François Jacob (1920-2013), "La logique du vivant" (1970), "Le Jeu des possibles" (1981) - Jacques Monod (1910-1976), "Le Hasard et la Nécessité" (1970), Jean Rostand (1894-1977), "Le Courrier d'un biologiste" (1970) - Edgar Morin (1921), "Le Paradigme perdu: la nature humaine" (1973), "Science avec conscience" (1982) - Ilya Prigogine (1917-2003), Isabelle Stengers (1959), "La Nouvelle Alliance" (1979)  ....

Last update: 12/12/2022


Hasard-Nécessité - Ce sont les années 1945-1965 qui fondent la biologie moléculaire en France et, dans les années 1970, deux savants, prix Nobel, Jacques Monod et François Jacob, qui ont contribué directement aux progrès de celle-ci, tirent en hommes de science les conséquences intellectuelles de leurs découvertes. Le message délivré rencontre à l'époque un large écho auprès du grand public, et n'a pas perdu de son intensité : «L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. À lui de choisir entre le royaume et les ténèbres » (Jacques Monod, "Le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne", 1971). L'apparente logique de la pensée humaine n'apparaît plus que comme une infinie "logique du vivant", orientée aux seules fins de sa reproduction, et les lois qui la régissent, des lois lois mais tout autant des ruptures, des accidents, ne portent pour l'être humain aucun message quant à son existence, aucune harmonie, aucune promesse, aucune signification....

"En trois siècles, écrit Jacques Monod, la science, fondée par le postulat  d'objectivité, a conquis sa place dans la société : dans la pratique, mais pas dans les âmes (...). Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs que la science leur découvrait. Mais elles n'ont pas accepté, à peine ont-elles entendu, le plus profond message de la science: la définition d'une nouvelle et unique source de vérité, l'exigence d'une révision totale des fondements de l'éthique, d'une rupture radicale avec la tradítion animiste, l'abandon définitif de l' "ancienne alliance", la nécessité d'en forger une nouvelle."

Ilya Prigogine (1917-2003) et Isabelle Stengers (1959), dans "La Nouvelle Alliance" (1979) soutiendront au contraire la réconciliation de la science et de la nature, l'impossibilité pour l'être humain d'adopter un point de vue objectif qui serait extérieur à la nature, le savant est désormais immergé dans le monde qu'il décrit. La vision d'un être humain étranger au monde qu'il décrit était celle de la "science classique" qui connut son apogée avec le triomphe du mécanisme newtonien et qui s'est, en quelque sorte, construite "contre la nature"...


François Jacob (1920-2013), "La logique du vivant" (1970)

Lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine en 1965, figure majeure de la génétique et de la biologie moléculaire, François Jacob, professeur à l'Institut Pasteur et au Collège de France, est l'auteur de, outre "La logique du vivant" (1970), du "Jeu des possibles" (1981) et de "La statue intérieure" (1987).

La biologie s'est déployée en cent cinquante ans au fil de quatre ruptures décisives dont François Jacob commence par dresser l'inventaire. Cuvier, d'abord, rompit l'ancienne chaîne des êtres et juxtaposa les grands embranchements. Darwin dépouilla l'être humain de ses privilèges en étudiant les variations aléatoires d'une population au fil du temps. Mendel et les généticiens, en troisième lieu, découpèrent le vivant en traits héréditaires portés par les chromosomes, combinés par la reproduction sexuelle selon des probabilités calculables. Seules des mutations peuvent brutalement changer ces traits héréditaires. Enfin, la biologie moléculaire découvrit dans le noyau de la cellule une liaison entre acides nucléiques et protéines, tout aussi arbitraire qu'un code, et dont la transcription ne se déroule pas sans erreur, oubli, ou interversion. D'où cette apparente évidence, que, tout au long de la vie, le hasard joue avec le discontinu ...

 

"L'être vivant représente bien l'exécution d'un dessein, mais qu'aucune intelligence n'a conçu. Il tend vers un but, mais qu'aucune volonté n'a choisi. Ce but, c'est de préparer un programme identique pour la génération suivante, c'est de reproduire."

 

Ce qui est transmis à travers les générations, ce sont des instructions spécifiant les structures moléculaires : le plan du futur organisme et les moyens de l'exécuter. Chaque œuf contient, dans les chromosomes reçus de ses parents, son propre avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l'être qui en émergera. Enoncer cela, c'est renverser la série traditionnellement enseignée et acceptée comme une évidence: individu (naissant et mourant), sexualité (lui permettant de se reproduire), hérédité (liant les générations). François Jacob montre que désormais on doit énoncer que le vivant est avant tout un "système héréditaire". La sexualité, la croissance et la mort des individus ne sont que des manières enveloppées de transmettre l'hérédité. Un organisme n'est qu'une transition dont la reproduction constitue à la fois l'origine et la fin, la cause et la finalité...

 

"Avec le concept de programme appliqué à l'hérédité, disparaissent certaines des contradictions que la biologie avait résumées par une série d'oppositions  : finalité et mécanisme, nécessité et contingence, stabilité et variation. Dans l'idée de programme viennent se fondre deux notions que l'intuition avait associées aux êtres vivants : la mémoire et le projet".

 

L'être vivant est un système héréditaire. Ceci signifie que désormais la biologie se refuse à percer le secret de la vie. Ce n'est plus  la vie qui l'intéresse, mais le vivant observé comme un programme déposé dans le noyau et qui fixe à l'organisme les marges de ses comportements possibles. Le vivant révèle un programme et une production, mais pas de langage : l'arbitraire traverse les structures fondamentales de la cellule vivante, sur un mode universel. On peut dire maintenant dans quelle mesure la cellule est un système de réactions physico-chimiques, dans quelle mesure elle fonctionne comme un ordinateur, mais c'est tout ce que l'on peut dire. Et la vie ?

 

"On n'interroge plus la vie dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s'efforce seulement d'analyser les systèmes vivants, leur structure, leur fonction, leur histoire... Décrire un système vivant, c'est se référer aussi bien à la logique de son organisation qu'à celle de son évolution. C'est aux algorithmes du monde vivant que s'intéresse aujourd'hui la biologie".

 

Ainsi donc, la logique apparente de la pensée humaine elle-même n'est, en réalité, que la logique des objets de plus en plus "invisibles" (cellules, gènes, molécules d'acide nucléique), la "logique du vivant". Il s'agissait de comprendre le processus de l'immense évolution par laquelle l'être humain s'est cherché et découvert, par laquelle il a affirmé son caractère unique au sein du monde vivant. Le problème n'est plus tant de "percer le mystère de la vie", qui est un faux problème, mais d'étudier, dans le cas particulier de l'être humain, l'évolution du "programme" ...

 

"Si les espèces sont stables, c'est que le programme est scrupuleusement recopié, signe par signe, d'une génération à l'autre. Si elles varient, c'est que de temps à autre le programme se modifie. D'un côté, il s'agit donc d'anaIyser la structure du programme, sa logique, son exécution. De l'autre, il importe de rechercher l'histoire des programmes, leur dérive, les lois qui régissent leurs changements à travers les générations en fonction des systèmes écologiques."

 

Dans tous les cas, on ne peut plus ignorer que c'est bien la finalité de la reproduction, - et elle seule -,  qui justifie aussi bien la structure des systèmes vivant actuellement que leur histoire. Tout comme les autres sciences, la biologie a perdu nombre de ses illusions. Elle ne cherche plus la vérité mais désormais construit la sienne ..

 

Le sexe et la mort, conditions de l'évolution - un texte qui se situe dans la Conclusion de "La logique du vivant". François Jacob, dans cette histoire de l'hérédité et de la biologie, en vient finalement au sexe et à la mort, dont il dégage l'importance pour l'évolution biologique. Le sexe n'est qu'une manière de transmettre l'hérédité et commande l'évolution. Michel Foucault commentait ainsi ces analyses de Jacob : "Merveilleuse désinvolture de la biologie qui place avant même l'individu l'acharnement à se reproduire" (Le Monde)...

 

*La sexualité semble être survenue tôt dans l'évolution. Elle représente d'abord une sorte d'auxiliaire de la reproduction, un superflu : rien n'oblige une bactérie à l'exercice de la sexualité pour se multiplier. C'est la nécessité de recourir au sexe pour se reproduire qui transforme radicalement le système génétique et les possibilités de variations. Dès lors que la sexualité est obligatoire, chaque programme génétiques est formé, non plus par copie exacte d'un seul programme, mais par réassortiment de deux différents. Un programme génétique n'est plus alors la propriété exclusive d'une lignée. Il appartient à la collectivité,

à l'ensemble des individus qui communiquent entre eux par le moyen du sexe. Ainsi se constitue une sorte de fonds génétique commun où, à chaque génération, est puisé de quoi faire de nouveaux programmes. C'est alors ce fonds commun, cette population unie par la sexualité, qui constitue l'unité d'évolution. [...]

L'autre condition nécessaire à la possibilité même d'une évolution, c'est la mort. Non pas la mort venue du dehors, comme conséquence de quelque accident. Mais la mort imposée du dedans, comme une nécessité prescrite dès l'oeuf par le programme génétique même. [. . .] Les limites de la vie ne peuvent être laissées au hasard. Elles sont prescrites par le programme qui, dès la fécondation de l'ovule, fixe le destin génétique de l'individu. On ignore encore le mécanisme du vieillissement. La théorie la plus en faveur aujourd'hui fait de la sénescence le résultat d'erreurs accumulées, soit dans les programmes génétiques contenus dans les cellules somatiques, soit dans l'expression de ces programmes, c'est-à-dire dans les protéines que produisent les cellules. Selon ce schéma, la cellule pourrait s'accommoder d'un certain nombre d'erreurs. Passé cette limite, elle serait vouée à la mort. Avec le temps, l'accumulation d'erreurs dans un nombre croissant de cellules entraînerait alors l'inéluctable. C'est donc l'exécution même du programme qui ajusterait la durée de vie. Quoi qu'il en soit, la mort fait partie intégrante du système sélectionné dans le monde animal et son évolution. 

On peut espérer bien des choses de ce qu'on appelle aujourd'hui le "génie biologique" : la solution à de nombreux fléaux, au cancer, aux maladies de cœur, aux maladies mentales ; le remplacement d'organes variés, par greffes ou appareils de synthèse ; le remède à certaines défaillances de la vieillesse ; la correction de certains défauts génétiques ; voire même l'interruption provisoire d'une vie active qui reprendrait plus tard à volonté. Mais il y a fort peu de chances qu'on parvienne jamais à prolonger la durée de vie au-delà d'une certaine limite. Les contraintes de l'évolution s'accordent mal au vieux rêve d'immortalité ..."

 

Dans le "Jeu des possibles", d'où sont extraites ces lignes, François Jacob analyse mythe et science. Les mythes, récits fabuleux racontant les aventures d'êtres personnifiant les réalités naturelles, fournissent à l'esprit humain, avec la science, une certaine représentation du monde. La science est moins ambitieuse que le mythe ...

 

"Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l'homme fait toujours une large part à son imagination. Car contrairement à ce qu'on croit souvent, la démarche scientifique ne consiste pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales pour en déduire une théorie. On peut parfaitement examiner un objet pendant des années sans jamais en tirer la moindre observation d'intérêt scientifique. 

Pour apporter une observation de quelque valeur, il faut déjà, au départ, avoir une certaine idée de ce qu'il y a à observer. Il faut déjà avoir décidé ce qui est possible. Si la science évolue, c'est souvent parce qu'un aspect encore inconnu des choses se dévoile soudain; pas toujours comme conséquence de l'apparition d'un appareillage nouveau, mais grâce à une manière nouvelle d'examiner les objets, de les considérer sous un angle neuf. Ce regard est nécessairement guidé par une certaine idée de ce que peut bien être la "réalité". Il implique

toujours une certaine conception de l'inconnu, de cette zone située juste au-delà de ce que la logique et l'expérience autorisent à croire. Selon les termes de Peter Medawar (The Hope of Progress, 1973), l'enquête scientifique commence toujours par l'invention d'un monde

possible, ou d'un fragment de monde possible...."

(François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard).

 

La "finalité" est-elle indispensable aux sciences de la vie? Non, et les sciences se doivent de lutter contre tout anthropomorphisme ..

"Il a sans cesse fallu lutter, dans les sciences de la nature, pour se débarrasser de l'anthropomorphismea, pour éviter d'attribuer des qualités humaines à des entités variées.

En particulier, la finalités qui caractérise beaucoup d'activités humaines a longtemps servi de modèle universel pour expliquer tout ce qui, dans la nature, paraît orienté vers un but. C'est le cas notamment des êtres vivants dont toutes les structures, les propriétés, le comportement semblent à l'évidence répondre à un dessein. Le monde vivant a donc constitué la cible favorite des causes finales. De fait, la principale "preuve" de l'existence de Dieu a longtemps été "l'argument d'intention".

Développé notamment par Paley dans sa "Théologie naturelle", publiée quelques années seulement avant l' "Origine des Espèces", cet argument est le suivant. Si vous trouvez une montre, vous ne doutez pas qu'elle a été fabriquée par un horloger. De même, si vous considérez un organisme un peu complexe, avec l'évidente finalité de tous ses organes, comment ne pas conclure qu'il a été produit par la volonté d'un Créateur '? Car il serait simplement absurde, dit Paley, de supposer que l'œil d'un mammifère, par exemple, avec la précision de son optique et sa géométrie, aurait pu se former par pur hasard.

Il y a deux niveaux d'explication, bien distincts mais trop souvent confondus, pour rendre compte de l'apparente finalité dans le monde vivant.

Le premier correspond à l'individu, à l'organisme dont la plupart des propriétés, tant de structure que de fonctions ou de comportement, semblent bien dirigées vers un but. C'est le cas, par exemple, des différentes phases de la reproduction, du développement embryonnaire, de la respiration, de la digestion, de la recherche de nourriture, de la fuite devant le prédateur, de la migration, etc. Ce genre de dessein préétabli, qui se manifeste dans chaque être vivant, ne se retrouve pas dans le monde inanimé. D'où, pendant longtemps, le recours à un agent particulier, à une force vitale échappant aux lois de la  physique. C'est seulement au cours de ce siècle qu'a disparu l'opposition entre, d'un côté, l'interprétation mécaniste donnée aux activités d'un être vivant et, de l'autre, ses propriétés et son comportement. En particulier, le paradoxe s'est résolu quand la biologie moléculaire a emprunté à la théorie de l'information le concept et le terme de programme pour désigner l'information génétique d'un organisme. Selon cette manière de voir, les chromosomes d'un œuf fécondé contiennent, inscrits dans l'ADN, les plans qui régissent le développement du futur organisme, ses activités, son comportement.

Le second niveau d'explication correspond, non plus à l'organisme individuel, mais à l'ensemble du monde vivant. C'est là qu'a été détruite par Darwin l'idée de création particulière, l'idée que chaque espèce a été individuellement conçue et exécutée par un créateur. Contre l'argument d'intention, Darwin montra que la combinaison de certains mécanismes simples peut simuler un dessein préétabli. Trois conditions doivent être remplies: il faut que les structures varient ; que ces variations soient héréditaires ; que la reproduction de certains variants soit favorisée par les conditions de milieu. A l'époque de Darwin, les mécanismes qui sous-tendent l'hérédité étaient encore inconnus. Depuis lors, la génétique classique, puis la biologie moléculaire ont donné des bases génétiques et biochimiques à la reproduction et à la variation. Peu à peu, les biologistes ont ainsi élaboré une représentation raisonnable, quoiqu'encore incomplète, de ce qui est considéré comme le principal moteur de l'évolution du monde vivant : la sélection naturelle.

(François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard).


Jacques Monod (1910-1976), "Le Hasard et la Nécessité" (1970)

Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1965 avec François Jacob et André Lwoff, les travaux du biochimiste français Jacques Monod ont largement contribué à la naissance et au développement de la biologie moléculaire.

C'est avec un héroïsme intellectuel plus exigeant et sans concession que Jacques Monod, dans un livre de vulgarisation majeur, "Le Hasard et la Nécessité" prolonge l'ouvrage de François Jacob, "La logique du vivant". Le vivant tel qu'il apparaît à l'être humain lui donne l'image d'une harmonie qui l'a toujours ébloui. D'où l'illusion d'une activité sous-traite aux lois de la matière, et la foule des théories de type animiste et anti-scientifique : il n'est pas une philosophie, pas une religion qui n'ait succombé à cette illusion, même les systèmes à caractère rationaliste.

Mais aujourd'hui, la génétique et la biochimie obligent à une complète et brutale révision. Il ne s'agit plus de célébrer la vie poétiquement à la manière de Bergson, ou d'assister à sa grandiose croissance comme Teilhard de Chardin, moins encore de céder à l'anthropocentrisme du matérialisme dialectique qui représente l'être humain au sommet de la courbe de l'histoire, recueillant les fruits d'une évolution victorieuse. Partout on aperçoit une pseudo-science qui forge la même illusion de la vie. En fait, le vivant ne rompt jamais les lois de la physico-chimie, celles de la thermodynamique ou celles des liaisons moléculaires. Ces lois ne portent pour l'être humain nulle promesse, nulle garantie d'accomplissement. Bien au contraire, la naissance des organismes, leurs productions, reposent sur des accidents qu'il est peut être possible d'éclairer sans jamais pouvoir les justifier. D'où le titre en forme de paradoxe du livre de Jacques Monod, "Le Hasard et la Nécessité", inspiré de Démocrite.

Les vieilles explications globales destinées à fonder la loi en apaisant l'angoisse humaine séculaire apparaissent toutes comme des histoires merveilleuses, dont le héros plus ou moins divin donne au groupe ses traditions et ses structures, qui demeurent ensuite sacrées et immuables. La forme des grandes religions est identique, reposant sur l'histoire de la vie d'un prophète qui, s'il n'est pas Dieu lui-même, enseigne en son nom et donne aux hommes le sens de leur histoire. Jacques Monod voit dans le judéo-christianisme la grande religion la plus « primitive » par sa structure historiciste, rattachée à l'aventure d'une tribu bédouine puis enrichie par l'apparition d'un prophète divin. Le Bouddhisme, histoire des âmes plus que des hommes, aussi bien que les systèmes de Hegel ou de Marx, présentent l'histoire selon un plan nécessaire et favorable...

 

"L'immense pouvoir sur les esprits de l'idéologie marxiste n'est pas dû seulement à sa promesse d'une libération de l'homme, mais aussi, et sans doute avant tout, à sa structure ontogénique, à l'explication qu'elle donne, entière et détaillée, de l'histoire passée, présente et future."

 

Ce retour en arrière était nécessaire pour montrer que le besoin d'une explication entière est comme inné en l'être humain, et que sans elle il ne peut vivre. Plus encore, il semble que la seule explication capable d'apaiser l'angoisse est une histoire totale qui révèle à l'homme sa signification et sa place nécessaire dans la nature. En outre, pour paraître vraie et signifiante, l'explication doit se reposer sur la longue tradition animiste. On comprend pourquoi des millénaires ont été nécessaires pour que la connaissance objective trouve sa place, elle qui, seule source de vérité authentique, détruit les bases mêmes des vieilles croyances. La science objective qui dénonce la vieille alliance animiste de l'homme avec la nature crée, en détruisant ce lien, un univers glacé: une solitude infinie au sein de laquelle rien n'est certain et où seule reste à l'être humain la passion anxieuse de la découverte. Mais, à vrai dire, la science objective, qui permet de réaliser sous nos yeux d'extraordinaires prouesses techniques, a-t-elle vraiment trouvé sa place ? Il semble que non ...

 

"En trois siècles, la science, fondée par le postulat  d'objectivité, a conquis sa place dans la société : dans la pratique, mais pas dans les âmes (...). 

Les sociétés modernes ont accepté les richesses et les pouvoirs que la science leur découvrait. Mais elles n'ont pas accepté, à peine ont-elles entendu, le plus profond message de la science: la définition d'une nouvelle et unique source de vérité, l'exigence d'une révision totale des fondements de l'éthique, d'une rupture radicale avec la tradítion animiste, l'abandon définitif de l' "ancienne alliance", la nécessité d'en forger une nouvelle."

 

A la base de cette révolution scientifique lourde d'immenses conséquences, il y a d'abord la génétique qui a déchiffré le code universel de la transcription du message cellulaire. La vie se définit essentiellement, on l'a vu avec François Jacob, par la reproduction aussi fidèle que possible d'un texte de base. Mais des accidents peuvent se produire, physiquement inévitables, ou bien une duplication peut être légèrement altérée: c'est suffisant pour créer un être nouveau. La vie ne doit sa multiplicité et ses richesses qu'à des ratés, des accidents, mais non à une harmonie supérieure conduisant infailliblement toutes choses.

 

Jacques Monod note en outre que la protéine organisée, de son coté, se caractérise certes par une suite enchaînée d'unités, mais sans lien entre elles. Cette régularité n'a pas d'ordre. Le mélange ordre-désordre, hasard-nécessité est partout présent dans la réalité biologique : les mécanismes de contrôle et de régulation qui conditionnent la fabrication des êtres vivants sont d'une étonnante précision, mais, produisant des ensembles fragiles et complexes, ils n'en sont pas moins eux-mêmes de nature simplement mécanistique. Au cœur de la machinerie, les règles qui livrent des architectures régulières et fonctionnelles sont aveugles... l'univers est indifférent, nul projet ne l'anime : voilà ce qui est implicite derrière les découvertes de la science...

 

"L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard. Pas plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. A lui de choisir entre le royaume et les ténèbres."   

 

Aucune société, avant la nôtre, n'a connu déchirement d'une telle intensité. Jusqu'à nous, les cultures primitives comme les cultures classiques confondaient les sources de la connaissance et celles des valeurs : la tradition animiste conciliait les croyances et le savoir. L'être humain pouvait vivre rassuré car le monde lui était intelligible. Aujourd'hui, nous contemplons avec frayeur les efforts d”une civilisation qui tente de s'édifier en continuant à justifier ses valeurs par la vieille tradition animiste tout en étant obligée de la rejeter comme source de connaissance. On nous fait remâcher un mélange de religiosité judéo-chrétienne, de progressisme scientiste ou de croyance en des "droits naturels" de l'être humain qui n'ont plus rien à voir avec ce que sait la science ..

 

"Le mal de l'âme moderne c'est ce mensonge, à la racine de l'être moral et social. C'est ce mal, plus ou moins confusément diagnostiqué, qui provoque le sentiment de crainte, sinon de haine, en tout cas d'aliénation, qu'éprouvent tant d'hommes aujourd'hui à l'égard de la culture scientifique". 

 

ll est bien vrai que cette crainte est justifiée, car la science attente aux valeurs, toutes les valeurs, morale, devoir, droits, interdits, bâties au long des siècles de telle manière qu'elles soient hors de la portée des êtres humains. Ce qu'affirme Jacques Monod, c'est que désormais ces valeurs sont de leur exclusive responsabilité,  à eux de reconstruire ce que la science -vient d'anéantir, ou bien de sombrer dans les ténèbres. Pour sa part, Monod pense que la définition même de la connaissance «vraie» repose en dernière analyse sur un postulat d'ordre éthique, lié à l'action. Il est bien entendu que la science elle-même a pu se dégager et progresser parce qu'une distinction radicale a pu être opérée entre la connaissance, exclusive de tout jugement de valeur, et l'éthique, par essence non objective, donc exclue du champ de la connaissance.

Mais à partir de là Monod propose sa formule d' "éthique de la connaissance" : non pas une éthique qui s'impose à l'être humain,, mais celle qu'il s'impose en la faisant axiomatiquement la condition d'authenticité de tout discours ou de toute action. Cette éthique, en fait créatrice du monde moderne, est la seule compatible avec lui... la seule, précise Jacques Monod, qui fonde une attitude à la fois rationnelle et délibérément idéaliste sur quoi pourrait être édifié un véritable socialisme, car le seul espoir du socialisme n'est pas dans une "révision" de l'idéologie qui le domine (elle est fausse), mais dans l'abandon total de cette idéologie....

"Où donc alors retrouver la source de vérité et l'inspiration morale d'un humanisme socialiste réellement scientifique, sinon aux sources de la science elle-même, dans l'éthique qui fonde la connaissance en faisant d'elle, par libre choix, la valeur suprême, mesure et garant de toutes les autres valeurs ? Ethique qui fonde la responsabilité morale sur la liberté même de ce choix axiomatique".

 

Les conclusions philosophiques tirées de sa réflexion scientifique par Jacques Monod seront vivement récusées par les courants de pensée humanistes et chrétiens. Ainsi Gustave Thibon (1903-2001), écrivain et philosophe catholique : "La nature me donne des réponses, elle ne pose pas de questions. Les sciences humaines, en explorant les zones aveugles de notre psychisme, nous renseignent uniquement sur les limites de notre liberté, et. par là plaident en faveur de celle-ci. Car connaître ses limites c'est déjà les dépasser, et se savoir esclave c'est échapper à l'esclavage. Aucun herbivore n'a jamais réfléchi sur la fatalité qui le condamne au végétarisme (...) Ainsi l'orgueilleux scientisme, qui réduit aux mécanismes de la matière l'acte immatériel qui lui permet de les découvrir, témoigne d'une grossière et absurde humilité. Si, comme l'enseigne Monod, l'homme et sa pensée ne sont que le produit fortuit du hasard et de la nécessité ou, suivant l'expression d'un pontife du structuralisme "un amas de mots dans un amas de protoplasmes", ces jugements même n'ont pas plus de sens que l'être absurde qui les formule. Récuser l'existence d'un monde intelligible auquel participe l'intelligence, c'est vouer la pensée au nihilisme - et du néant il ne sort rien, pas même un constat du néant." (La France Catholique, 5 octobre 1973).


Jean Rostand (1894-1977), "Le Courrier d'un biologiste" (1970)

"Pensées d'un biologiste" date de 1939, c'est un recueil de Jean Rostand, biologiste et écrivain, un homme tourné vers la science mais aussi vers la littérature. Dualité d'une

démarche d'esprit unique comme le montre cet ouvrage où se fondent les deux tendances.

On y voit un homme qui pense et juge toujours en biologiste. et en même temps un biologiste qui pense et juge toujours en homme. Ces pensées mises bout à bout, ces aphorismes apparemment en désordre, l`auteur les a en réalité classés selon un plan d'autant plus rigoureux qu`il est moins visible. Avec une clarté remarquable, cet apôtre de la génétique fait le point de ses recherches et livre ici ses réflexions. Jean Rostand étudie tour à tour notre espèce telle qu'elle est, quelles conséquences peuvent avoir sur elle les découvertes biologiques; sa place dans la nature et dans l'univers ; sa misère digne de respect; sa grandeur souvent ridicule; l`absurdité de la souffrance et de la mort; enfin nos rêves de justice, nos instincts politiques et moraux. Réflexions qui ne dépassent pas leur sujet, aussi vaste que limité d'autant que ces limites sont en nous. "Nous ne transmettons rien que nous n`ayons reçu de nos parents. Nous n`ajoutons rien à l'héritage. Tout l'acquis de notre personne s`éteindra avec nous". Nous voici en face de l'être humain, "ce misérable Seigneur de la planète", "cette bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice" qui ne fait pas moins partie, indissolublement, d'un système clos, la masse de protoplasme, siège des échanges vitaux. "La biologie dénie à l'homme tout attribut essentiel qui n'appartienne pas aussi au reste des vivants. Bon gré mal gré, il les traîne tous après lui comme une immense armée de pauvres avec qui il est tenu de partager ce qu'il s'arroge". 

Ce qui peut surprendre, qu'un homme de science qui s'interdit toute échappatoire métaphysique, en atteigne fréquemment la sombre magnificence. Ayant renouvelé un sujet qui semblait épuisé, parce que les labyrinthes de l'hérédité et maints autres problèmes humains lui sont plus qu`à tout autre familiers, Jean Rostand n`a pas honte d'avouer : "Mes contradictions importent peu. je ne suis rien mieux qu'un philosophe. je suis un biologiste anxieux". A ce recueil, Rostand viendra adjoindre, en 1947, un second volume, "Nouvelles pensées d'un biologiste", et en 1959, le "Carnet d'un biologiste". 


Edgar Morin (1921), "Le Paradigme perdu: la nature humaine" (1973) 

Dès 1959, dans ses premiers grands travaux, le sociologue de la pensée complexe, Edgar Morin avait tenté de comprendre les grands mythes de notre époque (Les Stars, 1957, L'esprit du temps, 1975) et annoncé une crise gigantesque, crise de fond de l'individualisme bourgeois, crise de civilisation également. Dans son "Journal de Californie", il avait abordé, non sans compréhension, le mouvement issus des communautés hippies, un mouvement protéiforme, psychédélique, sexuel, mystique, portant en lui, quelque part,  les promesses d'un retour à une spontanéité que la société d'opulence risquait à tout moment d'escamoter. "Le Paradigme perdu" vient ensuite tirer les leçons, à la fois de cet immense mouvement de contestation qui secoue le monde depuis une décennie, et des progrès de la science. C'est en partant des enseignements de la biologie qu'un sociologue comme Edgar Morin retrace, à travers la sociogenèse des premiers hommes debout jusqu'aux néanderthaliens et aux hommes d'aujourd'hui, les étapes de notre aventure. Il s'agit pour lui, ici, d'en finir avec la vieille notion de l'être humain retranché de la nature parce qu'il l'aurait "vaincue" ...

 

"Ce qui doit mourir, c'est l'auto-idolátrie de l'homme, s'admirant dans l'image pompeuse de sa propre rationalité". - La logique du vivant dont parlait François Jacob permet à Edgar Morin de mettre en lumière l'existence, non d'une pseudo "matière vivante", mais de systèmes vivants, une organisation particulière de la matière physico-chimique. La source de la vie est déjà une société complexe, ce réseau qu'on appelle la cellule. La vie, par une série d'échanges de messages, s'auto-organise, se désorganise, se réorganise à un niveau plus complexe et plus élaboré. Le moteur du devenir des sociétés et des êtres humains est infiniment plus complexe que ce que croyait la sociologie conventionnelle appliquée à décrire un "moment de rupture" entre primates et homo sapiens, le devenir étant défini par la dialectique entre un projet culturel et les réactions de l'environnement. En fait...

 

" (...) il faut concevoir un jeu oscillatoire entre, d'une part, des demandes de complexité que le développement socio-culturel peut faire au cerveau et, d'autre part, une source cérébrale de complexité disposant de réserves non épuisées, voire non utilisées socio-culturellement et qui peut sans cesse s'enrichir, comme par avance, à partir de mutations heureuses. C'était déjà le cas pour le chimpanzé, dont les possibilités cérébrales dépassaient de beaucoup les besoins sociaux. C'est également le cas pour "homo sapiens", dont les plus hautes aptitudes sont loin d'avoir été non seulement épuisées, mais parfois même actualisées.."

 

Il s'agit de bâtir une anthropologie totale, qui affirmerait qu'il n'y a plus d' "archaïsme", ni d'opposition entre les faits d'histoire et ceux qui ne sont pas travaillés par elle, ni d'antinomie entre les différentes étapes du devenir de la vie. L'être humain n'est pas, n'est plus un demi-dieu solitaire qui se serait arraché à la nature : il est immergé en elle, au contraire, et fait partie d'une totalité. Le déploiement de l'hominisation est de plus en plus complexe, certes, mais ce qui était vrai aux sources de la vie le reste pour le citoyen urbanisé des mégalopoles artificielles du XXe siècle... L'épicentre du mouvement est le cerveau de l'être humain qui intègre et organise. Les idées comme les mythes ou les dieux produits par lui investissent la société, autant de "vérités polyphoniques de la complexité" qui ne s'opposent pas à lui selon le schéma classique, - nature foisonnante et désordonnée, d'une part, et cerveau humain structurant culturellement l'univers, d'autre part. En effet, les éléments régulateurs des sociétés ne sont pas véhiculés par le cerveau humain, ce sont les régulations externes, sociologiques, qui, déterminant le jeu social, rendent du même coup sa liberté à l'être humain. Le voici invité à se libérer, à rejoindre la nature dont, à vrai dire, il n'avait jamais vraiment quitté ...

 

"Nous admettons depuis Darwin que nous sommes fils de primates mais non que nous sommes nous-mêmes des primates... Nous sommes convaincus que, descendus de l'arbre généalogique où vivait notre ancêtre, nous nous sommes échappés à jamais pour nous construire, hors de la nature, le royaume indépendant de la culture." 

 

Edgar Morin va s'efforcer de penser l'être humain depuis ses origines jusqu'à son devenir contemporain. A la différence d'une anthropologie (étude de l'homme) ne voyant Homo sapiens que sous les traits d'un technicien raisonnable, il montre que l'originalité profonde de l'Homo sapiens est d'être un animal doué de déraison ...

 

"L'Homo sapiens est beaucoup plus porté à l'excès que ses prédécesseurs et son règne correspond à un débordement de l'onirisme, de l'éros, de l'affectivité, de la violence. [...]

Dès lors, surgit la face de l'homme cachée par le concept rassurant et émollient de sapiens. C'est un être d'une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, furieux, aimant, un être envahi par l'imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magies, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d'illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l'erreur, à l'errance, un être ubrique qui produit du désordre.

Et comme nous appelons folie la conjonction de l'illusion, de la démesure, de l'instabilité, de l'incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l'erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir l'homo sapiens comme homo demens ..."

(Edgar Morin, Le paradigme perdu, la nature humaine, Le Seuil)

 

Edgar Morin entreprend donc d'en finir avec l'héritage de Descartes, depuis que nous pensons contre-nature, "assurés que notre mission est de la dominer, la maîtriser, la conquérir. Quelle erreur! la maladie de l'homme contemporain, assoiffé de pureté, hanté par la pollution qu'il a provoquée, vient de ce divorce qu'il s'est imposé à lui-même, de cet acte à la lettre contre-nature sur lequel s'est construite notre "culture".

 

Edgar Morin va par la suite s'efforcer d'élaborer une réflexion unitaire sur la pensée scientifique de son temps, "La Méthode, 1, La nature de la nature", 1977: "Science avec conscience", 1982... Le problème de la connaissance de la nature se pose de manière nouvelle à notre époque : il faut respecter la complexité et la multidimensionnalité des choses. La notion d'un ordre complexe s'est substituée à celle d'un déterminisme clair et simple. 

De la simplicité du déterminisme à la complexité de l'ordre ...

Dans "Science avec conscience", tout comme dans "La Méthode", se retrouve la notion fondamentale d'une connaissance traduisant la complexité du réel par de nouveaux moyens. Ainsi le problème du déterminisme s'est transforme' en un siècle. Ce déterminisme, affirmation que tous les phénomènes naturels se produisent selon des lois, était, jusqu'au début du siècle, pensé comme rigoureux et absolu (cf. ). Un tel déterminisme semble, de nos jours, dépassé (cf les "relations d'incertitude" de Heisenberg, et Louis de Broglie) ...

"... N'oublions pas que le problème du déterminisme s'est transformé en un siècle. L'idée de déterminisme s'est corrélativement assouplie et enrichie. À l'idée de lois souveraines, anonymes, permanentes, guidant toutes choses dans la nature s'est substituée l'idée de lois d°interactions, c'est-à-dire dépendant des interactions entre corps physiques qui dépendent de ces lois. Ainsi, la gravitation ne commande pas aux corps matériels : elle commande les relations entre corps matériels, et, sans corps physiques, ou avant leur constitution, pas de lois gravitationnelles.

Plus encore : le problème du déterminisme est devenu celui de l'ordre de l'univers. L'ordre signifie qu'il n'y a pas que des "lois", mais des contraintes, invariances, constances, régularités dans notre univers. L'idée d'ordre est plus riche que l'idée de lois, et elle nous permet de comprendre que les contraintes, invariances, constances, régularités dépendent de conditions singulières ou variables. Ainsi, ce sont les conditions singulières de la genèse de notre univers qui ont déterminé des contraintes, lesquelles ont déterminé l'apparition, la sélection, la stabilité de certaines particules, ce à partir de quoi se sont constituées des règles ou lois d'interaction entre lesdites particules.

Ainsi, à la vision homogénéisante et anonyme de l'ancien déterminisme s'est substituée une vision diversifiante et évolutive des déterminations. L'ordre de l'univers s'autoproduit en même temps que s'autoproduit cet univers à partir des interactions physiques : ainsi, il ne pouvait y avoir d'interactions électromagnétiques, gravitationnelles, nucléaires avant l'apparition des particules. Mais dès lors, dans et par ces interactions, se constituent les déterminations organisationnelles propres aux structures de tels ou tels systèmes (noyaux, atomes, molécules, astres, organisations vivantes), c'est-à-dire qui n'existent pas hors de ces organisations.

Mieux encore : nous voyons que l'ordre biologique, c'est-à-dire les invariances, constances, règles, régularités propres aux phénomènes vivants, n'a pu se constituer qu'après une longue et marginale évolution physico-chimique, et dans des conditions d'existence temporaires, locales et précaires, qui sont celles de notre planète. Cet ordre, donc, n'est ni absolu, ni éternel, ni inconditionnel. Il est le produit d'une évolution particulière et déviante au sein d'une petite planète d'un soleil de banlieue, et, s'il y a vie dans une autre planète, elle y sera également particulière, marginale, provisoire..."

(Edgar Morin, Science avec conscience, Fayard).


Ilya Prigogine (1917-2003), Isabelle Stengers (1959), "La Nouvelle Alliance" (1979) 

Ilya Prigogine, né à Moscou, professeur à l'Université libre de Bruxelles, a reçu le prix Nobel de Chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique de non-équilibre, en particulier la théorie des structures dissipalives. Isabelle Stengers, jeune chimiste et philosophe des sciences, collaborait alors à l'équipe de Bruxelles....

Que la science du XXe siècle ait renouvelé nos connaissances, c'est désormais en ces années 1970 presque un lieu commun : il suffit de penser aux particules élémentaires, à l'astrophysique ou à la biologie moléculaire. On sait peut-être moins que cette science présente les signes d'un ébranlement qui altère jusqu'aux idées reçues touchant ce qu'il en est de l'ordre, de la nature et de la loi. 

La science classique avait fait de la nature un automate; l'ère industrielle avait équipé cet automate d'un moteur dont les ressources devaient s'épuiser tôt ou tard. La nature aujourd'hui, en cette fin de décennie, a reconquis sa puissance d'invention. Le temps pénètre tous les niveaux de la description et, avec lui, la pluralité foisonnante des phénomènes évolutifs et des processus d'auto-organisation.

La science classique s'est trouvée associée à un désenchantement du monde. C'est la leçon que Jacques Monod entendait tirer des progrès de la biologie : "L'ancienne alliance est rompue. L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard."

Notre science n'est plus ce savoir classique, et nous pouvons peut-être déchiffrer le récit d`une "nouvelle alliance". Loin de l'exclure du monde qu`elle décrit, la science retrouve comme un problème l'appartenance de l'être humain à ce monde. Les théories scientifiques ne peuvent plus supposer la possibilité d'un savoir omniscient ; nous lisons, jusque dans leurs principes, les traces d'une activité d'exploration au sein d'une nature en évolution.

Les métamorphoses de la science concourent à rétablir la communication entre ce qu'on a appelé les «deux cultures», scientifique et humaniste, à un moment où la science et l'avenir des hommes se trouvent étroitement liés. La science occidentale du XVlle siècle appartenait à un contexte culturel bien déterminé. Aujourd'hui, elle nous apporte des confins de l'Univers un message qui semble pouvoir s'intégrer dans un champ culturel plus vaste, un message plus respectueux d'autres interrogations et d'autres traditions. Le savoir scientifique se découvre aujourd'hui «écoute poétique» de la nature, processus naturel dans un monde ouvert....(Gallimard).

 

Dans la conclusion de "La Nouvelle Alliance", Prigogine et Stengers s'interrogent sur le monde  qu'a enfanté la science contemporaine, un monde né de la mort des ordres anciens, et que la science ouvre à une quasi "aventure" : quel peut être aujourd'hui le destin de l'être humain alors que tous les modèles de légitimité se sont évanouis ...

 

"... La métamorphose des sciences contemporaines n'est pas rupture. Nous croyons au contraire qu'elle nous mène å comprendre la signification et l'intelligence de savoirs et de pratiques anciens que la science moderne, axée sur le modèle d'une fabrication technique

automatisée, avait cru pouvoir négliger. Ainsi, Michel Serres a souvent évoqué le respect que nourrissent paysans et marins à l`égard du monde dont ils vivent. Ceux-là savent qu`on ne commande pas au temps et qu'on ne bouscule pas la croissance des vivants, ce processus de transformation autonome que les Grecs appelaient physis (cf. "La Traduction", 1974; "La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce", 1977, Editions de Minuit). 

En ce sens, notre science est enfin devenue une science physique puisqu'elle a enfin admis l'autonomie des choses, et "pas seulement des choses vivantes". Nous parlions, dans l`introduction, du "nouvel état de nature" que l'activité humaine contribue à faire exister. Comme le développement des plantes, le développement de cette nouvelle nature, peuplée de machines et de techniques, le développement des pratiques sociales et culturelles, la croissance des villes, sont de ces processus continus et autonomes, sur lesquels on peut certes intervenir pour les modifuer ou les organiser, mais dont on doit respecter le temps intrinsèque, sous peine d`échec. Le problème posé par l`interaction des populations humaines et des populations de machines n'a rien de commun avec le problème,  relativement simple et maîtrisable, de la construction de telle ou telle machine. Le monde technique, que la science classique a contribué à créer, a besoin, pour être compris, de concepts bien différents de ceux de cette science.

Au moment où nous découvrons la nature au sens de "physis", nous pouvons également commencer å comprendre la complexité des questions auxquelles se confrontent les sciences de la société. Au moment où nous apprenons le "respect" que la théorie physique

nous impose à l'égard de la nature, nous devons apprendre également à respecter les autres approches intellectuelles, que ce soient les approches traditionnelles, des marins et des paysans, ou les approches créées par les autres sciences. Nous devons apprendre, non plus à juger la population des savoirs, des pratiques, des cultures produites par les sociétés humaines, mais à les croiser, à établir entre eux des communications inédites qui nous mettent en mesure de faire face aux exigences sans précédent de notre époque.

Quel est ce monde à propos duquel nous avons réappris la nécessité du respect? 

Nous avons successivement évoqué la conception du monde classique et le monde en évolution du XIXe siècle. Dans les deux cas, il s'agissait de maîtrise, et du dualisme qui oppose le contrôleur et le contrôlé, le dominant et le dominé. Que la nature soit une horloge ou un moteur, ou bien encore qu`elle soit le chemin d`un progrès qui mène vers nous, elle constitue une réalité stable dont il est possible de s'assurer. 

Que dire de notre monde qui a nourri la métamorphose contemporaine de la science? C'est un monde que nous pouvons comprendre comme naturel dans le moment même où nous comprenons que nous en faisons partie, mais dont se sont évanouies, du coup, les anciennes certitudes: qu'il s`agisse de musique, de peinture, de littérature ou de mœurs, nul modèle ne peut plus prétendre à la légitimité, aucun n`est plus exclusif. Partout, nous voyons une expérimentation multiple, plus ou moins risquée, éphémère ou réussie.

CE MONDE QUI SEMBLE RENONCER A LA SECURITE DE NORMES STABLES ET PERMANENTES EST CERTES UN MONDE DANGEREUX ET INCERTAIN. Il ne peut nous inspirer nulle confiance aveugle mais bien peut-être le sentiment d`espoir mitigé que certains textes talmudiques ont, paraît-il, attribué au Dieu de la Genèse: "Vingt-six tentatives ont précédé la genèse actuelle, et toutes ont été vouées à l'échec. Le monde de l'homme est issu du sein chaotique de ces débris antérieurs, mais il ne possède lui-même aucun label de garantie: il est exposé, lui aussi, au risque de l'échec et du retour au néant. "Pourvu que celui-ci tienne" (Halway Shéyaamod), s'écrie Dieu en créant le monde, et ce souhait accompagne l'hístoire ultérieure du monde et de l'humanité, soulignant dès le début que cette histoire est  marquée du signe de l'insécurité radicale." (A. Neher, "Les cultures et le temps", 1977, Payot).

C'est ce climat culturel qui nourrit et amplifie la découverte d'objets insoupçonnés, quasars aux formidables énergies, trous noirs fascinants, la découverte aussi, sur terre, de la diversité des expériences que réalise la nature, la découverte théorique, enfin, des problèmes d'instabilités, de proliférations, de migrations, de structurations. Là où la science nous avait montré une stabilité immuable et pacifiée, nous comprenons que nulle organisation, nulle stabilité n`est, en tant que telle, garantie ou légitime, aucune ne s`impose en droit, toutes sont produits des circonstances et à la merci des circonstances.

Dès lors, JACQUES MONOD AVAIT RAISON, l'ancienne alliance animiste est bien morte, et avec elle toutes les autres qui nous présentaient comme sujets volontaires, conscients. doués de projets, clos dans une identité stable et des usages bien établis, citoyens au sein d'un monde fait pour nous. Il est bien mort, le monde finalisé, statique et harmonieux que la révolution copernicienne détruisit lorsqu'elle lança la Terre dans les espaces infinis. 

Mais notre monde n'est pas non plus celui de l' "alliance moderne". Ce n'est pas le monde silencieux et monotone, déserté par les anciens enchantements, le monde horloge sur lequel nous avions reçu juridiction. La nature n'est pas faite pour nous, et elle n'est pas livrée à notre volonté. Le temps est venu, comme Jacques Monod nous l'annonçait, d`assumer les risques de l`aventure des hommes, mais si nous pouvons le faire, c`est parce que tel est le mode, désormais, de notre participation au devenir culturel et naturel, telle est la leçon qu`énonce la nature lorsque nous l'écoutons. Le savoir scientifique, tiré des songes d`une révélation inspirée, c'est-à-dire surnaturelle, peut se découvrir aujourd'hui en même temps "écoute poétique" de la nature et processus naturel dans la nature, processus ouvert de production et d'invention, dans un monde ouvert, productif et inventif. Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nouées, longtemps méconnues, entre l'histoire des hommes, de leurs sociétés, de leurs savoirs et l'aventure exploratrice de la nature." (Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, "La Nouvelle Alliance", Gallimard, 1979)  ....