Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), "Destination de l'homme" (1800), "Discours à la nation allemande" (1807) - Friedrich von Schelling (1775-1854), "System des tranzendantalen Idealismus" (1800) - ......

Last update: 09/09/2017


Kant règne sur la philosophie allemande, comme Descartes a régné sur la philosophie française, il semble que, pour reprendre la phraséologie du début du XXe siècle, que l'un et l'autre aient trouvé la formule la mieux appropriée à la pensée de leur "Nation" respective. Le système de Kant se distinguait par l'acuité et la rigueur de ses démonstrations, par la logique de ses conclusions et surtout par l'austérité morale. C'est ce dernier trait que ses continuateurs mirent d'abord en lumière. Kant avait établi la supériorité de la raison pratique sur la raison théorique, tout en les laissant indépendantes l'une de l'autre et en les maintenant chacune dans son domaine propre. Fichte absorbe la raison théorique dans la raison pratique, et prétend constituer ainsi l'unité de la science. La pensée n'est, pour lui, que la plus haute expression de la volonté; et comme la volonté, lorsqu'elle ne rencontre pas d`obstacle, ou qu'elle triomphe des résistances, se traduit par un acte, comme l'acte à son tour se réalise au dehors, la pensée devient créatrice. Penser, agir; créer, ne sont que des manifestations diverses d'une même faculté, d'une même énergie. Fichte, en faisant de la pensée créatrice le principe de toute réalité, en plaçant le moi humain au centre du monde, son œuvre, donnait une forme idéale aux aspirations d'une société que travaillait un besoin profond de renouvellement. Il obéissait en même temps à l'élan de sa propre nature; il exprimait le contenu de sa propre vie, toute de labeur et d'effort. Le courant des idées philosophiques,l`influence de l'époque, le caractère du philosophe, s'unissaient ainsi pour constituer l'originalité du système.


Johann Gottlieb Fichte (1762-1814)

Fichte, rapidement éclipsé par le succès de Schelling et de Hegel, ne parvint guère à s'imposer au-delà de ses "Discours à la nation allemande" (1807-1808), considéré comme manifeste du nationalisme allemand - contesté plus tard pour sa filiation supposée à l'idéologie nazie -, et alors qu'il avait quitté sous la menace de l'invasion française Königsberg pour Berlin. Il y côtoie les romantiques F. Schlegel, Schleiermacher et Tieck, et développe une forme d'idéalisme proche de Kant, quoique peu partagée par ce dernier : comment exister en tant qu'être doué de libre-arbitre dans un monde qui semble entièrement déterminé par la causalité, si ce n'est en considérant que c'est notre propre esprit qui fonde ce que nous pensons être notre réalité. Nous avons cette capacité, ce "Je", existant en dehors de toute causalité et ayant cette capacité de développer notre libre pensée. Suivant l'être humain que nous sommes, nous nous tournerons vers tel ou tel cheminement philosophique, et certainement pas en procédant à une réflexion rationnelle qui se voudrait objective. La singularité de Fichte est sans doute de ne pas s'appuyer sur un dogmatisme quelconque, théologique ou rationaliste, mais d'approfondir dans un discours philosophique autonome l'expérience de sa propre liberté, voire des libertés humaines dans notre pratique sociale. Le rapport de notre conscience au monde se développe ici sous les notions de subjectivité et d'intersubjectivité, qui, au long d'une liberté qui ne cesse de s'auto-affirmer, se définissent et se réalisent réciproquement. 

Fichte retourna à Zurich en 1793, où il épousa une nièce de Klopstock, et il fit, devant un public choisi, le premier exposé de sa philosophie, qui s'appela plus tard "la Doctrine de la science" (Die Wîesenachaftatehre), et qui avait pour but de ramener toute science à un principe unique. L'attention commençait à se porter sur lui. Appelé, en 1794 à une chaire de philosophie à Iena, il marqua les grandes lignes de son système dans son premier programme de cours, intitulé "Idée de la Doctrine de la science", et il en donna ensuite un aperçu plus complet dans les "Fondements de la Doctrine de la science" et dans le "Précis de la Doctrine de la science" (Ueber den Begriff der Wissenschaftslehre, 1794, Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, 1794, Grundriss des Eigentümlichen der Wissenschaftslehre, 1795). Dans l'intervalle, il publia ses "Leçons sur la destination du savant" (Vorlesungen über die Beatimmung des Gelehrten, Iéna, Leipzig, 1794).

Fichte veut que le savant intervienne dans les affaires de son pays; et le savant, pour lui, n'est pas précisément l'érudit, l'homme d'étude qui a su approfondir une matière spéciale; c'est tout esprit libre, en possession de la culture générale de son époque, et élevé au-dessus des préoccupations de la vie quotidienne. Il veut que la direction de la société appartienne aux plus éclairés, et ,il pensa qu'elle leur appartiendra sûrement, le jour où ils seront décidés à la prendre. Agir, telle est, selon lui, la vraie fonction  de l'homme; c'est son droit à l'existence et sa dette envers ses semblables; et son action sera d'autant plus féconde qu'elle sera moins asservie aux passions et aux préjugés et plus conforme aux principes d'une saine raison. Fichte enseignait depuis quatre ans à Iéna, et il avait pris, par la fermeté et la chaleur de ses convictions, une grande emprise sur la jeunesse universitaire, lorsqu'il fut accusé d'athéisme pour un article inséré dans le "Journal philosophique" (Philosophisches Journal einer Gesellschaft Teutscher Gelehrter), "Über den Grund unseres Glaubens an eine göttliche Weltregierung" (1798) : 

"Entweder erblickt man die Sinnenwelt aus dem Standpunkte des gemeinen Bewußtseins, den man auch den der Naturwissenschaft nennen kann, oder vom transzendentalen Gesichtspunkte aus. Im ersten Falle ist die Vernunft genötigt, bei dem Sein der Welt, als einem Absoluten, stehenzubleiben; die Welt ist, schlechthin weil sie ist, und sie ist so, schlechthin weil sie so ist. Auf diesem Standpunkt wird von einem absoluten Sein ausgegangen, und dieses absolute Sein ist eben die Welt; beide Begriffe sind identisch. Die Welt wird ein sich selbst begründendes, in sich selbst vollendetes und eben darum ein organisiertes und organisierendes Ganzes, das den Grund aller in ihm vorkommenden Phänomene in sich selbst und in seinen immanenten Gesetzen enthält. Eine Erklärung der Welt und ihrer Formen aus Zwecken einer Intelligenz ist, inwiefern nur wirklich die Welt und ihre Formen erklärt werden sollen, und wir uns sonach auf dem Gebiete der reinen - ich sage der reinen Naturwissenschaft befinden, totaler Unsinn. Überdies hilft uns der Satz: eine Intelligenz ist Urheber der Sinnenwelt, nicht das geringste und bringt uns um keine Linie weiter; denn er hat nicht die mindeste Verständlichkeit und gibt uns ein paar leere Worte statt einer Antwort auf die Frage, die wir nicht hätten aufwerfen sollen. Die Bestimmungen einer Intelligenz sind doch ohne Zweifel Begriffe; wie nun diese entweder in Materie sich verwandeln mögen, in dem ungeheuern Systeme einer Schöpfung aus Nichts, oder die schon vorhandene Materie modifizieren mögen, in dem nicht viel vernünftigem Systeme der bloßen Bearbeitung einer selbständigen ewigen Materie, darüber ist noch immer das erste verständliche Wort vorzubringen..."

 

"Soit on voit le monde des sens du point de vue de la conscience commune, que l'on peut aussi appeler celle des sciences naturelles, soit du point de vue transcendantal. Dans le premier cas, la raison est obligée de s'arrêter à l'être du monde en tant qu'absolu ; le monde est, par excellence parce qu'il est, et il est ainsi, par excellence parce qu'il est ainsi. De ce point de vue, on suppose un être absolu, et cet être absolu est précisément le monde ; les deux concepts sont identiques. Le monde devient un tout auto-fondateur, auto-perfectionné et donc organisé et organisateur, qui contient la raison de tous les phénomènes qui s'y produisent en lui-même et dans ses lois immanentes. Une explication du monde et de ses formes aux fins de l'intelligence est de savoir dans quelle mesure seul le monde et ses formes doivent réellement être expliqués, et nous sommes donc dans le domaine des sciences naturelles pures - je dis pures -, de l'absurdité totale. De plus, la phrase nous aide : une intelligence est à l'origine du monde des sens, pas la moindre et ne nous emmène pas plus loin ; car elle n'a pas la moindre compréhensibilité et nous donne quelques mots vides au lieu d'une réponse à la question que nous ne devrions pas avoir posée. Les déterminations de l'intelligence sont sans aucun doute des concepts ; comment ils peuvent soit se transformer en matière, dans les immenses systèmes d'une création à partir de rien, soit modifier la matière déjà existante, dans le système peu rationnel du simple traitement d'une matière éternelle indépendante, le premier mot compréhensible peut encore être avancé à ce sujet..."

 

Dans "Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre" (1794, Théorie de la science), publié après "Versuch einer Kritik aller Offenbarung" (1792), Fichte s'efforce de fonder la philosophie de Kant sur un principe unique et inconditionné, le moi transcendantal, à la fois position absolue d'existence (intuition que le sujet a son unité) et principe réel de l'action dans le monde. C'est la fameuse philosophie du moi fichtéenne qui voit l'absolu idéal présent dans notre conscience se transformer en absolu existentiel. C'est la période de Fichte dite d' "idéalisme absolu". Dans "Die Bestimmung des Menschen" (1800, La Destination de l'homme) puis dans la "Wissenschaftslehre" de 1801, Fichte approfondit d'une façon plus explicitement religieuse, voire panthéiste, cette dialectique de l'être et de la liberté que porte la condition humaine comme une éthique de la destination.

 

"Die Bestimmung des Menschen" ("Destination de l'homme", 1800) 

Fichte s'efforce de dégager, au-delà de la philosophie du moi, une intuition de l'être absolu. Ici prend corps de façon explicite l'intention religieuse : le fondement de la pensée n'est plus l'intuition objective, mais la croyance au sens de sentiment absolu, sur laquelle la spéculation, qui a pour rôle d'éclairer la part du déterminisme et celle de la liberté, doit s'appuyer pour découvrir l'unité absolue de l'homme et du monde dans l'action. L'ouvrage débouche sur un panthéisme moral affirmant la réalisation de Dieu par les actions humaines correspondant aux exigences spirituelles. La seconde œuvre se veut une histoire de l'esprit envisagée comme dialectique de l'être et de la liberté : effort de l'esprit pour s'affirmer dans un système de connaissance. La liberté ne l'emporte sur l'être donné qu'en y pénétrant, matérialisée par l'action ; être et liberté fusionnent dans le savoir conçu comme acte de découverte. À l'idéalisme absolu succède maintenant un réalisme absolu. On parle de « réalisme absolu » en 1801, parce que le «savoir absolu» correspond à un acte ou à un sentiment qui est vécu, mais non encore compris.

"... Entre mes organes, mes mouvements volontaires et ma pensée, il existe un accord harmonique. Tant que cet accord continue, j'existe. J'existe, de plus, comme un être de la même espèce, car les attributs essentiels qui caractérisent cette espèce subsistent en moi au milieu d'un flux et reflux de modifications passagères. Avant que je naquisse, la force triplement complexe qui me constitue, qui constitue l'humanité entière, s'était déjà manifestée dans le monde. Elle l'avait fait à des conditions diverses, au milieu de circonstances extérieures de diverses sortes. C'est même en cela, je veux dire dans ces conditions et ces circonstances diverses, qu'il faut chercher la raison qui fait être les manifestations de cette force ce qu'elles sont réellement et actuellement. C'est cela qui a rendu nécessaire que dans telle espèce ce fût tel ou tel individu qui vînt au jour. Or, les mêmes circonstances extérieures ne sauraient jamais se reproduire une seconde fois dans le monde précisément telles qu'elles ont été une première. Il faudrait pour cela, ce qui est impossible, que le grand tout de la nature redevînt aussi une seconde fois ce qu'il aurait été une première, qu'il y eût deux natures au lieu d'une seule. Les individus qui ont déjà été ne peuvent donc recevoir une seconde fois la même existence. Ce n'est pas tout ; je ne suis pas né seul dans mon espèce ; au moment où je naquis, la force triplement complexe qui me constitue et constitue l'humanité, en même temps qu'elle me donnait l'être, se manifestait aussi dans l'univers, au milieu de toutes les circonstances qui alors se trouvaient possibles; et cependant nulle autre part qu'où je suis né ces circonstances ne pouvaient se grouper tout-à-fait identiques à celles qui ont entouré ma naissance ; il aurait fallu pour cela que la nature entière se scindit en deux mondes à la fois parfaitement identiques et parfaitement distincts. De là résulte que deux individus vraiment les mêmes ne peuvent pas plus naître au même instant que dans la durée des temps. C'est ainsi qu'il a été nécessaire que je fusse bien moi, que je fusse inévitablement la personne que je suis. J'ai donc trouvé la loi définitive en vertu de laquelle je suis ce que je suis. Je suis ce que la force constituant l'homme, étant dans son essence ce qu'elle est, se manifestant hors de moi comme elle se manifestait au moment de ma naissance, se trouvant avec toutes les autres forces de la nature dans les rapports où elle se trouvait alors, pouvait produire ; et comme elle ne recèle en elle-même aucune puissance de se modifier, de se limiter d'une façon quelconque, je suis aussi ce qu'elle devait nécessairement produire, ce qu'elle ne pouvait pas ne pas produire. Je suis, en un mot, le seul être qui fût possible dans le rapport universel des choses. Un esprit dont l'oeil saurait lire dans les abîmes mystérieux de la nature, à la vue, d'un seul homme, devinerait les hommes qui ont précédé celui-là et ceux qui le suivront. Dans ce seul homme lui apparaîtrait la multitude infinie des hommes, l'humanité tout entière. Puis, comme c'est de même ce rapport qui se trouve entre moi et la nature qui détermine ce que j'ai été, ce que je suis, ce que je serai, cet esprit, d'un moment donné de mon existence, pourrait lire aussi ma vie tout entière dans Je passé et dans l'avenir; car, encore une fois, ce que je suis ou ce que je serai, je le suis ou je le serai nécessairement. Il serait absolument impossible que je fusse autre.

J'ai conscience de moi comme d'un être existant par soi-même, et dans plusieurs circonstances de ma vie, comme d'un être libre; mais tout cela s'accorde fort bien avec les principes que j'ai posés; tout cela n'est nullement en contradiction avec les conséquences que j'ai tirées de ces principes. Ma conscience immédiate, mes propres perceptions ne sortent pas du cercle de ma personnalité. Elles ne peuvent aller au-delà des modifications qui se passent en moi. Ce que je sais immédiatement, c'est toujours moi, ce n'est jamais que moi; ce que je sais au-delà, je ne puis le savoir que par induction. Je l'apprends de la même façon que j'ai appris l'existence des forces primitives de la nature auxquelles n'atteignaient nullement mes propres perceptions. Moi, ce que je nomme moi, ce qui est ma personne, je ne suis point la force même qui constitue l'homme ; je n'en suis qu'une manifestation. C'est de cette manifestation que j'ai conscience comme de moi-même, non pas de la force tout entière, car je ne parviens à connaître cette dernière qu'au moyen d'une suite d'inductions:mais comme cette manifestation appartient à une force primitive existante par elle-même, qu'elle en dérive, elle conserve tous les caractères qui distinguent cette force; ce qui fait qu'elle m'apparaît dans ma conscience comme existante par elle-même. Par la même raison, je m'apparais comme un être existant par soi-même. Par-là aussi je m'apparais tour à tour libre dans certaines circonstances de ma vie, lorsque ces circonstances sont les développement naturels, les produits spontanés de cette force primitive, dont une partie m'est échue en partage et constitue mon individu; empêché, contraint, lorsque des circonstances intérieures survenues dans le temps présentent des obstacles au développement naturel de cette force, et renferment son activité dans de plus étroites limites que celles où elle s'est enfermée d'elle-même en constituant mon individualité; puis enfin je m'apparais, contraint, opprimé, lorsque cette même force intérieure, entraînée hors de ses développements légitimes par une puissance supérieure à la sienne, se trouve obligée de se déployer dans une direction différente de celle qu'elle aurait naturellement suivie..."

 

"De la conscience de chaque individu la nature se contemplant sous un point de vue différent, il en résulte que je m'appelle moi et que tu t'appelles toi. Pour toi je suis hors de toi, et pour moi tu es hors de moi. Dans ce qui est hors de moi, je me saisis d'abord de ce qui m'avoisine le plus, de ce qui est le plus à ma portée; toi, tu fais de même. Chacun dé notre côté, nous allons ensuite au-delà. Puis, ayant commencé à cheminer ainsi dans le monde de deux points de départ différents, nous suivons, pendant le reste de notre vie, des routes qui se coupent çà et là, mais qui jamais ne suivent exactement la même direction, jamais ne courent parallèlement l'une à l'autre. Tous les individus possibles peuvent être; par conséquent aussi tous les points de vue de conscience possibles. La somme de ces consciences individuelles fait la conscience universelle; il n'y en a point d'autre. Ce n'est en effet que dans l'individu que se trouvent à la fois la limitation et la réalité. Le témoignage de la conscience est donc nécessairement infaillible dans l'individu. Si, en effet, la conscience est bien telle que nous l'avons décrite, si les modifications de toute conscience individuelle ne sont en même temps que des modifications de la conscience universelle, comme la nature ne peut se trouver en contradiction avec elle-même, il faut bien qu'à toute représentation se manifestant dans l'intelligence corresponde un objet extérieur. L'objet et la représentation de l'objet ont une même source et naissent au même instant.  Dans l'individu la conscience est entièrement déterminée par la nature intime de l'individu. Il n'est donné à personne de savoir autre chose que ce qu'il sait. Il ne pourrait pas davantage savoir les mêmes choses d'une autre façon qu'il ne les sait. L'étendue de nos connaissances est déterminée pour chacun de nous par le point de vue d'où nous contemplons l'univers; et leur clarté, pour ainsi dire, le degré de vivacité avec lesquelles elles se manifestent à notre esprit, est proportionné à l'énergie déployée en nous par la force extérieure. Ici encore, en raison de l'enchaînement nécessaire des choses, donnez à l'intelligence dirigeant l'univers une des circonstances les plus insignifiantes qui puissent se rencontrer dans un individu, la courbure d'un muscle ou le pli d'un cheveu, et cette intelligence, si vous la supposez douée de la conscience d'elle-même dans son immensité, saura vous détailler une à une toutes les impressions qui se sont manifestées ou se manifesteront dans la conscience de cet individu...."

 

In jedem Individuum erblickt die Natur sich selbst aus einem besondern Gesichtspunkte. Ich nenne mich ich, und dich du: du nennest dich ich, und mich du: ich liege für dich außer dir, wie du für mich außer mir liegst. Ich begreife außer mir zuerst, was mich zunächst begränzt; du, was dich zunächst begränzt; von diesem Punkte aus gehen wir durch seine nächsten Glieder hindurch weiter, – aber wir beschreiben sehr verschiedene Reihen, die sich wol hier und da durchschneiden, aber nirgends nach derselben Richtung neben einander fortlaufen. – Es werden alle möglichen Individuen, sonach auch alle möglichen Gesichtspunkte des Bewußtseins wirklich. Dieses Bewußtsein aller Individuen zusammengenommen macht das vollendete Bewußtsein des Universum von sich selbst aus; und es giebt kein anderes, denn nur im Individuum ist vollendete Bestimmtheit und Wirklichkeit.

Die Aussage des Bewußtseins eines jeden Individuum ist untrüglich, wenn es nur wirklich das bis jetzt beschriebene Bewußtsein ist; denn dieses Bewußtsein entwickelt sich aus dem ganzen gesetzmäßigen Laufe der Natur; aber die Natur kann nicht sich selbst widersprechen. Ist irgendwo irgend eine Vorstellung, so muß es wol auch ein derselben entsprechendes Sein geben, denn die Vorstellungen werden nur mit der Erzeugung des ihnen entsprechenden Seins zugleich erzeugt. – Jedem Individuum ist sein besonderes Bewußtsein durchaus bestimmt, denn dasselbe geht aus seiner Natur hervor; keiner kann andere Erkenntnisse, und einen andern Grad ihrer Lebhaftigkeit haben, als er wirklich hat. Der Inhalt seiner Erkenntnisse wird bestimmt durch den Standpunkt, welchen er im Universum einnimmt. Die Deutlichkeit und Lebhaftigkeit derselben durch die höhere oder geringere Wirksamkeit, welche die Kraft der Menschheit in seiner Person zu äußern vermag. Gieb der Natur eine einzige Bestimmung einer Person, scheine sie so geringfügig als sie wolle, sei es der Lauf eines einzigen Muskels, die Biegung eines Haares, und sie sagt dir, wenn sie ein allgemeines Bewußtsein hätte, und dir antworten könnte, alle Gedanken, welche diese Person die ganze Zeit ihres Bewußtseins hindurch denken wird."

 


"Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre" ("Théorie de la science", 1804)

Les deux volets du système de Fichte sont synthétisés dans la "Théorie de la science" de 1804, "théorie" qu'il mettra de longues années à élaborer, visant une philosophie qui se veut instauratrice d'une loi morale rigoureuse, universelle et transcendante. Toute conscience de soi est en effet une conscience morale et le moi est au centre de toute connaissance. La loi morale en nous est une loi dans laquelle le moi est représenté par quelque chose qui l'élève au-delà,  dans laquelle une action absolue qui n'est fondée qu`en lui et absolument en rien d'autre l'engage et le caractérise comme une activité absolue. La théorie du savoir philosophique est la théorie absolue, puisque la réflexion s'y exerçant sur la réflexion devient ainsi absolue. Cette réflexion aboutit à la découverte, elle aussi absolue, de l'unité de l'homme avec lui-même et avec le monde, connaissance qui engendre la béatitude. 

"Portez votre attention sur vous-mêmes ; détachez votre regard de tout ce qui vous entoure et reportez-le sur votre intériorité ; telle est la première exigence que la philosophie impose à ses apprentis. Il n'est jamais parlé de ce qui est hors de vous, mais uniquement de vous-mêmes. Aussi l'introspection la plus fugitive permettra à chacun de saisir une différence fondamentale dans la diversité des déterminations immédiates de sa conscience, ce que nous pouvons aussi nommer nos représentations. Les unes nous apparaissent comme pleinement dépendantes de notre liberté, mais il nous est impossible de croire que leur corresponde quelque chose d'extérieur à nous, d'indépendant de nous. Notre imagination, notre volonté nous apparaît comme libre. Quant aux autres, nous les rapportons à une vérité qui doit être établie, indépendamment de nous, comme à leur modèle; et sous la condition qu'elles doivent s`accorder avec cette vérité, nous nous trouvons liés à la détermination de ces représentations. Dans la connaissance, nous ne nous considérons pas comme libres en ce qui concerne leur contenu. Bref, nous pouvons dire que nos premières représentations sont dérivées du sentiment de la liberté, les secondes du sentiment de la nécessité.

Rationnellement, on ne peut pas se demander pourquoi les représentations qui dépendent de notre liberté sont ainsi déterminées et non autrement ; car en posant qu`elles dépendent de la liberté, on dérive le principe de tout usage du concept; elles sont telles parce que je les ai déterminées ainsi, et j`aurais pu les déterminer autrement si j'avais voulu qu'elles fussent autres. Mais il est une question qui mérite réflexion : quel est le fondement du système des représentations dérivées du sentiment de nécessité, et celui de ce sentiment de nécessité lui-même ? Répondre à cette question est le problème de la. philosophie ; et il n'y a, à mon avis, que la philosophie comme science qui puisse résoudre ce problème. Le système des représentations dérivées du sentiment de la nécessité, c'est ce que l'on nomme aussi l'expérience interne aussi bien qu'externe. La philosophie doit donc indiquer - pour le dire autrement - le fondement de toute expérience." (Première introduction à la Théorie de la science, traduction de Philonenko, éditions P.U.F.)

"La loi morale en nous est une loi dans laquelle le moi est représenté par quelque chose qui s'élève au-delà de toute modification originaire par cette loi et dans laquelle une action absolue qui n'est fondée qu`en lui et absolument en rien d'autre l'engage et le caractérise ainsi comme une activité absolue. Dans la conscience de cette loi qui cependant, absolument sans aucun doute, n'est pas tirée d'autre chose, mais est une conscience immédiate, est fondée l'intuition de l'activité autonome et de la liberté. Je deviens donné à moi par moi-même comme quelque chose qui d`une façon déterminée doit être actif. Je deviens donc donné à moi par moi-même comme actif en général; j'ai la vie en moi-même et je ne la reçois que de moi-même. Ce n'est que par cette médiation de la loi morale que je m'aperçois et lorsque je m'aperçois à travers elle, je m'aperçois nécessairement comme autonome; et par là, naît pour moi l'ingrédient tout à fait étranger de l'activité réelle de mon moi dans une conscience qui autrement ne serait que la conscience d'une succession de mes représentations. Cette intuition intellectuelle est le seul point de vue solide pour toute philosophie. A partir d'elle on peut expliquer tout ce qui apparaît dans la conscience: mais c'est seulement aussi à partir d'elle. Sans conscience de soi, il n'y a en général aucune conscience; la conscience de soi à son tour n`est possible que de la façon que nous avons indiquée : je ne suis qu`actif. Je ne peux pas être poussé plus loin qu'elle ; ma philosophie devient ici entièrement indépendante de tout arbitraire, elle est un produit de la nécessité d'airain dans la mesure où il y a une nécessité pour la raison libre ; c'est-à-dire un produit de la nécessité pratique. Je ne peux pas, de ce point de vue, aller plus loin, parce qu'aller plus loin m'est impossible; ainsi l`idéalisme transcendantal apparaît également comme la seule façon de penser conforme à la morale en philosophie, comme cette façon de penser où la spéculation et la loi morale s'unissent le plus intimement. Je dois, dans ma pensée, partir du Je peux, et le penser comme une activité absolument autonome, non pas comme déterminé par les choses mais comme déterminant les choses." (Deuxième introduction à La Théorie de la science, traduction de Philonenko, éditions P.U.F.)

Rénover la conscience morale porte en soi la rénovation du politique. "Si la théorie de la science est acceptée, écrit Fichte en 1801, et universellement répandue parmi ceux qu’elle vise à atteindre, le genre humain sera délivré du hasard aveugle, la bonne et la mauvaise fortune n’existeront plus. L’humanité entière se tiendra elle‑même en mains, sous la dépendance de son propre concept ; elle fera d’elle‑même, avec une absolue liberté, tout ce qu’elle peut vouloir en faire". Fichte est aussi connu pour être un "apologiste de l'avènement politique de la bourgeoisie française", notamment dans ses "Beiträge zur Berichtigung der Urteile des Publikums über die französische Revolution" (1793, Contributions destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française) puis dans sa "Grundlage des Naturrechts" (1796, La Théorie du droit naturel) qui voit l'humanité entrer "politiquement" dans la réalisation de ces principes de la raison qui portent la mise en pratique de la liberté humaine et l'humanisation de l'Etat. "Der geschlossene Handelsstaat" (1800, L'État commercial fermé) complète cette vision d'un système politico-économique susceptible d'être conforme au droit et à la morale, tandis que "Staatslehre" (1813, Doctrine de l'Etat) soutient l'idée des guerres de libération nationale.

"Entreißt euer letztes Stückchen Brot dem hungernden Kind und gebt es dem Hund des Günstlings - gebt, gebt alles hin; nur dieses vom Himmel abstammende Palladium der Menschheit, dieses Unterpfand, daß ihr noch ein anderes Los bevorsteht, als dulden, tragen und zerknirscht werden, - nur dieses behauptet. Die künftigen Generationen möchten schrecklich von euch zurückfordern, was euch zur Überlieferung an sie von euren Väter übergeben wurde. Wären diese so feige gewesen als ihr, - ständet ihr dann nicht noch immer unter der entehrendsten Geistes- und Leibes-Sklaverei eines geistlichen Despoten? Unter blutigen Kämpfen errangen jene, was ihr nur durch ein wenig Festigkeit behaupten könnt."

"Prenez votre dernier morceau de pain de l'enfant affamé et donnez-le au chien du favori - donnez, donnez, donnez tout ; seul ce palladium de l'humanité descendant du ciel, cet engagement, que vous avez encore un autre destin devant vous que d'endurer, d'ours et d'être écrasé, - seulement ceci affirme. Les générations futures veulent terriblement récupérer de vous ce que vos pères vous ont transmis. N'auriez-vous pas été aussi lâche que vous, - ne seriez-vous pas encore sous l'esclavage le plus déshonorant de l'esprit et du corps d'un despote spirituel ? Dans des batailles sanglantes, ceux-là ont été vaincus, ce qu'on ne peut affirmer que par un peu de fermeté."


Le gouvernement saxon voulut ménager Fichte, lui infliger une simple réprimande; lui-même demanda ou une condamnation formelle ou une justification éclatante, et il donna sa démission. Il se rendit à Berlin, et ne s'occupa pendant quelques années que de compléter son système, en l'appliquant à la morale, au droit, à la politique, à la religion. ll venait d'être attaché à l'université d'Erlangen, qui dépendait alors de la couronne de Prusse,quand la campagne d'Iéna, lui imposant d`autres devoirs, interrompit encore une fois son enseignement. Il suivit la famille royale à Kœnigsberg, et fut l'un des plus zélés dans le groupe des patriotes qui songèrent au relèvement de leur pays. Il prononça, dans l'hiver de 1807 à 1808, à Berlin, ses "Discours de la nation allemande" (Reden an die deutsche Nation, Berlin, 1808) où il s`exprime sur les causes de l'abaissement de l`Allemagne et sur les moyens d`y remédier. Les causes, dit-il, sont intérieures; elles ne sont pas dans la supériorité de l'ennemi, mais dans le fléchissement du caractère national, dans l'égoïsme des classes dirigeantes, dans l'admiration aveugle et dans l`imitation inconsidérée de l'étranger (Die Ausländer). Quant au remède, il est dans une éducation virile, qui retrempe les âmes et inspire l'esprit de sacrifice. La patrie, selon Fichte, c'est l'immortalité de l'homme sur la terre (Volk und Vaterland in dieser Bedeutung, als Träger und Unterpfand der irdischen Ewigkeit, und als dasjenige, was hienieden ewig seyn kann, liegt weit hinaus über den Staat, im gewöhnlichen Sinne des Wortes, – über die gesellschaftliche Ordnung, wie dieselbe im blossen klaren Begriffe erfasst, und nach Anleitung dieses Begriffes errichtet und erhalten wird. Dieser will gewisses Recht, innerlichen Frieden, und dass jeder durch Fleiss seinen Unterhalt und die Fristung seines sinnlichen Daseyns finde, so lange Gott sie ihm gewähren will) : 

"Welcher Edeldenkende will nicht durch Thun oder Denken ein Saamenkorn streuen zu unendlicher immerfortgehender Vervollkommnung seines Geschlechts, etwas Neues und vorher nie Dagewesenes hineinwerfen in die Zeit, das in ihr bleibe, und nie versiegende Quelle werde neuer Schöpfungen; seinen Platz auf dieser Erde, und die ihm verliehene kurze Spanne Zeit bezahlen mit einem auch hienieden ewig dauernden, so dass er, als dieser Einzelne, wenn auch nicht genannt durch die Geschichte (denn Durst nach Nachruhm ist eine verächtliche Eitelkeit), dennoch in seinem eignen Bewusstseyn und seinem Glauben offenbare Denkmale hinterlasse, dass auch er da gewesen sey? Welcher Edeldenkende will das nicht, sagte ich; aber nur nach den Bedürfnissen der also Denkenden, als der Regel, wie alle seyn sollen, ist die Welt zu betrachten und einzurichten, und um ihrer willen allein ist eine Welt da Sie sind der Kern derselben und die anders Denkenden sind, als selbst nur ein Theil der vergänglichen Welt, so lange sie also denken, auch nur um ihrer willen da, und müssen sich nach ihnen bequemen, so lange, bis sie geworden sind wie sie."

"Quel noble penseur ne répandra pas une graine en accordant ou en pensant à la perfection infinie et éternelle de sa génération, ne jettera pas quelque chose de nouveau et sans précédent dans le temps qui lui reste, et jamais la source ne s'amenuisera pour devenir une nouvelle création ; de payer sa place sur cette terre, et le court laps de temps qui lui a été donné avec un temps éternel ici aussi, de sorte que cet individu, bien que non appelé par l'histoire (car la soif de gloire est une vanité méprisable), laisse néanmoins derrière lui dans sa propre conscience et sa foi des monuments manifestes que lui aussi avait été là ? Quel penseur à l'esprit noble ne veut pas cela, dis-je ; mais seulement selon les besoins des penseurs, comme règle, comment tout devrait être, le monde doit être considéré et meublé, et pour eux seuls est un monde, car ils en sont le noyau, et les penseurs autres qu'eux-mêmes ne sont qu'une partie du monde périssable, tant qu'ils pensent donc, seulement pour leur bien, et doivent être à leur place, et se sentir à l'aise à leur place, tant qu'ils ne sont pas comme eux." (Acht Rede)

Dans "Reden an die deutsche Nation" (1807-1808, Discours à la nation allemande), alors que la Prusse vient déclarer la guerre à la France, Fichte accuse Napoléon d'avoir trahi les idéaux de la Révolution française, et prône la constitution d'une nation allemande démocratique ...

"Criez, criez sur tous les tons aux oreilles de vos princes, jusqu`à ce qu`ils entendent, que vous ne vous laisserez pas ravir la liberté de penser, et prouvez-leur par votre conduite combien cette déclaration est sérieuse. Ne vous laissez pas effrayer par la crainte du reproche d'indiscrétion. Comment donc pourriez-vous être indiscrets ? Serait-ce envers l'or et les diamants de la couronne, envers la pourpre du manteau de votre prince ? Non, mais envers lui. Il faut avoir bien peu de confiance en soi-même pour croire qu'on ne peut dire aux princes des choses qu'ils ne savent pas. Et surtout, vous tous qui vous en sentez la force, déclarez la guerre la plus implacable à ce premier préjugé d'où dérivent tous nos maux, à ce fléau qui cause toute notre misère, à cette maxime enfin que la destination du prince est de veiller à notre bonheur. Poursuivez-la, à travers tout le système de notre savoir, dans tous les recoins où elle se cache, jusqu'à ce qu'elle ait disparu de la terre et qu'elle soit retournée dans l'enfer d'où elle est sortie. Nous ne savons pas ce qui peut assurer notre bonheur : si le prince le sait, et s'il est là pour nous y conduire, nous devons suivre notre guide les yeux fermés. Aussi fait-il de nous ce qu'il veut, et, quand nous l'interrogeons, il nous donne sur sa parole que ce qu'il fait est nécessaire à notre bonheur. Il passe une corde au cou de l'humanité et s'écrie : "Allons, tais-toi, tout cela est pour ton bien."  Non, prince, tu n`es pas notre Dieu. De lui nous attendons le bonheur ; de toi, la protection de nos droits. Tu ne dois pas être bon envers nous ; tu dois être juste.  Je pourrais vous prouver que la liberté de penser, la liberté de penser sans obstacles, sans limites, fonde seule et assure le bien des États ; je pourrais vous démontrer cela de la manière la plus évidente par des raisons irréfutables : je pourrais vous le montrer par l'histoire ; je pourrais encore vous désigner de grands et de petits pays qui continuent de fleurir, grâce à elle, ou qui, grâce à elle, sont devenus florissants sous vos yeux; mais je ne le ferai pas. Je veux vous présenter la vérité dans sa beauté naturelle, et non la faire valoir auprès de vous par les trésors qu'elle vous apporte en dot. J'ai meilleure opinion de vous que tous ceux qui ont agi autrement. J 'ai confiance en vous ; vous entendez volontiers la voix sévère, mais amère de la vérité. Prince, tu n'as point le droit d'opprimer notre liberté de penser; et ce que tu n'as pas le droit de faire, tu ne dois jamais le faire, quand même les mondes s'écrouleraient autour de toi et quand même tu devrais être enseveli sous les ruines avec ton peuple. Ne t'inquiète pas de ces ruines, ni de ton sort et du nôtre en cette catastrophe; celui-là y veillera qui nous a donné les droits que tu auras respectés" (De la revendication de la liberté de penser, traduction de Philonenko, éditions P.U.F.).

Tandis qu`il traçait ainsi, du point de vue de sa philosophie, l'image de la patrie idéale, Fichte s'occupait de la réaliser par des mesures pratiques. Il fut pendant deux ans recteur de la nouvelle université de Berlin. Après la retraite des troupes françaises, sa femme attrapa le typhus en soignant les soldats malades. Lui-même fut atteint par la contagion, et il mourut, ou, comme il s'exprimait, il fut "guéri de ses maux", le 28 janvier 1814... 


La philosophie de Fichte est bien celle d'un homme qui ne reconnaissait aucune borne à la pensée et à l'activité humaines. Pour Kant, notre connaissance était une combinaison entre la réalité extérieure et les lois de notre entendement; il admettait, en dehors de ce que nous pouvons percevoir, une chose en soi qui nous échappe. Notre savoir n'est, selon lui, qu'une apparence, derrière laquelle se cache l'éternel mystère. Pour Fichte, cette apparence est la réalité même; c'est le résultat de l'activité personnelle et incessante du moi. La chose en soi n'est qu'une limite qui s'oppose à l'expansion du moi, mais une limite qui recule toujours, à mesure que l'infinie virtualité du moi se réalise au dehors. Le progrès de la science, c'est l'absorption du non-moi par le moi, la conquête du monde par l'esprit. 

Le point de départ de la philosophie de Fichte, c'est le moi qui se pose en face du monde comme sujet absolu. Descartes avait dit : Je pense, donc je suis. Mais une pensée pourrait, à la rigueur, se concevoir comme impersonnelle : telle avait déjà été l'opinion de Kant. Fichte ajoute au principe de Descartes un élément de plus, la personnalité. L'essence du moi, c'est d'avoir conscience de lui-même; donc il existe dès qu'il acquiert cette conscience; il se produit, il se crée lui-même; il devient sujet absolu. 

Mais ce premier fait en amène un second. Le moi ne peut se reconnaître qu'à la condition de poser en face de lui quelque chose qui n'est pas lui. Par cela même que je dis moi, j'affirme qu`il y a un non-moi. Ce non-moi est formé de toutes les impressions que je reçois du dehors. Le moi, une fois qu'il a pris conscience de lui-même, éprouve le besoin de se déployer et de s'étendre. Il rencontre alors une résistance au dehors de lui; il se sent limité, déterminé; il suppose une cause à cette détermination, et il la réalise dans la notion des objets. Pour le sens commun, la détermination du moi vient des objets mêmes; pour le philosophe, elle n'est que le résultat d`une impulsion que le moi se donne pour étendre son empire sur les objets, pour réaliser la somme des idées qu'il porte virtuellement en lui. La vie du sujet pensant consiste ainsi dans un mouvement tour à tour centrifuge et centripète. Le moi sort de lui et revient à lui, mais il y revient toujours plus riche, plus puissant. Chaque opposition qu'il rencontre augmente son énergie. A chaque partie de lui-même qu`il réalise, il sent en lui de nouveaux germes d'activité qui tendent éclore. Le terme de son développement serait l'empire incontesté de l'esprit sur la matière, de la raison sur la nature, ou, pour parler le langage de Fichte, l'identité du moi et du non-moi. Cette identité, cette synthèse absolue, Fichte la pose comme un idéal, Hegel la donnera comme une réalité. Le moi idéal est personnifié en Dieu. Le moi divin est, l'infini réalisé. Le moi humain n`est que virtuellement ce que Dieu est réellement; il est limité par le temps, il est donc fini. Mais son activité consiste à réaliser indéfiniment son contenu idéal, et à se rendre ainsi de plus en plus semblable à Dieu. Le moi humain est, pour ainsi dire, le moi divin à l`état de devenir, mais sans que nous puissions assigner à ce devenir aucun terme précis.

La distinction entre le moi fini et le moi infini est le fondement de la philosophie morale et religieuse de Fichte. Le moi fini, la personnalité humaine, trouve à côté d'elle d'autres personnalités, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs; et la liberté, c'est-à-dire la vie selon la raison, ne peut se concevoir que comme l'union de tous les êtres raisonnables dans une même conscience : c'est l'ordre moral. La liberté ne peut être qu'universelle, et, en ce sens, sa dernière expression est l'esprit de sacrifice, l'intérêt particulier trouvant sa plus haute satisfaction dans l'intérêt général. L'ordre moral personnifié, c'est Dieu. Mais nous n'avons, selon Fichte, nul besoin de le personnifier ni de le démontrer. Le personnifier, c'est le limiter, le former à notre image finie, en faire une idole. Le démontrer, c'est le faire dépendre d'une certitude en dehors de lui; or il est lui-même le principe de toute certitude; il est l'absolu.

De toutes les objections qui ont été faites à la philosophie de Fichte, une seule lui a été sensible : l'accusation d'athéisme. Il pensait que tous ses écrits étaient animés d'un profond sentiment religieux. Nulle part la croyance à un ordre supérieur n'est affirmée avec plus d'autorité et de conviction. L' "appel au public" (Appellation an das Publikum über die durch ein Kurf. Sächs, Confiscationsrescript ihm beigemessenen atheistischen Aeusserungen, 1799), qu'il joignit à sa défense, peut être comparé à l'Anti-Gœze de Lessing; on y trouve la même dialectique serrée, avec plus d'abondance et de chaleur. L'idée dominante est que l'homme religieux, est celui qui contribue à réaliser le règne de Dieu sur la terre, en mettant sa vie entière en harmonie avec la loi morale. 

"Que de fois, quand un « homme n'est pas tout à fait dépourvu de noblesse, que de fois, au  milieu des occupations et des jouissances de la vie, un soupir  s'élève du fond de sa poitrine! ll est impossible, se dit-il, qu'une telle vie soit ma vraie destination. ll faut qu`un état différent me soit réservé, il le faut! Un écrivain sacré (Saint Paul, dans l'Epître aux Romains)exprime cette idée avec une force particulière. Les créatures elles-mêmes partagent, selon lui, notre ardent désir; elles gémissent d'être assujetties à la vanité malgré elles, et elles aspirent leur délivrance. Cette  aspiration vers ce qui est plus haut, vers ce qui 'est meilleur, vers « ce qui est impérissable, cette satiété de ce qui est vain et fugitif, est un sentiment qu'on ne saurait étouffer dans le cœur de l'homme. Ce qu'on ne peut pas étouffer davantage, c'est une voix qui s'élève en lui et qui lui rappelle qu'il y a un devoir, qu'il y a quelque chose qu'il faut faire, uniquement parce que c'est le devoir. Et l'homme, qui n'a plus d'autre refuge que lui-même, se dit alors : quoiqu'il m'arrive, je veux faire mon devoir, pour n'avoir rien à me reprocher. Et cette seule résolution lui rend supportable le va-et-vient de la vie humaine, qu`il avait pris en dégoût. Je dois continuer cette vie, se dit-il, le devoir me le commande, je dois accomplir sans murmurer ce qu'elle réclame de moi, et, quelque peu qu'elle vaille par elle-même, elle me sera sacrée pour l'amour du devoir".

"Es drängt sich öfters unter den Geschäften und Freuden des Lebens aus der Brush eines jeden nur nicht ganz unedlen Menschen der Seufzer: unmöglich kann ein solches Leben meine wahre Bestimmung sein, es muss, o es muss noch einen ganz andem Zustand für mich geben! Ein heiliger Mann sagt dies mit besonderer Stärke : sogar die Creatur möchte sich sehnen mit uns und seufzen immerdar, dass sie frei weifde vom Dienste der Eitelkeit, dem sie unterworfen ist wider ihren Willen. Sage man es, wie man wolle, dieser Ueberdruss an dem Vergänglichen, dieses Sehnen nach einem Höheren, Besseren und Unvergänglichen liegt unaustilgbar im Gemüthe des Menschen. Ebenso unaustilgbar ertönt in ihm die Stimme, dass etwas Pflicht sei und Schuldigkeit, und lediglich darum, weil es Schuldigkeit ist, gethan werden müsse. Ergehe es mir auch wie es immer wolle, sagt dann der in sich zurückgetriebene Mensch, ich will meine Pflicht thun, um mir nichts verzuwerfen zu haben. Durch diese Ansicht allein wird ihm das an sich zum Ekel gewordene menschliche Thun und Treihen wieder erträglich. Die Pflicht gebeut nun einmal, sagt er sich, dass ich dieses Leben fortühre, und in ihm frisch und fröhlich vollbringe, was mir vor die Hand kommt; und so wenig. Werth auch dieses Leben um sein selbst willen für mich hat, so soll es mir doch um der Pflicht willenheilig sein. » (Fichte, Appellutiawan das Publicum).

Le caractère, moral ,et religieux de la philosophie de Fichte s'affirme de plus en plus dans ses derniers écrits. Ce sont surtout, pour l'exposition générale de la doctrine, la "Destination de l'homme" (Die Bestímmung des Menschen, Berlin, 1810) et l' "Instruction pour la vie bienheureuse" (Anweisung zum selígen Leben oder Religionsphilosophie, Berlin, 1806). En 1810, il publia un nouveau "Précis de la Doctrine de la science", telle qu'íl comptait l'enseigner quand la paix serait rétablie (Die Wisserischaftslehre in ihrem allgemeinen Umrisse, Berlin, 1810). Ces écrits avaient surtout pour but de rendre le nouveau système plus accessible au public car Fichte avait l'ambition d'agir directement, par la parole et par la plume, sur ses contemporains. Dans le "Précis", Dieu est substitué au moi absolu, et la fin de l'activité humaine consiste dans l'union avec Dieu. Si cette fin pouvait jamais être complètement atteinte, l'homme s'identifierait avec Dieu, se confondrait avec lui, se perdrait en lui. Mais comme son évolution intellectuelle morale est infinie et ne saurait avoir de terme, sa personnalité, ce dogme fondamental de la Doctrine de la science, reste sauve. 

Dans "la Destination de l`homme", Fichte déclare que la réalité du monde extérieur, indémontrable en elle-même, peut être posée dans l'intérêt de la-morale, par un acte de foi. Notre conscience ne nous oblige-t-elle pas à reconnaître en dehors de nous des êtres indépendants de nous, qui ont, comme nous, une destinée à remplir, et que nous devons seconder dans l'accomplissement de cette destinée? L'Instruction pour la "Vie bienheureuse" est un traité de l'union avec Dieu, on serait tenté de dire, au ton de certaines pages, un traité de l'union mystique, si Fichte n'avait soin de nous avertir sans cesse que la vie en Dieu n'est pas une contemplation oisive, mais une activité conforme au plan de Dieu. L'homme religieux, dit-il, croit et espère, non pas en Dieu, car il porte Dieu en lui, mais en l'humanité, qu'il s'efforce de rendre meilleure. Ces écrits, où l'on a voulu voir une déviation de la pensée primitive de Fichte, ne sont au fond que des développements de la Doctrine de la science, dont les deux points principaux, la personnalité l'homme et l'impersonnalité de Dieu, sont maintenus, même quand ils semblent atténués par des conventions de langage. 

Il faut bien convenir cependant que la philosophie de Fichte n'offre pas la forte cohésion du système de Kant. La réfuter par le sens commun serait peine perdue : c'est une autorité que Fichte ne reconnait pas. Mais elle ne reste conséquente avec elle-même qu'à force de distinctions qui, si l'on y regarde de près, paraissent fort subtiles. Le moi se pose comme sujet absolu; mais comment le peut-il s`il n'est lui-même l'absolu? Et à peines'est-il posé, qu'il trouve à côté de lui d'autres moi, aussi autorisés que lui : ainsi le veut la loi morale. Ensuite, au moi humain et fini s'oppose le moi divin et infini. Mais, si le moi humain est personnel, si la personnalité est même l'essence du moi, le moi divin peut-il se concevoir sans personnalité? N'insistons pas. A partir de Fichte, la philosophie allemande ne démontre plus, elle pose ce que le philosophe trouve en lui...


Quand Fichte jugea, en 1798, qu'il devait à sa dignité de quitter sa chaire, il fut remplacé par le plus brillant de ses disciples, Schelling, alors âgé de vingt-trois ans.

Frédéric-Guillaume-Joseph Schelling, né en 1775 à Leonberg en Souabe, avait commencé, comme Fichte, par la théologie. Il avait fait ses études à Tubingue, où il s'était lié avec Hegel, ensuite à Leipzig et à léna. Il avait passé de la théologie à la médecine et aux sciences naturelles; mais il avait tout quitté pour la philosophie, du jour où il avait entendu Fichte. Ses premiers essais, "De la Possibilité d'une forme de la philosophie en géneral" (Über die Möglichkeit einer Form der Philosophie überhaupt, Tubingue, 1795), "Du Moi comme principe de la philosophie" (Vom Ich als Princip der Philosophie, Tubingue, 1795), "Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme" (Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus (dans le Journal philosophique d'Iéna, 1796), ne montrent encore qu'un disciple de Fichte et de Kant, avec une certaine appétence pour le panthéisme. Schelling, à cette époque, est tellement plein des idées de Fichte, qu'il les donne comme siennes; on s'étonne même de ne pas voir le nom de son maître revenir plus souvent sous sa plume. Il cite beaucoup Spinoza; c'est de lui, en réalité, qu'il procède, et bientôt il annonce une philosophie nouvelle, qui sera la conciliation du spinozisme avec le  criticisme de Kant et l'idéalisme de Fichte.

En 1798, il est nommé professeur extraordinaire, et, deux ans après, il prend possession de la chaire que le départ de Fichte a laissée vacante. Il publie alors ses "Idées pour une Philosophie de la nature" (Ideen zu einer Philosophie der Natur, Leipzig, 1797), où il cherche à rétablir dans ses droits le non-moi, c est-à-dire le monde extérieur, trop sacrifié par l'école idéaliste. Peu de temps après, il y ajoute le "Système de l'idéalisme transcendental" (System des transcendentalen Idealismus, Tubingue, 1800) qui est l'exposé le plus complet de sa doctrine. 

Iéna était un foyer de propagande protestante et rationaliste. Schelling, avec ses tendances mystiques et panthéistes, se sentit plus à l'aise dans l'université catholique de Wurzbourg, où il enseigne depuis 1803. Quand cette ville fut séparée de la Bavière, en 1807, il se rendit à Munich, où il fut nommé membre de l'Académie des sciences et secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts. il fut anobli par le roi de Bavière, et, en 1827, il fit partie de la nouvelle université qui fut instituée à Munich. Depuis 1815, il n'avait rien publié, laissant la direction du mouvement philosophique à son. ancien condisciple Hegel, devenu son rival. 

En 1834, il fit paraître un petit écrit, dont ses élèves essayèrent de faire un grand événement: c'était une traduction de la préface que Victor Cousin avait mise en tête de la seconde édition de ses œuvres, traduction qu'il faisait lui-même précéder d'une préface. ll y prenait à partie Hegel, qui venait de mourir, et il promettait une philosophie nouvelle, qui devait remplacer non seulement l'hégélianisme et tous les systèmes, antérieurs, mais encore, la doctrine qu'il avait professée lui-même dans sa jeunesse. Il enseigna cette philosophie à Berlin, en 1841, et ce qui en fut publié ne la montra pas comme sensiblement différente de son aînée. Elle s'appela la philosophie positive; c'était simplement l'ancien panthéisme, qui cherchait un point d`appui dans la révélation chrétienne. Schelling mourut, en 1854, à Bagatz, en Suisse, où se trouve son tombeau.


Friedrich von Schelling (1775-1854) 

Schelling forge l'expression d' "idéalisme absolu" par laquelle le moi et le monde sont identifiables et réconciliables : mais à la différence d'un Hegel ou d'un Fichte, Schelling reste un visionnaire à qui l'on pourra reprocher le manque de rigueur et de cohérence systématique, mais qui au lieu de s'élever analytiquement à l'Absolu, s'y positionne d'emblée, et cela en vertu d'une intuition intellectuelle qu'il ne peut, par ailleurs, justifier objectivement. Fichte tente une construction génétique de l'Absolu à partir du savoir humainement donné de son époque, Schelling, lui, pose l'objet comme donné, comme un fait. Et lorsque Hegel reconnaît à Schelling le mérite d'avoir posé l'Absolu en posant l'identité de la Nature et de l'Esprit, il lui reproche de l'avoir fait d'une façon irrationnelle. Pourtant cette faiblesse constitue la force et l'originalité de Schelling, il nous fait saisir sur le vif une intuition primordiale, base vivante de l'idéalisme, et nous offre la vision d'une Nature qui a cette faculté de productivité que Fichte n'attribuait au'au seul Moi. - Fils de pasteur, condisciples de Hegel et de Hölderlin à l'université de Tübingen, puis enseignant lui-même à Leipzig, Iéna, Munich, Berlin, Schelling part lui aussi de Kant, s'efforce comme Hegel, d'effacer la distance entre phénomène et chose en soi, mais il se montre sensible à bien d'autres thématiques, à Giordano Bruno et à Spinoza auquel il emprunte sa conception mêlant dans un processus organique continu les formes de l'esprit et de la matière, - mais ici, c'est le moi plus que la substance qui au commencement absolu -, l'art, la nature, la religion, les mythes. Singulier et solitaire, sans disciples ni textes de référence, en désaccord avec Hegel ou avec Fichte, il est en 1803 le philosophe emblématique de l'école romantique : c'est durant cette période qu'il publie le plus grand nombre de ses oeuvres, la publication de "l'Âme du monde" en 1798 le voit abandonner la religion pour la philosophie et lui ouvre une notoriété facile qui culmine avec le "Système de l'idéalisme transcendantal" (1800). Avec l' "Exposé de mon système", en 1801, il se démarque de la pensée de Fichte pour affirmer ses propres thèses sur l'Absolu. Si de 1803 1806, il enseigne à l'université de Würzburg, il semble après 1803 tomber dans un certain spiritisme, une représentation des forces spirituelles à l'oeuvre en ce monde nourries des oeuvres d'un Jacob Boehme ou des cogitations d'un Franz Baader (1765‑1841). Entre-temps, Hegel lui a volé la vedette et ce n'est qu'en 1821, après treize années de retraite prématurée qui refait philosophiquement surface à Erlangen. Il est redevenu chrétien, prône une "Philosophie de la révélation" et une "Philosophie de la mythologie", derrière l'Absolu se profile le Dieu personnel, et le voici succédant à Hegel en 1841 à Berlin. A cette époque, l'Allemagne traditionnaliste compte sur Schelling pour contrebalancer le radicalisme des jeune hégéliens...

 

Dans un premier temps, la "Naturphilosophie" de Schelling entend concilier subjectivisme et réalité du monde extérieur, panthéisme spinoziste et dialectique fichtéenne : l'univers apparaît comme un organisme en production continue par le jeu d'oppositions successivement surmontées.

 

"Ideen zur einer Naturphilosophie" (1797, Idées pour une philosophie de la nature)

 "La nature est l'esprit invisible, l'esprit la nature invisible". Moi et non-moi, sujet et objet, phénomène et chose en soi ne forment qu'un. Le monde est unité essentielle et il n'y a pas lieu d'opposer le monde idéal et le monde réel. Humain et nature ne sont que les deux faces d'un seul et même être, l'Un, l'Absolu. C'est du sein de l'Absolu que naissent Nature et esprit, coexistant et se développant parallèlement dans une parfaite identité. Les contradictoires procèdent d'un absolu indifférent à l'objectif et au subjectif, d'une unité indifférenciée. 

 

"Von der Weltseele" (1798, De l'âme du monde)

Schelling expose ici les thèses qui marquent la toute première phase de sa pensée, un naturalisme philosophique qui séduira un penseur romantique comme Goethe. Se fondant sur les observations les plus récentes réalisées par les physiciens et les naturalistes de son temps, le jeune Schelling suppose un principe organisateur de tous les phénomènes de la nature: dans la nature organique agit en effet une tendance formative originelle qui oriente sa construction et la conserve. Dans cette perspective, la Vie n'est ni mécanique ni surnaturelle, mais un "médiateur" qui unit toutes les forces de la nature, qui est sa propre cause et transforme l'indéterminé en déterminé, l'homme n'étant au fond qu'une résultante de ces moments de détermination...

"De même donc que la pesanteur est l`Un qui, répandu dans le Tout, en représente l`Unité, nous dirons, au contraire, de l`essence lumineuse qu`elle est la substance pour autant qu`elle représente le tout ou la totalité dans le particulier et par conséquent. dans l`identité en général. C'est de l`obscurité de la pesanteur et de l'éclat de l`essence lumineuse que résulte la belle apparence de la vie, c`est grâce à leur union que la chose devient un réel au sens vrai du mot, au sens que nous donnons à ce mot. L'essence lumineuse est le regard projeté par la vie dans le centre partout présent de la Nature. De même que la pesanteur réalise l'unité extérieure des choses, celles-ci se trouvent unies dans l`essence lumineuse comme dans un centre intérieur, et leur interpénétration est d'autant plus intime qu'elles participent davantage de ce centre. Nous avons dit de cette essence qu`elle est la négation du temps, en tant que temps. dans le lié. C`est ce qui ressort déjà d`un grand nombre de ses manifestations : c`est ainsi, par exemple, que le son, tout en faisant partie du temps, y est pour ainsi dire organisé, y représente une véritable totalité ; mais cela ressort surtout de la manifestation la plus pure de l`essence lumineuse : de la lumière proprement dite. Si Homère compare la vitesse du mouvement à l'intemporalité de la pensée qui franchit l`espace et parcourt les pays avec la rapidité d`un éclair, nous pouvons. nous, nous servir de cette image. en comparant à l'intemporalité de la pensée, non celle du mouvement, mais celle de l`essence lumineuse.

Mais en tant qu'essence interne et en tant que l'autre principe du particulier, l'essence lumineuse fait participer les choses de l'éternité qui lui est immanente et se manifeste ainsi comme une éternelle vérité, comme une présence nécessaire dans le Tout. Chaque chose n'est en effet nécessaire que pour autant que son concept est en même temps celui de toutes les choses. Étant donné que le mouvement d`une chose n'est que l'expression du lien qui la rattache à d'autres choses, l`essence lumineuse, grâce à laquelle ce lien s`objective dans la chose, au lieu de transformer le mouvement en repos, transforme le repos en mouvement et fait de la chose, même au repos, le reflet du Tout. On reconnaît l'action du même principe dans l'âme universelle qui imprègne le temps, prévoit l'avenir, tâtonne chez les animaux, rattache le présent au passé, et abolit le simple rapprochement des choses dans le temps." (L'âme du monde, traduction de Jankélévitch, éditions Aubier).

 

"System des tranzendantalen Idealismus" (1800, Système de l'idéalisme transcendantal)

L'oeuvre est considérée comme l'aboutissement de la première philosophie de Schelling, imprégnée de Fichte, et étape significative du romantisme allemand : "La nature est un poème mystérieux, dont l'énigme, si elle nous était dévoilée, nous conterait l'Odyssée de l'esprit qui se fuit en se cherchant." La philosophie de la Nature devient ici une philosophie de l'Esprit dans laquelle l'esthétique devient prédominante, au contraire d'un Hegel qui privilégie la philosophie : "Pour pénétrer les plus profonds secrets de la nature, l'on ne doit pas se lasser de scruter les termes extrêmes, opposés et conflictuels des choses; trouver le point de réunion n'est pas ce qu'il y a de plus haut, mais déployer aussi, à partir de lui, son opposé, voilà le vrai, le plus profond secret de l'art.." (S.W.IV) C'est du moment naturel de la subjectivité que dérive l'objectivité. L'intuition transcendantale au coeur de cette philosophie repose sur notre faculté, en tant que subjectivité, expérience la plus intime de nous-même, de saisir et de produire les actes de l'esprit. Tout notre savoir procède certes de l'expérience, mais toute expérience objective est conditionnée par une expérience immédiate qui procède d'elle-même. Cette faculté que nous avons de pouvoir à tout moment nous retirer en nous-mêmes, de pouvoir cesser d'être objet pour nous-même, nous ouvre une intuition intellectuelle sans équivalent : le moi qui contemple s'identifie au moi qu'il contemple sans se perdre en lui. Le Moi prend ainsi conscience d'une harmonie primitive, qui est identité du subjectif et de l'objectif, de la liberté et de la nécessité, du conscient et de l'inconscient, principe antérieur à toute opposition et points de vue abstraits d'une même Totalité, intuition fondamentale à laquelle doivent s'abandonner l'artiste et le philosophe. Ici la liberté ne se prouve pas mais se réalise. Critiquant la prétention de Schelling à dépasser la sphère dans laquelle se meut l'esprit humain pour atteindre directement la réalité absolue, Fichte a dit que son regard portait la mort en lui. Schelling rétorquera en 1806 (Darstellung), que Fichte, en séparant le savoir de l'être, réduit ce même savoir à une forme vide, le monde qui peut naître de la réflexion n'est que formel, la nature un mécanisme aveugle. Schelling n'offre ainsi pas tant un "système" qu'un "vision du monde"...

 

Dans un deuxième temps, Schelling semble abandonner cette philosophie de l'absolu au profit d'une histoire de l'absolu qui, ainsi, n'est plus un sujet neutre mais un sujet personnel qui va porter le nom propre de Dieu. "Si par impossible aucune nature n'existait pour moi, ou si je pouvais la poser comme anéantie, et si je pensais Dieu véritablement et avec une vivante clarté, alors il faudrait qu'au même instant le monde effectif pour moi se repeuple (tel est le sens de l'identité souvent mécomprise de l'idéal et du réal)" (SW.VII). Ce n'est pas notre raison qui fait le réel, mais c'est elle qui, en retrouvant au fil de sa réflexion, sa raison d'être et de connaître, remonte par une sorte de prise de conscience ou d'intériorisation, au principe créateur qui la fait être : Dieu surgit comme le Transcendant absolu, mais son incompréhensibilité qui sépare notre pensée de lui, cette réalité divine qui est impensable (l'impensable premier, Unvordenkilche), ramène notre pensée à son objet propre. Schelling laissera ainsi sur sa route plusieurs philosophies, non sans contradiction, son idéalisme transcendantal, sa philosophie de la nature, sa philosophie de l'identité du sujet et de l'objet, de l'Esprit en moi et de la Nature hors de moi, puis sa dernière philosophie religieuse, de la mythologie et de la religion, au fil de ses lectures, Fichte et Spinoza, la théosophie, Jacob Boehme et Franz Baader, les romantiques, Schlegel, Novalis et Goethe, la mythologie de Creuzer, Schleiermaeher, le catholicisme traditionnel de Wurzhbourg et de Munich....

 

Œuvres métaphysiques (1805-1821)

"Autour des célèbres – s'il ne faut dire «légendaires» – Recherches sur l'essence de la liberté humaine de 1809 sont ici rassemblés cinq autres textes fondamentaux issus de la période «médiane» de la longue carrière philosophique de Schelling. Des derniers contreforts de la philosophie de la nature et de la philosophie dite «de l'identité», ils conduisent le lecteur, non sans contourner la zone «turbulente» des "Âges du monde", jusqu'aux abords de la dernière philosophie. Parcours accidenté, paysage divers – étape problématique que ces quinze années de mutation profonde et d'émancipation de la «philosophie absolue», où la réussite radieuse de l'écrit sur la liberté (qui cependant marque en même temps l'entrée de Schelling dans un silence définitif) n'a d'égal pour la modernité que l'échec dramatique des Âges, cette tentative à la fois historique et systématique de «narration» des aventures de l'absolu livré à sa propre liberté «abyssale». Pourtant, si arbitraires que demeurent les découpages chronologiques dans une œuvre elle-même résolument aventurière, ce recueil peut revendiquer une unité philosophique véritable : il la trouve précisément dans cette «dis-jonction» qui, discrètement éclose dès les Aphorismes, puis déployée tour à tour en sa structure dialectique et temporelle par les "Recherches" et les "Âges", ébranle le «système de la liberté» de Stuttgart avant de déchirer décidément – ekstatiquement, dit Schelling – celui d'Erlangen, qui ouvre lui-même sur la philosophie positive. En mettant ainsi en évidence l'endurance, c'est-à-dire l'unité et la rigueur de l'entreprise schellingienne, ce livre espère contribuer à effacer l'image mythique et tenace d'un philosophe «romantique», voire «irrationaliste», et surtout, positivement, à rappeler que la liberté «phénoménologique» que Schelling est le premier a avoir pressentie, quel que soit l'acharnement des modes philosophiques à la frapper d'interdit, n'en reste peut-être pas moins aujourd'hui, plus qu'un «thème», le problème fondamental pour la pensée, pour peu que celle-ci ne se soustraie point à la modernisation qui l'attend." (Trad. de l'allemand par Jean-François Courtine et Emmanuel Martineau, éditions Gallimard)

L'ouvrage contient notamment les "Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature" (1805), "Philosophische Unter­suchungen über das Wesen der menschlichen Freiheit" (Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine, 1809), qui pose le problème de la liberté comme un choix entre le bien et le mal; "Stuttgarter Privatvorlesungen" (Conférences de Stuttgart, 1810); "Erlanger Vorlesung" (Leçons d'Erlangen, 1820-1821)

 

"..Ces considérations nous ramènent à notre point de départ. Un système qui contredit aux sentiments les plus sacrés, au cœur et à la conscience morale, ne peut jamais, du moins en cette qualité, s'appeler un système de la raison, mais seulement de la dé-raison (Unvermmft). En revanche un système où la raison se reconnaîtrait effectivement elle-même devrait nécessairement réunir toutes les exigences de l'esprit et du cœur, du sentiment le plus moral et de l'entendement le plus rigoureux. Sans doute la polémique contre la raison et la science autorise-t-elle un certain flou distingué qui élude les concepts précis, si bien qu'il est plus facile de deviner ses intentions que d'établir son sens déterminé. Au reste, on peut craindre que, même à l'approfondir, nous n'y trouvions finalement rien d'extraordinaire. Car si haut que nous placions la raison, nous n'allons pourtant pas jusqu'à imaginer par exemple que quelqu'un soit vertueux, ou qu'il soit un héros, ou plus généralement un grand homme par pure raison; ni même, selon la formule connue, que l'espèce humaine se perpétue grâce à cette raison. C'est seulement avec la personnalité qu'apparaît la vie; et toute vie repose sur un fond obscur, lequel doit nécessairement être aussi au fond de la connaissance. Mais c'est seulement l'entendement qui fait ressortir et qui élève à l'acte ce qui est celé dans le fond et contenu en lui simplement "potentíaliter". Ce qui ne peut advenir que grâce à la scission, donc à la science et à la dialectique, qui, nous en sommes persuadés, sont les seules en mesure de fixer et de porter éternellement à la connaissance ce système qui a déjà été esquissé dans le passé plus souvent que nous ne pensons, mais qui a toujours de nouveau échappé, qui s'est présenté à notre esprit à tous, sans jamais être appréhendé par personne. De même que dans la vie nous ne nous fions véritablement qu'à un entendement solide, et que, principalement chez ceux qui perpétuellement font étalage de leurs sentiments, nous pressentons l'absence de toute véritable délicatesse, de même, quand il s'agit de vérité et de connaissance, l'ipséité qui s'est simplement portée jusqu'au sentiment, ne saurait gagner notre confiance. Le sentiment est splendide (herrlích) quand il demeure dans le fond; mais non point quand il vient au jour, se transforme en être (Wesen) et prétend dominer. S'il est vrai, d'après les vues remarquables de Franz von Baader, que l'instinct de connaissance présente la plus complète analogie avec l'instinct de reproduction, il y a également dans la connaissance quelque chose d'analogue à la décence et à la pudeur, et aussi une forme de luxure et d'impudence, un type de plaisir faunesque qui jouit de tout alentour, sans sérieux et sans désir de produire ou d'élaborer quoi que ce soit. Le lien de notre personnalité est l'esprit, et c'est seulement quand la liaison effective des deux principes peut devenir créatrice et féconde que l'enthousiasme (Begeísterung), au sens propre du terme, est le principe efficace de tout art fécond et formateur, qu'il s'agisse des beaux-arts ou de la science. Chaque forme d'enthousiasme se manifeste au-dehors d'une manière déterminée; et il y en a aussi une qui se révèle à travers le génie artistique de la dialectique, et qui est une forme d'enthousiasme proprement scientifique. C'est pour cette même raison qu'il y a une philosophie dialectique qui, en tant que science, est rigoureusement distincte par exemple de la poésie et de la religion, et qui subsiste entièrement pour soi, mais sans jamais s'identifier avec n'importe quoi à tour de rôle, comme le soutiennent ceux qui, dans maint écrit, s'efforcent à présent de mêler tout avec tout. On dit que la réflexion est hostile à l'Idée, mais le suprême triomphe de la vérité consiste précisément à ressortir victorieusement de la scission et de la séparation la plus extrême. La raison est en l'homme ce qu'est en Dieu, d'après les mystiques, le "prímum passívum", autrement dit la sagesse primordiale en laquelle toutes les choses sont ensemble et cependant séparées, ne formant qu'un, chacune étant cependant libre en son genre. Elle n'est point activité, comme l'esprit, ni absolue identité des deux principes de la connaissance, elle est l'indiférence; la mesure et, pour ainsi dire, le lieu universel de la vérité, la tranquille demeure où est conçue (empfangen) la sagesse originelle d'après laquelle l'entendement, la considérant comme archétype, doit exercer son activité formatrice. La philosophie tire son nom, d'une part, de l'amour comme principe universel d'enthousiasme, et d'autre part, de cette sagesse originelle qui est son but proprement dit.

Quand on retire à la philosophie le principe dialectique, c'est-à-dire l'entendement qui particularise, mais par là même ordonne et donne figure organiquement, ainsi que l'archétype sur lequel elle se dirige, si bien qu'elle n'a plus en elle-même ni règle ni mesure, il ne lui reste plus qu'à chercher à s'orienter historiquement, en prenant pour source et principe directeur la tradition, à laquelle on s'est déjà reporté dans le passé avec un résultat analogue. Vient alors le temps où, comme on a cru chez nous pouvoir fonder la poésie sur la connaissance des poèmes de toutes les nations, on cherche pour la philosophie une norme et une assise historique. Nous avons le plus grand respect pour la profondeur des enquêtes historiques, et nous pensons avoir montré que nous ne partageons pas l'opinion presque universelle, selon laquelle l'homme ne se serait élevé que progressivement de la torpeur de l'instinct animal à la raison. Nous pensons cependant que la Vérité est toute proche, et que nous devons d'abord chercher chez nous et sur notre propre sol la solution des problèmes qui se sont réveillés de nos jours, avant de nous mettre en quête de sources si éloignées. L'époque de la foi simplement historique est révolue lorsque est donnée la possibilité d'une connaissance immédiate. Nous possédons une révélation plus ancienne que toute révélation scripturaire, la nature. Celle-ci contient des types (Vorbilder) que nul n'a encore interprétés, tandis que ceux de la révélation scripturaire ont déjà depuis longtemps trouvé leur accomplissement et leur exégèse. Le seul véritable système de la religion et de la science, si l'intelligence de cette révélation non écrite nous était ouverte, ne consisterait point à faire étalage de quelques concepts philosophico-critiques laborieusement assemblés, mais il paraîtrait dans tout l'éclat de la vérité et de la nature. Ce n'est point le temps de ranimer les anciennes oppositions, mais de chercher ce qui gît hors et au-delà de toute opposition. Le présent traité sera suivi d'une série d'autres études destinées à exposer progressivement toute la partie idéelle de la philosophie...."

 

"Die Weltalter" (1815, Les âges du monde)

Dans "Les Âges du monde", Schelling raconte, à l’exemple de Bœhme, non pas seulement le devenir de la nature et de l’homme, mais celui de Dieu même. Tout devenir est une victoire ; il surmonte les forces aveugles et destructrices dont il se sert comme d’une base ; il n’y a pas de oui inconditionnel et absolu ; l’affirmation ne s’établit que sur la négation, qu’en rejetant dans un éternel passé les formes obscures et chaotiques qui tendaient à être ; rien n’est si sombre et entouré de dangers qu’une vie qui commence. Mais cette victoire n’est elle‑même possible que par le renoncement de ces puissances primitives à être pour elles‑mêmes ; elles se renoncent, en devenant l’organe d’une volonté supérieure. Ce devenir est d’abord celui de Dieu lui-même ; pour qu’il soit, il faut qu’il vienne du non‑être, du germe primitif, qui est sa première puissance ; par opposition à ce germe, Dieu est l’être qui est (das Seyende), et c’est là sa seconde puissance ; enfin, il est l’union hiérarchique de l’être et du non‑être, et c’est là sa troi­sième puissance. Chacune de ces puissances veut être et elle refoule tour à tour les deux autres, comme dans le devenir circulaire qui va de la graine à la plante, puis de la plante à la graine ; cette rotation ne cessera que par la volonté commune de renoncement, en faveur d’une volonté supérieure, d’une vo­lonté qui n’est celle d’aucune forme d’être, une volonté qui ne veut rien, parce qu’elle est au‑dessus de toute différence ; c’est la surdivinité (Uebergottheit), qui a pour base la nature, cons­tituée par les trois puissances. Dieu est absolue liberté, libre de toute forme d’être et de toute nature.

 

"Philo­sophie der Mythologie" (Philosophie de la mythologie, 1842-1846)

Schelling trouve dans l’étude de la mythologie, à laquelle il s’intéresse à partir de 1815, la confirmation de sa théosophie ; auparavant, Schelling s’en tenait à Schlegel ; mais la mythologie devenait alors un peu ce qu’est pour nous l’étude sociologique des religions primitives ; dans sa "Symbolique" (1810‑1811), Creuzer, reprenant une thèse traditionnelle qui voit dans les mythes de véritables doctrines, issues de l’effacement d’un monothéisme originel, cherche à la confirmer par des recherches de détail sur le culte égyptien, les religions asiatiques, grecques et italiques ; sa thèse, qui lui vient de son ami le mystique Görres, fut fort combattue par les philologues et, en revanche, adoptée par Schelling qui vit, dans la mythologie, une histoire de la conscience humaine : la mythologie est, dans la conscience humaine, la phase des forces hostiles, cherchant à s’entre-­détruire, à laquelle doit succéder la phase du monothéisme chrétien et de l’esprit ; le dieu de la primitive humanité est un être indifférencié qui n’est pas plus un que plusieurs ; l’huma­nité s’arrache à cet état amorphe par le polythéisme qui, en conséquence de la diversité des croyances, produit celle des peuples et des races.

 

"Introduction à la philosophie de la mythologie"

"En dépit de l'apparente diversité de leurs objets, les deux parties qui composent cette Introduction à la philosophie de la mythologie traduisent un unique dessein : opposer à la dialectique hégélienne alors triomphante une dialectique plus authentique, car reconduite à sa source grecque - chez Platon, mais aussi, de manière plus inattendue, chez Aristote. La première partie applique cette méthode à la mythologie, et, après avoir fait s'effondrer les différentes «explications» de celle-ci, débouche sur l'historicité radicale du processus au long duquel, dans la métamorphose réglée des dieux, se constitue la «religion sauvage» de l'humanité. La seconde partie va soumettre au travail dialectique le contenu le plus immédiat de la pensée, l'idée de l'Être (ou de l'Étant, comme préfère dire Schelling, là encore fidèle aux Grecs), dont la patiente et minutieuse déconstruction dégagera le noyau caché, l'acte pur d'exister, que la raison ne peut plus contenir et qu'elle doit poser hors d'elle-même comme le point de départ d'une philosophie encore inouïe - la philosophie positive." (trad. de l'allemand par GDR Schellingiana (CNRS, éditions Gallimard)

 

"Philosophie der Offenbarung" (Philosophie de la Révélation)

Puis Schelling commence à sortir de la préoccupation exclusive de l’absolu : « Depuis Iéna, écrit‑il en 1806, j’ai vu que la religion, la croyance publique, la vie dans l’État sont le point autour duquel se meut et où doit être fixé le levier qui doit ébranler cette masse humaine inerte ». En 1809, à la suite de la lecture de Boehme, les "Recherches sur l’Essence de la Liberté humaine" achèvent le revi­rement : Schelling ne déduit plus, il raconte ; mais son récit est systématique : c’est le récit d’un drame mystique qui nous ramène, par delà les siècles, à Boehme et à Eckardt. D’abord un arrière‑fond de l’existence (Grund) sans lumière ni conscience, Désir vide et pauvre ; l’Esprit de Dieu, mû par l’amour, lie à l’entendement le Désir, qui, gros de toutes les formes de l’exis­tence, devient volonté créatrice de la nature ; c’est le devenir cosmogonique ; à son point culminant se trouve l’homme. Dans l’être naturel, la volonté propre de chaque être restait unie à la volonté universelle. Chez l’homme, être intelligent, cette volonté propre, développée et éclairée, veut exister pour soi et devenir à soi-même son univers ; tel est l’origine du Mal, issu non pas du fond de la nature, mais d’une volonté éclairée qui se ferme à l’amour universel. A la chute de l’homme com­mence le devenir théogonique ou l’Histoire, qui est le retour à Dieu. L’univers est ainsi la révélation de Dieu ; en Dieu, le fondement se relie immédiatement à l’existence ; au dehors de lui, le fondement n’atteint l’existence que par l’intermédiaire de la nature et de l’histoire. Un Dieu créateur, l’homme libre, l’union finale de l’homme à Dieu, tels sont les trois articles d’un théisme, «croyance officielle de toutes les constitutions où résident la justice et l’ordre», dont il ne devait plus se départir.

"« Mais qu'est-ce que l'homme emporte avec lui dans le monde des esprits? J e réponds : tout ce qui était ici-bas déjà lui-même, et il ne laisse derrière lui que ce qui n'était pas lui-même. L'homme ne passe donc pas dans le monde des esprits avec seulement son esprit au sens étroit du mot, mais aussi avec ce qui, dans son corps, était lui-même, bref avec ce qu'il y avait, dans son corps, de spirituel. (Car il importe de reconnaître : 1) que le corps en soi et pour soi contient déjà un principe spirituel; 2) que ce n'est pas le corps qui contamine l'esprit, mais l'esprit le corps. Le corps est un terrain qui reçoit toutes les graines, et l'on y peut semer le Bien comme le Mal. Aussi le Bien que l'homme a implanté dans son corps comme le Mal qu'il y a semé le suivent-ils dans la mort.) La mort n'est donc pas une séparation absolue de l'esprit et du corps, elle ne sépare l'esprit que de la partie du corps qui est en opposition avec lui, donc le Bien du Mal et le Mal du Bien (c'est pourquoi ce reste après la mort n'est pas appelé corps, mais cadavre). Ce n'est donc pas une partie seulement de l'homme  est immortelle, c'est l'homme tout entier qui est immortel dans son véritable "esse", la mort étant une "reductio ad essentiam" ramène l'homme, non à l'Existant absolu et divin, mais à son propre être... Ainsi l'homme après la mort est-il infiniment plus réel et plus consistant qu'il ne l'était ici-bas, où il était soumis aux discordances de la vie affective et à l'empire du hasard.

On a comparé l'état de l'homme après la mort à un sommeil, mais on doit bien plutôt le considérer comme une veille endormie ou comme un sommeil éveillé, bref une clairvoyance, qui rend possible une communication directe avec les choses sans l'intermédiaire des organes. Quant à la question de savoir ce que deviendra la mémoire, il faut répondre que la mémoire subsistera, mais sans s'étendre à toutes les choses possibles, car ici-bas déjà un homme juste paierait cher pour pouvoir oublier au moment voulu. En outre, le pouvoir d'évoquer les souvenirs ne sera plus alors ce qu'il est ici-bas : ici nous devons d'abord les intérioriser, là ils seront déjà intériorisés. Le mot, d'ailleurs, est trop faible pour désigner ce que nous voulons dire. On dit d'un ami, d'un être aimé, avec  on n'a qu'un cœur et qu'une âme, qu'on se souvient d'eux, qu'ils vivent constamment en nous, qu'ils n'ont pas à pénétrer dans le sanctuaire de nos sentiments, qu'ils y sont déjà : ainsi en sera-t-il du souvenir alors. Par la mort, le physique dans ce qu'il a d'essentiel et le spirituel se trouvent unis. Mais c'est par l'âme que les bienheureux seront rattachés et unis à Dieu, de qui l'âme est séparée au contraire par la révolte de l'esprit...  Ainsi la philosophie de la nature appelle pour son achèvement une philosophie du monde spirituel en qui le plus haut but de la création trouve son accomplissement. L'humanité, que l'Incarnation de Dieu avait déjà élevée à la divinité, sera enfin divinisée, et, avec l'homme et par lui, la nature. Car là enfin Dieu est réellement tout dans tout .."

 

La dernière philosophie de Schelling se veut une philosophie positive c'est-à-dire qu'elle se présente comme un récit. Dieu est point de départ, à la fois existence nécessaire, mais dès l'origine « puissance » (possibilité) d'une autre existence. La création est actualisation de cette puissance de l'être autre. L'homme est le point où l'unité des puissances est restaurée mais actualisant à nouveau cette puissance, cette fois sur le plan de la conscience : c'est l'odyssée religieuse de l'humanité d'abord sous la forme imaginaire de la mythologie puis sous la forme d'une conscience délivrée, en personne dans la Révélation.

 

Schelling a donc employé successivement, pour exprimer sa propre pensée, le langage de Saint‑Martin, de Fichte, de Schlegel, de J. Boehme, de Creuzer. Il est parti de cette idée que la raison, avec l’intuition intellectuelle, pouvait construire toutes les formes de l’être, de la nature et de l’esprit. A partir de 1806, il s’aperçoit de la distinction entre l’universel, objet de la construction rationnelle, et l’individu, existant effectivement ; cette distinction l’amène à concevoir l’existant comme radicalement contingent et libre relativement à l’essence et au possible. Ainsi au terme de sa carrière, il sépare deux philo­sophies : la «philosophie purement rationnelle» qui construit le possible, et la «philosophie positive» qui part du fait pur de l’absolue liberté, principe d’existence pour soi et pour les autres. Il faut pourtant remarquer un trait commun à toutes les périodes de cette longue évolution ; c’est ce que nous nommons le manichéisme de Fichte ; rien ne se pose que par une lutte et une victoire sur son opposé ; l’immédiat ne peut être que vide et néant...


La philosophie de Schelling n'est pas, comme celle de Kant, le résultat mûri de longues années de méditation, ni, comme celle de Fichte, le résultat d'une forte impulsion morale; elle est un produit de l'imagination. Kant pense, creuse, observe ; Fichte affirme, et ordonne; Schelling proclame ce qu'un sens supérieur lui révèle, et il prononce des oracles. La méthode philosophique, en, passant de Kant à Fichte et de Fichte à Schelling,renonce de plus en plus à ses procédés rigoureux, pour se rapprocher de la poésie et de l'art. Le philosophe devient un voyant, dans le sens antique du terme; il saisit de prime abord l'harmonie des choses, le rapport du fini et de l'infini, du réel et de l'idéal. Il a reçu, pour cela, un don spécial. Schelling affirme expressément que le philosophe a besoin d'imagination, d'inspiration, de génie, aussi bien que l'artiste. Il ne rejette pas l'observation, en principe; mais il en use peu. Voilà pourquoi sa philosophie n'a pas d`évolution; elle est très rapidement toute faite; elle surgit sous l'inspiration de son premier maître, Fichte, et sous le coup d'une lecture de Spinoza. 

Fichte, malgré l'effort qu`il avait fait pour ramener toute l'activité intellectuelle et morale de l'homme à un principe unique, avait laissé subsister à la base de sa théorie une dualité qui, selon Schelling, en faussait le contenu. Le moi ne pouvant se concevoir qu'à l'aide du non-moi, et le non-moi n'existant que par le moi, le philosophe se trouvait en présence de deux  éléments irréductibles, se supposant l'un l'autre, et aussi primitifs l'un que l'autre. Schelling veut faire disparaître la contradiction à laquelle Fichte n'avait pu échapper; il cherche, au delà du moi et du non-moi, un principe supérieur qui les détermine l'un et l'autre, et il le trouve dans l'absolu, source et fin de toute existence, lien du monde idéal et du monde réel, identité des contraires. La "Doctrine de l'ídentité" (Die Einheitslehre) se substitue à la Doctrine de la science, et prétend apporter enfin la synthèse tant cherchée, l'unité du savoir humain. C'était, en réalité, l'ancien panthéisme qui revenait, avec moins de précision dans les termes et une méthode moins rigoureuse. L'absolu de Schelling, c'est la substance infinie de Spinoza, qui se développe dans deux directions opposées, dans le monde de la pensée et dans le monde de l'étendue, dans les esprits et dans les corps, ou, selon la terminologie nouvelle, dans le moi et dans le non-moi.

La seule originalité du système de Schelling, c'est qu'il établit un lien plus intime, une identité plus complète entre les diverses manifestations de l'absolu. Le monde idéal et le monde réel, l'esprit et la nature, sont deux émanations non seulement parallèles, mais exactement correspondantes de la pensée divine. Il y a une sorte d'harmonie préétablie entre nos idées et les choses. Pour chaque objet, nous portons en nous un concept, qui n'en dérive pas directement, qui n'est pas un résultat de l'observation, mais qui est déposé de toute éternité dans notre conscience. Nous n'avons qu'à évoquer ces concepts, à mesure que les objets passent devant notre esprit. Nous n'avons, pour connaître le monde, qu`à lire en nous-mêmes, à suivre avec notre œil intérieur l'évolution des choses, à reproduire dans notre pensée la dialectique divine qui a créé l'univers. Ainsi notre science aura cette unité qui règne dans la nature; ainsi elle sera elle-même une manifestation de l`être universel, et absolue comme lui. La méthode philosophique ne sera plus la vulgaire réflexion, qui isole les choses, et qui ne peut donc nous procurer qu'une connaissance fragmentaire. Ce sera l`intuition, une sorte d'imagination spéculative, qui classe d'emblée les idées et les coordonne.

Et l'objet de la philosophie sera de construire le monde, de refaire en quelque sorte le poème de la création.


Hegel, par l'âge, est antérieur à Schelling, mais il fut moins précoce. Il débuta quand Schelling avait déjà publié ses principaux ouvrages, et il mourut avant que Schelling eut fait connaître ce qu'il appelait sa pensée définitive. La carrière philosophique de Hegel s'intercale ainsi dans celle de Schelling, qui le précéda et le suivit...