Alain (1868-1951), "Propos" (1906-1951), "Système des beaux-arts" (1920), "Mars ou la Guerre jugée" (1921), "Le Citoyen contre les pouvoirs" (1926), "Idées" (1927-1932), "Les Dieux" (1934), "L'Histoire de mes pensées" 1936) - ..

Last update : 11/11/2016 


"Penser, c'est dire Non" - Sa manière d'exprimer ses pensées en de courts "propos" détournèrent certains critiques d'une étude sérieuse de ses ouvrages,  traitant Emile Chartier, célèbre professeur du lycée Henri-IV (Paris où il exerça une profonde influence sur l'esprit des futurs normaliens, de "pense-petit". La modestie de ses "Propos" est en fait une réplique à celle des "Essais" de Montaigne. En une pensée toujours concrète, il développe une théorie tout à fait kantienne de la connaissance perceptive. Sa doctrine de l'imagination créatrice a inspiré l'imaginaire de Sartre. Son humanisme cartésien, son style imagé et concis, rempli de formules séduisantes, en ont fait en son temps un philosophe lu du grand public ...


Alain (1868-1951)

Alain se rattache au courant rationaliste français né avec Descartes, partisan d'une recherche calme de la vérité et ne désespérant jamais de la valeur civilisatrice de la raison. Tant par son action de pédagogue que par ses "Propos", qui sont œuvre à la fois de moraliste et d'esthète, il a exercé une forte influence sur le mouvement des idées au XXe s. Le but de sa philosophie est d'apprendre à réfléchir et à penser rationnellement en évitant les préjugés. Pour lui, la capacité de jugement que donne la perception doit être en prise directe avec la réalité du monde et non bâtie à partir d'un système théorique. Mais si Alain entend libérer le jugement des apparences subjectives de la sensation, il refuse l'apport des sciences humaines en psychologie et, à ce titre, récuse l'inconscient freudien. Méfiante envers les pouvoirs, sa pensée entend d'abord être claire, proche des notions et des valeurs contrôlables. Rationaliste, il dégage du dogme le symbole, en tire volontiers une leçon de sagesse pratique, parfois un peu limitée.  

Fils de vétérinaire, le jeune Émile Chartier se voue à la philosophie après avoir suivi les cours de Jules Lagneau à Paris. Élève de l'École normale supérieure, il passe l'agrégation et commence en 1892 une carrière de professeur qui le mène au lycée Corneille de Rouen puis au lycée Henri-IV de Paris, où il a comme élèves de futurs grands noms de la pensée, entre autres Raymond Aron, Georges Canguilhem et Simone Weil, André Maurois. Entre-temps, il a fait l'expérience du journalisme en collaborant à la Dépêche de Rouen et de Normandie à partir de 1903. Sous le nom d'Alain, il y lance la formule des "Propos", d'abord hebdomadaires puis quotidiens, qui paraîtront ensuite dans la Nouvelle Revue française avant d'être réunis en volumes : Propos (1908-1920), Système des beaux-arts (1920 ; 1926), Propos sur l'esthétique (1923), Souvenirs concernant Jules Lagneau (1925), Propos sur le bonheur (id.), Propos sur l'éducation (1932), Idées (id.), Propos sur la littérature (1934), Propos de politique (id.), les Dieux (id.), Propos d'économique (1935), Histoire de mes pensées (1936), Vigiles de l'esprit (1942). Pacifiste par conviction, c'est cependant par devoir qu'il prend part à la Première Guerre mondiale, en revient blessé, écrit les Quatre-Vingt-Un Chapitres sur l'esprit et les passions – qui paraîtront en 1917 et seront refondus en 1941 sous le titre "Éléments de philosophie" –, de même que son célèbre pamphlet "Mars, ou la Guerre jugée" (1921). 


1916 – Eléments de philosophie 

"L'art de se gouverner soi-même trouve aussi les mêmes obstacles imaginaires, et les mêmes ressources. Il ne s'agit que de réserver ce beau nom de pensée à ce qui porte la marque de l'âme ; ainsi nos connaissances méthodiques sont des pensées ; nos affections choisies, approuvées, cultivées, sont des pensées ; nos résolutions et nos serments sont des pensées. Au contraire les mouvements de l'humeur ne sont nullement des pensées ; les réactions de l'instinct ne sont nullement des pensées ; la fatigue n'est pas une pensée. Ce sont des faits du monde, à l'égard desquels je résiste, je lutte ou je cède, comme il faut bien toujours que je fasse devant les choses. Mais un des points importants de la sagesse est de ne les point laisser entrer dans l'âme, par la porte du discours et du raisonnement. Afin de bien saisir ce passage de l'extérieur à l'intérieur, qui fait toutes les passions, il suffit de considérer comment la colère s'élève. Les médecins nomment irritation un certain régime de nos tissus et de nos humeurs tel que la réaction à l'excitation nous excite encore ; ce mécanisme est comme grossi en un homme qui se gratte, en un homme qui tousse. Or il suffit quelquefois d'un mouvement brusque et non mesuré, tel l'effet de la surprise bien connu, pour éveiller un commencement de colère ; c'est dire que le premier mouvement en provoque d'autres, que le cœur s'anime, que la respiration s'accélère ; et quelquefois il s'y joint des gestes habituels et même des commencements de paroles, comme jurons et choses de ce genre. Or, ce qui est à remarquer, c'est que cette colère voudrait aussitôt être pensée, et cherche des motifs. On voit dans ce cas-là, presque toujours, que les premières paroles sont incohérentes et ridicules, mais que bientôt l'âme plaide pour la colère, et la reconnaît pour sienne ; d'où des discours éloquents qui persuadent aussi bien celui qui les fait. Par ce mécanisme, un enfant, un serviteur portent le poids de cette colère née de hasard ; et s'ils s'irritent eux-mêmes, alors les provisions et raisons s'amassent pour toutes les colères à venir. J'ai souvent pensé que la haine n'est autre chose que le souvenir d'une suite de colères ayant pour objet le même être, d'où l'on tire une sorte de farouche espérance et une certitude de s'irriter encore de la même présence. On aperçoit ce que les pensées peuvent faire d'un mouvement, purement physiologique peut-être à l'origine. D'où cette précaution de ne point travestir en pensée ce qui n'a point sa source dans le plus clair, le plus résolu et le mieux gouverné de nos pensées. Le dualisme célèbre de Descartes apparaît ici, comme je crois qu'il était en ce sage, c'est-à-dire comme pratique, et comme moyen de gouvernement. Une âme généreuse ne se jette point à la suite des mouvements animaux ; au contraire elle les repousse de soi. Parce qu'une poussière vient dans l'œil, ce n'est pas une raison d'injurier le vent ; parce qu'un homme nous a fait peur sans le vouloir, ce n'est pas une raison d'injurier l'homme; et encore moins de sauver l'injure par des raisons. Mais au contraire laisser le corps humain à son état de corps ; considérer comme étrangère cette suite purement mécanique. Tout se dénoue alors, et se résout selon la nature ; le rire n'est pas loin, le rire, qui est la solution de toutes les surprises, et peut-être l'arme la plus puissante du sage. Cette colère donc, qui partait en guerre et qui cherchait un ennemi autour de soi, la voilà seule, sans aucune parure de raisons, ridicule, désarmée. J'en dirai autant d'une mélancolie, ennemie plus rusée quelquefois, et qui se déguise même en sagesse ; mais il faut guetter à la source, et s'apercevoir que le jour baisse, que le vent est plus frais, et qu'il n'en faut pas plus, si l'on reprend en poète cette impression et cette humeur, pour inspirer quelque déclamation imitée de Job ou de l'Ecclésiaste. Il est bon de remarquer ici que le vrai poète n'est pas toujours aussi triste, il s'en faut, que son imprudent lecteur ; car il prend le commandement de ses tristes pensées, il leur impose ce rythme actif et gouverné qui convient aux pensées ; il les transforme en objet, et il les contemple à distance de vue, et le lecteur lui-même se trouvera mieux de cette tristesse en bon ordre que de ses intimes improvisations. Gœthe et Hugo, pour ne citer que ceux-là, portèrent assez gaillardement le désespoir. Mais Rabelais et Molière sont meilleurs, moins comédiens, car leur comédie se moque du comédien. On comprend assez maintenant que tout le sérieux doit être rassemblé sous le signe de l'action et de la joie, de façon qu'il n'en reste plus pour habiller ces incidents qui se voudraient pensée. Et c'est à peu près en cela que consiste ce que les anciens appelaient la grandeur d'âme, vertu, comme dit Descartes, trop peu connue des modernes. Mon maître Lagneau disait un jour ; « Nous avons oublié le sourire de Platon. »..."

 

Problèmes de la connaissance - L'interprétation des choses par l'esprit.

Les textes d'Alain, qui suivent, nous font comprendre comment toute vérité est l'œuvre d'un esprit travaillant sur les données que l`expérience lui fournit. Ces textes font apparaître le rôle que joue la pensée déjà dans les formes les plus simples de l'observation, comme dans la conception des lois naturelles et dans la mise en ordre du savoir scientifique : au début comme au terme de la science, se constate l'active présence de l'esprit interprétant les choses....

 

L'entendement observateur.

"Tout le monde sait et dit que celui qui observe sans idée observe en vain. Mais communément on va chercher l'idée directrice trop loin de la chose, ou mieux à côté de la chose, comme un modèle mécanique. L`analyse de la perception nous a déjà préparés à déterminer la chose même par l'idée, l'idée étant armature, ou squelette, ou forme de la chose, comme les grands auteurs l'ont si bien dit. Cela sera plus clair par des exemples. Helmholtz au commencement de son beau Traité d'Acoustique, conseille d`aller observer longtemps les vagues de la mer et les sillages des vaisseaux, surtout au point où les ondes s'entrecroisent. Or, pour l'observateur naïf, les ondes courent sur l'eau en élargissant leurs cercles; et remarquez que cela suppose déjà une conception qui ordonne les apparences, mais inexacte; car si l'on considère attentivement, d'après ,ce que chacun sait de l'eau dans les pompes ou dans les vases, l'effet produit par un corps solide immergé assez  brusquement, on aperçoit que l'eau n'est pas repoussée, mais soulevée tout autour, et aussi qu'elle ne peut rester ainsi en montagne, mais qu'elle redescend, produisant de nouveau le même effet qu`un corps qui y tomberait, c`est-à-dire soulevant les parties voisines et ainsi de proche en proche, de façon que le balancement de l'eau est dans le sens de la pesanteur, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous du niveau. Il faut arriver par entendement à cette perception nouvelle, qui ordonne mieux les apparences.

D'après cela, percevoir aussi les croisements d`ondes, et deux mouvements se composant, quelquefois jusqu`à laisser l'eau immobile en certains points; mais ce repos doit participer, je dis pour l'œil, à ces deux systèmes d`ondes; sans cela vous ne percevez point du tout l'objet véritable, mais des apparences informes, comme au premier réveil ou dans la rêverie paresseuse. Au reste cet ordre doit être maintenu; à la moindre complaisance, aussitôt tout se brouille selon la physique des enfants et des sauvages. Je le remarquai bien au lac d'Annecy un jour que, sur le quai de pierre, j'observais de belles ondes réfléchies. Mais la chose n'était perçue dans sa vérité que par la police d'entendement, et vigilante; dès que je laissais les ondes courir, la réflexion des ondes n'était plus que miracle; la loi s'effaçait en même temps que l'objet.

Un autre exemple fera mieux saisir encore ce que sont ces idées immanentes, par lesquelles seules une claire représentation de la chose est possible. Les apparences célestes sont bien éloignées par elles-mêmes de cet ordre qu'on remarque dans un traité de cosmographie. Mais on se tromperait beaucoup si l'on pensait que les idées sont seulement dans le traité, comme un langage descriptif dont la chose perçue se passerait bien. Le mouvement des étoiles de jour en jour, le glissement de la lune vers l'est, le glissement plus lent du soleil, les apparitions de Vénus tantôt avant le soleil, tantôt après, le tour des autres planètes avec leur marche rétrograde, tout cela souvent caché par les nuages, toujours en partie invisible par la lumière du soleil, ne laisserait rien de net à la mémoire sans un système de formes invisibles, par rapport auxquelles tout s'ordonne et se mesure. Je veux parler de cette sphère céleste, seulement pensée et posée, nullement existante, de cet axe du monde, de ces pôles, de ce méridien, de cet équateur qui sont comme la voûte, les piliers et les arceaux de cet édifice. A quoi répond une autre géométrie de main d'artisan, le gnomon, le cadran solaire, la lunette méridienne et son cercle divisé, sans compter le pendule, les montres et autres mécaniques, qui font voir clairement comment toute l'industrie et toutes les sciences concourent avec la géométrie pour la plus simple des observations. On voit bien alors quel immense travail les hommes ont dû continuer pour se représenter seulement les mouvements de la lune. Et c'est encore par géométrie immanente, substantielle à la chose, que nous connaissons la lune à sa distance, et le soleil et les planètes et leurs mouvements. Par exemple il a fallu changer les formes pour retrouver le mouvement des planètes et percevoir enfin des apparences qui se tiennent, et non plus des apparitions fantastiques. Et cela conduit jusqu'à la gravitation qui, à la bien prendre, n'est pas une construction extérieure aux choses du ciel, mais l'armature même de ces choses, ou plutôt la forme qui fait que ces choses sont des choses, et non de vains rêves, qui permet de les retrouver dans les apparences et enfin de s'y retrouver, comme le langage populaire le dit si bien.

Mais considérons, sans viser si loin, l'exemple le plus simple, d'une pierre qui tombe. Ce n'est qu'une ombre sur mes yeux ou un frisson de mon corps, si je ne sais voir. Mais la chute comme objet est tout à fait autre chose. Car il faut alors que je me dessine le mouvement, la trajectoire, les circonstances, ce qui ne peut se faire sans les formes que j'y pense, inertie, vitesse, accélération. A quoi m'aidera l'expérimentation, soit de chute ralentie, soit de chute mesurée. Mais cette méthode d'artisan ne crée point les formes; au contraire elle les suppose, ou bien elle n'est que tâtonnement d'aveugle. La chute des corps fut comme un mauvais rêve pour les meilleurs esprits jusqu'à Galilée; et l'on a assez dit que les expériences informes, surtout si on les multiplie, trompent encore plus que la chose toute seule. Et c'est le mal des statistiques, qu'elles paient l'entendement en fausse monnaie. C'est toujours par la considération de la chose et par l'effort suivi pour la percevoir  seulement, pour se la représenter seulement, que naissent ces rapports invisibles, pensés, posés, qui sont inertie, vitesse, accélération, force, inséparables, aussi essentiels à la perception d'une chute que la distance pensée est essentielle à la perception de cet horizon, de ce clocher, de cette allée bordée d'arbres. Le monde n'est point donné avant les lois; il devient monde et objet à mesure que ses lois se découvrent, comme les deux étoiles fantastiques du matin et du soir se sont réunies en une seule Vénus, seulement sur la trajectoire képlérienne, non ailleurs. 

Ainsi, par les idées, le monde existe comme objet, et enfin l'apparence est apparence, comme l'ombre de cet arbre est l'ombre de cet arbre, par le soleil et par toute l'astronomie, et par toute l'optique. Si les ignorants ne parlaient pas mieux qu'ils ne pensent, ces rapports seraient mieux visibles.

(ALAIN, Éléments de Philosophie, chapitre III,  Gallimard.)

 

Des lois naturelles.

"L'ordre de la nature s'entend en deux sens. D'abord en ce sens qu'il y a dans ce monde une certaine simplicité et un certain retour des mêmes choses; par exemple, une soixantaine de corps simples seulement, et non pas un million ou deux. Aussi des solides, c'est-à-dire

des corps que l'on retrouve en même forme et en même place le plus souvent. S'il n'y avait que des fluides, à quoi fixer notre mécanique? Et s'il y avait des corps nouveaux toujours, le chimiste s'y perdrait. Cela, c'est une bonne chance, dont on ne peut pas dire qu'elle durera

toujours. On peut bien ici remonter jusqu'à Dieu par dialectique, et prononcer, par des raisonnements faciles et à portée de chacun, qu'un maître excellent de toutes choses n'a pas voulu que l'intelligence humaine fût sans objet, ni non plus sans épreuve. Ce genre de philosophie, que j'appelle transcendante, est aussi naturel à l'homme que le gazouiller aux oiseaux. Mais la force véritable de ces développements n'est point dans les preuves, cent fois démolies, cent fois restaurées, mais plutôt dans cette idée, d'abord, qu'il y a conformité, naturellement, entre les conditions extérieures et la vie elle-même, et enfin la pensée que nous y trouvons si étroitement jointe. Mais, en serrant l'idée de plus près, on y trouve que cette affirmation est toute de nous, et, pour tout dire, le premier et continuel ressort de la pensée. 

Espérance ou foi, et mieux encore volonté de penser tant qu'on pourra. Car si l'on s'arrêtait aux petites choses, et aux apparences du berceau, quelle variété sans fin et que de miracles ! Le délire, même des fous à lier, n'est que le cours naturel des pensées, si l'on peut les appeler ainsi, mais sans gouvernement, sans ce mépris par décret pour tout ce qui réclame audience, visions, présages et feux follets. L'univers serait bien fluide, si nous consentions. Mais le jugement est roi de ces choses, et fils de Dieu, tant qu'il pourra tenir.

J'aime à penser que je porte ce monde et qu'il tombera avec moi. Tenons ferme par choix, telle est l'âme de la philosophie.

Tel est, en esquisse, LE ROYAUME DE LA RAISON. La législation de l'entendement en diffère assez; l'esprit y sent moins sa liberté, mais mieux son pouvoir, car, si fluide que puisse être la nature, et quand un tourbillon sans retours remplacerait les saisons, il faudrait bien que cela soit pensé, tant bien que mal, par distances, directions, forces, vitesses, masses, tensions, pressions, le nombre, l'algèbre et la géométrie régnant toujours. La physique serait seulement plus difficile, mais non pas autre. Ces lois naturelles, ou ces formes, ce sont nos outils et nos instruments; et quand la course d'un astre serait compliquée à l'infini, comme cela est du reste si l'on va à la dernière précision, nous ne l'en saisirions pas moins par droite, circonférence, ellipse, par forces, masses et accélérations. Car ces éléments sont ceux du mouvement lui-même, et le mouvement est de forme, et non pas donné tout fait par les images du premier réveil.

Exactement, un mouvement sans loi ne serait plus un mouvement du tout. Percevoir un mouvement, comme on l'a assez dit, c'est coordonner des changements avec l'idée d'un mobile restant le même, et de distances changées sans discontinuité. Le mouvement, enfin,

même dans la simple perception, est représenté, déterminé, indivisible; il est par lui-même la loi de ce changement; et à mesure que cette loi est plus complète, et éclaircit mieux le trajet continu, à mesure le mouvement est mieux un mouvement, et un mouvement réel, parce que ses rapports avec tout le reste sont plus déterminés.

C'est d'après cette méthode que l'entendement a passé du système de Ptolémée aux systèmes modernes, reliant de mieux en mieux les apparences, et mettant de l'ordre en cette nature des astrologues, sans y rien changer, en la séparant seulement de nos passions.

Ceux qui admirent que la nature se prête si bien aux vêtements du géomètre, méconnaissent deux choses. D'abord ils méconnaissent la souplesse et toutes les ressources de l'instrument mathématique, qui, par complication progressive, dessinera toujours mieux les contours, saisira toujours mieux les rapports, orientera et mesurera mieux les forces, sans gauchir la ligne droite pour cela. C'est ce que n'ont pas bien saisi ceux qui remettent toujours les principes en question, comme l'inertie ou mouvement uniforme, et autres hypothèses solides. Ce qui est aussi sot que si l'on voulait infléchir les trois axes pour inscrire un mouvement courbé, ou bien tordre l'équateur pour un bolide. Mais, comme disait bien Platon, c'est le droit qui est juge du courbe, et le fini et achevé qui est juge de l'indéfiní. Et ce sont les vieux nombres entiers qui portent le calcul différentiel. Par ces remarques on voudra bien comprendre en quel sens toute loi est a priori, quoique toute connaissance soit d'expérience. Mais, ici encore, n'oubliez pas de joindre fortement l'idée et la chose.

La seconde méprise consiste à croire que la nature. hors des formes mathématiques, soit réellement quelque chose, et puisse dire oui ou non. Cette erreur vient de ce que nous appelons nature ce qui est une science à demi faite déjà, déjà repoussée de nous à distance convenable. Car la perception du mouvement des étoiles, d'Orient en Occident, est une supposition déjà, et très raisonnable, mais qui ne s'accorde pas avec les retards du soleil et de la lune et les caprices des planètes. Et même les illusions sur le mouvement, comme on l'a vu, procèdent d'un jugement ferme, et d`une supposition que la nature n'a pas dictée; nos erreurs sont toutes des pensées. La nature ne nous trompe pas; elle ne dit rien; elle n'est rien. Mais nous en pourrions mieux juger par nos rêves, qui ne sont que des perceptions moins attentives; ce qui nous laisse un peu deviner comment s'exprimerait la nature non encore enchaînée. Tous les aspects seraient des choses, tous nos mouvements, des changements partout; nos souvenirs, nos projets, nos craintes, autant d'êtres. Océan de fureurs et de larmes. Sans loi.

 Il ne faut donc pas demander si nous sommes sûrs que notre loi supposée est bien la loi des choses; car c'est vouloir que la nature primitive ait un ordre en elle, qu'il y ait d'autres mouvements derrière les mouvements et d'autres objets derrière les objets. Non pas; c'est plutôt le chaos, avant la création. Et à chaque éveil, oui, l'esprit flotte sur les eaux, un petit moment. 

D'où l'on voit que l'entendement régit l'expérience, que la raison la devance et que, sous ces conditions seulement, l'expérience éclaire l'un et l'autre."

(ALAIN, Eléments de Philosophie, chapitre XIV.Gallimard.) 


1921 - "Propos" 

Sous ce titre générique de "Propos" se trouve rassemblée la plus grande partie de l'oeuvre du philosophe français Alain. Le nom du philosophe restera attaché à cette multitude de petits articles, d'un genre absolument original. Professeur venu au journalisme à l'occasion des tumultes de l`affaire Dreyfus, c'est en 1906 qu'A1ain commença à publier ses "Propos" dans La Dépêche de Rouen, adoptant bientôt, après quelques hésitations, la formule du court article quotidien. Au moment de son engagement, en septembre 1914, il avait déjà écrit pour La Dépêche quelque 3 000 propos. Après avoir composé, pendant les loisirs du front, de véritables livres - "Mars ou la Guerre jugée",  "Quatre-vingt-un chapitres sur I'esprit et les passions" et "Le Système des beaux-arts", Alain reprit bientôt après l'armistice

son genre favori. Comme il manquait d`une tribune, ses amis créèrent pour lui une brochure, d`abord hebdomadaire, puis bi-mensuelle et mensuelle, des Libres propos, qui s`adressait surtout aux jeunes intellectuels de gauche. En 1935, Feuilles libres lui succcéda, mais depuis longtemps Alain publiait ses Propos dans d`autres organes, en particulier dans La Nouvelle Revue française. Tous ces écrits, 2 700 propos environ, furent par la suite en volumes, classés soit selon la date de leur publication, en général autour d`un thème central. "Je n'étais point né... avec une disposition spéciale à écrire de courts articles sur tous sujets. Mais partout je vis que les journaux puissants étaient au service de tous les genres de tyrannie et que la résistance s'exprimait en mauvais français. Je vins au secours, je ne savais pas le métier, je l'appris...". Il débuta en tirant la philosophie du quotidien, puis en abordant les questions d'enseignement, de littérature, de morale; à partir de 1930, la montée du fascisme, le réarmement général coïncidant avec sa mise à la retraite, Alain se consacrera alors presque exclusivement à la politique. Aucun esprit de système, et Alain ne se soucie pas d'avoir le sien. Chaque Propos va devenir une expérience originale : dans la tradition des philosophes français, souvent plus moralistes que métaphysiciens, ici l'exercice de la pensée est inséparable de la vie en société. Et toute pensée commence par le doute, ou, comme le dit Alain en une formule saisissante, "penser, c`est dire non" .... "Le premier aspect du monde est vrai. Mais cela ne m`avance guère. Il faut que je dise non aux signes; il n'y a pas d'autre moyen de les comprendre. Mais toujours se frotter les yeux et scruter le signe, c'est cela même qui est veiller et penser".

 

"Le plus vulgaire des hommes est un grand artiste dès qu'il mime ses malheurs. S'il a le cœur serré, comme on dit si bien, vous le voyez étrangler encore sa poitrine avec ses bras, et tendre tous ses muscles les uns contre les autres. Dans l'absence de tout ennemi, il serre les dents, arme sa poitrine, et montre le poing au ciel. Et sachez bien que, même si ces gestes perturbateurs ne se produisent pas au-dehors, il n'en sont pas moins esquissés à l'intérieur du corps immobile, d'où résultent de plus puissants effets encore. On s'étonne quelquefois, quand on ne dort point, de ce que les mêmes pensées, presque toujours désagréables, tournent en rond ; il y a à parier que c'est la mimique esquissée qui les rappelle. Contre tous les maux de l'ordre moral, et aussi bien contre les maladies à leur commencement, il faut assouplissement et gymnastique ; et je crois que presque toujours ce remède suffirait ; mais on n'y pense point.

Les coutumes de politesse sont bien puissantes sur nos pensées ; et ce n'est pas un petit secours contre l'humeur et même contre le mal d'estomac si l'on mime la douceur, la bienveillance et la joie ; ces mouvements, qui sont courbettes et sourires, ont cela de bon qu'ils rendent impossibles les mouvements opposés, de fureur, de défiance, de tristesse. C'est pourquoi la vie de société, les visites, les cérémonies et les fêtes sont toujours aimées ; c'est une occasion de mimer le bonheur ; et ce genre de comédie nous délivre certainement de la tragédie ; ce n'est pas peu.

L'attitude religieuse est utile à considérer pour le médecin ; car ce corps agenouillé, replié et détendu délivre les organes, et rend les fonctions vitales plus aisées. « Baisse la tête, fier Sicambre » ; on ne lui demande point de se guérir de colère et d'orgueil mais d'abord de se taire, de reposer ses yeux, et de se disposer selon la douceur ; par ce moyen tout le violent du caractère est effacé ; non pas à la longue ni pour toujours, car cela dépasse notre pouvoir, mais aussitôt et pour un moment. Les miracles de la religion ne sont point miracles.

Il est beau de voir comment un homme chasse une idée importune ; vous le voyez hausser les épaules et secouer sa poitrine, comme s'il démêlait ses muscles ; vous le voyez tourner la tête, de façon à se donner d'autres perceptions et d'autres rêveries ; jeter au loin ses soucis par un geste libre, et faire claquer ses doigts, ce qui est le commencement d'une danse. Si la harpe de David le prend à ce moment-là, réglant et tempérant ces gestes afin d'écarter toute fureur et toute impatience, le mélancolique se trouve aussitôt guéri.

J'aime le geste de la perplexité ; l'homme se gratte les cheveux derrière l'oreille ; or, cette ruse a pour effet de détourner et amuser un des gestes les plus redoutables, celui qui va lancer la pierre ou le javelot. Ici la mimique qui délivre est tout près du geste qui entraîne. Le chapelet est une invention admirable qui occupe la pensée et les doigts ensemble à compter. Mais le secret du sage est encore plus beau, d'après lequel la volonté n'a aucune prise sur les passions, mais a prise directe sur les mouvements. Il est plus facile de prendre un violon et d'en jouer que de se faire, comme on dit, une raison..."


1921 – "Mars ou la Guerre jugée"

 

 "Toute guerre, vue de loin, est comme un jeu abstrait, qui n'offense point la vue. Le courage, la résolution, l'angoisse et la souffrance de deux hommes, tout cela fut promptement effacé sous un peu de terre" - Publié par Alain au sortir d`une guerre qu`il avait faite en s'engageant volontairement, alors qu`il était libre de toute obligation militaire, simple soldat, comme son maître Lagneau avait été humble fantassin en 1870. En une suite de courts chapitres, ramassés et vigoureux, qui n`ont le plus souvent qu'une page et demie ou deux pages, ayant l'allure d'autant de poèmes en prose, Alain a dessiné  "le visage ambigu de Mars. dieu de la guerre". 

Avec la rigueur de l'homme de science, avec la pénétration du philosophe. avec le bonheur d'expression du poète, Alain démonte pièce par pièce tout le mécanisme de cette "catastrophe périodique", la guerre, dans ses causes profondes, dans ses aspects multiples, dans ses conséquences, dans ses contradictions, dans ses illusions, dans ses mensonges. Il s'abstient de redire ce qui a déjà été dit. ce qui est évident : le risque, la souffrance, la mort. la destruction, ces aspects immédiats de la tragédie, ne sont qu`effleurés. 

 

".. Le trait dominant chez les chefs, autant que j'ai pu voir, c'est la paresse, fruit du  pouvoir absolu. Faire travailler les autres, faire surveiller le travail, faire juger les surveillants et même le travail fait, tel est le métier de chef. Par exemple celui qui  ordonne de creuser un abri, en tel lieu, ne saura jamais qu'on a rencontré du roc et usé des pioches ; il n'y pense même point. Et cette méthode, qui rend ingénieux, patient et obstiné celui qui exécute, produit les effets contraires en celui qui ordonne, car il ne s'exerce jamais contre le roc, ni contre l'eau ; il s'exerce seulement contre l'homme ; mais, par l'institution militaire, la discussion n'étant pas permise, et la révolte étant punie de mort, il n'y a point de vraie résistance ; le moyen est simple et toujours le même ; aussi fait-il des esprits enfants. Ainsi la volonté, l'esprit d'observation et de vigilance, le jugement enfin se retirent de ceux qui ordonnent. De là des erreurs incroyables, et qui même accablent l'esprit, tant qu'on ne remonte pas aux causes.

Une conséquence de cette somnolence essentielle, c'est que l'activité politique seule fait marcher la guerre, qui par elle-même tomberait à un massacre diffus, sans progrès et sans fin, comme on a vu en de longues périodes. Car le pouvoir suffit au chef ; il en jouit à chaque minute ; les signes l'occupent. Cet ordre rétabli, cette importance restaurée sont aussitôt des fins, et la véritable fin est oubliée. J'ai vu de jeunes officiers, et qui ne pensaient pas assez aux pouvoirs, chercher de bonne foi si  une batterie ennemie était ici ou là, au lieu d'examiner si c'était un commandant ou un colonel qui disait qu'elle était ici ou là. Mais ces étourneaux n'avancent point. Aussi voit-on que la guerre est aimée pour elle-même par l'ambitieux, qu'il ne songe jamais réellement à la terminer, et qu'enfin les moyens d'industrie et nouveaux qui ne tendent point à fortifier les pouvoirs, mais à vaincre, inspirent à tous les chefs qui sont vraiment chefs une défiance et même une aversion qu'il faut comprendre. Sans quoi le citoyen reste accablé par le spectacle de la chose meurtrière, stupide, inhumaine ; dont inévitablement il accuse quelque fatalité supérieure...."

 

Dans la guerre, soufferte humblement, mélangé à la masse anonyme, où le stratège et le politicien ne voient plus que le "matériel humain", il a continué, lui, de coudoyer, de voir ... l`homme. Le mépris de la personne, l'abolition de la personnalité, la toute-puissance du galon,  même si elle doit se confondre avec la toute-puissance de la bêtise, c`est là pour lui le plus hideux visage de ce "dieu vaniteux. triste et méchant" qu`est la guerre. ll en arrive parfois à prendre le ton du pamphlet ..

 

"On ne peut pas empêcher l'esprit de courir. Aussi, après plusieurs mois d'étonnement sans aucun progrès, j'eus à rassembler un bon nombre de faits répondant à celui-là, et qui exprimaient du moins des passions. Je finis par apercevoir ceci, que les hommes de troupe pensaient beaucoup à faire la guerre à l'ennemi, et que les officiers pensaient beaucoup à faire la guerre aux hommes de troupe ; et, quelle que fût la  fortune des armes, nous étions vaincus, nous autres dans cette guerre-là. « Ils nous possèdent », disaient les canonniers en leur langage qui cette fois-là se trouvait énergique et juste ; et en disant cela ils ne pensaient pas à l'ennemi.

Pour moi, admirant ce pouvoir absolu, devant lequel la sagesse même d'Ésope n'aurait pas trouvé grâce, je revenais à l'affaire Dreyfus et j'en apercevais le vrai sens. Cette révolte fameuse fut moins contre une erreur judiciaire que contre un pouvoir arrogant qui ne voulait point rendre des comptes. Ce fut une guerre d'esclaves. Et je ne m'étonne plus que, dans le monde entier, esclaves et maîtres l'aient suivie avec une attention passionnée. Les uns tenaient pour la liberté et les autres pour le pouvoir absolu ; aussi n'y eut-il point de pardon, d'un côté ni de l'autre ; et les familles furent divisées jusqu'à l'injure. Chose inexplicable, si la contradiction avait porté seulement sur le fait. Mais on se battait dans la nuit. Quelques maigres idées, et des passions indomptables. Si l'on considère cette mêlée de loin, et par-dessus la grande guerre, tout est clair, il me semble ; c'était le premier mouvement d'une révolte universelle. La guerre remit tout en ordre, si je puis dire. « Je n'admets pas que l'on mette en doute la parole d'un officier français » ; ce mot célèbre m'avait paru traduire seulement le paroxysme des passions, et sous une forme ridicule. 

Mais l'expérience quotidienne, en ces terribles années, me fit voir que c'était bien un axiome de pratique à l'usage des esclaves. Si attentivement que l'on réfléchisse aux conditions de la guerre, il est impossible de bien connaître les effets du pouvoir absolu, tant qu'on ne l'a pas subi. Je n'irai pas jusqu'à soutenir que la guerre fut voulue et préparée comme une revanche, afin de nous mettre le carcan au cou ; là-dessus on discutera sans fin, et l'esprit s'y perd. Ce qui n'est nullement douteux, c'est que ce pouvoir absolu fut exercé fastueusement, et supporté sans résignation. La guerre fut, aussitôt et par elle-même, la victoire des puissances. Aussi disent-elles naïvement : « Comme ce serait beau si nous restions ainsi unis dans la paix! » Le propre du tyran est de croire que l'esclave est heureux d'obéir. Mais j'attends la riposte des masses, selon la méthode de Combes, qui nous est heureusement connue ; et cette victoire sera sans violence, comme la première, mais bien plus durable, si ces cinq ans d'esclavage ont assez instruit les esclaves, comme je crois..."

 

Selon Alain. le ressort intime de la guerre se trouve dans les passions de l'homme, des passions qui le plus souvent sont nobles et que Mars utilise à ses fins, en les dénaturant et en les détruisant dans les convulsions de l`effort. "Mars" est bien le livre d` "un penseur sans hypocrisie et qui voit la guerre comme elle est". Et il était naturel que ce livre soulevât le scandale, la réprobation des uns, l'enthousiasme des autres, au moment où de sa parution. Alain professait alors au lycée Henri-IV et les élèves de l`Ecole normale séchaient leurs cours pour aller écouter ses leçons ...

 

"L'homme est flexible et gouvernable dans ses passions et ne s'en doute point. Tous nos maux humains sont en raccourci dans ces querelles de régiment à régiment, où c'est en vérité la veste bleue qui insulte, provoque, rosse et finalement hait la veste noire. Un hasard d'écritures pouvait jeter le même homme dans l'autre camp. Comment les choses se passent, en ces étranges guerres, chacun le devine sans peine. Une première bataille dont les causes n'importent guère ; des vaincus, qui se croient méprisés ; des vainqueurs qui se savent menacés. Ces opinions sont dans les regards, d'abord supposées, et aussitôt vraies. Les passions ont cela de redoutable qu'elles sont toujours justifiées par les faits ; si je crois que j'ai un ennemi, et si l'ennemi supposé le sait, nous voilà ennemis. Et le naïf, en racontant ces guerres folles et ces imaginations vérifiées, dira toujours : « N'avais-je pas raison de le haïr? » Le plus étonnant c'est que cette haine, surtout collective, est aimée ; toute mauvaise humeur, toute colère, toute tristesse trouve là ses raisons, et aussi ses remèdes. Par un effet contraire, les alliés sont déchargés des aigreurs quotidiennes, parce que l'ennemi répond de toutes. Ainsi chacun aime bien, par cette haine mise en système. On voit que de telles guerres n'ont d'autres causes qu'elles-mêmes, et qu'ainsi elles iraient toujours s'aggravant si quelqu'un avait intérêt à les faire durer ; heureusement cela n'est point.

Les querelles de race n'ont point de causes plus sérieuses, mais durent souvent plus, parce que le teint, la forme des traits et le langage tiennent mieux à l'homme qu'une veste bleue ou noire. Observez qu'alors, par le même jeu des passions, la forme du nez et la couleur des cheveux sont comme des injures que l'on se jette aux yeux sans y penser. Si les luttes politiques s'y accordent, voilà une nation coupée en deux.

Sans compter que les luttes politiques elles-mêmes dépendent des mêmes lois ; l'imagination y fait la folle, et bientôt la méchante ; et l'ardeur des batailles ne dépend point seulement des intérêts. Si chaque parti avait son costume, nous serions condamnés à la guerre civile. Supposez une différence de langue, ou seulement d'accent, et quelques ambitieux fouettant les passions, ce sera une politique de fous. La paix par elle-même, sans autre expédient, supprimerait presque toutes les causes de conflits, surtout parce qu'au lieu de chercher à exercer le pouvoir, chacun travaillerait contre les abus du pouvoir ; ainsi s'organisera toute république, d'où l'on voit que le droit des races à se gouverner elles-mêmes est, de toutes les manières, directement contraire à la paix.

Par cette remarque, nous voilà ramenés à considérer ces peuples alliés et ces peuples ennemis, d'après les mêmes idées, qui trouvent alors leur pleine application. Et puisque la haine nourrit la haine, et la colère la colère, et la guerre la guerre, tout ce que l'on dit des intérêts inconciliables est à côté de la question. C'est comme si l'on disait que des plaideurs sont ennemis par les intérêts contraires ; mais ils sont ennemis parce qu'ils plaident, parce que les fatigues, les soucis, les dépenses de chacun sont inscrites au compte de l'autre. Chacun sait bien que celui qui plaide contre moi ne peut avoir le nez bien fait. Telle est bien notre situation après ce ruineux et sanglant procès entre deux peuples. Une passion, disait Spinoza, cesse d'être une passion dès que nous en connaissons adéquatement les causes..."

 

La pensée d'Alain se défiait des nuées, a-t-on dit, la métaphysique emporte l'être humain trop loin de l'être humain, il fut jugé, souvent mal jugé, "Mars ou la Guerre jugée" est sans doute un des livres les plus gênant et les moins cités ...

 

"DIRE NON"

"Dire non, ce n'est point facile. Il est plus facile de punir les pouvoirs par la violence ; mais c'est encore guerre ; chacun l'aperçoit aussitôt ; ainsi la gueule du monstre est ouverte partout, d'où vient cette résignation passive. Mais l'esprit mène une autre guerre.

Une grève est déjà puissante ; la grève de l'esprit est souveraine si tout le monde s'y met ; mais si vous attendez les autres, personne ne s'y mettra ; commencez donc.

Guerre à vos passions guerrières, si enivrantes dans le spectacle et la parade, dans la victoire surtout. A toutes ces ivresses, dire non.

Chacun cherche sa liberté, mais mal, voulant violence contre violence, et tombant aussitôt dans un autre esclavage. Laissez le corps obéir, cela n'ira pas loin. Ceux qui préparent la guerre le savent bien ; c'est votre esprit qu'ils veulent ; J'entends ces jugements confus que l'imitation soutient, que le spectacle et l'éloquence ravivent. Ne buvez point ce vin-là. Nul ne peut vous forcer; l'enthousiasme ne peut être obligatoire. En ces temps où j'écris, la fête de la victoire est proche ; je m'étonne d'avoir entendu beaucoup d'hommes et de femmes qui, d'ordinaire, n'osent pas beaucoup, dire froidement : « Nous n'irons point là. » Une autre disait, entendant des clairons : « Cela serre le cœur. » Il n'y a point de loi qui puisse ordonner que vous soyez hors de vous-même.

Ainsi, devant tout déclamation guerrière, le silence ; et si c'est un vieillard qui se réchauffe à imaginer le massacre des jeunes, un froid mépris. Devant la cérémonie guerrière, s'en aller. Si l'on est tenu de rester, penser aux morts, compter les morts. Penser aux aveugles de guerre, cela rafraîchit les passions. Et pour ceux qui portent un deuil, au lieu de s'enivrer et de s'étourdir de gloire, avoir le courage d'être malheureux.

Savoir, comprendre, affirmer que le sacrifice du pauvre homme est beau ; mais se dire aussi, selon une inflexible rigueur, que le sacrifice n'est point libre ; que l'arrière pique l'avant de ses baïonnettes, comme au temps de l'inhumain Frédéric ; et encore avec moins de risque ; et que ce métier de serre-file à vingt kilomètres est laid. Songez à celui qui ordonne l'attaque et qui n'y va point le premier ; mais retenez la colère, qui est guerre encore ; dites seulement que cela ne peut pas être admiré. Soyez mesureur d'héroïsme.

Et pour ceux qui se jettent en avant, ayant choisi d'être chefs, et payant de leur sang, soyez inflexibles encore en votre jugement. Dites qu'être chef absolu à vingt ans, servi à vingt ans comme un roi n'est pas servi, qu'être dieu à vingt ans pour une cinquantaine d'hommes, cela vaut bien que l'ambitieux accepte le risque. Que ce pouvoir asiatique a ses profits et ses triomphes tout de suite, bien avant l'épreuve mortelle ; et que l'espérance croît avec le grade ; ce qui fait que ceux qui choisissent cela, et s'en vantent souvent sans pudeur, ne se sacrifient point en cela, mais au contraire, à leurs passions ambitieuses sacrifient la foule des modestes qui ne veulent que vivre. Ici vous êtes spectateur ; et ces acteurs emphatiques dépendent de vous. Il n'est même pas nécessaire de siffler ; il suffit de ne pas applaudir. Dire non...."


1926 – Le Citoyen contre les pouvoirs

"Les citoyens admettent aisément qu'il faut des chefs et des administrations, comme il faut des paveurs et des plombiers. Ils admettent moins aisément que l'homme de la rue soit toujours gêné et limité, et les pouvoirs libres. « Car, disent-ils, j'entends bien que la sécurité et la puissance publiques sont quelque chose ; mais il y a d'autres biens, comme vivre, produire, échanger ; ces biens ne seraient rien sans la sécurité et peut-être même sans la puissance ; mais en revanche, la sécurité et la puissance sont des mots, hors de la commune et humble prospérité. Donc faites votre métier de gouvernant, et je veux bien me gêner pour vous le rendre facile ; mais que les gouvernants s'incommodent aussi pour moi. Car je sais bien ce que deviendront nos rues si le paveur est seul juge. Et je connais aussi par expérience quels sont les travaux du gouvernement dès qu'on le laisse faire. Ce sont des armées, ce sont de ruineuses querelles et de prodigieux éventrements. Disant toujours qu'on ne peut faire autrement. Et de bonne foi. Le paveur barrera toute la rue, et entassera encore ses pavés dans votre cour, si on veut l'en croire..."

 


Idées" (1936)

Dans sa préface, Alain expose ses intentions : professeur de philosophie, il s'est proposé de donner à un étudiant le goût de la philosophie. Il avait depuis longtemps dessein d'écrire un traité de philosophie ; en accumulant, peu à peu, des introductions aux principaux systèmes philosophiques, il se trouve qu'il l'a écrit. L'ouvrage comprend "onze chapitres sur Platon", une note brève sur Aristote que l'auteur regrette d'avoir seulement traité en quelques lignes, mais, dit-il, "Hegel peut tenir lieu d'Aristote, car c'est l`Aristote des temps modernes" ; trois longues études sur Descartes, Hegel et Auguste Comte.

Cet exposé peut être complété par les quelques chapitres consacrés à des philosophes dans "L'Histoire de mes pensées" (1936) et par un petit ouvrage publié à part : les Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant. "Idées" se termine sur quatre chapitres intitulés : "Sociologie de la famille"...

Ces études revêtent un cours très particulier : Alain, philosophe anti-intellectualiste, s'efforce non seulement de dégager la pensée de l'auteur du commentaire scolaire qui l'encombre, mais plus encore d'oublier tout ce qui a été dit sur l'auteur qu`il étudie, afin de retrouver son œuvre dans son originalité première et de montrer qu'elle constitue, avant tout et toujours, un guide pour la pensée. Plus que le système qui en découle, c'est la démarche spontanée du philosophe qui l'intéresse et son attitude devant les problèmes fondamentaux.

C'est ainsi le plus souvent à un portrait assez étonnant qu'il parvient et à une interprétation de l'œuvre assez déconcertante par son non-conformisme. En Platon, il découvre un philosophe relativement secret, assez réticent, qui préfère procéder par allégories et allusions parce qu'il risquerait d'en dire trop et de dire mal, pour avoir aperçu le fond même du problème. Descartes, lui, est avant tout une "grande âme", un esprit sûr, courageux et merveilleusement perspicace. Mais Descartes, et plus encore Platon, sont des philosophes de la critique du moi et conviennent à ceux "qui sont en difficulté avec eux-mêmes".

Aristote, Hegel et même Leibniz sont plutôt des naturalistes : c'est "la conscience" qu'ils recherchent, "sous ses dehors et ils pensent l'esprit du monde". 

En neuf brefs chapitres, Alain nous propose ensuite une analyse sans indulgence, mais compréhensive, de la philosophie hégélienne. Les chapitres consacrés à Auguste Comte sont un hommage : Alain y reconnaît son influence sur sa pensée. S'il ne dissimule pas les faiblesses de cette philosophie, il en admire la méthode ; il admire surtout la perspicacité et la profondeur des vues de Comte sur la sociologie qu'il a créée. Aussi l'ouvrage se termine-t-il par un "Essai d'une sociologie de la famille", qui se propose d'être une application des principes de Comte : en cet essai, j'ai voulu, écrit-il, 'faire voir qu'un bon lecteur peut se proposer une tâche bien plus importante que d'expliquer le système : c'est d'inventer soi-même d`après la méthode du maitre qu'on s'est choisi".