Symbolisme Stéphane Mallarmé (1842-1898), "Poésies" (1866), "Hérodiade" (1865-1866), "L'Après-midi d'un faune" (1876), "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" (1897)  -  ...

Last update: 31/12/2016


L'intention de Mallarmé est de faire de la poésie un instrument de connaissance. Mais cette démarche est vouée par essence à n'être qu'individuelle. Mallarmé a exercé un fort ascendant sur les artistes de son temps, recevant chez lui, tous les mardi, des "disciples" qui semblent n'avoir pas tous réellement compris les intentions du Maître. Pour Mallarmé, professeur d'anglais de son état, le réel est insatisfaisant, la vie trop répétitive

"La chair est triste, hélas! et i'ai lu tous les livres.

Fuirl là-bas fuir! Ie sens que des oiseaux sont ivres

D'étre parmi l'écu.me inconnue et les cieuxl...

Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!

(Brise Marine)

...  le poète rêve d'un ailleurs esthétique, voire mystique, mais se heurte au risque de la banalité : mais tout n'a-t-il pas déjà été dit? ...

C'est alors que, pour échapper à cette impasse éventuelle, Mallarmé va engager la littérature dans une démarche perfectionniste, une exigence d'absolu qui confine à l'hermétisme ...

mais en contre-partie la poésie n'est plus tributaire des aléas de ce monde, elle habite un langage qui lui est propre et qui constitue en quelque sorte la patrie du poète.

Le monde n'est plus donné tel quel mais restitué dans une écriture symbolique, une incantation, une harmonie singulière, dont le lecteur, rejoignant ainsi le poète, doit déchiffrer la texture pour percer le mystère des choses et des lois qui régissent le monde. Mais l'obscurité guette autant le poète que le lecteur. 

Les quarante-neuf pièces qui composent les Poésies de Mallarmé ont fait l'objet de commentaires et d'interprétations passionnés tant ses audaces frôlent l'inintelligibilité : rarement poète suscita un tel engouement et de telles interrogations dans la littérature. "Verlaine, qui ose associer dans ses vers les formes les plus familières et les termes les plus communs à la poétique assez artificieuse du Parnasse, et qui finit par écrire en pleine et même cynique impureté : et ceci, non sans bonheur; et Mallarmé qui se crée un langage presque entièrement sien par le choix raffiné des mots et par les tours singuliers qu'il invente ou développe, refusant à chaque instant la solution immédiate que lui souffle l'esprit de tous." (Paul Valéry, Variété III).


" ... Dans la poésie pure de Mallarmé, l'initiative est cédée aux mots comme, dans la mystique du pur amour, l'initiative est laissée à Dieu. Au principe d'un poème il y a bien un schème, un ton émotif, un vide réceptif, une disponibilité, comme au principe du pur amour il y a toujours l'individu. Sur ce schème, pour le faire passer à l'être, agissent l'incantation et la magie transfiguratrice des mots, que le poète convoque, et à l'opération de qui il s'abandonne. Mais tandis que les mots débordaient chez Hugo en un fleuve puissant et s'épandaient chez Banville en une rivière facile, ils gouttent chez Mallarmé sous un climat inhumain, forment lentement les stalactites d'une poésie miraculeuse. 

Impuissance ? C'est bientôt dit. Tout grand timide est un grand amoureux. Comme Thalès pouvait faire des affaires, Mallarmé pouvait se montrer poète facile : une influence, un changement de vie, des commandes auraient déclenché en lui un funambule de la rime, un chroniqueur indéfini en vers à la manière de Ponchon. "Vers de Circonstances" nous indique de quoi il était capable. Mais la crainte du verbe, le respect des mots avaient un sens pour lui, comme la crainte et le respect de Dieu pour un mystique. Et puis il y avait son horreur maladive du cliché. Il a symbolisé sa poésie dans "Hérodiade", la vierge qui se retire de la réalité, de l'échange, du convenu et de l'Autre, comme Narcisse. Les mots n'ont plus valu pour lui par leurs liaisons, mais par leurs affinités secrètes, par leurs mouvements allusifs, par leur inaptitude au langage spécial et leur capacité de langage pur. Le sort que l'abbé Bremond a fait à la "fine pointe" de saint François de Sales en matière d'états mystiques, il faut le faire à la fine pointe mallarméenne en matière de poésie pure : les mots, la musique, les rimes sont là pour désigner et affiner, autant qu'une extrême poésie, une poésie extrême, extrémiste, exténuée, après laquelle il n'y a plus rien....

Et voici que le grêle recueil, les deux mille vers de ce poète « impuissant » rejeté longtemps par la voix publique dans l' « incompréhensible » et l' « obscur» est un de ceux qui ont doublé le plus sûrement le cap des Tempêtes, le cap de "la postérité", "jusqu'au Reflet du pâle Vasco". 

Précisément, qu'on mesure la force incantatoire que conservent, que manifestent aujourd'hui ces neuf syllabes portées par le funambulisme de la rime, et qui, ayant percé, travers une durée, sont arrivées à signifier, immensément, sont devenues claires et profondes universellement, ont "réussi". On verra dans ce microcosme, dans cette goutte, dans cette vibration unique, toute la destinée de la poésie mallarméenne, sa fonction unique, le minimum de matière verbale sur laquelle, pour s'élancer elle appuyait son pied nu : l'initiative cédée au mot, et, comme dans la mitrailleuse, récupérée des mots, le déclassement d'une poésie, l'aurore d'une autre, la transformation du but, de la substance et du goût poétiques par le levain d'une œuvre légère." (Albert Thibaudet, Histoire de la Littérature française)


Stéphane Mallarmé (1842-1898)

Mallarmé eut une vie sans histoire. Stéphane Mallarmé est né à Paris en 1842, perd sa mère à l'âge de cinq ans et vit une enfance triste qui le mène de pensionnat en pensionnat. Il lit beaucoup, Baudelaire, Sainte-Beuve, Hugo et surtout Poe, mais traîne avec lui, durant toute cette période, un mal de vivre. 1862 est l'année de sa rencontre avec Maria Gehrardt,  se rend à Londres avec elle et l'épouse, "pour elle seulement", avoue-t-il; il en effet alors pressé d'en finir avec la vie de tous les jours, désireux de n'avoir d'autres soucis que celui de la poésie. Mallarmé a pris conscience de l'importance que la poésie tenait dans sa vie, au point d'accorder une attention tout à fait secondaire à la qualité de son bonheur terrestre : "si j'épousais Maria pour faire son bonheur, je serais un fou. D'ailleurs, le bonheur existe-t-il sur cette terre ? Et faut-il le chercher sérieusement autre part que dans le rêve ?" 

 

 En 1863-1864, sa "crise" de Tournon lui fait prendre conscience que "le bonheur d'ici-bas est ignoble", et devant cette soudaine impuissance à créer qui s'abat sur lui, il se refuse, par souci de perfection, à se laisser aller à écrire au gré du hasard: "je sentais que l'on n'a pas le droit de mésuser ainsi de la forme écrite et je commençais à étudier ce qu'elle exige..."

 

Sa vie "terrestre" est alors toute tracée, marié, père de famille, il devient professeur d'anglais et exerce dans plusieurs villes de province, puis Paris en 1871. Entre-temps, ses premiers poèmes paraissent en 1866 dans Le Parnasse contemporain, marqués par l'influence de Baudelaire à qui il reprend les thèmes de l'ennui et de l'angoisse éprouvés face à une réalité monotone, puis "Hérodiade" (1867) et "l'Après-midi d'un faune", qui ne paraîtra qu'en 1876 et sera, plus tard, mis en musique par Debussy. La mort de son fils en 1879 le replonge un temps dans la morosité.

 

Voué d'assez bonne heure à ses recherches poétiques, il réunissait chez lui, rue de Rome, tous les mardis, un certain nombre de poètes qui  partageaient ses préoccupations. Les premiers poèmes de Mallarmé, publiés en 1866, dans la revue Le Parnasse Contemporain, sont loin d'être révolutionnaires (Brise Marine, Le Sonneur, Les Fenêtres, L'Azur), on y retrouve maints thèmes baudelairiens comme le spleen, l'attrait du voyage vers les pays exotiques, de la mort, conjugués avec des rêves de paradis et d'idéal. Et de nouveaux ces quelques vers qu'il nous laisse pour en faire bon usage ...

 

1862-1864 - Lorsque Mallarmé écrit "Apparition" pour exprimer l'amour que Henri Cazalis (1840-1909), par ailleurs inspirateur de la "Danse macabre" de Camille Saint-Saens (1874) porte à la très jeune Harriet (Ettie) Yapp (1846-1873), il ne peut, dit-il, "faire cela d'inspiration. Il faut méditer longtemps : l'art, seul, limpide et impeccable, est assez chaste pour la sculpter religieusement". A propos de "L'Azur" (1864), Mallarmé écrit à Cazalis : "je te jure qu'il n'y a pas un mot qui m'ait coûté plusieurs heures de recherche et que le premier mot qui revêt la première idée, outre qu'il tend lui-même à l'effet général du poème, sert encore à préparer le dernier". Poème écrit avec une très rigoureuse logique, il décrit comment le poète impuissant de la "feuille blanche", voudrait fuir sa vocation mais n'y parvient pas et triomphe "l'azur", symbole de l'idéal...


1862, APPARITION - Cette pièce est un des poèmes écrits à partir de 1862 et publiés dans L'Artiste et Le Parnasse contemporain. Mallarmé y subit encore l'influence des cénacles parnassiens et celle de Baudelaire; on notera, en particulier, dans les quatre premiers vers, la correspondance toute baudelairienne de l'image visuelle et de l'image auditive. L'inspiration de cette poésie a fait songer, non sans raison, à l'art des peintres anglais dits préraphaélites, tels que Rossetti et Burne-Jones, dont le poète avait eu la révélation pendant son premier séjour en Angleterre (1862), évocation mystique d'une figure idéale et stylísée, atmosphère vaporeuse, gaucherie voulue de certaines images...

 

BRISE MARINE - La plus baudelairienne de toutes les pièces de Mallarmé. Tourmenté par le dégoût de la vie médiocre, par la nostalgie d'un monde magique que lui ouvriraient les sortilèges de l'art, le poète est resté fidèle à l'esthétique parnassienne et transpose en images sensibles et symboliques le paysage intérieur de sa méditation. A la fin, nous entendons cette invitation au voyage dont retentit tout le "Spleen et Idéal" de Baudelaire. On y voit ici déjà à l'oeuvre le procédé elliptique dont Mallarmé se fera plus tard une loi, dans son horreur de l'image prévue, de la phrase toute faite, et dans son désir de suggérer ce qui ne peut être nommé sans banalité...

Brise marine

La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres. 

Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres 

D'être parmi l'écume inconnue et les cieux! 

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux 

Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe 

O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe 

Sur le vide papier que la blancheur défend 

Et ni la jeune femme allaitant son enfant. 

Je partirai! Steamer balançant ta mâture, 

Lève l'ancre pour une exotique nature! 

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs, 

Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs! 

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages 

Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages 

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots... 

Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots! 

 

Apparition

La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs 

Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des fleurs 

Vaporeuses, tiraient de mourantes violes 

De blancs sanglots glissant sur l'azur des corolles. 

– C'était le jour béni de ton premier baiser. 

Ma songerie aimant à me martyriser 

S'enivrait savamment du parfum de tristesse 

Que même sans regret et sans déboire laisse 

La cueillaison d'un Rêve au coeur qui l'a cueilli. 

J'errais donc, l'oeil rivé sur le pavé vieilli 

Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue 

Et dans le soir, tu m'es en riant apparue 

Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté 

Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté 

Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées 

Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées.

 


SOUPIR - C'est un des premiers poèmes de Mallarmé (Parnasse contemporain), et qui appartient à la même époque que la pièce précédente. Aussi y retrouve-t-on le même caractère de légende symbolique, la même recherche d`effets harmonieux et cette préciosité qui transpose l'objet en image, pour en mieux goûter toutes les jouissances possibles (v. 5, 8, 10) ; sur le vieux thème romantique de l'automne, le poète esquisse en touches transparentes le paysage d'une rêverie intérieure...

 

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,

Un automne jonché de taches de rousseur

Et vers le ciel errant de ton oeil angélique

Monte, comme dans un jardin mélancolique,

Fidèle, un blanc jet d'eau soupire vers l'Azur!

- Vers l'Azur attendri d'octobre pâle et pur

Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie

Et laisse, sur l'eau morte où la fauve agonie

Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon,

Se traîner le soleil jaune d'un long rayon.

 

RENOUVEAU - Sonnet baudelaírien, de la même époque que les pièces précédentes (Parnasse contemporain), mais dans lequel Mallarmé ne s'astreint pas aux lois rigoureuses du genre : les rimes des deux quatrains sont différentes, suivant l'exemple des poètes de la Renaissance anglaise. Comme dans la pièce précédente (v. 5-6), on voit apparaître à la fin du sonnet ce motif de l'Azur qui va hanter Mallarmé et lui inspirera tout un poème. Sous ce titre ironique :  "Renouveau", il réagit ici contre le thème traditionnel d'un fade lyrisme qui fait du printemps le cadre naturel de tout ce qui est jeune, fort, beau et fécond...

 

Le printemps maladif a chassé tristement

L'hiver, saison de l'art serein, l'hiver lucide,

Et dans mon être à qui le sang morne préside

L' impuissance s'étire en un long bâillement.

Des crépuscules blancs tiédissent sur mon crâne `

Qu'un cercle de fer serre ainsi qu'un vieux tombeau

Et, triste, j'erre après un rêve vague et beau,

Par les champs où la sève immense se pavane,

Puis je tombe énervé de parfums d'arbres, las,

Et creusant de ma face une fosse à mon rêve,

Mordant la terre chaude où poussent les lilas,

J'attends, en m'abîmant, que mon ennui s'élève....

- Cependant l'Azur rit sur la haie et l'éveil

De tant d'oiseaux en fleur gazouillant au soleil.

 

LE SONNEUR - Un des premiers poèmes de Mallarmé (Parnasse contemporain); sonnet à forme classique et dont le thème est une comparaison régulièrement développée, comme elle pourrait l'être par Théophile Gautier ou Sully Prudhomme. Plus tard, en pareil cas, Mallarmé supprimera l'un des termes de la comparaison et il ne restera plus que le symbole. L'idée est l'impuissance et le découragement de l'âme dans son stérile effort vers un idéal impossible à atteindre....

 

Cependant que la cloche éveille sa voix claire

A l'air pur et limpide et profond du matin

Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire

Un angelus parmi la lavande et le thym,

Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,

Chevauchant tristement en geignant du latin

Sur la pierre qui tend la corde séculaire,

N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.

Je suis cet homme. Hélas! de la nuit désireuse,

J'ai beau tirer le câble à sonner l'ldéal,

De froids péchés s'ébat un plumage féal,

Et la voix ne me vient que par bribes et creuse!

Mais, un jour, fatigué d'avoir enfin tiré,

O Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.


Ces poèmes sont clairs, les symboles tout à fait explicites en dépit d'une grande subtilité plus précieuse que vraiment hermétique. Mais "Hérodiade" et "L'Après-midi d'un Faune" relèvent d'une ambition plus haute. Persuadé que le monde est fait pour aboutir à un beau livre, Mallarmé laisse apparaître dans ces œuvres une personnalité qui se dessinera encore mieux dans des pièces comme "Toast Funèbre", "Prose pour des Esseintes", la série des "Tombeaux" et qui le conduira, à la limite, aux essais du "Coup de Dés", qui tentera de révolutionner aussi la présentation typographique....


1865-1866, "Hérodiade" - "Le sujet de mon oeuvre est la beauté" - Mallarmé a retenu de Baudelaire le spleen et la hantise du néant, auxquels il tente d'échapper par un idéalisme forcené, et donc en fin de compte voué à l'échec. Une véritable impasse métaphysique et esthétique que l'on retrouvera dans Le Sonnet, L'Azur. C'est en élaborant son oeuvre, restée inachevée, consacrée à l'une des rares figures de femme que les Evangiles présentent avec l'auréole du péché et de la perversion, Hérodiade (elle est la mère de Salomé), que Mallarmé, dans les années 1865-1866, découvre un néant qui n'est plus simplement un thème romantique hérité de Baudelaire, mais l'unique réalité. Dès lors, la beauté de son vers ne doit plus rien au romantisme, son art de la suggestion et de la transposition sont à mille lieues du réalisme parnassien, le voici s'engagea nt dans une écriture particulièrement dense, qui invite à une lecture poétique qui est se veut aussi une prise de conscience des ressources du langage. Ce n'est qu'en 1959 que Gardner Davies publiera l'ensemble des manuscrits laissés par Mallarmé à sa mort sous le titre "Les Noces d'Hérodiade. Mystère". 

 

HÉRODIADE

Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte !

Vous le savez, jardins d’améthyste, enfouis

Sans fin dans de savants abîmes éblouis,

Ors ignorés, gardant votre antique lumière

Sous le sombre sommeil d’une terre première,

Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux

Empruntent leur clarté mélodieuse, et vous,

Métaux qui donnez à ma jeune chevelure

Une splendeur fatale et sa massive allure !

Quant à toi, femme née en des siècles malins

Pour la méchanceté des antres sibyllins,

Qui parles d’un mortel ! selon qui, des calices

De mes robes, arome aux farouches délices,

Sortirait le frisson blanc de ma nudité,

Prophétise que si le tiède azur d’été,

Vers lui nativement la femme se dévoile,

Me voit dans ma pudeur grelottante d’étoile,

Je meurs !

J’aime l’horreur d’être vierge et je veux

Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux

Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile

Inviolé sentir en la chair inutile

Le froid scintillement de ta pâle clarté,

Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,

Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !

Et ta sœur solitaire, ô ma sœur éternelle,

Mon rêve montera vers toi : telle, déjà

Rare limpidité d’un cœur qui le songea,

Je me crois seule en ma monotone patrie

Et tout, autour de moi, vit dans l’idolâtrie

D’un miroir qui reflète en son calme dormant

Hérodiade au clair regard de diamant..

Ô dernier charme, oui, je le sens, je suis seule !

LA NOURRICE

Madame, allez-vous donc mourir ?

 

HÉRODIADE

 Non, pauvre aïeule,

Sois calme et, t’éloignant, pardonne à ce cœur dur,

Mais avant, si tu veux, clos les volets : l’azur

Séraphique sourit dans les vitres profondes

Et je déteste, moi, le bel azur !

 Des ondes

Se bercent et, là-bas, sais-tu pas un pays

Où le sinistre ciel ait les regards haïs

De Vénus qui, le soir, brûle dans le feuillage ?

J’y partirais.

 Allume encore, enfantillage,

Dis-tu, ces flambeaux où la cire au feu léger

Pleure parmi l’or vain quelque pleur étranger

Et..

 

LA NOURRICE

Maintenant ?

 

HÉRODIADE

 Adieu.

 Vous mentez, ô fleur nue

De mes lèvres !

 J’attends une chose inconnue

Ou, peut-être, ignorant le mystère et vos cris,

Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris

D’une enfance sentant parmi les rêveries

Se séparer enfin ses froides pierreries.

 



Stéphane Mallarmé, Le tombeau de Théophile Gautier, 1873

Toast funèbre

Ô de notre bonheur, toi, le fatal emblème !

 

Salut de la démence et libation blême,

Ne crois pas qu’au magique espoir du corridor

J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or !

Ton apparition ne va pas me suffire :

Car je t’ai mis, moi-même, en un lieu de porphyre.

Le rite est pour les mains d’éteindre le flambeau

Contre le fer épais des portes du tombeau :

Et l’on ignore mal, élu pour notre fête

Très-simple de chanter l’absence du poète,

Que ce beau monument l’enferme tout entier :

Si ce n’est que la gloire ardente du métier,

Jusqu’à l’heure dernière et vile de la cendre ,

Par le carreau qu’allume un soir fier d’y descendre

Retourne vers les feux du pur soleil mortel !

Magnifique, total et solitaire, tel

Tremble de s’exhaler le faux orgueil des hommes.

Cette foule hagarde ! elle annonce : Nous sommes

La triste opacité de nos spectres futurs !

Mais le blason des deuils épars sur de vains murs,

J’ai méprisé l’horreur lucide d’une larme,

Quand , sourd même à mon vers sacré qui ne l’alarme ,

Quelqu’un de ces passants, fier, aveugle et muet,

Hôte de son linceul vague, se transmuait

En le vierge héros de l’attente posthume.

Vaste gouffre apporté dans l’amas de la brume

Par l’irascible vent des mots qu’il n’a pas dits.

Le néant à cet Homme aboli de jadis :

« Souvenir d’horizons, qu’est-ce, ô toi, que la Terre ? »

Hurle ce songe ; et voix dont la clarté s’altère,

L’espace a pour jouet le cri : « Je ne sais pas ! »

Le Maître, par un œil profond, a, sur ses pas,

Apaisé de l’éden l’inquiète merveille

Dont le frisson final, dans sa voix seule, éveille,

Pour la rose et le lis, le mystère d’un nom.

Est-il, de ce destin, rien qui demeure ? Non.

Ô vous tous ! oubliez une croyance sombre.

Le splendide génie éternel n’a pas d’ombre.

Moi, de votre désir soucieux, je veux voir,

À qui s’évanouit, hier, dans le devoir

Idéal que nous font les jardins de cet astre,

Survivre pour l’honneur du tranquille désastre

Une agitation solennelle par l’air

De paroles, pourpre ivre et grand calice clair,

Que, pluie et diamant, le regard diaphane

Resté-là sur ces fleurs dont nulle ne se fane,

Isole parmi l’heure et le rayon du jour !

C’est de nos vrais bosquets déjà tout le séjour,

Où le poète pur a pour geste humble et large

De l’interdire au rêve, ennemi de sa charge :

Afin que le matin de son repos altier,

Quand la mort ancienne est comme pour Gautier

De n’ouvrir pas les yeux sacrés et de se taire.

Surgisse, de l’allée ornement tributaire.

Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit,

Et l’avare silence et la massive nuit.



Un modeste salon, à Paris, rue de Rome, une petite maison au bord de la Seine, à Valvins, près de Fontainebleau, furent, de 1880 à 1898, pour toute la jeunesse littéraire, les sanctuaires d'un culte nouveau. C'est là que vécut le vrai maître du symbolisme, Stéphane Mallarmé, d'une vie simple, surtout intérieure, mais dont l'exemple suffisait à communiquer à tous ceux qui l'approchaient un enthousiasme ébloui. Professeur d'anglais, d'abord en province, puis à Paris, Mallarmé avait fait deux parts distinctes dans son existence : l'une, vouée au métier, dont une condition très modeste lui imposait la nécessité; l'autre, consacrée au rêve magnifique de la poésie pure; non pas de la forme pure et parfaite, telle que les Parnassiens en poursuivaient l'idéal, mais du lyrisme pur, jailli des sources les plus secrètes de l'intelligence et de la sensibilité... 


"L'Après-midi d'un Faune" (1876)

Cette si célèbre oeuvre de Stéphane Mallarmé est une métaphore de l'idée que l'on ne peut atteindre un état supérieur de notre être qu'en renonçant aux biens terrestres et à la maîtrise de la conscience. Dans sa quête du pressentiment des vérités supérieures, le poète repoussa à ses limites extrêmes le potentiel musical de la poésie, donnant souvent davantage d'importance à la relation sonore des mots qu'à leur signification. Le détournement de la typographie et de la mise en page pour modifier la signification des mots influencera les futuristes, les dadaïstes et les poètes et artistes surréalistes des années 1910 à 1930 ...

 

Le Faune :

Ces nymphes, je les veux perpétuer.

Si clair,

Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air

Assoupi de sommeils touffus.

Aimai-je un rêve ?

Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève

En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais

Bois même, prouve, hélas ! que bien seul je m'offrais

Pour triomphe la faute idéale de roses.

Réfléchissons ...

Ou si les femmes dont tu gloses

Figurent un souhait de tes sens fabuleux !

Faune, l'illusion s'échappe des yeux bleus

Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :

Mais, l'autre tout soupirs, dis-tu qu'elle contraste

Comme brise du jour chaude dans ta toison ?

Que non ! par l'immobile et lasse pâmoison

Suffoquant de chaleurs le matin frais s'il lutte,

Ne murmure point d'eau que ne verse ma flûte

Au bosquet arrosé d'accords ; et le seul vent

Hors des deux tuyaux prompt à s'exhaler avant

Qu'il disperse le son dans une pluie aride,

C'est, à l'horizon pas remué d'une ride

Le visible et serein souffle artificiel

De l'inspiration, qui regagne le ciel.

 

Ô bords siciliens d'un calme marécage

Qu'à l'envi de soleils ma vanité saccage

Tacite sous les fleurs d'étincelles, CONTEZ

« Que je coupais ici les creux roseaux domptés

» Par le talent ; quand, sur l'or glauque de lointaines

» Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,

» Ondoie une blancheur animale au repos :

» Et qu'au prélude lent où naissent les pipeaux

» Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve

» Ou plonge ...

 

Inerte, tout brûle dans l'heure fauve

Sans marquer par quel art ensemble détala

Trop d'hymen souhaité de qui cherche le la :

Alors m'éveillerai-je à la ferveur première,

Droit et seul, sous un flot antique de lumière,

Lys ! et l'un de vous tous pour l'ingénuité.

 

Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité,

Le baiser, qui tout bas des perfides assure,

Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure

Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;

Mais, bast ! arcane tel élut pour confident

Le jonc vaste et jumeau dont sous l'azur on joue :

Qui, détournant à soi le trouble de la joue,

Rêve, dans un solo long, que nous amusions

La beauté d'alentour par des confusions

Fausses entre elle-même et notre chant crédule ;

Et de faire aussi haut que l'amour se module

Évanouir du songe ordinaire de dos

Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,

Une sonore, vaine et monotone ligne.

 

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne

Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m'attends !

Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps

Des déesses ; et par d'idolâtres peintures

À leur ombre enlever encore des ceintures :

Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté,

Pour bannir un regret par ma feinte écarté,

Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide

Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide

D'ivresse, jusqu'au soir je regarde au travers.

 (...)


Les cent dix vers de "L'Après-midi d'un faune", - qui révèle toute l'originalité du génie du poète Stéphane Mallarmé -, sont des alexandrins traditionnels, mais rompus aux nécessités d'une musique subtile et rare : "J'y essayais de mettre, à côté de l'alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de feu courant pianoté autour, comme qui dirait d'un accompagnement musical fait par le poète lui-même". Le sujet est encore purement parnassien : par un brûlant après-midi d'été, dans une Sicile baignée de poésie grecque, un faune paraît et commence un long monologue. Il évoque les nymphes qu'il persécute. nous parle de la nature qu'il sent vivre alentour dans toute sa puissance. Pourtant, ce sujet n'est pas strictement exposé et illustré selon les normes de la poésie traditionnelle : il n'est qu'un point de départ, le thème initial d`une suite de variations somptueuses. Dans cet après-midi à l'air "assoupi de sommeils touffus", l'image des nymphes, objets de ses désirs, s`impose au faune avec une intensité hallucinante : son esprit mobile, impressionné par la suggestion la plus fugitive d`un lieu, d'une heure, de ses sens et de sa mémoire, s'en éloigne pour dy revenir de nouveau. Sa passion sait trouver des accents réalistes et puissants, mais, en dépit de tout cela, il semble avantage pris par ses rêves, par le jeu de ses sentiments intimes, par cette autre réalité qu'il découvre en lui-même. "Couple, adieu; Je vais voir l'ombre que tu devins", tel est le dernier vers...

 

Ô nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers.

« Mon oeil, trouant le joncs, dardait chaque encolure

» Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure

» Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;

» Et le splendide bain de cheveux disparaît

» Dans les clartés et les frissons, ô pierreries !

» J'accours ; quand, à mes pieds, s'entrejoignent (meurtries

» De la langueur goûtée à ce mal d'être deux)

» Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux ;

» Je les ravis, sans les désenlacer, et vole

» À ce massif, haï par l'ombrage frivole,

» De roses tarissant tout parfum au soleil,

» Où notre ébat au jour consumé soit pareil.

Je t'adore, courroux des vierges, ô délice

Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse

Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair

Tressaille ! la frayeur secrète de la chair :

Des pieds de l'inhumaine au coeur de la timide

Que délaisse à la fois une innocence, humide

De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.

« Mon crime, c'est d'avoir, gai de vaincre ces peurs

» Traîtresses, divisé la touffe échevelée

» De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée :

» Car, à peine j'allais cacher un rire ardent

» Sous les replis heureux d'une seule (gardant

» Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume

» Se teignît à l'émoi de sa soeur qui s'allume,

» La petite, naïve et ne rougissant pas :)

» Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,

» Cette proie, à jamais ingrate se délivre

» Sans pitié du sanglot dont j'étais encore ivre.

 

Tant pis ! vers le bonheur d'autres m'entraîneront

Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :

Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,

Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure ;

Et notre sang, épris de qui le va saisir,

Coule pour tout l'essaim éternel du désir.

À l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte

Une fête s'exalte en la feuillée éteinte :

Etna ! c'est parmi toi visité de Vénus

Sur ta lave posant ses talons ingénus,

Quand tonne un somme triste ou s'épuise la flamme.

Je tiens la reine !

 

Ô sûr châtiment ...

 

Non, mais l'âme

De paroles vacante et ce corps alourdi

Tard succombent au fier silence de midi :

Sans plus il faut dormir en l'oubli du blasphème,

Sur le sable altéré gisant et comme j'aime

Ouvrir ma bouche à l'astre efficace des vins !

 

Couple, adieu ; je vais voir l'ombre que tu devins.

 


Demi thèmes donc qui s'entrelacent et se fuient, se complètent et se repoussent tour à tour, l'un rejetant l'autre dans l`ombre, pour l'inscrire en transparence : du faune, être sensuel et tyrannique, avide de realité sans cesse fuyante, au poète qui dit adieu à cette même réalité qu'il a voulue par son art irréelle et transfigurée dans l'ordre immuable et serein de la création poétique. Les images ne se succèdent pas dans l'ordre logique d'une représentation naturelle; elles sont conduites par de subtiles analogies, très vigoureuses certes, mais difficiles à saisir dans toute leur complexité; une à une, elles semblent jaillir de l`ombre, obéissant aux lois secrètes d'un rythme qui s'impose de lui-même, parmi le jeu savant des pauses et des silences lourds d'évocations. 

Dans l'œuvre de Mallarmé, "L'Après-midi d'un faune" est le morceau des connaisseurs, il forme le point central, parfait, à la fois simple et raffiné, où viennent converger "toutes les directions flexibles. toutes les époques de son talent". Nul ne semble être aller aussi loin que ce poème dans la voie de la poésie pure... Les visions et les ombres qui fuient de la flûte, de la plainte et de l'extase du faune réalisent autour de l'oeuvre ces nuées renouvelées d`air limpide et d'or vivant..." (Thibaudet). 

Claude Debussy (1862-1918), composera entre 1892 et 1894, - pour le créer à Paris dès 1894 -, un "Prélude à I'après-midi d'un faune", œuvre symphonique dont le compositeur présente ainsi ses liens avec le poème de Mallarmé : "La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Mallarmé; elle ne prétend pas en être une synthèse. Il s'agit plutôt de fonds successifs sur lesquels se meuvent les désirs et les rêves du faune dans la chaleur de cet après-midi. Enfin, las de poursuivre les nymphes et les naïades apeurées dans leur fuite, il s'abandonne à un sommeil enivrant, riche de songes enfin réalisés, de pleine possession dans l'universelle nature .." Et l'on sait que "Prélude à l'après-midi d'un faune" demeure l'une des œuvres maîtresses de Debussy, après des œuvres assez conventionnelles comme "L'Enfant prodigue" et d'autres inspirées des préraphaelites ("La Damoiselle élue").


Pendant prés de trente ans, de 1864 à 1892, Stéphane Mallarmé professa l'anglais à l'Université. "II fut d'abord professeur à Tournon, puis à Besançon, puis encore à Avignon, où il connut Mistral, Aubanel, Roumanille, Gras et Roumieux, avec qui il participa au mouvement félibréen. Cela se passait avant la guerre". Stéphane Mallarmé, très estimé de M. Catulle Mendès, de Villiers de L'Isle-Adam, de M. Emmanuel des Essarts, qui l'avaient « découvert » dès 1864, « avait déjà collaboré à de nombreuses revues; mais son nom n'était guère sorti du groupe des Parnassiens.

Vers 1873, il revint à Paris, et bientôt après fut nommé professeur au Lycée Condorcet. C'est alors (1874-1875) que, presque entièrement seul, il rédigea La Dernière Mode, Gazette du Monde et de la Famille, « où étaient promulguées les lois et vrais principes de la vie tout esthétique, avec l'entente des moindres détails : toilettes, bijoux, mobiliers et jusqu'aux spectacles et menus de dîners... » C'est alors aussi que, sur l'invitation de Théodore de Banville, son maître préféré, d'écrire un poème qui serait débité par Coquelin aîné, il composa "L'Après-Midi d'un Faune", dont le projet de réalisation théâtrale n'aboutit point... Avec le peintre Manet, Stéphane Mallarmé fréquenta les dîners de Victor Hugo, où celui-ci trônait, assis sur un siège plus haut que ceux des autres convives; et volontiers il rappelait que l'auteur d'Hernani, très amicalement et en lui pinçant l'oreille, l'accueillait : son "cher poète impressionniste".

 

En resterons-nous là? ...

Stéphane Mallarmé, à cette époque, avait déjà publié sa traduction du "Corbeau" d'Edgar Poe, "L'Après-Midi d'un Faune", sa réimpression du "Vathek" de Beckford et donné, dans maintes revues, quantité de poèmes; mais ces livres et ces pages n'étaient connus que des lettrés, et Mallarmé demeurait un peu ignoré, voire même méconnu. 

Enfin, en 1884, M. J.-K. Huysmans publia son roman "A rebours", dont le héros, Jean des Esseintes, épris de littératures vraiment belles, et que "subjuguait de même qu'un sortilège"  l' "Hérodiade" de Stéphane Mallarmé, "en aimait ces vers :

... O miroir!

Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée,

Que de fois et pendant des heures, désolée

Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont

Comme des feuilles sous la glace au trou profond,

Je m'apparus en loi comme une ombre lointaine.

Mais, horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine.

J'ai de mon rêve épars connu la nudité!

comme il aimait les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil." (A rebours, p. 260.) Et il semble bien que ce livre surtout, à beaucoup des jeunes écrivains d'alors comme au public, révéla Stéphane Mallarmé et son œuvre et décida de la gloire du poète. » (Paul Léautaud, Poètes d'aujourd'hui.). Beaucoup d'entre ces jeunes poètes l'acclamèrent leur Maître, et c'est alors que commencèrent les célèbres mardis de la rue de Rome ... 


Prose pour des Esseintes

Hyperbole ! de ma mémoire

Triomphalement ne sais-tu

Te lever, aujourd'hui grimoire

Dans un livre de fer vêtu :

Car j'installe, par la science,

L'hymne des coeurs spirituels

En l'oeuvre de ma patience,

Atlas, herbiers et rituels.

Nous promenions notre visage

(Nous fûmes deux, je le maintiens)

Sur maints charmes de paysage,

Ô soeur, y comparant les tiens.

L'ère d'autorité se trouble

Lorsque, sans nul motif, on dit

De ce midi que notre double

Inconscience approfondit

Que, sol des cent iris, son site

Il savent s'il a bien été,

Ne porte pas de nom que cite

L'or de la trompette d'Été.

Oui, dans une île que l'air charge

De vue et non de visions

Toute fleur s'étalait plus large

Sans que nous en devisions.

Telles, immenses, que chacune

Ordinairement se para

D'un lucide contour, lacune,

Qui des jardins la sépara.

Gloire du long désir, Idées

Tout en moi s'exaltait de voir

La famille des iridées

Surgir à ce nouveau devoir.

Mais cette soeur sensée et tendre

Ne porta son regard plus loin

Que sourire, et comme à l'entendre

J'occupe mon antique soin.

Oh ! sache l'Esprit de litige,

À cette heure où nous nous taisons,

Que de lis multiples la tige

Grandissait trop pour nos raisons

Et non comme pleure la rive

Quand son jeu monotone ment

À vouloir que l'ampleur arrive

Parmi mon jeune étonnement

D'ouïr tout le ciel et la carte

Sans fin attestés sur mes pas

Par le flot même qui s'écarte,

Que ce pays n'exista pas.

L'enfant abdique son extase

Et docte déjà par chemins

Elle dit le mot : Anastase !

Né pour d'éternels parchemins,

Avant qu'un sépulcre ne rie

Sous aucun climat, son aïeul,

De porter ce nom : Pulchérie !

Caché par le trop grand glaïeul.



En 1884, alors que Verlaine publie les "Poètes maudits", qu'il rencontre Méry Laurent, un des modèles favoris de Manet, Mallarmé fait paraître dans la Revue indépendante, le poème "Prose pour des Esseintes", poème décadent dans le goût du jour.

 

C'est le début de la notoriété : Huysmans fait l'apologie de sa poésie dans "A Rebours". L'univers symbolique de Mallarmé, qui fonctionne à coups d'intuitions, de révélations (" le trait dominant de cette causerie était une faculté d'apercevoir les analogies, développées à un degré qui rendait fantastique le sujet le plus simple"), attire de nombreux adeptes, et la jeune génération poétique qui, depuis 1880, fréquentait les « Mardis » de la rue de Rome le reconnaît comme un maître : René Ghil, Henri de Régnier, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Laurent Tailhade, puis Paul Claudel, Paul Valéry, Camille Mauclair, Marcel Schwob. Mallarmé poursuit alors sa carrière de professeur et le poète poursuit son activité intense.

En 1887, il fait paraître une édition de ses Poésies, traduit les poèmes d'Edgar Poe et le Ten O'Clock de James M. N. Whistler,  (1888). fait de nombreuses conférences en Belgique sur son ami Villiers de L'Isle-Adam, mort en 1889. Le banquet de la Plume (15 février 1893). Il meurt le 9 septembre 1898, quelques mois après avoir fait paraître "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" dans la revue Cosmopolis.

Pour Gide, l'oeuvre de Mallarmé est quelque part l'un des points extrêmes "où se soit aventuré l'esprit humain.." 


La recherche verbale - La poésie de Mallarmé est inséparable d'une réflexion originale sur le langage et d'une conscience aiguë de la spécificité de l'expression poétique. Aux yeux de Mallarmé, la poésie, langue hiératique, est la langue par excellence, où les mots du langage commun, qu'il appelle mots de la tribu, prennent "un sens plus pur". Cette langue permet d'évoquer le monde des idées et des essences. "Je dis : une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour (...), se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets." (Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil)

 

Mais ce monde platonicien étant, dans sa perfection et sa pureté, intraduisible, Mallarmé a souvent évoqué à son propos le néant, l'absence, le silence, le vide enfin, pareil à celui de la page blanche devant laquelle Mallarmé, poète peu fécond, éprouvait régulièrement l'angoisse de l'impuissance.

La poésie de Mallarmé est d'un abord malaisé et présente de sérieuses difficultés d'interprétation, voire de compréhension. Sans doute par tempérament, Mallarmé avait-il tendance à la préciosité et au raffinement. Mais plus profondément, il était persuadé que toute chose sacrée, et la poésie l'était pour lui au plus haut point, doit demeurer mystérieuse et décourager par son hermétisme un profane vulgaire et paresseux. Aussi emploie-t-il des mots rares ou bizarres et s'ingénie-t-il à compliquer ou à dissimuler sa syntaxe.

"Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,

L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint réve vespéral brûlé par le Phénix

Que ne recueille pas de cinéraire amphore,

Sur les crédences, au salon vide, nul ptyx,

Aboli bibelot d'inaníté sonore..."

Au fond, Mallarmé a atteint son but : son œuvre a peu de lecteurs, mais ses fidèles sont fervents, comme Paul Valéry qui raconte qu'un jour, à dix-huit ans, il s'est aperçu qu'il connaissait par cœur toutes les poésies de Mallarmé ... 


L 'AZUR - Cette pièce, publiée dans Le Parnasse contemporain, appartient encore à la première manière de Mallarmé, mais elle est la plus importante de ce groupe, celle où apparaît le mieux sa tendance vers une conception nouvelle de la poésie. Baudelaire regrettait déjà son impuissance à goûter la saveur du "printemps adorable"; pour Mallarmé, cette saveur n'existe plus; déjà, dans "Renouveau", il dénonce le printemps maladif; l'azur éclatant le blesse comme une insulte. On notera la différence entre cette impuissance lucide, ce cruel dégoût de la vie et la mélancolie résignée du "Lac" ou de "La Tristesse d'Olympio"; le thème lyrique est le même, mais le ton d'ironie froide, de lassitude exaspérée est une note toute nouvelle ...  

 

L'AZUR

 

De l'éternel azur la sereine ironie

Accable, belle indolemment comme les fleurs,

Le poète impuissant qui maudit son génie

À travers un désert stérile de Douleurs.

Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde

Avec l'intensité d'un remords atterrant,

Mon âme vide. Où fuir? Et quelle nuit hagarde

Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant?

Brouillards, montez! Versez vos cendres monotones

Avec de longs haillons de brume dans les cieux

Qui noiera le marais livide des automnes

Et bâtissez un grand plafond silencieux!

Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse

En t'en venant la vase et les pâles roseaux,

Cher Ennui, pour boucher d'une main jamais lasse

Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.

 

Encor! que sans répit les tristes cheminées

Fument, et que de suie une errante prison

Éteigne dans l'horreur de ses noires traînées

Le soleil se mourant jaunâtre à l'horizon!

-- Le Ciel est mort. -- Vers toi, j'accours! donne, ô matière,

L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché

À ce martyr qui vient partager la litière

Où le bétail heureux des hommes est couché,

Car j'y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée

Comme le pot de fard gisant au pied d'un mur,

N'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée,

Lugubrement bâiller vers un trépas obscur..

En vain! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante

Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus

Nous faire peur avec sa victoire méchante,

Et du métal vivant sort en bleus angelus!

Il roule par la brume, ancien et traverse

Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr;

Où fuir dans la révolte inutile et perverse?

Je suis hanté. L'Azur! l'Azur! l'Azur! l'Azur! 



1887 – Poésies

 "Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée doit s'entourer de mystères", et ainsi la poésie se doit d'être mystère. Mallarmé usera de plus en plus de l'ellipse, du raccourci, s'appliquant à compliquer le poème pour le rendre illisible, allant jusqu'à donner des recettes par trop systématiques : "Il faut toujours couper le commencement et la fin de ce qu'on écrit de manière à en rendre l'accès difficile." De cette manière, la poésie ne risque pas d'être livrée en pâture à la foule ignorante, incapable de saisir le beau. Et seul le rêve permet d'atteindre la beauté qui n'est pas de ce monde et qui doit être fabriquée de toutes pièces : "Si le rêve était ainsi défloré, où donc nous sauverions-nous, nous autres malheureux que la terre dégoûte et qui n'avons que le rêve pour refuge ?" (lettre à son ami Henri Cazalis, 1863). Pourtant, Mallarmé qui a prôné la toute-puissance de l'intellect et de la conscience pour conquérir la Beauté, écrit à Villiers de L'Isle-Adam : "J'avais, à la faveur d'une grande sensibilité, compris la corrélation intime de la poésie avec l'univers et, pour qu'elle fût pure, conçu le dessein de la sortir du rêve et du hasard et de la juxtaposer à une conception de l'univers. Malheureusement, âme inorganisée simplement pour la jouissance poétique, je n'ai pu, dans la tâche préalable de cette conception, comme vous, disposer d'un esprit – et vous serez terrifié d'apprendre que je suis arrivé à l'idée de l'univers par la seule sensation…" 

 

L'ÉVENTAIL DE MADEMOISELLE MALLARME - Poésie de la seconde période, qui est un exemple parfait et suffisamment clair de la véritable manière mallarméenne : c'est tout l'art de la suggestion par les images les plus vaporeuses et les plus inachevées qui laissent à notre fantaisie le plaisir de leur donner une valeur particulière. Cette pièce, qui fait pendant à une autre pièce d'inspiration analogue, - Eventail de Madame Mallarmé, - montre bien que, pour le poète, les événements ou les objets les plus insignifiants peuvent proposer à l'imagination toute une série d'analogies souples, riches de plusieurs sens mystérieux. Le poète suppose que l'éventail parle à la jeune fille....

 

O rêveuse, pour que je plonge!

Au pur délice sans chemin,

Sache, par un subtil mensonges,

Garder mon aile dans ta main.

Une fraîcheur de crépuscule

Te vient à chaque battement

Dont le coup prisonnier* recule

L'horizon délicatement.

Vertige! voici que frissonne

L'espace comme un grand baiser

Qui, fou de naître pour personne,

Ne peut jaillir ni s'apaiser.

Sens-tu le paradis farouche!

Ainsi qu'un rire enseveli

Se couler du coin de ta bouche

Au fond de l'unanime pli.

Le sceptre des rivages roses

Stagnants sur les soirs d'or, ce l'est,

Ce blanc vol fermé que tu poses

Contre le feu d'un bracelet.

 

LE TOMBEAU D'EDGAR POE - Ayant subi profondément l'influence de toute la littérature de langue anglaise, Mallarmé eut, comme Baudelaire, un culte particulier pour le grand écrivain américain, Edgard Poe, poète et romancier (1809-1849). Il y a une affinité indiscutable entre ces trois grands esprits. Mallarmé publia en 1888 une traduction des "Poèmes" de Poe et consacra précisément au double souvenir de Poe et de Baudelaire, qui avait été le premier traducteur de Poe en France, deux sonnets, dont nous donnons ici le premier. Sous ce titre de tombeau, on désigne la commémoration d'un poète par un autre poète. Les vers de Mallarmé rendent bien ce qu'il y a d'étrange à la fois et de puissant dans l'imagination du poète américain, le mystère et l'angoisse d'une conscience tourmentée par les visions hallucinantes qu'il a cherché à suggérer par des mots rares ou par des rythmes imprévus; il s'est défini lui-même : «Un homme que les réalités du monde affectaient comme des visions et seulement comme des visions."...

 

Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change,

Le Poète suscite avec un glaive nu

Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu

Que la mort triomphait dans cette voix étrange!

Eux, comme un vil sursaut d'hydre ayant jadis l'ange

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu, 

Proclamèrent très haut le sortilège bu

Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sols et de la nue hostiles, ô grief!

Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief

Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne,

Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur,

Que ce granit du moins montre à jamais sa borne

Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur!

 

LES FENETRES - Un fait banal qui ne pourrait éveiller tout au plus un sentiment de pitié, éveille chez le poète des symboles endormis, mais dans une obscurité qui ne peut jamais être totalement levée...

 

Las du triste hôpital, et de l'encens fétide

Qui monte en la blancheur banale des rideaux

Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,

Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture

Que pour voir du soleil sur les pierres, coller

Les poils blancs et les os de sa maigre figure

Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler..

Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles,

Les tisanes, l'horloge et le lit infligé,

La toux; et quand le soir saigne parmi les tuiles,

Son œil, à l'horizon, de lumière gorgé,

Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,

Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir

En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes

Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir!

Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure

Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits

Mangent. et qui s'entête à chercher cette ordure

Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits,

Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées

D'où l'on tourne l'épaule à la vie, et, béni,

Dans leur verre, lave d'éternelles rosées,

Que dore le matin chaste de l'Infini,

Je me mire et me vois ange! et je meurs, et j'aime

- Que la vitre soit l'art, soit la mysticité -

A renaître, portant mon rêve en diadème,

Au ciel antérieur où fleurit la Beauté!

Mais, hélas! Ici-bas est maître : sa hantise

Vient m'écœurer parfois jusqu'en cet abri sûr,

Et le vomissement impur de la Bêtise

Me force à me boucher le nez devant l'azur.

Est-il moyen, ô Moi qui connais l'amertume,

D'enfoncer le cristal par le monstre insulté

Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume

- Au risque de tomber pendant l'éternité!



Enfin on ne peut que citer le fameux "Sonnet en x", nommé ainsi pour ses rimes en ix et ixe, paru pour la première en 1893, dans le recueil "Vers et prose", le Sonnet allégorique de lui-même, le premier poème écrit par Mallarmé après la crise d'Hérodiade de 1868...

 

Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,

L'Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix

Que ne recueille pas de cinéraire amphore

 

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx

Aboli bibelot d'inanité sonore,

(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx

Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.)

 

Mais proche la croisée au nord vacante, un or

Agonise selon peut-être le décor

Des licornes ruant du feu contre une nixe,

 

Elle, défunte nue en le miroir, encor

Que, dans l'oubli fermé par le cadre, se fixe

De scintillations sitôt le septuor.


Le retentissement du livre de Huysmans fut encore accru par la publication dans la Revue indépendante", en janvier 1885, de la "Prose pour des Esseintes", un des poèmes les plus audacieusement hermétique qu'ait écrit le poète. Sa soudaine célébrité coïncide avec les premières campagnes symbolistes, menées par Jean Moréas. Toute une part de la jeunesse littéraire de cette époque apprend ainsi par coeur le célèbre poème "Le vierge, le vivace ...", que Mallarmé publiait en 1885, accompagné d'une pièce aux accents plus érotiques, "Quelle soie aux baumes de temps ..." Proche de la violente passion sensuelle, sans doute restée insatisfaite, de le poète nourrissait pour sa belle voisine de la rue de Rome, Méry Laurent, ancien modèle et maîtresse de Manet. Mais c'est malgré lui que Mallarmé se retrouve entraîné dans ce mouvement ...

 

"Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui"

Poésies (1899).

 

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui !

 

Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui

Magnifique mais qui sans espoir se délivre

Pour n'avoir pas chanté la région où vivre

Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

 

Tout son col secouera cette blanche agonie

Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,

Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.

 

Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,

Il s'immobilise au songe froid de mépris

Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.

"Quelle soie aux baumes de temps"

Poésies (1899).

 

Quelle soie aux baumes de temps

Où la Chimère s'exténue

Vaut la torse et native nue

Que, hors de ton miroir, tu tends !

 

Les trous de drapeaux méditants

S'exaltent dans notre avenue :

Moi, j'ai ta chevelure nue

Pour enfouir mes yeux contents.

 

Non ! La bouche ne sera sûre

De rien goûter à sa morsure,

S'il ne fait, ton princier amant,

 

Dans la considérable touffe

Expirer, comme un diamant,

Le cri des Gloires qu'il étouffe.



Ecrire l'oeuvre absolue, qu'il s'était donné en 1866 d'écrire d'ici vingt ans. Mallarmé est toujours, malgré les monologues qu'il tient à cette aéropage de jeunes écrivains qui se pressent rue de Rome, dans sa petite salle à manger, prisonnier de son monotone métier de professeur, de ses difficultés d'argent, de son ménage sans poésie, de ses passions inassouvies. Il a 50 ans et en octobre 1893, grâce à l'influence de Coppée, obtient sa mise à la retraite anticipée. Maintenant il est libre de résoudre le problème de la création qui le hante tant, celui de l'Infini, et pour l'incarner, le Livre. mais comment révéler l'Absolu, sinon dans la matière poétique, sans renoncer à tout langage, puis qu'il s'agit d'atteindre cet Absolu. Si Mallarmé parvient à structurer matériellement son projet, - une série de trente feuilles détachées réparties en cinq ou six cases, des combinaisons de texte -, il recule sans arrêt le moment d'entrer effectivement dans son écriture ...



"UN COUP DE DES JAMAIS N`ABOLIRA LE HASARD"

Le plus énigmatique et pourtant (et parce que?) le plus célèbre poème de Stéphane Mallarmé dont une première version parut dans "Cosmopolis" en 1897, pour une version définitive, dans une typographie insolite, qui ne fut publiée qu`en 1914. D'après Paul Claudel, "dans l`esprit de Mallarmé, ce travail n`était que le premier essai d`un grand poème. où il aurait voulu enfermer l'explication du monde". Il procèderait d'un conte inachevé, "Igitur ou la Folie d'Elbehnon", mais le drame ici ,'a plus pour cadre l'espace clos d`une chambre. mais la mer et le ciel d`un naufrage. Dans "Igitur", Mallarmé avait pour projet de "terrasser le vieux monstre de l'impuissance", une écriture qui se voulait par-dessus tout thérapie en revivant sous une forme littéraire ce qu'il (avait affronté) affrontait lui-même, une crise de l'absolu qu'il pensait avoir résolu en 1869 à la lecture de Descartes. Mais se découvrir l'hériter d'une tradition littéraire immémoriale ne suffit pas, vanité que celle d'un acte littéraire absolu qui pourrait permettre d'abolir le hasard. Ce conte devait comporter cinq parties, "Vie d'Igitur", "Le Minuit", "L'Escalier", "Le Coup de dés" et "Le Sommeil sur les cendres, après la bougie soufflée". Igitur, porté cette "maladie d'idéalité", porte à la conscience de soi le "moi projeté absolu" en revivant l'histoire de ce rêve, ré-emprunte les "escaliers de  l'esprit humain", et se retrouve confronté à l'acte, le coup de dés", qu'attendent ses ancêtres, mais cet acte n'est plus qu'une fiction. "Igitu secoue simplement les dés", avant de se coucher sur les cendres de ses ancêtres.

L'impossible achèvement de l'oeuvre et la mort du poète en septembre 1898 révèlent-ils l'impasse d'un tel projet?

A côté des formes traditionnelles de la poésie, de "l'antique vers auquel je garde un culte et attribue l'empire de la passion et des rêveries", Mallarmé entreprend un genre nouveau, prend à la musique sa méthode de composition en utilisant une disposition typographique singulière explicitée dans sa "Préface" ...

 

"J’aimerais qu’on ne lût pas cette Note ou que parcourue, même on l’oubliât ; elle apprend, au Lecteur habile, peu de chose situé outre sa pénétration : mais, peut troubler l’ingénu devant appliquer un regard aux premiers mots du Poème pour que de suivants, disposés comme ils sont, l’amènent aux derniers, le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture. Les “blancs”, en effet, assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers ou vers — plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée, l’instant de paraître et que dure leur concours, dans quelque mise en scène spirituelle exacte, c’est à des places variables, près ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s’impose le texte. L’avantage, si j’ai droit à le dire, littéraire, de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une vision simultanée de la Page : celle-ci prise pour unité comme l’est autre part le Vers ou ligne parfaite. La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée. Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition...."

 

 .... et à propos de laquelle bien des exégèses ont été proposées ...