Kōbō Abe (1924-1993), "Kabe" (Les Murs, 1951), "Suna no onna" (La Femme de sable, 1962), "Tanin no kao" (La Face d'un autre, 1964), "Moetsukitu chizu" (Le Plan déchiqueté, 1967), "Hako otoko" (L'Homme-Boîte, 1973), "Mikkai" (Rendez-vous secret, 1977), "Hakobune sakuru maru" (L'Arche en toc, 1984) - Shimao Toshio (1917-1986),  "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, 1960-1977) - Haniya Yutaka (1910-1997), "Shirei" (Les Âmes mortes, 1946-1996) - ...

Last update :  12/12/2017 


Les années 1960 sont une décennie charnière pour le Japon qui, d'un pays en reconstruction devient une puissance industrielle et qui voit naître et se développer une société de consommation parmi les plus actives de la planète. La croissance est fulgurante, le Japon devient la 2e économie mondiale en 1968, derrière les États-Unis, son industrialisation est massive (automobile, électronique, construction navale). Le gouvernement japonais, en collaboration avec les keiretsu (conglomérats industriels), stimule l'exportation et l'innovation technologique. Des mégapoles comme Tokyo et Osaka se modernisent rapidement, avec des infrastructures modernes (métro, autoroutes). Beaucoup de Japonais quittent les campagnes pour travailler dans les usines des villes, entraînant une forte urbanisation et apparaît une nouvelle classe moyenne accédant à un niveau de vie confortable. Le système éducatif se renforce, les entreprises offrent souvent des emplois stables (système du shūshin koyō), mais on assiste aussi à des mouvements étudiants et ouvriers s'opposant au traité de sécurité nippo-américain (Anpo), ainsi qu'à la guerre du Vietnam. es réalisateurs comme Akira Kurosawa (Yojimbo, 1961) et Yasujirō Ozu gagnent une reconnaissance internationale, les manga et anime se popularisent (Osamu Tezuka, créateur d'Astro Boy), la musique Group Sounds (inspirée des Beatles) et les idols (chanteurs populaires) apparaissent, et les Jeux Olympiques de Tokyo de 1964), symbole de la renaissance japonaise, marquent l'entrée du Japon dans la modernité (inauguration du Shinkansen, le train à grande vitesse) ...

 Yukio Mishima (1925-1970), figure provocatrice et esthète, publie "Après le banquet" (1960) et "L'École de la chair" (1963). Son nationalisme romantique et son suicide spectaculaire (1970) en font un symbole des tensions du Japon moderne. Kenzaburō Ōe (né en 1935), auteur engagé, s'empare des thèmes de l'identité et de la marginalité ("Une affaire personnelle", 1964): prix Nobel de littérature en 1994, il incarne la voix critique de l'après-guerre. Kōbō Abe (1924-1993), écrivain avant-gardiste, publie "La Femme des sables" (1962), roman existentialiste adapté au cinéma par Hiroshi Teshigahara. Et Yasunari Kawabata (1899-1972), bien que son œuvre majeure soit antérieure, reçoit le prix Nobel de littérature en 1968, symbolisant l'élégance de la prose japonaise traditionnelle ("Pays de neige"). Et Nagisa Ōshima (1932-2013), cinéaste de la Nouvelle Vague japonaise (Nuberu Bagu), qui va bousculer les tabous avec "L'Empire des sens" (1976) donne dès 1960 ses premiers films socio-politiques tournés presque entièrement en plans séquence avec "Nuit et brouillard au Japon" (1960, Nihon no yoru to kiri)  ...

Le peintre Taro Okamoto (1911–1996) résume à lui seul l’esprit des années 1960, un Japon tiraillé entre destruction et renaissance, entre tradition et futurisme : "Le Mythe de demain" ("Asu no shinwa", 1967), fut commandé pour orner le hall du siège de la compagnie Méxique à Tokyo, un tableau monumental représente des corps déformés et des explosions, évoquant Hiroshima et la menace nucléaire, fusionnant influences surréalistes, motifs traditionnels japonais, couleurs vives et formes dynamiques. Perdu pendant des décennies, le tableau a été retrouvé en 2003 dans un entrepôt à Mexico, puis restauré et exposé à la gare de Shibuya (Tokyo)....


Toshio Shimao (1917-1986)

Natif de  Yokohama, Shimao Toshio connut une expérience singulière qui hanta douloureusement toute son oeuvre à venir, être dans l'obligation d'exister et d'attendre la mort après avoir accepté le sacrifice volontaire de sa vie : destiné en effet durant la Seconde Guerre mondiale à la mort, en octobre 1944, dans une escouade de kamikaze (Tokkōtai) basée sur les îles Amami - il était commandant d’un escadron naval avec pour mission de conduire des bateaux torpilles, chargés d’explosifs, à l’assaut des vaisseaux américains -, la capitulation mit fin à cette attente de dix mois, en août 1945. Une première partie de son oeuvre court au bout de cette attente de la mort projetée, roman de la guerre sans guerre passée sur l’île de Kakeromajima, avec "Shima no hate" (1946, A l'extrémité de l'île), "Yoru no nioi" (L'odeur de la nuit), "Shutsukotôki" (1949, Chronique du départ de l'île), "Shuppatsu wa tsui ni otozurezu" (1962, De Départ, il n'y en eut point). Une seconde période succède à celle-ci, dans une continuité tragique, la démence de sa femme, lorsque celle-ci découvre ses aventures extraconjugales : l’auteur va l'accompagner jusqu’au bout de son tragique destin, "Ware fukaki fuchi yori" (D’un précipice si profond, 1954), et surtout son autobiographie proche du shishōsetsu, "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, The Sting of Death, 1960-1977), dix-sept ans d'écriture d'une puissance insoutenable... 


 "Shi no toge" (L'aiguillon de la mort, The Sting of Death, 1960-1977)

Un roman largement autobiographique de Shimao Toshio, écrit entre 1960 et 1977, et qui puise dans l’expérience traumatique de l’auteur, dont la femme, Miho, a souffert de graves troubles psychiatriques (schizophrénie paranoïde) après la Seconde Guerre mondiale. C'est un récit de l’extrême, celui de l'amour conjugal et d'un couple ...

La révélation d'un adultère comme détonateur - Le narrateur, alter ego de l’auteur (Ōoka lui-même), est un intellectuel tokyoïte, écrivain et professeur de littérature. Il révèle à sa femme qu’il a eu une liaison avec une jeune femme plus jeune, une ancienne étudiante. Cet aveu, loin d’être simplement une crise conjugale, ouvre la boîte de Pandore. La femme, déjà fragile, est dévastée. Son obsession pour cette trahison va progressivement la mener à un état de jalousie pathologique.

La femme devient l’élément central du drame. Elle se met à persécuter son mari, lui imposant questions et interrogatoires incessants, humiliations publiques et privées, le forçant à répéter encore et encore les moindres détails de sa liaison. Chaque parole, chaque regard est disséqué. Elle écrit des lettres à ses proches, à ses enfants, à des collègues, pour dénoncer son mari. Leur vie quotidienne devient un supplice, un huis clos étouffant.

Le narrateur ne quitte pas femme mais ne cherche jamais pour autant à s’excuser ; il s’analyse comme un homme écrasé par le poids de sa faute, mais aussi par l’impossibilité d’être pardonné. Il endure, accepte, expie en fin de compte. Son regard introspectif est celui d’un homme déchiré entre sa culpabilité d’avoir trahi et l'impossibilité de se faire pardonner. Il continue à s’occuper de ses enfants, tente de préserver une normalité, mais se retrouve pris au piège d’un châtiment permanent. Son récit est clinique, lucide, mais aussi empreint d'une profonde douleur morale. Il oscille entre haine et compassion, entre fuite et responsabilité.

La tension atteint un sommet lorsque la femme tente de se suicider. Elle est internée dans un hôpital psychiatrique. Loin de soulager le narrateur, cet épisode l’enferme dans un sentiment d’échec et de honte. Il continue pourtant à lui rendre visite, à l’accompagner dans sa thérapie. Le récit prend alors un tour presque documentaire : Ōoka décrit les méthodes de traitement psychiatrique, les échanges avec les médecins, les troubles mentaux de sa femme.

La seconde moitié du récit va montrer une lente évolution : non pas une guérison miraculeuse, mais un apaisement. Le mari et la femme réapprennent à coexister, dans une forme d’humilité, de résignation. La femme finit par sortir de l’hôpital. Le couple vit ensemble à nouveau, dans une routine dépouillée, sobre, marquée par une acceptation mutuelle de leurs faiblesses. Il ne s’agit pas d’un retour à la passion ou à la joie, mais d’un lien qui, malgré tout, a survécu à la douleur.

"L’aiguillon de la mort" a été salué au Japon comme l’une des œuvres autobiographiques les plus intenses du XXe siècle. Son approche rigoureuse de la souffrance psychologique, la tension permanente entre douleur intime et exigence littéraire, a fait de ce texte une référence incontournable de la littérature japonaise post-guerre. Le roman a reçu le Prix Yomiuri en 1969, bien que l’écriture n’ait été achevée qu’en 1977. 

(Roman traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu, Éditions Philippe Picquier) 

"CHAPITRE 1 - Rupture

Ce soir-là, nous avons cessé de suspendre la moustiquaire. Les insectes avaient disparu, sans qu’on sache pourquoi. Il y avait trois jours que nous ne dormions pas, ma femme et moi. J’ignore si c’est une chose réellement possible. Peut-être nous étions-nous assoupis sans nous en rendre compte, en tout cas ma mémoire n’en a pas gardé trace. « En novembre, tu quitteras la maison, en décembre, tu te suicideras. » Ma femme avait l’étrange conviction que c’était le sort qui m’était réservé. « Il ne peut pas en être autrement », affirmait-elle. Cependant, le châtiment est tombé légèrement plus tôt, à la fin d’un jour d’été.

Ce jour-là, quand j’ai regagné la maison en début d’après-midi après avoir passé la nuit ailleurs, j’ai trouvé fermé à clé le portillon percé dans la haie de bambous, près de s’effondrer tant le bois était pourri. Le cœur battant, je me suis glissé furtivement par la porte en bois des voisins, les Kaneko, j’ai contourné le jardinet de ma propre maison pour tenter d’ouvrir la porte de l’entrée ainsi que celles, vitrées, du couloir, mais toutes résistaient. La fenêtre de la pièce de quatre tatamis et demi dont j’ai fait mon bureau est toute proche des simples piquets qui délimitent le jardin, et on voit tout de chez les Kaneko ou les Aoki. J’ai collé un œil aux carreaux et aperçu l’encrier renversé sur ma table. La gorge serrée, je suis passé du côté de la cuisine. Nos deux poules avaient pondu, mais je n’avais pas le cœur à récupérer les œufs. Derrière la maison, une petite usine s’élève de l’autre côté d’une venelle si étroite qu’il faut se mettre de biais pour s’y faufiler. La vibration des machines se répercutait dans mon corps tout entier, le crissement aigu du fer qu’on aiguise transperçait mes tympans tandis que je repérais un morceau de tuile à l’aide duquel j’ai brisé un carreau de la fenêtre de la cuisine. Je me faisais l’effet d’un malfaiteur et j’ai senti un tremblement me gagner depuis la plante des pieds. Dans l’évier, la vaisselle entassée… Ce que je redoutais avait fini par arriver ! À seulement l’imaginer, il m’a semblé que j’étais suspendu dans le vide, corps et esprit confondus. J’ai traversé la pièce de six tatamis qui fait suite aux deux autres en prolongement de l’entrée et je suis resté pétrifié devant le spectacle sanglant qui s’offrait à moi : la table, les tatamis, les murs, tout était éclaboussé d’encre rouge. Au milieu du désordre, mon journal intime, qu’on avait lancé avec brutalité. Je tremblais de tout mon corps et je crois que j’ai allumé une cigarette, machinalement. Ma femme qui avait eu l’intention d’emmener les enfants très loin était revenue, livide, après avoir vu dans un cinéma près de la gare la moitié d’un film, et il ne restait plus trace en elle de l’attitude suppliante qu’elle avait la veille encore pour implorer son époux de ne pas partir, lui qui ne pouvait pas rester trois jours sans découcher. Alors, elle m’a fait asseoir en face d’elle, et l’interminable interrogatoire a commencé, dont il ne m’était pas donné de savoir quand il prendrait fin.

« Je n’arrive pas à comprendre, comment expliquer… » Quand ma femme réitère sa scène de reproches, elle finit par revenir à la même question.

« Ton cœur balance de quel côté ? Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? Tu n’as plus besoin de moi, j’en suis sûre. Enfin, je n’ai pas raison ? C’est de cette façon que tu m’as traitée depuis dix ans, non ? Mais je ne le supporterai plus. Quoi que tu puisses dire, je suis à bout. Je n’ai pas cessé de prendre sur moi pendant dix ans, alors maintenant, j’explose, voilà. Mon corps ne tient plus. Regarde comme j’ai maigri, on dirait un squelette. Je ne suis plus en vie, figure-toi ! Moi, continuer à vivre ? Merci ! Mais rassure-toi, je n’ai pas l’intention de te causer du tort, ça non, à aucun prix ! Je suis capable de me débarrasser de moi-même sans prévenir personne. D’ailleurs, autant dire que c’est comme si j’avais passé ma vie à étudier la question ! Mais je vais te libérer. Tu pourras ensuite agir à ta guise et vivre avec cette femme ! » Puis, comme pour en finir :

« Tout de même, il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre, une seule : oui ou non, est-ce que tu m’as aimée ? Réponds franchement.

— Eh bien, mais oui, je t’aime. » Ma réponse tombe dans le vide.

« Mais alors, pourquoi agis-tu comme ça ? Si tu m’aimais vraiment, pourquoi aurais-tu une telle conduite ? Tu n’as pas besoin de me mentir, tu sais. Tu ne m’aimes plus, c’est tout. Seulement, si tu ne m’aimes pas, dis-le-moi au moins, s’il te plaît. Tu peux bien me détester si tu veux, tu es libre après tout. Je suis sûre que tu ne m’aimes plus. Allons, dis-moi la vérité, je t’en prie. D’ailleurs, ce n’est pas tout, il y a certainement des tas d’autres choses ! À propos, avec combien de femmes as-tu eu des relations ? Je te préviens que je ne fais pas de distinction ! Que tu te sois contenté de prendre un café ou d’aller au cinéma, pour moi c’est la même chose ! »

Je me retrouvais en train d’énumérer les circonstances, l’une après l’autre. La sensation d’envol que je ressentais dans ces moments, l’accumulation de mes intentions inavouables qui me semblaient à présent dégager une odeur fétide… Je laissais de côté certaines choses, faisant comme si je ne m’en souvenais pas. J’en racontais d’autres, étonné moi-même de mon comportement passé qui m’avait entraîné dans l’abîme.

« Je préfère te dire tout de suite que je ne reviendrai pas sur la décision que j’ai prise après avoir regardé ton journal intime. Il n’y a vraiment rien d’autre ? Tu me caches encore quelque chose, j’en suis sûre. Mais après tout, c’est sans importance. Je ne reviendrai pas sur ma décision. Ne cherche pas à me dissuader, s’il te plaît. Non, vraiment, toi, tu sais…

— Dis-moi, as-tu pour de bon l’intention de mourir, y tiens-tu absolument ? Sois gentille, dis-le-moi !

— Tu oses encore me dire tu ? Ne me confonds pas avec l’autre, s’il te plaît.

— Tu préfères que je dise ton nom ?

— Quelle audace ! Tu n’as pas honte ? Parce que tu t’imagines que tu as encore ce droit peut-être ? Tu es prié de me dire vous !

(....)

Kōhei Oguri, connu pour ses œuvres contemplatives et psychologiques, transposera à l'écran l’histoire déchirante de ce couple tourmenté par la folie, en conservant l’essence littéraire tout en y ajoutant une dimension visuelle poignante. Dans "Shi no toge" (1990), Yoshiko Mita livre une interprétation bouleversante de Miho, passant de la tendresse à la fureur avec une crédibilité déchirante, face à Kei Satō qui incarne parfaitement l’homme dévasté par la culpabilité, dans une retenue qui rend sa souffrance d’autant plus palpable. Palme d’Or à Cannes (1990), le film a été acclamé pour sa puissance dramatique et sa maîtrise artistique...


Yutaka Haniya (1910-1997)

Yutaka Haniya est une figure centrale de la littérature japonaise d'après-guerre, reconnu pour son œuvre monumentale"Shirei, Death Spirits ou Les Âmes mortes", à laquelle il a travaillé pendant un demi-siècle. Écrivain, penseur marxiste dissident, et critique politique, Haniya est l’un des intellectuels les plus originaux et radicaux du Japon du XXe siècle.

Haniya fut membre actif du Parti communiste japonais dans sa jeunesse. Dans les années 1930, il est emprisonné pour activité politique illégale. Durant son incarcération, il renie le communisme orthodoxe sous la torture — un événement marquant qui influencera toute son œuvre. Après sa libération, il devient l’un des plus virulents critiques du totalitarisme stalinien au Japon. En 1946, il fonde la revue "Kindai Bungaku" (Littérature moderne), dans laquelle il publiera les premiers chapitres de Shirei. Haniya s’est éloigné du réalisme socialiste pour développer une forme de fiction philosophique expérimentale, hermétique, dense, dialectique, plus proche d’un système de pensée que d’une narration traditionnelle. 

"Shirei" (Les Âmes mortes, Death Spirits, 1946-1996)

Immédiatement après la guerre, Haniya Yutaka publie les premiers chapitres de son immense roman, Âmes mortes, "événements de cinq jours" qui s'ouvrent sur une perspective apocalyptique. Interrompu par la maladie en 1950, ce roman, devenu légendaire, sera repris en 1975  et restera inachevé à sa mort. Considéré comme l’un des plus grands romans japonais du XXe siècle, c'est une oeuvre respecté dans les cercles littéraires japonais, bien qu’encore peu traduit en langues occidentales.

Le roman est divisé en neuf chapitres, chacun abordant des thèmes philosophiques tels que l'existence, la subjectivité, la mort et la vérité. Le protagoniste, Miwa Yoshi, est un intellectuel confronté à des dilemmes existentiels et politiques après avoir quitté un parti communiste. Ce qu'on peut en dire ...

1. "La Naissance du Mal"

Introduit le protagoniste, K, un intellectuel tourmenté par des visions de morts et de culpabilité. La persécution politique (référence aux purges staliniennes et à l’oppression japonaise). Monologue intérieur hallucinatoire, inspiré de Dostoïevski.

2. "Le Tribunal des Morts"

K est jugé par des esprits de révolutionnaires exécutés (allusion aux camarades trahis).

Métaphore : La justice historique et la culpabilité collective. Influence du bouddhisme (jugement karmique).

3. "La Chambre de la Folie"

K explore un asile psychiatrique où les patients incarnent des idéologies politiques déchues.

L’échec du marxisme et la folie comme vérité ultime. Comparaisons avec L’Idiot de Dostoïevski.

4. "Le Carnet Noir"

Découverte d’un journal détaillant des meurtres philosophiques (des intellectuels liquidés par K). Mélange de notes, de poèmes et de manifestes politiques.  L’écriture comme acte de repentance.

5. "Le Double"

Apparition d'un sosie de K, symbolisant sa conscience scindée. Dialogue entre le "Moi révolutionnaire" et le "Moi nihiliste". Théâtre philosophique (influence de Kierkegaard).

6. "La Cérémonie du Néant"

Rituel où K tente d’annihiler sa propre existence. Thème : Le suicide comme solution métaphysique. Références au bouddhisme Zen et à Sartre.

7. "Les Archives du Silence"

K consulte des archives d’un État totalitaire fictif (allusion à l’URSS et au Japon impérial).

Procédé : Faux documents historiques pour critiquer le révisionnisme.

8. "La Ville Morte"

Voyage dans une cité peuplée de spectres (inspiré des bombardements de Tokyo).

La mémoire traumatique et l’impossibilité du deuil.

9. L'Éternel Retour" (dernier chapitre publié)

Boucle narrative : K revit ses crimes dans un cycle sans fin. Conclusion ouverte : L’histoire comme prison mentale.

Explorer la culpabilité absolue (politique, métaphysique) à travers une prose expérimentale. 


Kōbō Abe (1924-1993)

"Notre monde a décidé que les gens doivent avoir des résidences précises et que les fuyards doivent être ramenés chez eux la corde au cou. Mais jusqu'à quel point cette conception de l`existence est-elle valable?"  Fils aîné d'un professeur de médecine à l'université de Moukden, né à Tōkyō, Abe Kōbō passe toutefois en Mandchourie ses années d'enfance et d'adolescence jusqu'en 1943, et cette distance d'avec le Japon et sa culture se retrouve dans le sentiment d'étrangeté ou d'exclusion qui caractérisent ses personnages : c'est après 1945 que disparaissent ses paysages d'enfance et qu'il retrouve un Japon défait et inconnu. Il abandonne en 1948 les études de médecine entreprises à l'université de Tōkyō et, dans une misère noire, se consacre à la littérature avec pour modèles Rilke et Edgar Poe, Kafka, l'existentialisme et le surréalisme. En 1951, Kōbō Abe publie un recueil de nouvelles, "Kabe" (Le Mur), ici un homme perd son nom, un autre n'a pas de maison où entrer et frappe à une porte au hasard, recueil qui lui ouvre la notoriété, la même année il s'inscrit au Parti communiste, est invité à Prague par l'Union des écrivains tchèques en 1956, et connaît une consécration internationale à partir de 1962 grâce à "Suna no onna" (La Femme des sables) et le film du même nom, dont il écrit le scénario, est primé en 1964 au festival de Cannes. Nous suivons ici les heurs et malheurs d'un homme, qui, parti à la recherche d'un insecte des sables, échoue dans un petit village perdu au fond des dunes et tombe sous l'emprise d'un étrange cauchemar. 

À la même époque, il est exclu du Parti communiste pour déviation trotskiste. Dans ses romans, policier, psychologique ou de science-fiction, le personnage principal est le plus souvent emporté par un processus qui le coupe du monde, devrait le réduire à néant, mais survient parfois une présence, un événement qui semble ménager une ouverture dans l'existence  : "Tanin no kao" (La Face d'un autre, The Face of Another, 1967), un mari se fabrique un masque pour redevenir un inconnu et séduire sa femme, "Moetsukita chizu" (Le Plan déchiqueté, 1967), où le détective, renonçant à pourchasser son gibier, finit par se trouver lui-même, "Hako-otoko" (L'Homme-boîte, The Box Man, 1973), un homme vit caché de ses semblables grâce a la boîte en carton qu”il porte sur la tête, "Kangaru noto" (Cahier Kangourou, Kangaroo Notebook, 1991), dans lequel un homme se réveille un matin, les mollets recouverts d'une espèce de légume qui ressemble à de la luzerne, "Mikkai" (Rendez-vous secret, 1977) qui voit une femme disparaître, emmenée à l'aube en ambulance, "Hakobune Sakuramaru" (L'Arche en toc), 

Dans ce monde où l'être humain semble vivre dans l'angoisse constante d'être regardé ou de regarder, où les personnages sont toujours en fuite, ou en passe de l'être, il existe toujours un moment où, bousculant je-ne-sais-quoi, ils donnent un signe de vie et montrent qu'après tout il faut s'accrocher à ce bout de monde, fut-il absurde : "Dans le secret de notre cœur, nous désirons que tout soit sale dans l'existence, mais nous nous arrangeons toujours pour récupérer le respect de nous-mêmes et pour découvrir une lumière et une espérance dans notre vie..."

 

"Suna no onna" (La Femme des sables, The Woman in the Dunes, 1962)

C'est le roman le plus connu de Kôbô Abé. Le roman s’ouvre sur un ton énigmatique qui fait part au lecteur, d'emblée,  qu'un homme a disparu : "En plein mois d’août, un beau jour, il advint qu’un homme s’évanouit sans laisser de traces. À la faveur d’un congé, il avait pris le train pour passer au bord de la mer une seule demi-journée ; et c’était la dernière certitude que l’on eût à son sujet : après, rien, nulle nouvelle. Avis de recherche, petites annonces dans les journaux, tout fut vain, tout s’éteignit."

 

".. Ce n’est pas, bien sûr, que la disparition d’un être humain soit chose tellement extraordinaire. Les statistiques mêmes témoignent que, pour une seule année, c’est par centaines qu’affluent, paraît-il, les déclarations de disparition.

Du moins peut-on s’étonner de la si faible proportion des cas où sont retrouvés les disparus. Encore, quand le crime ou l’accident se révèle finalement en cause, peut-on tabler sur des données précises à valeur de preuves : il n’est enlèvement, rapt, entre autres exemples, où, chez ceux qui s’y trouvent impliqués, le mobile, en quelque manière, n’arrive à clairement apparaître. Mais, lorsque l’affaire ne relève d’aucun de ces cas affirmés, alors, les indices qui en donnent la clé sont, en fin de compte, terriblement difficiles à saisir. Ainsi en va-t-il de ce qu’on pourrait appeler les disparitions pures, fugues caractérisées incluses : et, en fait, c’est bien à la fugue que se ramène le plus souvent ce dernier genre d’« affaires » policières.

Or tel apparaissait, précisément, le cas de notre homme disparu : aucun indice, et rien là d’exceptionnel. La direction prise ? On avait pu, à peu de chose près, la déterminer : mais aucun rapport ne relatait qu’on eût dans ce secteur découvert le cadavre d’un homme décédé de mort violente. Les occupations professionnelles du disparu ? Leur nature même interdisait de penser qu’un quelconque secret, cause possible d’enlèvement, pût exister en cette affaire. Tels propos ou comportement particuliers, du genre de ceux qui, d’ordinaire, laissent prévoir la fugue ? Pas le moindre, les témoignages concordaient.

Supposition la plus naturelle, tout un chacun, dès l’abord, s’était plu à imaginer qu’il ne pouvait pas ne pas s’agir d’un amour secret liant deux êtres. Mais (bien qu’il vécût seul dans une chambre de pension) l’homme était marié ; et interrogée, sa femme déclara que le voyage n’avait d’autre but que de rechercher des spécimens d’insectes : si bien que le policier chargé de l’enquête, lui et ses collègues du commissariat, restèrent sur le vague sentiment que les choses leur échappaient quelque peu. Au vrai, n’était-il pas assez clair qu’un flacon de cyanure à tuer les insectes, avec le filet servant à leur capture, eussent servi à masquer une escapade d’amour, feinte un peu trop forcée : mieux eût valu, à tout prendre, un simple manteau de paille (sous lesquels les amoureux, si volontiers, dissimulent leur silhouette). Mais il y avait plus probant. Un homme portant, croisés en bandoulière, d’un côté une boîte en bois rappelant une boîte à couleurs, et de l’autre un bidon d’eau potable – un voyageur qu’on eût, à première vue, pris pour une sorte d’alpiniste – était descendu à la gare de S… Un employé de la gare s’en souvenait et en témoigna : et personne, absolument personne, n’accompagnait cet homme. Recoupée, la déposition fut reconnue exacte ; et, du coup, l’hypothèse d’une fugue amoureuse abandonnée comme trop peu solidement fondée.

Restait le suicide par dégoût de vivre, et cette thèse, elle non plus, ne manqua point de se faire jour. Elle était soutenue par un esprit fort féru de psychanalyse, en fait l’un des collègues de l’homme disparu :

« Voyons, raisonnait-il : qu’une personne à part entière, un adulte, se fût pris de passion pour quelque chose d’aussi futilement vain que de collectionner des insectes… allons, d’en être arrivé là, cela n’était-il point signe, preuve de déficience mentale ? Fût-ce chez les enfants, des cas n’avaient-ils pas été recensés où ces petits êtres montraient une extraordinaire prédilection à collectionner des insectes… affligés qu’ils sont, pour la plupart, du complexe d’Œdipe ? Et n’était-ce point là, précisément, ce qu’on appelait compensation du désir ? En effet, pour n’avoir plus à redouter de les voir s’enfuir, l’enfant était communément et fréquemment enclin à transpercer d’épingles le corps des insectes : la chose était bien connue. Que dire, dès lors, à plus forte raison, de l’individu qui, devenu adulte, n’avait pas cessé son jeu d’enfant, sinon que – le comportement n’autorisait aucun doute – le mal, avec l’âge, était allé s’aggravant ? Ainsi s’expliquait la perversité de tant de collectionneurs d’insectes : ils nourrissaient un débordant appétit de possession ; ils étaient, à l’extrême, exclusivistes, kleptomanes, voire, souvent, pédérastes ; et qu’on ne prétendît point que le hasard y fût pour quelque chose ! De là, évidemment, au suicide par dégoût… un pas, un seul ! Le vrai, n’était-ce point, tout simplement, que, de ces collectionneurs maniaques, beaucoup étaient moins fascinés par la collection elle-même que par le cyanure de leurs flacons ?… Au point que, dans certains cas, à s’en remettre aux observations, ils deviendraient impuissants à laver leur esprit de cette obsession. Et puis, surtout… cet homme nous avait-il une seule fois, une seule, à nous autres, ses amis, confié ce qui se passait en lui ? Et là même, pour en finir, ne pouvait-on saisir la preuve éclatante qu’il avait – mais oui, bien sûr ! – parfaite conscience de la nocivité de ses instincts ?… »

Ainsi dissertait le collègue du disparu.

Beaucoup d’efforts, à l’évidence, et de fort beaux raisonnements pour percer jusqu’au vrai. Encore y manquait-il au moins une chose : le cadavre qu’on ne découvrit point. Si bien que l’énigme tourna court.

Et c’est ainsi que, nul n’ayant compris le véritable enchaînement des faits, les choses restant en l’état et sept années ayant passé, par application de l’article 30 du code civil, le décès fut en fin de compte enregistré."

 

 La police clôt l'enquête après 7 ans, le déclarant "présumé mort". Une note marginale révèle qu'on aurait retrouvé sa montre dans un village côtier. Une entrée bureaucratique, froide et détachée, qui contraste nettement avec le drame qui va suivre.

Au chapitre suivant, nous revenons en arrière, au moment où la disparition n'a pas encore été consommée ...

Un homme, Niki Jumpei, un enseignant et entomologiste amateur, part seul dans une région côtière reculée du Japon. Il est fasciné par les insectes rares et espère découvrir une nouvelle espèce. Le décor est un paysage aride de dunes mouvantes, où le sable semble envahir tout et avaler les maisons et les gens. Jumpei est rapidement décrit comme rationnel, individualiste et typiquement urbain, mais aussi un homme qui fuit sa vie étriquée, un possible adultère avec une collègue, et cherche "un sens" dans l'observation des insectes.

N’ayant pas pu rentrer avant la tombée de la nuit, il est accueilli par des villageois qui lui proposent de passer la nuit dans une maison au fond d’un puits de sable. La maison, rudimentaire, est habitée par une jeune veuve solitaire. La mission quotidienne de celle-ci consiste à évacuer le sable qui menace d’ensevelir la maison : avec des seaux et une pelle, elle remonte le sable que les villageois récupèrent en échange de maigres provisions (eau, nourriture, huile). Et plus elle creuse, plus le sable s’infiltre, rendant son travail éternellement inutile. Elle survit en fabricant  de "l’eau des sables"  (filtrant l’humidité du sable pour obtenir de l’eau potable), une technique de survie enseignée par les villageois, et entretient une lampe à huile, seule source de lumière dans la fosse. Son travail semble profiter à la communauté et,b ien que victime elle-même, elle participe à la logique du piège en empêchant Niki de fuir (volontairement ou par résignation). Elle offrira son corps à Niki, moins par désir que pour le retenir et éviter la solitude. Elle incarne l’acceptation de l’absurde, contrairement à Niki qui se révolte, mais aussi la a condition féminine dans la société japonaise années 1960...

Le lendemain, lorsque Niki tente de repartir, il découvre qu’il est prisonnier : l’échelle a disparu. C’est le début d’un cauchemar kafkaïen : Jumpei est piégé dans une fosse de sable dont il ne peut sortir, et où il doit, avec la femme, pelletée après pelletée, lutter contre le sable qui menace d’engloutir leur abri.

Il apprend que les villageois ont mis en place ce système absurde qui permet aux habitants de recevoir nourriture et eau en échange de leur travail d’excavation nocturne du sable. Celui-ci est ensuite vendu à des compagnies de construction. Jumpei, homme éduqué et rationnel, refuse de collaborer au départ, réclamant son droit de partir. 

Mais sa résistance est sans effet, la liberté est une illusion, et la soumission, une nécessité pour la survie. La relation entre Jumpei et la femme est ambivalente. Elle est docile, résignée, ancrée dans le rythme du labeur absurde. Elle accepte sa condition et ne comprend pas son désir d’évasion. Le roman joue sur l’érotisme, la violence et la complicité : leur relation évolue d’un viol implicite à une forme de tendresse animale et silencieuse. La femme est à la fois gardienne, victime et complice du système. Son attitude révèle un profond fatalisme, typiquement associé à certaines lectures de la condition féminine dans le Japon d’après-guerre.

Jumpei tente de s’évader à plusieurs reprises. Il essaie de fabriquer une corde, d’envoyer un message, mais tous ses efforts échouent. Le temps passe, et son esprit change. Lorsque la femme tombe enceinte, cette grossesse va joue son rôle clé dans l'évolution psychologique de l'homme et dans le dénouement du roman ...

 

"... Non, à la vérité, que le temps coure à la vitesse d’un cheval au galop, ça, on ne peut pas le dire. Ni davantage qu’il se traîne avec plus de lenteur encore qu’une charrette à bras. Le temps va son rythme à lui. Pourtant, presque au fil du regard, l’air du matin s’était chargé d’une authentique chaleur de saison. Et voici que l’homme sentait cuire le globe de ses yeux, avec sa cervelle, brûler ses tripes, s’embraser ses poumons.

L’humidité que le sable avait absorbée au long de la nuit, le sable la restituait à l’air, la vomissait en vapeur… ce sable qui, à force de réfléchir la lumière, étincelait comme de l’asphalte mouillé, et qui pourtant, à considérer sa nature élémentaire, est chose plus sèche encore que la farine que l’on fait griller dans un poêlon de terre cuite, chose parfaitement une et pure, chose d’un huitième de millimètre : cela, et rien d’autre !…

Alors vint la toute première avalanche de sable. Rien, bien sûr, dans ce bruit à quoi la routine quotidienne n’eût déjà habitué l’homme, mais cependant, comme par réflexe, son regard croisa celui de la femme :

« Oui, disait son regard à lui, tout un jour déjà que nous sommes restés sans enlever le sable : il fallait bien s’attendre à ce que cette carence ne fut pas sans suites… Quelles suites au juste ? Oh, rien de bien grave, sans doute… mais, tout de même, je ne suis pas tranquille ! »

La femme, muette, détourna les yeux :

« Toi, ma bonne femme, je vois bien ce que tu penses ! Tu te dis : Inquiète-toi, mon ami, inquiète-toi tout seul à ton aise ! Et tu boudes ! Eh bien, continue ! Si tu crois que je vais, moi, te pousser à bout en te posant des questions, tu te trompes !… Et l’avalanche ? Bah, ce n’est plus qu’un fil, un rien ! »

Juste comme il se disait cela, le fil grossit, s’étendit, devint ceinture, et le bruit se répéta à intervalles irréguliers, mais, tout aussitôt, sans autre accident, s’éteignit :

« Tu vois bien, mon vieux, rien décidément qui paraisse mériter que tu te fasses de la bile ! »

Il avait à peine poussé un soupir de soulagement qu’il sentit le sang affluer à son visage en feu. Dans le même temps se représenta à sa conscience l’image même qu’il s’était jusque-là efforcé d’en chasser : celle de la bouteille d’alcool qu’on lui avait jetée. Comme une lumière qui eût flotté dans des ténèbres, l’image se mit à lui tirer tous les nerfs, à les faire converger sur elle… Oui, n’importe quoi, pourvu qu’il humectât sa gorge. À rester comme il était, ç’allait être, au profond de lui, son sang même qui disparaîtrait !… Non qu’il ne se rendît parfaitement compte qu’il lui suffirait de toucher à l’alcool pour semer de sa main les graines d’une pire souffrance et que, très vite, il aurait à s’en repentir : mais il ne put résister.

Il arracha le bouchon de la bouteille, emboucha le goulot comme une trompette, et but. Sa langue le défendit à la manière d’un fidèle chien de garde : surprise de cette soudaine irruption, elle s’agita, se mit en révolte. Lui, s’étrangla, fut pris de hoquets : autant avoir versé de l’eau oxygénée sur une plaie à vif. Il n’en but pas moins une deuxième gorgée, puis, la tentation étant trop forte, une troisième. Extraordinaire, terrible alcool de fête, en vérité !

Pendant qu’il y était, il invita la femme à boire avec lui. Elle refusa farouchement : c’eût été du poison que ses gestes de refus n’eussent pas été plus marqués.

Comme il était à prévoir, l’alcool ne lui fut pas plus tôt tombé dans l’estomac qu’à la manière d’une balle de ping-pong il lui rebondit jusque dans les oreilles, et, là, se mit à bourdonner comme un essaim d’abeilles. Sa peau se raidissait comme de la couenne. Il se retint de crier :

« Mon sang se corrompt, mon sang se meurt ! »

Mais, à la femme :

— Alors, et toi ? Tu ne peux rien faire pour nous ? Tu souffres, toi aussi, non ? Tout de même, je t’ai enlevé tes liens : alors, à toi d’agir !

— Bien sûr, mais… si ceux du village ne veulent pas nous en apporter, de l’eau !…

— Eh bien, décide-les, ils en apporteront !

— Ben… si seulement nous nous remettions au travail…

— Tu veux rire, non ? D’où cette racaille pourrait-elle tenir le droit d’imposer un si absurde marché ?… Eh bien, explique-moi ça, pour voir ! Tu te tais, hein ? C’est tout ce que tu peux faire : car un tel droit, nulle part ça n’existe.

La femme baissa les yeux, tint la bouche close :

« Qu’a-t-elle dans le crâne ? » se dit-il.

Par le haut de la porte, il jeta un rapide coup d’œil. La couleur du ciel avait depuis longtemps changé, passant du bleu profond de la nuit à cet éclat nacré que revêt le dessous des coquillages marins… Et l’homme se reprit à ruminer :

« Enfin, poussons aussi loin que possible. Admettons que ce machin-là qu’on nomme devoir, obligation, eh bien, ce soit vraiment le passeport ouvrant toutes les relations entre les hommes… Alors, quoi ? C’est d’une clique de cet acabit que je devrais, moi, recevoir mon visa ?… Ce serait ça, la vie humaine ? Des bouts épars d’un papier déchiré ? Jamais ! La vie est un agenda bien relié : la toute première page y commande toutes les autres, et il n’y a qu’une seule première page pour tout l’agenda. Quand des pages ne font pas suite aux pages précédentes, quand il y a brisure, alors nulle nécessité, vraiment, d’en tenir compte, de s’imposer des obligations privées de sens !… Un autre que toi va mourir de faim ? Mais as-tu donc le loisir, toi, de lui donner, un par un, tous les soins qu’il lui faudrait ! Toi-même, bougre d’animal, tu veux de l’eau. Mais pour cette seule raison que tu crèves de soif, vas-tu te croire obligé de commencer par suivre tous les enterrements qui se déroulent à la ronde ! Il te faudrait, à toi tout seul, être deux, dix, vingt. Et ça ne suffirait pas encore !… »

(...)

Au fil du roman, l’homme a donc changé profondément : d’un intellectuel entomologiste venu collecter des insectes, il est devenu un être humain engagé dans une tâche absurde mais signifiante — enlever le sable, jour après jour...

Il s’humanise, développe une relation avec la femme, comprend les mécanismes du monde clos dans lequel il vit. Pour les villageois,  l’homme n’a plus besoin d’être gardé de force, il est devenu "l’un des leurs", intégré dans leur système. Il n’est plus un étranger à contrôler, mais un être transformé, dompté peut-être, ou volontairement solidaire. Ils vont donc laisser apparemment l’échelle à disposition de l’homme, ce qui constitue un changement majeur par rapport au début du roman, où il était clairement captif. Mais la présence de l’échelle ne signifie pas nécessairement la liberté. Même si elle est là, le protagoniste ne la prend pas. Il est libre, techniquement, mais il choisit de rester. Une première interprétation serait d'évoquer la thèse existentialiste selon laquelle la liberté véritable est inséparable de la responsabilité et de l’acceptation d’une situation. Une autre interprétation suggèrerait que les villageois décident de relâcher leur surveillance parce qu’ils ont compris qu’il ne fuirait pas. Ce serait alors une stratégie de contrôle plus subtile : ne plus contraindre ouvertement, parce que le contrôle est devenu intériorisé. Au final, il se refuse donc à partir, le héros a appris à aimer sa prison, ou du moins à y vivre pleinement, sans se plaindre....

 

" ... Vers la fin de ce même mois de mars, la femme tomba enceinte. Deux mois passèrent encore. Il y eut, durant trois jours, de grands oiseaux blancs qui traversaient d’ouest en est. Le quatrième jour, la femme eut, tout d’un coup, tout le bas du corps rouge de sang, et se mit à se plaindre de douleurs aiguës. Un homme du village passait pour être parent d’un vétérinaire. Cet homme vint, son diagnostic fut qu’il devait s’agir d’une grossesse extra-utérine. Il fut décidé que la femme serait conduite en triporteur à l’hôpital de la ville voisine. En attendant l’arrivée de ceux qui allaient venir la prendre, l’homme se tint tout près d’elle, lui abandonnant une de ses mains, et, de la main restée libre, lui caressant sans arrêt les reins pour l’encourager.

Enfin, le tripoteur arriva, s’arrêta juste au bord de la falaise. C’était, depuis six mois, la première fois qu’on descendait l’échelle. On roula la femme dans sa grosse couverture. Elle paraissait enveloppée comme un ver à soie l’est dans son cocon. On la hissa. Elle allait partir. Aussi longtemps que ses regards purent ne pas le perdre, elle posa sur lui des yeux qui voyaient à peine, tout aveuglés de larmes et de chassie. On eût dit qu’elle l’appelait. Lui, pour faire semblant de ne pas la voir, détournait les yeux.

On avait emmené la femme, on avait laissé l’échelle. Il étendit le bras avec crainte, la toucha doucement du bout des doigts : non, elle ne s’effaçait point. Il y grimpa sans hâte. Le ciel était jaune sale. Lui se sentait les membres las et lourds : il lui semblait qu’il venait juste de sortir d’une eau où il fût resté longtemps… Oui, c’était cela, l’échelle qu’il avait attendue…

Le souffle du vent lui frappait la bouche, comme pour en arracher son souffle à lui. Il fit le tour du trou, monta jusqu’à l’endroit d’où l’on voyait la mer : comme le ciel, la mer était jaune et trouble. Il voulut respirer à pleins poumons : le vent n’était que rugosité ; il lui raclait la gorge, n’y laissant qu’un goût décevant. Il se retourna. Là-bas, tout au bout du village, une fumée de sable s’élevait :

« La poussière, bien sûr, que soulève le triporteur qui l’emmène ! Tout de même, avant qu’elle me quitte, j’aurais mieux fait de lui dire ce que c’était que ce piège à corbeaux !… »

Au fond du trou, quelque chose bougea. Il se pencha : c’était son ombre à lui. Et juste sous son ombre, son réservoir d’eau :

« Mais… ce barreau du cadre ! Défait ?… En emportant la femme, ils ont dû, par mégarde, poser le pied là-dessus ! »

Vite, il redescendit pour réparer le cadre en bois. Le niveau de l’eau était bien celui que ses calculs avaient prévu, affleurant la quatrième division du réservoir :

« Allons, pas trop de dégât, semble-t-il ! »

Dans la maison, la radio chantait à voix sèche. Il eut envie de pleurer, se contint à grand-peine. Il plongea les mains dans l’eau du seau, près de l’évier. L’eau lui coupait la peau comme un couteau, tant elle était glacée. Mais il restait là, accroupi, sans ébaucher le moindre mouvement.

Et il se dit :

« Me précipiter, m’enfuir sur l’heure ? Quel besoin ? À présent, tiens mon aller et retour. Destination et lieu de retour y sont laissés en blanc, à ma seule discrétion. Et puis, à regarder en moi, ce que je vois, c’est le désir que j’ai de parler à d’autres de mon réservoir d’eau… Ça m’emplit le cœur à le faire éclater.

« Et tant qu’à parler, qui pourrait m’écouter avec plus d’attention que les gens de ce village ? Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain, peut-être : mais, tôt ou tard, je finirai bien par trouver à qui me confier à cœur ouvert !…

« Et mon plan d’évasion ? J’y repenserai… Mais plus tard, après que je leur aurai parlé. J’ai le temps. J’ai tout le temps… »

 

L'adaptation cinématographique du roman de Kôbô Abe, "Woman in the Dunes", par Hiroshi Teshigahara, remporta le prix spécial du jury à Cannes (1964). Le film donne corps au sable, qui devient un personnage à part entière. La texture, la lourdeur, le glissement, la menace constante du sable sont amplifiés par le travail du cadre et du son. Ce que le roman suggère mentalement, le film le rend presque physique, organique. Eiji Okada (l’homme)

acteur connu pour "Hiroshima mon amour" (Alain Resnais, 1959), il joue ici avec une rare intensité physique et expressive, dans un rôle quasi muet. Il réussit à exprimer la peur, le refus, la résignation, puis une forme d’apaisement, uniquement par le corps, les gestes, les regards. Kyōko Kishida (la femme), comédienne de théâtre, incarne un personnage complexe, à la fois soumise, sensuelle, silencieuse, mais terriblement présente. Son jeu subtil a été salué pour l'ambiguïté qu'elle installe entre la compassion et la complicité avec le système qui l'emprisonne. Le jury de Cannes en 1964, présidé par Fritz Lang, a sans doute été sensible à la dimension kafkaïenne et camusienne du film ...


"Moetsukita chizu" (Le Plan déchiqueté, The ruined map, 1967)

Un homme qui jusqu'alors menait une vie sans histoire, sans imagination, s'évanouit dans la nature. Un détective, largué par sa femme et qui se définit comme un roquet syphilitique, est chargé de le retrouver. Les personnages laissés en rade par le disparu sont : une femme enfant qui parle toute seule, sirote de la bière et sombre doucement dans l'alcoolisme, son frère, maître chanteur, chef d'une organisation mafieuse, en fait un réseau de prostitués, enfin un jeune employé qui a des tendances suicidaires et un goût prononcé pour les photos pornographiques. Le décor est une ville labyrinthe, un parking, un café et un appartement aux rideaux jaune citron. Les indices : une boite d'allumettes, un journal, un numéro de téléphone et la photo du disparu. l'intrigue policière n`est qu`un prétexte dont se sert Kôbô Abé pour nous conduire aux confins de la vie et nous permettre de visiter la galerie des "délaissés élus", parmi lesquels il faut compter les vagabonds, les disparus, mais aussi les femmes et les détectives. Ces inadaptés cherchent à échapper aux "fichiers de l`existence". lls dérèglent la vie, larguent les amarres, rompent la monotonie de la répétition. Ils nous introduisent dans le contre-monde.  En fait, Le Plan déchiqueté relate l'histoire d'une étrange métamorphose: ou comment un chasseur devient sa proie. Insensiblement l'identité, le moi, la personnalité se confondent avec un «autre» mystérieux. Phénomène de mimétisme et de dissolution de soi...

"..Ma main s'arrêta d'écrire et je fermai les yeux, en proie à une insoutenable sensation de faiblesse. Mes yeux n'étaient pas seuls en cause. J'aurais voulu mettre en sommeil mes nerfs, mes sens, mon être tout entier. La salle de lecture de la bibliothèque était presque pleine mais presque aussi silencieuse qu'un désert. De temps en temps, quelqu'un reniflait, raclait des pieds, tournait une page. L'odeur d'encaustique bon marché qui avait servi à cirer le plancher me monta aux narines. Derrière mes paupières closes, tout vira au jaune citron. J'imaginai l'ourlet de l'oreille de la femme, d'un jaune citron brillant, éclairé par la lumière que reflétaient les rideaux jaune citron. Un parfum jaune citron... Du jaune citron... Ridicule. Pourquoi pas du jaune banane ou du jaune potiron? Non, nous n'étions pas sur un champ de bataille, il ne s'agissait pas d'une exécutions. Je n'avais pas le droit de blesser ma cliente même par une piqûre superficielle. Tout ce que je pouvais faire : continuer à rédiger mes rapports. Le client a toujours raison. Même s'il ment et affirme qu'il dit la vérité, il dit la vérité. A ce moment-là, les faits ne sont plus nécessaires et il devient; déraisonnable de s'intéresser aux mobiles en oubliant les faits. Si je m'obstinais à déterrer des faits, je ne pouvais m'attendre qu'à faire le désespoir de ma cliente. Je poursuivais ma ronde, à une certaine distance, autour de faits dénués de sens et j'essayais d'expliquer l'inexplicable. Soudain, l'étudiante assise à ma gauche s'appuya contre la table et son buste apparut au-delà de la petite paroi qui nous séparait; puis elle se pencha et lacéra une photographie avec une lame de rasoir. A mon tour, je me penchai et, mal à l'aise, je poursuivis la rédaction de mon rapport.  Toutefois, rien ne prouve qu'il a utilisé son imperméable ce jour-là. Il est même probable qu'il ne l'a pas utilisé car, durant la semaine qui s'est écoulée entre le 29 et sa disparition, le temps s'était mis relativement au beau et la température était assez élevée. Nous sommes conduits à envisager qu'on avait déjà utilisé, avant cette date, le journal et la boîte d'allumettes, ou du moins le numéro de téléphone imprimé sur l'étiquette. Ces faits démontrent ce qui suit : il est impossible de nier que la disparition de l'homme, objet de cette enquête, n'était pas inattendue, et il est impossible de nier qu'il ait pu dresser des plans et faire des préparatifs en vue de cette disparition.

La fille, à ma gauche, finissait de déchiqueter la photo. J'arrachai un bout de la dernière page de mon bloc-notes et je griffonnai quelques mots : « Je vous ai vue. Je ne dirai rien si vous venez avec moi. Si vous êtes d'accord, froissez ce papier et renvoyez-le-moi. » Je pliai la feuille en deux et je la glissai doucement sous le coude de la fille. Effarée, elle recula et me regarda, mais je me mis à ranger ma table, sans me soucier d'elle. Elle ouvrit le papier et se mit à lire avec agitation; subitement, ses joues rebondies et son nez épaté se marbrèrent de taches rouges. Elle se figea et sa respiration même parut suspendue. J 'attendis patiemment sa réponse; le moment avait pour moi une saveur piquante, épicée.  Enfin, la Fille me jeta un coup d'œil hésitant. Ses épaules s'affaissèrent et elle poussa un soupir. Puis, elle froissa le papier et en fit une boulette qu'elle renvoya vers moi d'une chiquenaude. Mais elle avait mal visé; la boulette tomba sur le plancher. Tout en me penchant pour la ramasser, je regardai ma voisine. Je ne sais pourquoi, j'eus l'impression que, sous ses épaisses chevilles, ses souliers noirs à talons plats, usés, éraillés, étaient incapables de supporter son poids. Seule l'ombre qui remplissait le creux, derrière ses genoux, avait une nature de féminité. La fille arrivait à la fin de l'adolescence; elle entrait dans cette période où l'on se sent perturbé comme quand on a un rhume de cerveau. Elle se rendit sans doute compte que je l'examinais et les tendons de ses jambes se crispèrent. Je ramassai la boulette de papier, la fourrai dans ma poche, repliai la photocopie du journal, plaçai mon bloc-notes et mon stylo dans ma sacoche et me levai comme si rien ne s'était passé. Sans regarder en arrière, je traversai le plancher trop ciré du pas posé qu'il convient de prendre dans une bibliothèque et je me dirigeai vers le bureau des prêts. Après avoir rendu le journal, je me tournai vers la fille; elle n'avait pas encore quitté son siège et ses yeux m'épiaient au-dessus de la paroi. Je lui fis un petit signe et allai m'asseoir sur un banc dans le fumoir, entre la salle de lecture et la sortie; puis j'allumai une cigarette. J'avais à peine tiré quatre bouffées que la fille se dirigeait à son tour, d'une démarche guindée, vers le bureau des prêts. Elle ne me vit pas sur mon banc car, nerveusement, elle me cherchait à l'extérieur du bâtiment. Elle rendit ses livres à la hâte, prit son manteau au vestiaire et se précipita vers la porte. Au même instant, elle m'aperçut; le rythme de ses pas se ralentit comme si elle avait trébuché. Sans perdre de temps, je me levai et allai vers la sortie. La fille me suivit en faisant des pas légèrement plus courts que les miens mais sans tenter de s'enfuir. Quand je ramenai ma voiture du parking, la fille était immobile au milieu des marches..." (traduction Jean-Gérard Chauffeteau, Stock)


"Tanin no kao" (La Face d'un autre, 1964)

"Suis-je mon visage, ou suis-je ma conscience ?" - Abe démontre que l’identité n’est pas une essence stable, mais une construction sociale liée au visage. Une fois défiguré, le protagoniste perd non seulement son apparence, mais aussi son statut, ses relations et même sa propre perception de lui-même. Le visage est une porte qui s’ouvre sur le monde, mais aussi un mur qui nous en sépare ...

Ce roman, qui a fait l`objet d`une adaptation cinématographique par Hiroshi Teshigahara en 1966. raconte l'histoire d`un changement d`identité. Le narrateur qui s'adresse à sa femme dans une longue lettre servant de prologue et dans trois cahiers, noir, blanc et gris, a été défiguré au cours d'une expérience par une explosion d'air liquide et son visage est toujours dissimulé par un pansement. Découvrant que sous cet aspect il répugne à sa femme. il désire se modeler de nouveaux traits par des procédés de chirurgie plastique, dans l'espoir de la séduire sous une autre identité. « Pourquoi faire tant d'histoires pour la peau d`un visage, se demande-t-il, peau qui n'est guère que l'enveloppe d'un homme et encore. une petite partie de celle-ci?"-  Dans un premier temps. il décide de rendre visite au Dr K. qui. grâce à des silicones colloïdales. crée des membres artificiels. Il lui demande de lui céder un "faux doigt" sur lequel il rêve. comme "sur un mensonge plus vrai que l`original". 

Ce que le narrateur va alors entreprendre n'est rien moins que la déconstruction de sa personnalité. Qu'est-ce que la communication entre les êtres, qu`est-ce que I'âme, le cœur, indépendamment de cette médiation fondamentale qu'est un visage? 

Procédant ensuite à des recherches précises sur le visage, sa structure, sa musculature, sa destruction et sa reconstitution. le héros s'adresse cette fois-ci à un ami paléontologue et lit de nombreux ouvrages afin de préparer sa métamorphose. Cependant, ses rapports se dégradent avec sa femme. "Je crois que nous n'avions rien à nous cacher l'un à l`autre, tout au long des huit années paisibles que nous avions vécues ensemble. Mais si, enfermé derrière un mur d'impassibilíté plus épais que ce pansement, je n`avais eu aucun doute, je n'aurais aujourd'hui aucun droit de réclamer. On ne peut réclamer ce qui n`a pas été perdu. Le visage nu du début n'était finalement qu`une sorte de visage couvert : je devais le comprendre ainsi et me contenter de l`état actuel des choses sans me donner tant de peine" . Pour être entièrement libre de ses gestes, le chimiste défiguré loue une maison, s`y isole et modèle enfin son visage artificiel, où il dose scientifiquement les éléments qui composent une expression (intérêt, curiosité, satisfaction, rire, etc.). Il sent, des lors, que son masque acquiert une vie autonome : il s'adresse à lui et le regarde agir, comme si le noyau de son identité se détruisait à son tour et qu'il fût réduit å une apparence artificielle lui échappant.  

Le dernier tiers du roman est une méditation poignante sur la solitude et le vide des rapports humains, intellectuels et sexuels. Une lettre finale de sa femme va révéler au narrateur qu`elle n`a pas été dupe : elle l'a reconnu sous son masque et a feint de céder à un inconnu. Certes déconcertant par les variations stylistiques, puisque l'on passe des descriptions cliniques à des analyses psychologiques ou même métaphysiques, "La Face d'un autre" est sans doute le plus intérieur des romans d`Abe. Dans ses romans ultérieurs, Abe développera de façon psychologique, plus politique, plus agressive cette interrogation sur les rapports sociaux et le regard d`autrui.  (Trad. Stock. 1969).  


"Hako otoko" (L'Homme-Boîte, 1973)

Dans le quartier d'Ueno, à Tôkyô, un clochard vit dans un carton. De même que dans "La Femme des sables", Abe donnait de nombreux détails scientifiques sur le sable et dans La Face d 'un autre" se livrait à une minutieuse description de la musculature d'un visage et des conditions dans lesquelles pouvait être pratiquée une intervention de chirurgie plastique, il commence ici son roman par les données matérielles qui permettent de définir précisément une boîte en carton et même de la confectionner. A ce procédé, il ajoute différentes techniques auxquelles ses lecteurs sont maintenant habitués et qui prennent souvent l'aspect de documents insérés dans le livre : coupures de presse, photographies, lettres, graffitis, lignes imprimées à l'envers, parenthèses qui arrêtent le cours du récit, monologues intérieurs, étiquettes, planches d'anatomie, effets d'optique. L`éclatement du roman atteint ici son point extrême. Bien que l`auteur aborde des thèmes qui ne sont pas nouveaux, le voyeurisme (l'homme-boîte est un ancien photographe qui assouvit sa sexualité par le regard : une longue scène érotique occupe près d`un quart du roman), la nudité, la  monstruosité, le mensonge social, l'euthanasie, le meurtre, le sadomasochisme. il refuse délibérément de les centrer sur un seul personnage et l`homme-boîte se double d'un "faux homme-boîte". Le métier qu'a exercé le clochard, celui de photographe, fait que le regard est le lien essentiel qui rattache ce marginal au monde environnant : c`est un regard négatif, hanté par la laideur, l'écœurement, la nausée : regarder, c'est l'amour, être regardé, c'est le dégoût. On fait des grimaces en essayant de supporter la blessure du regard : mais ce n`est pas donné à n`importe qui de ne faire que regarder...

Bien que ce roman compte parmi les plus célèbres d`Abe, il ne peut, en dépit de son originalité, passer pour le plus accompli. En 1973, Abe avait acquis une célébrité telle qu'il pouvait se permettre toutes les fantaisies littéraires et pousser jusqu'à son terme son esthétique et ses théories romanesques (Trad. Stock,1980).


"Mikkai" (Rendez-vous secret, 1985)

Une femme disparaît. Emmenée à l'aube en ambulance. Hospitalisation forcée? Enlèvement? Fugue d'adultère? Son mari enquête, de plus en plus certain d'être privé de son libre arbitre. Dans les souterrains d'un hôpital labyrinthique, structuré comme une ville fantôme sous surveillance électronique, entre des ruines de fondations, au milieu des préparatifs tragi-comiques d'une sinistre fête de commémoration, l'«homme» ne cesse d'errer, tout en rédigeant minutieusement des cahiers d'enquête. Un cheval qui mène l'opération. Une secrétaire nymphomane, conçue in vitro. Une fillette prostituée et mourante qui rétrécit d'heure en heure. Les figures que le narrateur croise appartiennent à un monde dominé par le sexe, l'angoisse, les manipulations scientifico-policières, le grotesque. Dosant avec une fascinante maîtrise l'absurde et le rationnel, Kôbô Abé signe avec Rendez-vous secret un roman policier, un livre pornographique, une fable poétique, un exercice de style de haute virtuosité. (Trad. du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Gallimard). 

" .... Par un matin d’été, une ambulance, que personne n’avait appelée, arriva à fond de train chez lui et emmena sa femme.

Ils étaient absolument pris au dépourvu. Mari et femme étaient plongés dans un profond sommeil, quand ils furent soudain réveillés par la sirène et ils n’étaient pas prêts du tout. Qui plus est, la femme n’avait pas manifesté le moindre malaise. Cependant les deux ambulanciers qui se présentèrent avec un brancard, de mauvaise humeur probablement à cause du manque de sommeil, firent observer avec dédain qu’il était normal qu’un malade d’urgence ne fût pas prêt. Ils portaient du reste un casque blanc avec un insigne, une blouse blanche bien amidonnée et même un grand masque de gaze. Par-dessus le marché, sur la carte qu’ils leur montrèrent, le nom de la femme était correctement reproduit, ainsi que sa date de naissance : il n’y avait pas lieu de protester.

Ils ne pouvaient alors que se laisser entraîner dans le cours des choses. Docile, la femme s’allongea entre les deux barres du brancard, en fléchissant les genoux (sans doute avait-elle honte de son apparence, dans sa robe qui était froissée et avait rétréci) et aussitôt les ambulanciers la couvrirent d’un drap blanc, sans laisser au mari le temps de dire quoi que ce soit.

On descendit le brancard dans l’escalier, avec des grincements, en laissant un effluve mêlé de crésol et d’eau de toilette. Le mari soupira, à la pensée que sa femme portait une culotte. L’ambulance fila avec sa lampe clignotante et sa double sirène retentissante. Le mari la regardait timidement par la porte entrebâillée et il jeta un coup d’œil à sa montre qui indiquait quatre heures passées de trois minutes.

(La conversation suivante est un extrait de la face B de la première cassette. Le compteur du magnétophone indique 729. Il est environ une heure vingt de l’après-midi, le jour où l’affaire a éclaté. Le lieu est le bureau du sous-directeur de l’hôpital où la femme aurait été admise. Le sous-directeur parle lentement, d’une voix basse et claire, et quand parfois il relâche sa tension, le passage paraît quelque peu ironique. Ma voix ne manque pas d’expression non plus, quoiqu’elle soit précipitée. Mais mieux vaut que j’évite d’arrondir les lèvres en fin de phrase. Le tic-tac de la montre à chaque seconde, près du micro, est désagréable.)

LE SOUS-DIRECTEUR : Mais il y a vraiment quelque chose qui cloche, là-dedans : pourquoi n’avez-vous pas liquidé l’affaire en un tournemain ?

L’HOMME : J’ai tout de même allumé le chauffe-eau, mais je crois que j’étais désemparé.

LE SOUS-DIRECTEUR : Vous auriez dû monter dans l’ambulance.

L’HOMME : C’est ce qu’on m’a dit, quand j’ai téléphoné à Police-secours.

LE SOUS-DIRECTEUR : Ça va de soi.

L’HOMME : Mais vous ne pensez pas que, psychologiquement, il nous arrive d’être discret dans ce genre de situation ? ... "

 

"L`amour pour les faibles cache toujours une volonté de meurtre...", c`est ce paradoxe provocant que l'auteur met en exergue. Le héros, qui est présenté par une fiche signalétique, a trente-deux ans. C'est un sportif "doué pour le patin à à roulettes", ancien cover-boy qui a posé nu pour des revues homosexuelles; il exerce le métier de représentant en "chaussures de saut". Sa femme a disparu un beau matin, enlevée par une ambulance que personne n'a appelée. Le roman se déroule alors comme une double enquête : le protagoniste recherche sa femme, errant dans un hôpital qui semble avoir envahi la ville entière; par ailleurs un certain "cheval" traque le représentant de commerce. Des bribes d'interrogatoires ont été enregistrées sur des cassettes, dont l'auteur fournit la transcription. Plusieurs documents administratifs sont reproduits : fiches d'admission à l'hôpital, cartes de visite. Le récit est par ailleurs entrecoupé de réflexions en parenthèses. Sur chacun des personnages qui apparaissent dans le roman pèse le soupçon : médecins de garde, réceptionniste, secrétaires, veilleur, infirmière, sous-directeur. Le passage constant de la troisième à la première personne concourt à brouiller les pistes, comme si l'auteur prenait plaisir au trouble qu'il parvient à faire chez le lecteur, malaise qui est intégré à l`intrigue même. Il s'agit pour le romancier d'établir entre la fiction et lui une distance qui l`empêche de céder à l'émotion dans les scènes les plus violentes ou les plus érotiques. Tantôt la voix du narrateur vient d'un magnétophone, tantôt elle est la simple transposition de ses pensées. Peu à peu, le protagoniste va oublier l'objet de son enquête (sa femme disparue) pour se poursuivre lui-même : "Tant que je me poursuis moi-même, ce n`est que mon dos que je vois tout le temps. Mais ce qui me manque, c'est ce qui se trouve au-delà de mon dos. Par exemple, cet espace dont je n'avais pas soupçonné l`existence [...] ce sol où n'importe qui peut errer et qui n'appartient à personne... cette jalousie que le froid fige et qui ne laisse subsister que la forme de la colère, comme une traînée de lave."

" ... Il les voyait tous les deux allongés chacun sur un lit. Le premier était ce médecin de garde qui s’était évanoui en tombant du premier étage, surpris en pleine masturbation, et l’autre était le sous-directeur. Le médecin de garde était étendu sur le dos, nu. Il avait toujours son pénis en érection. Ce n’était peut-être qu’une impression, mais le pénis semblait plus pâle que de jour. Le sous-directeur était allongé, tournant le dos au médecin de garde. Il avait une chemise, mais ne portait rien en bas. Son pénis, qui avait tout d’un organe intérieur de poisson, pendait mollement.

Quelques dizaines de minces cordons reliaient les deux bas-ventres, s’entremêlant en réseau. Les extrémités des cordons étaient fixées à la peau de chacun avec du ruban adhésif de différentes couleurs et les cordons semblaient être connectés avec un appareil situé entre les deux lits. Une infirmière, qui fixait cet instrument, prenait des notes et une autre, avec de l’huile qu’elle versait d’un flacon au compte-gouttes, frictionnait le pénis du médecin de garde avec le bruit et le rythme d’un chat qui lape du lait. Le sous-directeur, dont deux rides profondes creusaient l’espace entre les sourcils, murmurait de temps à autre N-13… K-14… etc., et faisait un signe en levant en l’air son doigt replié. Répondant à ce signe, l’infirmière qui notait maniait un cadran ou changeait la position d’un des rubans adhésifs et celle qui s’occupait du pénis ralentissait ou accélérait le mouvement de sa main.

Comment aurait-il pu attendre d’un tel monde une collaboration quelconque à son enquête ?

N’était-ce rien d’autre que la réunion excitée d’une troupe de marionnettes rongées par les vers, enfuie d’un camion d’éboueurs ?

(On m’a appris plus tard qu’il s’agissait d’une expérience bizarre qui, par le transfert de la sensation du pénis du médecin de garde, transformée en signaux électroniques, sur l’encéphale du sous-directeur, visait à produire un orgasme total chez le sous-directeur, en même temps que l’éjaculation chez le médecin de garde.)

— « Visiteur de la chambre huit au premier étage, visiteur de la chambre huit au premier étage, il est interdit d’entrer dans la salle des malades sans autorisation. Présentez-vous immédiatement au bureau des infirmières. Je répète. Visiteur de la chambre huit au premier étage… »

La voix haut perchée et dissonante, mais en même temps professionnelle et menaçante d’une femme d’âge moyen, sortait d’un petit haut-parleur en bas de l’échelle ..."

"Le rendez-vous secret" du titre est une allusion à la seconde partie, plus sexuelle, où sont décrites les rencontres des "malades" entre eux, épíées par des voyeurs. Et progressivement le roman prend une orientation plus fantasmatique : une secrétaire nymphomane conçue dans une éprouvette, une fillette atteinte d'un mal mystérieux qui atrophie ses membres, une femme dont la chair mute en coton de couette. L'hôpital devient une galerie de monstres, dans une hallucinante atmosphère de fête foraine où l'on organise des concours d'orgasme ...