David Riesman (1909-2002) , "The Lonely Crowd" (1950), "Faces in the Crowd: Individual Studies in Character and Politics" (with Glazer, 1952), "Thorstein Veblen: A Critical Interpretation" (1953), "Individualism Reconsidered and Other Essays" (1954), "Abundance for What? and Other Essays" (1964) - .....

Last update : 12/11/2016


 

 

 

 

Illustration by D. Krán, The New Yorker

Il est indéniable, écrit David Riesman, "que de nombreux courants de changement, en Amérique, échappent à l'attention des observateurs - fait assez surprenant dans la nation la mieux observée du monde. Nous ne disposons que d'indices insuffisants pour ce que nous aimerions découvrir, surtout lorsqu'il s'agit de matières aussi insaisissables que le caractère, le style politique, l'utilisation des loisirs. L'Amérique n'est pas seulement grande et riche, elle est mystérieuse...." Et de fait se met en place une sociologie américaine qui tente de s'interroger sur ce qui fait l'Amérique, sur ce qui fait la "singularité de cette Amérique" rapportée à l'espèce humaine et à ses propres rêves : en l'occurrence, avec les problèmes de consommation massive, de relations humaines et de mode de vie, une sourde angoisse, celle de l'apathie politique dans la première démocratie de ce monde. Et pour ce faire, trouver une méthode permettant d'embrasser tous les aspects de la vie sociale, construire cet Américain type idéal, fait de substance tant théorique qu'empirique, à l'aune duquel décrire cette société réelle et son devenir. On part donc d'un domaine-charnière entre psychologie et sociologie, en l'occurence le "caractère social", et on tente de le relier à la multidimensionnalité du fait social. Mais l'important n'est pas tant la méthode que le brassage mental qu'elle permet en connectant toutes les problématiques possibles et significatives de psychologie, de sociologie, d'histoire, de science politique : on n'y trouvera pas ici des certitudes théoriques sur l'Amérique, mais des matériaux susceptibles de nous suggérer des pistes sur un monde en devenir ...

 

David Riesman (1909-2002)

Après 1945, les Etats-Unis vont connaître une période de prospérité caractérisée par l'augmentation du niveau de vie, l'accès à de nouveaux biens (la voiture, la télévision) et un développement sans précédent d'une "civilisation" basée sur la propriété matérielle et la consommation. Sociologue américain, fils d'immigré allemand, David Riesman commence par étudier la biochimie puis le droit, avant d'opter pour la sociologie. Il accède à la notoriété en 1950, lorsque paraît "The Lonely Crowd" (La Foule solitaire), qu'il signe avec Reuel Deney et Nathan Glazer. Les auteurs se livrent à une analyse de la société américaine en pleine mutation, suggérant que les modifications des conditions économiques et sociales génèrent de nouveaux comportements.

Riesman, qui enseignera successivement à Chicago et à Harvard, entend apparaître ainsi comme le critique éclairé de ce nouveau conformisme de masse, contestant la généralisation au monde du travail, du couple, de la famille, mais aussi du politique, de ces individus "other-directed" qui modèlent leur comportement sur celui de leurs pairs. Le politicien, par exemple, n'a plus pour ambition de conserver ou de transformer le contexte social ou économique, mais s'emploie à maîtriser son image, son style de vie, sa compétence, et, en fin de compte, ne détient plus de réel pouvoir : le gouvernant est administré par des groupes de pression qui organisent ce monde, et administre lui-même une masse de gouvernés le plus souvent indifférents.

David Riesman a écrit successivement "The Lonely Crowd" (1950), "Faces in the Crowd" (1952, avec Nathan Glazer und Reuel Denney); "Thorstein Veblen: A Critical Interpretation", 1953; "Individualism Reconsidered and other Essays", 1954.

 


The Lonely Crowd (La Foule solitaire, 1950)

"The Lonely Crowd, A Study of the Changing American Character"

First published, October, 1950, Second printing, August, 1951,Third printing, February, 1952 

Contents : 

PART I -  CHARACTER - Chapter I. Some Types of Character and Society - Chapter IL From Morality to Morale: Changes in the Agents of Character Formation - Chapter III. A Jury of Their Peers : Changes in the Agents OF Character Formation (Continued) - Chapter IV. Storytellers as Tutors in Technique: Changes IN the Agents of Character Formation (Continued) - Chapter V. The Inner-directed Round of Life (Men at Work, The Side Show of Pleasure, The Struggle for Self-approval) - Chapter VI. The Other-directed Round of Life: from Invisible Hand to Glad Hand - Chapter VII. The Other-directed Round of Life {Continued) : THE Night Shift.

PART II: POLITICS - Chapter VIII. Recognizing the Political - Chapter IX. Tradition-directed, Inner-directed, and Otherdirected Political Styles: Indifferents, Moralizers, InsideDopesters. - Chapter X. Political Persuasions: Indignation and Tolerance - Chapter XL Images of Power - Chapter XII. The Conversation of the Classes, and Other Dialogues - Chapter XIII. Americans and Kwakiutls.

PART III: AUTONOMY - Chapter XIV. Adjustment or Autonomy.? - Chapter XV. False Personalization: Obstacles to Autonomy IN Work - Chapter XVI. Enforced Privatization: Obstacles to Autonomy IN Play - Chapter XVII. The Problem of Competence: Obstacles to Autonomy in Play (Continued) - Chapter XVIII. Autonomy and Utopia.

 

"This is a book about “character” in the contemporary scientific sense of “social character” — the patterned uniformities of learned response that distinguish men of different regions, eras, and groups", écrit dans sa préface de 1950 D. Riesman. Il s’agit d’un livre sur le « caractère » dans le sens scientifique contemporain du « caractère social », c’est-à-dire l’uniformité des réponses savantes qui distinguent les hommes de différentes régions, époques et groupes. "C’est un livre sur la nature des processus qui produisent les différences de caractère des Américains, des Français, des Indiens Pueblo, et ainsi de suite; des Américains du Nord et du Sud; des Américains de la classe moyenne et des Américains de la classe inférieure. En outre, il s’agit d’un livre sur la façon dont certains types de caractères sociaux, une fois qu’ils sont formés au sein de la société, sont ensuite déployés dans le travail, le jeu, la politique et les activités d’éducation des enfants à la vie d’adulte". 

 

"The Lonely Crowd" traite donc du" caractère social". Le "caractère" est défini "comme la structure, plus ou moins conditionnée par les facteurs sociaux et historiques, des impulsions et des satisfactions de l'individu, l'espèce de "maintien"  avec lequel l'homme se présente devant le monde et ses semblables". Le lien entre "caractère" et "société" se trouve "dans la façon par laquelle la société s'assurer un certain degré de conformité de la part des individus qui la composent", "mode de conformité" et "caractère social" se rejoignent donc. Le "caractère social" est cette partie du "caractère" qui est commune à plusieurs groupes sociaux  d'importance et qui, selon la plupart des sociologues actuels, est le produit de l'expérience de ces groupes".

Étudiant I'évolution de ce caractère social de l'homme occidental depuis le Moyen Age, et utilisant la démographie, David Riesman distingue deux révolutions essentielles : en premier lieu celle de la Renaissance qui met fin à la tradition sociale antérieure basée sur la famille et sur le clan. A partir du début du xx' siècle, elle s'efface devant une autre révolution où le mythe de la consommation I'emporte en importance sur celui de la production. 

A chaque période correspond - et c'est, dit-on, le mérite de Riesman de l'avoir défini, un homme nouveau. Actuellement, les deux types de caractères, ou plutôt les deux tendances, coexistent, causant heurts et incompréhensions dans de nombreux secteurs de la vie modems que l'auteur étudie sous un angle original : éducation, presse, télévision, formation des partis politiques, méthodes de gouvernement, relations au sein dela famille ou de l'entreprise.

Riesman distingue donc "l'existence intro-déterminée", types historiques les plus anciens d'Amérique, survivants ou produit des changements, enchaînés aux exigences sans fin de la production et qui ne vit que pour l'effort, et "l'existence extro-déterminée", qui donne la priorité aux contacts humains dans le trvail comme dans les loisirs : nous sommes passés ainsi "de la main invisible à la poignée de mains"...

 

A l'individu "inner-directed", déroulant une existence sans évolution possible, fondée sur l'héritage des valeurs, dans une société cloisonnée en classes sociales antagonistes, a succédé un individu "other-directed", sujet d'une véritable révolution des mentalités : la société est devenue une société de consommation de masse, les possibilités de communications inter-personnelles se sont multipliées et les interrogations fondamentales portent plus sur le bonheur individuel que sur les valeurs du travail. Dans cette nouvelle société se sont ainsi effacés les cadres  d’intégration  intermédiaire (famille, amis...), laissant les individus de plus en plus seuls face aux instances globales de la société, au premier rang desquelles s'imposent les "mass media". Et c'est ainsi que cette mutation de la société américaine qui semble pouvoir apporter à chacun une plus grande liberté dans leurs conduites respectives; génèrent angoisse et nouveau conformisme : chaque individu recherche désormais la norme de son comportement dans le regard des autres et dans les médias. "L'homme intro-déterminé, socialisé par rapport à ses prédecesseurs, pouvait par exemple choisir son étoile parmi les frandes figures de son panthéon personnel. A l'opposé, l'individu extro-déterminé n'envisage pas toujours l'existence  comme une carrière individuelle. Il recherche non la gloire, qui risquerait de l'éloigner de ses semblables, mais plutôt le respect et, surtout, l'affection d'un groupe assez amorphe de confrères et de compagnons. Pour parvenir à ce but, il doit lutter, non contre la matière, plus ou moins récalcitrante, mais contre ses propres collègues, concurrents engagés dans la même voie et qu'il observera attentivement afin de se conformer à leurs attitudes et jugements. Il ne cherchera pas ses étoiles parmi les grands hommes du passé - de toute manière, ces étoiles-là sont à peu près inaccessibles. Il préfère évoluer au beau milieu d'une véritable "Voie lactée", composée de collègues et de confrères qui se distinguent à peine les uns des autres. Cette évolution est due, en partie, à l'accroissement numérique des classes moyennes au moment où s'amorce le déclin démographique...."

 

"Les premiers chapitres traitent de l’hypothèse selon laquelle les changements dans la population et la technologie sont partout les corrélats principaux des changements dans le caractère social. Puis le caractère et le destin de la classe moyenne et supérieure américaine (the middle- and upper middle-class American) d’hier et d’aujourd’hui sont scrutés. Ma thèse majeure dans ces chapitres d’ouverture est que la conformité des générations précédentes d’Américains du type "inner-directed" était principalement assurée par leur intériorisation de l’autorité adulte. La classe moyenne urbaine américaine d’aujourd’hui, l’«other- directed», est, en revanche, dans un sens caractéristique plus le produit de ses pairs - c’est-à-dire, en termes sociologiques, ses « pairs-groupes » (peer-groups), les autres enfants à l’école ou dans le bloc. Dans la vie adulte, il continue à répondre à ces pairs, non seulement avec une conformité manifeste, comme le font les gens en tout temps et en tout lieu, mais aussi dans un sens plus profond, dans la qualité même de son sentiment. Pourtant, paradoxalement, il reste un membre solitaire de la foule parce qu’il ne devient jamais vraiment proche des autres ou de lui-même; son prédécesseur, inner-directed, était solitaire aussi, mais d’une manière différente; sa compagnie principale étant les ancêtres dans les parents qu’il avait intériorisés..."


PART I -  CHARACTER  (Première partie - Le Caractère)

(...)

VI; The Other-directed Round of Life: from Invisible Hand to Glad Hand 

The INNER-DIRECTED person is not only chained to the endless demands of the production sphere; he must also spend his entire life in the internal production of his own character. The discomforts of this internal frontier are as inexhaustible as the discomforts of the frontier of work itself. Like the fear of being retired or unemployed in the economic realm, apathy in many sectors of his inner or outer life is felt as underemployment of characterological resources. The inner-directed man has a generalized need to master resource exploitation on all the fronts of which he is conscious. He is job-minded. 

The frontiers for the other-directed man are people; he is people-minded. Hence both work and pleasure are felt as activities involving people. Many of the job titles that exist today existed in the earlier era; many recreations likewise. My effort is to see how change of 

character is connected with change of meaning in the same pursuits as well as with development of new pursuits. The description in this and the following chapter of the spheres of work and pleasure is, in very large measure, an exploration of the patterns of sociability that lead to the overlapping of these spheres. 

 

"L'existence selon le mode extro-déterminé"

6. De la main invisible à la poignée de main

"L'individu intro-déterminé est non seulement enchaîné aux exigences sans fin de la production, il doit aussi passer sa vie entière à la production interne de son propre caractère. Les ennuis de ce domaine intérieur sont d'une permanence qui n'a rien à envier à ceux du domaine du travail lui-même. Si, sur le plan économique, il redoute le chômage et le  licenciement, il craint tout autant, dans les autres domaines, l'oisiveté et l'apathie qui lui apparaissent comme un "sous-emploi" de ses capacités psychologiques. Eprouvant le besoin de mobiliser constamment toutes ses forces, de s'engager entièrement pour résoudre les petits comme les grands problèmes, l'homme intro-déterminé ne dételle jamais. Il ne vit que pour l'effort. A l'opposé, l'homme extro-déterminé donne la priorité aux contacts humains. Dans son esprit, le travail aussi bien que les loisirs impliquent l'obligation de s'entendre avec d'autres personnes. Or, de nombreuses activités professionnelles et extra-professionnelles existaient déjà à l'époque précédente. Nous allons donc essayer de mettre en lumière les rapports entre les changements de caractère d'une part et, d'autre part, les changements de signification des activités existantes ou la création d'actívités nouvelles..."

(...)

 

"L'existence selon le mode extro-déterminé"

7. Les Loisirs

"Il ne faut plus croire, du reste, qu'au milieu du tous leurs labeur, les gens qui vivent dans les démocraties se jugent à plaindre : le contraire se remarque. Il n'y a point d'hommes qui tiennent autant à leur condition que ceux-là. Ils trouveraient la vie sans saveur, si on les délivrait des soins qui les tourmentent, et ils se montrent plus attachés à leurs soucis que les peuples aristocratiques à leurs plaisirs".

Alexis de Tocqueville. De la démocratie en Amérique.

 

La seule chose qui ait changé depuis l'époque où Tocqueville écrivait (et ce n'est pas un mince changement, il est vrai), c'est que la sphère des plaisirs est elle-même devenue une sphère de soucis. Nombre des peines physiques qui caractérisaient jadis le domaine de la production et de l'agriculture se perpétuent sous une forme modifiée, psychologique, dans le domaine nouveau de la consommation. De même que nous avons vu dans le chapitre précédent que la portion de la journée consacrée au travail se trouve envahie par des attitudes et des valeurs qui viennent en partie de la sphère des loisirs, de même la soirée consacrée aux loisirs est hantée par d'autres valeurs et d'autres attitudes avec lesquelles on "travaille" à avoir du bon temps.

 Cependant nous assistons d'abord, avec la montée de l'extro-détermination, à la disparition à la fois du consommateur-accapareur et du tenant de l'évasion de l'époque précédente. La passion d'acquérir faiblit quand la propriété n'a plus la stabilité et la valeur objective d'autrefois; le sentiment d'évasion diminue du fait même de l'imbrication du travail et du plaisir. Nous pouvons apercevoir ces nouvelles tendances dans ce qui, peut-être, constitue leur forme la plus extrême : je veux parler des attitudes à l'égard de la nourriture et des

expériences sexuelles qui prévalent au sein de certains groupes de la classe moyenne supérieure.

 

Changements dans la signification symbolique de la nourriture et de la sexualité

(Changes in the Symbolic Meaning of Food and Sex )

 

De la bouillie à la salade

L'intérêt des types intro-déterminés pour la nourriture comporte évidemment toute une gamme de variantes. En Amérique - la situation est différente chez les peuples amateurs de nourriture dans le reste du monde- puritains et non-puritains, dans un passé récent, pouvaient utiliser la nourriture comme élément de parade. Les menus variant relativement peu pour les repas intimes comme pour les dîners en ville, ce dont on faisait parade, c'était du choix de la viande, de l'élégance de la table et de la qualité de la cuisine. Tout cela était essentiellement du domaine de la femme et, dans de nombreux milieux, on ne considérait pas la nourriture comme un sujet propre aux conversations de table. Une alimentation convenable faisait partie des obligations que vous imposait votre rang (et, plus récemment, vos connaissances en matière de vitamines et de calories). Les premières éditions du célèbre "Livre de cuisine de l'Ecole ménagère de Boston" (Boston Cooking School Cookbook) reflétaient encore cette conception conservatrice.

A l'opposé, l'Américain extro-déterminé qui apparaît vers le milieu de ce siècle néglige cette exhibition d'opulente respectabilité pour manifester, de façon tout aussi spectaculaire, le raffinement de ses goûts. Nous avons bien vu, au chapitre 4, comment la radio initie l'individu extro-déterminé aux subtilités de la table, avant même que l'enfant aille à l'école, et avec quel sérieux la leçon est reçue. Dans la classe moyenne supérieure, les parents qui sont des gens instruits hésitent de plus en plus à dire à leurs enfants de manger telle ou telle chose parce que cela leur fera du bien : ils ont peur qu'il n'en résulte une fixation au stade oral ; si bien qu'ils imitent la radio et discutent de ce qui est "bon" en termes de goût. En fait, cela n'aboutit souvent qu'à déguiser l'émotion investie dans les habitudes alimentaires de l'enfant, une émotion tout aussi forte que celle que leurs parents investissaient auparavant dans la pratique du "pas-d'histoires-finis-ton-assiette". L'hôte extro-déterminé va même très loin dans cette voie :il tient à marquer sa personnalité non seulement dans le choix des plats qu'il offre à ses invités, mais même dans la façon dont il va en parler.

Jadis, l'art du bien-manger était le privilège d'une petite élite de gourmets, d'hommes qui cultivaient les plaisirs de la table comme d'autres greffaient des roses ou collectionnaient des éditions rares, un hobby auquel l'intro-déterminé pouvait s'adonner. Aujourd'hui, un nombre croissant de personnes se croient obligées de poser au gourmet. Dans cette évolution, l'abondance matérielle que connaît l'Amérique au seuil du déclin démographique joue sans doute un rôle essentiel : les mets de choix sont accessibles à presque toutes les bourses. De plus, la parfaite organisation de la distribution et les progrès de la conservation ont largement supprimé les limites saisonnières et géographiques qui, autrefois, ne permettaient qu'aux riches de manger, par exemple, des fraises en novembre ou des soles dans l'Arizona. Aujourd'hui, le consommateur choisit ses aliments en dehors de toute préoccupation traditionaliste, et sans être gêné par la crainte d'une pénurie malthusienne.

De ce fait, la préparation comme la composition du repas se sont modifiées. L'inhibition puritaine contre les conversations sur la nourriture et les boissons disparaît, de même que casseroles mexicaines et marmites de cuivre remplacent le linge blanc et le décor classique de la table des classes moyennes du XIXe siècle. Fait plus important encore, la maîtresse de maison ne peut plus rejeter sur les talents routiniers et limités de sa cuisinière sa propre incapacité à faire preuve de goût personnel en matière de nourriture. Dans la période du début du déclin démographique, les domestiques disparaissent des intérieurs des classes moyennes et, s'ils subsistent, ils ont perdu la prérogative de contrôler le menu et sa présentation à la place de l'hôte et de l'hôtesse. Nulle barrière - vie privée, statut social

ou ascétisme - ne dispense plus personne de faire preuve de goûts personnels en matière de nourriture et de décorum, pris comme éléments de compétition sociale. Le dîneur a le pouvoir, â la différence de son valet, de décider que le corned-beef aux choux est un plat amusant; il peut piller les cuisines d'immigrants ou suivre les conseils à tendances exotiques de la rubrique de Clementine Paddleford. Ce n'est plus qu'aux occasions solennelles que l'on peut encore trouver le menu uniforme "steak ou poulet, pommes de terre et petits pois". Et, chez elle, la maîtresse de maison est encouragée à substituer au menu traditionnel sa propre spécialité, lasagnes ou rüstoffel. Les hommes s'occupent presque autant de la nourriture que les femmes, dans la cuisine comme devant le barbecue du jardin.

Le livre de cuisine le plus populaire aujourd'hui est, parait-il,, "The Joy of Cooking" ( la Joie de cuisiner), et le nombre des livres de cuisine spécialisés s'accroît constamment afin de répondre à la demande de différenciation marginale. Le changement même des titres - on passe du "Boston Cooking School Cookbook" (LIvre de cuisine de l'Ecole ménagère de Boston), à "How to cook a wolf" (Comment préparer un loup), et à "Food is a Four letters word" (La nourriture - "food" - est un mot de quatre lettres -révèle le changement d'attitude. Car l'individu extro-déterminé ne peut se fier à des critères objectifs de réussite tels que ceux qui guidaient l'individu intro-déterminé : il se peut qu'il soit hanté par le sentiment qu'il rate les joies qu'il est censé tirer de la nourriture ou de la boisson. L'heure du repas doit maintenant être "agréable"; le dernier "Fireside Coakbook" (Cuisiner au coin du feu) est dédié à "ceux qui ne se contentent pas de regarder simplement la nourriture comme quelque chose que l'on transfère périodiquement du plat à la bouche". Et si l'on ne parvient cependant pas à tirer de grandes satisfactions des recettes données dans ce volume, on peut se rabattre sur des livres comme "Spécialité de la maison" pour voir ce que mangent les autres et s'approprier les recettes favorites de Noël Coward ou de Lucius Beebe. Fred MacMurray et Claudette Colbert attestent le caractère délicieux de nouvelles mixtures comme le "Julep de l'OEuf et Moi"; et MacMurray expose dans un petit recueil ses recettes d'œufs favorites : "Il n'y a rien de si alléchant que deux œufs frais, avec leurs. yeux d'or limpide qui vous regardent tendrement depuis le centre du plat du breakfast, orné de tranches de lard ou de saucisses de porcelet. Ou encore pochés, et chevauchant gaiement une tranche de rôtie". La traduction très populaire d'un vieux livre de cuisine français, "Tante Marie", est aussi extrêmement bavarde, et "The Joy of Cooking" justifie son propre bavardage en disant qu'à l'origine les recettes avaient été rassemblées et mises par écrit à l'intention de la fille de l'auteur, qui pensait que "d'autres filles" pourraient les aimer à leur tour (comme aujourd'hui les mères donnent moins de conseils à leurs filles, ces dernières, si elles veulent cuisiner, doivent avoir recours aux avis d'un étranger). Bref, l'individu extro-déterminé, qu'il s'agisse de sa nourriture ou de ses relations sexuelles, est constamment en éveil, afin qu'aucun élément qualitatif ne puisse lui échapper. Il souffre de ce que Martha Wolfenstein et Nathan Leite appellent "la moralité du divertissement" (fun-moraIity, cf Movies, Free Press, 1950).

En prenant les choses sous cet angle, on exagère bien sûr les désavantages du changement : il est indéniable que ceux qui aujourd'hui savourent vraiment leur nourriture et aiment en parler sont beaucoup plus nombreux que ce n'était le cas quand la monotonie du régime alimentaire américain était notoire. Il est certain aussi que de nombreuses personnes suivent les nouvelles modes alimentaires sans pour cela être de caractère extro-déterminé, de même que, dans l'industrie, de nombreux directeurs du personnel croient avec un zèle tout intro-déterminé aux vertus de la poignée de main. Mais, même ainsi, si nous voulions tracer les frontières de l'extro-détermination en Amérique, l'analyse des menus nous fournirait sans doute des indices assez précis. Quand les salades à l'ail, les sauces riches, les plats mitonnés, le magazine "Gourmet", le vin et les liqueurs gagnent du terrain de New York vers l'Ouest et de San Francisco vers l'Est; quand les hommes passent deux heures à déjeuner et font parade de leur goût dans le choix des mets et des vins ; quand le livre de cuisine "personnalisé" tend à supplanter celui de l'Ecole de Boston, alors nous pouvons discerner dans tous ces signes des temps la présence d'un nouveau type de caractère. Récemment, Russell  Lynes a cherché à caractériser le système social urbain de l'Amérique contemporaine en termes d'indices comparatifs de consommation. C'est ainsi que la salade "remuée" dénote l'intellectuel, que

l'on peut aussi repérer grâce à ses goûts en matière de voitures, de vêtements et de maintien. En vérité, ce que nous voyons émerger, c'est un système social embryonnaire dont les critères de statut ne cadrent pas avec ceux du système de classes traditionnel. C'est ce qu'a bien vu Lloyd Warner, qui en fait définit la classe moins en termes de richesse ou de pouvoir qu'en termes d'habitudes de sociabilité et de styles de consommation.

Mais ces observations ne sont que l'exception; la plupart des Américains, nous le verrons au chapitre 11, continuent à voir, dans la structure sociale de leur pays, l'ancienne structure, dépassée, qui se fondait sur la fortune, la profession, et la "position", au sens que les chroniques mondaines donnent â ce mot. Mais, au-dessous de ces anciennes rubriques, je crois que se dessine une structure bien plus amorphe, dans laquelle le leadership des goûts devient de plus en plus important, et où la hiérarchie intellectuelle (the "brow" hierarchy) entre en compétition avec les hiérarchies de la fortune et de la situation professionnelle.

 

Le sexe, dernier refuge de l'aventure (Sex: the Last Frontier )

A l'époque de l'intro-détermination, il pouvait y avoir une inhibition sexuelle, comme par exemple dans les classes et dans les régions fortement influencées par la Réforme et la Contre-Réforme. Ou bien, on trouvait normal que l'homme pût - dans certaines limites - satisfaire son instinct sexuel, comme en Italie, en Espagne et dans les éléments "non respectables", ce qu'on appelle les "bas-fonds" (riverbottom people), de chaque société. Dans les deux cas, il y avait une simplification de la sexualité, tantôt par des tabous,tantôt par la tradition. Les problèmes économiques ou de pouvoir, le problème de simplement survivre ou celui de "compter pour quelque chose" occupaient alors la première place; et la sexualité était reléguée à ses temps et lieu propres : la nuit l'épouse ou la prostituée, de temps à autre quelques propos obscènes, et un peu de rêve éveillé. C'était uniquement dans les classes supérieures, qui annonçaient ainsi les types extro-déterminés modernes, que le fait de faire l'amour avait le pas sur la production des biens (c'était le cas en France, dit-on) et atteignait le statut d'une activité de plein jour. Dans ces cercles, la sexualité était presque complètement séparée de la production et de la reproduction. Lorsque cette séparation se manifeste en dehors de la classe supérieure et s'étend à la société presque entière, cela

indique que la société, grâce au contrôle des naissances et à tout ce qu'il implique, arrive par le chemin de l'industrialisation à la phase où s'amorce le déclin démographique. Dans cette phase, il y a non seulement une augmentation des loisirs, mais le travail lui-même devient pour de nombreux travailleurs à la fois plus fastidieux et moins pénible; en outre, l'accroissement du contrôle et de la division du travail simplifie le processus industriel au-delà même de ce qui avait été obtenu durant la phase de croissance transitoire. Comme l'esprit est de moins en moins au travail, la sexualité imprègne plus qu'auparavant la conscience, aux heures de travail comme aux heures de loisir. Elle est considérée comme un bien de consommation non seulement par les anciennes classes oisives, mais encore par les masses modernes qui accèdent aux loisirs.

Dans de nombreux domaines de la vie, l'individu extro-déterminé, qui souffre souvent d'un singulier manque de réactions, peut entretenir en quelque sorte le culte de la veulerie. Il se peut qu'il accueille bien le fait que son rôle économique et sa vie domestique tournent à la routine; les fabricants de voitures peuvent le tenter avec des glaces qui se baissent d'elles-mêmes et des changements de vitesse automatiques ; il peut ne plus investir aucune émotion dans la politique. Mais ce n'est pas de cette façon qu'il peut mener sa vie sexuelle. Et si l'incertitude reste grande quant à la bonne manière dont il convient de jouer le jeu, la nécessité de s'y livrer est évidente. Même quand la vie sexuelle nous ennuie, nous devons encore obéir à ses impulsions. La sexualité représente donc, en quelque sorte, un mécanisme de défense contre le danger d'une apathie totale. C'est l'une des raisons pour lesquelles la vie sexuelle est tellement excitante pour l'individu extro-déterminé. Il se tourne vers elle pour y trouver l'assurance qu'il est bien en vie. Alors que l'homme intro-déterminé, mené par son gyroscope interne et orienté vers les problèmes de production du monde extérieur, se passait d'une telle preuve.

Tandis que le consommateur intro-déterminé pouvait chercher à atteindre les limites - toujours plus lointaines - du domaine des biens matériels, ces limites ont perdu beaucoup de leur attrait pour l'individu intro-déterminé. Dès le plus jeune âge, nous l'avons vu au chapitre 3, il commence à s'y reconnaître parmi les articles de consommation disponibles. Il voyage beaucoup, soit en colonie de vacances, soit avec ses parents. Il sait que la voiture du riche industriel ne se distingue de la sienne - si elle s'en distingue - que d'une façon marginale (c'est tout au plus l'affaire de quelques chevaux-vapeur supplémentaires). De toute façon, il sait que le modèle de l'année prochaine sera meilleur que celui de cette année. Il sait à quoi ressemble une boîte de nuit, même s'il n'a pas eu l'occasion d'y aller; et il a regardé la télévision. Alors que l'individu intro-déterminé voyait souvent dans les possessions dont il était privé et qu'il convoitait un but dont l'attrait ne pouvait être terni par les richesses de l'âge adulte, l'individu extro-déterminé eut à peine concevoir qu'un bien de consommation puisse longtemps maintenir un empire incontesté sur son imagination.

Il y a peut-être une exception, c'est la sexualité.

C'est que la consommation de l'amour, malgré tous les efforts des mass media, reste bien cachée à la vue du public. Si quelqu'un d'autre a une nouvelle Cadillac, l'individu extro-déterminé sait de quoi il s'agit et que c'est là une expérience qu'il peut plus ou moins reproduire. Mais si le voisin a un nouvel amour, il est dans l'impossibilité de savoir ce que cela signifie. Les Cadillac ont été démocratisées; c'est aussi vrai, dans une certaine mesure, de l'attrait sexuel : le modèle américain de compétition sexuelle n'existe que grâce à la production massive de jeunes gens soignés et agréables à regarder. Mais ce qui différencie une Cadillac d'un partenaire sexuel, c'est le degré de mystère. Et, une fois la honte et les inhibitions morales perdues ou noyées, sans que disparaisse complètement une certaine

innocence inconsciente, l'individu extro-déterminé reste sans défense devant son propre désir. Son ambition n'est pas de battre les records quantitatifs des consommateurs-accapareurs de la sexualité, des don Juan, mais il ne veut pas manquer, bon an mal an, ces expériences de qualité dont il se dit à lui-même que les autres jouissent.

En un certain sens, cette évolution est paradoxale. Alors qu'avec l'avènement de l'extro-détermination, les livres de cuisine n'ont pas cessé de devenir plus captivants, les ouvrages consacrés aux questions sexuelles deviennent de plus en plus ternes. Les vieux manuels de mariage, comme celui de Van der Velde (encore populaire d'ailleurs), respirent l'extase ; ce sont des hymnes à la joie d'aimer. Les plus récents, y compris certains manuels destinés aux élèves de l'enseignement secondaire, sont terre à terre, mornes et hygiéniques - dans le style de la Boston Cooking School. Et pourtant, bien que les jeunes gens semblent consommer l'amour comme leurs vitamines, sans trop y penser, il demeure que la sexualité est le terrain d'une compétition et le lieu d'une quête qui ne disparaît jamais complètement, celle du sens et de la plénitude émotionnelle de la vie.

L'individu s'intéresse à la sexualité moins pour en faire parade que pour vérifier sa capacité de séduire, sa place dans l'échelle du succès amoureux - et, en fin de compte, afin de faire l'expérience de la vie et de l'amour.

L'une des raisons de cette évolution, c'est que les femmes ont cessé d'être des objets de consommation, mais sont devenues elles-mêmes membres des peer-groups. Autrefois, ni l'épouse (relativement peu émancipée) ni la maîtresse (socialement inférieure) de l'homme intro-déterminé n'étaient en mesure de critiquer sérieusement la qualité de ses prouesses amoureuses.

Aujourd'hui, des millions de femmes, libérées par le progrès technique d'une grande partie de leurs corvées domestiques et pourvues par ce même progrès de nombreux atouts qui facilitent les idylles, sont devenues, au même titre que les hommes, des pionniers sur les frontières de la sexualité. A mesure qu'elles deviennent des consommatrices compétentes, les hommes ont de plus en plus peur de ne pouvoir les satisfaire - mais, dans le même temps, c'est là une autre épreuve qui attire les hommes qui, par leur caractère, désirent être jugés par les autres. La capacité même des femmes à réagir d'une façon qui, autrefois, était réservée aux courtisanes, signifie en outre que l'on peut rechercher nuit après nuit des expériences sexuelles de qualité différente - l'impénétrable mystère - et pas seulement à

l'occasion de visites périodiques à une maîtresse ou à une maison close. Alors que la coutume de l'époque précédente était souvent de faire des relations sexuelles un sujet de plaisanteries, que ce fût au niveau du music-hall ou des Contes drolatiques de Balzac, la sexualité de nos jours se charge d'un poids psychologique beaucoup trop important pour que l'individu extro-déterminé la prenne vraiment à la légère. A la faveur d'un ascétisme inavoué, elle devient dans le même temps une occupation trop angoissante et une illusion trop sacrée.

Cette compétition anxieuse dans le domaine sexuel n'a plus grand-chose en commun avec les anciens modèles d'ascension sociale. La femme moderne continue, certes, à faire jouer la sexualité comme moyen de conquérir un statut dans les domaines contrôlés par l'homme. Cependant, elle ne peut le plus souvent le faire que dans les industries où l'on pratique encore la compétition selon les modèles pré-monopolistiques.

 C'est ainsi que le théâtre et le cinéma étaient encore récemment contrôlés par des "hommes nouveaux" qui rappelaient ces manufacturiers anglais du début du XIXe siècle qui, avant les "Factory Acts", considéraient leurs fabriques comme des harems. Et Warner, Havighurst et Loeb nous ont appris comment les institutrices peuvent encore faire leur chemin dans la hiérarchie relativement peu bureaucratisée des écoles de province, grâce à des rendez-vous galants. Ce sont là, cependant, des cas exceptionnels ; d'une manière générale, la quête de l'expérience dans le domaine de la sexualité ne s'accompagne pas, à l'époque de l'extro-détermination, de motifs plus lointains.

(II. Changes in the Mode of Consumption of Popular - Culture - Entertainment as Group Adjustment)

Changements dans les modes de consommation des distractions

 

Le divertissement en tant qu'adaptation au groupe

Au chapitre 4, nous avons vu comment le jeune intro-déterminé était préparé à quitter le foyer familial et à s'en éloigner par une littérature directement didactique et par des romans et des biographies qui l'initiaient aux divers rôles possibles dans le domaine de la production. A l'opposé, l'individu extro-déterminé va recourir à une vaste littérature qui est

destinée à l'orienter dans les domaines non économiques de l'existence. Cette orientation est nécessaire car, avec la disparition à peu près complète de la direction traditionnelle, il n'y a plus aucune possibilité d'apprendre l'art de vivre dans le groupe primaire - possibilité qui subsistait même dans les familles mobiles de l'époque fondée sur l'intro-détermination.

L'enfant doit se tourner très tôt vers ses tuteurs des "mass media" afin d'acquérir des techniques qui lui permettent d"orienter sa vie et aussi pour apprendre les trucs spécifiques du métier. Nous pouvons suivre, depuis les biographies à succès du type Samuel Smiles ou Horatio Alger jusqu'aux livres et périodiques contemporains qui s'occupent de la paix de l'esprit, une évolution très révélatrice. Les premières œuvres ont pour sujet direct l'avancement social et économique de l'individu, avancement qu'on peut obtenir grâce aux vertus d'économie, de travail, etc. Ensuite, dans les premières années de notre siècle, nous trouvons en Amérique l'apparition et l'évolution du mouvement de la "Nouvelle Pensée" (New Thought), presque oublié aujourd'hui. Selon A. Whitney Griswold (The American Cult of Success), la devise du mouvement était : "Pensez votre marche vers la fortune'" (Think your Way to Wealth). La richesse devait être obtenue non plus grâce à l'activité dans le monde réel, mais grâce à une auto-manípulation, une espèce d'équivalent économique de la méthode Coué. Mais la richesse elle-même n'était pas mise en question en tant que but.

Depuis lors, ce genre de littérature a de moins en moins exclusivement traité de la mobilité sociale et économique. Ainsi, le célèbre "Comment se faire des amis" (How to Win Friends and Influence People), que Dale Carnegie écrivit en 1937, recommande les exercices d'auto-manipulation, non seulement dans un but de réussite professionnelle, mais également dans des buts plus vagues et qui relèvent des loisirs, comme par exemple la popularité. Peut-être n'est-ce pas seulement le passage de la dépression économique au plein emploi qui amena Carnegie à écrire "Triomphes de vos soucis" (How to Stop Worrying and Start Living) en 1948; en effet, dans ce second ouvrage, l'auto-manipulation ne tend plus, simplement, vers un résultat social, mais elle est employée d'une manière solipsiste afin de permettre à chacun de s'adapter à son propre sort, d'accepter sa condition sociale. Ce sont ces mêmes tendances que l'on retrouve dans de nombreux périodiques (Journal of Living, Your Personnality, Your Life), dont les principaux collaborateurs semblent interchangeables et qui témoignent tous du fait que la modification des voies de la mobilité sociale et la montée de l'anxiété amènent les lecteurs à rechercher les conseils d'experts. La "New York Times Book Review" du 24 avril 1949 fait de la publicité pour "Calm Yourself" (Calmez-vous) et "How to be Happy While Single" (Comment être heureuse dans le célibat); si l'on en croit le texte de l'annonce, le second de ces livres aborde des problèmes comme : "Comment manier les hommes de votre vie (camarades de bureau, amis, ivrognes)... faire la conversation ; la boisson; l'ennui - exactement tous les problèmes que vous devez résoudre vous-même". Il y a, certes, bien des aspects positifs dans une évolution qui substitue aux anciens buts - extérieurs et souvent sans intérêt - de la richesse et du pouvoir les nouveaux buts intérieurs du bonheur et de la paix de l'esprit, bien que, naturellement, il faille toujours se demander si, en se changeant soi-même, on ne fait simplement que s'adapter au monde tel qu'il est, sans protestation et sans critique.

Ici, cependant, je ne cherche pas à évaluer ces tendances, mais à montrer comment la culture de masse est utilisée dans des buts d'adaptation au groupe, non seulement par la voie d'une littérature et d'autres moyens manifestement didactiques, mais aussi sous le couvert de la fiction. L'observation n`a rien de nouveau, selon laquelle les gens les moins disposés à reconnaître qu'ils ont besoin d'aide, ou qui préfèrent s'en tirer par des plaisanteries, cherchent un secours dans les films et les autres media populaires. Dans l'étude sur les films faite il y a vingt ans grâce au Fonds Payne, de nombreux éléments furent rassemblés qui montraient l'usage que faisaient du cinéma les jeunes gens qui voulaient savoir quelle allure prendre, comment s'habiller et comment faire la cour (Voir, par exemple, Herbert Blumer et Philip Houses, Movies, Delínquency and Crime (New York, Macmillan, 1933). Dans ces cas-là, il y avait un mélange évident d'enseignement et d'excitation, en particulier pour les enfants des basses classes, mis soudain face à face avec la sexualité et le luxe. Aujourd'hui cependant, les publics étant devenus plus avertis, le mélange des messages est d'une subtilité plus grande.

Après avoir étudié les numéros d'octobre 1948 d'un groupe de magazines féminins (Ladies' Home Journal, American, Good Housekeeping, Mademoiselle), j'en ai conclu qu'un grand nombre de nouvelles, d'illustrations et, naturellement mais avec bien plus de subtilité, d'annonces publicitaires, étaient en bonne partie consacrées aux façons de manipuler le moi afin de manipuler les autres, et d'abord pour atteindre des biens aussi intangibles que l'affection. Deux histoires illustrent ce fait : "La Révolte de Willy Kepper" par Willard Temple dans "Ladies' Home Journal" et "Sortons ce soir" par Lorna Slocombe dans "American".

 

Comment se conduire au bureau (Handling the Office) 

"The Rebellion of Willy Kepper" (La Révolte de Willy Kepper) a ceci de particulier que l'action est essentiellement centrée sur le travail du héros, et ne déborde que fort peu sur sa vie extra-professionnelle. Willy, garçon timide d'origine modeste, est vendeur dans une maison de peinture. Il aimerait conter fleurette à une jolie dactylo, mais il ne sait comment s'y prendre. Un beau jour, le fils d'un gros actionnaire entre dans l'affaire. C'est la catastrophe : le nouveau venu obtient d'emblée le poste que Will espérait obtenir, et il réussit â être au mieux avec la jolie dactylo. Pour Willy, c'en est trop. Souriant et affable jusqu'alors, il devient maussade, désagréable, brutal. Bref, il "se révolte".

Tout le monde se rend compte qu'il a changé. Cependant, comme Willy, au cours des années précédentes, a accumulé, grâce à sa gentillesse, un énorme capital de sympathie et d'amitié, personne ne songe à lui reprocher sa mauvaise humeur. Au contraire, on va s'efforcer de découvrir pour quelle raison Willy se montre tout à coup aussi désagréable. Bientôt, les autres employés constateront que le vrai responsable est le fils du gros actionnaire, et ils vont s'employer à lui mener la vie dure : on s'arrange pour le faire trébucher sur les pots de peinture, on sabote les commandes dont il s'occupe ; bref, on lui fait comprendre par tous les moyens que, pour faire convenablement son travail, il ne peut se passer de la collaboration de ses collègues. Finalement, c'est Willy qui lui évite in extremis une vilaine discussion avec un gros client. A présent, le fils à papa a compris : il décide de recommencer tout au bas de l'échelle de manière à se constituer, lui aussi, un capital de sympathie et d'amitié. Ainsi, Willy peut à nouveau espérer obtenir le poste qu'il convoitait. Et un matin, prenant son courage à deux mains, il demande à son rival comment il s'y est pris pour plaire à la jolie dactylo. Bon prince, celui-ci révèle qu'il a complimenté la jeune fille sur ses beaux yeux. Willy va en faire autant et, bientôt, la belle enfant lui accordera un rendez-vous.

La première chose qui frappe dans ce récit est le cadre : il s'agit certes d'une usine, c'est-à-dire d'un lieu de production, mais l'action se déroule entièrement dans le service des ventes où les relations humaines l'emportent de loin sur les questions techniques. Autre trait significatif : le fils du gros actionnaire réussit à sortir avec la jolie fille non grâce à sa fortune, mais parce qu'il a su lui parler. Et, finalement, il y a le fait (assez inattendu, à vrai dire) que les deux rivaux, en compétition pour le même poste et la même fille, n'en échangent pas moins des conseils sur la meilleure façon de parvenir à ce double but; dans un sens, chacun tient plus à l'approbation de l'autre qu'à son propre triomphe. Aux dernières pages du récit, tout est rentré dans l'ordre : Willy a retrouvé sa bonne humeur et le fils de millionnaire a perdu son arrogance du début.

 

Comment se conduire chez soi (Handling the Home)

La nouvelle "Let's Go Out to Night" (Sortons ce soir) dépeint les problèmes que rencontre dans sa vie privée une jeune femme qui, ayant épousé un camarade d'études, habite un faubourg résidentiel. Elle a un mari sérieux et fidèle, deux enfants en excellente santé, un intérieur confortable, tout ce qu'íl faut pour être heureuse, sauf la tendre sollicitude qu'à son sens son mari devrait lui témoigner. Or, le pauvre homme, surmené, harassé, ne rentre le soir que pour lire son journal, dîner et se coucher. La jeune femme, au cours d'interminables bavardages téléphoniques avec ses amies, se plaint souvent : "Nous ne sortons plus jamais". Elle évoque avec nostalgie ses années de collège, lorsque son fiancé lui faisait la cour et qu'elle-même avait encore tant d'illusions, bref, lorsque la vie méritait vraiment d'être

vécue. Et, un jour, elle décide de retourner au collège, pèlerinage sentimental qui, pense-t-elle, lui permettra de se rendre compte en quoi consistait l'éclat magique de cette période heureuse. 

Mais, dès qu'elle pénètre dans la petite chambre qu'elle habitait autrefois, elle comprend que la belle spontanéité des rendez-vous d'alors n'existe que dans son imagination. C'est sa mémoire, trompée par le recul des années, qui lui fait apparaître aujourd'hui, sous des couleurs séduisantes, ce qui fut en réalité une pénible succession de migraines. Elle se rappelle comment elle a dû tirer des plans pour organiser des soirées afin d'attirer le jeune homme, comment elle a presque dû lui faire des avances pour l'amener à l'embrasser et, finalement, à demander sa main. Et, brusquement, elle se rend compte que c'est elle la fautive : ce n'est pas son mari qui la néglige, c'est elle qui ne s'occupe pas suffisamment de lui, qui oublie de veiller sur son repos et son bien-être. Pleine de remords et d'indulgence, elle rentre à la maison, bien résolue à une manipulation nouvelle et améliorée. En achetant une nouvelle robe, en engageant un baby sitter pour garder les enfants, elle incitera son mari à l'emmener au théâtre. Le lendemain matin, au téléphone, elle annoncera triomphalement le succès à son amie.

A l'époque de l'intro-détermination, les histoires dont l'objet était aussi de guider le lecteur l'encourageaient le plus souvent à tendre vers des horizons lointains et à miser gros; nombre de ces histoires nous frappent aujourd'hui par leur caractère d'évasion, par leur ton sentimental. Par contraste, le type de réalisme qu'ont adopté les magazines modernes ne tend ni aux sentiments nobles ni à l'évasion. Dans une nouvelle comme "Let's Go Out to Night", il y a un refus très sensé d'admettre qu'il puisse y avoir des mariages vraiment meilleurs que celui-là, avec sa succession ininterrompue de petites déceptions. En aucune façon le lecteur de ces nouvelles ne verra toujours approuver ses idéaux et ses façons de vivre - ce serait une faute de croire que des magazines comme le "Ladies' Home Journal" sont composés selon la formule : "Donner au public ce qu'il désire", mais on l'incitera rarement à exiger beaucoup de la vie et de lui-même. Dans les deux nouvelles dont je me suis servi comme illustrations, il est bien entendu que l'on dispose d`une solution aux conflits qui n'implique ni risque ni souffrance, mais seulement ces denrées : efforts inter-personnels, tolérance mutuelle, que l'individu extro-déterminé est déjà préparé à fournir. 

Les théories "conspiratives" de la culture populaire, telles qu'elles sont résumées dans l'idée "du pain et des jeux de cirque", sont tout à fait dépassées. Dans "The Breadline and the Movies", Thorstein Veblen a avancé un concept plus élaboré, à savoir que les masses américaines modernes payaient la classe dirigeante pour avoir le privilège de ces divertissements mêmes qui contribuaient à maintenir ces masses sous les effets des gaz hilarants. De telles vues donnent à la culture un aspect "tout d'une pièce" qu'elle est loin d'avoir. L'adaptation de groupe et les influences orientatrices qui jouent dans la culture populaire contemporaine ne servent les intérêts d'aucune classe particulière. En fait, les pressions destinées à obtenir une conformité extro-déterminé semblent s'exercer le plus fortement dans les couches les plus instruites. Quelques exemples peuvent servir à illustrer les formes que prennent ces pressions.

(...)

Le succès solitaire (Lonely Successes)

En étudiant les bandes dessinées, "Tootle" et l'histoire de Willy Kepper, nous avons pu constater à quel point la culture populaire moderne souligne, d'un côté, les dangers de la solitude et, de l'autre, les bienfaits de l'esprit de groupe. Dans un article très pénétrant, Robert Warshow examine dans cette perspective un certain nombre de films de gangsters sortis récemment (1948). Il note que le succès du gangster équivaut à sa perte. Son ascension, en effet, le coupe du groupe, non seulement de la communauté des citoyens respectueux des lois, mais aussi de sa propre bande. A l'apogée de sa réussite, il n'est plus qu'un homme pitoyable et terrifié qui s'attend à tomber des hauteurs où il est parvenu.

Nous pouvons interpréter cela comme une mise en garde contre ce qui arrive quand on ne veut poursuivre que ses propres buts. Le succès est funeste. Selon le code des films, il n'est pas permis de s'identifier avec celui qui s'évade seul; son sort nous est dépeint, comme dans le roman celui de Dorothée, comme une suite de misères et de pénitences. Le film "Body and Soul" a une morale analogue. Le héros en est un garçon juif de l'East Side qui parvient à devenir champion de boxe mais commence à s'aliéner tous ceux qui l'entourent : sa famille et sa fidèle amie; son soigneur, dévoué et sans ambition; les juifs de l'East Side qui le considèrent comme un héros. Il accepte contre une grosse somme de se laisser battre à son dernier combat, et il mise contre lui-même; sa défaite consommera la rupture avec son entourage. En route pour le combat, on lui dit que les juifs voient en lui un héros, un champion dans la lutte contre Hitler. Rendu à "lui-même", il trompe en gagnant le combat les gangsters avec qui il était de mèche; et, pauvre de nouveau, il est rendu au groupe primaire de sa famille, de son amie et des juifs.

Parfois, cependant, un roman ou un film s'écarte de ce schéma. Ainsi, dans "The Fountainhead" d'Ayn Rand, récit qui connut, juste après la guerre, de beaux tirages et une belle carrière à l'écran, nous voyons un architecte, incorruptible et obstiné, résister à toutes les tentatives faites pour l'incorporer au groupe; il résiste même tant et si bien qu'à la fin c'est le groupe qui prend parti pour lui. Son triomphe lui rapportera tout ce qu'il désirait : la gloire, la femme de son adversaire et la mort de celui-ci. Si cette trame est déjà suffisamment originale, le trait le plus remarquable du récit réside cependant dans la caricature, sans doute involontaire, des deux tendances opposées : l'adaptation au groupe, la résistance  cette adaptation.

Il faut dire que, dans le roman, le groupe, loin de se montrer tolérant, est composé d'hommes mesquins, primaires, corrompus. L'auteur a donc attribué la résistance que l'architecte oppose au groupe à la noblesse de ses sentiments, alors qu'en réalité, le héros est un sadique qui ignore la générosité et refuse tout lien de dépendance. Le lecteur admirera peut-être ce sur-homme, personnification du triomphe solitaire ; mais l'homme paraît trop théâtral, trop imbu de lui-même, pour qu'on soit tenté de suivre son exemple.

En toute probabilité, de plus, le public d'Ayn Rand, qui applaudit à ces vigoureuses dénonciations de l'esprit de groupe et de la soumission aux autres, est tout à fait inconscient de ses propres tendances à la soumission dans les petits événements, si peu dramatiques, de la vie quotidienne. En ce sens, "The Fountainhead" est un livre d'évasion..."

 

Adieu à l'évasion? (Good-bye to Escape)

Jusqu'à présent, dans ces illustrations, nous n'avons pas vu grand-chose qui puisse correspondre aux évasions sans ambiguïté de l'intro-déterminé. Nous avons plutôt vu la culture populaire employée, souvent tout à fait désespérément, pour former à l'adaptation au groupe. De la même manière, nous pouvons la trouver employée pour former le consommateur, ce qui est un problème à peine moins sérieux (à plusieurs égards, c'est le même) pour l'individu extro-déterminé. Malgré les apparences, la personne extro-déterminée est souvent incapable de se libérer entièrement des mille contraintes de la vie quotidienne, de gaspiller son temps en gestes exubérants ou d'abandon. (Evidemment, si nous prenions pour point de comparaison entre les deux types la classique fuite dans l'alcool, nous arriverions à des résultats différents.)

Cela dit, l'homme intro-déterminé, du moins lorsqu'il subit des influences puritaines, est tout aussi incapable de gaspiller son temps. Le jeune homme ambitieux des classes modestes manifeste sa recherche des valeurs intro-déterminées en se séparant des camarades trop amateurs d'alcool, de filles et de plaisirs bruyants. Il s'efforce de façonner son propre caractère en instaurant une sorte de comptabilité mentale qui lui permet de chasser impitoyablement les démons du Vice et de la Paresse. Bien entendu, ce garçon vertueux ne va guère s'octroyer de loisirs, à moins de pouvoir les justifier comme nécessaires à son propre perfectionnement. Or, dans une existence qui ne comporte aucun moment de détente, les frictions, les tensions et les phénomènes de fatigue sont forcément plus fréquents. 

Voyons maintenant l'homme extro-déterminé. N'ayant rien d'un puritain, il semble moins obsédé par la crainte de perdre son temps; son mobilier, ses manières et jusqu'à ses principes sont plus nonchalants. Pourtant, dans l'organisation de ses loisirs, survit un certain puritanisme. ll dira, par exemple, en prenant ses vacances ou en s'octroyant un week-end prolongé : "ce repos, je me le dois bien", mais il considère ce "moi" à peu près comme une voiture ou une maison qu'il s'agit de maintenir en bon état, en vue de son utilisation et, éventuellement, de sa vente. En d'autres termes, l'homme extro-déterminé ne dispose pas, pour son évasion, d'un point de départ (ou de fuite) bien défini; il ne parvient plus à établir une ligne de partage vraiment nette entre la production et la consommation, entre le travail et le plaisir.

L'un des indices les plus marquants de cette évolution est la disparition progressive de la tenue de soirée, surtout chez les hommes et, dans le sens inverse, l'intrusion du costume de sport dans les heures de bureau. A première vue, il s'agit simplement d'une conséquence du culte de la nonchalance; d'ailleurs, les hommes, pour expliquer leur refus d'endosser le smoking, disent volontiers que "ce n'est vraiment pas commode ". En réalité, l'explication est plutôt ailleurs : de nos jours la plupart des hommes ne savent plus changer de rôle, et encore moins marquer un tel changement en portant la tenue appropriée. Il s'y ajoute aussi, sans doute, la crainte de passer pour snob : on a le droit de porter la chemise de couleur, mais non la chemise à plastron. Ainsi, la tenue sport montre qu'on est "facile à vivre", sur le terrain de golf comme au restaurant, au bureau comme en soirée.

La femme, elle, a toujours le droit de s'habiller, ce qui indique, peut-être, qu'elle réagit plus lentement aux changements des usages. Bien plus que l'homme, elle s'accroche aux formes apparentes de la consommation. Ceci dit, la femme, passant des obligations domestiques à la soirée mondaine, éprouve un "dépaysement" probablement plus net que l'homme dont la conversation tourne toujours autour de son travail, que ce soit "à la boîte" ou pendant ses loisirs. De plus, la femme apprécie ce changement, elle l'impose parfois à l'homme qui, lui, aimerait autant rester au bureau. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'écouter les conversations : souvent, le bavardage "frivole" des femmes révèle plus de compétence, de finesse et de dynamisme que les sempiternelles discussions "sérieuses" de leurs maris englués dans la routine professionnelle.

Qu'est-ce qui pousse des hommes qui, tout au long de la journée, ont affronté les gens et leurs problèmes, à rechercher le soir venu une compagnie  est souvent exactement la même (ou son reflet dans la culture populaire) ? Peut-être est-ce en partie cette terreur d'être seul que symbolisent les films de gangsters. Si à un certain niveau, la culture populaire se glisse entre les gens de façon à éviter tout risque de gambit sur le plan de la conversation ou de la sexualité, à un autre niveau, les manifestations de la culture populaire ne sont pas un simple moyen de tuer le temps : dans le cadre du peer-group, ces manifestations exigent d'être appréciées. La jeune fille extro-déterminée  va au cinéma "en bande" n'a pas besoin pendant le film de parler avec les autres, mais il lui faut quelquefois résoudre un problème : doit-elle ou non pleurer aux passages tristes? Quelle est la réaction appropriée, quelle est l'attitude avertie devant ce qui se passe? Lorsqu'on observe le public qui sort d'un "petit" cinéma ou d'un cinéma "d'art", on s'aperçoit parfois que les spectateurs sentent qu'ils devraient manifester une réaction, mais qu'ils ne savent pas laquelle.

En contraste avec cela, l'individu intro-déterminé qui lit un livre dans la solitude a moins conscience du regard des autres; en outre, tout transporté qu'il soit par sa lecture, le temps lui est laissé de retrouver ensuite sa propre allure - de se ressaisir et de prendre le masque  lui convient. Le jeu de poker dans l'arrière-salle, avec le rôle déterminant du masque dans le jeu, convient à son accoutumance aux distances sociales, et même à la solitude. L'individu extro-déterminé qui, lui, redoute la solitude, cherche à noyer ses craintes dans la foule de ses relations ou dans le spectacle de ces œuvres d'imagination qui, comme un miroir, ne lui renvoient que l'image de ses propres soucis.

 

"III. A CAVEAT 

As remarked in the Preface, my terminology favors a tendency, that I have noticed in discussing my character types with people, to think of inner-direction as preferable to other-direction, despite my insistence that direction in both cases comes from outside and is simply internalized at an early point in the life cycle of the inner-directeds. 

Moreover, certain overemphases result from taking an ideal-typical other-directed person and seeing him through the round of work and play as if, in all spheres, he is in fact as other-directed as it is possible to be. Real people, however, are not to be mistaken for social 

science constructions: within any schema of character types they cannot be fitted whole. Some men, for instance, may be inner-directed in their hobbies; other-directed in their work; autonomous, or indeed directionless, in still other spheres. We must see real people as a whole and through their entire life cycle, if we can, before we presume to pass judgment as to their sadsfactions in living. 

Furthermore, there arc factors outside of terminology that may lead readers to conclude that mncr-dircction is better. Academic and professional people arc frequendy only too pleased to be told that those horrid businessmen, those glad-handing advertisers, are manipulative. And, as we all know, the businessmen and advertisers themselves flock to plays and movies that tell them what miserable sinners they arc. Of course it is especially gratifying to look down one’s nose at Hollywood, soap opera, and other mass-culture phenomena. 

The inner-directeds of high status, moreover, are associated with the Anglo-Saxon tradition and with the reverence we pay to those among the aged who are still powerful. Furthermore, since the inner-directeds face problems that arc not the problems of the other-directed, they seem to be made of sterner and more intrepid stuff. As we already find the Victorians charming, so we can patronize the inner-directeds, especially if we did not personally suffer from their limitations, and view the era depending on inner-direction with understandable nostalgia. ..."

 

 Comparaison des deux types

Nous avons terminé la confrontation directe des deux types, et il devient maintenant nécessaire de redresser la balance en faveur de l'extro-détermination, laquelle, je le sais, a joué le mauvais rôle au long de ces pages : c'est qu'il est difficile pour nous de rendre vraiment justice à l'extro-déterminé. Le terme en lui-même suggère quelque chose de superficiel par comparaison avec l'intro-déterminé, et cela bien que, dans l'un comme dans l'autre cas, la détermination vienne de l'extérieur, avec cette seule différence qu'elle a été assimilée plus tôt dans la vie par l'intro-déterminé.

En dehors de la terminologie, il existe toute une série de facteurs  peuvent inciter le lecteur à donner la préférence à l'intro-détermination. Les universitaires et les membres des professions libérales ne sont que trop heureux d'apprendre que ces horribles hommes d'affaires, ces agents de publicité à la poignée de main facile sont des manipulateurs. D'ailleurs, nous le savons tous, ces mêmes hommes d'affaires et agents de publicité courent voir les pièces et les films qui leur apprennent quels misérables pêcheurs ils sont. Il est, en effet, tout particulièrement agréable de pouvoir regarder de haut Hollywood, les pièces de radio et de télévision (soap opera) et les autres manifestations de la culture de masse.

En outre, on assimile les individus intro-déterminés qui occupent un haut statut social à la tradition anglo-saxonne et au respect que l'on témoigne à celles des personnes âgées qui ont encore du pouvoir. Du reste, comme l'intro-déterminé doit faire face â des problèmes qui ne sont pas ceux de l'extro-déterminé, il semble qu'il soit fait d'une étoffe plus rude et plus courageuse.

Tout comme les gens de l'époque victorienne,nous semblent aujourd'hui pleins de charme, de même nous pouvons avoir un faible pour les intro-déterminés (surtout si nous n'avons pas à pâtir de leurs limitations) et évoquer l'époque de l'intro-détermination avec une nostalgie compréhensible.

 

I do not want to be understood as saying it is wrong to be concerned with the “others,” with human relations. That we can afford to be concerned with such problems is one of the important abundances of a high technology society. We must ask anyone who opposes the 

manipulation of men in modern industry whether he prefers to return to their brutalization, as in the early days of the industrial revolution. In my scheme of values, persuasion, even manipulative persuasion, is to be preferred to force. There is the danger, in fact, when one speaks of the “softness of the personnel,” that one will be understood to prefer hardness. On the contrary, one of the main contentions of this book is that the other-directed person, as things are, is already too hard on himself in certain ways and that his anxieties, as child consumer-trainee, as parent, as worker and player, are very great. He is often torn between the illusion that life should be easy, if he could only find his way to the proper group-adjustment practices, and the half-buried feeling that it is not easy for him. Under these conditions it would only compUcate his life still further to hold up the opposite illusion of stern inner-direction as an ideal, though this, as we shall see in Part III, is just what many people propose. 

 

Cela posé, je ne voudrais pas qu'on me fasse dire que l'on a tort de s'occuper des autres, de s'intéresser aux relations humaines. Le fait que nous soyons en mesure de nous pencher sur de tels problèmes constitue l'un des grands bienfaits d'une société technologiquement avancée. Si quelqu'un s'élève contre la manipulation des hommes dans l'industrie moderne, demandons-lui donc s'il préfère revenir aux brutalités des premiers temps de la révolution industrielle. Dans mon échelle des valeurs, la persuasion, même accompagnée de manipulation, est toujours préférable à la force. En fait, il est à craindre que, lorsqu'on parle de la "mollesse du personnel", les gens comprennent que vous préférez la dureté. Au contraire, l'une des principales affirmations de cet ouvrage, c`est que l'individu extro-déterminé, les choses étant ce qu'elles sont, est déjà par certains côtés trop dur pour lui-même, et que son anxiété d'enfant dressé à la consommation, de parent, de travailleur et de joueur est très grande. Souvent, il est déchiré entre l'illusion que la vie pourrait être facile, s'il pouvait seulement trouver la voie parfaite d'adaptation au groupe, et le sentiment inavoué que, pour  lui, ce n'est pas aisé. Dans ces conditions, brandir l'illusion opposée de la rigidité intro-déterminée et la présenter comme un idéal ne servirait qu'à lui compliquer davantage la vie, quoique ce soit là précisément ce que nombre de gens proposent. En fait, c'est justement parce qu'il est extro-déterminé qu'il ne sera souvent que trop tenté de prendre modèle sur tel ou tel personnage intransigeant et convaincu; son don de sympathie lui-même, sa sensibilité risquent de faire son malheur.

Il est facile de marquer des points en paroles contre certaines pratiques américaines, et contre la culture populaire aux Etats-Unis. C'est ainsi que l'on peut critiquer la politique de la poignée de main selon un point de vue révolutionnaire ou réactionnaire. Toutefois, le contexte dans lequel je me suis placé en écrivant est quelque peu différent : je me suis efforcé d'exposer une conception de la société qui accepte plutôt qu'elle ne rejette les nouvelles possibilités de loisir, de sympathie humaine et d'abondance. La concurrence loyale aussi bien que la recherche d'une méthode d'adaptation dans la culture populaire constituent des témoignages, souvent émouvants, de l'existence de ces perspectives. Les valeurs admises à l'époque de la "main invisible" étaient celles de la pénurie; il faut donc leur donner une interprétation nouvelle si l'on veut pouvoir les utiliser dans une époque d'abondance. Il y a une autre possibilité, plus prometteuse que l'extro-détermination, j'essaierai de le montrer dans la troisième partie : ce n'est pas l'intro-détermination, mais l'autonomie.

 

PART II: POLITICS (Deuxième partie - La Politique)

"I TURN IN this part of the book to an introductory effort to apply to American politics the theory of character developed in the preceding part. First, however, the problems and limitations of this sort of approach to politics must be pointed out. My general thesis is that the inner-directed character tended and still tends in politics to express himself in the style of the “moralizer,” while the other-directed character tends to express himself politically in the style of an “inside-dopester.” These styles are also linked with a shift in political mood from “indignation” to “tolerance,” and a shift in political decision from dominance by a ruling class to power dispersal among many marginally competing pressure groups. Some of these shifts are, in fact, among the causative factors for the rise of other-direction; a character structure which, when manifested in a political style, then intensifies the tendencies in political life that encourage still more other-direction". 

 

8. Indifférents, moralisateurs et collectionneurs d'information

(Indifferents, Moralizers, Inside-Dopesters )

"Je vais maintenant m'efforcer d'appliquer à la politique américaine la théorie du caractère exposée dans la première partie de cet ouvrage. Il faut d'abord dégager, cependant, les problèmes et les limitations de cette façon d'aborder la politique. D'une manière générale, j'estime qu'aujourd'hui encore l'hommme intro-déterminé tend à prendre, sur le plan politique, une attitude de "moralisateur", tandis que l'extro-déterminé se manifeste plutôt comme un "collectionneur dïnformations".

Cela s'accompagne d'un passage de l' "indignation" à la "tolérance" dans l'attitude politique; quant à la décision politique. elle passe des mains d'une classe dominante à une dispersion du pouvoir entre un grand nombre de groupements distincts, bien que difficiles à distinguer. Probablement, certains de ces changenšents ont joué un rôle important dans l'avènement de l'extro-détermination.

Cela dit, je suis obligé de faire certaines réserves. D'abord, il me faut rappeler à l'attention du lecteur les limites sociales et géographiques de cette étude du caractère en Amérique.

Ensuite, les personnes réelles, les êtres en chair et en os, sont trop complexes et trop diverses pour entrer entièrement dans un schéma quelconque. Ainsi, on peut par exemple avoir dans l'ensemble un comportement extro-déterminé et suivre sur le plan politique une ligne de conduite essentiellement intro-déterminée. Ou encore, on peut faire preuve d'un réel don créateur en politique - avoir un style supérieur à celui du "moralisateur" comme à celui du "collectionneur d°informations" - alors que, dans la vie en général, on paraît plutôt "perdu" : la politique peut être l'activité la plus saine que l'on puisse avoir; tout comme, pour un certain nombre de raisons, elle peut constituer un champ d'activité où l'on se sent moins à l'aise que dans d'autres.

Cependant, ces problèmes de caractère ne sont pas les seuls facteurs qui interdisent d'expliquer ou de prévoir un comportement politique donné sur la seule base psychologique. Pour ne citer qu'un exemple : les crises répétées traversées depuis la dernière guerre, le manque d'alternative possible devraient suffire pour expliquer l'incapacité où se trouvent les gens d'imaginer de nouveaux styles politiques, de mettre au point de nouvelles motivations, d'apporter de nouvelles façons de définir la nature de la politique, et cela bien que leur caractère ait pu changer.

Ma recherche ne porte pas directement sur la politique, définie du point de vue de l'Etat ou des groupes, partis et classes en lesquels on subdivise l'Etat pour la commodité de l'analyse politique formelle; elle porte plutôt sur le processus par lequel les gens entrent en relation avec la politique, et sur la stylisation des émotions politiques qui en résulte. Il est évident que l'on ne peut nettement tracer la ligne de partage de ces deux domaines; l'un et l'autre sont également au centre de la grande tradition de la science politique moderne qui va de Machiavel et Hobbes à Tocqueville et Marx. C'est une des raisons pour lesquelles, en parlant des conséquences politiques du caractère, j'emploie le terme impressionniste de "style".

Si la politique est un ballet sur la scène que dresse l'histoire, le style ne nous dit ni d'où viennent les danseurs ni où ils vont, mais simplement de quelle manière ils jouent leur rôle et quelle est la réaction du public.

Un peu plus tard, quand je passerai du problème du style à celui du pouvoir, le lien entre la structure du caractère et la structure politique deviendra encore plus ténu que ne l'implique le mot "style". D'un côté, c'est l'évidence que nombre de gens aujourd'hui se cachent les réalités du pouvoir grâce à des interprétations psychologiques du comportement social, afin soit d'ignorer les exigences des credos politiques contemporains, soit de restaurer la malléabilité politique souhaitée par l'intermédiaire d'un nouveau truc analytique. Il n'en est pas moins évident qu'un réalisme politique, qui néglige la dimension du caractère et qui ignore la façon dont les gens interprètent la configuration du pouvoir sur la base de leurs besoins psychiques, n'aura d'utilité que dans des interprétations à très court terme, et encore pas toujours...."

(...)

(la persuasion politique) "Dans les rêves naissent les responsabilités"

"En conclusion, j'aimerais émettre une suggestion : si les communications de masse encourageaient, et si le public voulait bien accepter, une véritable évasion "loin de tout ça", les Américains deviendraient psychiquement plus forts et plus aptes à préparer un réveil de la pensée et de l'engagement politique. En poursuivant sur sa lancée notre analyse des media, nous en arrivons à penser qu'ils peuvent continuer à soutenir le prestige de la politique, même quand celle-ci s'est vidée de tout contenu réel - et d'abord parce que cette absence de contenu ne pourrait être perçue qu'avec une optique moins réaliste, plus ouverte aux apports de l'imagination. Lïnfluence directe des media sur les décisions politiques pourrait aisément devenir aussi réduite que celle de la Chambre des Lords sur l'opinion publique anglaise. Les responsables de la presse "sérieuse" refusent de voir cette situation en face et, au lieu de tenter d'explorer de nouveaux courants affectifs de la vie américaine, s'acharnent à présenter par la voie de la radio, de la télévision, du cinéma et des publications populaires, le même programme de débats politiques au rabais.

La politique étant, en fait, moins insérée dans le réel que ne le croient et ne le font croire à leur public les grands seigneurs de la presse, la pratique de l'invective dans ce domaine peut devenir aisément, et de plus en plus, un moyen d'évasion au sens usuel, renforcé par le prestige que lui confère sa place dans les communications de masse.

Ainsi, nous voyons que les sources, dans l'art et la culture populaires, d'où pourrait jaillir un renouvellement de la pensée politique sont partiellement murées par des considérations de prestige erronées et par les fausses culpabilités et les incitations morales partagées par les responsables des media et ceux qui pensent acquérir en les imitant leur brevet de culture.

Il est très probable que les "media", dans leur rôle de "porteurs de messages", aident ou heurtent moins leur public que ceux qui les dirigent ou les critiquent ne veulent le croire. Directeurs et critiques, s'ils en prenaient conscience, pourraient orienter plus valablement leurs efforts. Ils sont libres - beaucoup plus qu'ils ne l'imaginent - d'agir sur le moyen de communication lui-même, alors que cette liberté est nettement plus réduite en ce qui concerne le message délivré - ou qui devrait l'être. Le réalisateur ou le critique de films qui s'intéresse avant tout à la thèse (par exemple, la déségrégation) peut mépriser le cinéma en tant qu'art. L'éditorialiste dont la seule préoccupation est d'éveiller l'intérêt des électeurs peut prendre en horreur le langage, qui n'est plus pour lui qu'un simple outil. L'auteur d'émissions radiophoniques qui tente de se faire pardonner son haut salaire et sa dépendance à l'égard des annonceurs en glissant une pointe contre le monde des affaires peut n'avoir que très peu de respect pour les ressources esthétiques de sa profession.

Par ces façons d'agir, ceux qui travaillent dans la littérature, le cinéma et la radio ont tendance à donner à la politique un prestige qu'ils refusent à l'art, et plus particulièrement à l'art populaire qui est celui des communications de masse. Il en résulte un conflit dans leur vie personnelle, causé par le mépris injustifié de leur métier. On arrive aussi à un résultat plein d'ironie en ce qui concerne la politique américaine car il me semble qu'un pays qui a produit des films, des journaux et des émissions de première qualité - quel que soit leur sujet et même en mettant au second plan la question du sujet - devrait être, sur le plan culturel aussi bien que politique, un pays plus vivant et plus heureux...."

(...)

PART III: AUTONOMY 

- Chapter XIV. Adjustment or Autonomy.? 

 

12 - Adpatation ou autonomie?

(IF THE leaders have lost the power, why have the led not gained it ? What is there about the other-directed man and his life situation which prevents the transfer ? )

"Puisque les chefs ont perdu le pouvoir, pourquoi les troupes ne s'en sont-elles pas emparé? Qu'y-a-t-il donc, dans l'âme  de l'homme extro-déterminé, et dans sa situation, pour s'opposer à un tel transfert? Sur le plan de la situation, il semble que la structure monopolistique des groupes de pression paralyse les efforts de l'individu qui cherche à accroître son pouvoir. 

(In terms of character, the other-directed man simply does not seek power; perhaps, rather, he avoids and evades it. If he happens to be an inside-dopester, he creates a formula that tells him where the power exists, and he seeks to make all the facts thereafter conform to this formula. In a sense, this means that he would rather be right than be president. His  need to be in the know, his need for approval, his need in the upper strata for marginal differentiation, may lead to actions that look like a drive to get or hold power. But the fact is that the further away the inside-dopester is from inner-direction, the less is he ambitious, exploitative, and imperialistic. He expects some “others” — some Kwakiutl or Dobuan types— to be doing the exploiting. He fits himself as a minor manipulator, and self-manipulator, into the image he has of them)

Quant au caractère, l'homme extro-déterminé ne désire tout simplement pas le pouvoir; on dirait plutôt qu'il l'évite et même le fuit. Ainsi, le collectionneur d'informations, par exemple, va d'abord essayer d'établir une formule qui lui indiquera où se trouve le pouvoir, pour s'efforcer ensuite de faire cadrer toutes les informations avec cette formule. En somme, il préfère avoir raison plutôt que commander. Son besoin de savoir, de se sentir approuvé et, dans les classes supérieures, de se donner une petite note personnelle, peut le conduire à des actions qui, à première vue, sembleraient trahir une soif de puissance.

En réalité, plus le collectionneur d'informations s'éloigne de l'intro-détermination, moins il est ambitieux, intéressé, impérialiste. Abandonnant à quelqu'un d'autre le soin de diriger et d'exploiter autrui, il ne s'attribue qu'un rôle mineur.

Cela dit, si l'extro-déterminé ne recherche pas le pouvoir, que cherche-t-il? Au minimum, son adaptation : c'est-à-dire qu'il cherche à avoir effectivement le caractère qu'il est censé avoir. il ne parvient pas à s'adapter, il devient "anomique" (anomic) - un terme que j'expliquerai plus loin. Le but le plus élevé que l'extro-déterminé cherche à atteindre, assez exceptionnellement, c'est d'être "autonome".

Sa chance de devenir autonome réside précisément dans la disparité qui existe entre les pressions réelles, objectives, qui vont dans le sens de la conformité, pressions auxquelles il ne peut échapper, et les pressions rituelles qui prennent leur origine non pas dans les institutions à la Kwakiutl de l'Améríque, mais dans le caractère de plus en plus extro-determiné de ses habitants. En d'autres termes, je ne crois pas que le caractère social que suscite aujourd'hui la structure de la société, à savoir le caractère extro-déterminé, soit une réplique parfaite de cette structure sociale, née des exigences de cette dernière...."


Pour ne pas conclure - Dans son Avant-propos de 1964, David Riesman rappelera que "La Foule solitaire" a été écrite pour la plus grande partie en 1948, qu'à cette époque, les sciences sociales étaient moins étendues et sans doute aussi moins exactes qu'aujourd'hui, et qu'elles tentaient d'appliquer les méthodes de la psychanalyse et de l'ethnographie à l'étude de larges groupes sociaux. Qu'ensuite, l'une des conséquences les moins heureuses de la diffusion très large (et inattendue) de "la Foule solitaire" aux Etats-Unis, "a été une certaine tendance du public à considérer que la phase précédente, celle de l'intro-détermination, était supérieure sur les plans moral et culturel et que nous vivions désormais dans un monde d'hommes aliénés, sans visage et sans joie. Le titre même du livre, les termes d'intro-détermination et d'extro-détermination, ont favorisé cette interprétation et amené nombre de lecteurs à confondre intro-étermination et autonomie": "tel n'était pas mon dessein", rappelle-t-il. Qu'enfin, nombre d'historiens et de sociologues ont soutenu que l'extro-détermination avait toujours été une des caractéristiques de notre pays, que les valeurs américaines montreraient une remarquable permanence. "Il est bien évident, répond-il,  qu'aucun changement historique n'intervient brutalement. On peut trouver des précurseurs de l'extro-détermination dès le XIXe siècle et même plus tôt. Mais je ne saurais assez insister sur le fait que l'extro-détermination marque une étape de plus que le simple souci conformiste de la bonne opinion des autres. Les Américains ont toujours dû rechercher cette opinion dans un marché mouvant où le "cours" de l'individu variait en l'absence de toute cotation fixée par un système de castes ou une arístocratie. Au sens où nous l'entendions, l'extro-détermination est l'ouverture, la réceptivité du moi à une influence qui s'exercerait non tant sur les signes purement extérieurs du nom, du vêtement, de la propriété, que sur des correspondances, des interactions plus subtiles. L'extro-déterminé désire plus être aimé qu'estimé; il ne souhaite pas tromper ou impressionner les autres, et encore moins les opprimer, mais se fier, s'en remettre à eux; ce qu'il cherche auprès d'eux est moins une confirmation de son statut social que l'assurance de son accord affectif avec ses semblables. Sa vie psychique se déroule dans une maison de verre et non derrière des rideaux de guipure ou de velours.

Nous l'avons dit, de nombreux lecteurs de "la Foule solitaire", aux Etats-Unis comme à l'étranger, ont surtout retenu l'aspect négatif de ces traits de caractère. Je dois donc insister sur le fait que ni mes collaborateurs ni moi-même ne sommes des conservateurs désespérément attachés à cet individualisme farouche qui fut jadis l'idéal radical. Sur l'individualisme, je partage les doutes de Tocqueville qui, au cours de son voyage, fut déconcerté par l'égocentrisme et ce qu'il appelait le "matérialisme honnête" de nos compatriotes. Les plus sensibles, les plus instruits des jeunes Américains d'aujourd'hui demandent à la vie des réponses plus complexes que n'en attendaient leurs ancêtres : la sécurité et l'opulence désormais assurées les amènent à élargir le cercle de leur curiosité et de leur intérêt au-delà de leur famille et de leur clan, au-delà de leur classe et désormais, de plus en plus, au-delà des frontières mêmes de leur pays. De nos jours, le grand problème, pour chaque Américain, est devenu "les autres". Le "paysage" social et psychologique s'est élargi dans la mesure où "les autres" sont plus divers et plus nombreux qu'ils ne l'ont jamais été. Mais d'autres éléments du paysage - la nature elle-même, le cosmos, Dieu - ont été repoussés à l'arrière-plan. La vie contemporaine, par la multiplicité des choix qu'elle propose, a donné naissance à des formes d'anxiété plus nombreuses et plus subtiles, mais a aussi ouvert l'accès à des possibilités beaucoup plus vastes que par le passé. L'examen de perspectives utopiques par quoi se termine "la Foule solitaire" ne semblait pas très satisfaisant à l'époque et l'est encore moins rétrospectivement. Il est encore prématuré d'espérer trouver dans les loisirs un contenu valable et une signification. Le travail, quelle que soit la part d'insatisfaction qu'il comporte, et que Georges Friedmann a si parfaitement analysée, demeure au centre du sentiment de dignité et d'accomplissement personnel de l'Occidental, et, par là, il constitue le fondement même du loisir et du divertissement. Cependant, il semble juste d'affirmer que la culture populaire et les communications de masse ne doivent pas être considérées avec l'aristocratique mépris qui semble être de règle..."