J.D. Salinger (1919-2010), "The Catcher in the Rye" (L'Attrape-coeurs, 1951), "Franny and Zooey" (1961) - William Styron (1925-2006), "Lie Down in Darkness" (1951), "The Confessions of Nat Turner" (1967), "Sophie's Choice" (1979), "Darkness Visible: A Memoir of Madness" (1989) - James Jones (1921-1977), "From Here to Eternity" (1953), "Some Came Running" (1957), "The Thin Red Line" (1962) ...

Last update :  12/12/2017


C'est dans les années 1950 que naît la figure du "teenager" défiant la société et la culture conservatrice de l'époque, une génération que rejette les adultes, et qui, selon eux, manque de repères et de morale. C'est dans ce contexte que se déploie l'écriture de J.D. Salinger, crue et réaliste, auteur d'un seul livre véritablement novateur par son contenu, - "Catcher in the Rye" -, et l'un des plus lus de cette décennie. 

L'année qui voit la publication par Salinger de "The Catcher in the Rye" est aussi celle qu'inaugure deux écrivains à succès, William Styron avec "Lie Down in Darkness" (Un lit de ténèbres, 1951, - qu'il confirmera successivement avec "The Confessions of Nat Turner" (1967), "Sophie's Choice" (1979), "Darkness Visible" (1989), - des oeuvres hantées par l'omniprésence du Mal, symbolisée tant par l'horreur nazie que par le racisme larvé de la société américaine, la férocité de la lutte de l'être humain pour sa survie la plus élémentaire - , James Jones, avec "From Here to Eternity", célèbre pour son adaptation au cinéma par Fred Zinnemann (1954) : suivront  notamment "Some Came Running" (1957), "The Thin Red Line" (1962) ...


J.D. Salinger (1919-2010)

Né en 1919 à New York au sein d'une famille particulièrement aisée, Jérome David Salinger fréquenta plusieurs écoles avant d'obtenir un diplôme, à l'instar du héros de son roman, Holden Caulfield. Il séjournera une année en Europe, suivra des cours d'écriture à l'université Columbia, le rédacteur en chef de la revue Story sera son professeur et son mentor. Après l'armée, en 1942, "L'Attrape-coeurs" va le propulser en 1951 sur le devant de la scène littéraire, et de la critique : le roman sera interdit entre 1966 et 1975 dans nombre d'établissements scolaires. Ne supportant la notoriété, Salinger se replie sur lui-même et n'écrira plus de longs romans. Le titre de son ouvrage fait référence à ces adolescents  qu'on tente d' "attraper" pour leur éviter de tomber d'une "falaise". Crise de l'adolescence et perte de milliers de jeunes soldats pendant la Seconde Guerre mondiale sont en fond de l'intrigue. Le personnage principal n'est pas qu'un adolescent rebelle, il se révèle tout autant vulnérable que témoignant mépris et rejet de toute convention morale et sociale qui n'est, au fond, que mensonge ...

 

"The Catcher in the Rye" (L'Attrape-coeurs, 1951)

". . .if I ever die, and they stick me in a cemetery, and I have a tombstone and all, it’ll say “Holden Caulfield” on it, and then what year I was born and what year I died, and then right under that it’ll say “Fuck you.” I’m positive" (Si jamais je meurs, et qu’on me colle dans un cimetière, et que j’ai une pierre tombale et tout le reste, on dira « Holden Caulfield » dessus, et ensuite, en quelle année je suis né et en quelle année je suis mort, et juste en dessous, on dira « Va te faire foutre ». Je suis certain) - "The Adventures of Huckleberry Finn and The Catcher in the Rye represent two of the most iconic and influential American novels ever written ..." - L'intrigue de L'Attrape-cœurs en elle-même n'est pas très étoffée. Un lycéen du nom de Holden Caulfield, version adolescent difficile, s'étant fait renvoyer d'une nième école, quitte celle-ci et erre pendant trois jours dans New York, où il vit quelques mésaventures sans grand intérêt (avec des nonnes, des chauffeurs de taxi, une ex-petite amie, une ancienne enseignante, une prostituée, qui ne font qu’alimenter sa dépression) avant de rentrer chez ses parents leur annoncer la mauvaise nouvelle. On comprend qu'il a ensuite été "malade" et qu'il fait un séjour dans un établissement dont la nature n'est pas précisée, mais où un "psychanalyste" s`occupe de lui et où il écrit son récit... Seule sa sœur cadette bien-aimée est capable d’enlever une brique ou deux du mur qu’il construit autour de lui...

 

"(I) IF YOU REALLY want to hear about it, the first thing you'll probably want to know is where I was born, and what my lousy childhood was like, and how my parents were occupied and all before they had me, and all that David Copperfield kind of crap, but I don't feel like going into it, if you want to know the truth. In the first place, that stuff bores me, and in the second place, my parents would have about two hemorrhages apiece if I told anything pretty personal about them. They're quite touchy about anything like that, especially my father. They're nice and all―I'm not saying that―but they're also touchy as hell. Besides, I'm not going to tell you my whole goddam autobiography or anything. I'll just tell you about this madman stuff that happened to me around last Christmas just before I got pretty run-down and had to come out here and take it easy ..."

 

 "Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c’est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout. Primo, ce genre de trucs ça me rase et secundo mes parents ils auraient chacun une attaque, ou même deux chacun, si je me mettais à baratiner sur leur compte quelque chose d’un peu personnel. Pour ça ils sont susceptibles, spécialement mon père. Autrement ils seraient plutôt sympa et tout – d’accord – mais ils sont aussi fichument susceptibles. Et puis je ne vais pas vous défiler ma complète autobiographie. Je veux juste vous raconter ce truc dingue qui m’est arrivé l’année dernière vers la Noël avant que je sois pas mal esquinté et obligé de venir ici pour me retaper...."

 

Avant de s'effondrer sur le canapé d'un psychiatre, l'adolescent sensible et rebelle tente de raconter dans un authentique langage d’adolescent sa fuite d'un monde adulte qui sonne si faux et sa quête de l’innocence et de la vérité ... Nombre d'adolescents ont ressenti avoir enfin  trouvé un livre — ou plus précisément un personnage — qui parlait en leur nom. À première vue, donc, le récit de Holden Caulfield semble traduire la vision qu'a du monde un jeune homme affligé à un degré poussé du travers typiquement adolescent consistant à ne jamais rien aimer et à tout dénigrer. C'est là le premier niveau du roman, niveau d'autant moins négligeable qu'il est, littérairement, réussi. 

 

" I shook my head. I shake my head quite a lot. "Boy!" I said. I also say "Boy!" quite a lot. Partly because I have a lousy vocabulary and partly because I act quite young for my age sometimes. I was sixteen then, and I'm seventeen now, and sometimes I act like I'm about thirteen. It's really ironical, because I'm six foot two and a half and I have gray hair. I really do. The one side of my head―the right side―is full of millions of gray hairs. I've had them ever since I was a kid. And yet I still act sometimes like I was only about twelve. Everybody says that, especially my father. It's partly true, too, but it isn't all true. People always think something's all true. I don't give a damn, except that I get bored sometimes when people  tell me to act my age. Sometimes I act a lot older than I am―I really do―but people never notice it. People never notice anything.

 

" ...  J’ai hoché la tête. J’ai la manie de hocher la tête. J’ai dit «Ouah ». Parce que, aussi, je dis « Ouah ». En partie parce que j’ai un vocabulaire à la noix et en partie parce que souvent j’agis comme si j’étais plus jeune que mon âge, j’avais seize ans à l’époque et maintenant j’en ai dix-sept et quelquefois j’agis comme si j’en avais dans les treize. Et le plus marrant c’est que je mesure un mètre quatre-vingt-six et que j’ai des cheveux blancs. Sans blague. Sur un côté de ma tête – le côté droit —- y a des millions de cheveux blancs. Je les ai depuis que je suis môme. Et pourtant j’agis quelquefois comme si j’avais dans les douze ans ; tout le monde le dit, spécialement mon père. C’est un peu vrai. Mais pas vrai cent pour cent. Les gens pensent toujours que ce qui est vrai est vrai cent pour cent. Je m’en balance, sauf que ça finit par m’assommer quand les gens me disent que tout de même, à ton âge... Ça m’arrive aussi d’agir comme si j’étais plus vieux que mon âge – oui, oui, ça m’arrive – mais les gens le remarquent jamais. Les gens remarquent jamais rien...."

 

L'auteur recrée en effet une langue de "teen-ager", langue dans laquelle, à la fin des années 1940 comme au début des années 1990, dominent ces locutions peu signifiantes mais qui servent, tout en cachant les émotions (quoiqu'en feignant de les "surexposer"), à exprimer un peu tout, "Ça me tue" (that kills me), "ça me rend dingue" (it drives me crazy), " c'est super" (how exciting). La prouesse technique de l'auteur parvient à nous convaincre que nous sommes en train de lire le monologue intérieur d'un adolescent véritable, et se double d'un humour reposant surtout sur un comique de gags verbaux et de saillies cocasses, qui fait de "L'attrape-Cœurs" un livre dans une certaine tradition humoristique américaine ...

 

" The book I was reading was this book I took out of the library by mistake. They gave me the wrong book, and I didn't notice it till I got back to my room. They gave me "Out of Africa", by Isak Dinesen. I thought it was going to stink, but it didn't. It was a very good book. I'm quite illiterate, but I read a lot (Le livre que je lisais, c’était un bouquin que j’avais eu par erreur à la bibliothèque. Ils avaient fait une erreur et je m’en étais aperçu qu’une fois de retour dans ma chambre. Ils m’avaient donné La ferme africaine par Karen Blixen. Je pensais que ça allait être dégueulasse niais pas du tout, c’était un très bon livre. Moi je sais vraiment pas grandchose mais je lis des masses). My favorite author is my brother D.B., and my next favorite is Ring Lardner. My brother gave me a book by Ring Lardner for my birthday, just before I went to Pencey. It had these very funny, crazy plays in it, and then it had this one story about a traffic cop that falls in love with this very cute girl that's always speeding. Only, he's married, the cop, so be can't marry her or anything. Then this girl gets killed, because she's always speeding. That story just about killed me. What I like best is a book that's at least funny once in a while (Ça m’a presque tué, cette histoire. Ce que je préfère c’est un livre qui soit au moins de temps en temps un brin marrant). I read a lot of classical books, like "The Return of the Native" and all, and I like them, and I read a lot of war books and mysteries and all, but they don't knock me out too much. What really knocks me out is a book that, when you're all done reading it, you wish the author that wrote it was a terrific friend of yours and you could call him up on the phone whenever you felt like it ( Mon rêve, c’est un livre qu’on arrive pas à lâcher et quand on l’a fini on voudrait que l’auteur soit un copain, un super-copain et on lui téléphonerait chaque fois qu’on en aurait envie). That doesn't happen much, though. I wouldn't mind calling this Isak Dinesen up. And Ring Lardner, except that D.B. told me he's dead. You take that book "Of Human Bondage", by Somerset Maugham, though. I read it last summer. It's a pretty good book and all, but I wouldn't want to call Somerset Maugham up. I don't know, He just isn't the kind of guy I'd want to call up, that's all. I'd rather call old Thomas Hardy up ( c’est le genre de mec que j’aurais jamais envie d’appeler. J’appellerais plutôt le petit père Thomas Hardy). I like that Eustacia Vye...."

 

Mais le comique absurde rejoint souvent le désespoir, et c'est là l'autre niveau du roman, plus profond. On ne peut pas ne pas être frappé par l'obsession de la mort qui hante le jeune Caulfield. D'un bout à l'autre du livre, c'est le leitmotiv, "Ça me déprime tellement que j'en deviens dingue [...] C'est comme la morgue, ici [...] J'avais presque envie d'être mort [...] Déprimé et tout. Je me disais que je serais presque mieux mort, tout compte fait [...] Ce qui m'aurait plutôt tenté c'était de me suicider [...] J'avais à nouveau un cafard monstre [...] Mais plus j'y pensais plus je me sentais cafardeux et paumé [...]

Il y a, donc dans "L'Attrape-Cœurs bien autre chose et bien plus que des états d'âme d'un "jeune".  L'errance de Holden Caulfield est celle d'un être qui a presque constamment à faire face à sa propre disparition, de la cinquième page du livre  - "Une fois la route traversée ça m'a fait une drôle d'impression, comme si j'étais en train de disparaître", "I don't even know what I was running for - I guess I just felt like it. After I got across the road, I felt like I was sort of disappearing ..." - 

... à l'avant-dernier chapitre, deux cents pages plus loin, "Chaque fois que j'arrivais à une rue transversale et que je descendais de la saleté de trottoir, j'avais l'impression que j'atteindrais jamais l'autre côté de la rue. Je sentais que j'allais m'enfoncer dans le sol, m'enfoncer encore et encore, et personne me reverrait jamais", "I thought I'd just go down, down, down, and nobody'd ever see me again..."

 

" Anyway, I kept walking and walking up Fifth Avenue, without any tie on or anything. Then all of a sudden, something very spooky started happening. Every time I came to the end of a block and stepped off the goddam curb, I had this feeling that I'd never get to the other side of the street. I thought I'd just go down, down, down, and nobody'd ever see me again. Boy, did it scare me. You can't imagine. I started sweating like a bastard―my whole shirt and underwear and everything. Then I started doing something else. Every time I'd get to the end of a block I'd make believe I was talking to my brother Allie. I'd say to him, "Allie, don't let me disappear. Allie, don't let me disappear. Allie, don't let me disappear. Please, Allie." And then when I'd reach the other side of the street without disappearing, I'd thank him."

 

"..  J’ai marché, j’ai marché dans la Cinquième Avenue, sans cravate ni rien. Et puis tout d’un coup il m’est arrivé quelque chose de vachement effrayant. Chaque fois que j’arrivais à une rue transversale et que je descendais de la saleté de trottoir, j’avais l’impression que j’atteindrais jamais l’autre côté de la rue. Je sentais que j’allais m’enfoncer dans le sol, m’enfoncer encore et encore et personne me reverrait jamais. Ouah, ce que j’avais les foies. Vous imaginez. Je me suis mis à transpirer comme un dingue, j’ai trempé mon tricot de corps et ma chemise. Ensuite j’ai fait quelque chose d’autre. Chaque fois que j’arrivais à une nouvelle rue, je me mettais à parler à mon frère Allie. Je lui disais « Allie, me laisse pas disparaître. Allie, me laisse pas. S’il te plaît, Allie ». Et quand j’avais atteint le trottoir opposé sans disparaître je lui disais merci, à Allie. 

 

" Then it would start all over again as soon as I got to the next corner. But I kept going and all. I was sort of afraid to stop, I think―I don't remember, to tell you the truth. I know I didn't stop till I was way up in the Sixties, past the zoo and all. Then I sat down on this bench. I could hardly get my breath, and I was still sweating like a bastard. I sat there, I guess, for about an hour. Finally, what I decided I'd do, I decided I'd go away. I decided I'd never go home again and I'd never go away to another school again. I decided I'd just see old Phoebe and sort of say good-by to her and all, and give her back her Christmas dough, and then I'd start hitchhiking my way out West. What I'd do, I figured, I'd go down to the Holland Tunnel and bum a ride, and then I'd bum another one, and another one, and another one, and in a few days I'd be somewhere out West where it was very pretty and sunny and where nobody'd know me and I'd get a job. I figured I could get a job at a filling station somewhere, putting gas and oil in people's cars. I didn't care what kind of job it was, though. 

Just so people didn't know me and I didn't know anybody. I thought what I'd do was, I'd pretend I was one of those deaf-mutes. That way I wouldn't have to have any  goddam stupid useless conversations with anybody. If anybody wanted to tell me something, they'd have to write it on a piece of paper and shove it over to me..."

 

"Et ça recommençait au coin de rue suivant. Mais je continuais mon chemin et tout. Je crois que j’avais peur de m’arrêter – à dire vrai je me souviens pas bien. Je sais que je me suis pas arrêté avant d’être vers la Soixantième Rue, passé le zoo et tout. Là je me suis assis sur un banc. J’avais peine à reprendre mon souffle et je transpirais toujours comme un dingue. Je suis resté assis là, une heure environ j’imagine. Finalement, ce que j’ai décidé, c’est de m’en aller. J’ai décidé de jamais rentrer à la maison, de jamais plus être en pension dans un autre collège. J’ai décidé que simplement je reverrais la môme Phœbé pour lui dire au revoir et tout et lui rendre son fric de Noël, et puis je partirais vers l’Ouest. En stop. Ce que je ferais, je descendrais à Holland Tunnel et là j’arrêterais une voiture, puis une autre et une autre et encore une autre, et dans quelques jours je serais dans l’Ouest, là où c’est si joli, où ya plein de soleil et où personne me connaîtrait et je me dégoterais du boulot. Je suppose que je pourrais bosser quelque part dans une station-service, je mettrais de l’essence et de l’huile dans les voitures. Mais n’importe quel travail conviendrait.

Suffit’ que les gens me connaissent pas et que je connaisse personne. Je me disais que le mieux ce serait de me faire passer pour un sourdmuet. Et comme ça terminé d’avoir à parler avec les gens..."

 

Holden Caulfield, c'est tout être humain qui s'est un jour «"senti mal dans sa tête", un être qui a eu à trouver, jour après jour, des tactiques afin de tenir le coup et de ne pas "craquer", trouver quelque chose pour attraper et retenir, sur cette Terre et dans cette vie, le cœur et le corps. 

"The Catcher in the Rye" fut le premier roman de Salinger (il avait déjà publié des histoires dans The New-Yorker et ailleurs), il fut un best-seller immédiat mais fut obligé d'affronter des accusations d’obscénité et d’immoralité presque dès le début (et il continue d’être l’un des livres les plus assignés, les plus interdits ... et les plus appréciés). (Trad. Robert Laffont, 1953 et 1986) ...

 

Avant que Holden ne prenne la décision de quitter l’école, il rend visite à son professeur d’histoire, M. Spencer, mais les déceptions ne vont cesser de s'accumuler : Spencer lui reproche son manque de motivation et de connaissances, plus tard, alors qu'il retourne dans sa chambre dans le dortoir, il apprend que son colocataire, Ward, a un rendez-vous avec une fille avec laquelle il voulait sortir, la solitude s'installe ...

 

"..  Old Spencer asked me something then, but I didn't hear him. I was thinking about old Haas. "What, sir?" I said.

"Do you have any particular qualms about leaving Pencey?"

"Oh, I have a few qualms, all right. Sure... but not too many. Not yet, anyway. I guess it hasn't really hit me yet. It takes things a while to hit me. All I'm doing right now is thinking about going home Wednesday. I'm a moron."

"Do you feel absolutely no concern for your future, boy?"

"Oh, I feel some concern for my future, all right. Sure. Sure, I do." I

thought about it for a minute. "But not too much, I guess. Not too much, I guess."

"You will," old Spencer said. "You will, boy. You will when it's too late."

I didn't like hearing him say that. It made me sound dead or something. It was very depressing. "I guess I will," I said.

 

" Le vieux Spencer m’a demandé quelque chose, mais j’ai pas compris. Je pensais à ce Haas de malheur. J’ai dit «Quoi, monsieur ?

— N’êtes-vous pas un peu inquiet à la pensée de quitter Pencey ?

— Oh oui, ça m’inquiète un peu. Certainement. Mais pas trop. Pas encore, en tout cas. J’imagine que – j’ai pas encore très bien saisi. Avec moi ça prend du temps. Pour le moment je pense qu’à rentrer à la maison mercredi. C’est plutôt débile, non ?

— Et vous ne vous faites aucun souci pour votre avenir ?

— Oh oui bien sûr. Bien sûr que je me fais du souci pour mon avenir. » J’ai réfléchi une minute. « Mais pas trop, quand même. Non, pas trop quand même.

— Ça viendra », a dit le père Spencer. « Ça viendra un jour, mon garçon. Et alors il sera trop tard. »

J’ai pas aimé l’entendre dire ça. On aurait cru que j’étais mort ; ou tout comme, j’ai eu le cafard. J’ai dit «Je suppose que vous avez raison.

 

"I'd like to put some sense in that head of yours, boy. I'm trying to help you. I'm trying to help you, if I can."

He really was, too. You could see that. But it was just that we were too much on opposite sides of the pole, that's all. "I know you are, sir," I said.

"Thanks a lot. No kidding. I appreciate it. I really do." I got up from the bed then. Boy, I couldn't've sat there another ten minutes to save my life. "The thing is, though, I have to get going now. I have quite a bit of equipment at the gym I have to get to take home with me. I really do." He looked up at me and started nodding again, with this very serious look on his face. I felt sorry as hell for him, all of a sudden. But I just couldn't hang around there any longer, the way we were on opposite sides of the pole, and the way he kept missing the bed whenever he chucked something at it, and his sad old bathrobe with his chest showing, and that grippy smell of Vicks Nose Drops all over the place. "Look, sir. Don't worry about me," I said. "I mean it. I'll be all right. I'm just going through a phase right now. Everybody goes through phases and all, don't they?"

"I don't know, boy. I don't know."

I hate it when somebody answers that way. "Sure. Sure, they do," I said. "I mean it, sir. Please don't worry about me." I sort of put my hand on his shoulder. "Okay?" I said.

"Wouldn't you like a cup of hot chocolate before you go? Mrs. Spencer would be -"

"I would, I really would, but the thing is, I have to get going. I have to go right to the gym. Thanks, though. Thanks a lot, sir."

Then we shook hands. And all that crap. It made me feel sad as hell, though..."

 

— J’aimerais vous mettre un peu de plomb dans la tête, mon garçon. Je cherche à vous aider. Oui, ce que je cherche, c’est à vous aider, dans la mesure du possible. »

Et c’était vrai. C’était visible. Mais l’ennui, c’est qu’entre nous y avait des années-lumière. J’ai dit « Je m’en rends compte, monsieur. Merci beaucoup. Sérieusement. J’apprécie drôlement. Je vous assure ». Et je me suis levé. Ouah, j’aurais pas pu rester assis sur ce pageot dix minutes de plus même si j’avais risqué ma vie en le quittant. «Ce qu’il y a, c’est que maintenant faut que je m’en aille. J’ai tout un équipement à prendre au gymnase. Pour le remmener chez moi. » Il m’a regardé et il s’est remis à branler du chef, avec un air rudement sérieux. Et tout d’un coup ça m’a fait de la peine pour lui. Mais je pouvais pas traîner plus longtemps, avec ces années-lumière entre nous et puis vu qu’il continuait à manquer le but chaque fois  qu’il lançait quelque chose sur le lit, et tout le reste, son vieux peignoir minable qui lui couvrait pas bien la poitrine, et cette sale odeur des gouttes Vicks pour le nez — J’ai dit « Ecoutez, monsieur, vous faites pas de soucis pour moi. Je vous assure que ça ira. C’est seulement que je suis dans une mauvaise passe, en ce moment. Tout le monde a des mauvaises passes, vous savez.

— Non je n’en sais rien, mon garçon. Je n’en sais vraiment rien. »

Ce genre de réponse, je déteste. J’ai dit «Moi je sais. Moi j’en suis sûr. Vous faites pas de souci pour moi ». C’est comme si j’avais mis ma main sur son épaule. J’ai dit «Okay ?

— Voulez-vous une tasse de chocolat avant de partir ? Mrs Spencer serait...

— J’aimerais bien, mais l’ennui c’est que faut que je m’en aille. Faut que je fonce au gymnase. Merci quand même. Merci beaucoup monsieur. »

Alors on s’est serré la main. Toutes ces conneries. Ça m’a quand même foutu le cafard...."

 

"Franny and Zooey" (1961)

"Franny et Zooey" réunit deux histoires interdépendantes autour de deux protagonistes,  Franny et Zooey Glass, deux membres d'un même famille (les Glass, dont Seymour, Buddy et Boo-Boo) qui vont alimenter bien des nouvelles de Salinger : “A Perfect Day for Bananafish” (1948) relate par exemple le suicide du si désespéré véteran Seymour Glass. Une famille bohème dont les parents étaient artistes de music-hall, et qui compte sept enfants : Seymour, né en 1917, un génie qui étonnait autant par sa précocité intellectuelle que par des actes dénotant une certaine excentricité psychologique, et qui se suicidera en 1948 ; Buddy, né, comme Salinger, en 1919, et qui vit reclus et loin de tout; Boo Boo (né en 1921), épouse Tannenbaum et mère de trois enfants; Walt, mort accidentellement, et son jumeau Waker. prêtre (nés en 1923): puis les deux cadets. Zachary, dit Zooey, né en 1930, et Frances, dite Franny, née en 1935....

Les nouvelles "Franny" et "Zooey" constituent la partie la plus célèbre de ce cycle familial. Fanny et Zooey, se sentent en total décalage, compte tenu de l'éducation qu'ils ont reçu de leurs parents (Seymour et Buddy), avec le monde qui les entoure.

Dans la première histoire, une cinquantaine de pages, Franny Glass, une étudiante de 20 ans et la plus jeune du clan Glass, est en grande discussion avec son petit ami Lane Coutell :  encore une adolescente mais intellectuellement précoce, elle se sent mal, ne supporte plus rien et tente d’atteindre une purification spirituelle qui l'apaiserait en répétant obsessionnellement la « prière de Jésus » (Jesus prayer),  un antidote à la superficialité qu'elle perçoit autour d'elle et à la corruption de la vie.  Elle s`enferme dans les toilettes pour pleurer et s`évanouit. 

Dans la deuxième histoire (deux cents pages environ), son frère aîné Zooey tente de venir en aide à Franny en soulignant que sa répétition constante de la « prière de Jésus » est aussi égocentrique que l’égoïsme contre lequel elle s’élève, et se propose de l'aider à démêler ses croyances spirituelles et personnelles, lui permettant, à la fin, de trouver la paix.Dans cette histoire, le narrateur est Buddy Glass (alter ego de Salinger), l’un des frères aînés de Franny et Zooey, qui a participé, avec son père (qui s'est suicidé depuis), à leur éducation religieuse. De fait, Franny et Zooey, nourris à l'intellectualisme et enfants vedettes de jeux radiophoniques de 1927 à 1943, sont devenus, du moins le ressent-ils ainsi, de véritables "monstres". 

Le texte contient de véritables morceaux de bravoure. Notamment une seule scène de quatre-vingt-sept pages qui se passe dans une salle de bains, et dont soixante sont consacrées à une longue conversation entre Zooey. qui prend son bain, et sa mère. Mais. plus important, une partie de cette conversation se déroule de chaque côté du rideau de douche, la notion de "filtre" prend ici forme. Lui succède une autre longue scène entre Franny et Zooey, Franny, couchée, en pleine dépression tandis que son frère tente longuement, et vainement, de la raisonner. Mais, à toutes les admonestations de Zooey, Franny n`oppose qu'un effrayant "Je veux parler à Seymour", lequel est mort depuis sept ans. En désespoir de cause, Zooey quitte la pièce,  s`enferme dans I'ancienne chambre de Seymour, et téléphone à Franny en faisant semblant d`être Buddy, relais du défunt et transmetteur de la "sagesse" familiale. Le subterfuge fonctionne, même si Franny le perce à jour, et accepte à présent ce que Zooey lui dit comme si c'était Seymour lui-même. Le masque révèle vrai et permet d'échapper à l'opacité pour atteindre une certaine transparence intérieure. (Trad. Robert Laffont, 1962). 

 


William  Styron (1925-2006) 

Né à Newport News, en Virginie, en lisière de la baie de Chesapeake, d'un père ingénieurs aux chantiers navals et d'une mère fille d'un officier confédéré qui meurt alors qu'il a treize ans, William  Styron s'engage dans les Marines, arrive à Okinawa quand la guerre se termine, tente alors une carrière littéraire à New York. Les écrits de fiction et de non fiction de Styron puisent fortement dans les événements de sa vie, y compris son éducation dans le Sud, la mort de sa mère d’un cancer en 1939, ses antécédents familiaux de propriétaire d’esclaves et son expérience en tant que marine des États-Unis. Il a ensuite terminé ses études et a déménagé à New York, prenant un emploi dans le département éditorial de l’éditeur McGraw-Hill. La reconnaissance du potentiel de son fils par son père est cruciale alors que celui-ci écrit son premier roman, "Lie Down in Darkness" (1951). Publié quand Styron avait vingt-six ans, le roman remporta un succès critique et commercial. Peu de temps après la publication du livre, Styron a été rappelé au service militaire en tant que réserviste pendant la guerre de Corée. Son expérience dans un camp d’entraînement en Caroline du Nord est devenue plus tard la source de son roman contre la guerre "The Long March" (1953). Puis a vécu en Europe pendant deux ans, où il a été membre fondateur, avec George Plimpton et Peter Matthiessen, de The Paris Review. Il a également rencontré et épousé sa femme, Rose, avec qui il a eu quatre enfants. Le deuxième roman majeur de Styron, "Set This House on Fire" (1960), s’inspire de son séjour en Europe. Il a passé des années à préparer et à écrire le roman suivant, "The Confessions of Nat Turner" (1967), qui est devenu son œuvre la plus célèbre et la plus controversée. Publié à l’apogée du mouvement des droits civiques, le roman a remporté le prix Pulitzer et a été salué comme un portrait complexe et bienveillant de Turner (bien que critiqué par certains contestant qu'un auteur blanc puisse interpréter les pensées et les actions du chef noir d’une révolte d’esclaves). Suivit un autre best-seller, "Sophie’s Choice" (1979), National Book Award 1980, nourri à l’expérience de Styron à McGraw-Hill ainsi que son intérêt pour les liens psychologiques entre l’Holocauste et l’esclavage américain. En 1982, il publie sa première compilation d’essais, "This Quiet Dust". Trois ans plus tard, il est plongé dans une profonde dépression clinique, dont il parle dans son célèbre mémoire "Darkness Visible" (1990), qui retrace son parcours de son quasi-suicide à sa guérison. "A Tidewater Morning" (1993), est peut-être son œuvre de fiction la plus autobiographique, la dernière œuvre majeure de fiction de Styron. Il mourut d’une pneumonie le 1er novembre 2006. ...

 

"Lie Down in Darkness" (1951, Un Lit de ténèbres)

L'ouvrage reprend le thème faulknérien de la décadence d`une famille sudiste et n`est pas sans évoquer par certains aspects "Le Bruit et la Fureur". Quand le roman s`ouvre. tout est déjà consommé, les personnages ont leur destin derrière eux. Sur le quai de la gare de Port Warwick en Virginie, Milton Loftis attend le cercueil de sa fille Peyton qui s'est suicidée à New York. Le récit n`est que I`évocation, alors que le convoi funèbre se dirige vers le cimetière, d`événements passés qui expliquent le geste désespéré de Peyton. Au cours de cette longue remontée dans le temps émergent les angoisses, les frustrations, les fantasmes et les rêves des acteurs et témoins de cette tragédie. Une tragédie avait débuté comme une belle histoire romantique : le mariage de l`avocat Milton. promis à une magnifique carrière, à la ravissante Virginienne Helen, fille d`un colonel. Sa fortune permet au couple de vivre dans l`aisance et l'oísiveté. Désœuvré, ne trouvant pas auprès de sa femme frigide l'affection qu`il attendait, Milton se met à boire et prend une maîtresse, Dolly Bonner. Mais c`est sa fille Peyton qu'il adore d`un amour impossible. La mort de Maudie, leur fille infirme, cristallise et exacerbe l'antagonisme du couple qui continue à se déchirer. Helen, jalouse de Peyton, l'accuse d'être responsable de la mort de sa sœur. Pour échapper à la haine de sa mère et aussi à l`amour de son père, Peyton s'enfuit à New York. où elle rencontre Harry, un peintre juif qui, dans un premier temps, réussit à calmer ses angoisses et à dissiper son sentiment de culpabilité. Le jour du mariage de Peyton et Harry, Milton et Helen semblent s'être réconciliés. La réception se déroule bien jusqu`au moment où Milton, complètement ivre et fou de chagrin à l'idée de voir sa fille partir avec un autre homme, déclenche une nouvelle crise familiale. A New York, Peyton se remet à boire et trompe son mari. Rejetèe par celui-ci, désemparée, hantée par la mort de Maudie, elle se précipite dans le vide.

En contrepoint. Styron dessine la destinée de l`autre communauté sudiste. A la tiédeur de la foi des Blancs et même du pasteur de l'Eglise épiscopalíenne, Carr Carey. qui n`arrive pas à réconforter Helen, s'oppose la ferveur des Noirs dans une scène pleine de vie et de joie où ils plongent dans les eaux baptismales du fleuve, trouvant dans leur pasteur, Daddy Faith, la foi et l`amour d'un père. Rongés par la culpabilité, ayant le sentiment aigu d'avoir manqué leur vie, incapables de sortir de leur isolement, les Blancs semblent se débattre dans un perpétuel cauchemar. Il règne ainsi dans le roman une atmosphère de jugement dernier : les protagonistes sont condamnés à souffrir pour leurs péchés mais aussi, comme Quentin dans "Absalom, Absalom" de Faulkner, parce qu'ils sont nés dans le Sud, ils subissent la malédiction qui pèse sur le pays. Pour eux, contrairement aux Noirs qui seront sauvés par leur foi en Dieu, point de salut, point de grâce, la rédemption leur est d'emblée refusée. La haine que se vouent le mari et la femme, le désir incestueux du père pour la fille et de la fille pour le père donnent à cette malédiction les résonances d'une tragédie (Trad. Gallimard, 1963). 


"Set this House on Fire" (1960, La Proie des flammes)

Une réflexion sur le mal que manifestent la violence, le sadisme et les aberrations sexuelles. Le roman se présente comme une enquête menée par un avocat, Peter Leverett, originaire de Virginie, qui s'efforce de reconstituer les événements d'un drame qui s`est déroulé deux ans plutôt dans une petite ville d'ltalíe, Sambuco. Une jeune et séduisante servante, Francesca, a été violée et assassinée dans des conditions horribles. On soupçonne Flagg Mason, un Américain, lequel se serait ensuite suicidé pour échapper à la justice italienne. Mason est un millionnaire qui a réuni dans une fastueuse villa à Sambuco une véritable cour de gens un peu à la dérive qui vivent à ses crochets. Mythomane, imbu de lui-même, narcissique, il vit en perpétuelle représentation. Même sa vie sexuelle est théâtrale. Il a besoin du regard de l'autre pour exister. Mason peut se montrer odieux à l'égard de ses invités. C'est un débauché, un pervers sexuel, et il entraîne ses invités dans d'innommables orgies. En Virginie déjà, il avait violé une jeune Noire de treize ans. Depuis, le nombre de ses conquêtes et victimes ne se compte plus. Pourtant Peter, le puritain, est fasciné et comme subjugué par la liberté sexuelle de Mason - son double obscur. Dans sa quête de la vérité sur le meurtre, Everett rencontre un autre Virginien, Cass Kinsolving, qui lui aussi était à Sambuco l'invité de Mason. Cass est un peintre raté qui cherche dans l'alcool un dérivatif à ses angoisses et à un vague sentiment de culpabilité. Il est tombé sous l'emprise de Mason qui a pris un plaisir pervers à le dégrader, lui et son art, l'obligeant à servir ses vices et à peindre un tableau pornographique. Une sorte de relation sado-masochiste s'était établie entre les deux hommes, relation d`où l'homosexualité n'est pas absente. Cass confie à Peter qu'à travers la jeune Francesca c'était lui que Mason avait désirer violer. Il lui révèle aussi que c`est lui qui a tué Mason, pour venger la mort de la servante et racheter la dépravation que Mason lui avait imposée. Le roman s'achève sur une autre révélation : l'assassin de Francesca n`était pas Mason mais l'idiot du village ... (Trad. Gallimard, 1962)


"The Confessions of Nat Turner" (1967)

Cette œuvre, qui parut au moment où les Noirs luttaient pour leurs droits civiques, devait susciter d'âpres controverses. Dans un ouvrage intitulé "William Styron's Nat Turner : Ten Black Writers Respond", des écrivains afro-américains ont dit leur colère devant l'image stéréotypée du Noir que l'ouvrage de Styron, selon eux, continue de propager, l'accusant de projeter ses propres névroses sur son personnage. Au passage, il a inventé une conscience noire et une voix et une sensibilité afro-américaines à une époque où les intellectuels noirs reprochaient aux libéraux blancs d’avoir inventé leurs voix. Il n'en demeure pas moins que le roman de Styron s'inscrit en faux contre un cliché relatif aux Noirs : leur passivité face à leurs oppresseurs. Et il parvient à rendre convaincant et crédible son personnage.

Ecrit à la première personne, ce roman repose sur un fait historique : la révolte organisée en 1831 dans le comté de Southampton, en Virginie, par un esclave noir, Nat Turner. Ce soulèvement au cours duquel une cinquantaine de Blancs furent assassinés, s'acheva par le massacre de plus de cent trente Noirs, des pendaisons, des déportations et la capture du chef de la rébellion qui, après s'être réfugié dans une grotte pendant six semaines, se rendit sans opposer de résistance. Durant son incarcération, Nat avait fait des aveux complets à son avocat Thomas Gray qui les fit publier en 1832 sous le titre de "Les Confessions de Nat Tumer". L'objectif de l'avocat était de rassurer les planteurs blancs et de réaffirmer les thèses esclavagistes sur la bestialité des Noirs. William Styron est parti de ce texte d'une vingtaine de pages pour écrire son roman.

Nat Turner n'est pas un esclave comme les autres. Il a eu la chance d'apprendre à lire et à écrire chez son premier maître, Samuel Tumer, lequel lui a aussi enseigné le métier de menuisier-charpentier. À la suite de la ruine de son maître, qui avait envisagé de l'affranchir, il est vendu au pasteur Eppes. Traité très durement par ce dernier, Nat se met à rêver de vengeance et de liberté. C'est dans La Bible que Nat puise l'idée de la révolte et la justification des actes qu'il va commettre. Il se sent proche du prophète Ezéchiel et il a la conviction d'être investi d'une mission divine : détruire les Blancs, qui représentent le mal. Le projet avait été soigneusement mis au point : aller d'une plantation à une autre, tuer tous les Blancs, libérer les Noirs et s'emparer des armes qui se trouvent à Jérusalem (Virginie). Mais les Noirs furent mis en échec devant cette ville. Bien que respectant dans ses grandes lignes les données de l'histoire, Styron ne se veut pas historien mais romancier. Il entend garder la liberté du créateur et présenter sa propre vision du Sud esclavagiste et sa propre interprétation des causes de la rébellion. Pour Styron, en effet, les motivations de Nat n'étaient pas politiques mais psychologiques. Il ne fait pas de son personnage un révolutionnaire, mais un illuminé, un fanatique, un prophète au discours apocalyptique, un homme frustré, hanté par des fantasmes sexuels. Pour expliquer le comportement de Nat, il l'imagine amoureux d'une Blanche, Margaret Whitehead. Nat se sent différent des autres esclaves ; le jour du massacre, il se découvre incapable de donner la mort. La seule personne qu'il tuera de ses propres mains sera Margaret; substitut de l'acte sexuel, ce meurtre est un geste d'amour désespéré - peut-être de miséricorde. Le dénouement montre un Nat Tumer rêvant d'une union avec Margaret dans l'au-delà; il est en paix avec lui-même ; il accepte son châtiment comme la juste rétribution de son crime mais ne doute pas de sa rédemption.(Trad. Gallimard, 1969).


"Sophie's choice" (Le Choix de Sophie, 1979)

Stingo, romancier à succès, relate rétrospectivement des événements qui eurent eu lieu plus de vingt ans plus tôt à l’été 1947, cet été-là, il avait vingt-deux ans, et, ayant grandi en Virginie, il a déménagé à New York pour poursuivre son ambition d’être écrivain. Après avoir travaillé brièvement dans l’industrie de l’édition, il a perdu son emploi et a décidé de passer les mois suivants à se concentrer sur son écriture tout en vivant d’un héritage familial. Il a loué une chambre bon marché dans une pension à Brooklyn où il va nouer relation avec deux autres locataires, Nathan Landau et Sophie Zawistowska, un couple aux étreintes tumultueuses. Nathan est juif, elle est polonaise et chrétienne, survivante d'un camp de concentration. Tous deux s'aiment d'un amour passionné, violent, exclusif. Nathan est d'une jalousie féroce ("Let me out of here before I murder you - you whore! You were born a whore and you’ll die a whore!”). C'est un jeune homme brillant, plein d'enthousiasme, mais il se drogue et, à cause de sa schizophrénie, a dû souvent être interné. Fasciné par l'énergie vitale et le brio de Nathan et subjugué par le charme de Sophie, Stingo ne les quitte plus.

Le roman apparaît d'abord comme une autobiographie où Stingo évoque les débuts de son éducation sentimentale et son initiation à la vie new-yorkaise. Styron raconte, avec l'humour d`un Philip Roth, l'engouement de notre jeune Sudiste pour la jeune et superbe Leslie Lapidus et ses désillusions. Sa seconde aventure, avec une jeune baptiste qui entend garder sa virginité pour la nuit nuptiale, ne fera qu'exacerber ses frustrations. 

Mais l'essentiel du roman porte sur sa relation avec Sophie, dont il devient vite le confident. Progressivement, Sophie lui révélera des pans entiers de son passé polonais. Son père, un universitaire qui avait écrit un ouvrage antisémite, n`a pas été épargné pour autant par les nazis. Elle-même partageait les idées de son père mais, à la suite d'un malheureux concours de circonstances, elle fut envoyée à Auschwitz. Et c'est là qu'elle fut contrainte par un officier sadique à faire le choix tragique : désigner lequel de ses deux enfants, sa fille ou son fils, irait à la mon. Elle désigne sa fille. Son fils lui est enlevé pour faire partie des "enfants d'Hitler". Son sort, dans le camp, est relativement privilégié puísqu'elle travaille pour la famille du chef de camp, qu'elle essaie de séduire pour qu'il lui rende son enfant, mais en vain. Elle sera libérée par les Russes.

Les relations entre Sophie et Nathan, qui, sous l'effet d'amphétamines, devient fou furieux, se dégradent rapidement. Stingo, tombé amoureux de Sophie, lui propose de l'épouser et ils partent vers le Sud. Après une nuit passé avec lui, - durant laquelle le jeune Slingo parvient à réaliser ses fantasmes qui culminent avec la scène tant espérée de fellation entre lui et Sophie - , juste avant que celle-ci et Nathan, celle-ci le quitte pour aller rejoindre Nathan et tous deux, liés par un pacte de Liebestod se suicident. C'est pour Stingo le début de sa maturité et de sa capacité à écrire, la mort, la douleur, la perte lui livrent une réalité, "l'énigme épouvantable de l’existence humaine" (the appalling enigma of human existence) ... (Trad. Gallimard, 1981)

 

"Above all, however, my joy flowed out from some source I had not known since I had come to New York months before, and thought I had abandoned forever—fellowship, familiarity, sweet times among friends. The brittle aloofness with which I had so willfully armed myself I felt crumbling away entirely." (chap. III, "Par-dessus tout, cependant, ma joie provenait d’une source que je n’avais pas connue depuis que je suis venu à New York des mois auparavant, et je pensais que j’avais abandonné pour toujours — la communion, la familiarité, les moments doux entre amis. L’éloignement fragile avec lequel je m’étais si volontairement armé, je me sentis s’effriter complètement) - Le roman se concentre sur trois personnages, Stingo, un aspirant romancier sexuellement frustré, Nathan, son voisin juif charismatique mais violent, et Sophie, une survivante d’Auschwitz qui est l’amante de Nathan. C'est Stingo, en pleine construction d'une personnalité erratique en quête d'amour et d'amitié, qui va servir de catalyseur à une intrigue qui voit surgir progressivement les plus sombres visages de Nathan et Sophie, l'un et l'autre irrémédiablement liés. Leur enchevêtrement dans la vie de Stingo va construire une révélation émouvante de secrets agonisants qui les changeront à jamais et les conduiront peut-être au suicide. 

 

L'évocation de l'univers concentrationnaire emplit le roman. Stingo n'est pas juif (Sophie non plus), il est américain,il a visiblement une compréhension limitée de ce que l’Holocauste signifiait réellement jusqu’à ce qu’il rencontre Sophie. Est-il utile, est-il futile, est-il possible d’écrire sur l’Holocauste? "And surely, almost cosmic in its incomprehensibility as it may appear, the embodiment of evil which Auschwitz has become remains impenetrable only so long as we shrink from trying to penetrate it, however inadequately" (chap.9). Styron avait effectué le voyage à Auschwitz, "visite horrible au-delà de ce qu'on peut croire", devait-il déclarer plus tard. Styron dénonce la conception romantique du mal et reprend la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal. Ce qu'il découvre dans le système nazi, c'est la banalisation de la destruction de l'homme et le manque absolu de tout sentiment de culpabilité chez les bourreaux. C`est-à-dire le mal dans son opacité, dans son írréductibilité, le mal sans rédemption possible. L'Holocauste représente une circonstance extraordinaire qui a incité de nombreuses personnes à se comporter d’une manière qu’elles n’auraient jamais acceptées en d'autres circonstances, et Sophie est consumée par la culpabilité de son comportement : "So there is one thing that is still a mystery to me. And that is why, since I know all this and I know the Nazis turned me into a sick animal like all the rest, I should feel so much guilt over all the things I done there. And over just being alive" (chap.10). Mais elle ne parvient pas à surmonter cette culpabilité qui continue à la ronger des années plus tard, traumatisme et culpabilité échappent à toute logique rationnelle de compréhension, peut-être parce que cette épreuve l'a dépouillée de toute humanité : et que seul ce sentiment de culpabilité, malgré la douleur qu'il lui impose, lui donne encore une certaine identité...

 

"... Quand je me rendais à mon travail à l'usine de papier goudronné, je passais à pied ou quelquefois en tramway le long du ghetto. Les Allemands n'avaient pas encore saigné le ghetto à mort, mais ils s'y employaient. Je voyais souvent ces longues files de Juifs avec les bras levés que les Nazis poussaient en avant comme du bétail, sous la menace de leurs fusils.

Les Juifs avaient l'air si gris, si impuissants; une fois, j'ai été obligée de descendre du tramway pour vomir. Et pendant tout ce temps-là, on aurait dit que mon père permettait cette horreur, non seulement la permettait, mais d'une certaine façon la créait. Je ne pouvais plus garder ça enfermé en moi davantage et je le savais, il fallait que j'en parle à quelqu'un. Personne à Varsovie ne savait grand-chose de moi ni de mon passé, je vivais sous le nom de mon mari. J 'ai décidé de tout dire à Wanda au sujet de cette... de cette chose mauvaise.

Et pourtant... et pourtant, tu sais, Stingo, il y avait encore une autre chose que je devais m'avouer à moi-même. Et c'était que j'étais fascinée par cette chose incroyable qui arrivait aux Juifs. Je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus, sur ce sentiment. Ça n'avait rien à voir avec du plaisir. C'était tout le contraire, à vrai dire - de l'écœurement. Et pourtant quand à distance je passais devant le ghetto, je m'arrêtais et je restais véritablement fascinée par certaines choses, par la façon dont ils ramassaient les Juifs. Et puis j'ai compris les raisons de cette fascination, et j'en suis restée abasourdie. Et à cette révélation, je me suis sentie étouffer. C'était simplement que j'avais soudain compris que tant que les Allemands continueraient à consacrer cette incroyable énergie à détruire les Juifs - une énergie surhumaine, vraiment -, moi je ne courrais aucun risque. Non, pas vraiment aucun risque, mais moins de risques. Les choses avaient beau être terribles, nous courions tellement moins de risques que ces pauvres Juifs pris au piège. Et tant que les Allemands, consacraient tant de forces à détruire les Juifs, j'avais l'impression que moi-même, Jan et Eva, nous courions moins de risques. Et même Wanda et Jozef, malgré toutes les choses dangereuses qu'ils faisaient. Mais le résultat c'était que je me sentais encore plus honteuse ..."

 

Au travers de ces trois personnages, Styron entend explorer le bien et le mal de l’humanité, mêlant des éléments de la propre expérience de l'écrivain aux thèmes de l’Holocauste et de l’histoire de l’esclavage dans le Sud américain : mais avec en fond de l'intrigue, singulièrement, instinct primitif absolu de la conservation de soi, se déroule ce qui pourrait être une belle et tragique histoire d'amour, mais sous emprise totale d'une tension sexuelle permanente....

"And we made love all afternoon, which made me forget the pain but forget God too, and Jan, and all the other things I had lost. And I knew Nathan and me would live for a while more together." (chap.11) - "Et nous avons fait l’amour tout l’après-midi, ce qui m’a fait oublier la douleur, mais oublier Dieu aussi, et Jan, et toutes les autres choses que j’avais perdues". Malgré, ou à cause, des tendances violentes et destructrices de Nathan, Sophie entretient avec celui-ci une fusion sexuelle passionnée qui lui est plus qu'une libération physique : le sexe fonctionne comme une forme d’oubli, elle est à ces moments-là, avec Nathan, une autre femme, son passé cesse de la hanter. Il semble le seul à lui pouvoir donner cette expérience. Mais cet oubli semble tout autant destructeur au fur et à mesure que l'intrigue se déroule et que Stingo, prenant en quelque sorte le relais, vient libérer des pans de sa mémoire...

Ballotté par un sombre tornade d'émotions contradictoires, et malgré son sentiment de solitude, Stingo craint dans un premier d'être "aspiré vers l'épicentre d'une relation éminemment destructrice et explosive" : mais c'est par le sexe que Stingo vient s'immiscer dans le couple et dans la vie de Sophie, la frustration sexuelle du narrateur, qui est ici surdimensionnée et permanente (les deux préoccupations du narrateur à cette époque étaient le roman qu’il écrivait, sur la vie tragique et la mort d’une belle jeune femme, et ses espoirs de trouver une femme prête à coucher avec lui) vient libérer, un temps, la culpabilité de Sophie, qui s'ouvre à lui, physiquement et symboliquement (s'offre-t-elle par reconnaissance?), tout comme lui-même perd sa virginité dans ces deux même dimensions...

 

"...  The booze, far from numbing me, heightened the images as well as the sensations of what then bloomed into phantasmagoria... Her voice in my ear, the incomprehensible words in Polish nonetheless understood, urging me on as if in a race, urging me to some ever-receding finish line. Fucking for some reason on the gritty bone-hard floor, the reason unclear, dim, stupid—why, for Christ’s sake?—then abruptly dawning: to view, as on a pornographic screen, our pale white entwined bodies splashing back from the lusterless mirror on the bathroom door.  A kind of furious obsessed wordlessness finally—no Polish, no English, no language, only breath. Soixante-neuf (recommended by the doctor), where after smothering for minute after minute in her moist mossy cunt’s undulant swamp, I came at last in Sophie’s mouth, came in a spasm of such delayed, prolonged, exquisite intensity that I verged on a scream, or a prayer, and my vision went blank, and I gratefully perished. Sleep then—a sleep that was beyond mere sleep. Cold-cocked. Etherized.

Dead.

 

"Pour je ne sais quelle raison nous baisâmes sur le parquet dur et rugueux comme de l'os, une raison confuse, obscure, débile - pourquoi ? Grand Dieu ? -, puis soudain une illumination : pour voir, comme sur l'écran d'un cinéma porno, l'image de nos corps blêmes et entrelacés ricocher sur le miroir terne de la porte de la salle de bains. Et enfin une sorte de mutité obsédée et furieuse - ni polonais ni anglais ni langage. seul le souffle Soixante-neuf (recommandé par le docteur), où après avoir d'interminables minutes suffoqué dans le marécage sinueux de son con moite et moussu, je finis par jouir dans la bouche de Sophie, jaillis dans un spasme d'une intensité si longtemps retardée, prolongée, exquise, que je jaillis laisser fuser un cri, ou une prière et que ma vision s'obscurcit, et que comblé j'expirai.

Puis le sommeil - un sommeil bien au-delà du simple sommeil. Châtré. Anesthésié. Mort.

Je m'éveillai le visage inondé par une flaque de soleil et, d'un geste instinctif, cherchai le bras de Sophie, ses cheveux, son sein, quelque chose. Le Pasteur Entwistle se sentait, pour être précis, prêt à se remettre à baiser. Ce tâtonnement matinal, cette quête aveugle et somnolente était un genre de réflexe de Pavlov que je devais souvent connaître bien des années plus tard. Mais Sophie avait disparu. Dísparue ! Son absence. après cette communion charnelle, la plus complète de ma vie(peut-être même la seule), était irréelle, étrange, et

effrayante, presque tangible, et je compris dans mon demi-sommeil que cela tenait en partie à son odeur, qui persistait comme une buée dans l'air ("But Sophie was gone. Gone! Her absence, after the most complete (or perhaps I should say only) propinquity of flesh in my life, was spooky, almost palpable, and I drowsily realized it had partly to do with the smell of her, which remained like a vapor in the air")  : une odeur musquée de sexe, encore provocante, encore lascive. Dans ma transe éveillée, je parcourus des yeux le paysage des draps saccagés, incapable de croire qu'au terme de son labeur heureux et exténuant, mon membre fût encore capable de se redresser vaillamment, soulevant comme un piquet de tente le drap usé et poisseux. 

("Then I was washed by an awful panic ...")  Puis une vague d'horrible panique me submergea, quand je me rendis compte à l'angle que faisait le miroir que Sophie n'était pas dans la salle de bains et donc nulle part dans la chambre. A l'instant précis où je jaillis du lit, la migraine de ma gueule de bois me frappa le crâne comme un coup de maillet, et tandis que je luttais pour enfiler mon pantalon, un regain de panique, ou devrais-je dire, de crainte, déferla sur moi : la cloche se mit à tinter et je comptai les coups - il était midi! Mes hurlements dans le téléphone vétuste demeurèrent sans réponse. A demi-vêtu, m'accablant sous cape d'injures et de reproches, rempli de pressentiments de mauvaises nouvelles, je sortis en trombe et, dévalant quatre à quatre l'escalier de secours ..." 

 

Personne ne sut jamais avec précision ce qui se passa entre Sophie et Nathan lorsqu'elle regagna Brooklyn, écrit Styron-Stingo ..

 

"... It was then that the tears finally spilled forth—not maudlin drunken tears, but tears which, beginning on the train ride from Washington, I had tried manfully to resist and could resist no longer, having kept them so bottled up that now, almost alarmingly, they drained out in warm rivulets between my fingers. It was, of course, the memory of Sophie and Nathan’s long-ago plunge that set loose this flood, but it was also a letting go of rage and sorrow for the many others who during these past months had battered at my mind and now demanded my mourning: Sophie and Nathan, yes, but also Jan and Eva—Eva with her one-eyed mís—and Eddie Farrell, and Bobby Weed, and my young black savior Artiste, and Maria Hunt, and Nat Turner, and Wanda Muck-Horch von Kretschmann, who were but a few of the beaten and butchered and betrayed and martyred children of the earth. 

I did not weep for the six million Jews or the two million Poles or the one million Serbs or the five million Russians—I was unprepared to weep for all humanity—but I did weep for these others who in one way or another had become dear to me, and my sobs made an unashamed racket across the abandoned beach; then I had no more tears to shed, and I lowered myself to the sand on legs that suddenly seemed strangely frail and rickety for a man of twenty-two.

And slept."

 

"... Je ne pleurais pas les six millions de Juifs, ni les deux millions de Polonais, ni le million de Serbes. ni les cinq millions de Russes - je n'étais pas préparé à pleurer l'humanité entière mais, oui, je pleurais les autres, ces quelques-uns qui à un titre ou à un autre m'étaient devenus chers, et mes sanglots fracassèrent sans honte la paix de la plage déserte; puis je n'eus plus de larmes à verser et, les jambes soudain bizarrement fragiles et flageolantes pour un homme de vingt-deux ans, je me laissai tomber sur le sable. 

Et dormis. 

Je fis des rêves abominables - qui semblaient être un condensé de tous les contes d'Edgar Allan Poe : moi-même écartelé en deux par de monstrueux engins; noyé dans un tourbillon de boue, emmuré vivant dans la pierre, et plus effrayant encore, enterré vivant. Toute la nuit je luttai contre une sensation d'impuissance, de mutisme, une incapacité à bouger ou hurler pour repousser le poids inexorable de la terre rejetée en une morne cadence sur mon corps inerte, roide et paralysé, cadavre vivant promis aux obsèques dans les sables d'Egypte. Le désert était âprement froid. Lorsque je me réveillai, le jour pointait. Je demeurai étendu là, les yeux fixés sur le ciel bleu-vert sous le châle transparent de la brume; pareille à une minuscule sphère de cristal, solitaire et sereine, Vénus brillait à travers la brume au-dessus de l'océan paisible...."


"Sophie's Choice" connût un succès mondial et inspira la réalisation d'un film écrit par Alan J. Pakula, avec Meryl Streep, Kevin Kline et Peter MacNicol. - "Stingo, a young writer, moves to Brooklyn in 1947 to begin work on his first novel. As he becomes friendly with Sophie and her lover Nathan, he learns that she is a Holocaust survivor. Flashbacks reveal her harrowing story, from pre-war prosperity to Auschwitz. In the present, Sophie and Nathan's relationship increasingly unravels as Stingo grows closer to Sophie and Nathan's fragile mental state becomes ever more apparent."...


"Darkness visible - A Memoir of Madness" (1989, Face Aux Ténèbres)

Parti d'une conférence donnée à Baltimore en 1989 à l'occasion d'un symposium sur les troubles de l'affectivité, Styron est revenu sur la grande dépression qui le submergea un temps. " En 1985 à Paris et par une soirée fraîche de la fin octobre, je pris pour la première fois conscience que la lutte contre le trouble dont souffrait mon esprit – une lutte qui m’accaparait depuis plusieurs mois – risquait d’avoir une issue fatale" : " Alors que j’étais tout jeune écrivain, j’avais traversé une phase où Camus, davantage peut-être que toute autre figure littéraire contemporaine, avait radicalement influencé ma conception de la vie et de l’histoire. J’avais lu son roman "L’étranger" plutôt tardivement et le regrettais –

j’avais alors dépassé la trentaine – mais quand je l’eus terminé, je ressentis cette impression fulgurante d’adhésion instinctive qu’engendre la lecture de l’œuvre d’un écrivain qui a su allier à la passion morale un style d’une grande beauté, et dont l’imperturbable lucidité a le pouvoir de terrifier l’âme jusqu’au tréfonds d’elle-même. La solitude cosmique de Meursault, le héros du roman, me hantait au point que lorsque j’entrepris d’écrire "Les confessions de Nat Turner", je ne pus m’empêcher d’utiliser la technique de Camus en présentant l’histoire du point de vue d’un narrateur isolé dans la cellule de sa prison au cours des heures qui précèdent son exécution. Dans mon esprit, il existait un rapport d’ordre spirituel entre la solitude glacée de Meursault et le triste sort de Nat Turner – son précurseur par une bonne centaine d’années dans l’histoire de la rébellion – comme lui condamné et abandonné des hommes et de Dieu...."

"La dépression", dit-il, "est un mot bien faible pour une maladie aussi grave". "Le mot, poursuit-il, s'est glissé innocemment dans le langage comme une limace, laissant peu de traces de sa malveillance intrinsèque et empêchant, par son insipidité même, une prise de conscience générale de l'horrible intensité de la maladie lorsqu'elle est hors de contrôle". ( Depression is “a true wimp of a word for such a major illness” - “The word has slithered innocuously through the language like a slug, leaving little trace of its intrinsic malevolence and preventing, by its very insipidity, a general awareness of the horrible intensity of the disease when out of control"). Un meilleur mot, bien plus approprié, pourrait être "brainstorming", car c'est ce à quoi l'expérience ressemble le plus", et Styron conste ainsi que nous sommes prisonniers du terme de "dépression" pour décrire la plus dérangeante des afflictions. "Darkness Visible" n'est pas un récit jour par jour ou semaine par semaine de l'effondrement et de la guérison de Styron, ni une confession totalement révélatrice. Son efficacité tient en partie au fait qu'il s'agit d'un récit façonné d'incidents choisis et d'une méditation sur les problèmes plus vastes des troubles mentaux dépressifs. Le texte fut publié dans Vanity Fair en décembre 1989, et la réaction à l'article a été immédiate et forte. Le magazine et Styron lui-même ont reçu un flot de courrier qui n'a pas cessé pendant plusieurs mois. Il racontait ainsi ce que nombre de personnes avaient vécu mais n'avaient pas pu raconter. Styron n'avait jamais imaginé qu'il toucherait un jour une telle corde sensible....


James Jones (1921-1977), "From Here to Eternity" (1951)

"The hardest thing is knowing you deserve better, but settling for less because it's easier." - James Jones fut sans doute un des plus proches, parmi les écrivains de l'époque, avec lequel William Styron entretint des relations d'amitié. Le romancier est l'homme d'un seul livre, "From Here to Eternity" (1951), dont le succès fut immense (ses ouvrages suivants, "Some Came Running" (1957), "The Pistol" (1959), "The Thin Red Line" (1963), n'intéressèrent guère ni public ni critique) et que l'adaptation cinématographique de Fred Zinnemann en 1953 fit entrer dans la légende : on y retrouve Burt Lancaster, Montgomery Clift et Frank Sinatra cstationnant à Hawaii dans les mois précédant l’attaque de Pearl Harbor (1941), Deborah Kerr et Donna Reed incarnent les femmes de leur vie, Ernest Borgnine et Jack Warden complètent, entre autres, la distribution.

"The biggest tragedy is to forget who you are, and to become someone you don't want to be". - L’histoire s’articule principalement autour de trois personnages, le soldat Robert E. Lee Prewitt, le sergent Milton Anthony Warden et le soldat Angelo Maggio. Ce sont les solitaires qui tentent de résister à la discipline militaire, corrompue et oppressive, des hommes (et des femmes), dont l'Armée est le coeur et le sang, mais qui tentent malgré tout, avec passion et courage, de vivre selon leurs propres codes : Robert E. Lee Prewitt est un champion mi-moyen qui refuse de rejoindre l’équipe de boxe de la compagnie et risque pour cela d'être totalement brisé par la machine hiérarchique et autoritaire militaire; et Milton Anthony Warden sait comment soldat mieux que n’importe qui, qu'il risque sa carrière pour avoir une liaison avec la femme du commandant Dana Holmes  (dans l’une des scènes les plus célèbres de l’histoire du cinéma, Warden et Karen font l’amour sur la plage). Enfin Maggio, le fidèle ami de Prewitt et camarade de guerre, ne perdra jamais son sens de l'humour malgré les dures réalités de la vie militaire, ses abus et discriminations constants. Les descriptions vivantes, brutales et détaillées de la routine militaire, des exercices d’entraînement à la camaraderie entre les soldats par James Jones sont devenues des références :  dans cette armée en temps de paix (la Seconde Guerre mondiale éclate à la fin du roman), la violence la plus banale imprègne chacune des actions du roman, Prewitt boit, se bat, se blesse, tue et finalement est tué, le système de l’armée exacerbe les vulnérabilités et les luttes internes, des forces hors de leur contrôle semblent précipter chacun dans quelque piège, piège, Prewitt meurt sur un terrain de golf, après avoir été repéré par la police militaire, il court, mais est abattu par des mitrailleuses, n’ayant jamais affronté la guerre. Est-il alors un vrai soldat? Et qu'est-ce qu'un vrai soldat? Nous verrons par la suite de jeunes romanciers s'inspirer avec une ironie mordante de cette critique réaliste de la mentalité militaire, on pense à "Catch-22" (1961) de Joseph Heller, "Slaughterhouse-Five" (1969), de Kurt Vonnegut, Jr., dans Slaughterhouse-Five (1969), jusqu'à "Going After Cacciato" (1978) de Tim O’Brien ....



James Jones (1921-1977), "Some Came Running" (1957)

On a peut-être oublié le livre de James Jones, "Some Came Running", au profit du film de Vincente Minnelli (1958), du même non ("Comme un torrent"), avec Frank Sinatra, Dean Martin et Shirley MacLaine. Au cours de l'été 1948, Dave Hirsh, démobilisé, auteur désabusé de deux romans et noceur invétéré, déboule un beau matin en autocar à Parkman, sa ville natale de l'Indiana. Il retrouve son frère aîné Frank, riche notable et parfaitement conventionnel, et vient menacer tout un subtil équilibre de non-dits avant d'être assassiné, marginaux, prostitués, beuverie, bagarre, fornication sont, à la différence du film, le lot d'un livre qui n'a pas convaincu ...