Georg W.F. Hegel (1770-1831), Préface de "la Phénoménologie de l'Esprit" (1807), "Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques" (1817) - ......

Last update: 09/09/2017


Les deux grands représentants de l'idéalisme allemand du XIXe siècle que sont Hegel et Schopenhauer ne peuvent se comprendre sans évoquer la figure incontournable d'Emmanuel Kant et sans évoquer les travaux de Fichte et de Schelling. Qui ne connaît la célébrité acquise par Hegel, le philosophie qui, en énonçant que la réalité est un processus historique, bouleverse les réflexions des générations à venir, construit le dernier grand système philosophique et place sur orbite tant le marxisme que l'existentialisme. Plus à l'écart, Schopenhauer est un solitaire qui influencera sans être totalement reconnu et véritablement lu, des figures centrales qui bouleverseront nos conceptions, tels Nietzsche, qui explique les motivations de l'humain par la volonté de puissance, ou Freud qui se lance dans l'exploration de ce qui sous-tend nos désirs, mais aussi le nihilisme européen. L'Allemagne est alors dans un état de fermentation intellectuelle intense, les grands systèmes postkantiens de Fichte, Hegel et Schelling côtoient la composition par Beethoven de ses VIIe et VIIIe Symphonies...

 

The two great representatives of nineteenth-century German idealism, Hegel and Schopenhauer, cannot understand each other without mentioning the inescapable figure of Emmanuel Kant and the works of Fichte and Schelling. Who does not know the fame acquired by Hegel, the philosophy which, by stating that reality is a historical process, upsets the reflections of future generations, builds the last great philosophical system and places Marxism and existentialism in orbit. Further on the sidelines, Schopenhauer is a loner who will influence without being fully recognized and truly read, central figures who will upset our conceptions, such as Nietzsche, who explains the motivations of the human being by the will of power, or Freud who embarks on the exploration of what underpins our desires, but also European nihilism. Germany is then in a state of intense intellectual fermentation, the great post-Kantian systems of Fichte, Hegel and Schelling rub shoulders with Beethoven's composition of his 7th and 8th Symphonies...

Los dos grandes representantes del idealismo alemán del siglo XIX, Hegel y Schopenhauer, no pueden entenderse sin mencionar la figura ineludible de Emmanuel Kant y las obras de Fichte y Schelling. Quien no conoce la fama adquirida por Hegel, la filosofía que, al afirmar que la realidad es un proceso histórico, perturba las reflexiones de las generaciones futuras, construye el último gran sistema filosófico y pone en órbita el marxismo y el existencialismo. Más al margen, Schopenhauer es un solitario que influenciará sin ser plenamente reconocido y leído, figuras centrales que trastornarán nuestras concepciones, como Nietzsche, que explica las motivaciones del ser humano por la voluntad del poder, o Freud que se embarca en la exploración de lo que subyace a nuestros deseos, pero también el nihilismo europeo. Alemania se encuentra entonces en un estado de intensa fermentación intelectual, los grandes sistemas post-kantianos de Fichte, Hegel y Schelling se frotan los hombros con la composición de Beethoven de sus 7e y 8e Sinfonías...

 


C'est en réaction à Kant que se développe l'idéalisme, et on a pu décrire le kantisme comme un "idéalisme transcendantal". Kant pense en tenant compte des travaux des philosphes qui l'ont précédé, René Descartes et ses "Méditations" (1641), George Berkeley et ses "Principes de la connaissance humaine" (1710), David Hume et son "Traité de la Nature humaine" (1739). Kant, qui n'a jamais quitté le port cosmopolite de Königsberg, alors prussien, et rédigera ses oeuvres les plus marquantes entre 50 et 60 ans, reproche aux philosophes qui l'ont précédé de n'avoir jamais au fond prouver que le monde extérieur existe. Descartes applique systématiquement le doute à toutes ses croyances, parvient ensuite à la seule certitude d'être "une chose qui pense", et adosse la réalité du monde extérieur à une démonstration qui se veut rationnelle de l'existence de Dieu : au fond, le rationalisme croit dans la raison plus que dans l'expérience du monde. George Berkeley, après Locke, est de ces empiristes anglais qui considère que l'expérience est la source première de toute connaissance, mais Berkeley radicalise cette position avec sa célèbre formule "esse est percipi aut percipere" (être, c'est être perçu ou percevoir), une chose ne peut exister indépendamment de la perception que nous pouvons en avoir. Kant reprend toutefois l'idée que la nature ultime de la réalité repose bien dans notre esprit, comme première brique de sa construction : Hegel ira plus loin, l'esprit est tout et tout est esprit. Dans son approche de l'expérience du monde, Kant entend ne céder ni à l'empiririsme ni au rationalisme : la raison et l'expérience du monde participent à sa connaissance. Sa "Critique de la raison pure" (1781) bouleverse le champs philosophique du temps et à venir, nos sommes tous devenus un peu kantien sans le savoir dans notre façon de nous percevoir en ce monde. Les mécanismes de base de notre pensée et le fait de savoir qu'il y a un monde extérieur existent a priori, avant toute expérience. C'est au travers de "catégories" que nous appréhendons le monde, ou du moins un aspect du monde, car le monde tel quel ne saurait être véritablement connu, ce "monde tel qu'il est en soit" (noumène) est en fait par définition inconnaissable. Les seuls aspects du monde que nous percevons au travers de nos catégories de représentation sont ce que Kant dénomme des "phénomènes". Reprenant Kant, Hegel va contester la notion de "chose en soi", qui est pour lui une abstraction vide de sens, et l'immuabilité des "catégories", ce fameux "cadre" de nos pensées vis-à-vis du monde est lui-même sujet à évolution...

 

En 1841, le vieux Schelling fut appelé à la chaire de philosophie de Berlin pour combattre les effets politiquement et scientifiquement dangereux de la philosophie de Hegel. La critique qu'il formule à l'encontre de Hegel marque, contre son savoir et sa volonté propres, la fin de la position dirigeante de la philosophie dans la culture occidentale en général. Ce n'est pas sa propre philosophie qui s`imposa, mais la prépondérance de la méthode des sciences de la nature...

 

Et quand la philosophie se reprit et s'éleva des tréfonds de l'école hégélienne et du matérialisme académique du milieu du siècle, c'est sous le signe de Kant et de la question du fondement de la science posée en termes de théorie de la connaissance qu'elle se détermina ...

 

Emmanuel Kant (1724-1804)

Ce que l'on identifié comme la période critique (l781-1790) dans l'oeuvre d'Emmanuel Kant est marquée par trois œuvres immenses, "Kritik der reinen Vernunft" (Critique de la raison pure, son oeuvre la plus commentée, Que puis-je savoir ?, 1781), "Kritik der praktischen Vernunft" (Critique de la raison pratique, Que dois-je faire ? ,1788), "Kritik der Urteilskraft" (Critique de la faculté de juger, 1790),  et c'est aussi, et enfin, le développement de sa carrière universitaire et la reconnaissance européenne. Le poète allemand Henri Heine a tracé du philosophe de Königsberg un portrait célèbre : "L'histoire de la vie d'Emmanuel Kant est difficile à écrire, car il n'eut ni vie ni histoire ; il vécut d'une vie de célibataire, vie mécaniquement réglée et presque abstraite, dans une petite rue écartée de Kœnigsberg. Je ne crois pas que la grande horloge de la cathédrale ait accompli sa tâche visible avec moins de passion et plus de régularité que son compatriote Emmanuel Kant. Se lever, boire le café, écrire, faire son cours, dîner, aller à la promenade, tout avait son heure fixe, et les voisins savaient exactement qu'il était deux heures et demie quand Emmanuel Kant, vêtu de son habit gris, son jonc d'Espagne à la main, sortait de chez lui, et se dirigeait vers la petite allé de tilleuls, qu'on nomme encore à présent, en souvenir de lui, l'allée du Philosophe. Il la montait et la descendait huit fois le jour, en quelque saison que ce fût ; et quand le temps était couvert ou que les nuages noirs annonçaient la pluie, on voyait son domestique, le vieux Lampe, qui le suivait d'un air vigilant et inquiet, le parapluie sous le bras, véritable image de la Providence" (De l'Allemagne, 1853). Mais cet homme à l'aspect chétif, est amateur de bons vins et se révèle dans l'univers abstrait de la pensée un immense philosophe immense qui marque son époque au moment où la Révolution française ébranle l'Europe toute entière. En 1797, il quitte l'enseignement et publie son dernier ouvrage, la "Die Metaphysik der Sitten" (Métaphysique des mœurs, Que puis-je espérer ?), défend son système et meurt en 1804 en prononçant le fameux "Es ist gut" ...

 

"Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : 

1) Que puis-je savoir ?

2) Que dois-je faire ?

3) Que m`est-il permis d'espérer ?

4) Qu`est-ce que l'homme ?

A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l'anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l'anthropologie puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière. Car sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non plus les connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s`y ajouter une harmonisation convenable de tous les savoirs et de toutes les habiletés jointes à l'intelligence de leur accord avec les buts les plus élevés de la raison humaine. De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s'il ne peut philosopher. Mais on n`apprend à philosopher que par l'exercice et par l'usage qu'on fait soi-même de sa propre raison. Comment la philosophie se pourrait-elle, même à proprement parler, apprendre ? En philosophie, chaque penseur bâtit son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d'une autre ; mais jamais aucune n'est parvenue à devenir inébranlable en toutes ses parties. De là vient qu`on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu'elle n'existe pas encore. Mais à supposer même qu'il en existât une effectivement, nul de ceux qui l'apprendraient, ne pourrait se dire philosophe, car la connaissance qu'il en aurait demeurerait subjectivement historique. 

Il en va autrement en mathématiques. Cette science peut, dans une certaine mesure, être apprise ; car ici, les preuves sont tellement évidentes que chacun peut en être convaincu ; et en outre, en raison de son évidence. elle peut être retenue comme une doctrine certaine et stable. Celui qui veut apprendre à philosopher doit, au contraire, considérer tous les systèmes de philosophie uniquement comme une histoire de 1'usage de la raison et comme des objets d'exercice de son talent philosophique. Car la science n'a de réelle valeur intrinsèque que comme instrument de sagesse. Mais à ce titre, elle lui est à ce point indispensable qu'on pourrait dire que la sagesse sans la science n`est que l'esquisse d`une perfection à laquelle nous n`atteindrons jamais. Celui qui hait la science mais qui aime d'autant plus la sagesse s`appelle un misologue. La misologie naît ordinairement d`un manque de connaissance scientifique à laquelle se mêle une certaine sorte de vanité. Il arrive cependant parfois que certains tombent dans l'erreur de la misologie, qui ont commencé par pratiquer la science avec beaucoup d`ardeur et de succès mais qui n'ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement. La philosophie est l'unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire, le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation..." (Logique, traduction de Guillermit, éditions Vrin).

 

La "Kritik der reinen Vernunft" (Critique de la raison pure, The Critique of Pure Reason, 1781) est une oeuvre complexe, volumineuse, difficile, écrite en allemand et non plus en latin, qui prolonge l'entreprise d'auto-exploration de la raison d'un René Descartes pour fixer de nouvelles frontières à notre capacité connaissance humaine. Que peut connaître l'homme? Kant introduit un changement de perspective dans notre façon d'appréhender le monde : portons notre regard non sur les objets de la connaissance mais sur les conditions de notre connaissance. Kant avait déjà cinquante-sept ans lorsqu'il publia enfin le résultat d'une décennie de réflexion, dans un contexte propre à mener un labeur acharné et sous contrôle de soi, une ville qu'il n'a jamais quitté, des parents fondamentalement piétistes, la volonté de parcourir toutes les sciences alors à sa disposition. Face à la métaphysique rationaliste qui régnait alors (Leibniz, Wolff) et imposait l'idée d'une "raison pure" nous livrant libre arbitre et immortalité de l'âme, face à la logique déductive qui déduit les connaissances de l'analyse des concepts, Kant puise dans le physicien Isaac Newton l'idée de partir des observations particulières pour déduire des lois générales, dans Jean-Jacques Rousseau une nature humaine plus conséquente que la raison, et enfin dans David Hume un scepticisme généralisé qui le réveille de son fameux "sommeil dogmatique". 1769 est la date décisive qui voit Kant comprendre que la liberté, Dieu et l'immortalité de l'âme ne peuvent s'appréhender par cette même connaissance par laquelle nous connaissons notre monde immédiat : monde de la perception et monde intelligible des choses en soi sont ainsi distingués dès 1770 (De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis). Comment sont-ils dés lors réconciliés puisque nous constatons que les choses sont toutes dans un espace et subissent les transformations du temps? C'est que nous apportons avec nous l'espace et le temps lorsque nous regardons les choses. Mais alors, comment pouvons nous affirmer que les concepts et les jugements que produit notre entendement sont valides pour le monde des sens? C'est en 1780 que Kant répond enfin à cette dernière question. Indépendamment de l'expérience empirique, la Critique distingue le "transcendant", qui se situe au-delà de la connaissance certaine, monde des choses en soi dont nous ne pouvons rien savoir, et le "transcendantal" qui concerne les instruments de connaissance que l'homme apporte avec lui : la théorie de la connaissance que développe Kant est ainsi qualifiée de "philosophie transcendantale", et nous explique quel est le rôle joué par chacune de nos facultés de connaissance, la perception sensorielle (esthétique transecendantale), l'entendement (analytique transcendantale), et la raison (dialectique transcendantale). Désormais, la représentation d'un monde "vrai" au sens absolu est impossible, nous ne pouvons pas savoir comment le monde est "réellement", en dehors de notre faculté cognitive humaine. Et plus encore, Dieu, la liberté et l'immortalité de l'âme ne peuvent être objets de connaissance, mais demeurent des idées régulatrices de toute action morale. Pour le poète Heinrich von Kleist, l'un de ses premiers lecteurs, il n'est plus possible de s'orienter en ce monde et au-delà. Kant répond que la raison pratique porte ainsi en elle un impératif moral catégorique qui ne subit aucune fluctuation ni de la volonté ni des désirs. "Fais ton devoir", écrit Kant, dans le respect de la loi et d'autrui. Comme ".. j'ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient être suscitées en elle par l'idée des résultats dus à l'observance de quelque loi, il ne reste plus que la conformité universelle des actions à la loi en général, qui doit seule lui servir de principe ; en d'autres termes, je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle..." 


Wilhem F. Hegel (1770-1831) est pour nombre de générations le philosophe du "savoir absolu", celui qui fascina tant d'esprits forts pour sa "Phénoménologie de l'esprit" et rejeta dans une incompréhension profonde tant d'apprentis philosophes rebutés par sa phraséologie hors du commun, ses phrases emboîtées, les sens inhabituels qu'il donnent à certains mots, ou, pour tout dire et plus simplement, par une incompréhension profonde pour ne pas dire un désintérêt total, pour son projet. Hegel tente de transmuer en pensées les données des sens et les représentations, d’introduire universalité et nécessité là où nous sont données individualité et juxtaposition. Hegel construit ses convictions philosophiques et son "idéalisme" dans un contexte intellectuel qu'animent, avec le même désir de compréhension du monde, Friedrich Hölderlin, Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Johann Gottlieb Fichte. Tous partent d'Emmanuel Kant, un Kant qui, en 1781, a publié la "Critique de la raison pure", et établit une séparation qui se veut infranchissable entre un entendement qui peut garantir à tout homme une connaissance du monde empirique, le fameux "monde des phénomènes", et les spéculations d'une "raison pure" qui se perd dans les affres du "monde en soi". La raison humaine s'empêtre tout naturellement et très rapidement dans des contradictions insolubles dès qu'elle tente de s'interroger sur l'essence du monde ou sur Dieu. Hölderlin, Schelling, Hegel, Fichte, plus tard Schopenhauer,  ne partagent pas ce constat, ils pensent tous, réanimant Baruch de Spinoza, que la raison est capable d'appréhender ce "monde en soi", mais alors que Spinoza défend en 1677 un panthéisme dans lequel Dieu et le monde ne font qu'un, nos penseurs de ce début du XIXe développent leurs intuitions sur des chemins différents. Pour eux, si notre raison est foncièrement sans limite, cet "absolu" de la Raison, cette ultime réalité à toutes choses comme à toutes pensées, sera pour Fichte, le "moi", pour Hölderlin, l' "Être absolu", pour Schelling, "l'idéalisme absolu", pour Hegel, cet "esprit absolu" qui se donne à vivre dans l'Histoire humaine...


Hegel, par l'âge, est antérieur à Schelling, mais il fut moins précoce. Il débuta quand Schelling avait déjà publié ses principaux ouvrages, et il mourut avant que Schelling eut fait connaître ce qu'il appelait sa pensée définitive. La carrière philosophique de Hegel s'intercale ainsi dans celle de Schelling, qui le précéda et le suivit.

Né à Stuttgart en 1770, et destiné, comme ses deux prédécesseurs, à la théologie, George-Wilhelm-Frédéric Hegel passa cinq années (1788-1793) à l'université de Tubingue. Il y rencontra Schelling, et se lia d'étroite amitié avec lui. Ses études terminées, il fut précepteur à Berne et à Francfort. En 1802, la mort de son frère l'ayant mis en possession d'une petite fortune, il reprit son indépendance et se rendit à Iéna, où Schelling enseignait depuis quatre ans. Ils fondèrent ensemble une revue philosophique (Kritisches Journal der Philosophie, Tubingue, 1802). Hegel n'était encore qu'un disciple, ou du moins passait-il pour tel; il se bornait à défendre par la plume les idées que  son ami proclamait avec autorité devant la jeunesse universitaire. Le départ de Schelling, appelé à Wurzbourg en 1803 l'affranchit d'une tutelle que sans doute il n'aurait pas supportée plus longtemps. Il venait d'être nommé professeur extraordinaire, en 1806, quand la guerre survint. C'est au bruit du canon d'Iéna qu'il termina, comme on sait, son premier ouvrage original, la "Phénoménologie de l'esprit" (Phänomenologie des Geistes, Bamberg, 1807), qui contient en substance toute sa philosophie. Le désastre de la Prusse le troubla peu; il admira Napoléon, qu'il eut l'occasion de voir. Il avait déjà pris l'habitude de considérer les événements en philosophe. Voici ce qu'il écrivit à un de ses amis, au mois de janvier 1807:

 

"J'ai appris avec plaisir « vous vouliez consacrer cet hiver à la solitude et à la philosophie. Elles s'allient volontiers. La philosophie aime la solitude. Cependant elle n'a pas besoin de se tenir à l'écart des faits et gestes auxquels les hommes s'intéressent, ou du savoir dont ils tirent vanité. Vous aussi, vous portez votre attention sur l'histoire du jour, et il n'y a, en effet, rien de plus éloquent. Elle montre que la civilisation est supérieure à la barbarie, et que l'intelligence qui pense triomphera toujours de la prudence mesquine qui ne pense pas. La science est la vraie théodicée; elle nous apprend à ne pas rester bouche bée devant les événements, à ne pas les attribuer au hasard d'un incident ou au talent d'un homme, à ne pas faire dépendre le destin des empires d'une colline qu'on aura occupée ou qu'on aura oublié d'occuper, à ne pas gémir sur les prétendue triomphes de l'injustice et les défaites du droit.... Le bain de la Révolution a débarrassé la nation française de beaucoup d'institutions  que l'esprit humain avait dépassées, comme on use ses souliers d'enfant, et qui pesaient sur elle et l'étouffaient, comme elles étouffent encore d'autres nations. Chaque Français a appris à regarder la mort en face. La routine, par le brusque changement de décor qui a eu lieu, est tombée d'elle-même. C'est ce qui donne aujourd'hui une telle supériorité à la nation française. Les autres nations, avec leur esprit obtus, enveloppé, subissent son ascendant. Peut-être secoueront-elles enfin leur paresse, pour faire face aux nécessités du jour, et peut-être alors, si leurs qualités secrètes se manifestent, surpasseront-elles encore leurs maîtres".

 

"Es hat mich gefreut, dass Sie diesen Winter der Einsamkeit und dem Studium der Philosophie widmen. Noch ist beides ohnehin vereint; die Philosophie ist etwas Einsames; sie gehört zwar nicht auf Gassen und Märkte, aber noch ist sie von dem Thun der Menschen fern gehalten, worein sie ihr lnteresse, so wie von dem Wissen, worein sie ihre Eitelkeit legen. Aber auch, Sie zeigen sich auf die Geschichte des Tages aufmerksam; und in der That kann es nichts Ueberzeugenderes geben als sie; davon, dass Bildung üher Rohheit und der Geist über geistlosen Verstand und Klügelei den Sieg davon träigt. Die Wissenschaft ist allein die Theodicee; sie wird eben so sehr davor bewahren, vor, den Begebenheiten thierisch zu staunen, oder klügererweise sie Zufälligkeiten des Augenblick oder des Talents eines Individuums zuzuschreiben, die Schicksale der Reiche von einem besetzten oder nicht besetzten Hügel abhüngig zu machen, als über den Sieg des Unrechts und die Niederlage des Rechts zu klagen.,. Die franzüsische Nation ist durch's Bad ihrer Revolution nicht nur von vielen Einrichtungen befreit worden, über die der Menschengeist als über Kinderschuhe hinaus war, und die darum auf ihr, wie noch auf den andern, als geistlose Fesseln lasteten, sondern auch das Individuum hat dieFurcht des Todes und das Gewohnheitsleben, das bei Veränderung der Koulissen keinen Halt mehr in sich hat, ausgezogen : diess gíebt ihr die grosse Kraft die sie gegen andere beweist. Sie lastet auf der Verschlossenheit und Dumpfheit dieser, die, endlich gezwungen, ihre Trågheit gegen die Wirklichkeit aufzugeben, in diese heráustreten und vielleicht, indem die lnnerlichlkeit sich in der AEsserlichkeit bewahrt, ihre Lehrer übertreffen werden."


Wilhem F. Hegel (1770-1831) 

Toute réalité est un processus historique - Né à Stuttgart, fils de fonctionnaire, perdant sa mère très jeune, Georg Wilhelm Hegel eut dans sa vie étudiante une réputation de lourdeur intellectuelle et d'habitué des tavernes. C'est au Stift de Tübingen, qui formait par ailleurs des générations de pasteurs pour le Wurtemberg, que débute sa réflexion philosophique et qu'il se lie à Friedrich Hölderlin et Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling. Le 27 septembre 1790, Hegel obtient sa maîtrise de philosophie. De 1790 à 1793, il étudie la théologie luthérienne orthodoxe. Il vit par la suite à Berne en 1793 et à Franc­fort jusqu’en 1800. Il devient privat‑dozent à Iéna en 1801, rencontre Goethe et commence à se détacher de la philosophie de Schelling : pour lui cette absolu qu'ils recherchent tant tous deux, ne peut se révéler par une sorte d'intuition intellectuelle soudaine; mais se donne au philosophe qui entreprend une analyse conceptuelle des formes dans lesquelles l'esprit se formalise, la "phénoménologie de l'esprit" (Phänomenologie des Geistes) prend corps en 1805. Le manuscrit est achevé alors que l'armée napoléonienne entre dans Iéna le 13 octobre 1806 et se livre au pillage. De 1808 à 1831, il est professeur à l’Uni­versité de Berlin, et c’est de là que date sa notoriété, de 1812 à 1816, paraissent les trois volumes de la "Wissenschaft des Logik", et en 1817, l’exposé général de l’ "Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften" (2e éd., 1827). De son vivant ne parut plus guère que la "Rechtsphilosophie" (1821). Il meurt le 13 novembre 1831 du choléra à 61 ans. L'"Esthétique", la "Philosophie de la religion" et la "philosophie de l'histoire" seront publiés après sa mort. C'est seulement après sa mort que furent publiés ses cours sur l’Esthétique, la Philosophie de l’histoire et la Philosophie de la Religion... 

(Georg Wilhelm Friedrich Hegel, porträtiert von Jakob Schlesinger, 1831)

Pour Hegel, penser l'histoire comme résultant de l'action des hommes est illusion : il est sans doute nécessaire que les hommes se croient libres et agissent pour que l'histoire progresse, mais ce qu'ils prennent pour une liberté d'agir est en réalité intégralement déterminée par le processus historique dans lequel ils sont situés, et ce processus historique est de part en part rationnel. On a dit que le "système de l'idéalisme absolu" qu'est la philosophie de Hegel est le dernier grand système philosophique de la pensée humaine et c'est celui qui va marquer toute la philosophie contemporaine. Ce système est conçu comme le résultat et l'aboutissement de toutes les philosophies qui l'ont précédé, atteint son point culminant dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques, autoreprésentation du savoir qui se sait lui-même comme vrai et s'expose à travers la logique, la philosophie de l'Esprit. La postérité de Hegel mettra plus ou moins l'accent sur tel ou tel aspect de son oeuvre, dont elle retiendra surtout la méthode dialectique. Mais les dissensions entre les disciples de Hegel entraîneront finalement la décomposition de l'hégélianisme. Les querelles porteront surtout sur les questions d'ordre religieux et politique, dessinant une ligne de partage entre une "droite" conservatrice et un courant dit "de gauche", auquel Marx mais aussi Feuerbach, Stirner, Bauer appartiendront.

Notre expérience et notre connaissance du monde sont le produit de la conscience, mais non pas d'une conscience individuelle, - nous ne créons pas chacun notre monde, comme semble le supposer Fichte -, la vérité que nous pouvons atteindre de ce monde provient pour une grande part du monde lui-même : nous nous situons, nous et notre raison, dans une "raison du monde" qui non seulement englobe toutes choses mais vit et se développe, nous sommes et pensons non seulement dans un contexte historique mais aussi dans une philosophie de l'histoire en évolution constante. L'esprit du monde n'est pas une entité planant de manière détachée au-dessus de nous, mais au contraire cet effort intellectuel qui nous traverse de part en part que tous les hommes ont mené et mènent pour se comprendre eux-même et comprendre le monde. La philosophie de Hegel porte la marque du romantisme dans son désir de retrouver l'absolu, celui-là même dont Kant a délimité les conditions de connaissance. Mais la réalisation de ce désir n'est ni une coïncidence, ni une fusion romantique avec l'absolu : le vrai ne se donne pas d'emblée, il se conquiert et se développe. Et pour appréhender cet absolu, il faut attendre qu'il déploie toutes ses déterminations, atteindre une pensée totalisante, qui parcourt toutes les dimensions du réel. Il y a une rationalité immanente au réel, qui conduit Hegel à affirmer qu'être rationnel et être réel sont deux propositions réversibles. 

Le système hégélien se donne dans les cinq livres que publia Hegel, le premier, "Phanomenologie des Geistes" (1807) en est l'introduction, les deuxième, "Philosophische Propädeutik" (1809-1816), et quatrième, "Enzyclopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse" de simples résumés scolaires, les troisième, "Wissenschaft der Logik" (1812-1816), et cinquième, "Grundlinien der Philosophie des Rechts" (1821) n'en développant que des secteurs particuliers. Ses Cours ont été publiés en quatre séries : "Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, publiées en 1837, complétées en 1840) ; "Vorlesungen über die Aesthetik" (Leçons sur l'esthétique, 1835-1838) ; "Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie" (Leçons sur l'histoire de la philosophie, 1833-1836) ; "Vorlesungen über die Philosophie der Religion" (Leçons sur la philosophie de la religion, 1832). 

 

"Logique et métaphysique" (Iéna, 1804-1805)

"La Logique et la Métaphysique de Iéna se présentent comme un «fragment», c'est-à-dire non seulement comme un texte relativement lacunaire, mais surtout comme un élément du Système, dans lequel pourtant le Système se trouve présenté tout entier. Cette œuvre, écrite durant les dernières années du séjour à Iéna, au moment où s'élaborait le projet de la Phénoménologie de l'Esprit, répond au dessein spéculatif formulé par Hegel dès la période de Francfort ; elle met en évidence la fonction de la pensée dialectique comme mode d'accès à l'Absolu, et sa récurrence jusque dans la Métaphysique qui veut être la science de l'en-soi. Hegel abandonnera par la suite la distinction des deux exposés : à la seule Logique, il reviendra de réduire l'opposition marquée ici entre la «relation simple» et l'infinité. À son terme, l'Idée basculera, dans son autre : la Nature, comme fait ici l'Esprit absolu, en lequel s'achève la Métaphysique de la subjectivité. L'intérêt de ce texte difficile est immense : en lui, la pensée hégélienne conquiert sa maîtrise et son autonomie, notamment par la critique déjà présente de Schelling, mais aussi par la méditation et le dépassement de la Logique aristotélicienne." (Édition et trad. de l'allemand par D.Souche-Dagues, éditions Gallimard)

 

"La phénoménologie de l'Esprit" (1807, "Phanomenologie des Geistes")

"Ancrée dans les travaux d'Alexandre Kojève et de Jean Hyppolite, la tradition hégélienne, en France, s'est principalement attachée, au cours de ce dernier demi-siècle, à l'étude de la Phénoménologie de l'Esprit, tenue pour l'expression d'une pensée plus concrète, plus existentielle. Cette première des grandes œuvres de Hegel fut ainsi lue et comprise comme un «roman de la culture» foisonnant et non encore marqué par la systématique des œuvres de la maturité. La présente version entend pour sa part honorer la consigne que se donne Hegel lorsqu'il entreprend, en 1831, d'éditer à nouveau cet ouvrage : «Logique derrière la conscience.» Les textes structurels disposés aux moments clés du développement (Introduction à la religion, savoir absolu) rendent compte d'une architecture conceptuelle puissante qu'il convient de prendre en compte pour interpréter chacune des figures de la conscience. L'écriture de la Phénoménologie de l'Esprit se présente de la sorte comme un acte logique, et cette dimension des choses commande jusqu'à l'intelligence des termes les plus simples dont elle vient à faire usage. Lecture philosophique, par conséquent, pour cette œuvre qui relève déjà, et de façon éminente, de la pleine maturité hégélienne." (Édition et trad. de l'allemand par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, éditions Gallimard) - The Phenomenology of Mind, tr. J.B. Baillie 1910, revised 1931. 

 

La Philosophie de Hegel est avant tout une philosophie de l'histoire, celle de l'humanité, dont les individus ont accédé à une libre conscience d'eux-mêmes. Mais la conscience n'est pas libre en soi, elle le devient à travers un processus complexe que va décrire la Phénoménologie de l'esprit : la Phénoménologie décrit donc le devenir de la conscience individuelle, et ne se veut pas ici, dans ce premier moment, philosophie de l'histoire. Hegel y montre comment la conscience fait l'expérience d'elle-même à travers le monde, comment, d'une simple certitude subjective, elle accède au savoir objectif de soi. La conscience, en prenant conscience du monde, va prendre conscience d'elle-même, en particulier à travers ce que l'on a l'habitude d'appeler la "dialectique du maître et de l'esclave" (Meister/Sklave-Dialektik, qui jouera un rôle essentiel pour la lecture marxiste de Hegel). Cette dialectique décrit les rapports de servitude et de domination entre les deux consciences qui  veulent se faire reconnaître chacune pour ce qu'elle est, dans son humanité, c'est-à-dire ayant la capacité de dépasser la vie. C'est dans une lutte à mort que chacune en fera la démonstration, pour elle-même et pour l'autre. L'esclave sera celui qui perdra, qui s'inclinera devant la vie et servira le maître en travaillant pour lui. Mais c'est dans et par le travail que ce même esclave (le prolétaire chez Marx) se libérera de sa servitude car, en transformant le monde, il se donnera les moyens concrets d'accéder à l'autonomie (ce que n'aura pas su faire le maître, qui dépend de l'esclave pour accéder au monde). C'est au terme de ce processus que la conscience accède à la Raison. Le monde a cessé de lui être étranger; le savoir qu'elle en a est son propre savoir et inversement son savoir propre est celui du monde. Mais la conscience n'est plus seulement celle d'un individu, elle est celle d'une communauté spirituelle où "le moi qui est un nous et le nous qui est un moi" n'est autre que l'Esprit. Celui-ci va s'incarner dans l'histoire à travers un certain nombre de "figures", moments clefs du développement historique, qui iront de la belle totalité éthique grecque jusqu'à la Prusse contemporaine de Hegel. Ce n'est qu'au terme de ce processus que la conscience, en devenant conscience de soi de l'Esprit, accèdera au Savoir absolu (absolute Wissen), dont le philosophe sera l'interprète...

Le fameux passage décrivant la dialectique dite du maître et de l'esclave montre comment la conscience fait l'expérience d'elle-même à travers le monde, comment, d'une simple certitude subjective, elle accède au savoir objectif de soi. Le système de l'idéalisme absolu que soutient Hegel montre comment l'esprit se sait lui-même en se réfléchissant dans la conscience, et l'absolu qui est ainsi pensé n'est plus seulement substance mais sujet. Ici, la conscience, en prenant conscience du monde, va prendre conscience d'elle-même, et ce à travers cette dialectique du maître et de l'esclave, dialectique qui jouera un rôle essentiel pour ce qui s'affirmera comme lecture marxiste de Hegel. Cette dialectique décrit les rapports de servitude et de domination entre deux consciences - la lutte est imaginaire, les protagonistes fictifs -, qui veulent se faire reconnaître chacune pour ce qu'elle est, c'est-à-dire capable de dépasser la vie. Si l'esclave s'incline devant la vie sert le maître en travaillant pour lui, en revanche c'est par le travail que ce même esclave - le prolétaire, traduira Marx -, se libère de sa servitude : le maître dépend de l'esclave pour accéder au monde, alors que l'esclave a, lui, la capacité de transformer le monde pour accéder à l'autonomie. Au terme de ce processus, la conscience accède à la Raison, le monde ne lui est plus étranger, le savoir qu'elle en a est son propre savoir, et inversement son savoir est bien celui du monde. Mais, de plus, cette conscience n'est plus celle d'un individu, mais d'une communauté spirituelle où "le moi qui est un nous et le nous qui est un moi" n'est autre que l'Esprit. Cet Esprit va s'incarner dans l'histoire à travers des "figures" qui constituent des moments clefs du développement historique, de cette trame historique qui part de l'éthique grecque à la Prusse de Hegel. Au terme du processus, la conscience devient conscience de soi de l'Esprit, elle accède au Savoir absolu...

"(La lutte des consciences de soi opposées.) D'abord, la conscience de soi est être-pour-soi simple égal a soi-même en excluant de soi tout ce qui est autre; son essence et son objet absolu lui sont le Moi : et dans cette immédiateté ou dans cet être de son être-pour-soi, elle est quelque chose de singulier. Ce qui est autre pour elle est objet comme objet inessentiel, marqué du caractère du négatif. Mais l'autre est aussi une conscience de soi. Un individu surgit face à face avec un autre individu. Surgissant ainsi immédiatement, ils sont l'un pour l'autre à la manière des objets quelconques ; ils sont des figures indépendantes et. parce que l'objet étant s'est ici déterminé comme vie, ils sont des consciences enfoncées dans l`être de la vie, des consciences qui n'ont pas encore accompli l`une pour l`autre le mouvement de l'abstraction absolue, mouvement qui consiste à extirper de soi tout être immédiat, et à être seulement le pur être négatif de la conscience égale-à-soi-même. En d`autres termes, ces consciences ne se sont pas encore présentées réciproquement chacune comme pur être-pour-soi, c`est-à-dire comme conscience de soi. Chacune est bien certaine de soi-même, mais non de l'autre ; et ainsi sa propre certitude de soi n'a encore aucune vérité ; car sa vérité consisterait seulement en ce que son propre être-pour-soi se serait présenté à elle comme objet indépendant, ou, ce qui est la même chose, en ce que l'objet se serait présenté comme cette pure certitude de soi-même. Mais selon le concept de la reconnaissance, cela n'est possible que si l'autre objet accomplit en soi-même pour le premier, comme le premier pour l`autre, cette pure abstraction de l'être-pour-soi, chacun l'accomplissant par sa propre opération et à nouveau par l'opération de l'autre. 

Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa manière d`être objective, ou consiste à montrer qu'on n`est attaché à aucun être-là déterminé, pas plus qu`à la singularité universelle de l`être-là, en général, à montrer qu'on n'est pas attaché à la vie. Cette présentation est la double opération : opération de l`autre et opération par soi-même. En tant qu'elle est opération de l'autre, chacun tend donc à la mort de l'autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l'opération sur soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie. Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu`elles se prouvent elles-mêmes et l'une à l'autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort. Elles doivent nécessairement engager cette lutte, car elles doivent élever leur certitude d'être pour soi à la vérité, en l'autre et en elles-mêmes. C'est seulement par le risque de sa vie qu`on conserve la liberté, qu`on prouve que l`essence de la conscience de soi n`est pas l'être, n'est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d'abord, n`est pas son enfoncement dans l'expansion de la vie ; on prouve plutôt par ce risque que dans la conscience de soi il n`y a rien de présent qui ne soit pour elle un moment disparaissant, on prouve qu'elle est seulement un pur être-pour-soi. L`individu qui n'a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne; mais il n'a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d'une conscience de soi indépendante. Pareillement, chaque individu doit tendre a la mort de l'autre quand il risque sa propre vie ; car l'autre ne vaut pas plus pour lui que lui-même ; son essence se présente à lui comme un Autre, il est à l'extérieur de soi, et il doit supprimer son être-à-l'extérieur-de-soi ; l'Autre est une conscience embarrassée de multiple façon et qui vit dans l'élément de l'être ; or il doit intuitionner son être-autre, comme pur être-pour-soi ou comme absolue négation.

Mais cette suprême preuve par le moyen de la mort supprime précisément la vérité qui devait en sortir, et supprime en même temps la certitude de soi-même en général. En effet. comme la vie est la position naturelle de la conscience, l'indépendance sans l'absolue négativité, ainsi la mort est la négation naturelle de cette même conscience, la négation sans l`indépendance, négation qui demeure donc privée de la signification cherchée de la reconnaissance. Par le moyen de la mort est bien venue à l'être la certitude que les deux individus risquaient leur vie et méprisaient la vie en eux et en l'autre; mais cette certitude n'est pas pour ceux mêmes qui soutenaient cette lutte. Ils suppriment leur conscience posée dans cette essentialité étrangère, qui est l`être-là. naturel, ou ils se suppriment eux-mêmes, deviennent supprimés en tant qu'extrêmes voulant être pour soi. Mais de ce jeu d`échange disparaît également le moment essentiel, celui de se décomposer en extrêmes avec des déterminabilités opposées ; et le moyen terme coïncide avec une unité morte, qui est décomposée en extrêmes morts. seulement étant et non-opposés. Les deux extrêmes ne s`abandonnent pas, ni ne se reçoivent l`un l`autre et l'un de l`autre à travers la conscience ; mais ils se concèdent l'un à l'autre seulement une liberté faite d'indifférence, comme celle des choses. Leur opération est la négation abstraite. non la négation de la conscience qui supprime de telle façon qu'elle conserve et retient ce qui est supprimé: par là même elle survit au fait de devenir supprimée.

Dans cette expérience, la conscience de soi apprend que la Vie lui est aussi essentielle que la pure conscience de soi. Dans la conscience de soi immédiate, le Moi simple est l`objet absolu, mais qui pour nous ou en soi est l'absolue médiation et a pour moment essentiel l'indépendance subsistante. Le résultat de la première expérience est la dissolution de cette unité simple ; par cette expérience sont posées, d'une part, une pure conscience de soi et, d'autre part, une conscience qui n`est pas purement pour soi, mais qui est pour une autre conscience, c'est-à-dire une conscience dans l'élément de l'être ou dans la forme de la choséité. Ces deux moments sont essentiels ; mais puisque d'abord ils sont inégaux et opposés, puisque leur réflexion dans l'unité ne s'est pas encore produite comme résultat, alors ces deux moments sont comme deux figures opposées de la conscience : l'une est la conscience indépendante pour laquelle l`être-pour-soi est essence, l'autre est la conscience dépendante qui a pour essence la vie ou l'être pour un autre; l'une est le maître, l'autre l'esclave..." (Phénoménologie de 1'esprit, traduction d'Hyppolite, éditions Aubier).

 

"Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften" (Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817) 

"À l'automne 1816, Hegel fut nommé à l'Université de Heidelberg : l'Encyclopédie a été rédigée à cette occasion et parut en 1817, dans sa première version. Appelé à Berlin, Hegel s'appuie encore sur cet ouvrage qu'il considère lui-même comme une sorte de manuel de sa propre philosophie : une deuxième version augmentée paraîtra en 1827. La troisième version, celle qui est ici traduite, date de 1830, un an avant la mort du philosophe. Ainsi, l'Encyclopédie est le livre qui, accompagnant le travail philosophique de Hegel durant près de quinze ans, présente, mieux que la Phénoménologie de l'Esprit, la somme la plus exacte et la plus fidèle du système hégélien." (Trad. de l'allemand par Maurice de Gandillac. Édition de Friedhelm Nicolin et Otto Pöggeler, éditions Gallimard)

 

Hegel choisit un mode de présentation de la philosophie, de sa philosophie, non pas formellement organisé, mais sous forme d'un développement rationnel et systématique. Sa philosophie s'entend "science" à part entière, au même titre que les sciences positives, et le projet de l'Encyclopédie est bien de mettre en oeuvre cette ambition. L'Absolu est le sujet qui se représente et se sait lui-même à travers la philosophie. C'est pourquoi la réflexion philosophique est elle-même le Savoir absolu. L'Encyclopédie des sciences philosophiques montre comment s'articulent les concepts qui constituent ce savoir et permettent d'atteindre au Vrai. La philosophie, étant Histoire, intègre et dépasse toutes les philosophies antérieures à l'intérieur de son propre système, non pas à la manière d'un agrégat, mais selon le mouvement qu'effectue le Vrai pour s'atteindre lui-même. Hegel, qui était l’aîné de Schelling et qui pour­tant n’a commencé à publier que beaucoup d’années après lui, s’est donné le temps d’acquérir cette culture que Fichte décla­rait complètement inutile au théoricien de la science. Helléniste et latiniste, initié aux mathématiques et aux sciences de la nature, ayant l’habitude, jusqu’à un âge avancé, de noter les faits de tout genre qu’il apprenait par ses lectures, Hegel donne pour base à sa philosophie un savoir encyclopédique, définissant ainsi l’esprit moins par l’analyse abstraite des conditions de la connaissance que par la synthèse de ses productions effectives. Trois parties seront ainsi laborieusement constituées, la Science de la logique, la Philosophie de la nature, la Philosophie de l'esprit...

 

"Science de la logique" (1812-1816, "Wissenschaft der Logik")

Dans cette première partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel tente de substituer une nouvelle logique , une logique de l'esprit et du devenir, à celle d'Aristote, jusque-là dominante. La nature de toute chose peut se comprendre par le même processus qu'a utilisé l'esprit humain pour parvenir à la compréhension de sa propre organisation, et par là même à l'organisation de l'univers. La science de la logique étudie les liens universels et nécessaires de la pensée, et devient aussi une explication de l'Absolu : ici, l'Absolu est réel en tant que rationnel, et rationnel en tant que réel. La logique dialectique, nous le savons, est le coeur du système hégélien: cette logique n'est pas seulement le système des lois de la pensée (par opposition à Kant), mais s'inscrit comme processus dans le développement objectif des choses mêmes. Dans l'histoire comme dans l'art, on retrouve cette dynamique de la logique objective qui se constitue en trois temps, le moment de l'affirmation où la chose est posée, le moment de la négation où la chose est niée, le moment de la négation de la négation où la chose est affirmée sous une nouvelle forme, après avoir fait l'épreuve du dépassement de sa propre négation. Ce dernier point est le principe central de la logique hégélienne, toute notion (ou thèse) porte en elle-même une contradiction (ou antithèse) qui ne sera résolue que par l'émergence au sein de la notion elle-même d'une nouvelle notion, plus riche, la fameuse "synthèse". C'est en ces termes, que chaque époque de l'histoire universelle est un moment nécessaire dans l'Idée de l'Esprit du monde. Les objets de la pensée ne sont pas différents de la pensée elle-même et dans cette perspective l'Esprit absolu, ou la "totalité de l'Esprit", est le point d'aboutissement de la dialectique hégélienne... 

"..On peut plus précisément déterminer le besoin de la philosophie en disant que, tandis que l'esprit a pour objets, en tant que sentant et intuitionnant : du sensible, en tant que fantaisie créatrice: des images, en tant que volonté: des buts, etc., en s'opposant à ces formes de son être-là et de ses objets ou simplement en se différenciant d'elles, il donne satisfaction aussi à son intériorité la plus haute, la pensée, et fait de la pensée son objet. Il vient ainsi à lui-même, au sens le plus profond du terme, car son principe, son être-en-Soi pur de tout mélange est la pensée. Mais dans cette entreprise, il arrive que la pensée s'embrouille dans des contradictions, c'est-à-dire se perde dans la non-identité fixe des pensées, par conséquent ne s'atteigne pas elle-même, et bien plutôt reste prise dans son contraire. Le besoin plus élevé va contre ce résultat de la pensée qui relève seulement de l'entendement, et il est fondé en ce que la pensée ne se délaisse pas, reste fidèle à elle-même dans cette perte consciente de son être-chez-soi, « afin qu'elle vainque », accomplisse dans la pensée elle-même la résolution de ses propres contradictions. Le discernement que la nature de la pensée elle-même est la dialectique consistant en ce qu'elle doit nécessairement en tant qu'entendement tomber dans le négatif d'elle-même, dans la contradiction, constitue un côté capital de la Logique. La pensée désespérant de pouvoir à partir d'elle-même effectuer aussi la résolution de la contradiction dans laquelle elle s'est posée elle-même, revient aux solutions et apaisements qui ont échu en partage à l'esprit dans certaines autres de ses manières d'être et de ses formes. La pensée, toutefois, n'aurait pas besoin, lors de ce retour, de sombrer dans la misologie, dont Platon a déjà eu l'expérience sous les yeux, et de se conduire de façon polémique à l’encontre de soi-même, ainsi que cela se produit dans l'affirmation de ce que l'on appelle le savoir immédiat comme de la forme exclusive de la conscience de la vérité.

La naissance de la philosophie, qui procède du besoin cité, a l'expérience, la conscience immédiate et raisonnante pour point de départ. Stimulée par elle comme par un excitant, la pensée se conduit essentiellement de telle sorte qu'elle s'élève au-dessus de la conscience naturelle, sensible et raisonnante, dans l'élément sans mélange qui est le sien, et se donne ainsi tout d'abord un Rapport d'éloignement, de négation, avec ce commencement. Elle trouve ainsi en elle, dans l'idée de l'essence universelle de ces phénomènes, tout d'abord sa satisfaction ; cette idée (l'Absolu, Dieu) peut être plus ou moins abstraite. Inversement, les sciences de l'expérience apportent avec elles la stimulation à vaincre la forme dans laquelle la richesse de leur contenu est offerte comme quelque chose qui est seulement immédiat et trouvé, fait d'une multiplicité d'éléments placés les uns à côté des autres, par suite d'une façon générale contingent, et à élever ce contenu à la nécessité, — cette stimulation arrache la pensée à cette universalité-là, ainsi qu'à la satis­faction procurée seulement en soi, et la pousse au développement à partir de soi. Celui-ci est d'une part seulement un accueil du contenu et de ses déterminations offertes à la vue, et d'autre part il donne à ce contenu la figure consistant pour lui à venir au jour librement au sens de la pensée originaire, seulement suivant la nécessité de la Chose même..." (Traduction P.-J. Labarrière et Gwendoline Jarczyk, éditions Aubier-Montaigne; traduction de Bernard Bourgeois, Librairie Philosophique Vrin; Science of Logic, tr. W.H. Johnston and L.G. Struthers, 1929)

 

"Grundlinien der Philosophie des Rechts" ("Principes de la philosophie du droit", 1821)

"Georg Wilhelm Friedrich Hegel, a dit Alain, est «l'Aristote des temps modernes, le plus profond des penseurs et celui de tous qui a pesé le plus sur les destinées européennes». Les Principes de la philosophie du droit ont été publiés en 1821 à Berlin. Hegel «a voulu réconcilier, écrit Jean Hyppolite, la subjectivité chrétienne infinie avec l'idéal de la cité antique, selon lequel l'État est pour le citoyen le but final de son monde. Il a voulu maintenir au sein de l'État le libéralisme bourgeois tout en affirmant que l'État était au-dessus de la société civile... Ces oppositions, celle du christianisme et de l'État terrestre, celle de l'homme privé et du citoyen, du monde économique et de l'État politique, sont encore nos oppositions». " (Trad. de l'allemand par André Kaan. Préface de Jean Hyppolite, éditions Gallimard)

 

"La chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit" ("Wenn die Philosophie ihr Grau in Grau malt, dann ist eine Gestalt des Lebens alt geworden, und mit Grau in Grau läßt sie sich nicht verjüngen, sondern nur erkennen; die Eule der Minerva beginnt erst mit der einbrechenden Dämmerung ihren Flug.") - C'est dans ses "Principes de la philosophie du droit", que Hegel fait de cet oiseau nocturne, consacré à la déesse Athéna (Minerve, pour les Romains) et symbole d`Athènes de la fin du VIe au 1er s. av. J.-C, symbole de la connaissance rationnelle et du don de clairvoyance, l'incarnation du travail philosophique qui ne peut réellement débuter qu'au crépuscule, lorsque le monde semble s'arrêter, la réflexion ne peut que succéder à l'action, et non la précéder ou l'accompagner. L'image est célèbre...

C'est sans doute de même dans sa "Philosophie du droit" que l'on trouve chez Hegel les réflexions les plus décisives sur la place d'une philosophie qui ne se soucie pas tant de spéculer sur un quelconque idéal que de penser le réel, mais un réel qui n'est pas celui qui s'impose, massif, immédiatement à nos sens, mais, sous l'apparence du temporel et de l'éphémère, la substance qui est immanente et l'éternel qui est présent..

"Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. ("Was vernünftig ist, das ist wirklich; und was wirklich ist, das ist vernünftig") 

C'est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c`est à partir de là que celle-ci aborde l'étude du monde de l'esprit comme celui de la nature. Si la réflexion, le sentiment ou quelque autre forme que ce soit de la subjectivité consciente considèrent le présent comme vain, se situent au-delà de lui et croient en savoir plus long que lui, ils ne porteront que sur ce qui est vain et, parce que la conscience n'a de réalité que dans le présent, elle ne sera alors elle-même que vanité. Si, inversement, l'Idée passe [vulgairement] pour ce qui n'est qu'une idée ou une représentation dans une pensée quelconque, la philosophie soutient, au contraire, qu'il n'y a rien de réel que l'Idée. Il s'agit, dès lors, de reconnaître, sous l'apparence du temporel et du passager, la substance qui est immanente et l'éternel qui est présent. Le rationnel est le synonyme de l'Idée, Mais. lorsque, avec son actualisation il entre aussi dans l'existence extérieure. il y apparaît sous une richesse infinie de formes, de phénomènes, de figures ; il s'enveloppe comme le noyau d'une écorce, dans laquelle la conscience tout d'abord s'installe et que seulement le concept pénètre pour découvrir à l'intérieur le cœur et le sentir battre dans les figures extérieures. Les circonstances infiniment diverses qui se forment dans cette extériorité par l'apparition de l'essence en elle, ce matériel infini et son système de régulation, ne constituent pas l`objet de la philosophie. Elle peut s`épargner la peine de donner de bons conseils en ce domaine. C`est ainsi que, par exemple, Platon. aurait pu s`abstenir de recommander aux nourrices de ne jamais laisser les enfants sans mouvement, de les bercer dans leurs bras, et Fichte de perfectionner la police des passeports au point de suggérer qu'on ne fasse pas seulement figurer dans ces documents le signalement des suspects, mais encore leur portrait. Dans de telles déclarations, il n'y a plus la moindre trace de philosophie, et celle-ci peut d'autant plus négliger une sagesse excessive en ce domaine, qu'elle doit se montrer le plus libérale possible à l'égard de cette multitude de détails. Par là, la science se maintiendra éloignée et à l'abri de cette haine que la vanité d'en savoir plus ne cesse de susciter contre une multitude de circonstances et d'institutions, haine dans laquelle se complaît surtout l'étroitesse d'esprit, parce qu'elle y trouve le sentiment de son importance. 

Ainsi, dans la mesure où il contient la science de l'Etat, ce traité ne doit être rien d`autre qu'un essai en vue de concevoir et de décrire l'Etat comme quelque chose de rationnel en soi. En tant qu`écrit philosophique, il doit se tenir éloigné de la tentation de construire un État tel qu'il doit être. Si ce traité contient un enseignement. il ne se propose pas toutefois d`apprendre à l'Etat comment il doit être, mais bien plutôt de montrer comment l'Etat, cet univers éthique, doit être connu.

"Hic Rhodus, hic saltus" ("C'est ici Rhodes, maintenant, saute !")

Saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie, car ce qui est c'est la raison. En ce qui concerne l'individu, chacun est le fils de son temps. Il en est de même de la philosophie : elle saisit son temps dans la pensée. Il est aussi insensé de prétendre qu'une philosophie, quelle qu'elle soit, puisse franchir le monde contemporain pour aller au-delà que de supposer qu'un individu puisse sauter par-dessus son temps, puisse sauter par-dessus le rocher de Rhodes. Si sa théorie va effectivement au-delà, si elle se construit un monde tel qu`il doit être, ce monde existera sans doute mais seulement dans sa pensée, c'est-a-dire dans une cire molle où n`importe quelle fantaisie peut s'imprimer. En modifiant un peu l'adage précédent, on pourrait dire :

"Ici est la rose, ici il faut danser."

Ce qui constitue la différence entre la raison comme esprit conscient de soi et la raison comme réalité présente, ce qui sépare la première de la seconde et l'empêche d'y trouver sa satisfaction, c'est l'entrave d`une abstraction qui n'a pas pu se libérer ni se transformer en concept. Reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d'elle, c'est là la vision rationnelle qui constitue la réconciliation avec la réalité, réconciliation que procure la philosophie à ceux à qui est apparue un jour l`exigence intérieure d'obtenir et de maintenir la liberté subjective au sein de ce qui est substantiel et de placer cette liberté non dans ce qui est particulier et contingent, mais dans ce qui est en soi et pour soi. 

C'est cela aussi qui constitue le sens plus concret de ce qui a été présenté plus haut d`une manière plus abstraite comme l'unité de la forme et du contenu, car dans sa signification la plus concrète, la forme est la raison comme connaissance conceptuelle, et le contenu la raison comme essence substantielle de la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle. L'identité consciente des deux est l'Idée philosophique. C`est une grande obstination, l'obstination qui fait honneur à l'homme, de ne rien vouloir reconnaître dans sa conviction qui n`ait été justifié par la pensée. Cette obstination constitue le trait le plus caractéristique des temps nouveaux et, en outre, le principe même du protestantisme. Ce que Luther a été le premier à découvrir comme foi dans le sentiment et dans le témoignage de l'esprit, c'est cela que l'esprit, parvenu à une plus grande maturité, s'est efforcé d'appréhender dans le concept et ainsi de se libérer dans le monde présent et par là de s'y trouver lui-même. Selon une maxime désormais célèbre, "si une demi-philosophie éloigne de Dieu", c'est cette demi-philosophie qui fait consister le savoir dans une approximation de la vérité - "par contre la vraie philosophie conduit à Dieu". Cette maxime s`applique aussi à l'Etat. Si la raison ne se contente pas de l'approximation, car celle-ci n`est ni chaude ni froide et doit être vomie. de même elle ne se contente pas non plus d`un froid désespoir qui reconnaît qu`en ce temps tout va sans doute mal, ou, en mettant les choses au mieux, que cela ne va pas si mal, mais que, comme on ne peut espérer rien de mieux, il faut ne fût-ce que pour cette raison, faire la paix avec la réalité. C'est une paix bien plus chaleureuse que procure la connaissance. Pour dire encore un mot sur la prétention d`enseigner comment le monde doit être, la philosophie vient, en tout cas, toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle n'apparaît qu'à l'époque où la réalité a achevé le processus de sa formation et s`est accomplie. Ce que nous enseigne le concept, l`histoire le montre avec la même nécessité : il faut attendre que la réalité ait atteint sa maturité pour que l`idéal apparaisse en face du réel, saisisse le monde dans sa substance et le reconstruise sous la forme d'un empire intellectuel. Lorsque la philosophie peint son gris sur du gris. une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur du gris. mais seulement connaître. La chouette de Minerve ne prend son vol qu`a la tombée de la nuit. 

Le moment est venu de mettre le point final à cette préface. En tant que préface, elle n`avait d'autre but que d'indiquer, de manière extérieure et subjective, le point de vue de l'écrit qu'elle précède. Si l`on veut parler philosophiquement d'un sujet quelconque, il faut le traiter d`une manière scientifique et objective. Aussi l'auteur tiendra-t-il pour arrière-propos subjectif, observation arbitraire et sans intérêt pour lui, toute réfutation qui ne prendra pas la forme d`une étude scientifique du sujet lui-même...."  Berlin, le 25 juin 1820 (Philosophie du droit, traduction de Gibelin, éditions Vrin).

 

"Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1837)

La raison n'est ni en Dieu. ni dans l`individu, elle est dans l'Histoire. La philosophie a pour objet l'étude du développement historique, et fait ainsi apparaître le singulier rapport indirect qui associe les individus à son déroulement intrinsèquement rationnel, l'individu n'en est pas le créateur mais n'en est pas non plus séparé.  Cette rationalité n'existe pas en dehors de son effet et les actions des individus comme des peuples sont les moyens par lesquels elle réalise son développement nécessaire, à l'insu de la conscience de ces participants : Hegel parle de "ruse de la Raison", métaphore qui permet de comprendre de quelle manière les individus sont impliqués dans l'Histoire...

"La flamme dévore l'air ; elle se nourrit du bois. L'air est une condition indispensable a la vie des arbres ; dans la mesure où le bois élimine l'air en devenant flamme, il combat contre lui-même et contre sa propre source de vie. Et pourtant l'oxygène subsiste toujours dans l`air et les arbres ne cessent de verdir. De même, l`homme qui se propose de bâtir une maison, prend d'abord une décision arbitraire ; mais les éléments doivent lui servir. Et pourtant la maison est faite pour protéger l'homme contre les éléments ; ceux-ci sont donc employés contre eux-mêmes, - ce qui ne signifie pas que la loi générale de la nature soit pour autant invalidée. La construction d`un édifice, c'est d'abord un but et une intention intérieurs. A cette fin les éléments particuliers servent de moyens, tandis que le fer, le bois, les pierres sont utilisés comme des matériaux. Les éléments sont employés pour être travaillés : le feu pour fondre le fer, l'air pour attiser le feu, l'eau pour mettre les roues en mouvement, couper le bois. etc. Le résultat sera que les éléments seront mis en échec par la maison dont ils ont aidé la construction : elle sera à l'abri du vent, de la pluie, de l'incendie. De même les pierres et les poutres obéissent à la pesanteur, tendent vers le bas, et avec elles on édiñe de hautes murailles. Ainsi les éléments sont utilisés conformément à leur nature et contribuent ensemble à la production d'un résultat qui limite leur action. Les passions se satisfont de façon analogue : elles se réalisent suivant leur détermination naturelle, mais elles produisent l'édifice de la société humaine dans laquelle elles ont conféré au droit et à l`ordre le pouvoir contre elles-mêmes. Dans la vie quotidienne nous voyons qu'il existe un droit qui nous donne la sécurité : ce droit s'impose de lui-même et constitue pour les hommes un mode substantiel d'action (Handlungsweise) qui souvent se dresse contre leurs intérêts et leurs buts particuliers. Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n`en est pas troublé. Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part les passions. de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l`ordre éthique (Sittlichkeit): bien au contraire, elles réalisent l'Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu`elles n`aspirent qu'a leur propre intérêt. De ce côté-ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L'intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel. L'Universel doit se réaliser par le particulier. La passion est tenue pour une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise : l'homme ne doit pas avoir des passions. Mais passion n'est pas tout a fait le mot qui convient pour ce que je veux désigner ici. Pour moi, l'activité humaine en général dérive d'intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l'on veut, d'intentions égoïstes, en ce sens que l'homme met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère au service de ces buts en leur sacrifiant tout ce qui pourrait être un autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste. Ce contenu particulier coïncide avec la volonté de l'homme au point qu'il en constitue toute la détermination et en est inséparable : c'est par la qu'il est ce qu'il est. Car l`individu est un existant ; ce n'est pas l' "homme en général", celui-ci n'existant pas, mais un homme déterminé. Le mot "caractère" exprime aussi cette détermination concrète de la volonté et de l'intelligence. Mais le caractère comprend en général toutes les particularités de l'individu, sa manière de se comporter dans la vie privée, etc. : et n'indique pas la mise en action et en mouvement de cette détermination. Je dirai donc passion entendant par là la détermination particulière du caractère dans la mesure où ces déterminations du vouloir n'ont pas un contenu purement privé, mais constituent l'élément actif qui met en branle des actions universelles. L'intention, dans la mesure où elle est cette intériorité impuissante que courtisent les caractères faibles pour accoucher d`une souris, n'entre évidemment pas dans nos considérations.

Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l`intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion. La passion, c'est tout d`abord l'aspect subjectif, formel de l'énergie de la volonté et de l'action. Le contenu ou le but en restent encore indéterminés - aussi indéterminés que dans le cas de la conviction, de l'opinion et de la moralité [Gewissen] personnelles. Il s`agit alors de savoir quel est le contenu de ma conviction, le but de ma passion, - de savoir aussi si l`un ou l'autre est vrai. S'il est vrai, il faut qu`il passe dans la réalité, dans l'existence : c'est alors qu`intervient l'élément de la volonté subjective, lequel comprend tous les besoins, les désirs, les passions aussi bien que les opinions, les idées et les convictions de l'individu..." (Leçons sur la philosophie de l'histoire, traduction de Papaïoannou, éditions 10/18, UGE).

 

Enfin, dans l'Esthétique (Ästhetik), Hegel place l'art aux côtés de la philosophie, et ce par le bais d'un travail sur les significations de l'apparence et de l'essence, sur ce qu'est le "réel" : le réel recèle autre chose que lui-même... 

"Mais, au fond, qu`est-ce que l'apparence ? Quels sont ses rapports avec l'essence ? N'oublions pas que toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître. Le divin doit être un, avoir une existence qui diffère de ce que nous appelons apparence. Mais l'apparence elle-même est loin d'être quelque chose d`inessentiel, elle constitue, au contraire, un moment essentiel de 1`essence. Le vrai existe pour lui-même dans l'esprit, apparaît en lui-même et est la pour les autres. Il peut donc y avoir plusieurs sortes d'apparence ; la différence porte sur le contenu de ce qui apparaît. Si donc l'art est une apparence, il a une apparence qui lui est propre, mais non une apparence tout court. Cette apparence, propre à l'art, peut, avons-nous dit, être considérée comme trompeuse, en comparaison du monde extérieur, tel que nous le voyons de notre point de vue utilitaire, ou en comparaison de notre monde sensible et interne. Nous n'appelons pas illusoires les objets du monde extérieur, ni ce qui réside dans notre monde interne, dans notre conscience. Rien ne nous empêche de dire que. comparée à cette réalité, l'apparence de l'art est illusoire ; mais l'on peut dire avec autant de raison que ce que nous appelons réalité est une illusion plus forte, une apparence plus trompeuse que l`apparence de l'art. Nous appelons réalité et considérons comme telle, dans la vie empirique et dans celle de nos sensations, l'ensemble des objets extérieurs et les sensations qu`ils nous procurent. Et. cependant. tout cet ensemble d'objets et de sensations n`est pas un monde de vérité, mais un monde d`illusions. Nous savons que la réalité vraie existe au-delà de la sensation immédiate et des objets que nous percevons directement. C'est donc bien plutôt au monde extérieur qu`à l'apparence de l`art que s'applique le qualificatif d'illusoire.

N'est vraiment réel, en effet, que ce qui existe en soi et pour soi, ce qui forme la substance de la nature et de l'esprit, ce qui, tout en existant dans le temps et l`espace, n`en continue pas moins d'exister en soi et pour soi d`une existence vraie et réelle. C`est l'art qui nous ouvre des aperçus sur les manifestations de ces puissances universelles, qui nous les rend apparentes et sensibles. L'essentialité se manifeste également dans les mondes extérieur et intérieur. tels que nous les révèle notre expérience de tous les jours, mais elle le fait sous une forme chaotique de hasards et d'accidents, elle apparaît déformée par l'immédiateté de l`élément sensible, par l'arbitraire des situations des événements, des caractères, etc. L'art creuse un abîme entre l'apparence et l'illusion de ce monde mauvais et périssable. d`une part, et le contenu vrai des événements, de l'autre, pour revêtir ces événements et phénomènes d`une réalité plus haute, née de l'esprit. C`est ainsi, encore une fois, que loin d`être, par rapport à la réalité courante. de simples apparences et illusions, les manifestations de l'art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie.

Il est vrai que, comparé à la pensée, l'art peut bien être considéré comme ayant une existence faite d`apparences (nous reviendrons sur ce point plus loin), en tout cas comme étant, par sa forme, inférieur à celle de la pensée. Mais il présente sur la réalité extérieure la même supériorité que la pensée : ce que nous recherchons dans l'art, comme dans la pensée, c'est la vérité. Dans son apparence même, l'art nous fait entrevoir quelque chose qui dépasse l'apparence : la pensée ; alors que le monde sensible et direct, loin d'être la révélation implicite d`une pensée, dissimule la pensée sous un amas d`impuretés, pour se mettre lui-même en relief. pour faire croire que lui seul représente le réel et le vrai. Il s'ingénie à rendre inaccessible le dedans en l'enfouissant sous le dehors, c'est-à-dire sous la forme. L'art, au contraire, dans toutes ces représentations, nous met en présence d'un principe supérieur. Dans ce que nous appelons nature, monde extérieur, l`esprit a beaucoup de mal à se retrouver et à se reconnaître..." (L'Esthétique, traduction d'Aubier, Ed. Montaigne).

 

Toutes les vérités, loin d'être d'être définitives, ne sont que des formes de l’esprit absolu : l’esprit en engendre toujours de nouvelles et le devenir est le seul principe de toute philosophie - L'hégélianisme fera école et débat avec Bruno Bauer, Ludwig Feuerbach, Moses Hess, Karl Marx, ou Johann Rosenkrantz, se transportera en Angleterre et en Écosse avec McTaggart et Bosanquet, en France avec Hamelin puis A. Kojève. A la mort de Hegel (1831) certains de ses anciens élèves continuent en effet à propager sa doctrine en publiant manuscrits inédits et notes de cours. Mais ses disciples ne se contentent pas de diffuser sa pensée; beaucoup l'interprètent, de sorte que l'héritage hégélien ne tarde pas à se trouver partagé entre des tendances contradictoires, l'une dite de droite" et l'autre "de gauche", cette distinction se faisant principalement à propos des problèmes religieux et politiques. A droite se situent les orthodoxes, soumis philosophiquement à la doctrine du maître et conservateurs en politique; parmi eux se distinguent le successeur de Hegel à sa chaire de Berlin, G.A. Gabler, esprit particulièrement médiocre, et le théologien Ph K Marheineke, qui tente de repenser le luthéranisme à la lumière de la philosophie hégélienne. A gauche se rangent ceux que l'on appelle les "jeunes hégéliens" qui refusent de se laisser enfermer dans le système de Hegel tout en s'en inspirant fortement. David Friedrich Strauss (La vie de Jésus, 1835),  Bruno Bauer Critique de l’histoire de l’Évangile de Jean et des Synoptiques, 1840‑1842), Ludwig Feuerbach (L’es­sence du christianisme, 1841), Max Stirner, tous coupables d'athéisme et d'une pensée pour le moins subversive à leur époque, formant l’opposition libérale en Prusse à partir de 1840, sous le règne réactionnaire de Frédéric‑Guillaume IV. Un Frédéric Engels trouve dans l'hégélianisme un système conservateur, reflet de l'Etat bureaucratique prussien, mixte de romantisme, christianisme, idéalisme, mais une méthode potentiellement révolutionnaire.