- Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) - "Julie ou la Nouvelle Héloïse" (1761) - "Les Confessions" (1765) - "Les Rêveries du promeneur solitaire" (1776) - ....

Last update 10/10/2021


"Je sentis avant de penser : c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans. Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c'est le temps d'où

je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin des hirondelles, disait tout honteux : Allons nous coucher; je suis plus enfant que toi.

Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous était échue..." (Confessions, I) 

A Jean-Jacques Rousseau se rattache une double descendance de romanciers : les "naïfs" qui poussent à l'extrême la tendance idéaliste du maître, et les "cyniques" qui nous montrent en quelque sorte le revers de son idéalisme. Parmi les derniers nous citerons Restif de la Bretonne (1734-1806) et Choderlos de Laclos (1741-1803), et parmi les premiers, Florian (1755- 1794) et surtout Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). ..

La conscience d'une époque? Contemporain de lui-même, Rousseau l'est également de son siècle, mais pour le rendre avec lui contemporain d'un monde plus pur, plus innocent. Se peindre soi, c'est faire preuve de vertu : « Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit », écrit-il dans les Confessions. Autour de ce centre de gravité, Rousseau tente de saisir la nature de l'humanité, dont il est la conscience : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Mais il ne tient qu'aux autres de vouloir être, réellement ses « semblables ». C'est pourquoi son œuvre, si diverse, garde l'unité profonde de ce regard sur soi et sur le monde - qui lui renvoie son regard, déformé ou voilé, souvent abîmé par une solitude irrépressible...

Rousseau est un autodidacte. Sa production littéraire est variée et aborde aussi bien le genre littéraire de l'essai que ceux du roman ou de l'autobiographie. Mais elle témoigne d'une grande unité. Dès le "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" (1755), l'idée centrale de sa philosophie est présente : la société dénature l'homme en le plongeant dans le règne du paraître. Pour étayer cette idée, il construit l'hypothèse d'un état de nature antérieur à toute inégalité de fait. Cette hantise du mensonge, de la tromperie et de l'hypocrisie se répercute aussi bien sur la question de l'art, de la politique, ou de la pédagogie qu'il aborde dans ses ouvrages ultérieurs. Cette valorisation de la sensibilité est très présente dans les écrits autobiographiques de Rousseau. Déjà à propos de "Julie ou la Nouvelle Héloïse" (1762), son unique roman, il reconnaît avoir inscrit, dans le récit par lettres de la passion amoureuse de Julie et de Saint-Preux, de nombreux éléments de sa vie. Mais c'est avec les "Confessions" qu'il s'adonne au genre autobiographique. De plus en plus en proie à des sentiments de persécution, il multiplie les textes où il se prend comme objet d'étude...

 

"La Nouvelle Héloise" rencontra un succès sans précédent dans les annales du roman, une vague de fond qui embrasse la société lettrée, la sensibilité n'est plus une affaire d'esprits fins et distingués, de plaisir individuel et délicat de l'intelligence que l'on savoure comme un raffinement suprême, mais c'est une lame de fond qui mêle en un tout cohérent et dynamique sentiment de la nature, passion, goût de l'émotion et de la vertu : « O sentiment ! sentiment ! douce vie de l'âme ! quel est le cœur de fer que tu n'as jamais touché? quel est l'infortuné mortel à qui tu n'arrachas jamais de larmes? » Rousseau réussit à faire de la vertu une volupté et du sentiment religieux un plaisir, une sensibilité exprimée dans une prose rythmée et vibrante: l'analyse des sentiments ne se suffit plus désormais à elle-même, la suggestion et l'émotion comptent davantage, la littérature romantique est encore à quelques décennies. Bernardin de Saint-Pierre lui emboîte rapidement le pas, le culte de la passion animera le "Werther" de Gœthe, puis le "René" de Chateaubriand. Le diptyque de La Nouvelle Héloïse et des Confessions  ouvre la voie aux "Delphine" et "Corinne" de Mme de Staël, "Adolphe" de Benjamin Constant, "Volupté" de Sainte-Beuve, "Oberman" de Senancour, le "Lys dans la vallée" de Balzac, "Dominique" de Fromentin...

 

"On dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu", une "lenteur de penser jointe à une "vivacité de sentir"...  - Et pourtant qui fut Jean-Jacques Rousseau, un parent de Mme de Warens le trouvait "très borné en un mot à tous égards" et lui-même se savait l'objet de bien des jugements défavorables, et dans le Livre III de ses Confessions il nous livre un portrait de lui-même d'une rare finesse d'analyse...

"Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière: un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon âme; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit les sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. ]e ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier: A votre gorge, marchand de Paris, je dis : "Me voilà."

Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j'attende. Insensiblement, ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation... Si j'avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui se sont peintes dans mon cerveau, peu d'auteurs m'auraient surpassé. De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main, vis-à-vis d'une table et de mon papier : c'est à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c'est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies, que j'écris dans mon cerveau ; l'on peut juger avec quelle lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu'elle fût en état d'être mise sur le papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu'à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres, genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni commencer ni finir ; ma lettre est un long et confus verbiage ; à peine m'entend-on quand on la lit.

Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon observateur: cependant je ne sais rien voir de ce que je vois ; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on' fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance; rien ne m'échappe. Alors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé, et il est rare que je me trompe.

Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ose parler dans un cercle : car à chaque mot il faudrait passer en revue tous les gens qui sont là; il faudrait connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu'un...

Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvénient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on vous parle il faut répondre, et si l'on ne dit mot il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de la société; c'est assez qu'il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement... Ce détail contient la clef de bien des choses extraordinaires qu'on m'a vu faire et qu'on attribue à une humeur sauvage que je n'ai point. J'aimerais la société comme un autre, si je n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me convenait...."

 

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

1712-1737 - C'est à Genève, république indépendante, aux citoyens austères, calvinistes et fiers de leurs prérogatives, que Jean-Jacques Rousseau vient au monde. Il est né le 28 juin 1712 sous le signe de la musique et du rythme par son père Isaac, horloger, violoniste et maître de danse, sous celui de la sensibilité et du tragique par sa mère, Suzanne, qui meurt en le mettant au monde. Jean-Jacques enfant seconde son père dans le culte qu'il voue à la défunte ; avec lui, aussi, il fait l'apprentissage de la lecture, dans des romans surtout, jusqu'à ce qu'Isaac soit contraint de quitter Genève, sans pouvoir emmener son fils : le monde préservé s'effondre.

Élevé dès l'âge de dix ans auprès du ministre du culte Lambercier, il apprend l'injustice des punitions non méritées ; en étudiant chez un huissier, à douze ans, il sait qu'il ne sera pas clerc ; en apprentissage chez un graveur, il s'échappe à quinze ans pour une première errance. Décidé à se convertir à la religion catholique, il est recommandé à Annecy auprès de Mme de Warens : il l'appellera « maman ». Cette jeune femme l'envoie très vite à l'hospice des catéchumènes de Turin pour y être baptisé. Après avoir été, sans succès, secrétaire de quelques dames de la ville italienne, il repart sur les routes, enfin hors de la ville, en rupture. Encore un essai avorté, le séminaire, qu'il abandonne, et une passion qui le tient : la musique. Il ne restera pas non plus à la maîtrise de la cathédrale d'Annecy, mais continuera à chanter et à composer. Nouvelles routes, nouveaux voyages, en 1730-1731, pour enfin rejoindre Paris, en être infiniment déçu (on ne lui propose qu'une place de valet), et revenir auprès de « maman », près de Chambéry, qui l'accueille dans son cénacle, en 1733. De pseudo-mère elle devient maîtresse, pour quatre années : en 1737, elle délaisse Jean-Jacques pour un autre, tout en lui laissant sa propriété, les Charmettes, avec sa bibliothèque.

 

1735-1736 - Les Charmettes, le "court bonheur de ma vie", récit mélancolique et déformé d'un Rousseau qu'il aurait goûté auprès de Mme De Warens, mais il y vécut le plus souvent seul...

"Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles, mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même? je me levais avec le soleil, et j'étais heureux ; je me promenais, et j'étais heureux ; je voyais Maman, et j'étais heureux ; je la quittais, et j'étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif ; je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant...

Je me levais tous les matins avant le soleil. je montais par un verger voisin dans un très joli chemin qui était au-dessus de la vigne, et suivait la côte jusqu'à Chambéry. Là, tout en me promenant, je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain balbutiement de lèvres, mais dans une sincère élévation de cœur à l'auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux. Je n'ai jamais aimé à prier dans la chambre; il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses œuvres tandis que mon cœur s'élève à lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et dignes par là d'être exaucées. Ie ne demandais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient jamais, qu'une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur sort dans l'avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en contemplation qu'en demandes, et je savais qu'auprès du dispensateur des vrais biens le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les demander que de les mériter. Je revenais en me promenant par un assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les objets champêtres dont j'étais environné, les seuls dont l'œil et le cœur ne se lassent jamais.." (Livre V).

 

1740-1750 - Solitude, lectures de toutes sortes : philosophie, romans - l'Astrée -, traités de mathématiques, le jeune homme dévore les ouvrages. Installé pour un an à Lyon, il devient précepteur, se voit congédié, mais écrit un premier brouillon de l'Émile : théorie et pratique ne coïncident pas toujours. Nouvelle solitude aux Charmettes, nouveaux essais – des épîtres, un opéra, l'élaboration d'un nouveau système de notation musicale –, avant de repartir pour Paris dans l'espoir d'y être reconnu. Entre Fontenelle pour les leçons morales, Marivaux pour corriger les projets d'opéras, Rameau pour les conseils en théorie musicale, Diderot pour les parties d'échecs, Rousseau côtoie très vite le Paris des Lumières. Précepteur du fils d'un conseiller du roi, il s'éprend, encore une fois, de la maîtresse de maison, se voit à nouveau congédié, tombe malade, et trouve finalement, en 1742, une place de secrétaire auprès de l'ambassadeur de France à Venise. 

Nouveaux fiascos : les femmes, la diplomatie au petit pied, l'éclat navrant du bel canto, et surtout l'ambassadeur irrité par les prétentions de son adjoint – Rousseau est de retour à Paris l'année suivante, et la gloire ne vient toujours pas. Engagé pour adapter un livret de Voltaire, les Fêtes de Ramire, à la musique de Rameau, il est blessé par le peu d'intérêt que lui prodigue l'écrivain, traîne dans sa réécriture, que Rameau terminera. Lorsqu'il est accueilli dans les Salons, il se montre timide, maladroit, parleur médiocre. Alors, dans sa solitude, il lie son sort à une servante de vingt-trois ans, de dix ans sa cadette, Thérèse Levasseur, cinq enfants naîtront de cette relation, qui seront mis aux Enfants trouvés..

Plus proche de Diderot, de d'Alembert et de Condillac, il participe à la lutte philosophique et à l'élaboration de l'Encyclopédie, travaille comme secrétaire et documentaliste, s'initie à la chimie, paraît dans quelques fêtes – où les grandes dames se jouent de lui –, tandis que Thérèse accouche d'un enfant qu'ils abandonneront sans regrets, comme les quatre autres qui suivront. Dès 1747, Diderot lui confie la rédaction des articles de l'Encyclopédie concernant la musique, et, en 1749, Rousseau s'engage résolument aux côtés de son ami emprisonné à Vincennes dans son combat contre les faux pouvoirs. C'est à cette époque qu'il apprend que l'académie de Dijon propose, pour le prix de l'année 1750, de déterminer si le progrès des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. « À l'instant de cette lecture, affirme-t-il dans les Confessions, je vis un autre univers et je devins un autre homme. » Il se hâte de rédiger, dans son Discours sur les sciences et les arts, un réquisitoire vibrant contre l'Histoire, qui, dans son cours implacable, rejette le monde de la pauvreté et cache les scandaleux privilèges des puissants sous le masque des arts et des sciences. Rousseau reçoit le prix, est imprimé, beaucoup lu : il accède enfin à la gloire...

 

Rousseau au firmament - "Si Rousseau n'a voulu qu'attirer l'attention, il réussit au delà de ses espérances : le succès de ses idées en égale le scandale. L'Académie de Dijon le couronne (1750): on le réfute, il réplique; on l'attaque, il riposte: chaque coup marque une victoire, et fait jaillir d'une source ignorée l'éloquence véhémente, l'âpre ironie, le sarcasme. Un second discours , sur l'Origine de l'Inégalité parmi les hommes (1755), lui donne l'occasion de compléter ses premières idées, et porte à son comble la célébrité de l'auteur. Il s'y dévoile « républicain », comme on disait alors, c'est-à-dire ennemi de l'ordre social établi et de la hiérarchie des classes, négateur de la propriété, et déjà démocrate. Entre temps, cet iconoclaste farouche se révélait dans sa musique un naïf et un sentimental. Le Devin du village (1752). avec ses chants idylliques, enlevait les applaudissements du roi, de la cour, et provoquait les larmes de femmes élégantes qui paraissaient à fauteur "belles comme des anges". C'était, après le succès de surprise, le succès d'attendrissement. Rousseau connaissait coup sur coup la gloire et la vogue : il était célèbre à faire pâlir Voltaire lui-même. Heureusement son « républicanisme » veillait. — et sa gaucherie aussi. Un éclat si soudain le mettait hors de pair. Rousseau, très avisé sous sa brusquerie, comprit la situation et se hâta den tirer parti. De ce moment date sa « réforme », c'est-à-dire l'arrangement de son rôle en vue de l'effet qu'il voulait produire sur ses contemporains, et même sur la postérité. Il veut être l'homme de ses écrits, accorder sa vie avec ses idées, monter sa parole, au ton de ses livres....  Le voici changeant d'ajustement : plus de jabot, plus d'épée, plus de manchettes, mais un gros habit, une perruque ronde, des manières de paysan, un verbe tranchant et bourru. C'était un mondain honteux; il se fait rustre arrogant. Tel est le personnage qu'il se compose, non point antipathique à sa nature, mais trop avantageux à son rôle pour être seulement naturel. Sous cette nouvelle forme, les salons se le disputent : il y passe bientôt à l'état de curiosité. Il s'en apercevait, et s'y montrait encore, moitié calcul et moitié vanité. Il ne lui déplaisait pas de jouer au paysan du Danube parmi les Parisiens de la décadence; d'être le point de mire de tous les regards, d'intriguer par ses sourcils froncés, sa causticité intermittente... Cependant ce rustique fut bientôt excédé de la ville ; il soupirait après la campagne, après les « sombres asiles » de la Fontaine. Ses vœux furent à point comblés. Durant les six années qui suivirent (1756 à 1762), deux retraites forestières, chez Mme d'Épinay et chez le maréchal de Luxembourg, à l'Ermitage et à Montmorency, lui offrirent le recueillement désiré. L'inspiration l'y attendait. C'est la période des chefs-d'œuvre. Ces six années furent d'une fécondité prodigieuse : la Nouvelle Héloïse, la Lettre à d'Alembert, le Contrat Social, l'Emile paraissent coup sur coup..."

 

1750 - "Discours sur les sciences et les arts"

«A l'instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme...", écrit Rousseau dans ses Confessions. Le vagabond de 1728-1732, qui connut avec Mme de Warens et Les Charmettes, un immense bonheur, 1732-1736, est devenu en 1744, à son retour de Venise, un bel esprit, un homme de société. C'est alors sur la route de Vincennes, au début d'octobre 1749, alors qu'il rend visite à Diderot enfermé au château pour la "Lettre sur les Aveugles" qu'il tombe dans le Mercure de France, sur une question mise au concours par l'Académie de Dijon : Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs:  "Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j'en répandais" (A Malesherbes, 12 janv. 1762). En arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire...

La première œuvre de Rousseau, celle qui lui procura la célébrité, est le discours qui remporta le prix à l’Académie de Dijon sur ce sujet : si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Rousseau va prouver qu'il ne pouvait en être autrement. L'époque est à célébrer, avec Voltaire et les Encyclopédistes, le progrès matériel qui engendre le progrès moral, et conditionne notre bonheur ici-bas. Rousseau, avec une éloquence qui surprend à l'époque, et que nous pouvons juger artificielle tant les référence à l'Antiquité sont nombreuses, va soutenir que la sciences et les arts corrompent les moeurs, que le bonheur est dans la vie simple; qu'en adoucissant la vie sociale, les sciences et les arts aident les tyrans à asservir les hommes : "ils étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu'on appelle des peuples policés.."; mensonges et bienséances prennent l'apparence de la vertu; l'oisiveté est encouragée, le sens religieux est détruit sans rétablir la morale, l'éducation ne forme plus que des savants et non des citoyens...

 

"Socrate avait commencé dans Athènes, le vieux Caton continua dans Rome, de se déchaîner contre ces Grecs artificíeux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore ; Rome se remplit de philosophes et d'orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on embrassa des sectes, et l'on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d'obéissance aux lois, succédèrent les noms d'Épicure, de Zénon, d'Arcésilas. Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés. Jusqu'alors les Romains s'étaient contentés de pratiquer la vertu ; tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.

O Fabricius ! qu'eût pensé votre grande âme si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? « Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine? quel est ce langage étranger? quelles sont ces mœurs efféminées? que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices?  Insensés, qu'avez-vous fait? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ! C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie ! Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte ! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents ; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d'y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée: il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux? O citoyens ! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel : l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre... Et qu'ai-je fait dire à ce grand homme, que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV? Parmi nous, il est vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë, mais il eût bu dans une coupe encore plus amère la raillerie insultante et le mépris, pire cent fois que la mort.

Voilà comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu'elle ne nous a point destinés à de vaines recherches...

Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l'expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des Etats ; mais, après avoir oublié la nécessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes mœurs ne soient essentielles à la durée des empires, et que le luxe ne soit diamétralement opposé aux mœurs?"

 

Les réfutations furent nombreuses, et Rousseau répliqua: "Gardons-nous de conclure qu'il faille aujourd'hui brûler toutes les bibliothèques et détruire les universités et les académies. Nous ne ferions que replonger l'Europe dans la barbarie ; et les mœurs n'y gagneraient rien... On n'a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. Laissons donc les sciences et les arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu'ils ont corrompus ; cherchons à faire une diversion sage, et tâchons de donner le change à leurs passions... Les lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité..."

 

1752 - "Le Devin de village"

Malade à nouveau, Rousseau quitte ses protecteurs, se fait copiste de musique et compose en quelques jours un opéra, le Devin du village (1752), chantant l'impossible amour dans le mensonge des villes. Le public est enthousiaste, et Rousseau s'en inquiète. Refusant d'être présenté au roi, s'affublant pour la première du Devin à la cour d'une barbe et d'une mauvaise perruque, il est rassuré par l'échec du premier opéra qu'il avait écrit, "Narcisse ou l'Amant de lui-même" (1752), joué sans nom d'auteur. Pour faire bonne mesure, il prend parti contre la musique française en affirmant qu'au contraire des Italiens les Français «n'ont point de musique». 

 

1755 - "Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité"

C’est à l’occasion d’un concours de l’Académie de Dijon que Jean-Jacques Rousseau compose son premier véritable ouvrage philosophique. Mais c'est aussi lorsque, à la fin du Discours, Rousseau s'emporte contre l'inégalité qui règne parmi les peuples policés, la naissance de cette éloquence révolutionnaire qui va s'emparer de la fin du XVIIIe siècle : "puisqu'il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités tandis que la multitude affamée manque du nécessaire...".

A partir du sujet "Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et est-elle autorisée par la loi naturelle ?", Rousseau soutient que la différence naturelle des hommes n'explique en rien leur inégalité sociale, que c'est l'Histoire qui les rend inégaux, non leur nature. C'est au cours d'un séjour à Saint-Germain qu'il formula sa réponse (Confessions VIII): "Enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes ; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et, comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la divinité ; et, voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre : Insensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux viennent de vous !". La racine du mal est donc dans la vie sociale, puisqu'en effet la nature ne destinait pas l'homme primitif à cette vie en société, la fameuse représentation des sauvages "libres, sains, bons et heureux" devient un thème littéraire : "Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits... Ses désirs ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu'il connaisse dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le repos ; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim... Je voudrais bien qu'on m'expliquât quel peut être le genre de misère d'un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé". Pendant des milliers de siècles, l'être humain vécu solitaire, indépendant, et ne se distinguait des animaux que par sa plus grande intelligence, par la conscience d'être libre et non soumis à l'instinct, et par la faculté de se perfectionner qu'il possédait en puissance et qui aurait pu ne jamais se développer, et le voici  devenu "un être méchant en le rendant sociable".

 

Rousseau distinguera trois étapes dans cette construction de l'inégalité : " Si nous suivons le progrès de l'inégalité dans ces différentes révolutions, nous trouverons que l'établissement de la loi et du droit de propriété fut son premier terme ; l'institution de la magistrature le second, que le troisième et dernier fut le changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire ; en sorte que l'état de riche et de pauvre fut autorisé par la première époque, celui de puissant et de faible par la seconde, et par la  troisième celui de maître et d'esclave, qui est le dernier degré de l'inégalité, et le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu'à ce que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l'institution légitime.."

 

Au commencement de la société fut l'appropriation - "Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne!" Mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain: il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature..."

 

Peu à peu les hommes primitifs, vivant isolés, ont conquis la supériorité sur la nature, puis s'est établi la famille qui "introduisit une sorte de propriété". Les liens entre familles créèrent des groupes. Etape succédant à celle de la pure nature, mais étape antérieure à la propriété et à la société,  la plus heureuse de l'histoire du monde, selon Rousseau...

 

"Quoique les hommes fussent devenus moins endurants, et que la pitié naturelle eût déjà souffert quelque altération, cette période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l'indolence de l'état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l'époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste hasard, qui, pour l'utilité commune, eût dû ne jamais arriver. L'exemple des sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point, semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce.

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs, ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant, mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent ; mais pour le philosophe, ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain... Dès qu'il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d'autres hommes pour nourrir ceux-là... De la culture des terres s'ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois reconnue les premières règles de justice: car, pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose; de plus, les hommes commençant à porter leurs vues dans l'avenir, et se voyant tous quelques biens à perdre, il n'y en avait aucun qui n'eût à craindre pour soi la représaille des torts qu'il pouvait faire à autrui. Cette origine est d'autant plus naturelle, qu'il est impossible de concevoir l'idée de la propriété naissant d'ailleurs que de la main-d'œuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s'approprier les choses qu'il n'a point faites, l'homme y peut mettre de plus que son travail. C'est le seul travail qui, donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu'il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fonds, au moins jusqu'à la récolte, et ainsi d'année en année ; ce qui, faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété..."

 

C'est alors que l'inégalité des conditions éveilla dans l'âme primitive, l'ambition et la jalousie, et que les plus riches, sous prétexte de protéger les plus faibles, plus habilement pour contenir leurs ambitions et s'assurer de leurs possession, en vinrent à fixer pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité...

 

" Avant qu'on eût inventé les signes représentatifs des richesses, elles ne pouvaient guère consister qu'en terres et en bestiaux, les seuls biens réels que les hommes puissent posséder. Or quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s'agrandir qu'aux dépens des autres, et les surnuméraires que la faiblesse ou l'indolence avaient empêchés d'en acquérir à leur tour, devenus pauvres sans avoir rien perdu, parce que, tout changeant autour d'eux, eux seuls n'avaient point changé, furent obligés de recevoir ou de ravir leur subsistance de la main des riches, et de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches de leur côté connurent à peine le plaisir de dominer, qu'ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu'à subjuguer et asservir leurs voisins ; semblables à ces loups affamés qui ayant une fois goûté de la chair humaine rebutent toute autre nourriture et ne veulent plus que dévorer des hommes.

C'est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d'autrui, équivalent, selon eux, à celui de propriété, l'égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c'est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s'élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres.

La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : le genre humain avili et désolé, ne pouvant plus retourner sur ses pas ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu'il avait faites et ne travaillant qu'à sa honte, par l'abus des facultés qui l'honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine.

Il n'est pas possible que les hommes n'aient fait enfin des réflexions sur une situation aussi misérable, et sur les calamités dont ils étaient accablés. Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens, particulier. D'ailleurs, quelque couleur qu'ils pussent donner à leurs usurpations, ils sentaient assez qu'elles n'étaient établies que sur un droit précaire et abusif et que n'ayant été acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu'ils eussent raison de s'en plaindre. Ceux mêmes que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire : C'est moi qui ai bâti ce mur ; j'ai gagné ce terrain par mon travail. Qui vous a donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d'un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu'une multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? 

Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits,  seul contre tous, et ne pouvant à cause des jalousies mutuelles s'unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l'espoir commun du pillage, le riche, pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l'esprit humain ; ce fut d'employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l'attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d'autres maximes, et de leur donner d'autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire.

Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur d'une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle. »

Il en fallut beaucoup moins que l'équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d'ailleurs avaient trop d'affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d'arbitres, et trop d'avarice et d'ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d'un établissement politique, ils n'avaient pas assez d'expérience pour en prévoir les dangers ; les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d'en profiter, et les sages mêmes virent qu'il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l'autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.

Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. 

On voit aisément comment l'établissement d'une seule société rendit indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut s'unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s'étendant rapidement couvrirent bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir du joug et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne. Le droit civil étant ainsi devenu la règle commune des citoyens, la loi de nature n'eut plus lieu qu'entre les diverses sociétés, où, sous le nom de droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce possible et suppléer à la commisération naturelle, qui, perdant de société à société presque toute la force qu'elle avait d'homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes âmes cosmopolites, qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peuples, et qui, à l'exemple de l'être souverain qui les a créés, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance...."

 

L'être humain civilisé "préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille", écrit Rousseau, la servitude n'est pas le naturel de l'être humain, tout au contraire, l'état de nature et l'amour de la liberté sont bien des composantes inhérentes à notre existence...

 

"Il ne serait pas plus raisonnable de croire que les peuples se sont d'abord jetés entre les bras d'un maître absolu, sans conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu'aient imaginé des hommes fiers et indomptés a été de se précipiter dans l'esclavage. En effet, pourquoi se sont-ils donné des supérieurs, si ce n'est pour les défendre contre l'oppression, et protéger leurs biens, leurs libertés, et leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les éléments constitutifs de leur être ? Or, dans les relations d'homme à homme, le pis qui puisse arriver à l'un étant de se voir à la discrétion de l'autre, n'eût-il pas été contre le bon sens de commencer par se dépouiller entre les mains d'un chef des seules choses pour la conservation desquelles ils avaient besoin de son secours ? Quel équivalent eût-il pu leur offrir pour la concession d'un si beau droit ; et, s'il eût osé l'exiger sous le prétexte de les défendre, n'eût-il pas aussitôt reçu la réponse de l'apologue : Que nous fera de plus l'ennemi ? Il est donc incontestable, et c'est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan, c'est afin qu'il nous préserve d'avoir un maître.

Les politiques font sur l'amour de la liberté les mêmes sophismes que les philosophes ont faits sur l'état de nature ; par les choses qu'ils voient ils jugent des choses très différentes qu'ils n'ont pas vues et ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude par la patience avec laquelle ceux qu'ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu'il en est de la liberté comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu'autant qu'on en jouit soi-même et dont le goût se perd sitôt qu'on les a perdues. je connais les délices de ton pays, disait Brasidas à un satrape qui comparait la vie de Sparte à celle de Persépolis, mais tu ne peux connaître les plaisirs du mien.

Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et l'éperon, l'homme barbare ne plie point sa tête au joug que l'homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n'est donc pas par l'avilissement des peuples asservis qu'il faut juger des dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu'ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l'oppression. je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant, mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance et la vie même à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l'ont perdu ; quand je vois des animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison, quand je vois des multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à des esclaves qu'il appartient de raisonner de liberté..."

 

En conclusion, "Il suit de cet exposé que l'inégalité, étant presque nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit humain et devient enfin stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en même proportion avec l'inégalité physique ; distinction qui détermine suffisamment ce qu'on doit penser à cet égard de la sorte d'inégalité qui règne parmi tous les peuples policés ; puisqu'il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire."

 

Et le «citoyen de Genève», comme il aime signer, retourne alors en son pays, abjure le catholicisme pour revenir à l'austérité calviniste, mais rejoint Paris en 1754 pour y faire publier son Discours. Voltaire, déjà attaqué en 1750, et lui aussi citoyen genevois, le moquera méchamment, le traitant de cynique et de misanthrope. Rousseau, incompris par son radicalisme philosophique et son intransigeance, s'enferme dans une solitude absolue. 

 

Et Voltaire, de répondre, "Qu'importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles.." :

"... Avouez en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits malheurs particuliers dont à peine la société s'aperçoit. Qu'importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles ? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles, le reste du monde ou les ignore ou en rit.

De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui, de tout temps, ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace, n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant ; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide, lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne t'ut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres. Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l'Italie ; avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde.

Les grands crimes n'ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thomas Kouli-Kan, qui ne savait pas lire, jusqu'à un commis de la douane, qui ne savait que chiffrer. Les lettres nourrissent l'âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous  écrivez contre elles ; vous êtes comme Achille, qui s'emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination.

Si quelqu'un doit se plaindre de lettres, c'est moi, puisque, dans tous les temps et dans tous les lieux, elles ont servi à me persécuter ; mais il faut les aimer malgré l'abus qu'on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d'hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu'on y essuie ; comme il faut aimer et servir l'Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.

M. Chappuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.

Je suis très philosophiquement et avec la plus tendre estime, etc."

 

 Dix jours plus tard, Rousseau rétorquait, "ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir..." :

"... Convenez-en, monsieur ; s'il est bon que de grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions : si chacun se mêle d'en donner, qui les voudra recevoir ? Les boiteux, dit Montaigne, sont mai propres aux exercices du corps, et aux exercices de l'esprit les âmes boiteuses.

Mais en ce siècle savant, on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger non pour s'instruire. jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille, les cafés retentissent de leurs sentences ; ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts de leurs écrits, et j'entends critiquer l'Orphelin, parce qu'on l'applaudit, à tel grimaud si peu capable d'en voir les défauts, qu'à peine en sent-il les beautés.

Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or quel plus sûr moyen de courir d'erreurs en erreurs, que la fureur de savoir tout ? Si l'on n'eût prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n'eût point puni Galilée pour avoir dit qu'elle tournait. Si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l'Encyclopédie n'eût point eu de persécuteurs. Si cent Myrmidons n'aspiraient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins vous n'auriez que des rivaux dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont les acclamations satyriques qui suivent le cortège des triomphateurs : c'est l'empressement du public pour tous vos écrits qui produit les vols dont vous vous plaignez : mais les falsifications n'y  sont pas faciles, car le fer ni le plomb ne s'allient pas avec l'or. Permettez-moi de vous le dire par l'intérêt que le prends à votre repos et à notre instruction. Méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées ; et qui vous oserait attribuer des écrits que vous n'aurez point faits, tant que vous n'en ferez que d'inimitables ?

Je suis sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d'aller au printemps habiter ma patrie, j'y profiterai de vos bontés. Mais j'aimerais mieux boire de l'eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes du votre verger, je crains bien de n'y en trouver d'autres que le Lotos, qui n'est pas la pâture des bêtes, et le Moly qui empêche les hommes de le devenir."

 

1755 - "Lettre à d’Alembert sur les spectacles"

Fn de 1757 paraissait au tome VII de l'Encyclopédie l'article "Genève" écrit par D'Alembert qui, à l'instigation de Voltaire, tout en louant avec maladresse une cité et ses pasteurs d'une grande tolérance et qui "n'ont d'autre religion qu'un socinianisme parfait", s'interroge sur l'absence de théâtre : "On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n'est pas qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse". Face aux moralistes, aux chrétiens qui dénonçaient l'immoralité des spectacles, Voltaire encourage l'art dramatique et présente la tragédie et la comédie comme donnant des leçons de vertu, de raison et de bienséance. Rousseau, alors en froid avec Grimm, Mlle d'Epinay, Diderot, rédige en trois semaines sa Lettre et dénonce dans le théâtre l'expression la plus corruptrice de la civilisation contemporaine. Le théâtre n'a-t-il pas pour finalité de plaire, de flatter les goûts du public, d'exciter ses passions, comment alors peut-il corriger les moeurs? La Tragédie, qui éveille la pitié, est par trop artificielle et éloignée de toute réalité. Dans la préface de Tartuffe, Molière prétendait que "l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes", mais c'est bien l'immoralité qui domine...

"Heureusement la tragédie, telle qu'elle existe, est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l'exemple de leurs vices n'est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n'est utile, et qu'à proportion qu'elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il n'en est pas ainsi de la comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, et dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout en est mauvais et pernicieux, tout tire à  conséquence pour les spectateurs ; et le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c'est une suite de ce principe que plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs..." Le plus grand soin de Molière n'est-il pas de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, "ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent; ses vicieux sont des gens qui agissent..." : "voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l'ordre de la société..."

Et Rousseau d'évoquer longuement Le Misanthrope, de Molière, chef d'oeuvre reconnu, mais pour une raison bien précise : il s'identifie à Alceste, le misanthrope, l'honnête homme, le vertueux, ridiculisé par Molière, tout comme Rousseau se sent rejeté et calomnié par une société mondaine qu'incarne tant Voltaire que Grimm. D'où comprendre le jugement général porté sur lui par le critique et auteur dramatique Jean-François de La Harpe, « Rousseau n'est que le plus subtil des sophistes, le plus éloquent des rhéteurs, le plus impudent des cyniques». La rupture est consommée...

 

"Je trouve que cette comédie nous découvre mieux qu'aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre, et nous peut mieux faire juger de ses vrais effets. Ayant à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent ; sur ce goût il s'est formé un modèle et sur ce modèle un tableau des défauts contraires dans lequel il a pris ses caractères comiques, et dont il a distribué les divers traits dans ses pièces.

Il n'a donc point prétendu former un honnête homme, mais un homme du monde ; par conséquent, il n'a point voulu corriger les vices, mais les ridicules : et, comme j'ai déjà dit, il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l'homme aimable, de l'homme de société, après avoir joué tant d`autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c'est ce qu`il a fait dans le Misanthrope.

Vous ne sauriez me nier deux choses : l'une, qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable. On pourrait dire qu'il a joué dans Alceste, non la vertu, mais un véritable défaut, qui est la haine des hommes. A cela je réponds qu'il n'est pas vrai qu'il ait donné cette haine à son personnage : il ne faut pas que ce nom de misanthrope en impose, comme si celui qui le porte était ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut, mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai misanthrope est un monstre. S'il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ferait horreur.

Qu'est-ce donc que le misanthrope de Molière ? Un homme de bien qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains : qui, précisément parce qu'il aime ses semblables, hait en eux les maux qu'ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l'ouvrage. S'il était moins touché des erreurs de l'humanité, moins indigné des iniquités qu'il voit, serait-il plus humain lui-même ? Autant vaudrait soutenir qu'un tendre père aime mieux les enfants d'autrui que les siens, parce qu'il s'irrite des fautes de ceux-ci, et ne dit jamais rien aux autres. Ces sentiments du misanthrope sont parfaitement développés dans son rôle. Il dit, je l'avoue, qu'il a conçu une haine effroyable contre le genre humain. Mais en quelle occasion le dit-il? Quand, outré d'avoir vu son ami trahir lâchement son sentiment et tromper l'homme qui le lui demande, il s'en voit encore plaisanter lui-même au plus fort de sa colère. Il est naturel que cette colère dégénère en emportement et lui fasse dire alors plus qu'il ne pense de sang-froid. D'ailleurs la raison qu'il rend de cette haine universelle en justifie pleinement la cause : "Les uns parce qu'ils sont méchants Et les autres, pour être aux méchants complaisants".

Ce n'est donc pas des hommes qu'il est ennemi, mais de la méchanceté des uns et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n'y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens; ou plutôt les vrais misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi ; car, au fond, je ne connais point de plus grand ennemi des hommes que l'ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage incessamment les méchants, et flatte, par sa coupable complaisance, les vices d'où naissent tous les désordres de la société..."

 

1756-1757 - Invité par Mme d'Epinay, Rousseau s'installe à l'Ermitage, une dépendance du château de la Chevrette, non loin de Montmorency, non loin de Paris.  "Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve... Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu... Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des oiseaux. Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante pour laquelle j'étais né..." (Confessions, IX).

Il y écrit à Voltaire sa Lettre sur la Providence, mène de front l'écriture de l'Emile, du Contrat Social, et de la Nouvelle Héloïse, tandis que les Encyclopédistes et Diderot lui reprochent sa désertion et son faux amour de la solitude. En 1757, il se fâche avec Diderot, qui, dans le Fils naturel, stigmatise les ermites et affirme que « l'homme de bien est dans la société ». 

Naissance des héros de la Nouvelle Héloise, Julie, Claire et Saint-Preux - «L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur... Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images... J'imaginai deux amies... Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l'une un amant dont l'autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus... Épris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami le plus qu'il m'était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.»

La même année, Rousseau s'éprend à l'Ermitage de Mme D'Houdetot, belle-sœur de Mme d'Epinay, la seule vraie passion de sa vie, qu'il se flatte d'avoir su garder pure et noble, la réalité est autre, il doit s'incliner finalement devant la passion de son ami Saint-Lambert pour la jeune femme, que l'on dira être le modèle de la Julie de la Nouvelle Héloïse. La brouille avec Grimm et Diderot devient définitive et le voici dans l'obligation de quitter l'Ermitage pour s'établir à Montmorency. 

 

1758-1762 - Séjour de Rousseau à Montmorency, dans une ruine puis dans une dépendance du château de Montmorency lorsque le succès de la Lettre à d'Alembert", amène M. de Luxembourg à s'intéresser à lui. Quatre ans d'accalmie. Il y publie en 1761 "la Nouvelle Héloïse", en 1762 le "Contrat Social" et "l'Émile".

 

1761 - "Julie ou La Nouvelle Héloïse"

Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes - "Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou concentrer au fond de mon âme le trouble que j'y sens naître: mais, par pitié, détournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes; trompez l'avide imprudence de mes regards; retenez cette voix touchante qu'on n'entend point sans émotion; soyez hélas! une autre que vous-même, pour que mon coeur puisse revenir à lui. 

Vous le dirai-je sans détour? Dans ces jeux que l'oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités cruelles; vous n'avez pas plus de réserve avec moi qu'avec un autre. Hier même, il s'en fallut peu que, par pénitence, vous ne me laissassiez prendre un baiser: vous résistâtes faiblement. Heureusement que je n'eus garde de m'obstiner. Je sentis à mon trouble croissante que j'allais me perdre, et je m'arrêtai. Ah! si du moins je l'eusse pu savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des hommes. 

De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n'y en a pas un qui n'ait son danger, jusqu'au pus puéril de tous. Je tremble toujours d'y rencontrer votre main, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours. A peine se pose-t-elle sur la mienne qu'un tressaillement me saisit; le jeu me donne la fièvre ou plutôt le délire: je ne vois, je ne sens pus rien; et, dans ce moment d'aliénation, que dire, que faire, où me cacher, comment répondre de moi?" (Première partie,Lettre I à Julie)

 

Ce roman épistolaire, en six parties et cent soixante trois lettres, qui connut un très grand succès au XVIII° et au XIX°, relate la passion mouvementée entre un jeune précepteur roturier Saint-Preux et son élève, une jeune noble Julie d’Etanges. La différence sociale interdit tout espoir à Saint-Preux et Julie, après la mort de sa mère, accepte d’épouser Mr de Wolmar, un homme bon et plus âgé qu’elle. Après une longue absence consacrée à un voyage autour du monde en compagnie de son ami Milord Edouard, Saint-Preux est invité à Clarens auprès de Julie et de son mari, qui espère «guérir» Saint-Preux et transformer sa passion en amitié. Confiant, il s’absente volontairement huit jours pour laisser seuls Julie et Saint-Preux. Saint-Preux, dans une lettre à Milord Edouard, rend compte d’une promenade en barque aux rochers de Meillerie, sur le lac Léman. Mais Julie pourra-t-elle vraiment guérir de sa passion? La fin tragique de Julie est un monument de réalisme..

Le cadre du roman : le lac de Genève et les montagnes du Valais. En effet, "Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré... Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n'a jamais cessé d'errer" (Confessions, IX).. Dans les montagnes du Valais, Saint-Preux sent peu à peu la fièvre de sa passion s'apaiser sous l'influence de la nature...

"J'étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie, ce qui me tenait dans un certain état de langueur qui n'est pas sans charme pour un cœur sensible. Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour être mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvé plutôt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rêver, et j'en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré : à côté d'une caverne on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans les terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

Ce n'était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés ; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver : elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l'accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir: vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtre ;  car la perspective des monts, étant verticale, frappe les yeux tout à la fois et plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

J'attribuai, durant la première journée, aux agréments de cette variété le calme que je sentais renaître en moi: j'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite d'objets inanimés. Mais cet état paisible ayant duré la nuit et augmenté le lendemain, je ne tardai pas de juger qu'il avait encore quelque autre cause qui ne m'était pas connue. J'arrivai ce jour-là sur des montagnes les moins élevées; et, parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étaient à ma portée. Après m'être promené dans les nuages, j'atteignais un séjour plus serein, d'où l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l'âme du sage, dont l'exemple n'exista jamais ou n'existe qu'aux mêmes lieux d'où l'on a tiré l'emblème. 

Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps.

En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit ; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trop vifs s'émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs son tourment. le doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale...

Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles ; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue ; les distances paraissant moindres que dans les plaines, où l'épaisseur de l'air couvre la terre d'un voile, l'horizon présente aux yeux plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir: enfin ce spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens ; on oublie tout, on s'oublie soi-même, on ne sait plus où l'on est..." (Lettre 23).

Dans la Nouvelle Héloïse, roman par lettres, Rousseau fait vivre la morale de l'Émile et du Contrat social, qui n'est pas le devoir, mais la voix de la conscience. Il apprend ainsi la plénitude de la sensibilité, en la montrant déchirée entre la morale et la passion. En ce sens, ce roman, où l'on abuse des points d'exclamation et de suspension, constitue un attentat contre la philosophie rationaliste : son succès est extravagant, mais il marque aussi le début de la persécution de Voltaire et le divorce définitif avec Diderot. Ce roman, c'est le grand rêve de Rousseau « dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire » : « L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eût bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur […]. Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images […]. J'imaginai deux amies […]. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la tendresse et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l'une un amant dont l'autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus […]. Épris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami le plus qu'il m'était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. »

 

L'action est à la fois complexe et très simple : complexe eu égard à la richesse intérieure et aux exigences morales, sociales, passionnelles des personnages ; très simple en ce que les « événements » y sont rares, choisis et toujours issus de la nécessité et des contradictions propres aux caractères mis en relation étroite, ce que Rousseau, conscient de son originalité, écrivait : « Il vous faut des hommes communs et des événements rares ; je crois que j'aimerais mieux le contraire. » De plus, la Nouvelle Héloïse contient la somme des idées, des sentiments et des rêves de Rousseau, car il ne faut pas oublier que, parallèlement, il écrivait l'Émile, la Lettre à d'Alembert et le Contrat social. D'où de longues, mais jamais d'arbitraires digressions : sur le théâtre en France, le duel, le suicide, l'éducation, l'égalité sociale, l'adultère, la religion. Rousseau, en effet, cherche le sens de la vie et les conditions d'une vie harmonieuse.

C'est cette méditation sur l'harmonie qui unifie le roman et donne son sens à l'opposition entre vertu et passion. La vertu est le centre de gravité de ce groupe d'élus qui entourent Julie comme les fidèles leur déesse : or, la vertu n'est pas chose acquise, mais vœu, effort. Julie elle-même doit se perdre pour se sauver et sauver les autres ; Saint-Preux recherche en elle la vertu, mais Julie ne la possède que loin de Saint-Preux ou séparée de lui par cette vertu même ; d'où les contradictions et les tensions : vertu sans présence de l'aimé, amour tenu à distance par la vertu, amour maudissant la vertu, vertu sacrifiant l'amour, nous assistons à une quête de l'harmonie. En effet, ce n'est que lorsque l'amour et la vertu perdent leur violence de contraires que devient pleinement possible l'harmonie, qui réside dès lors tout entière dans la vertu de l'amour. Il n'y a pas abandon, mais dépassement ; il ne s'agit pas de perte, mais d'unification dans une plénitude platonique.

Et c'est là le sens de cette société intime : on ne peut séparer un seul membre sans amoindrir les autres ; on ne peut séparer Julie de ses parents, de son mari, M. de Wolmar, de ses enfants, de ses neveux, de Fanchon, sa protégée, de ses gens, de sa maison et de Clarens tout entier sans faire perdre à tous le sens de leur vie, qui est d'être autour de Julie, et sans faire perdre à Julie elle-même sa « vertu », qui est de rassembler tous les cœurs autour d'elle et de les harmoniser avec cette vertu dont elle veut faire et fait le sens de sa vie. Car c'est le paradis de la vertu – c'est-à-dire de la vie naturelle et bonne, de la « vraie vie » – que Rousseau a peint en mettant aux prises passion et morale pour une conciliation des contraires. Dans ce roman, qui cherche à réaliser un monde harmonieux, le temps et le lieu se déplacent selon de brusques ou subtiles progressions : c'est le temps qui éprouve la passion et la vertu, qui les fait connaître pour ce qu'elles sont et doivent être à ceux qui en sont « possédés » ; c'est le lieu qui s'élargit, s'amplifie ou se resserre et se contracte, selon le rythme double ou unifié du cœur et du devoir, qui, peu à peu, se stabilise pour se fondre avec le temps dans l'harmonie : lorsque Julie meurt, c'est l'illumination ; tous, alors, se connaissent et la connaissent, et Julie ne disparaît que pour revenir bénir, plus belle, plus pure, plus haute, ceux qui suivent son exemple et poursuivent, dans la réalité transparente, le rêve de l'harmonie.

Saint-Preux ne peut espérer épouser Julie, et souffrent tous deux de leurs multiples séparations. Dans la IIIe partie, Julie tombe gravement malade, et Saint-Preux accourt auprès d'elle. Guérie, elle doit se résigner à épouser M.de Wolmar, Saint-Preux lui rend sa liberté mais touche au fond du désespoir..

 

Lettre XVIII de Julie, à la croisée de son destin...

"Vous êtes depuis si longtemps le dépositaire de tous les secrets de mon coeur, qu'il ne saurait plus perdre une si douce habitude. Dans la plus importante occasion de ma vie il veut s'épancher avec vous. Ouvrez-lui le vôtre, mon aimable ami; recueillez dans votre sein les longs discours de l'amitié: si quelquefois elle rend diffus l'ami qui parle, elle rend toujours patient l'ami qui écoute. 

Liée au sort d'un époux, ou plutôt aux volontés d'un père, par une chaîne indissoluble, j'entre dans une nouvelle carrière qui ne doit finir qu'à la mort. En la commençant, jetons un moment les yeux sur celle que je quitte: il ne nous sera pas pénible de rappeler un temps si cher. Peut-être y trouverai-je des leçons pour bien user de celui qui me reste; peut-être y trouverez-vous des lumières pour expliquer ce que ma conduite eut toujours d'obscur à vos yeux. Au moins, en considérant ce que nous fûmes l'un à l'autre, nos coeurs n'en sentiront que mieux ce qu'ils se doivent jusqu'à la fin de nos jours. 

Il y a six ans à peu près que je vous vis pour la première fois; vous étiez jeune, bien fait, aimable; d'autres jeunes gens m'ont paru plus beaux et mieux faits que vous; aucun ne m'a donné la moindre émotion, et mon coeur fut à vous dès la première vue. Je crus voir sur votre visage les traits de l'âme qu'il fallait à la mienne. Il me sembla que mes sens ne servaient que d'organe à des sentiments plus nobles; et j'aimai dans vous moins ce que j'y voyais que ce que je croyais sentir en moi-même. Il n'y a pas deux mois que je pensais encore ne m'être pas trompée; l'aveugle amour, me disais-je, avait raison; nous étions faits l'un pour l'autre; je serais à lui si l'ordre humain n'eût troublé les rapports de la nature; et s'il était permis à quelqu'un d'être heureux, nous aurions dû l'être ensemble. 

Mes sentiments nous furent communs; ils m'auraient abusée si je les eusse éprouvés seule. L'amour que j'ai connu ne peut naître que d'une convenance réciproque et d'un accord des âmes. On n'aime point si l'on n'est aimé, du moins on n'aime pas longtemps. Ces passions sans retour qui font, dit-on, tant de malheureux, ne sons fondées que sur les sens: si quelques-unes pénètrent jusqu'à l'âme, c'est par des rapports faux dont on est bientôt détrompé. L'amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s'éteint par elle. Le véritable amour ne peut se passer du coeur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait naître. Tel fut le nôtre en commençant; tel il sera, j'espère, jusqu'à la fin de nos jours, quand nous l'aurons mieux ordonné. Je vis, je sentis que j'étais aimée, et que je devais l'être: la bouche était muette, le regard était contraint, mais le coeur se faisait entendre. Nous éprouvâmes bientôt entre nous ce je ne sais quoi qui rend le silence éloquent, qui fait parler des yeux baissés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les désirs par la crainte, et dit tout ce qu'il n'ose exprimer. 

Je sentis mon coeur, et me jugeai perdue à votre premier mot. J'aperçus la gêne de votre réserve; j'approuvai ce respect, je vous en aimai davantage: je cherchais à vous dédommager d'un silence pénible et nécessaire sans qu'il en coutât à mon innocence; je forçai mon naturel; j'imitai ma cousine, je devins badine et folâtre comme elle, pour prévenir des explications trop graves et faire passer mille tendres caresses à la faveur de ce feint enjouement. Je voulais vous rendre si doux votre état présent, que la crainte d'en changer augmentât votre retenue. Tout cela me réussit mal: on ne sort point de son naturel impunément. Insensée que j'étais! j'accélérai ma perte au lieu de la prévenir, j'employai du poison pour palliatif; et ce qui devait vous faire taire fut précisément ce qui vous fit parler. J'eus beau, par une froideur affectée, vous tenir éloigné dans le tête-à-tête; cette contrainte même me trahit: vous écrivîtes. Au lieu de jeter au feu votre première lettre ou de la porter à ma mère, j'osai l'ouvrir: ce fut là mon crime, et tout le reste fut forcé. Je voulus m'empêcher de répondre à ces lettres funestes que je ne pouvais m'empêcher de lire. Cet affreux combat altéra ma santé: je vis l'abîme où j'allais me précipiter; j'eus horreur de moi-même, et ne pus me résoudre à vous laisser partir. Je tombai dans une sorte de désespoir; j'aurais mieux aimé que vous ne fussiez plus que de n'être point à moi: j'en vins jusqu'à souhaiter votre mort, jusqu'à vous la demander. Le ciel a vu mon coeur; cet effort doit racheter quelques fautes. 

Vous voyant prêt à m'obéir, il fallut parler. J'avais reçu de la Chaillot des leçons qui ne me firent que mieux connaître les dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arrachait m'apprit à en éluder l'effet. Vous fûtes mon dernier refuge; j'eus assez de confiance en vous pour vous armer contre ma faiblesse; je vous crus digne de me sauver de moi-même, et je vous rendis justice. En vous voyant respecter un dépôt si cher, je connus que ma passion ne m'aveuglait point sur les vertus qu'elle me faisait trouver en vous. Je m'y livrais avec d'autant plus de sécurité, qu'il me sembla que nos coeurs se suffisaient l'un à l'autre. Sûre de ne trouver au fond du mien que des sentiments honnêtes, je goûtais sans précaution les charmes d'une douce familiarité. Hélas! je ne voyais pas que le mal s'invétérait par ma négligence, et que l'habitude était plus dangereuse que l'amour. Touchée de votre retenue, je crus pouvoir sans risque modérer la mienne; dans l'innocence de mes désirs, je pensais encourager en vous la vertu même par les tendres caresses de l'amitié. J'appris dans le bosquet de Clarens que j'avais trop compté sur moi, et qu'il ne faut rien accorder aux sens quand on veut leur refuser quelque chose. Un instant, un seul instant embrasa les miens d'un feu que rien ne put éteindre; et si ma volonté résistait encore, dès lors mon coeur fut corrompu. 

Vous partagiez mon égarement: votre lettre me fit trembler. Le péril était doublé: pour me garantir de vous et de moi il fallut vous éloigner. Ce fut le dernier effort d'une vertu mourante. En fuyant vous achevâtes de vaincre; et sitôt que je ne vous vis plus, ma langueur m'ôta le peu de force qui me restait pour vous résister. 

Mon père, en quittant le service, avait amené chez lui M. de Wolmar: la vie qu'il lui devait, et une liaison de vingt ans, lui rendaient cet ami si cher, qu'il ne pouvait se séparer de lui. M. de Wolmar avançait en âge; et, quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui convînt. Mon père lui avait parlé de sa fille en homme qui souhaitait se faire un gendre de son ami; il fut question de la voir, et c'est dans ce dessein qu'ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qui n'avait jamais rien aimé. Ils se donnèrent secrètement leur parole; et, M. de Wolmar, ayant beaucoup d'affaires à régler dans une cour du Nord où étaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement mutuel. Après son départ, mon père nous déclara à ma mère et à moi qu'il me l'avait destiné pour époux, et m'ordonna d'un ton qui ne laissait point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa main. Ma mère, qui n'avait que trop remarqué le penchant de mon coeur, et qui se sentait pour vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d'ébranler cette résolution; sans oser vous proposer, elle parlait de manière à donner à mon père de la considération pour vous et le désir de vous connaître; mais la qualité qui vous manquait le rendit insensible à toutes celles que vous possédiez; et, s'il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer, il prétendait qu'elle seule pouvait les faire valoir. 

L'impossibilité d'être heureuse irrita des feux qu'elle eût dû éteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fût resté quelque espoir d'être à vous, peut-être aurais-je triomphé de moi; il m'en eût moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais; et la seule idée d'un combat éternel m'ôta le courage de vaincre. 

La tristesse et l'amour consumaient mon coeur; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celles que vous m'écrivîtes de Meillerie y mit le comble; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas! c'est toujours l'âme la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez proposer mit le comble à mes perplexités. L'infortune de mes jours était assurée, l'inévitable choix qui me restait à faire était d'y joindre celle de mes parents ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative: les forces de la nature ont un terme; tant d'agitations épuisèrent les miennes. Je souhaitai d'être délivrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié de moi; mais la cruelle mort m'épargna pour me perdre. Je vous vis, je fus guérie, et je péris. 

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais espéré l'y trouver. Je sentais que mon coeur était fait pour la vertu, et qu'il ne pouvait être heureux sans elle; je succombai par faiblesse et non par erreur; je n'eus pas même l'excuse de l'aveuglement. Il ne me restait aucun espoir; je ne pouvais plus qu'être infortunée. L'innocence et l'amour m'étaient également nécessaires; ne pouvant les conserver ensemble, et voyant votre égarement, je ne consultai que vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver. 

Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer à la vertu. Elle tourmente longtemps ceux qui l'abandonnent; et ses charmes, qui font les délices des âmes pures, font le premier supplice du méchant, qui les aime encore et n'en saurait plus jouir. Coupable et non dépravée, je ne pus échapper aux remords qui m'attendaient; l'honnêteté me fut chère même après l'avoir perdue; ma honte, pour être secrète, ne m'en fut pas moins amère; et quand tout l'univers en eût été témoin, je ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessé qui craint la gangrène, et en qui le sentiment de son mal soutient l'espoir d'en guérir. 

Cependant cet état d'opprobre m'était odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m'arriva ce qu'il arrive à toute âme honnête qui s'égare et qui se plaît dans son égarement. Une illusion nouvelle vint adoucir l'amertume du repentir; j'espérai tirer de ma faute un moyen de la réparer et j'osai former le projet de contraindre mon père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien. Je le demandais au ciel comme le gage de mon retour à la vertu et de notre bonheur commun; je le désirais comme un autre à ma place aurait pu le craindre; le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l'effet que j'en attendais, et faisait d'une si chère attente le charme et l'espoir de ma vie. 

Sitôt que j'aurais porté des marques sensibles de mon état, j'avais résolu d'en faire, en présence de toute ma famille, une déclaration publique à M. Perret. Je suis timide, il est vrai; je sentais tout ce qu'il m'en devait coûter; mais l'honneur même animait mon courage, et j'aimais mieux supporter une fois la confusion que j'avais méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond de mon coeur. Je savais que mon père me donnerait la mort ou mon amant; cette alternative n'avait rien d'effrayant pour moi, et, de manière ou d'autre, j'envisageais dans cette démarche la fin de tous mes malheurs. 

Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober, et que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçaient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous, sans compter qu'il ne fallait pas armer d'un nouveau prétexte votre indiscrète importunité. Il était à propos surtout de vous éloigner durant une si périlleuse scène, et je savais bien que vous n'auriez jamais consenti à m'abandonner dans un danger pareil s'il vous eût été connu. 

Hélas! je fus encore abusée par une si douce espérance. Le ciel rejeta des projets conçus dans le crime; je ne méritais pas l'honneur d'être mère; mon attente resta toujours vaine; et il me fut refusé d'expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j'en conçus, l'imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voilait d'une si douce excuse: je m'en prenais à moi du mauvais succès de mes voeux, et mon coeur abusé par ses désirs ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour légitimes. 

Je les crus un instant accomplis; cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets, et l'amour exaucé par la nature n'en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su quel accident détruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m'arriva précisément dans le temps de notre séparation: comme si le ciel eût voulu m'accabler alors de tous les maux que j'avais mérités et couper à la fois tous les liens qui pouvaient nous unir. 

Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs; je reconnus, mais trop tard, les chimères qui m'avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l'étais devenue, et aussi malheureuse que je devais toujours l'être avec un amour sans innocence et des désirs sans espoir qu'il m'était impossible d'éteindre. Tourmentée de mille vains regrets, je renonçai à des réflexions aussi douloureuses qu'inutiles; je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m'occuper de vous. Je n'avais plus d'honneur que le vôtre, plus d'espérance qu'en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous étaient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue. 

L'amour ne m'aveuglait point sur vos défauts, mais il me les rendait chers; et telle était son illusion, que je vous aurais moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connaissais votre coeur, vos emportements; je savais qu'avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, et que les maux dont mon âme était accablée mettraient la vôtre au désespoir. C'est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon père; et, à notre séparation, voulant profiter du zèle de milord Edouard pour votre fortune et vous en inspirer un pareil à vous-même, je vous flattais d'un espoir que je n'avais pas. Je fis plus; connaissant le danger qui nous menaçait, je pris la seule précaution qui pouvait nous en garantir; et, vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu'il m'était possible, je tâchai d'inspirer à vous de la confiance, à moi de la fermeté, par une promesse que je n'osasse enfreindre, et qui pût vous tranquilliser. C'était un devoir puéril, j'en conviens, et cependant je ne m'en serais jamais départie. La vertu est si nécessaire à nos coeurs que; quand on a une fois abandonné la véritable, on s'en fait ensuite une à sa mode, et l'on y tient plus fortement peut-être parce qu'elle est de notre choix. 

Je ne vous dirai point combien j'éprouvai d'agitations depuis votre éloignement. La pire de toutes était la crainte d'être oubliée. Le séjour où vous étiez me faisait trembler; votre manière d'y vivre augmentait mon effroi; je croyais déjà vous voir avilir jusqu'à n'être plus qu'un homme à bonnes fortunes. Cette ignominie m'était plus cruelle que tous mes maux; j'aurais mieux aimé vous savoir malheureux que méprisable; après tant de peines auxquelles j'étais accoutumée, votre déshonneur était la seule que je ne pouvais supporter. 

Je fus rassurée sur des craintes que le ton de vos lettres commençait à confirmer; et je le fus par un moyen qui eût pu mettre le comble aux alarmes d'une autre. Je parle du désordre où vous vous laissâtes entraîner, et dont le prompt et libre aveu fut de toutes les preuves de votre franchise celle qui m'a le plus touchée. Je vous connaissais trop pour ignorer ce qu'un pareil aveu devait vous coûter, quand même j'aurais cessé de vous être chère; je vis que l'amour, vainqueur de la honte, avait pu seul vous l'arracher. Je jugeai qu'un coeur si sincère était incapable d'une infidélité cachée; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confesser, et, me rappelant vos anciens engagements, je me guéris pour jamais de la jalousie. 

Mon ami, je n'en fus pas plus heureuse; pour un tourment de moins sans cesse il en renaissait mille autres, et je ne connus jamais mieux combien il est insensé de chercher dans l'égarement de son coeur un repos qu'on ne trouve que dans la sagesse. Depuis longtemps je pleurais en secret la meilleure des mères, qu'une langueur mortelle consumait insensiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m'avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos amours et mes fautes. A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu'elles furent surprises. Le témoignage était convaincant; la tristesse acheva d'ôter à ma mère le peu de forces que son mal lui avait laissées. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m'exposer à la mort que je méritais, elle voila ma honte, et se contenta d'en gémir; vous-même, qui l'aviez si cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l'effet que produisit votre lettre sur son coeur tendre et compatissant. Hélas! elle désirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d'une fois... Que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte! Le ciel en avait autrement ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n'avoir pu fléchir un époux sévère, et de laisser une fille si peu digne d'elle. 

Accablée d'une si cruelle perte, mon âme n'eut plus de force que pour la sentir; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l'amour. Je pris dans une espèce d'horreur la cause de tant de maux; je voulus étouffer enfin l'odieuse passion qui me les avait attirés, et renoncer à vous pour jamais. Il le fallait, sans doute; n'avais-je assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes? Tout semblait favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l'âme, une profonde affliction l'endurcit. Le souvenir de ma mère mourante effaçait le vôtre; nous étions éloignés; l'espoir m'avait abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d'occuper seule tout mon coeur; sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses, semblaient l'avoir purifié; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il était trop tard; ce que j'avais pris pour la froideur d'un amour éteint n'était que l'abattement du désespoir. 

Comme un malade qui cesse de souffrir en tombant en faiblesse se ranime à de plus vives douleurs, je sentis bientôt renaître toutes les miennes quand mon père m'eut annoncé le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l'invincible amour me rendit des forces que je croyais n'avoir plus. Pour la première fois de ma vie j'osai résister en face à mon père; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien, que j'étais déterminée à mourir fille, qu'il était maître de ma vie, mais non pas de mon coeur, et que rien ne me ferait changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère ni des traitements que j'eus à souffrir. Je fus inébranlable: ma timidité surmontée m'avait portée à l'autre extrémité, et si j'avais le ton moins impérieux que mon père, je l'avais tout aussi résolu. 

Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il ne gagnerait rien sur moi par autorité. Un instant je me crus délivrée de ses persécutions. Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévère des pères attendri et fondant en larmes? Sans me permettre de me lever, il me serrait les genoux, et, fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d'une voix touchante que j'entends encore au dedans de moi: "Ma fille, respecte les cheveux blancs de ton malheureux père; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein; ah! veux-tu donner la mort à toute ta famille?" 

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée, me bouleversèrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, et ce ne fut qu'après bien des sanglots dont j'étais oppressée que je pus lui répondre d'une voix altérée et faible: "O mon père! j'avais des armes contre vos menaces, je n'en ai point contre vos pleurs; c'est vous qui ferez mourir votre fille." 

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de longtemps nous remettre. Cependant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu'il était plus instruit que je n'avais cru, et, résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connaissances, je me préparais à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop longtemps différé, quand, m'arrêtant avec vivacité comme s'il eût prévu et craint ce que j'allais lui dire, il me parla ainsi:  "Je sais quelle fantaisie indigne d'une fille bien née vous nourrissez au fond de votre coeur. Il est temps de sacrifier au devoir et à l'honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore et que vous ne satisferez jamais qu'aux dépens de ma vie. Ecoutez une fois ce que l'honneur d'un père et le vôtre exigent de vous, et jugez-vous vous-même. 

M. de Wolmar est un homme d'une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considération publique et qui la mérite. Je lui dois la vie; vous savez les engagements que j'ai pris avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre encore, c'est qu'étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s'est trouvé enveloppé dans la dernière révolution, qu'il y a perdu ses biens, qu'il n'a lui-même échappé à l'exil en Sibérie que par un bonheur singulier, et qu'il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n'en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu'il faut lui faire à son retour. Lui dirai-je: Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous étiez riche, mais à présent que vous n'avez plus rien, je me rétracte, et ma fille ne veut point de vous? Si ce n'est pas ainsi que j'énonce mon refus, c'est ainsi qu'on l'interprétera: vos amours allégués seront pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu'un affront de plus; et nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir et sa foi à un vil intérêt, et joint l'ingratitude à l'infidélité. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l'opprobre une vie sans tache, et soixante ans d'honneur ne s'abandonnent pas en un quart d'heure. 

Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de propos; voyez si des préférences que la pudeur désavoue, et quelque feu passager de jeunesse peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d'une fille et l'honneur compromis d'un père. S'il n'était question pour l'un des deux que d'immoler son bonheur à l'autre, ma tendresse vous disputerait un si doux sacrifice; mais, mon enfant, l'honneur a parlé, et, dans le sang dont tu sors, c'est toujours lui qui décide." 

Je ne manquais pas de bonnes réponses à ce discours; mais les préjugés de mon père lui donnent des principes si différents des miens, que des raisons qui me semblaient sans réplique ne l'auraient pas même ébranlé. D'ailleurs, ne sachant ni d'où lui venaient les lumières qu'il paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu'où elles pouvaient aller; craignant, à son affectation de m'interrompre, qu'il n'eût déjà pris son parti sur ce que j'avais à lui dire; et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n'ai jamais pu vaincre, j'aimais mieux employer une excuse qui me parut plus sûre, parce qu'elle était plus selon sa manière de penser. Je lui déclarai sans détour l'engagement que j'avais pris avec vous; je protestai que je ne vous manquerais point de parole, et que, quoi qu'il pût arriver, je ne me marierais jamais sans votre consentement. 

En effet, je m'aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisait pas; il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n'y objecta rien; tant un gentilhomme plein d'honneur a naturellement une haute idée de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose toujours sacrée! Au lieu donc de s'amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne serais jamais convenue, il m'obligea d'écrire un billet, auquel il joignit une lettre qu'il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n'attendis-je point votre réponse! Combien je fis de voeux pour vous trouver moins de délicatesse que vous deviez en avoir! Mais je vous connaissais trop pour douter de votre obéissance, et je savais que plus le sacrifice exigé vous serait pénible, plus vous seriez prompt à vous l'imposer. La réponse vint; elle me fut cachée durant ma maladie; après mon rétablissement mes craintes furent confirmées, et il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon père me déclara qu'il n'en recevrait plus; et avec l'ascendant que le terrible mot qu'il m'avait dit lui donnait sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirais rien à M. de Wolmar qui pût le détourner de m'épouser; car, ajouta-t-il, cela lui paraîtrait un jeu concerté entre nous, et, à quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s'achève ou que je meure de douleur. 

Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue et les injures de l'air, ne peut résister aux intempéries des passions, et c'est dans mon trop sensible coeur qu'est la source de tous les maux et de mon corps et de mon âme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eût pris ce temps pour l'épurer d'un levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon père je m'efforçai pour vous écrire un mot, et me trouvai si mal qu'en me mettant au lit j'espérai ne m'en plus relever. Tout le reste vous est trop connu; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes; je vous vis, et je crus n'avoir fait qu'un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j'appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réellement, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir, vous l'aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette dernière épreuve; et voyant un si tendre amour survivre à l'espérance, le mien, que j'avais pris tant de peine à contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientôt avec plus d'ardeur que jamais. Je vis qu'il fallait aimer malgré moi, je sentis qu'il fallait être coupable; que je ne pouvais résister ni à mon père ni à mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du sang qu'aux dépens de l'honnêteté. Ainsi tous mes bons sentiments achevèrent de s'éteindre, toutes mes facultés s'altérèrent, le crime perdit son horreur à mes yeux, je me sentis tout autre au dedans de moi; enfin, les transports effrénés d'une passion rendue furieuse par les obstacles me jetèrent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une âme: j'osai désespérer de la vertu. Votre lettre, plus propre à réveiller les remords qu'à les prévenir, acheva de m'égarer. Mon coeur était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos philosophes. Des horreurs dont l'idée n'avait jamais souillé mon esprit osèrent s'y présenter. La volonté les combattait encore, mais l'imagination s'accoutumait à les voir; et si je ne portais pas d'avance le crime au fond de mon coeur, je n'y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui résister. 

J'ai peine à poursuivre. Arrêtons un moment. Rappelez-vous ce temps de bonheur et d'innocence où ce feu si vif et si doux dont nous étions animés épurait tous nos sentiments, où sa sainte ardeur nous rendait la pudeur plus chère et l'honnêteté plus aimable, où les désirs mêmes ne semblaient naître que pour nous donner l'honneur de les vaincre et d'en être plus dignes l'un de l'autre. Relisez nos premières lettres, songez à ces moments si courts et trop peu goûtés où l'amour se parait à nos yeux de tous les charmes de la vertu, et où nous nous aimions trop pour former entre nous des liens désavoués par elle. 

Qu'étions-nous, et que sommes-nous devenus? Deux tendres amants passèrent ensemble une année entière dans le plus rigoureux silence: leurs soupirs n'osaient s'exhaler, mais leurs coeurs s'entendaient; ils croyaient souffrir; et ils étaient heureux. A force de s'entendre, ils se parlèrent; mais, contents de savoir triompher d'eux-mêmes et de s'en rendre mutuellement l'honorable témoignage, ils passèrent une autre année dans une réserve non moins sévère; ils se disaient leurs peines, et ils étaient heureux. Ces longs combats furent mal soutenus; un instant de faiblesse les égara; ils s'oublièrent dans les plaisirs; mais s'ils cessèrent d'être chastes, au moins ils étaient fidèles; au moins le ciel et la nature autorisaient les noeuds qu'ils avaient formés; au moins la vertu leur était toujours chère; ils l'aimaient encore et la savaient encore honorer; ils s'étaient moins corrompus qu'avilis. Moins dignes d'être heureux, ils l'étaient pourtant encore. 

Que font maintenant ces amants si tendres, qui brûlaient d'une flamme si pure, qui sentaient si bien le prix de l'honnêteté? Qui l'apprendra sans gémir sur eux? Les voilà livrés au crime. L'idée même de souiller le lit conjugal ne leur fait plus d'horreur... ils méditent des adultères! Quoi! sont-ils bien les mêmes? Leurs âmes n'ont-elles point changé? Comment cette ravissante image que le méchant n'aperçut jamais peut-elle s'effacer des coeurs où elle a brillé? Comment l'attrait de la vertu ne dégoûte-t-il pas pour toujours du vice ceux qui l'ont une fois connue? Combien de siècles ont pu produire ce changement étrange? Quelle longueur de temps put détruire un si charmant souvenir, et faire perdre le vrai sentiment du bonheur à qui l'a pu savourer une fois? Ah! si le premier désordre est pénible et lent, que tous les autres sont prompts et faciles! Prestige des passions, tu fascines ainsi la raison, tu trompes la sagesse et changes la nature avant qu'on s'en aperçoive! On s'égare un seul moment de la vie, on se détourne d'un seul pas de la droite route; aussitôt une pente inévitable nous entraîne et nous perd; on tombe enfin dans le gouffre, et l'on se réveille épouvanté de se trouver couvert de crimes avec un coeur né pour la vertu. Mon bon ami, laissons retomber ce voile: avons-nous besoin de voir le précipice affreux qu'il nous cache pour éviter d'en approcher? Je reprends mon récit. 

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l'épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l'un ni l'autre pour éluder ma promesse; il fallut l'accomplir. Le jour qui devait m'ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J'aurais vu les apprêts de ma sépulture avec moins d'effroi que ceux de mon mariage. Plus j'approchais du moment fatal, moins je pouvais déraciner de mon coeur mes premières affections: elles s'irritaient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l'instant même où j'étais prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon coeur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l'on va l'immoler. 

Arrivée à l'église, je sentis en entrant une sorte d'émotion que je n'avais jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté de celui qu'on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner; tremblante et prête à tomber en défaillance, j'eus peine à me traîner jusqu'au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, et s'il me laissait apercevoir les objets, c'était pour en être épouvantée. Le jour sombre de l'édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents, l'imposant aspect de mon vénéré père, tout donnait à ce qui s'allait passer un air de solennité qui m'excitait à l'attention et au respect, et qui m'eût fait frémir à la seule idée d'un parjure. Je crus voir l'organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l'Ecriture, ses chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, à l'ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L'oeil éternel qui voit tout, disais-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon coeur; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche: le ciel et la terre sont témoins de l'engagement sacré que je prends; ils le seront encore de ma fidélité à l'observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous? 

Un coup d'oeil jeté par hasard sur M. et Mme d'Orbe, que je vis à côté l'un de l'autre et fixant sur moi des yeux attendris, m'émut plus puissamment encore que n'avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaître l'amour, en êtes-vous moins unis? Le devoir et l'honnêteté vous lient: tendres amis, époux fidèles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l'âme, vous vous aimez d'un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige; vous n'en êtes que plus solidement heureux. Ah! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence, et jouir du même bonheur! Si je ne l'ai pas mérité comme vous, je m'en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon espérance et mon courage. J'envisageai le saint noeud que j'allais former comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j'acceptais pour époux, ma bouche et mon coeur le promirent. Je le tiendrai jusqu'à la mort. 

De retour au logis, je soupirais après une heure de solitude et de recueillement. Je l'obtins, non sans peine; et quelque empressement que j'eusse d'en profiter, je ne m'examinai d'abord qu'avec répugnance, craignant de n'avoir éprouvé qu'une fermentation passagère en changeant de condition, et de me retrouver aussi peu digne épouse que j'avais été fille peu sage. L'épreuve était sûre, mais dangereuse. Je commençai par songer à vous. Je me rendais le témoignage que nul tendre souvenir n'avait profané l'engagement solennel que je venais de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m'avait pu laisser si longtemps en paix avec tant de sujets de me la rappeler; je me serais défiée de l'indifférence et de l'oubli, comme d'un état trompeur qui m'était trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n'était guère à craindre; je sentis que je vous aimais autant et plus peut-être que je n'avais jamais fait; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin pour penser à vous d'oublier que j'étais la femme d'un autre. En me disant combien vous m'étiez cher, mon coeur était ému, mais ma conscience et mes sens étaient tranquilles; et je connus dès ce moment que j'étais réellement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon âme! Quel sentiment de paix, effacé depuis si longtemps, vint ranimer ce coeur flétri par l'ignominie, et répandre dans tout mon être une sérénité nouvelle! Je cru me sentir renaître; je crus recommencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence pour toi; c'est toi qui me la rendras chère; c'est à toi que je la veux consacrer. Ah! j'ai trop appris ce qu'il en coûte à te perdre, pour t'abandonner une seconde fois! 

Dans le ravissement d'un changement si grand, si prompt, si inespéré, j'osai considérer l'état où j'étais la veille; je frémis de l'indigne abaissement où m'avait réduit l'oubli de moi-même et de tous les dangers que j'avais courus depuis mon premier égarement. Quelle heureuse révolution me venait de montrer l'horreur du crime qui m'avait tentée, et réveillait en moi le goût de la sagesse! Par quel rare bonheur avais-je été plus fidèle à l'amour qu'à l'honneur qui me fut si cher? Par quelle faveur du sort votre inconstance ou la mienne ne m'avait-elle point livrée de nouvelles inclinations? Comment eussé-je opposé à un autre amant une résistance que le premier avait déjà vaincue, et une honte accoutumée à céder aux désirs? Aurais-je plus respecté les droits d'un amour éteint que je n'avais respecté ceux de la vertu, jouissant encore de tout leur empire? Quelle sûreté avais-je eue de n'aimer que vous seul au monde si ce n'est un sentiment intérieur que croient avoir tous les amants, qui se jurent une constance éternelle, et se parjurent innocemment toutes les fois qu'il plaît au ciel de changer leur coeur? Chaque défaite eût ainsi préparé la suivante; l'habitude du vice en eût effacé l'horreur à mes yeux. Entraînée du déshonneur à l'infamie sans trouver de prise pour m'arrêter, d'une amante abusée je devenais une fille perdue, l'opprobre de mon sexe et le désespoir de ma famille. Qui m'a garantie d'un effet si naturel de ma première faute? Qui m'a retenue après le premier pas? Qui m'a conservé ma réputation et l'estime de ceux qui me sont chers? Qui m'a mise sous la sauvegarde d'un époux vertueux, sage, aimable par son caractère et même par sa personne, et rempli pour moi d'un respect et d'un attachement si peu mérités? Qui me permet enfin d'aspirer encore au titre d'honnête femme, et me rend le courage d'en être digne? Je le vois, je le sens; la main secourable qui m'a conduite à travers les ténèbres est celle qui lève à mes yeux le voile de l'erreur, et me rend à moi malgré moi-même. La voix secrète qui ne cessait de murmurer au fond de mon coeur s'élève et tonne avec plus de force au moment où j'étais prête à périr. L'auteur de toute vérité n'a point souffert que je sortisse de sa présence, coupable d'un vil parjure; et, prévenant mon crime par mes remords, il m'a montré l'abîme où j'allais me précipiter. Providence éternelle, qui fais ramper l'insecte et rouler les cieux, tu veilles sur la moindre de tes oeuvres! Tu me rappelles au bien que tu m'as fait aimer! Daigne accepter d'un coeur épuré par tes soins l'hommage que toi seule rends digne de t'être offert. 

A l'instant, pénétrée d'un vif sentiment du danger dont j'étais délivrée, et de l'état d'honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j'élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j'invoquai l'Etre dont il est le trône, et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu'il nous donne. "Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l'époux que tu m'as donné. Je veux être fidèle, parce que c'est le premier devoir qui lie la famille et toute la société. Je veux être chaste, parce que c'est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l'ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon coeur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne; et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie." 

Après cette courte prière, la première que j'eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement où je devais chercher désormais la force dont j'avais besoin pour résister à mon propre coeur, et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, et je déplorai le triste aveuglement qui me l'avait fait manquer si longtemps. Je n'avais jamais été tout à fait sans religion; mais peut-être vaudrait-il mieux n'en point avoir du tout que d'en avoir une extérieure et maniérée, qui sans toucher le coeur rassure la conscience; de se borner à des formules, et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n'y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n'en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien née, et me livrais à mes penchants; j'aimais à réfléchir et me fiais à ma raison; ne pouvant accorder l'esprit de l'Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les oeuvres, j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse; j'avais des maximes pour croire et d'autres pour agir; j'oubliais dans un lieu ce que j'avais pensé dans l'autre; j'étais dévote à l'église et philosophe au logis. Hélas! je n'étais rien nulle part; mes prières n'étaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre. 

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m'avait manqué jusqu'ici m'a donné de mépris pour ceux qui m'ont si mal conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison première, et sur quelle base étaient-ils fondés? Un heureux instinct me porte au bien: une violente passion s'élève; elle a sa racine dans le même instinct; que ferai-je pour la détruire? De la considération de l'ordre je tire la beauté de la vertu, et sa bonté de l'utilité commune. Mais que fait tout cela contre mon intérêt particulier, et lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien? Si la crainte de la honte ou du châtiment m'empêche de mal faire pour mon profit, je n'ai qu'à mal faire en secret, la vertu n'a plus rien à me dire, et si je suis surprise en faute, on punira, comme à Sparte, non le délit, mais la maladresse. Enfin, que le caractère et l'amour du beau soit empreint par la nature au fond de mon âme, j'aurai ma règle aussi longtemps qu'il ne sera point défiguré. Mais comment m'assurer de conserver toujours dans sa pureté cette effigie intérieure qui n'a point, parmi les êtres sensibles, de modèle auquel on puisse la comparer? Ne sait-on pas que les affections désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, et que la conscience s'altère et se modifie insensiblement dans chaque siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l'inconstance et la variété des préjugés? 

Adorez l'Etre éternel, mon digne et sage ami; d'un souffle vous détruirez ces fantômes de raison qui n'ont qu'une vaine apparence, et fuient comme une ombre devant l'immuable vérité. Rien n'existe que par celui qui est. C'est lui qui donne un but à la justice, une base à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire; c'est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont été vus, et qui sait dire au juste oublié: "Tes vertus ont un témoin." C'est lui, c'est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos passions ont beau la défigurer, tous ses traits liés à l'essence infinie se représentent toujours à la raison, et lui servent à rétablir ce que l'imposture et l'erreur en ont altéré. Ces distinctions me semblent faciles, le sens commun suffit pour les faire. Tout ce qu'on ne peut séparer de l'idée de cette essence est Dieu: tout le reste est l'ouvrage des hommes. C'est à la contemplation de ce divin modèle que l'âme s'épure et s'élève, qu'elle apprend à mépriser ses inclinations basses et à surmonter ses vils penchants. Un coeur pénétré de ces sublimes vérités se refuse aux petites passions des hommes; cette grandeur infinie le dégoûte de leur orgueil; le charme de la méditation l'arrache aux désirs terrestres: et quand l'Etre immense dont il s'occupe n'existerait pas, il serait encore bon qu'il s'en occupât sans cesse pour être plus maître de lui-même, plus fort, plus heureux et plus sage. 

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d'une raison qui ne s'appuie que sur elle-même? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne séduisirent jamais que des coeurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu'en s'attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux raisonneurs ont résolu d'anéantir d'un seul coup la société humaine, qui n'est fondée que sur la foi des conventions? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultère secret. C'est, disent-ils, qu'il n'en résulte aucun mal, pas même pour l'époux qui l'ignore: comme s'ils pouvaient être sûrs qu'il l'ignorera toujours! comme s'il suffisait, pour autoriser le parjure et l'infidélité, qu'ils ne nuisissent pas à autrui! comme si ce n'était pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu'il fait à ceux qui le commettent! Quoi donc! ce n'est pas un mal de manquer de foi, d'anéantir autant qu'il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables? Ce n'est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur? Ce n'est pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d'autrui, la mort de celui même qu'on doit le plus aimer et avec qui l'on a juré de vivre? Ce n'est pas un mal qu'un état dont mille autre crimes sont toujours le fruit? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-même. 

L'un des deux penserait-il être innocent, parce qu'il est libre peut-être de son côté et ne manque de foi à personne? Il se trompe grossièrement. Ce n'est pas seulement l'intérêt des époux, mais la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s'unissent par un noeud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d'honorer en eux l'union conjugale; et c'est, ce me semble, une raison très forte contre les mariages clandestins, qui, n'offrant nul signe de cette union, exposent des coeurs innocents à brûler d'une flamme adultère. Le public est en quelque sorte garant d'une convention passée en sa présence, et l'on peut dire que l'honneur d'une femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre pèche, premièrement parce qu'il la fait pécher, et qu'on partage toujours les crimes qu'on fait commettre; il pèche encore directement lui-même, parce qu'il viole la foi publique et sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l'ordre légitime des choses humaines. 

Le crime est secret, disent-ils, et il n'en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensé et le seul vrai juge? Etrange secret que celui qu'on dérobe à tous les yeux, hors ceux à qui l'on a le plus d'intérêt à le cacher! Quand même ils ne reconnaîtraient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu'ils ne font de mal à personne? Comment prouvent-ils qu'il est indifférent à un père d'avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang; d'être chargé peut-être de plus d'enfants qu'il n'en aurait eu, et forcé de partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de père? Supposons ces raisonneurs matérialistes; on n'en est que mieux fondé à leur opposer la douce voix de la nature, qui réclame au fond de tous les coeurs contre une orgueilleuse philosophie, et qu'on n'attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, et que le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d'un même sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l'un pour l'autre, et se ressembler d'âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s'aimer? 

N'est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d'anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, et d'altérer dans son principe l'affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d'une famille? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n'eût horreur de changer l'enfant d'un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère? 

Si je considère mon sexe en particulier, que de maux j'aperçois dans ce désordre qu'ils prétendent ne faire aucun mal! Ne fût-ce que l'avilissement d'une femme coupable à qui la perte de l'honneur ôte bientôt toutes les autres vertus. Que d'indices trop sûrs pour un tendre époux d'une intelligence qu'ils pensent justifier par le secret, ne fût-ce que de n'être plus aimé de sa femme! Que fera-t-elle avec ses soins artificieux, que mieux prouver son indifférence? Est-ce l'oeil de l'amour qu'on abuse par de feintes caresses? Et quel supplice, auprès d'un objet chéri, de sentir que la main nous embrasse et que le coeur nous repousse! Je veux que la fortune seconde une prudence qu'elle a si souvent trompée; je compte un moment pour rien la témérité de confier sa prétendue innocence et le repos d'autrui à des précautions que le ciel se plaît à confondre: que de faussetés, que de mensonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce, pour tromper un mari, pour corrompre des domestiques, pour en imposer au public! Quel scandale pour des complices! Quel exemple pour des enfants! Que devient leur éducation parmi tant de soins pour satisfaire impunément de coupables feux? Que devient la paix de la maison et l'union des chefs? Quoi! dans tout cela l'époux n'est point lésé? Mais qui le dédommagera d'un coeur qui lui était dû? Qui lui pourra rendre une femme estimable? Qui lui donnera le repos et la sûreté? Qui le guérira de ses justes soupçons? Qui fera confier un père au sentiment de la nature en embrassant son propre enfant? 

A l'égard des liaisons prétendues que l'adultère et l'infidélité peuvent former entre les familles, c'est moins une raison sérieuse qu'une plaisanterie absurde et brutale qui ne mérite pour toute réponse que le mépris et l'indignation. Les trahisons, les querelles, les combats, les meurtres, les empoisonnements, dont ce désordre a couvert la terre dans tous les temps, montrent assez ce qu'on doit attendre pour le repos et l'union des hommes d'un attachement formé par le crime. S'il résulte quelque sorte de société de ce vil et méprisable commerce, elle est semblable à celle des brigands, qu'il faut détruire et anéantir pour assurer les sociétés légitimes. 

J'ai tâché de suspendre l'indignation que m'inspirent ces maximes pour les discuter paisiblement avec vous. Plus je les trouve insensées, moins je dois dédaigner de les réfuter, pour me faire honte à moi-même de les avoir peut-être écoutées avec trop peu d'éloignement. Vous voyez combien elles supportent mal l'examen de la saine raison. Mais où chercher la saine raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent à perdre les hommes ce flambeau divin qu'il leur donna pour les guider? Défions-nous d'une philosophie en paroles; défions-nous d'une fausse vertu qui sape toutes les vertus, et s'applique à justifier tous les vices pour s'autoriser à les avoir tous. Le meilleur moyen de trouver ce qui est bien est de le chercher sincèrement; et l'on ne peut longtemps le chercher ainsi sans remonter à l'auteur de tout bien. C'est ce qu'il me semble avoir fait depuis que je m'occupe à rectifier mes sentiments et ma raison; c'est ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez suivre la même route. Il m'est consolant de songer que vous avez souvent nourri mon esprit des grandes idées de la religion; et vous, dont le coeur n'a rien de caché pour moi, ne m'en eussiez pas ainsi parlé si vous aviez eu d'autres sentiments. Il me semble même que ces conversations avaient pour nous des charmes. La présence de l'Etre suprême ne nous fut jamais importune; elle nous donnait plus d'espoir que d'épouvante; elle n'effraya jamais que l'âme du méchant: nous aimions à l'avoir pour témoin de nos entretiens, à nous révéler conjointement jusqu'à lui. Si quelquefois nous étions humiliés par la honte, nous nous disions en déplorant nos faiblesses: au moins il voit le fond de nos coeurs, et nous en étions plus tranquilles. 

Si cette sécurité nous égara, c'est au principe sur lequel elle était fondée à nous ramener. N'est-il pas bien indigne d'un homme de ne pouvoir jamais s'accorder avec lui-même; d'avoir une règle pour ses actions, une autre pour ses sentiments; de penser comme s'il était sans corps, d'agir comme s'il était sans âme, et de ne jamais approprier à soi tout entier rien de ce qu'il fait en toute sa vie? Pour moi, je trouve qu'on est bien fort avec nos anciennes maximes, quand on ne les borne pas à de vaines spéculations. La faiblesse est de l'homme, et le Dieu clément qui le fit la lui pardonnera sans doute; mais le crime est du méchant, et ne restera point impuni devant l'auteur de toute justice. Un incrédule, d'ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu'il aime; il fait le bien par goût et non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte; il les suivrait de même s'ils ne l'étaient pas, car pourquoi se gênerait-il? Mais celui qui reconnaît et sert le père commun des hommes se croit une plus haute destination; l'ardeur de la remplir anime son zèle; et, suivant une règle plus sûre que ses penchants, il sait faire le bien qui lui coûte, et sacrifier les désirs de son coeur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés. L'amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie. Il survéquit à l'espérance; il brava le temps et l'éloignement; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devait point périr de lui-même; il était digne de n'être immolé qu'à la vertu. 

Je vous dirai plus. Tout est changé entre nous; il faut nécessairement que votre coeur change. Julie de Wolmar n'est plus votre ancienne Julie; la révolution de vos sentiments pour elle est inévitable, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J'ai dans la mémoire un passage d'un auteur que vous ne récuserez pas: "L'amour, dit-il, est privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'abandonne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le coeur s'y complaise, et qu'il nous élève en élevant l'objet aimé. Otez l'idée de la perfection, vous ôtez l'enthousiasme; ôtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu'elle doit mépriser? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle qui n'a pas craint de s'abandonner à un vil corrupteur? Ainsi bientôt ils se mépriseront mutuellement. L'amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce. Ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvé la félicité." Voilà notre leçon, mon ami; c'est vous qui l'avez dictée. Jamais nos coeurs s'aimèrent-ils plus délicieusement, et jamais l'honnêteté leur fut-elle aussi chère que dans le temps heureux où cette lettre fut écrite? Voyez donc à quoi nous mèneraient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l'âme! L'horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s'étendrait bientôt sur le complice de nos fautes; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l'amour s'éteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s'accorder avec l'innocence? N'est-ce pas conserver tout ce qu'il eut de plus charmant? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l'un à l'autre. Oublions tout le reste, et soyez l'amant de mon âme. Cette idée est si douce qu'elle console de tout. 

Voilà le fidèle tableau de ma vie, et l'histoire naïve de tout ce qui s'est passé dans mon coeur. Je vous aime toujours, n'en doutez pas. Le sentiment qui m'attache à vous est si tendre et si vif encore, qu'une autre en serait peut-être alarmée; pour moi, j'en connus un trop différent pour me défier de celui-ci. Je sens qu'il a changé de nature; et du moins en cela mes fautes passées fondent ma sécurité présente. Je sais que l'exacte bienséance et la vertu de parade exigeraient davantage encore, et ne seraient pas contentes que vous ne fussiez tout à fait oublié. Je crois avoir une règle plus sûre et je m'y tiens. J'écoute en secret ma conscience; elle ne me reproche rien, et jamais elle ne trompe une âme qui la consulte sincèrement. Si cela ne suffit pas pour me justifier dans le monde, cela suffit pour ma propre tranquillité. Comment s'est fait cet heureux changement? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que je l'ai vivement désiré. Dieu seul a fait le reste. Je penserais qu'une âme une fois corrompue l'est pour toujours, et ne revient plus au bien d'elle-même, à moins que quelque révolution subite, quelque brusque changement de fortune et de situation ne change tout à coup ses rapports, et par un violent ébranlement ne l'aide à retrouver une bonne assiette. Toutes ses habitudes étant rompues et toutes ses passions modifiées, dans ce bouleversement général, on reprend quelquefois son caractère primitif, et l'on devient comme un nouvel être sorti récemment des mains de la nature. Alors le souvenir de sa précédente bassesse peut servir de préservatif contre une rechute. Hier on était abject et faible; aujourd'hui l'on est fort et magnanime. En se contemplant de si près dans deux états si différents, on en sent mieux le prix de celui où l'on est remonté, et l'on en devient plus attentif à s'y soutenir. Mon mariage m'a fait éprouver quelque chose de semblable à ce que je tâche de vous expliquer. Ce lien si redouté me délivre d'une servitude beaucoup plus redoutable, et mon époux m'en devient plus cher pour m'avoir rendue à moi-même. 

Nous étions trop unis vous et moi pour qu'en changeant d'espèce notre union se détruise. Si vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidèle amie; et, quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce changement vous soit désavantageux. Tirez-en le même parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour épurer par des moeurs chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, et je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m'aimez véritablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos coeurs ne s'accordent pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordèrent dans leur égarement. 

Je ne crois pas avoir besoin d'apologie pour cette longue lettre. Si vous m'étiez moins cher, elle serait plus courte. Avant de la finir, il me reste une grâce à vous demander. Un cruel fardeau me pèse sur le coeur. Ma conduite passée est ignorée de M. de Wolmar; mais une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je lui dois. J'aurais déjà cent fois tout avoué, vous seul m'avez retenue. Quoique je connaisse la sagesse et la modération de M. de Wolmar, c'est toujours vous compromettre que de vous nommer, et je n'ai point voulu le faire sans votre consentement. Serait-ce vous déplaire que de vous le demander, et aurais-je trop présumé de vous ou de moi en me flattant de l'obtenir? Songez, je vous supplie, que cette réserve ne saurait être innocente, qu'elle m'est chaque jour plus cruelle, et que, jusqu'à la réception de votre réponse, je n'aurai pas un instant de tranquillité. "

 

La Nouvelle Héloïse,  Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard

A Clarens, sur la rive est du lac, entourée de son mari, de Claire d'Orbe, maintenant veuve, et de sa fille, julie semble avoir trouvé la paix. M. de Wolmar n'ignore rien de ce qui s'est passe' entre elle et Saint-Preux, mais, dans sa grandeur d'âme, il invite Saint-Preux à venir vivre parmi eux dès son retour de voyage. Pourront-ils vivre ainsi côte à côte sans succomber à la passion? C'est la fameuse promenade sur le lac. M. de Wolmar s'absente et inflige aux deux amants une ultime épreuve. La matinée semble si calme. Mais ils en viennent à parcourir ensemble les rochers de Meillerie où jadis Saint-Preux errait, solitaire, songeant à sa Julie. Avec les souvenirs, l'émotion ne tarde pas à les envahir...

"Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et Je continuai de me promener sans trop savoir où fallais. A mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt, ni l'eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l'air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer, m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon coeur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y retracèrent pour l'affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume

ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C'en est fait, disais-je en moi-même ; ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! Ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos coeurs sont toujours unis ! Il me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon coeur ; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait toutes mes peines ; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter brusquement sa main, pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n'était pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. " Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos coeurs n'ont jamais cessé de s'entendre ! - Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton."

 

IV,8, Julie semble résignée et guérir de sa passion, elle a recours à la prière, mais Claire la trouve "pâle et changée". Survient un incident qui va précipiter le drame : au cours d'une promenade, Julie se jette à l'eau pour sauver de la noyade son fils, mais elle tombe gravement malade. Entre Julie et Saint-Preux s'engage un dialogue sur le sentiment religieux, quelque chose semble s'être brisé...

 

"Qu'ai-je besoin de penser, d'imaginer, dans un moment où toutes mes facultés sont aliénées? L'ivresse a ses plaisirs, disiez-vous: eh bien! ce délire en est une. Ou laissez-moi dans cet état qui m'est agréable, ou montrez-moi comment je puis être mieux. 

J'ai blâmé les extases des mystiques. Je les blâme encore quand elles nous détachent de nos devoirs, et que, nous dégoûtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous mènent à ce quiétisme dont vous me croyez si proche, et dont je crois être aussi loin que vous. 

Servir Dieu, ce n'est point passer sa vie à genoux dans un oratoire, je le sais bien; c'est remplir sur la terre les devoirs qu'il nous impose; c'est faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à l'état où il nous a mis: 

... Il cor gradisce; 

E serve a lui chi'l suo dover compisce. 

Il faut premièrement faire ce qu'on doit, et puis prier quand on le peut; voilà la règle que je tâche de suivre. Je ne prends point le recueillement que vous me reprochez comme une occupation, mais comme une récréation; et je ne vois pas pourquoi parmi les plaisirs qui sont à ma portée, je m'interdirais le plus sensible et le plus innocent de tous. 

Je me suis examinée avec plus de soin depuis votre lettre; j'ai étudié les effets que produit sur mon âme ce penchant qui semble si fort vous déplaire, et je n'y sais rien voir jusqu'ici qui me fasse craindre, au moins sitôt, l'abus d'une dévotion mal entendue. 

Premièrement, je n'ai point pour cet exercice un goût trop vif qui me fasse souffrir quand j'en suis privée, ni qui me donne de l'humeur quand on m'en distrait. Il ne me donne point non plus de distractions dans la journée, et ne jette ni dégoût ni impatience sur la pratique de mes devoirs. Si quelquefois mon cabinet m'est nécessaire, c'est quand quelque émotion m'agite, et que je serais moins bien partout ailleurs: c'est là que, rentrant en moi-même, j'y retrouve le calme de la raison. Si quelque souci me trouble, si quelque peine m'afflige, c'est là que je les vais déposer. Toutes ces misères s'évanouissent devant un plus grand objet. En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j'ai honte d'être sensible à de si faibles chagrins et d'oublier de si grandes grâces. Il ne me faut des séances ni fréquentes ni longues. Quand la tristesse m'y suit malgré moi, quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon coeur à l'instant. Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses; mon repentir même est exempt d'alarmes. Mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte; j'ai des regrets et non des remords. Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père: ce qui me touche est sa bonté; elle efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m'étonne, son immensité me confond, sa justice... Il a fait l'homme faible; puisqu'il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants: je ne puis ni le craindre pour moi ni l'implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté, c'est toi que j'adore! c'est de toi, je le sens, que je suis l'ouvrage; et j'espère te retrouver au dernier jugement tel que tu parles à mon coeur durant ma vie. 

Je ne saurais vous dire combien ces idées jettent de douceur sur mes jours et de joie au fond de mon coeur. En sortant de mon cabinet ainsi disposée, je me sens plus légère et plus gaie; toute la peine s'évanouit, tous les embarras disparaissent; rien de rude, rien d'anguleux; tout devient facile et coulant, tout prend à mes yeux une face plus riante; la complaisance ne me coûte plus rien; j'en aime encore mieux ceux que j'aime, et leur en suis plus agréable. Mon mari même en est plus content de mon humeur. La dévotion, prétend-il, est un opium pour l'âme; elle égaye, anime et soutient quand on en prend peu; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. J'espère ne pas aller jusque-là. ..."

 

Dans la lettre VI, 11, M. de Wolmar raconte à Saint-Preux les derniers moments et la mort de Julie..

"Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. "Ah! dit-elle, vous m'avez enivrée! après avoir attendu si tard, ce n'était pas la peine de commencer, car c'est un objet bien odieux qu'une femme ivre." En effet, elle se mit à babiller, très sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu'auparavant. Ce qu'il y avait d'étonnant, c'est que son teint n'était point allumé; ses yeux ne brillaient que d'un feu modéré par la langueur de la maladie; à la pâleur près, on l'aurait crue en santé. Pour alors l'émotion de Claire devint tout à fait visible. Elle élevait un oeil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin; tous ces regards étaient autant d'interrogations qu'elle voulait et n'osait faire. On eût dit toujours qu'elle allait parler, mais que la peur d'une mauvaise réponse la retenait; son inquiétude était si vive qu'elle en paraissait oppressée. 

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu'il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd'hui... que la dernière convulsion avait été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu'elle avait parlé tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l'oreille attentive, et n'osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu'il allait dire. 

Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit: "Il n'y a point là d'ivresse ni de fièvre; le pouls est fort bon." A l'instant Claire s'écrie en tendant à demi les deux bras: "Eh bien! Monsieur!... le pouls?... la fièvre?..." La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant; ses yeux pétillaient d'impatience; il n'y avait pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit: "Madame, je vous entends bien; il m'est impossible de dire à présent rien de positif; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie." A ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l'embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant à chaudes larmes, et, toujours avec la même impétuosité, s'ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d'haleine: "Ah! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule!" 

Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d'un ton tendre et douloureux: "Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir désespérée? Faudra-t-il te préparer deux fois?" Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussitôt les transports de joie; mais il ne put étouffer tout à fait l'espoir renaissant. 

En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d'une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l'argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d'empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l'effet dans le coeur d'une femme qui se sent mourir! Elle me fit signe, et me dit à l'oreille: "On m'a fait boire jusqu'à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité." 

Quand il fut question de se retirer, Mme d'Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais celle-ci s'indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu'elle n'eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Mme d'Orbe s'opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambres passèrent la nuit ensemble dans le cabinet; je la passai dans la chambre voisine, et l'espoir avait tellement ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu'il y avait peu de ses habitants qui n'eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin. 

J'entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m'alarmèrent pas; mais sur le matin que tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J'écoute, je crois distinguer des gémissements. J'accours, j'entre, j'ouvre le rideau... Saint-Preux!... cher Saint-Preux!... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l'une évanouie et l'autre expirante. Je m'écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n'était plus. 

Adorateur de Dieu, Julie n'était plus... Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures; j'ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m'informai de Mme d'Orbe. J'appris qu'il avait fallu la porter dans sa chambre, et même l'y renfermer; car elle rentrait à chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le réchauffait du sien, s'efforçait de le ranimer, le pressait, s'y collait avec une espèce de rage, l'appelait à grands cris de mille noms passionnés, et nourrissait son désespoir de tous ces efforts inutiles. 

En entrant je la trouvai tout à fait hors de sens ne voyant rien, n'entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, murmurant d'une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternée, épouvantée, immobile, n'osant souffler, cherchait à se cacher d'elle, et tremblait de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle était agitée avaient quelque chose d'effrayant. Je fis signe à la femme de chambre de se retirer; car je craignais qu'un seul mot de consolation lâché mal à propos ne la mît en fureur. 

Je n'essayai pas de lui parler, elle ne m'eût point écouté, ni même entendu; mais au bout de quelque temps, la voyant épuisée de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil; je m'assis auprès d'elle en lui tenant les mains; j'ordonnai qu'on amenât les enfants, et les fis venir autour d'elle. Malheureusement, le premier qu'elle aperçut fut précisément la cause innocente de la mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je vis ses traits s'altérer, ses regards s'en détourner avec une espèce d'horreur, et ses bras en contraction se raidir pour le repousser. Je tirai l'enfant à moi. "Infortuné! lui dis-je, pour avoir été trop cher à l'une tu deviens odieux à l'autre: elles n'eurent pas en tout le même coeur." Ces mots l'irritèrent violemment et m'en attirèrent de très piquants. Ils ne laissèrent pourtant pas de faire impression. Elle prit l'enfant dans ses bras et s'efforça de le caresser: ce fut en vain; elle le rendit presque au même instant. Elle continue même à le voir avec moins de plaisir que l'autre, et je suis bien aise que ce ne soit pas celui-là qu'on a destiné à sa fille. 

Gens sensibles, qu'eussiez-vous fait à ma place? Ce que faisait Mme d'Orbe. Après avoir mis ordre aux enfants, à Mme d'Orbe, aux funérailles de la seule personne que j'aie aimée, il fallut monter à cheval, et partir, la mort dans le coeur, pour la porter au plus déplorable père. Je le trouvai souffrant de sa chute, agité, troublé de l'accident de sa fille. Je le laissai accablé de douleur, de ces douleurs de vieillard, qu'on n'aperçoit pas au dehors, qui n'excitent ni gestes, ni cris, mais qui tuent. Il n'y résistera jamais, j'en suis sûr, et je prévois de loin le dernier coup qui manque au malheur de son ami. Le lendemain je fis toute la diligence possible pour être de retour de bonne heure et rendre les derniers honneurs à la plus digne des femmes. Mais tout n'était pas dit encore. Il fallait qu'elle ressuscitât pour me donner l'horreur de la perdre une seconde fois. 

En approchant du logis, je vois un de mes gens accourir à perte d'haleine, et s'écrier d'aussi loin que je pus l'entendre: "Monsieur, Monsieur, hâtez-vous, Madame n'est pas morte." Je ne compris rien à ce propos insensé: j'accours toutefois. Je vois la cour pleine de gens qui versaient des larmes de joie en donnant à grand cris des bénédictions à Mme de Wolmar. Je demande ce que c'est; tout le monde est dans le transport, personne ne peut me répondre: la tête avait tourné à mes propres gens. Je monte à pas précipités dans l'appartement de Julie. Je trouve plus de vingt personnes à genoux autour de son lit et les yeux fixés sur elle. Je m'approche; je la vois sur ce lit habillée et parée; le coeur me bat; je l'examine... Hélas! elle était morte! Ce moment de fausse joie sitôt et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma vie..."

 

Avant de mourir, Julie a écrit une dernière lettre à Saint-Preux, elle n'a jamais cessé de l'aimer passionnément et vers une autre vie qu'elle tourne maintenant ses espoirs, "la vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel.."

 

1762 - Après ses quatre Lettres à Malesherbes, alors qu'il trouve que l'Emile s'imprime avec trop de lenteur et qu'il est peut-être l'objet de quelque machination, Rousseau reçoit ce commentaire du Directeur de la Librairie: "Cette mélancolie sombre qui fait le malheur de votre vie est prodigieusement augmentée par la maladie et la solitude, mais je crois qu'elle vous est naturelle et que la cause en est physique, je crois même que vous ne devez pas être fâché qu'on le sache." Comme pour contredire son interlocuteur, dans la Troisième Lettre à Malesherbes, Rousseau évoque le bonheur qu'il ressentit de vivre à l'Ermitage chez Madame d'Epinay.

"En me levant avant le soleil, pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres, ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins, que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer, en me sentant sauvé, en me disant:  "Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour! "

J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : "Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux". Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée.

]e la peuplais bientôt d'êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m'en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh! si, dans ces moments, quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d'auteur venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l'instant pour me livrer, sans distraction, aux sentiments exquis dont mon âme était pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup.

Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m'auraient pas suffi : j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance, dont je n'avais pas d'idée et dont, pourtant, je sentais le besoin. Hé bien, monsieur, cela même était jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très vif et d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

Bientôt, de la surface de la terre, j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, Je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas : Je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers, Je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace; mon cœur, resserré dans les bornes des êtres, s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers, j`aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase, à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : Ô grand Être ! Ô grand Être !  sans pouvoir dire ni penser rien de plus."

 

1762 - "Du Contrat social"

Rousseau publie "Du contrat social" mais est immédiatement censuré à Genève comme en France. Approfondissant ses thèses sur l’état de nature de l’homme, il s’attache dans cet ouvrage à réconcilier contrat social et liberté de chacun. Pour être juste, la société doit être gouvernée par tous, chacun doit pouvoir participer au pouvoir. Le contrat doit donc être l’expression de la volonté générale, et Rousseau en appelle en fait à une sorte de démocratie participative. Si les principes développés dans le "Contrat social" de Rousseau ne seront jamais appliqués à la lettre, ils deviendront la base de la pensée politique moderne.

 

Du pacte social, Livre I, chapitre 6 - "Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant.  

Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule: savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et nul associé n'a plus rien à réclamer : car, s”il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous ; l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale: et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout"

 

Le Contrat social n'est qu'un fragment, le seul qui reste, purement théorique et logique, du traité des Institutions politiques, auquel médita longtemps Rousseau. En ce sens, ce n'est pas une utopie, mais l'exposé rigoureux des nécessités théoriques de tout bon gouvernement, Rousseau ne prétendant pas donner un fondement historique à l'État, mais visant à construire un fondement juridique. Le problème est le suivant : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. » La condition essentielle de cette liberté civile réside dans « l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». On passe ainsi de la notion de droit naturel au concept de liberté civile et de l'état d'inégalité naturelle (ou sociale, lorsque la société ne repose pas sur le pacte) à celui d'égalité et de justice sociales.

 

Rousseau qui a tant dénoncé les méfaits de la vie sociale, considère maintenant qu'une société bien organisée offre à l'individu plus d'avantages que l'état de nature et l'élève à une plus haute dignité morale...

(Livre I, chapitre 8) - "Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant a l'impulsion physique, et le droit à l'appétit, l'homme qui jusque là n'avait regardé que lui-même se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénit sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer : ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il eut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a de bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale; et la possession qui n'est que l'effet de la force ou du droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif .

On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui : car l'impulsion du seul appétit est l'esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté."

 

La thèse est propre à Rousseau en ce qu'il s'agit de retrouver la liberté naturelle dans l'égalité sociale. Aussi le sacrifice doit-il être égal pour tous, total : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. » Ainsi naît la « volonté générale », grâce à laquelle chacun est membre et souverain du Tout. C'est un nouvel être qui sort du pacte : le Tout présent en chaque associé. L'individu devient citoyen et responsable de la justice du contrat, c'est-à-dire de lui-même : si le pacte est « violé », chacun rentre alors dans ses premiers droits et « reprend sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça ». Mais si le pacte est observé, l'état social offre à l'individu plus d'avantages que l'état de nature : il l'élève à la dignité morale et à la conscience politique.

On peut alors parler d'une évolution réfléchie de Rousseau, à la recherche de la liberté morale, qui, seule, « rend l'homme vraiment maître de lui : car l'impulsion du seul appétit est l'esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». En définitive, c'est la conscience morale qui désire le pacte, qui le consolide, qui le préserve et qui le juge. Conscience morale et liberté sociale sont inséparables : ces hypothèses logiques tiennent donc, on le voit, aux exigences de conciliation les plus profondes de Rousseau. Pour une part, elles sont à la base de la Nouvelle Héloïse, qui traite, sous forme romanesque, de l'intégration du particulier (l'individu, le moi) dans la volonté générale (la communauté, la vertu) et de la tension entre leurs exigences, et qui réalise, cette fois, une utopie de la vie harmonieuse.

 

Dans le premier livre du Contrat Social, Rousseau procède d'abord à une critique rigoureuse des thèses absolutistes. Il n'existe pas d'inégalité naturelle qui fondrait le pouvoir car l'état de nature est égalitaire. L'esclavage est une institution et non une donnée de nature comme le prétendait Aristote. Le contrat d'aliénation tel que le présente Hobbes est un pseudo contrat car renoncer à sa liberté c'est renoncer à son humanité. L'argument défendant un droit du plus fort ne tient pas davantage car désobéir impunément est aussi être le plus fort (et dès lors la loi perd toute valeur) et la force est une notion relative étrangère à l'universalité du droit. Quant à la théorie de l'autorité de droit divin, elle est contradictoire. Si tout pouvoir venait de Dieu il faudrait logiquement considérer comme sacré le pouvoir que représente le pistolet d'un brigand qui me surprend au coin d'un bois.

Le fondement de l'autorité légitime se situe donc dans un contrat d'association par lequel unanimement un groupe d'individu décide désormais de se soumettre à la volonté générale c'est à dire au verdict du suffrage universel. Chacun ainsi se soumet non à un homme mais à la loi et "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté".

Rousseau défend le principe d'une démocratie non pas représentative mais directe où tous les citoyens votent les lois. Seul le pouvoir exécutif pourra être confié à un groupe d'individu. Rousseau s'oppose à la constitution de partis politiques car ils gênent le libre jeu du suffrage universel. La volonté générale est souveraine. Elle ne peut ni se soumettre, ni déléguer ses pouvoirs.

 

1762 - "Emile ou De l’Education"

Une bonne société sans bonne éducation est vouée à l'échec. Il n'est pas question de pédagogie dans le Contrat Social mais, en revanche, on parle de politique dans ce livre de pédagogie qu'est l'Emile (livre IV). L'Emile et le Contrat Social datent de la même époque. L'essentiel de l'Emile est une pédagogie à finalité sociale. Il s'agit de rendre Emile social.

"Mon enfant, n'attendez pas de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand philosophe, et ne me soucie point de l'être; mais j'ai quelquefois du bon sens et j'aime toujours la vérité."

Rousseau reste dans son rêve. Contre la corruption de son siècle, il soumet au monde une conception de l'éducation naturelle dans l'Émile, afin que les « belles âmes » puissent goûter les joies vraies d'une vie naturellement conduite, les extases du sentiment, les plaisirs innocents de la nature et retrouver ainsi la pureté et l'harmonie primitives. Il s'agit de soustraire l'individu à la corruption ambiante ; d'où les trois grands principes de ce nouveau « système d'éducation ».

En premier lieu, une éducation négative doit préserver l'enfant de tout contact avec la société, la famille et les livres (les Fables de La Fontaine sont interdites ; le seul Robinson Crusoé est autorisé), et à lui laisser l'entière liberté de découvrir le monde par l'expérience directe, sous l'œil néanmoins vigilant du précepteur : ainsi sera sauvé l'homme naturel et l'enfant rendu apte à être éduqué naturellement. En second lieu, une éducation progressive sera nécessaire : d'abord sensorielle, puis intellectuelle et manuelle, car le précepteur s'attachera à former l'intelligence et le jugement de l'adolescent et à lui assurer l'indépendance grâce à un métier manuel. Enfin et surtout, on donnera à Émile une éducation morale et sociale : en favorisant l'amitié, la pitié, la sympathie et la justice, en lui faisant étudier les plus « belles » pages de l'histoire, en l'inclinant à suivre la loi de son cœur. Car il s'agit, avant tout, de former une âme naturelle, un futur citoyen et père de famille : en effet, Émile se mariera avec Sophie, femme idéale, élevée dans la seule et suffisante perspective de devenir une épouse agréable, une bonne maîtresse de maison et une compagne vertueuse. Et ils seront heureux...

L'éducation morale par l'expérience sensible est un principe essentiel de Rousseau, l'éducateur de l'âme enfantine, et c'est ainsi qu'il conçoit l'éveil aux notions de justice et de propriété...

"Tous nos mouvements naturels se rapportent d'abord à notre conservation et à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient pas de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due ; et c'est encore un des contresens des éducations communes que, parlant d'abord aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu'il faut, ce qu'ils ne sauraient entendre, et ce qui ne peut les intéresser.

Si j'avais donc à conduire un de ceux que je viens de supposer, je me dirais : un enfant ne s'attaque pas aux personnes, mais aux choses ; et bientôt il apprend par l'expérience à respecter quiconque le passe en âge et en force : mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut lui donner est donc moins celle de la liberté que de la propriété, et, pour qu'il puisse avoir cette idée, il faut qu'il ait quelque chose en propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, c'est ne lui rien dire, puisque, bien qu'il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu'il les a parce qu'on les lui a données, c'est ne faire guère mieux ; car, pour donner il faut avoir : voilà donc une propriété antérieure à la sienne ; et c'est le principe de la propriété qu'on lui veut expliquer ; sans compter que le don est une convention, et que l'enfant ne peut savoir encore ce que c'est que convention. Lecteurs, remarquez je vous prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant dans la tête des enfants des mots qui n'ont aucun sens à leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits. Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété, car c'est de là que la première idée en doit naître. L'enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres ; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l'un et l'autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d'activité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu'il voudra jardiner à son tour.

Par les principes ci-devant établis, je ne m'oppose point à son envie : au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien ; du moins il le croit ainsi : je deviens son garçon jardinier ; en attendant qu'il ait des bras, je laboure pour lui la terre : il en prend possession en y plantant une fève ; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nunès Balboa de l'Amérique méridionale au nom du roi d'Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.

On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J'augmente cette joie en lui disant : Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d'appartenir, je lui fais sentir qu'il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu'il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu'il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d'un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui.

Un beau jour il arrive empressé, et l'arrosoir à la main. O spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah ! qu'est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l'injustice y vient verser sa triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux; l'enfant désolé remplit l'air de gémissements et de cris. On prend part à sa peine, à son indignation ; on cherche, on s'informe, on fait des perquisitions. Enfin l'on découvre que le jardinier a fait le coup : on le fait venir. 

Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous, « Quoi! messieurs, c'est vous qui m'avez ainsi gâté mon ouvrage! J'avais semé là des melons de Malte dont la graine m'avait été donnée comme un trésor, et desquels j'espérais vous régaler quand ils seraient mûrs : mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m'avez détruit mes melons déjà tout levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort irréparable, et vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis».

Jean-Jacques : Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâter votre ouvrage : mais nous vous ferons venir d'autre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu'un n'y a point mis la main avant nous".

Si la discussion s'envenime, Robert prononce une formule qui restera gravée dans l'esprit de l'enfant : « Personne ne touche au jardin de son voisin : chacun respecte le travail des autres afin que le sien soit en sûreté »...

 

Dans ce « système », Rousseau apparaît tout à la fois comme un moraliste à l'antique, un réformateur social, un esprit très pratique et un métaphysicien sermonneur. Le livre IV, qui contient la Profession de foi du vicaire savoyard, renferme le principe de cette éducation : la religion naturelle. Contre les rationalistes relativistes (Montaigne, Helvétius) et les croyants qui font dépendre la morale d'une révélation surnaturelle (courant janséniste), Rousseau affirme l'existence de l'Être suprême. C'est retrouver là, après la médiation de l'éducation, le postulat « Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme » (non naturel). Devant l'« essence infinie de Dieu », l'homme doit se résigner au silence dans l'adoration : « Le plus digne usage de ma raison est de m'anéantir devant Toi. » Le déisme de Rousseau, fondé sur sa foi en la Providence, sur sa croyance en l'immortalité de l'âme, lui donne aussi la foi en son propre cœur : « Le culte essentiel est celui du cœur. » Ainsi, se conduire selon la nature, c'est se conduire selon la volonté divine : il faut obéir à sa conscience, « juge infaillible du bien et du mal » ; il faut rentrer en soi-même pour y découvrir ce « principe inné de justice et de vertu » : « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix […]. » Cette religion naturelle et cette morale de la conscience peuvent se résumer en ces termes de Rousseau : Dieu nous a donné « la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir. » À cet idéal moral et éducatif correspond l'idéal politique du Contrat social.

 

1762-1764  - "La Profession de foi du Vicaire Savoyard"

"Je n'ai qu'à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal.." - Le Livre IV de l'Emile, voit Rousseau devenir un apôtre de la religion naturelle et de l'être Suprême, et contester les religions révélées, avec une ferveur telle que le Parlement le décrète prise de corps et condamne l'Émile à être lacéré et brûlé: il se hâte de passer en Suisse, devient un homme traqué, huit années de vie errante qui le verra chassé de ses asiles successifs. 

Devant le succès, le scandale et la maladie, il est temps pour Rousseau de faire le bilan de sa vie. Il tente de réparer son attitude à l'égard de ses cinq enfants abandonnés en cherchant à les reconnaître, tout d'abord ; en s'assurant que Thérèse aura toujours de quoi vivre, ensuite. Mais il en vient à considérer que le monde entier complote pour le perdre. En effet, la violence de ses propos religieux et politiques inquiète : ses protecteurs et ses amis se montrent vite défiants et distants. M. de Malesherbes lui-même, fervent admirateur et directeur de la Librairie, n'est plus en état de le défendre. La principauté prussienne de Neuchâtel l'accueille à Môtiers-Travers et Frédéric II l'assure de sa bienveillance alors que l'Europe catholique et calviniste, de la Sorbonne à Rome et à Amsterdam, condamne ses thèses et brûle ses ouvrages.

 

La religion naturelle - "Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle :il est bien étrange qu'il en faille une autre! Par où connaîtrai-je cette nécessité? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les sentiments qu'il inspire à mon cœur? Quelle pureté de morale, quel dogme utile à l'homme et honorable à son auteur puis-je tirer d'une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés ? Montrez-moi ce qu'on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d'un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien. Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure.

Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement? Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent ; que loin de les ennoblir ils les avilissent ; qu'aux mystères inconcevables qui l'environnent, ils ajoutent des contradictions absurdes; qu'ils rendent l'homme orgueilleux, intolérant, cruel ; qu'au lieu d'établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n'y vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain. 

On me dit qu'il fallait une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi ; on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu'ils ont institués, et l'on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l'a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une religion sur la terre. Il fallait un culte uniforme ; je le veux bien : mais ce point était-il donc si important qu'il fallût tout l'appareil de la puissance divine pour l'établir? Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. 

Le culte que Dieu demande est celui du cœur ; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme. C'est avoir une vanité bien folle de s'imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l'habit du prêtre, à l'ordre des mots qu'il prononce, aux gestes qu'il fait à l'autel, et à toutes ses génuflexions. Eh ! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras toujours assez près de la terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité  : ce devoir est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes.

Quant au culte extérieur, s'il doit être uniforme pour le bon ordre, c'est purement une affaire de police ; il ne faut point de révélation pour cela..."

On a beau me disputer, ajoute Rousseau, le libre-arbitre est une réalité humaine, "je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat." Et il ne tient qu'à nous de faire bon usage de cette liberté. Et Dieu nous a donné "la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir.."

"En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d'une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon coeur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n'ai qu'à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n'est que quand on marchande avec elle qu'on a recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-même  : cependant, combien de fois la voix intérieure nous dit qu'en faisant notre bien aux dépens d'autrui nous faisons mal ! Nous croyons suivre l'impulsion de la nature, et nous lui résistons ; en écoutant ce qu'elle dit à nos sens, nous méprisons ce qu'elle dit à nos cœurs: l'être actif obéit, l'être passif commande. La conscience est la voix de l'âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent? et alors lequel faut-il écouter? Trop souvent la raison nous trompe, nous n'avons que trop acquis le droit de la récuser, mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l'homme : elle est à l'âme ce que l'instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s'égarer.

Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes. S'il est vrai que le bien soit bien, il doit l'être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres, et le premier prix de la justice est de sentir qu'on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre nature, l'homme ne saurait être sain d'esprit ni bien constitué qu'autant qu'il est bon. Si elle ne l'est pas, et que l'homme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de l'être sans se corrompre, et la bonté n'est en lui qu'un vice contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme le loup pour égorger sa proie, un homme humain serait un animal aussi dépravé qu'un loup pitoyable; et la vertu seule nous laisserait des remords.

Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d'autrui? Qu'est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l'avoir fait, d'un acte de bienfaisance ou d'un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ?... S'il n'y a rien de moral dans le cœur de l'homme, d'où lui viennent donc ces transports d'admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d'amour pour les grandes âmes ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? Pourquoi voudrais-je être Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant? Otez de nos cœurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé dans son âme étroite les sentiments délicieux; celui qui, à force de se concentrer au-dedans de lui, vient à bout de n'aimer que lui-même, n'a plus de transports, son cœur glacé ne palpite plus de joie ; un doux attendrissement n'humecte jamais ses yeux; il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne sent plus, ou ne vit plus ; il est déjà mort...

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience...

Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l”aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe."

 

Le dernier virage - "Rousseau jouissait du succès de l'Émile (mai 1762) dans une sécurité parfaite, lorsqu'il fut décrété de prise de corps. Le Parlement, qui avait laissé passer les hardiesses du Contrat Social, condamna à la brûlure l'ouvrage qui contenait la Profession de foi du Vicaire Savoyard, et l'auteur à la contrainte ou à l'expulsion. Dès lors la vie de Rousseau n'offre plus qu'un tissu de misères. Ce coup inattendu frappa son imagination. Son caractère s'en ressentit. Vieux avant l'âge, épuisé de maladies réelles ou imaginaires (dès l'enfance il se crut mourant), mis à l'index à la fois en France, en Suisse et en Hollande, il ne sut un moment où reposer sa tête, et se plaça enfin sous la protection du roi de Prusse, à Motiers. Mais il fallut bientôt quitter cet asile. Dès lors il erre de refuge en refuge, tantôt pourchassé, tantôt inquiet sans raison. Orgueilleux dès l'enfance, et ombrageux dans ses meilleurs jours, il devient alors irritable, soupçonneux jusqu'à la manie, hypocondre jusqu'à la folie. Aujourd'hui à Strasbourg, demain en Angleterre, puis en France, dans les asiles de ses protecteurs où il se cache sous un nom supposé, il traîne la pire existence. Il écrit cependant, il s'occupe ; il fait de la botanique, et rédige des constitutions pour la Corse et la Pologne; il compose ses Confessions, son dernier chef-d'œuvre, le seul ouvrage de cette époque qui ne se ressente pas de ses maux. Enfin il peut revenir à Paris (juin 1770). Mais il n'est plus que l'ombre de lui-même. Il vit tristement et pauvrement rue Plàtrière, chez un épicier; il y est visité par quelques amis, que ne rebutent point sa méfiance et sa misanthropie. M. de Girardin lui offre enfin, à Ermenonville, l'habitation de ses rêves : il s'y rend, il y meurt aussitôt, et les apparences donnent à croire qu'il a lui-même abrégé ses souffrances (2 juillet 1778). Il avait soixante-six ans...."

 

1764-1765 - Genève le rejette : Rousseau abdique à perpétuité son droit de bourgeoisie et de cité dans la République et, au nom d'un christianisme tolérant, se défend, en 1764, dans ses "Lettres écrites de la montagne" contre tous ceux qui censurent l'Émile. Il rédige en 1764 un projet de Constitution pour la Corse, à la demande d'émissaires venus de l'île, où cependant personne ne lira son travail sur la démocratie paysanne. Voltaire frappe de plus en plus fort : il révèle l'abandon des cinq enfants de Rousseau aux Enfants-Trouvés ; il le donne pour séditieux, ce qui aura pour effet de mener au bûcher ses Lettres écrites de la montagne. Chassé de Môtiers, exilé dans l'île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, il lui reste la botanique et l'écriture, l'autobiographie : ce seront les "Confessions". Six semaines délicieuses au bout desquelles on lui ordonne de partir (oct. 1765).

 

1765-1770 - "Les Confessions"

Jean-Jacques Rousseau achève la rédaction des "Confessions". Il avait débuté trois ans plus tôt cette autobiographie, après la parution du pamphlet « Le sentiment des citoyens ». Publié anonymement, ce texte de Voltaire attaquait violemment Rousseau, notamment à propos de l’abandon de ses enfants. Ce dernier y répond en se mettant à nu dans « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ». Le texte, avant de devenir une référence de la littérature française, n’aura aucun écho lors des lectures que Rousseau en fera et ne sera publié qu’à titre posthume.

« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là... ».

«C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont ; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver ; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs : et j'ai dit cent fois que si j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un avenir agréable ; j'étais aussi content, et j'avais tout lieu de l'être, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le coeur serein, mais c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle : je m'y étais toujours attendu ; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et [écrit à la place d'un mot rayé dans le manuscrit] ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue ; je donnais de l'attention aux paysages : je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux ; je délibérais aux croisées des chemins, j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin.»

A la fin du Livre II des Confessions, se situe l'un des passages les plus célèbres, la confession du "ruban volé", et Rousseau de se tourner vers le lecteur, certain de recevoir de lui son absolution..

" Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses: cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de M. et Mme Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule Mlle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai, et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Manon qui me l'a donné. Manon était une jeune Mauriennoise dont Mme de Vercellis avait fait sa cuisinière, quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Manon était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir; l'assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban, je la charge effrontément; elle

reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare coeur résiste. Elle nié enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots: «Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse; mais je ne voudrais pas être à votre place.» Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir.

 J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon: enfin le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'aie exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter? Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi!

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime, comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille, il m'a moins tourmenté; mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à Mme de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions.

J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée, je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon coeur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde.

J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre; l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit: «Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi», je me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider quand il fallait me donner du courage..."

 

Rousseau a noué avec Sophie Lalive de Bellegarde (1730-1813), devenue Madame d’Houtetot en 1748, durant le printemps et l’été 1757, tandis que celle-ci résidait à Eaubonne, une relation amoureuse singulière. Elle fut brève et fulgurante, dit-il, et marqua à ce point le philosophe qu’il déclara dans ses Confessions, que Sophie d’Houdetot fut « l’unique amour de sa vie »....

 

« L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle saison; et sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées de la coterie holbachique, qui prédisait hautement que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près d'y rentrer, je ne faisais pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étais, malgré moi, jeté dans le monde, je n'avais cessé de regretter mes chères Charmettes, et la douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambition, qui, par accès, avaient animé mon zèle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas un sou de rente: mais j'avais un nom, des talents; j'étais sobre, et je m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je voulais l'être; et ma paresse était moins celle d'un fainéant, que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique n'était ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient une avance pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m'avait fait choisir.

     J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manoeuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon coeur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non: j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable, qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre.

     Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement, et même avec goût. La main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait bâtie exprès pour moi.

     Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai dans mon transport: Enfin tous mes voeux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.

     Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon: car n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désoeuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.

     Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que j'en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le ferait être; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci: Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si même elle en était différente: Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? De là, qu'est-ce que la loi? et une chaîne de questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.

     Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage, il n'était encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gênât dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et de manière à pouvoir paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait; bien sûr que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à ses avantages.

     J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma position très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans l'État sans permission, je n'y devais compte à personne de mes maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me faire céder aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au projet d'aller m'établir à Genève. Je sentais, comme je l'ai dit dans l'Émile, qu'à moins d'être homme d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein.

     Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la persuasion où j'étais que le gouvernement de France, sans peut-être me voir de fort bon oeil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me semblait, un trait de politique très simple, et cependant très adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait empêcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas moins été faits, et peut-être avec moins de retenue; au lieu qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus, on effaçait des préjugés bien enracinés dans le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit des gens.

     Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en voulait. On se souciait très peu de l'auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystère, qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avaient dû m'attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en être la victime, puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru avoir fait son effet, même avant ma retraite à l'Ermitage, sans que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement la publication de l'ouvrage en France, où il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle Héloïse parut encore avec la même facilité, j'ose dire avec le même applaudissement; et, ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante est exactement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans l'Émile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.

     Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment: c'était l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont, entraîné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l'entremise de madame Dupin, qui avait une sorte d'intérêt à me la faire adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gâté; et si elle n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait partagée au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour la mémoire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à soutenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlât cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce travail comme utile en lui-même, et comme très convenable à un homme laborieux en manoeuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser très fatigante, aimait mieux, en choses de son goût, éclaircir et pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de penser quelquefois par moi-même; et je pouvais donner telle forme à mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-même souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en dédire, mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire usage, et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en tirer parti. C'était dans cette dernière intention que j'avais apporté ces manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel je comptais donner mes loisirs.

     J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des observations faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus de courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un livre vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles qu'on pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et même plus important: c'était de chercher les causes de ces variations, et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister à des désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas succombé.

     En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à fournir un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on empêcherait de naître, si l'on savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer. J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre était la Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Des distractions dont on apprendra bientôt la cause m'empêchèrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait.

     Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-même, me tenait au coeur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à l'auteur, une autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la suite de cet écrit.

     Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation pour mes promenades: car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis méditer qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prêtait à la bibliothèque du Roi, et dont on me permit même d'emporter quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que j'en tirai parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et même ensuite à Motiers, où j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un véritable délassement.

     Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment madame d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui d'abord ne me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne de compte, dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que madame d'Épinay avait des qualités très aimables: elle aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et, n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément bien qu'en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en était un; mais enfin je compris que je m'étais chargé d'une chaîne, dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le poids: j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davantage: c'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle serait seule, ou à peu près. J'y consentis, sans voir à quoi je m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais plus de visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que cette liberté qu'elle m'avait tant promise ne m'était donnée qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais; et pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à ce joug; je le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour elle m'empêchant en grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements. C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu'elle avait voulu tâter de la littérature, et qu'elle s'était fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de les écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n'avais guère l'honneur d'être au nombre des élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement dans la société de madame d'Épinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et partout où M. Grimm donnait le ton. Cette nullité m'accommodait fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête, où je ne savais quelle contenance tenir, n'osant parler de littérature, dont il ne m'appartenait pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide, et craignant plus que la mort le ridicule d'un vieux galant, outre que cette idée ne me vint jamais près de madame d'Épinay, et ne m'y serait peut-être pas venue une seule fois en ma vie, quand je l'aurais passée entière auprès d'elle: non que j'eusse pour sa personne aucune répugnance; au contraire, je l'aimais peut-être trop comme ami, pour pouvoir l'aimer comme amant. Je sentais du plaisir à la voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable en cercle, était aride en particulier; la mienne, qui n'était pas plus fleurie, n'était pas pour elle d'un grand secours. Honteux d'un trop long silence, je m'évertuais pour relever l'entretien; et quoiqu'il me fatiguât souvent, il ne m'ennuyait jamais. J'étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de petits baisers bien fraternels, qui ne me paraissaient pas plus sensuels pour elle: c'était là tout. Elle était fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer: jamais mon coeur ni mes sens n'ont su voir une femme dans quelqu'un qui n'eût pas des tétons; et d'autres causes inutiles à dire m'ont toujours fait oublier son sexe auprès d'elle.

     Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettissement nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la première année, moins onéreux que je ne m'y serais attendu. Madame d'Épinay, qui d'ordinaire passait l'été presque entier à la campagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit que ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que l'absence de Grimm lui rendît moins agréable le séjour de la Chevrette. Je profitai des intervalles qu'elle n'y passait pas, ou durant lesquels elle y avait beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne Thérèse et sa mère, de manière à m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques années j'allasse assez fréquemment à la campagne, c'était presque sans la goûter; et ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisaient qu'aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyais de plus près l'image que pour mieux sentir leur privation. J'étais si ennuyé de salons, de jets d'eau, de bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela; j'étais si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de noeuds, de sots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l'oeil un simple pauvre buisson d'épines, une haie, une grange, un pré; quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil; quand j'entendais de loin le rustique refrain de la chanson des bisquières, je donnais au diable et le rouge, et les falbalas, et l'ambre; et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru, j'aurais de bon coeur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maître, qui me faisaient dîner à l'heure où je soupe, souper à l'heure où je dors; mais surtout à messieurs les laquais, qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leur maître dix fois plus cher que je n'en aurais payé de meilleur au cabaret.

     Me voilà donc enfin chez moi, dans un asile agréable et solitaire, maître d'y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale et paisible, pour laquelle je me sentais né. Avant de dire l'effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon coeur, il convient d'en récapituler les affections secrètes, afin qu'on suive mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications.

     J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J'avais besoin d'un attachement, puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si cruellement rompu. La soif du bonheur ne s'éteint point dans le coeur de l'homme. Maman vieillissait et s'avilissait! Il m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à chercher un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien. Je flottai quelque temps d'idée en idée et de projet en projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les affaires publiques, si l'homme avec qui j'allai me fourrer avait eu le sens commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les entreprises pénibles et de longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me dégoûta de toute autre; et regardant, selon mon ancienne maxime, les objets lointains comme des leurres de dupes, je me déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie qui me tentât de m'évertuer.

     Ce fut précisément alors que se fit notre connaissance. Le doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au mien, que je m'unis à elle d'un attachement à l'épreuve du temps et des torts, et que tout ce qui l'aurait dû rompre n'a jamais fait que l'augmenter. On connaîtra la force de cet attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le fort de mes misères, sans que, jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé jamais un seul mot de plainte à personne.

     Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en point séparer, qu'après vingt-cinq ans passés avec elle, en dépit du sort et des hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'épouser, sans attente et sans sollicitation de sa part, sans engagement ni promesse de la mienne, on croira qu'un amour forcené, m'ayant dès le premier jour tourné la tête, n'a fait que m'amener par degrés à la dernière extravagance; et on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particulières et fortes qui devaient m'empêcher d'en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai, dans toute la vérité qu'il doit maintenant me connaître, que du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour pour elle; que je n'ai pas plus désiré de la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué qu'un autre homme, je fus incapable de sentir l'amour, puisqu'il n'entrait point dans les sentiments qui m'attachaient aux femmes qui m'ont été les plus chères. Patience, ô mon lecteur! le moment funeste approche, où vous ne serez que trop bien désabusé.

     Je me répète, on le sait; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier dans mon coeur: c'était le besoin d'une société intime, et aussi intime qu'elle pouvait l'être; c'était surtout pour cela qu'il me fallait une femme plutôt qu'un homme, une amie plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier était tel, que la plus étroite union des corps ne pouvait encore y suffire: il m'aurait fallu deux âmes dans le même corps; sans cela, je sentais toujours du vide. Je me crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités, et même alors par la figure, sans ombre d'art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence, si j'avais pu borner la sienne en moi, comme je l'avais espéré. Je n'avais rien à craindre de la part des hommes; je suis sûr d'être le seul qu'elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en ont guère demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en être un pour elle à cet égard. Je n'avais point de famille, elle en avait une; et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n'aurais-je point donné pour me faire l'enfant de sa mère! Je fis tout pour y parvenir, et n'en pus venir à bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impossible. Elle s'en fit toujours un différent du mien, contraire au mien, et même à celui de sa fille, qui déjà n'en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu'ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire; et je voyais avec douleur qu'épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de sa mère; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance, et l'en estimai davantage: mais son refus n'en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu'à moi, plus qu'à elle-même; leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux; enfin, si, grâce à son amour pour moi, si, grâce à son bon naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c'en fut assez du moins pour empêcher, en grande partie, l'effet des bonnes maximes que je m'efforçais de lui inspirer; c'en fut assez pour que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours continué d'être deux.

     Voilà comment, dans un attachement sincère et réciproque, où j'avais mis toute la tendresse de mon coeur, le vide de ce coeur ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il l'eût été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimais mieux être moins disculpé d'un blâme aussi grave, et ménager la famille d'une personne que j'aimais. Mais on peut juger, par les moeurs de son malheureux frère, si jamais, quoi qu'on en pût dire, je devais exposer mes enfants à recevoir une éducation semblable à la sienne.

     Ne pouvant goûter dans sa plénitude cette intime société dont je sentais le besoin, j'y cherchais des suppléments qui n'en remplissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins sentir. Faute d'un ami qui fût à moi tout entier, il me fallait des amis dont l'impulsion surmontât mon inertie: c'est ainsi que je cultivai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l'abbé de Condillac; que j'en fis avec Grimm une nouvelle plus étroite encore; et qu'enfin je me trouvai par ce malheureux discours, dont j'ai raconté l'histoire, rejeté, sans y songer, dans la littérature, dont je me croyais sorti pour toujours.

Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus sans enthousiasme envisager la simple et fière économie. Bientôt, à force de m'en occuper, je ne vis plus qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages, qu'oppression et misère dans notre ordre social. Dans l'illusion de mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges; et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite d'accord avec mes principes, je pris l'allure singulière qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût enfin rendu respectable, s'il m'eût été possible d'y persévérer.

     Jusque-là j'avais été bon; dès lors je devins vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon coeur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien; je devins en effet tel que je parus; et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et de beau ne peut entrer dans un coeur d'homme, dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'où naquit ma subite éloquence, voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m'embrasait, et dont pendant quarante ans il ne s'était pas échappé la moindre étincelle, parce qu'il n'était pas encore allumé.

     J'étais vraiment transformé; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. Je n'étais plus cet homme timide et plutôt honteux que modeste, qui n'osait ni se présenter, ni parler, qu'un mot badin déconcertait, qu'un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance d'autant plus ferme qu'elle était simple, et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m'avaient inspiré pour les moeurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j'écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j'écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement! Tout Paris répétait les âcres et mordants sarcasmes de ce même homme qui, dix ans auparavant et dix ans après, n'a jamais su trouver la chose qu'il avait à dire, ni le mot qu'il devait employer. Qu'on cherche l'état du monde le plus contraire à mon naturel; on trouvera celui-là. Qu'on se rappelle un de ces courts moments de ma vie où je devenais un autre et cessais d'être moi; on le trouve encore dans le temps dont je parle; mais au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans, et durerait peut-être encore, sans les circonstances particulières qui le firent cesser, et me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever.

     Ce changement commença sitôt que j'eus quitté Paris, et que le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir l'indignation qu'il m'avait inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai de les mépriser; quand je ne vis plus les méchants, je cessai de les haïr. Mon coeur, peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur misère, et n'en distinguait pas leur méchanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit bientôt l'ardent enthousiasme qui m'avait transporté si longtemps et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide; en un mot, le même Jean-Jacques que j'avais été auparavant.

     Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-même et s'arrêter là, tout était bien; mais malheureusement elle alla plus loin, et m'emporta rapidement à l'autre extrême. Dès lors mon âme en branle n'a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d'y rester. Entrons dans le détail de cette seconde révolution: époque terrible et fatale d'un sort qui n'a point d'exemple chez les mortels.

     N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C'est aussi ce qu'ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n'avais jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle m'ouvrit son coeur sans réserve, et m'apprit de sa mère et de sa famille des choses qu'elle avait eu la force de me taire pendant longtemps. L'une et l'autre avaient reçu de madame Dupin des multitudes de présents faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s'était appropriés pour elle et pour ses autres enfants, sans en rien laisser à Thérèse, et avec très sévères défenses de m'en parler; ordre que la pauvre fille avait suivi avec une obéissance incroyable.

     Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d'apprendre qu'outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient eus souvent avec l'une et l'autre pour les détacher de moi, et qui n'avaient pas réussi par la résistance de Thérèse, tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien savoir de ce qui se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits présents s'en étaient mêlés, et qu'il y avait de petites allées et venues dont on tâchait de lui faire mystère, et dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris, il y avait déjà longtemps que madame le Vasseur était dans l'usage d'aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d'y passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquais de Grimm était toujours renvoyé.

     Je jugeai que ce motif n'était autre que le même projet dans lequel on avait tâché de faire entrer la fille, en promettant de leur procurer, par madame d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à tabac, et les tentant, en un mot, par l'appât du gain. On leur avait représenté qu'étant hors d'état de rien faire pour elles, je ne pouvais pas même, à cause d'elles, parvenir à rien faire pour moi. Comme je ne voyais à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en savais pas absolument mauvais gré. Il n'y avait que le mystère qui me révoltât, surtout de la part de la vieille, qui, de plus, devenait de jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec moi; ce qui ne l'empêchait pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimait trop, qu'elle me disait tout, qu'elle n'était qu'une bête, et qu'elle en serait la dupe. Cette femme possédait au suprême degré l'art de tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce qu'elle recevait de l'autre, et à moi ce qu'elle recevait de tous. J'aurais pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu'elle savait si bien qui faisais mon bonheur presque unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avais fait pour sa fille, je l'avais fait pour moi; mais ce que j'avais fait pour elle méritait de sa part quelque reconnaissance; elle en aurait dû savoir gré du moins à sa fille, et m'aimer pour l'amour d'elle, qui m'aimait. Je l'avais tirée de la plus complète misère; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait toutes les connaissances dont elle tirait si bon parti. Thérèse l'avait longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n'avait rien fait; et ses autres enfants qu'elle avait dotés, pour lesquels elle s'était ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoraient encore sa subsistance et la mienne. Je trouvais que dans une pareille situation elle devait me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur, et, loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m'avertir fidèlement de tout ce qui pouvait m'intéresser, quand elle l'apprenait plus tôt que moi. De quel oeil pouvais-je donc voir sa conduite fausse et mystérieuse; Que devais-je penser surtout des sentiments qu'elle s'efforçait de donner à sa fille? Quelle monstrueuse ingratitude devait être la sienne, quand elle cherchait à lui en inspirer?

     Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon coeur de cette femme au point de ne pouvoir plus la voir sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter avec respect la mère de ma compagne, et de lui marquer en toutes choses presque les égards et la considération d'un fils; mais il est vrai que je n'aimais pas à rester longtemps avec elle, et il n'est guère en moi de savoir me gêner.

     C'est encore ici un de ces courts moments de ma vie où j'ai vu le bonheur de bien près, sans pouvoir l'atteindre, et sans qu'il y ait eu de ma faute à l'avoir manqué. Si cette femme se fût trouvée d'un bon caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu'à la fin de nos jours; le dernier vivant seul fût resté à plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche des choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer.

     Madame le Vasseur, qui vit que j'avais gagné du terrain sur le coeur de sa fille, et qu'elle en avait perdu, s'efforça de le reprendre; et, au lieu de revenir à moi par elle, tenta de me l'aliéner tout à fait. Un des moyens qu'elle employa fut d'appeler sa famille à son aide. J'avais prié Thérèse de n'en faire venir personne à l'Ermitage; elle me le promit. On les fit venir en mon absence, sans la consulter; et puis on lui fit promettre de ne m'en rien dire. Le premier pas fait, tout le reste fut facile; quand une fois on a fait à quelqu'un qu'on aime un secret de quelque chose, on ne se fait bientôt plus guère de scrupule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étais à la Chevrette, l'Ermitage était plein de monde qui s'y réjouissait assez bien. Une mère est toujours bien forte sur une fille d'un bon naturel; cependant, de quelque façon que s'y prît la vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et l'engager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida sans retour: et voyant d'un côté sa fille et moi, chez qui l'on pouvait vivre, et puis c'était tout; de l'autre, Diderot, Grimm, d'Holbach, madame d'Épinay, qui promettaient beaucoup et donnaient quelque chose, elle n'estima pas qu'on pût jamais avoir tort dans le parti d'une fermière générale et d'un baron. Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurais vu dès lors que je nourrissais un serpent dans mon sein; mais mon aveugle confiance, que rien encore n'avait altérée, était telle, que je n'imaginais pas même qu'on pût vouloir nuire à quelqu'un qu'on devait aimer. En voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne savais me plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelais mes amis, et qui voulaient, selon moi, me forcer d'être heureux à leur mode, plutôt qu'à la mienne.

     Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue avec sa mère, elle lui garda derechef le secret: son motif était louable; je ne dirai pas si elle fit bien ou mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à babiller ensemble: cela les rapprochait; et Thérèse, en se partageant, me laissait sentir quelquefois que j'étais seul; car je ne pouvais plus compter pour société celle que nous avions tous trois ensemble. Ce fut alors que je sentis vivement le tort que j'avais eu durant nos premières liaisons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnait son amour, pour l'orner de talents et de connaissances qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, aurait agréablement rempli son temps et le mien, sans jamais nous laisser sentir la longueur du tête-à-tête. Ce n'était pas que l'entretien tarît entre nous, et qu'elle parût s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire un grand magasin: nous ne pouvions plus parler sans cesse de nos projets, bornés désormais à celui de jouir. Les objets qui se présentaient m'inspiraient des réflexions qui n'étaient pas à sa portée. Un attachement de douze ans n'avait plus besoin de paroles; nous nous connaissions trop pour avoir plus rien à nous apprendre. Restait la ressource des caillettes, médire, et dire des quolibets. C'est surtout dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre avec quelqu'un qui sait penser. Je n'avais pas besoin de cette ressource pour me plaire avec elle; mais elle en aurait eu besoin pour se plaire toujours avec moi. Le pis était qu'il fallait avec cela prendre nos tête-à-tête en bonne fortune: sa mère, qui m'était devenue importune, me forçait à les épier. J'étais gêné chez moi, c'est tout dire, l'air de l'amour gâtait la bonne amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre dans l'intimité.

     Dès que je crus voir que Thérèse cherchait quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui proposais, je cessai de lui en proposer, sans lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire autant que moi. Le plaisir n'est point une chose qui dépende de la volonté. J'étais sûr de son coeur, ce m'était assez. Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son contentement au mien.

     Voilà comment, à demi trompé dans mon attente, menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon choix, avec une personne qui m'était chère, je parvins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me manquait m'empêchait de goûter ce que j'avais. En fait de bonheur et de jouissances, il me fallait tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m'a paru nécessaire. Je reprends à présent le fil de mon récit.

     Je croyais avoir des trésors dans les manuscrits que m'avait donnés le comte de Saint-Pierre. En les examinant, je vis que ce n'était presque que le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés et corrigés de sa main, avec quelques autres petites pièces qui n'avaient pas vu le jour. Je me confirmai par ses écrits de morale, dans l'idée que m'avaient donnée quelques lettres de lui, que madame de Créqui m'avait montrées, qu'il avait beaucoup plus d'esprit que je n'avais cru; mais l'examen approfondi de ses ouvrages de politique ne me montra que des vues superficielles, des projets utiles, mais impraticables, par l'idée dont l'auteur n'a jamais pu sortir, que les hommes se conduisaient par leurs lumières plutôt que par leurs passions. La haute opinion qu'il avait des connaissances modernes lui avait fait adopter ce faux principe de la raison perfectionnée, base de tous les établissements qu'il proposait, et source de tous ses sophismes politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être, depuis l'existence du genre humain, qui n'eut d'autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continueront d'être. Il n'a travaillé que pour des êtres imaginaires, en pensant travailler pour ses contemporains.

     Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l'auteur ses visions, c'était ne rien faire d'utile; les réfuter à la rigueur était faire une chose malhonnête, puisque le dépôt de ses manuscrits, que j'avais accepté et même demandé, m'imposait l'obligation d'en traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin le parti qui me parut le plus décent, le plus judicieux et le plus utile: ce fut de donner séparément les idées de l'auteur et les miennes, et pour cela, d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur prix.

     Mon ouvrage devait donc être composé de deux parties absolument séparées: l'une, destinée à exposer de la façon que je viens de dire les divers projets de l'auteur. Dans l'autre, qui ne devait paraître qu'après que la première aurait fait son effet, j'aurais porté mon jugement sur ces mêmes projets: ce qui, je l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du sonnet du Misanthrope. A la tête de tout l'ouvrage devait être une vie de l'auteur, pour laquelle j'avais ramassé d'assez bons matériaux que je me flattais de ne pas gâter en les employant. J'avais un peu vu l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse; et la vénération que j'avais pour sa mémoire m'était garant qu'à tout prendre M. le comte ne serait pas mécontent de la manière dont j'aurais traité son parent.

     Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle, le plus considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages qui composaient ce recueil; et, avant de me livrer à mes réflexions, j'eus le courage de lire absolument tout ce que l'abbé avait écrit sur ce beau sujet, sans jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites. Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien à en dire. Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point été imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais; mais il fut fait en même temps que l'extrait. Je passai de là à la Polysynodie, ou pluralité des conseils, ouvrage fait sous le régent, pour favoriser l'administration qu'il avait choisie, et qui fit chasser de l'Académie française l'abbé de Saint-Pierre, pour quelques traits contre l'administration précédente, dont la duchesse du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés. J'achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que l'extrait: mais je m'en tins là, sans vouloir continuer cette entreprise, que je n'aurais pas dû commencer.

     La réflexion qui m'y fit renoncer se présente d'elle-même, et il était étonnant qu'elle ne me fût pas venue plus tôt. La plupart des écrits de l'abbé de Saint-Pierre étaient ou contenaient des observations critiques sur quelques parties du gouvernement de France, et il y en avait même de si libres, qu'il était heureux pour lui de les avoir faites impunément. Mais dans les bureaux des ministres, on avait de tout temps regardé l'abbé de Saint-Pierre comme une espèce de prédicateur plutôt que comme un vrai politique, et on le laissait dire tout à son aise, parce qu'on voyait bien que personne ne l'écoutait. Si j'étais parvenu à le faire écouter, le cas eût été différent. Il était Français, je ne l'étais pas; et en m'avisant de répéter ses censures, quoique sous son nom, je m'exposais à me faire demander un peu rudement, mais sans injustice, de quoi je me mêlais. Heureusement, avant d'aller plus loin, je vis la prise que j'allais donner sur moi, et me retirai bien vite. Je savais que vivant seul au milieu des hommes, et d'hommes tous plus puissants que moi, je ne pouvais jamais, de quelque façon que je m'y prisse, me mettre à l'abri du mal qu'ils voudraient me faire. Il n'y avait qu'une chose, en cela, qui dépendît de moi: c'était de faire en sorte au moins que quand ils m'en voudraient faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette maxime, qui me fit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours prompts à faire un crime de l'adversité, seraient bien surpris s'ils savaient tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne pût jamais me dire avec vérité, dans mes malheurs: Tu les as mérités.

     Cet ouvrage abandonné me laissa quelque temps incertain sur celui que j'y ferais succéder; et cet intervalle de désoeuvrement fut ma perte, en me laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avais plus de projet pour l'avenir qui pût amuser mon imagination; il ne m'était pas même possible d'en faire, puisque la situation où j'étais était précisément celle où s'étaient réunis tous mes désirs: je n'en avais plus à former, et j'avais encore le coeur vide. Cet état était d'autant plus cruel, que je n'en voyais point à lui préférer. J'avais rassemblé mes plus tendres affections dans une personne selon mon coeur, qui me les rendait.

     Je vivais avec elle sans gêne, et pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret serrement de coeur ne me quittait ni près ni loin d'elle. En la possédant, je sentais qu'elle me manquait encore; et la seule idée que je n'étais pas tout pour elle, faisait qu'elle n'était presque rien pour moi.

     J'avais des amis des deux sexes, auxquels j'étais attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite estime; je comptais sur le plus vrai retour de leur part, et il ne m'était pas même venu dans l'esprit de douter une seule fois de leur sincérité. Cependant cette amitié m'était plus tourmentante que douce, par leur obstination, par leur affectation même à contrarier tous mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre: tellement qu'il me suffisait de paraître désirer une chose qui n'intéressait que moi seul, et qui ne dépendait pas d'eux, pour les voir tous se liguer à l'instant même pour me contraindre d'y renoncer. Cette obstination de me contrôler en tout dans mes fantaisies, d'autant plus injuste que, loin de contrôler les leurs, je ne m'en informais pas même, me devint si cruellement onéreuse, qu'enfin je ne recevais pas une de leurs lettres sans sentir, en l'ouvrant, un certain effroi qui n'était que trop justifié par sa lecture. Je trouvais que, pour des gens tous plus jeunes que moi, et qui tous auraient eu grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu'ils me prodiguaient, c'était aussi trop me traiter en enfant. Aimez-moi, leur disais-je, comme je vous aime; et, du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je ne me mêle des vôtres: voilà tout ce que je vous demande. Si de ces deux choses ils m'en ont accordé une, ce n'a pas été du moins la dernière.

     J'avais une demeure isolée, dans une solitude charmante: maître chez moi, j'y pouvais vivre à ma mode, sans que personne eût à m'y contrôler. Mais cette habitation m'imposait des devoirs doux à remplir, mais indispensables. Toute ma liberté n'était que précaire; plus asservi que par des ordres, je devais l'être par ma volonté: je n'avais pas un seul jour dont en me levant je pusse dire: J'emploierai ce jour comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance des arrangements de madame d'Épinay, j'en avais une autre bien plus importune, du public et des survenants. La distance où j'étais de Paris n'empêchait pas qu'il ne me vînt journellement des tas de désoeuvrés qui, ne sachant que faire de leur temps, prodiguaient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y pensais le moins, j'étais impitoyablement assailli; et rarement j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans le voir renverser par quelque arrivant.

     Bref, au milieu des biens que j'avais le plus convoités, ne trouvant point de pure jouissance, je revenais par élan aux jours sereins de ma jeunesse, et je m'écriais quelquefois en soupirant: Ah! ce ne sont pas encore ici les Charmettes!

     Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon coeur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d'objet, s'y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs.

     Comment se pouvait-il qu'avec une âme naturellement expansive, pour qui vivre c'était aimer, je n'eusse pas trouvé jusqu'alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l'être? Comment se pouvait-il qu'avec des sens si combustibles, avec un coeur tout pétri d'amour, je n'eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu.

     Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me faisaient replier sur moi-même avec un regret qui n'était pas sans douceur. Il me semblait que la destinée me devait quelque chose qu'elle ne m'avait pas donné. A quoi bon m'avoir fait naître avec des facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans emploi? Le sentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injustice, m'en dédommageait en quelque sorte, et me faisait verser des larmes que j'aimais à laisser couler.

     Je faisais ces méditations dans la plus belle saison de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux. Tout concourut à me replonger dans cette mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étais né, mais dont le ton dur et sévère, où venait de me monter une longue effervescence, m'aurait dû délivrer pour toujours. J'allai malheureusement me rappeler le dîner du château de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où j'étais dans ce moment. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse, mademoiselle Gallay, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de Breil, madame Bazile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et jusqu'à la piquante Zulietta, que mon coeur ne peut oublier. Je me vis entouré d'un sérail de houris, de mes anciennes connaissances, pour qui le goût le plus vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon sang s'allume et pétille, la tête me tourne malgré mes cheveux déjà grisonnants, et voilà le brave citoyen de Genève, voilà l'austère Jean-Jacques, à près de quarante-cinq ans, redevenu tout à coup le berger extravagant. L'ivresse dont je fus saisi, quoique si prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guérir, que la crise imprévue et terrible des malheurs où elle m'a précipité.

     Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût portée, n'alla pourtant pas jusqu'à me faire oublier mon âge et ma situation, jusqu'à me flatter de pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile, dont depuis mon enfance je sentais en vain consumer mon coeur. Je ne l'espérai point, et je ne le désirai pas même. Je savais que le temps d'aimer était passé; je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu durant mes belles années. D'ailleurs, ami de la paix, j'aurais craint les orages domestiques; et j'aimais trop sincèrement ma Thérèse pour l'exposer au chagrin de me voir porter à d'autres des sentiments plus vifs que ceux qu'elle m'inspirait.

     Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné, pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici. L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères; et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon coeur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un coeur d'homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres, fidèles, tel que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu des objets charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les heures, les jours, sans compter; et, perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais modérer ni cacher mon dépit; et, n'étant plus maître de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire, si l'on eût mieux lu dans mon coeur.

     Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré tout d'un coup par le cordon, comme un cerf-volant, et remis à ma place par la nature, à l'aide d'une attaque assez vive de mon mal. J'employai le seul remède qui m'eût soulagé, savoir, les bougies, et cela fit trêve à mes angéliques amours: car, outre qu'on n'est guère amoureux quand on souffre, mon imagination, qui s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives d'un plancher. J'ai souvent regretté qu'il n'existât pas de Dryades; c'eût infailliblement été parmi elles que j'aurais fixé mon attachement.

     D'autres tracas domestiques vinrent en même temps augmenter mes chagrins. Madame le Vasseur, en me faisant les plus beaux compliments du monde, aliénait de moi sa fille tant qu'elle pouvait. Je reçus des lettres de mon ancien voisinage, qui m'apprirent que la bonne vieille avait fait à mon insu plusieurs dettes au nom de Thérèse, qui le savait, et qui ne m'en avait rien dit. Les dettes à payer me fâchaient beaucoup moins que le secret qu'on m'en avait fait. Eh! comment celle pour qui je n'eus jamais aucun secret pouvait-elle en avoir pour moi! Peut-on dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime? La coterie holbachique, qui ne me voyait faire aucun voyage à Paris, commençait à craindre tout de bon que je ne me plusse à la campagne, et que je ne fusse assez fou pour y demeurer. Là commencèrent les tracasseries par lesquelles on cherchait à me rappeler indirectement à la ville. Diderot, qui ne voulait pas se montrer sitôt lui-même, commença par me détacher Deleyre, à qui j'avais procuré sa connaissance, lequel recevait et me transmettait les impressions que voulait lui donner Diderot, sans que lui Deleyre en vit le vrai but.

     Tout semblait concourir à me tirer de ma douce et folle rêverie. Je n'étais pas guéri de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur la ruine de Lisbonne, que je supposai m'être envoyé par l'auteur. Cela me mit dans l'obligation de lui écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée longtemps après sans mon aveu, comme il sera dit ci-après.

     Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie et trouver toujours que tout était mal, je formai l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque son dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l'image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine, j'en fis l'équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n'eût sa source dans l'abus que l'homme a fait de ses facultés, plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu'il trouverait le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit, en peu de lignes, qu'étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m'envoyant cette lettre, en joignit une, où il marquait peu d'estime pour celui qui la lui avait remise.

     Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes; mais elles sont en originaux dans mes recueils (liasse A, no 20 et 21). Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu'il m'avait promise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n'est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l'ai pas lu.

     Toutes ces distractions m'auraient dû guérir radicalement de mes fantasques amours, et c'était peut-être un moyen que le ciel m'offrait d'en prévenir les suites funestes: mais ma mauvaise étoile fut la plus forte; et à peine recommençai-je à sortir, que mon coeur, ma tête et mes pieds reprirent les mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards; car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent cette fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout ce qui pouvait s'y trouver d'aimable en tout genre, que cette élite n'était guère moins chimérique que le monde imaginaire que j'avais abandonné.

     Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon coeur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible, mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l'une des deux un amant dont l'autre fût la tendre amie, et même quelque chose de plus; mais je n'admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais avec l'amant et l'ami autant qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.

     Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais vues; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles Borromées, dont l'aspect délicieux m'avait transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon coeur n'a jamais cessé d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac, à laquelle depuis longtemps mes voeux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avait encore pour moi un attrait de prédilection. Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l'ensemble qui ravit les sens, émeut le coeur, élève l'âme, achevèrent de me déterminer, et j'établis à Vevai mes jeunes pupilles. Voilà tout ce que j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la suite.

     Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il suffisait pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon coeur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'offraient; et, rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré… »

 

"Elle vint ; je la vis " - En fait, de Mme d'Houdetot à Julie, son héroïne, l'amour déçu sera comme transfiguré.. toutes les pages du Livre IX de ses Confessions en livre une extraordinaire analyse et un surprenant aveu...

"Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans mes érotiques transports j'avais composé pour les dernières parties de la "Juilie" plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de l'Élysée et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en souviens bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque, en lisant ces deux lettres, ne sent pas amollir et fondre son cœur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre : il n'est pas fait pour juger des choses de sentiment.

Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot une seconde visite imprévue... A ce voyage, elle était à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et, pour cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelque détail sur cet article... C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortée, et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait à s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les trois. Elle savait que j'étais instruit de leur liaison ; et, pouvant me parler de lui sans gêne, il était naturel qu'elle se plût avec moi.

Elle vint ; je la vis ; j'étais ivre d'amour sans objet : cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle, je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que madame d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais d'orner l'idole de mon cœur. Pour m'achever, elle me parla de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l'amour! En l'écoutant, en me sentant auprès d'elle, j'étais saisi d'un frémissement délicieux, que je n'avais jamais éprouvé auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m'intéresser à ses sentiments, quand j'en prenais de semblables ; j'avalais à longs traits la coupe empoisonnée dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s`en aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que malheureuse, pour une femme dont le cœur était plein d'un autre amour! Malgré les mouvements extraordinaire que j'avais éprouvés auprès d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord de ce qui m'était arrivé : ce ne fut qu'après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pouvoir plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors mes yeux se dessillèrent ; je sentis mon malheur, j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites.

J'hésitaí longtemps sur la manière dont je me conduirais avec elle, comme si l'amour véritable laissait assez de raison pour suivre des délibérations. Je n'étais pas déterminé quand elle revint me prendre au dépourvu. Pour lors j'étais instruit. La honte, compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant elle ; je n'osais ouvrir la bouche ni fermer les yeux ; j'étais dans un trouble inexprimable, qu'il était impossible qu'elle ne vît pas. Je pris le parti de le lui avouer, et de lui en laisser deviner la cause : c'était la lui dire assez clairement.

Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite madame d'Houdetot eût été faible, je blâmerais ici sa conduite ; mais tout cela n'était pas : je ne puis que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit était également celui de la générosité et de la prudence. Elle ne pouvait s'éloigner brusquement de moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même engagée à me voir : c'était exposer deux amis à une rupture, et peut-être à un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l'estime et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie ; sans la flatter, elle la plaignit, et tâcha de m'en guérir. Elle était bien aise de conserver à son amant et à elle-même un ami dont elle faisait cas ; elle ne me parlait de rien avec plus de plaisir que de l'intime et douce société que nous pourrions former entre nous trois, quand je serais devenu raisonnable. Elle ne se bornait pas toujours à ces exhortations amicales, et ne m'épargnait pas au besoin les reproches plus durs que j'avais bien mérités. Je me les épargnais encore à moi-même. Sitôt que je fus seul, je revins à moi ; j'étais plus calme après avoir parlé : l'amour connu de celle qui l'inspire en devient plus supportable. La force avec laquelle je me reprochais le mien m'en eût dû guérir, si la chose eût été possible...."

 

1766 - Rousseau accepte l'invitation du philosophe Hume, en Angleterre. A partir de mai 1766, il est installé au château de Wootton, chez M. Davenport ; mais, poursuivi par les écrits

de Voltaire, brouillé avec Hume par ses hantises, ses angoisses, ses terreurs subites, il rentre en France en mai 1767. Le portrait par Allan Ramsay de Rousseau à Londres en 1766, conçu pour former un diptyque avec celui de Hume, a fait l(objet de bien des commentaires, on sait que Rousseau y voyait une machination : « On lui fait mettre un bonnet bien noir, un vêtement bien brun, on le place dans un lieu bien sombre, et là, pour le peindre assis on le fait tenir debout, courbe, appuyé dʼune de ses mains sur une table bien basse, dans une attitude où ses muscles fortement tendus altèrent les traits de son visage. De toutes ces précautions devait résulter un portrait peu flatteur quand il eût été fidèle".

Jusqu'en 1770, en proie à son délire intermittent, il continue sa vie errante : quelques mois à Trye, près de Gisors, chez le prince de Conti ; puis, après Lyon, Grenoble, Bourgoin, il passe 18 mois à Monquin (Dauphiné), dans une ferme isolée. Revenu à Paris, il y vit pauvrement, presque solitaire, se dérobant à la curiosité des visiteurs, à l'exception de Bernardin de Saint-Pierre. Toujours obsédé par l'idée du complot universel contre lui, il écrit pour se justifier les derniers livres des Confessions et les Dialogues : Rousseau juge de Jean-Jacques (1772-1776). Enfin il prend le parti de ne plus penser à ses ennemis et de se replier sur lui-même, enchantant ses dernières années en rédigeant les "Rêveries du promeneur solitaire".

A la veille de sa mort, il venait d'accepter l'hospitalité de M. De Girardin au château d'Ermenonville où il mourra le 2 juillet 1778, devant Thérèse, non sans avoir appris, deux mois plus tôt, la mort de son grand ennemi Voltaire...

 

1776-1778 - "Les Rêveries du promeneur solitaire"

"Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi" - Rousseau a renoncé à se faire entendre de ses contemporains, aussi rédige-t-il les trois Dialogues intitulés "Rousseau juge de jean-jacques" (1772-1776), mais reste hanté par la crainte de n'avoir pu transmettre aux générations futures une image exacte de sa personne et de sa pensée. Les dix Promenades des Rêveries, rédigées à Paris de 1776 à 1778 et publiées en 1782, constituent une tentative d'apaisement, il y reconnaît ses faiblesses et nous livre une intimité en communion avec la nature et ses quelques jours heureux...

La Seconde Promenade est un récit étrange qui se termine par l'idée de la persécution, c'est avec une singulière lucidité que son imagination nous livre un extraordinaire édifice de soupçons qui ne peuvent être surmontés qu'en se retirant de ce monde...

 

"Ayant donc formé le projet de décrire l'état habituel de mon âme dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un mortel, je n ai vu nulle manière plus simple et plus sûre d'exécuter cette entreprise que de tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne. Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu. 

J'ai bientôt senti que j'avais trop tardé d'exécuter ce projet. Mon imagination déjà moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu'elle produit désormais, un tiède alanguissement énerve' toutes mes facultés l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés ; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l'espérance de l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. Ainsi pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d'aliment pour mon coeur sur la terre, je. m'accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au-dedans de moi. 

Cette ressource, dont je m'avisai trop tard, devint si féconde qu'elle suffit bientôt pour me dédommager de tout. L'habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de mes maux, j'appris ainsi par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous, et qu'il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux. Depuis quatre ou cinq ans je goûtais habituellement ces délices internes que trouvent dans la contemplation les âmes aimantes et douces. Ces ravissements, ces extases que j'éprouvais quelquefois en me promenant ainsi seul étaient des jouissances que je devais à mes persécuteurs : sans eux je n'aurais jamais trouvé ni connu les trésors que je portais en moi-même. Au milieu de tant de richesses, comment en tenir un registre fidèle ? En voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire j'y retombais. C'est un état que son souvenir ramène, et qu'on cesserait bientôt de connaître en cessant tout à fait de le sentir. J'éprouvai bien cet effet dans les promenades qui suivirent le projet d'écrire la suite de mes Confessions surtout dans celle dont je vais parler et dans laquelle un accident imprévu vint rompre le fil de mes idées et leur donner pour quelque temps un autre cours. Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu'à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu'à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m'amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que mont toujours donnés les sites agréables, et m'arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J'en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L'une est le Picris hieracioides, de la famille des composées, et l'autre le Bupleuron falcatum, de celle des ombellifères. Cette découverte me réjouit et m'amusa très longtemps et finit par celle d'une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir le Cerastium aquaticum que, malgré l'accident qui m'arriva le même jour, j ai retrouvé dans un livre que j'avais sur moi et placé dans mon herbier. Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et dont l'aspect et l'énumération qui m'était familière me donnaient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l'impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l'ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s'étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà t presque déserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyais au déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé je sentais venir le froid des premières glaces, et mon imagination tarissante' ne peuplait plus ma solitude d'êtres formés selon mon coeur. Je me disais en soupirant : qu'ai-je fait ici-bas ? J'étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute, et je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes oeuvres qu'on ne m'a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentiments sains mais rendus sans effet et d'une patience à l'épreuve des mépris des hommes. Je m'attendrissais sur ces réflexions, je récapitulais les mouvements de mon âme dès ma jeunesse, et pendant mon âge mûr, et depuis qu'on m'a séquestré de la société des hommes, et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon coeur, sur ses attachements si tendres mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s'était nourri depuis quelques années, et je me préparais à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que J'avais pris a m'y livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, et je m'en revenais très content de ma journée, quand au fort de ma rêverie j'en fus tiré par l'événement qui me reste à raconter. J'étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand, des personnes qui marchaient devant moi s étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s'élançant à toutes jambes devant un carrosse, n'eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m'aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j'avais d'éviter d'être jeté par terre était de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serais en l'air. Cette idée plus prompte que l'éclair et que je n'eus le temps ni de raisonner ni d'exécuter fut la dernière avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit jusqu'au moment où je revins a moi. Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou. quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m'arriver. Le chien danois n'ayant pu retenir son élan s'était précipité sur mes deux jambes et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avait fait tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps avait frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avait été d'autant plus violente qu'étant à la descente, ma tête avait donné plus bas que mes pieds. 

Le carrosse auquel appartenait le chien suivait immédiatement et m'aurait passé sur le corps si le cocher n'eût à l'instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j'appris par le récit de ceux qui m'avaient relevé et qui me soutenaient encore lorsque je revins à moi. L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description. 

La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par 1à. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver ; je ne savais ni qui j'étais ni où j'étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus. 

On me demanda où je demeurais ; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j'étais, on me dit, à la Haute-Borne, c'était comme si l'on m'eût dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville et le quartier où je me trouvais. Encore cela ne put-il suffire pour me reconnaître ; il me fallut tout le trajet de là jusqu'au boulevard pour me rappeler ma demeure et mon nom. Un monsieur que je ne connaissais pas et qui eut la charité de m'accompagner quelque temps, apprenant que je demeurais si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchais très bien, très légèrement sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j'avais un frisson glacial qui faisait claquer d'une façon très incommode mes dents fracassées. Arrive au Temple, je pensai que puisque je marchais sans peine il valait mieux continuer ainsi ma route à pied que de m'exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi- lieue qu'il y a du Temple à la rue Plâtrière, marchant sans peine évitant les embarras, les voitures, choisissant et suivant mon chemin tout aussi bien que j'aurais pu faire en pleine santé. J'arrive, j'ouvre le secret qu'on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l'escalier dans l'obscurité et j'entre enfin chez moi sans autre accident que ma chute et ses suites, dont je ne m'apercevais pas même encore alors. Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j'étais plus maltraité que je ne pensais. Je passai la nuit sans connaître encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue en dedans jusqu'au nez, en dehors la peau l'avait mieux garantie et empêchait la totale séparation, quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très enflé et qu'une contusion forte et douloureuse empêchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de brisé pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là. Voilà très fidèlement l'histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris tellement changée et défigurée qu'il était impossible d'y rien reconnaître. J'aurais dû compter d'avance sur cette métamorphose ; mais il s'y joignit tant de circonstances bizarres ; tant de propos obscurs et de réticences l'accompagnèrent, on m'en parlait d'un air si risiblement discret que tous ces mystères m'inquiétèrent. J'ai toujours haï les ténèbres, elles m'inspirent naturellement une horreur que celles dont on m'environne depuis tant d'années n'ont pas dû diminuer. Parmi toutes les singularités de cette époque je n'en remarquerai qu'une, mais suffisante pour faire juger des autres. M. Lenoir, lieutenant général de police, avec lequel je n'avais eu jamais aucune relation, envoya son secrétaire s'informer de mes nouvelles, et me faire d'instantes offres de services qui ne me parurent pas dans la circonstance d'une grande utilité pour mon soulagement. Son secrétaire ne laissa pas de me presser très vivement de me prévaloir de ses offres, jusqu'à me dire que si je ne me fiais pas à lui Je pouvais écrire directement à M. Lenoir. Ce grand empressement et l'air de confidence qu'il y joignit me firent comprendre qu'il y avait sous tout cela quelque mystère que je cherchais vainement à pénétrer. Il n'en fallait pas tant pour m'effaroucher surtout dans l'état d'agitation où mon accident et la fièvre qui s'y était jointe avaient mis ma tête. Je me livrais à mille conjectures inquiétantes et tristes, et je faisais sur tout ce qui se passait autour de moi des commentaires qui marquaient plutôt le délire de la fièvre que le sang-froid d'un homme qui ne prend plus d'intérêt à rien. 

Un autre événement vint achever de troubler ma tranquillité. Madame d'Ormoy m'avait recherché depuis quelques années, sans que je pusse deviner pourquoi. De petits cadeaux affectés, de fréquentes visites sans objet et sans plaisir me marquaient assez un but secret à tout cela, mais ne me le montraient pas. Elle m'avait parlé d'un roman qu'elle voulait faire pour le présenter à la reine. Je lui avais dit ce que je pensais des femmes auteurs. Elle m'avait fait entendre que ce projet avait pour but le rétablissement de sa fortune pour lequel elle avait besoin de protection ; je n'avais rien à répondre à cela. Elle me dit depuis que n'ayant pu avoir accès auprès de la reine elle était déterminée à donner son livre au public. Ce n'était plus le cas de lui donner des conseils qu'elle ne me demandait pas, et qu'elle n'aurait pas suivis. Elle m'avait parlé de me montrer auparavant le manuscrit. Je la priai de n'en rien faire, et elle n'en fit rien Un beau jour, durant ma convalescence, je reçus de sa part ce livre tout imprimé et même relié, et je vis dans la préface de si grosses louanges de moi, si maussadement plaquées et avec tant d'affectation, que j'en fus désagréablement affecté. La rude flagornerie qui s'y faisait sentir ne s'allia jamais avec la bienveillance, mon coeur ne saurait se tromper là-dessus. Quelques jours après, madame d'Ormoy me vint voir avec sa fille. Elle m'apprit que son livre faisait le plus grand bruit à cause d'une note qui le lui attirait ; j'avais à peine remarqué cette note en parcourant rapidement ce roman. Je la relus après le départ de madame d'Ormoy, j'en examinai la tournure, j'y crus trouver le motif de ses visites, de ses cajoleries, des grosses louanges de sa préface, et je jugeai que tout cela n'avait d'autre but que de disposer le public à m'attribuer la note et par conséquent le blâme qu'elle pouvait attirer à son auteur dans la circonstance où elle était publiée. Je n'avais aucun moyen de détruire ce bruit et l'impression qu'il pouvait faire, et tout ce qui dépendait de moi était de ne pas l'entretenir en souffrant la continuation des vaines et ostensibles visites de madame d'Ormoy et de sa fille. Voici pour cet effet le billet que j'écrivis à la mère : « Rousseau ne recevant chez lui aucun auteur remercie madame d'Ormoy de ses bontés et la prie de ne plus l'honorer de ses visites. » Elle me répondit par une lettre honnête dans la forme, mais tournée comme toutes celles que l'on m'écrit en pareil cas. J'avais barbarement porté le poignard dans son coeur sensible, et je devais croire au ton de sa lettre qu'ayant pour moi des sentiments si vifs et si vrais elle ne supporterait point sans mourir cette rupture. C'est ainsi que la droiture et la franchise en toute chose sont des crimes affreux dans le monde, et je paraîtrais à mes contemporains méchant et féroce quand je n'aurais à leurs yeux d'autre crime que de n'être pas faux et perfide comme eux. 

J'étais déjà sorti plusieurs fois et je me promenais même assez souvent aux Tuileries, quand je vis à l'étonnement de plusieurs de ceux qui me rencontraient qu'il y avait encore à mon égard quelque autre nouvelle que j'ignorais. J'appris enfin que le bruit public était que j'étais mort de ma chute, et ce bruit se répandit si rapidement et opiniâtrement que plus de quinze jours après que j'en fus instruit I on en parla à la cour comme d une chose sûre. Le Courrier d'Avignon n, à ce qu'on eut soin de m'écrire, annonçant cette heureuse nouvelle, ne manqua pas d'anticiper à cette occasion sur le tribut d'outrages et d'indignités qu'on prépare à ma mémoire après ma mort, en forme d'oraison funèbre. 

Cette nouvelle fut accompagnée d'une circonstance encore plus singulière que je n'appris que par hasard et dont je n'ai pu savoir aucun détail. C est qu'on avait ouvert en même temps une souscription pour l'impression des manuscrits que l'on trouverait chez moi. Je compris par là qu'on tenait prêt un recueil d'écrits fabriqués tout exprès pour me les attribuer d'abord après ma mort : car de penser qu'on imprimât fidèlement aucun de ceux qu'on pourrait trouver en effet, c'était une bêtise qui ne pouvait entrer dans l'esprit d'un homme sensé, et dont quinze ans d'expérience ne m'ont que trop garanti. Ces remarques dites coup sur coup et suivies de beaucoup d'autres qui n'étaient guère moins étonnantes effarouchèrent derechef mon imagination que je croyais amortie, et ces noires ténèbres qu'on renforçait sans relâche autour de moi ranimèrent toute l'horreur qu'elles m'inspirent naturellement. Je me fatiguai à faire sur tout cela mille commentaires et à tâcher de comprendre des mystères qu'on a rendus inexplicables pour moi. Le seul résultat constant de tant d'énigmes fut la confirmation de toutes mes conclusions précédentes, savoir que, la destinée de ma personne et celle de ma réputation ayant été fixées de concert par toute la génération présente, nul effort de ma part ne pouvait m'y soustraire puisqu'il m'est de toute impossibilité de transmettre aucun dépôt à d'autres âges sans le faire passer dans celui-ci par des mains intéressées à le supprimer. Mais cette fois j'allai plus loin. L'amas de tant de circonstances fortuites, l'élévation de tous mes plus cruels ennemis affectée pour ainsi dire par la fortune, tous ceux qui gouvernent l'Etat, tous ceux qui dirigent l'opinion publique, tous les gens en place, tous les hommes en crédit triés comme sur le volet parmi ceux qui ont contre moi quelque animosité secrète, pour concourir au commun complot, cet accord universel est trop extraordinaire pour être purement fortuit. Un seul homme qui eût refusé d'en être complice, Le seul événement qui lui eût été contraire, une seule circonstance imprévue qui lui eût fait obstacle, suffisait pour le faire échouer. Mais toutes les volontés, toutes les fatalités, la fortune et toutes les révolutions ont affermi l'oeuvre des hommes, et un concours si frappant qui tient du prodige ne peut me laisser douter que son plein succès ne soit écrit dans les décrets éternels. Des foules d'observations particulières soit dans le passé, soit dans le présent, me confirment tellement dans cette opinion que je ne puis m'empêcher de regarder désormais comme un de ces secrets du ciel impénétrables à la raison humaine la même oeuvre que je n'envisageais Jusqu'ici que comme un fruit de la méchanceté des hommes. Cette idée, loin de m'être cruelle et déchirante, me console, me tranquillise, et m'aide à me résiner. Je ne vais pas si loin que saint Augustin qui se fût consolé d'être damné si telle eût été la volonté de Dieu. Ma résignation vient d'une source moins désintéressée, il est vrai, mais non moins pure et plus digne à mon gré de l'Être parfait que j'adore. Dieu est juste ; il veut que je souffre, et il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance, mon coeur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans murmure ; tout doit à la fin rentrer dans l'ordre, et mon tour viendra tôt ou tard."

 

Pour ne pas conclure...

Rousseau? « Homme étrange, écrivain puissant et prestigieux, il faut faire sans cesse double part en le jugeant. S'il a été son propre bourreau et s'il s'est beaucoup troublé lui-même, il a encore plus troublé le monde. Il n'a pas seulement jeté l'enchantement sur la passion, il a su, comme l'a dit Byron, donner à la folie l'apparence de la beauté, et recouvrir des actions ou des pensées d'erreur avec le céleste coloris des paroles. Il a le premier conféré à notre langue une force continue, une fermeté de ton, une solidité de trame, qu'elle n'avait point auparavant, et c'est là peut-être sa plus sûre gloire. Quant au fond des idées, tout est douteux chez lui, tout peut paraître à bon droit équivoque et suspect: les idées saines se combinent à tout instant avec les fausses et s'y altèrent. En entourant les demi-vérités d'un faux jour d'évidence, il a plus qu'aucun autre écrivain contribué à mettre les orgueilleux et les faibles sur la route de l'erreur. Un jour, en une heure d'abandon, causant de ses ouvrages avec Hume, et convenant qu'il en était assez content pour le style et l'éloquence, il lui arriva d'ajouter : "Mais je crains toujours de pécher par le fond, et que toutes mes théories ne soient peines d'extravagances." Celui de ses écrits dont il faisait le plus de cas était le Contrat Social, le plus sophistique de tous en effet, et qui devait le plus bouleverser l'avenir — Pour nous, quoique la raison nous dise, pour tous ceux qui, à quelque degré, sont de sa postérité poétiquement, il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de ne pas lui pardonner beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment passionné de la nature, pour la rêverie dont il a apporté le génie parmi nous, et dont le premier il a créé l'expression dans notre langue.»

(Sainte-Beuve. Lundis, IL 81-82.J