il immortalisera sous le nom de Diotima, dans Hypérion : ils ont tous deux 26 ans. Mais dès le début de 1798, la position de Hölderlin est bien difficile dans la maison Gontard, le maître ne tarde pas à chasser le poète. Celui-ci composa la même année une élégi, "Ménons Klagen um Diotima, Plaintes de Ménon pleurant Diotima), qui sera remaniée en 1800, chant d'adieu et d'amour écrit pour Suzanne et qui se spiritualiser toujours davantage. Une élégie que l'on classe parmi les plus hautes compositions de la littérature allemande ...

Le monde n'y est plus que l' "ombre d'un nuage devant la lune qui fuit" tandis que toute l'angoisse des évènements passés se résorbe dans l'harmonie du verbe (trad. Aubier, Gallimard) ...

 

Täglich geh ich heraus und such ein anderes immer,

   Habe längst sie befragt, alle die Pfade des Lands;

Droben die kühlenden Höhn, die Schatten alle besuch ich,

   Und die Quellen; hinauf irret der Geist und hinab,

Ruh erbittend: so flieht das getroffene Wild in die Wälder,

   Wo es um Mittag sonst sicher im Dunkel geruht;

Aber nimmer erquickt sein grünes Lager das Herz ihm,

   Jammernd und schlummerlos treibt es der Stachel umher;

Nicht die Wärme des Lichts und nicht die Kühle der Nacht hilft,

Und in Wogen des Stroms taucht es die Wunden umsonst.

Und wie ihm vergebens die Erd ihr fröhliches Heilkraut

   Reicht und das gärende Blut keiner der Zephyre stillt,

So, ihr Lieben, auch mir, so will es scheinen, und niemand

   Kann von der Stirne mir nehmen den traurigen Traum?

 

(...)

 

Hölderlin repartira en voyage, mais sans but. A la même époque, il écrit, son roman, "Hypérion" (1799), une légende sur la libération de la Grèce, le modèle de toutes les patries, - l'imagination créatrice de Hölderlin s'y soulèvera et verra son besoin d'héroïsme s'y briser - ; un drame, "La Mort d'Empédocle" (1799),  cet "ennemi mortel de toute existence bornée" qui se jeta dans le cratère de l'Etna; puis ses Odes, Elégies, et Hymnes, mais ne publie que peu : il se sent déjà incompris, peu soutenu,  non reconnu... 

Quittant Francfort, Hölderlin s'installe à Homburg, son ami Isaac von Sinclair y est au service du landgrave de Hesse-Homburg, il y est compose hymnes, odes, élégies, s'interroge sur le destin du poète et la valeur de son verbe (Dichterberuf, Der blinde Sänger) tout en rêvant d'instaurer une république idéale et allemande où serait possible un "retour des dieux" ... Pour vivre, Hölderlin poursuit son activité de précepteur, au gré des demandes, en Suisse, traverse la France pour Bordeaux (le consul de Hambourg), quelques mois, de fin 1801 à mai 1802. Mais le doute semble s'accroître quant à ses propres capacités. On ne sait rien de son retour, de ses voyages, Sinclair, son ami de Homburg, le recueillera, mais sera arrêté en février 1805 comme conspirateur ...

Et en juillet 1802 se produit une cassure mentale définitive : non seulement Suzanne Gontard meurt (elle mourut le 22 juin 1802) mais plus encore le poète n'est déjà plus, intellectuellement, de ce monde. Hölderlin regagne l'Allemagne, y écrit ses derniers poèmes. En 1806, il fait un séjour d'un an dans un asile, en vain. Il s'égare et erre de plus en plus, devient incompréhensible, sa mère le place chez un menuisier de Tubingue, Zimmer, qui le soutient durant sa longue agonie, jusqu’en 1843, 36 ans sans plus écrire...

(Friedrich Hölderlin, Pastell von Franz Karl Hiemer, 1792)


"Hypérion" (1797-99), oder Der Eremit in Griechenland
 Hypérion ou L'Ermite de Grèce précédé de Fragment Thalia
Hölderlin reprit l'hellénisme de Gœthe et de Schiller, en le poussant à l'extrême. Gœthe, pendant son voyage en Italie, Schiller, au temps de ses études grecques, avaient conçu un idéal de beauté morale, une sorte d'harmonie de toutes les facultés, dernier degré du perfectionnement. Mais, dans la trinité du bien, du beau et du vrai, ils se seraient gardés de supprimer péremptoirement deux termes au profit du troisième. Hölderlin franchit ce dernier pas. La beauté est, pour lui, la chose suprême; elle est éternellement une dans la variété infinie de ses apparitions; elle est tout à la fois divine et humaine. Hölderlin n'a pu consacrer qu'une dizaine d'années de sa vie au travail littéraire, le reste sombra dans la folie. Hölderlin travailla à cette oeuvre dès 1794, au moment même où, indépendamment l'un de l'autre, John Keats écrivait le sien (1820) : Keats tentait alors d'arracher au classicisme grec tout ce qui pouvait alimenter un romantisme qui préférait aux dieux mythologiques les titans et hommes demi-dieux.

Ce qui frappe le plus dans l'œuvre de Hölderlin, ce qui étonne même si l'on considère l'état habituellement inquiet de son esprit, c'est la tranquille plasticité de la forme. Le sens de la beauté était inné en lui. Il est le premier qui se soit trouvé à l`aise dans  mètres antiques. Klopstock les avait introduits de gré ou force, et les avait imposés à une langue rebelle. Hölderlin les acclimata définitivement; mais il montra en même temps, par son exemple, quel art souple et délicat il fallait pour s'en servir. La strophe rythmée, où il évite toute consonance dure, toute lourdeur d'expression, est le vêtement naturel de sa poésie; sa phrase se déroule en plis simples et harmonieux, comme sa pensée. Le roman d'Hyperion, où il s'est révélé tout entier, fut remanié deux fois, avant de trouver sa forme actuelle. Un premier fragment, dont il ne reste à peu près rien dans l'édition définitive de 1797-1799, parut déjà dans la Nouvelle Thalie de 1794. Le second volume date de l'époque où Hölderlin, après son départ de Francfort, commençait à douter de luí-même. Le plan général est resté vague, ce qui tient en partie à ce que la rédaction fut plusieurs fois interrompue. L'Hyperion de Hölderlin est un roman épistolaire, le roman lyrique et tragique, emblématique, qui témoigne par excellence de la fascination des romantiques allemands pour la culture grecque antique. Hypérion, le héros principal, qui porte le nom du dieu de la lumière, est un jeune Grec né en 1750 à l’âme antique, qui souffre de voir son pays asservi par les Turcs et rêve de fraternité et d'harmonie. Hypérion et ses compatriotes parviennent à triompher de ces barbares et regagner le Péloponnèse, mais au prix de la mort de Diotima, la femme aimée qui partageait son enthousiasme, et des exactions de ses compagnons que se livrent au massacre et au pillage. L'idéal ne peut vivre sur cette terre, et Hypérion se retire dans la solitude. 

So kam ich unter die Deutschen. Ich foderte nicht viel und war gefaßt, noch weniger zu finden. Demütig kam ich, wie der heimatlose blinde Oedipus zum Tore von Athen, wo ihn der Götterhain empfing; und schöne Seelen ihm begegneten –
Wie anders ging es mir!
Barbaren von alters her, durch Fleiß und Wissenschaft und selbst durch Religion barbarischer geworden, tiefunfähig jedes göttlichen Gefühls, verdorben bis ins Mark zum Glück der heiligen Grazien, in jedem Grad der Übertreibung und der Ärmlichkeit beleidigend für jede gutgeartete Seele, dumpf und harmonielos, wie die Scherben eines weggeworfenen Gefäßes – das, mein Bellarmin! waren meine Tröster.
Es ist ein hartes Wort und dennoch sag ichs, weil es Wahrheit ist: ich kann kein Volk mir denken, das zerrißner wäre, wie die Deutschen. Handwerker siehst du, aber keine Menschen, Denker, aber keine Menschen, Priester, aber keine Menschen, Herrn und Knechte, Jungen und gesetzte Leute, aber keine Menschen – ist das nicht, wie ein Schlachtfeld, wo Hände und Arme und alle Glieder zerstückelt untereinander liegen, indessen das vergoßne Lebensblut im Sande zerrinnt?
Ein jeder treibt das Seine, wirst du sagen, und ich sag es auch. Nur muß er es mit ganzer Seele treiben, muß nicht jede Kraft in sich ersticken, wenn sie nicht gerade sich zu seinem Titel paßt, muß nicht mit dieser kargen Angst, buchstäblich heuchlerisch das, was er heißt, nur sein, mit Ernst, mit Liebe muß er das sein, was er ist, so lebt ein Geist in seinem Tun, und ist er in ein Fach gedrückt, wo gar der Geist nicht leben darf, so stoß ers mit Verachtung weg und lerne pflügen! Deine Deutschen aber bleiben gerne beim Notwendigsten, und darum ist bei ihnen auch so viele Stümperarbeit und so wenig Freies, Echterfreuliches. Doch das wäre zu verschmerzen, müßten solche Menschen nur nicht fühllos sein für alles schöne Leben, ruhte nur nicht überall der Fluch der gottverlaßnen Unnatur auf solchem Volke.
Die Tugenden der Alten sei'n nur glänzende Fehler, sagt' einmal, ich weiß nicht, welche böse Zunge; und es sind doch selber ihre Fehler Tugenden, denn da noch lebt' ein kindlicher, ein schöner Geist, und ohne Seele war von allem, was sie taten, nichts getan. Die Tugenden der Deutschen aber sind ein glänzend Übel und nichts weiter; denn Notwerk sind sie nur, aus feiger Angst, mit Sklavenmühe, dem wüsten Herzen abgedrungen, und lassen trostlos jede reine Seele, die von Schönem gern sich nährt, ach! die verwöhnt vom heiligen Zusammenklang in edleren Naturen, den Mißlaut nicht erträgt, der schreiend ist in all der toten Ordnung dieser Menschen.
Ich sage dir: es ist nichts Heiliges, was nicht entheiligt, nicht zum ärmlichen Behelf herabgewürdigt ist bei diesem Volk, und was selbst unter Wilden göttlichrein sich meist erhält, das treiben diese allberechnenden Barbaren, wie man so ein Handwerk treibt, und können es nicht anders, denn wo einmal ein menschlich Wesen abgerichtet ist, da dient es seinem Zweck, da sucht es seinen Nutzen, es schwärmt nicht mehr, bewahre Gott! es bleibt gesetzt, und wenn es feiert und wenn es liebt und wenn es betet und selber, wenn des Frühlings holdes Fest, wenn die Versöhnungszeit der Welt die Sorgen alle löst, und Unschuld zaubert in ein schuldig Herz, wenn von der Sonne warmem Strahle berauscht, der Sklave seine Ketten froh vergißt und von der gottbeseelten Luft besänftiget, die Menschenfeinde friedlich, wie die Kinder, sind – wenn selbst die Raupe sich beflügelt und die Biene schwärmt, so bleibt der Deutsche doch in seinem Fach und kümmert sich nicht viel ums Wetter!

 

C’est avec ces idées que j’arrivais en Allemagne. Je demandais peu et m’attendais à trouver moins. Je venais en suppliant comme Œdipe aveugle et proscrit aux portes d’Athènes, où il entra dans l’asyle des dieux et où il trouva des âmes compatissantes.
Que mon sort fut différent du sien !
Des anciens barbares, devenus plus barbares encore par leurs travaux, par leur savoir et même par leur religion, inaccessibles aux sentiments généreux, incapables de sentir le beau, de compatir au malheur et d’inspirer une tendre sympathie ― voilà quels étaient, ô Bellarmin, ceux qui devaient me consoler !
Ce jugement est sévère ; mais je le prononce, parce qu’il est conforme à la vérité. Je ne connais pas de peuple plus abâtardi que les Allemands. J’y vois des artisans, des philosophes, des prêtres, des maîtres et des serviteurs, des adolescents et des gens de l’âge mûr ; j’y cherche en vain des hommes. ― C’est tout comme sur un champ de bataille couvert de membres épars, tandis que le sang se perd dans la poussière.
Chacun y fait son affaire, me diras-tu, et je dis comme toi ; mais au moins qu’il les fasse bien ; qu’il n’étouffe point les qualités qui ne se rapportent pas directement à son titre ; qu’il n’affecte pas de se restreindre scrupuleusement dans la sphère qui lui est assignée ; qu’il soit avec amour, avec énergie ce qu’il pourra être, ― alors il sera à ses affaires en esprit et en vérité. Se trouve-t-il dans une position où l’esprit est forcément enchaîné, qu’il en sorte au plus vite, et se mette à la charrue. ― Mais tes Allemands s’en tiennent volontiers au nécessaire, et voilà pourquoi ils restent à moitié chemin, ne produisent rien de grand, de digne de la liberté. Encore passe, si ces hommes n’étaient pas insensibles au beau, s’ils n’étaient pas sortis complément des voies de la nature !
Les vertus des anciens ne sont que des vices brillants, articulait, un jour, je ne sais quelle langue de vipère, et pourtant Leurs vices mêmes sont des vertus, car on y remarque de la candeur et une conviction profonde. Mais les vertus des Allemands sont un mal brillant, et rien de plus ; elles sont arrachées par la crainte à des cœurs corrompus, et ne satisfont point une ame pure qui ne supporte pas les dissonances affreuses de la vie monotone et disciplinée de ces gens.
Je t’assure, mon ami, il n’y a rien de sacré que ce peuple ne profane et ne dégrade dans des vues intéressées. Ces barbares poussent la cupidité au point de faire métier et marchandise de ce que les sauvages mêmes ne dégraderaient pas, et ils n’en peuvent rien ; car partout où l’homme est dressé, il reste dans l’ornière, il ne cherche que son intérêt et n’est plus susceptible d’enthousiasme. Le plaisir, l’amour, la prière, la grande fête expiatoire qui lave les péchés, les doux rayons du soleil qui enchantent le captif et adoucissent le fiel du misanthrope, le papillon qui sort de sa prison, l’abeille qui butine, rien ne fait sortir l’Allemand de son assiette ordinaire, il ne lève pas même la tête pour voir le temps qu’il fait.


"Hyperion oder der Eremít von Gríechenland" est en deux parties, publiées en 1797-99. Sous forme épistolaire et en marge d'une narration qui n'est qu'un prétexte, le jeune poète y chante son amour romantique pour l'hellénisme et la beauté, son aspiration nostalgique à un idéal jamais atteint. Le poète nous avertit dans la préface que son livre ne doit pas être lu uniquement pour la leçon qu'il contient ou pour le plaisir esthétique qu'il pourrait procurer ; il veut en réalité atteindre ces deux fins, c'est une œuvre conçue suivant la doctrine schillérienne, destinée à affecter à la fois notre être émotif et pensant ; nous sommes donc en droit de rechercher sous l'affabulation la pensée qu'elle exprime, et les principales phases que traverse le héros peuvent être interprétées comme les étapes de l'évolution qui le conduira à la vie supérieure...

"Wohl dem Manne, dem ein blühend Vaterland das Herz erfreut und stärkt! Mir ist, als würd ich in den Sumpf geworfen, als schlüge man den Sargdeckel über mir zu, wenn einer an das meinige mich mahnt, und wenn mich einer einen Griechen nennt, so wird mir immer, als schnürt' er mit dem Halsband eines Hundes mir die Kehle zu...."

 

Dans la première partie, deux jeunes gens grecs, Hyperion et Bellarmin, rêvent de libérer leur patrie du joug étranger et échangent de longs poèmes en prose à la gloire de leur pays. Dans les lettres d'Hypérion à Bellarmin, son ami lointain, frémit un sentiment lyrique de la nature et d`une humanité régénérée en elle. Mais l'humanité, mesquine dans sa réalité quotidienne, brise l'âme du jeune pèlerin qui, élevé par son maître Adamas, qui porte les traits de Schiller, dans le culte de l'Antiquité grecque, parcourt la Grèce à la recherche de la gloire antique, et ne trouve que cruauté et indifférence. Torturé par le sentiment d'une inutile poursuite, il rencontre Alabanda, lui aussi endurci par le mépris qu'il éprouve à l'égard de l'humanité dégénérée et par la souffrance que ce mépris même lui cause. Alabanda est séduit par la jeunesse ardente et douloureuse d'Hypérion, et Hypérion par l'amère froideur de l'homme mûr qui connait le monde et n'a plus d'illusions. Mais Alabanda doit suivre son destin désenchanté, et Hypérion, en proie au découragement, se réfugie chez le vieux Notara. 

 

La véritable héroïne, Diotima, symbole de la liberté heureuse, est, au centre de la seconde partie. La fiancée de l'idéal va encourager celui qu'elle aime à aller combattre pour le salut de la patrie : Hyperion prendra part au soulèvement national, qui ne peut être mené à bout, et le jeune homme, parti pour « vaincre ou mourir », revient vaincu par l'ennemi trop fort et aussi, peut-être surtout, par la défaillance des siens, prompts au pillage aussi bien qu'au combat. Il se retirera de la lutte et retournera à la poésie...

... Nous nous promenions ensemble dans le jardin. Diotima et moi avons pris de l'avance, absorbés, des larmes de joie me montèrent souvent aux yeux, à cause de la sainte qui marchait à mes côtés avec tant d'insouciance. Nous nous tenions maintenant au bord du sommet de la montagne, et nous regardions vers l'est infini. L'œil de Diotime s'ouvrit tout grand, et doucement, comme un bourgeon s'ouvre, le cher petit visage s'ouvrit devant les airs du ciel, devint langage pur et âme, et, comme s'il commençait à s'envoler dans les nuages, toute la figure se dressa doucement, en légère majesté, et toucha à peine la terre avec ses pieds....

...Ein paar Tage drauf kamen sie herauf zu uns. Wir gingen zusammen im Garten herum. Diotima und ich gerieten voraus, vertieft, mir traten oft Tränen der Wonne ins Auge, über das Heilige, das so anspruchlos zur Seite mir ging. Vorn am Rande des Berggipfels standen wir nun, und sahn hinaus, in den unendlichen Osten. Diotimas Auge öffnete sich weit, und leise, wie eine Knospe sich aufschließt, schloß das liebe Gesichtchen vor den Lüften des Himmels sich auf, ward lauter Sprache und Seele, und, als begänne sie den Flug in die Wolken, stand sanft empor gestreckt die ganze Gestalt, in leichter Majestät, und berührte kaum mit den Füßen die Erde.

 

C'est là qu'il rencontre Diotima et qu'éclot la fleur merveilleuse de leur passion, issue du même amour exalté que tous deux portent à la Nature; la fièvre d'idéal, qui dévore Hypérion, dévorera aussi Diotima, car elle accepte dans son cœur toute la peine inquiète du bien-aimé pour être digne de souffrir avec lui. Hypérion ne trouve pas de paix : sa soif inépuisable de gloire, son besoin inexprimé d'action, le poussent au loin de nouveau, vers un rêve irréalisable de beauté. Diotima, bridée du feu de sa passion inextinguible, languit jusqu`à en mourir. 

Hypérion cherche la gloire dans la guerre que mènent les Grecs contre les Turcs, aux côtés d'Alabanda qu'il a retrouvé, et se sent grisé d'espérance et de foi. Mais le premier assaut victorieux le désabuse : au milieu du pillage inhumain et féroce auquel se livrent ses soldats, ivres de sang, il connaît le désespoir le plus cruel. Il voudrait maintenant se laisser mourir, mais Alabanda le sauve par son affection vigilante et l'incite à retourner auprès de Diotima, pour oublier dans l'amour la dernière déception de son idéal brisé; lui, Alabanda, qui aime Diotima sans espoir, partira pour ne pas troubler la félicité des amants. 

Ce n'est qu'au moment où Hypérion s'apprête à s'embarquer que lui parvient la nouvelle de la mort de Diotima. Après une lettre amère à Notara, où il s'accuse d'avoir causé la mort de la femme aimée, le cœur ulcéré, il se réfugie en Allemagne, où la grossière incompréhension qu'il rencontre aggrave encore sa douleur, si bien qu'il s`enfuít, cherchant un oubli désolé dans la nature. Celle-ci enfin lui parle, lui révélant l'âme indestructible du monde, l'harmonie au-delà de toute dissonance, la conciliation secrète de chaque opposition dans le Tout...

 

Comme Hyperion, Hölderlin a rêvé d'un destin héroïque, a attendu de son peuple un réveil patriotique d'où serait sortie une nation, plus belle et plus « divine » que les autres. Mais la déception s'exprime, dans les dernières pages, en apostrophes amères quand il « revient en Allemagne » ...

 

 «Tu y trouves des artisans, mais pas des hommes, des prêtres, mais pas des hommes, des maîtres et des valets, des jeunes gens et des gens rassis, mais pas des hommes. » 

 

«Es ist ein hartes Wort und dennoch sag ichs, weil es Wahrheit ist: ich kann kein Volk mir denken, das zerrißner wäre, wie die Deutschen. Handwerker siehst du, aber keine Menschen, Denker, aber keine Menschen, Priester, aber keine Menschen, Herrn und Knechte, Jungen und gesetzte Leute, aber keine Menschen – ist das nicht, wie ein Schlachtfeld, wo Hände und Arme und alle Glieder zerstückelt untereinander liegen, indessen das vergoßne Lebensblut im Sande zerrinnt?"

 

«.. Je te le dis, il n'est rien de sacré que ce peuple ne profane, ne rabaisse à ses vues intéressées. Ce qui, chez les sauvages mêmes, reste divinement pur, ces barbares, qui calculent tout, en font métier et marchandise... Quel spectacle déchirant de voir vos poètes, vos artistes, ceux qui estiment encore le génie, qui ont gardé le culte du beau! Ils vivent comme des étrangers dans leur  propre demeure, semblables à Ulysse mendiant au seuil de son palais, traité de vagabond par une horde bruyante de parasites. Le cœur plein de joie et d'espérance, ces nourrissons des Muses prennent leur élan. Voyez-les sept ans plus tard : ils errent, silencieux et froids, comme les ombres du Tartare .... Malheur à l'étranger qui arrive chez ce peuple avec une âme ardente! Trois fois malheureux celui qui, comme moi, poussé par une grande douleur, vient lui demander un asile! ..."

 

«.. Ich sage dir: es ist nichts Heiliges, was nicht entheiligt, nicht zum ärmlichen Behelf herabgewürdigt ist bei diesem Volk, und was selbst unter Wilden göttlichrein sich meist erhält, das treiben diese allberechnenden Barbaren, wie man so ein Handwerk treibt, und können es nicht anders, denn wo einmal ein menschlich Wesen abgerichtet ist, da dient es seinem Zweck, da sucht es seinen Nutzen, es schwärmt nicht mehr, bewahre Gott! es bleibt gesetzt, und wenn es feiert und wenn es liebt und wenn es betet und selber, wenn des Frühlings holdes Fest, wenn die Versöhnungszeit der Welt die Sorgen alle löst, und Unschuld zaubert in ein schuldig Herz, wenn von der Sonne warmem Strahle berauscht, der Sklave seine Ketten froh vergißt und von der gottbeseelten Luft besänftiget, die Menschenfeinde friedlich, wie die Kinder, sind – wenn selbst die Raupe sich beflügelt und die Biene schwärmt, so bleibt der Deutsche doch in seinem Fach und kümmert sich nicht viel ums Wetter! (...)"

 

Hypérion est un livre douloureux, palpitant d'une poésie tragique qui s'éIève en notes sublimes, quand l'âme du protagoniste semble se briser sous le poids de la souffrance. Sa valeur est dans la richesse et l'intensité (parfois morbide) du sentiment; elle est dans l'égarement sombre qui donne à son sens de la souffrance des accents où l'on peut voir déjà un présage de cette folie, dans les ténèbres de laquelle l'auteur vécut les quarante dernières années de sa vie.

"Wüster immer, öder werden da die Menschen, die doch alle schöngeboren sind; der Knechtsinn wächst, mit ihm der grobe Mut, der Rausch wächst mit den Sorgen, und mit der Üppigkeit der Hunger und die Nahrungsangst; zum Fluche wird der Segen jedes Jahrs und alle Götter fliehn." 

Hölderlin a pour la nature et la beauté une adoration exclusive, passionnée, quasi religieuse : par la nature et dans la nature il palpite, vit, et croit en une existence intime et profonde qui, des débris de notre forme terrestre, se libérera pour se fondre dans le Tout et vibrer à l`unisson avec lui dans l'éternelle harmonie de l'Univers. Par ce côté, et bien que sa conception soit exprimée en une forme qui est essentiellement poétique, Hölderlin ouvre la voie à l'idéalisme romantique ..


"Der Tod des Empedokles" (La Mort d'Empédocle, 1798-1800)

On ne possède que des fragments de cette tragédie du poète Friedrich Hölderlin, des plans de scènes et. pour les deux premiers actes, une série de versions successives. Le critique Norbert von Hellingrath, qui s'est consacré à l`étude de Hölderlin,  en a donné. avec son collaborateur Pigenot, une édition critique complète. Des années durant, Hölderlin s`était intéressé à la figure du grand penseur grec qui, selon la légende, se serait suicidé en se jetant dans le cratère de l`Etna, après une longue existence de philosophe errant. Hölderlin traite son personnage en considérant le mobile de sa fin sous différents aspects, transformant complètement les motifs d'une première version (dite plan de Francfort, projet composé en 1797) jusqu'au célèbre fragment de "Empedocle sur l'Etna". 

Dans cette première version, Empédocle abandonne sa demeure, sa femme et ses enfants pour se retirer sur l'Etna, ne pouvant supporter plus longtemps la vie de son milieu. Sa femme le rejoint et le supplie de redescendre avec elle, d`autant que les habitants d`Agrigente viennent ce même jour d`élever une statue en son honneur. Empédocle descend pour remercier le peuple; mais ses ennemis excitent la population contre lui. en assurant qu'il a tenu des propos peu amènes envers ses concitoyens. Voyant cela. Empédocle décide de quitter définitivement la ville. de retourner sur l'Etna et de s`y jeter pour s`unir aux forces de la nature. Il fait ses adieux à sa famille et monte sur le volcan, accompagné de son disciple favori, dont il parvient cependant à s`éloigner pour mettre son projet à exécution. 

Deux versions fragmentaires dites de "Hombourg" sont écrites en 1798-1800. Les personnages y sont moins nombreux et le dialogue devient pratiquement un monologue. Ces deux versions reflèteraient les problèmes personnels de l`auteur qui, après avoir adhéré à la philosophie de Fichte, avait soudain été pris du scrupule de s'être cru supérieur aux dieux dans un moment d'orgueil. Ayant accepté comme juste et mérité l'exil que lui avaient imposé les prêtres et ses adversaires politiques, accompagné de son disciple, Pausanias, il se rend sur l'Etna et se sacrifie. Le deuxième fragment, beaucoup plus court, ne diffère du premier que dans sa forme rythmique. Dans le dernier fragment, "Empédocle sur l'Etna", Hölderlin nous entraîne directement au centre de l'action. Empédocle a été banni de la cité par son frère, qui est également son adversaire politique, le motif de la faute n`est plus mentionné et Empédocle s'immole comme une sorte de Messie, prenant sur lui la faute de ses concitoyens. Il pardonne à ses ennemis, éloigne Pausanias et se sacrifie.(Trad. Gallimard, 1930, 1967).

 


Les "ODES"  furent composées par Friedrich Hölderlin entre 1799 et 180l, après la dernière rédaction d' "Hypérion" et avant les derniers "Hymnes" et en même temps que les trois grandes Elégies, dans les années qui précédèrent immédiatement la démence où sombra le poète. Ces Odes témoignent, dans l`évolution poétique d'Hölderlin. de ce moment où le poète prit conscience, de façon aiguë, de toute la douleur humaine et de son dépassement dans la paix mystique, en laquelle tout est manifestation de foi religieuse, et Dieu, un guide vivant et agissant. Ainsi allait s`affirmant la poésie du dernier Hölderlin, saisie dans les instants d`un fragile équilibre intérieur. La séparation d`avec Diotima est désormais accomplie. Privé d'espoir, le poète se heurte à une réalité quotidienne, désolante, difficile, qui ne fait qu`aviver sa blessure. Mais si tout bonheur extérieur semble perdu, Hölderlin retrouve en son âme un "asile" apaisé : la poésie, un univers de pureté et de visions, images d`un monde de sérénité auquel il est parvenu, dans les jours heureux. aux côtés de Diotima. Là, il y retrouve les anciens dieux de cette "idéale patrie grecque" qui fut la sienne. Si ces dieux ont donné à l`homme le feu céleste et au poète une "sainte douleur ", c`est uniquement pour lui permettre de pénétrer plus avant dans la vérité de la vie. La tragédie personnelle du poète lui ouvre les portes d`une existence encore plus élevée. T out attachement subjectif une fois dissous dans une totale solitude, vivre devint pour lui une communion intime avec les choses extérieures, un incessant dialogue avec ses dieux. La mission de révéler ce message à sa patrie prend le pas sur toute chose. Ainsi naquirent certaines grandes Odes ayant pour thèmes les plus profonds problèmes de la vie et de l`histoire humaine  ...

L`ode à "Rousseau", qui, méconnu dans sa vie, sut néanmoins comprendre le signe des dieux et voler à l'avant-garde des dieux qui vont venir (Vernommen hast du sie, verstanden die Sprache der Fremdlinge / Gedeutet ihre Seele! Dem Sehnenden war / Der Wink genug, und Winke sind / Von alters her die Sprache der Götter....).

 

Les trois odes "Gesang des Deutschen", "An die Deutschen", et "Vocation du poète" (Dichterberuf), qui développent un thème cher entre tous au cœur d'Hölderlin, la renaissance de l'ancienne Hellade dans l`esprit des temps nouveaux, par la vertu du peuple germanique. Pour exprimer son impatience, pour exalter l`imminence de cet avènement. le poète trouve s'élève jusqu'à la vision de l`ultime mystère où Dionysos préside à tout renouvellement de l`activité créatrice. C'est ainsi que l'on trouve ici, et pour la première fois sans doute, certaines aspirations complexes qui trouvent une expression poétique accomplie : ainsi, cette "merveilleuse poussée intérieure vers l'abîme" qui emporte les hommes et dans laquelle Hölderlin reconnaît une des principales forces de l`histoire, entraînant les peuples non moins que les individus...

 

"Fleuve enchaîné" (Der gefesselte Strom) rapproche la course impétueuse du fleuve au printemps et le passage triomphal d`un héros parmi les hommes, illumínés de sa bénéfique présence. "L'Aède aveugle" (Der blinde Sänger), conte le mythe du barde aveugle rendu voyant par les puissances de l'esprit et la lumière de la poésie ...

 

"Gesang des Deutschen"

              O heilig Herz der Völker, o Vaterland!

    Allduldend, gleich der schweigenden Mutter Erd',

        Und allverkannt, wenn schon aus deiner

            Tiefe die Fremden ihr Bestes haben!

Sie ernten den Gedanken, den Geist von dir,

    Sie pflücken gern die Traube, doch höhnen sie,

        Dich, ungestalte Rebe! daß du

            Schwankend den Boden und wild umirrest.

Du Land des hohen ernsteren Genius!

    Du Land der Liebe! bin ich der deine schon,

        Oft zürnt' ich weinend, daß du immer

            Blöde die eigene Seele leugnest.

Doch magst du manches Schöne nicht bergen mir;

    Oft stand ich überschauend das holde Grün,

        Den weiten Garten hoch in deinen

            Lüften auf hellem Gebirg' und sah dich.

An deinen Strömen ging ich und dachte dich,

    Indes die Töne schüchtern die Nachtigall

        Auf schwanker Weide sang, und still auf

            Dämmerndem Grunde die Welle wellte.

Und an den Ufern sah ich die Städte blühn,

    Die Edlen, wo der Fleiß in der Werkstatt schweigt,

        Die Wissenschaft, wo deine Sonne

            Milde dem Künstler zum Ernste leuchtet.

 

Kennst du Minervas Kinder? sie wählten sich

    Den Ölbaum früh zum Lieblinge; kennst du sie?

        Noch lebt, noch waltet der Athener

            Seele, die sinnende, still bei Menschen,

 

Wenn Platons frommer Garten auch schon nicht mehr

    Am alten Strome grünt und der dürftge Mann

        Die Heldenasche pflügt, und scheu der

            Vogel der Nacht auf der Säule trauert.

 

O heilger Wald! o Attika! traf Er doch

    Mit seinem furchtbarn Strahle dich auch, so bald,

        Und eilten sie, die dich belebt, die

            Flammen entbunden zum Äther über?

 

Doch, wie der Frühling, wandelt der Genius

    Von Land zu Land. Und wir? ist denn Einer auch

        Von unsern Jünglingen, der nicht ein

            Ahnden, ein Rätsel der Brust, verschwiege?

 

Den deutschen Frauen danket! sie haben uns

    Der Götterbilder freundlichen Geist bewahrt,

        Und täglich sühnt der holde klare

            Friede das böse Gewirre wieder.

 

Wo sind jetzt Dichter, denen der Gott es gab,

    Wie unsern Alten, freudig und fromm zu sein,

        Wo Weise, wie die unsre sind? die

            Kalten und Kühnen, die Unbestechbarn!

Nun! sei gegrüßt in deinem Adel, mein Vaterland,

    Mit neuem Namen, reifeste Frucht der Zeit!

        Du letzte und du erste aller

            Musen, Urania, sei gegrüßt mir!

Noch säumst und schweigst du, sinnest ein freudig Werk,

    Das von dir zeuge, sinnest ein neu Gebild,

        Das einzig, wie du selber, das aus

            Liebe geboren und gut, wie du, sei –

Wo ist dein Delos, wo dein Olympia,

    Daß wir uns alle finden am höchsten Fest? –

        Doch wie errät der Sohn, was du den Deinen,

            Unsterbliche, längst bereitest?

 



"Der Archipelagus"

Poème composé en 1800 par Friedrich Hölderlin, à la fin de son séjour à Homburg vor der Höhe, deux cent quatre-vingt-seize hexamètres qui peuvent se diviser en trois parties : la première évoque l'Archipel grec; la seconde décrit la chute et la résurrection d'Athènes pendant les guerres persanes (on y trouve aussi une très belle évocation de Thémistocle, jeune homme solitaire et pensif qui prédit les grands événements de la révolte grecque toute proche); enfin la troisième partie est adressée aux contemporains de Hölderlin. 

Ayant décrit le visage de l'Hellade classique, Hölderlin prédit la renaissance de la Grèce pour la rédemption de l'humanité dans le culte de la beauté pure. Une oeuvre qui montre toute la capacité de Hölderlin à faire revivre intégralement dans son esprit l'histoire et les mythes du monde antique et à représenter, en de grandioses visions, cette civilisation passée  à la fois comme une force existante et comme une force naissante, la future Grèce. 

Dans l'évolution de la poésie de Hölderlin, ce poème marque le passage du lyrisme idyllique de la première période aux grandes Elégies et aux derniers Hymnes de la seconde période. (Trad.Gallimard, 1967).

 


"Hymnen in freien Strophen"?

Composés en majeure partie entre 1800 et 1803, c`est-à-dire peu de temps avant que le poète n'ait sombré dans la folie, ces "Hymnes" ne doivent pas être confondus avec ceux, considérés comme de moindre importance, qu'il écrivit au début de sa vie, aux environs de 1793, alors qu`il était encore sous l”influence de Schiller.Appelés par Dilthey, "Hymnen an die ideale der Menschheit", ces derniers, au nombre de neuf, montrent un enthousiasme pour les idées d'humanité (An die Menschheit, An die Freiheit, An die Schönheit, An die Liebe). Les Hymnes et Fragments, composés après 1800, incarnent quant à eux les sommets de la poésie allemande, et, pour les distinguer des précédents, on a coutume de les appeler "Hymnen in freien Strophen"....

En dehors des pièces que l'on peut considérer comme achevées, le critique von Hellingrath (1888-1916) joignit à son édition critique (Berlin, 1914) de nombreux Fragments (Fragmente) de la même époque. qu'il fut d`ailleurs bien souvent le premier à révéler. Pendant longtemps, le "style obscur", l'état fragmentaire de nombreux textes, les difficultés mêmes de la lecture provenant de la superposition continuelle de remaniements avaient poussé les critiques à considérer ces œuvres comme des rêveries déjà marquées du sceau de la folie.

C'est Hellingrath, déjà initié aux secrets du style poétique de l'auteur par l`étude qu`il avait entreprise sur les autres œuvres d'Hölderlin, qui reprit tous les manuscrits et, patiemment, commença à déchiffrer, lire, réordonner, transcrire, interpréter les manuscrits : et c'est ainsi qu'il luí apparut très rapidement que l'œuvre comptait parmi les plus grandioses que l`Allemagne ait jamais produites. Et l'impression qu'il en résulta dans le pays fut telle que, malgré les tempêtes de la guerre, il n'y eut pour ainsi dire pas un poète lyrique allemand - de George, Rilke aux expressionnistes - qui n'y ait trouvé source d'inspiration ou de renouvellement ...


Les Hymnes, composés en majeure partie entre 1800 et 1803, c'est-à-dire peu de temps avant que le poète ne sombre dans la folie,  sont au nombre de quinze, oeuvres d'un homme seul avec lui-même avec son imagination. Parmi ces Hymnes, si certains sont inachevés, les titres donnent une idée des thèmes et motifs. peu nombreux mais de vaste résonance, qui y sont développés. Ce que Hölderlin cultive ici comme une force active, une harmonie intérieure, c'est un "mythe", créé par le XVIIIe siècle, d'une renaissance de l'hellénisme dans l'Allemagne de Winckelmann et de Goethe. Les dieux antiques semblent réellement revivre dans son imagination, le poète semble croire en leur présence, certes devenus trop incorporels et transfigurés par la nostalgie, mais ils accompagnent chacun de ses pas dans les collines de la "Souabe bienheureuse", ils sont autour de lui durant ses méditations. et la nature tout entière s`en trouve comme transformée. Mais un autre thème de vie et de poésie accompagne ce mouvement, Hölderlin a reçu un enseignement théologique dans le Würtemberg, où le piétisme était depuis un demi-siècle religion d`Etat et sa manière de ressentir en avait été profondément imprégnée. Dès lors, comment accorder le besoin d'infini et de transcendance, propre à l`âme chrétienne,. et l'antique, païenne, "béatitude du présent dans la beauté parfaite"`? C'est un conflit lourd de conséquences qu'Hölderlin va ainsi porter en lui, et sous des formes nouvelles, jusqu'au moment où la folie s`emparera de lui. On a vu apparaître ainsi, derrière le monde chrétien et derrière le monde hellénique, dans de mythiques fonds éloignés, un autre visage énigmatique, celui de l' "antique Mère", l`Asie. Mais ce qui prévaut, poétique et lyrique c'est avant tout l'être humain qui, dans la pureté de son cœur, se trouve face à face avec son Dieu, identique à lui-mème, mais d'aspects multiples comme la vie. Seul Goethe, parmi tous les poètes de son temps, a puisé à d'aussi profondes sources d`inspiration : mais celui-ci, conscient de sa limite, n'a pas franchi le pas d'une poésie restée contemplative. Hölderlin, lui, tout au contraire, va s'identifier entièrement à chaque vie particulière, à travers laquelle "Dieu lui parle, et se fragmente... 


Da ich ein Knabe war... (1797-1798)

Quand j'étais enfant /  un dieu me sauvait souvent /  des cris et de la violence des humains. / Alors, en sécurité, je jouais /  avec les fleurs dans les prés, /  et les brises du ciel /  jouaient avec moi. / ... Père Hélios, / tu as réjoui mon coeur, ...  / Vous tous, dieux fidèles / Je voudrais que vous sachiez / combien mon âme vous aime ! ... / Naturellement, je ne pouvais pas vous appeler ... / Mais je te connaissais mieux / que je ne l'ai jamais été avec les humains. .. /  Je n'ai jamais compris les mots des hommes... / J'ai grandi dans les bras des dieux...

 

Da ich ein Knabe war,

Rettet' ein Gott mich oft

Vom Geschrei und der Rute der Menschen,

Da spielt ich sicher und gut

Mit den Blumen des Hains,

Und die Lüftchen des Himmels

Spielten mit mir.

Und wie du das Herz

Der Pflanzen erfreust,

Wenn sie entgegen dir

Die zarten Arme strecken,

So hast du mein Herz erfreut,

Vater Helios! und, wie Endymion,

War ich dein Liebling,

Heilige Luna!

 

O all ihr treuen

Freundlichen Götter!

Daß ihr wüßtet,

Wie euch meine Seele geliebt!

Zwar damals rief ich noch nicht

Euch mit Namen, auch ihr

Nanntet mich nie, wie die Menschen sich nennen,

Als kennten sie sich.

Doch kannt ich euch besser,

Als ich je die Menschen gekannt,

Ich verstand die Stille des Aethers,

Der Menschen Worte verstand ich nie.

Mich erzog der Wohllaut

Des säuselnden Hains

Und lieben lernt ich

Unter den Blumen.

Im Arme der Götter wuchs ich groß.

 



"Brod und Wein"

Un chef-d’œuvre écrit en 1800-1801 décrivant la situation de l’humanité après le départ des dieux, une série de neuf poèmes et trois motifs principaux de l’inspiration visionnaire de Hölderlin, la disparition des dieux vénérés dans l’Antiquité, le rôle de l’Allemagne en tant que successeur et héritier des traditions culturelles de la Grèce antique, et la mission du poète dans les temps modernes maintenant que les dieux sont partis....

Autour d'elle, la ville se repose. Les rues illuminées  / et les carrosses ornés de flambeaux./ Les hommes rentrent chez eux pour se reposer, comblés par les plaisirs de la journée / Les esprits occupés évaluent les profits et les pertes, satisfaits / A la maison. La place du marché se repose, /  vide de fleurs, de raisins et d'artisanat. / Mais la musique des cordes résonne dans les jardins lointains : / Peut-être que des amoureux y jouent, ou qu'un homme seul pense / à des amis lointains et à sa propre jeunesse. /  Des fontaines ruisselantes coulent le long de parterres de fleurs odorantes, / Les cloches sonnent doucement dans l'air du crépuscule, et un gardien/ Sonne l'heure, attentif au temps. / Une brise se lève et effleure la crête du bosquet... / Regardez comment la lune, comme l'ombre de notre terre, / Se lève aussi furtivement ! La nuit fantasmagorique arrive, /  Pleine d'étoiles, sans doute indifférente à notre égard... / La nuit étonnante brille, étrangère parmi les humains, /    Tristement sur les sommets des montagnes, dans la splendeur.

 

I) Ringsum ruhet die Stadt; still wird die erleuchtete Gasse,

  Und, mit Fackeln geschmückt, rauschen die Wagen hinweg.

Satt gehn heim von Freuden des Tags zu ruhen die Menschen,

  Und Gewinn und Verlust wäget ein sinniges Haupt

Wohlzufrieden zu Haus; leer steht von Trauben und Blumen,       

  Und von Werken der Hand ruht der geschäftige Markt.

Aber das Saitenspiel tönt fern aus Gärten; vielleicht, dass

  Dort ein Liebendes spielt oder ein einsamer Mann

Ferner Freunde gedenkt und der Jugendzeit; und die Brunnen

  Immerquillend und frisch rauschen an duftendem Beet.

Still in dämmriger Luft ertönen geläutete Glocken,

  Und der Stunden gedenk rufet ein Wächter die Zahl.

Jetzt auch kommet ein Wehn und regt die Gipfel des Hains auf,

  Sieh! und das Schattenbild unserer Erde, der Mond,

Kommet geheim nun auch; die Schwärmerische, die Nacht kommt,

  Voll mit Sternen und wohl wenig bekümmert um uns,

Glänzt die Erstaunende dort, die Fremdlingin unter den Menschen,

  Über Gebirgeshöhn traurig und prächtig herauf.

 


"Patmos"

Patmos, île de la mer Égée, St. Jean y écrivit le livre de l’Apocalypse, et le poème, publié en février 1803, appartient aux hymnes tardifs : les premières et dernières lignes du poème sont parmi les lignes les plus citées par Hölderlin...

Le dieu / Est proche et difficile à saisir. / Mais là où il y a du danger, / on peut être tout autant sauvé. / Les aigles vivent dans l'obscurité, / Et les fils des Alpes / Traversent l'abîme sans crainte / Sur des ponts légers. / C'est pourquoi, puisque les sommets / Du temps s'amoncellent, / Et que des amis chers vivent près de nous, / S'affaiblissant sur les montagnes les plus éloignées... / Alors donnez-nous des eaux claires ; / Donnez-nous des ailes et des esprits loyaux / Pour traverser et revenir. / Je parlais ainsi, quand plus vite / Plus vite que je ne l'aurais imaginé, un esprit / Me conduisit de ma propre maison / Vers un endroit où je pensais ne jamais aller. / Les forêts ombragées et les ruisseaux plaintifs / Les ruisseaux de mon pays natal / brillaient dans le crépuscule / Alors que je marchais. Je ne reconnaissais pas / Où j'allais, mais soudain / Dans une splendeur fraîche, mystérieuse / Dans la brume dorée, vite surgie / Sous les pas du soleil, / Parfumée de mille sommets, / L'Asie a fleuri devant moi.

 

Nah ist

Und schwer zu fassen der Gott.

Wo aber Gefahr ist, wächst

Das Rettende auch.

Im Finstern wohnen

Die Adler und furchtlos gehn

Die Söhne der Alpen über den Abgrund weg

Auf leichtgebaueten Brücken.

Drum, da gehäuft sind rings

Die Gipfel der Zeit, und die Liebsten

Nah wohnen, ermattend auf

Getrenntesten Bergen,

So gib unschuldig Wasser,

O Fittige gib uns, treuesten Sinns

Hinüberzugehn und wiederzukehren.

 

So sprach ich, da entführte

Mich schneller, denn ich vermutet,

Und weit, wohin ich nimmer

Zu kommen gedacht, ein Genius mich

Vom eigenen Haus. Es dämmerten

Im Zwielicht, da ich ging,

Der schattige Wald

Und die sehnsüchtigen Bäche

Der Heimat; nimmer kannt ich die Länder;

Doch bald, in frischem Glanze,

Geheimnisvoll Im goldenen Rauche, blühte

Schnellaufgewachsen,

Mit Schritten der Sonne,

Mit tausend Gipfeln duftend.

 



"Hälfte des Lebens"

1805, un poème émouvant écrit à l'aube de sa destruction, une ligne blanhe à mi-chemin du poème ... La terre est suspendue / au lac, pleine de poires jaunes / de poires jaunes et de roses sauvages. / De jolis cygnes, ivres de baisers / de baisers, vous plongez vos têtes / dans les eaux sacrées et dégrisantes. / Mais quand l'hiver arrive, / où trouverais-je/ les fleurs, le soleil, / les ombres de la terre ? / Les murs restent / muets et froids. / Les girouettes / s'agitent dans le vent.

 

Mit gelben Birnen hänget

Und voll mit wilden Rosen

Das Land in den See,

Ihr holden Schwäne,

Und trunken von Küssen

Tunkt ihr das Haupt

Ins heilignüchterne Wasser.

 

Weh mir, wo nehm ich, wenn

Es Winter ist, die Blumen, und wo

Den Sonnenschein,

Und Schatten der Erde?

Die Mauern stehn

Sprachlos und kalt, im Winde

 

Klirren die Fahnen.


"An die Parzen"

 Accordez-moi un seul été, vous les puissants, /  Et juste un automne de plus pour des chansons achevées, / Pour que mon cœur, rempli de cette douce / Musique, puisse mourir plus volontiers en moi. / L'âme, privée de son droit divin dans la vie, / ne trouvera pas non plus le repos dans l'Hadès. / Mais si ce qui est sacré pour moi, le poème/  Qui repose dans mon cœur, peut éclore... / Alors bienvenue, monde silencieux des ombres !

 

Nur Einen Sommer gönnt, ihr Gewaltigen!

  Und einen Herbst zu reifem Gesange mir,

    Dass williger mein Herz, vom süßen

      Spiele gesättiget, dann mir sterbe. 

 

Die Seele, der im Leben ihr göttlich Recht

  Nicht ward, sie ruht auch drunten im Orkus nicht;

    Doch ist mir einst das Heilge, das am

      Herzen mir liegt, das Gedicht, gelungen, 

 

Willkommen dann, o Stille der Schattenwelt!

  Zufrieden bin ich, wenn auch mein Saitenspiel

     Mich nicht hinab geleitet; Einmal

        Lebt ich, wie Götter, und mehr bedarfs nicht.

 


Odes, Elégies, Hymnes, Poésie-Gallimard, 1993
«La présente édition reproduit les Odes, les Élégies et les Hymnes tels qu'ils figurent dans la Bibliothèque de la Pléiade, les seules modifications concernant les traductions d'André du Bouchet, pour lesquelles nous avons tenu compte des retouches apportées dans l'édition du Mercure de France ; d'autre part, pour les hymnes L'Unique et Mnémosyne, nous avons substitué les traductions d'André du Bouchet à celles de la Pléiade. On sait que Hölderlin, qui publia plusieurs poèmes en revue, n'a pas connu avant les années de la folie leur édition en volume. Notre recueil se limite à la période des grands poèmes (1800-1806), pour laquelle nous avons, à la suite de la Pléiade – et en nous conformant au choix de celle-ci au sein des Odes, des Élégies et des Hymnes –, repris le classement par genre de l'édition de Stuttgart.»  (Editions Gallimard)