Friedrich Caspar David (1774-1840) - Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), "Die Elixiere des Teufels" (1815-1816) - Clemens Brentano (1778-1842) - Bettina Brentano (1785 –1859) - Karoline von Günderode (1780-1806) - Adelbert von Chamisso (1781-1838), "Peter Schlemihls wundersame Geschichte" (1814) - Achim von Arnim (1781-1831) - Heinrich von Kleist (1777-1811), "Penthesilea" (1806-1807) - Jacob et Wilhelm Grimm (1785-1863 ; 1786-1859), "Kinder- und Hausmärchen" (1812-1819) - Joseph von Eichendorff (1788-1857) - Heinrich Heine (1797-1856), "Buch der Lieder" (1827) - ....

Last update: 12/31/2016


Succédant aux "classiques de Weimar" (Goethe, Hölderlin, Schiller), la première vague du romantisme allemand - "l'école d'Iéna" (les frères Schlegel, Tieck, Novalis) -  tendait à l'universalité, la Révolution française semblant porter en elle un immense brassage d'idées entre les hommes et les cultures. Mais dans l'Allemagne qui se retrouve sous la tutelle de Napoléon après avoir écrasé la Prusse, la seconde vague romantique, réunie à Heidelberg, cherchent des raisons d'espérer en se tournant vers les aspirations nationales : l'Allemagne, morcelée et asservie, ne peut trouver son identité dans la structure du Saint Empire qui vient de s'effondrer, mais dans cette communauté de langue et de culture qui plonge ses racines dans le passé et dans le peuple. Les frères Grimm publient la première grammaire complète de l'allemand, réunissent les Légendes allemandes (1816-1818) et Contes d'enfants et du foyer (1812-1815). Joseph von Görres fait revivre l'histoire médiévale (Livres populaires allemands, 1807), Achim von Arnim et Clemens Brentano le "Cor merveilleux de l'enfant" (1805-1808). Cette seconde vague romantique veut donner aux rêves la consistance de la réalité et met ainsi en lumière la notion de Volksgeist, cette âme germanique  qui se révèle, à la fois, voix vivante du peuple allemand et porteur de l'enfance de l'humanité... Pourtant, une autre petite musique anticipe sur les temps à venir, "je voyais un méchant esprit des ténèbres qui, partout où il paraît, apporte le malheur, la ruine et le désespoir dans cette vie et pour l'éternité.."

(Hoffman, L'Homme au sable).(Caspar David Friedrich - 1809-1810 - Abbey among Oak Trees - Alte Nationalgalerie - Staatliche Museen zu Berlin)

 

Following on from the "Weimar classics" (Goethe, Hölderlin, Schiller), the first wave of German romanticism - the "school of Iena" (the brothers Schlegel, Tieck, Novalis) - tended to be universal, with the French Revolution seeming to carry within it an immense mix of ideas between people and cultures. But in Germany, which finds itself under Napoleon's tutelage after having crushed Prussia, the second romantic wave, gathered at Heidelberg, is looking for reasons to hope by turning to national aspirations: Germany, fragmented and enslaved, cannot find its identity in the structure of the Holy Empire that has just collapsed, but in this community of language and culture that has its roots in the past and in the people.

Siguiendo con los "clásicos de Weimar" (Goethe, Hölderlin, Schiller), la primera ola del romanticismo alemán -la "escuela de Iena" (los hermanos Schlegel, Tieck, Novalis)- tendió a ser universal, con la Revolución Francesa pareciendo llevar dentro una inmensa mezcla de ideas entre pueblos y culturas. Pero en Alemania, que se encuentra bajo la tutela de Napoleón después de haber aplastado a Prusia, la segunda ola romántica, reunida en Heidelberg, está buscando motivos de esperanza al volverse hacia las aspiraciones nacionales: Alemania, fragmentada y esclavizada, no puede encontrar su identidad en la estructura del Sacro Imperio que acaba de derrumbarse, sino en esta comunidad de lengua y cultura que tiene sus raíces en el pasado y en el pueblo.



Le premier groupement des romantiques à Iéna et ensuite à Berlin ne dura guère qu'une huitaine d'années, de 1796 à 1803. Dès 1802, Frédéric Schlegel quitta Berlin pour se rendre à Paris, et la même année Tieck alla s'établir aux environs de Francfort-sur-l'0der. L'année suivante, Wilhelm Schlegel commença ses voyages avec Mme de Staël. Enfin, en 1804, Schleiermacher fut appelé à l'université de Halle, où il enseigna jusqu'au moment de l'invasion française. Quant à Novalis, la mort l'avait enlevé dès le mois de mars 1801. C'est dans cette courte période, de 1796 à 1803, que l'école se constitua, qu'elle affirma ses principes, qu'elle étendit son influence. 

La seconde génération des romantiques offre moins de cohésion que la première. Elle se partage en plusieurs petits groupes, qui conservent plus ou moins fidèlement la tradition de I'école. Clément Brentano et Achim d'Arnim ont leur centre d`activité à

Heidelberg, où ils fondent le Journal des Ermites (1808, Zeitung für Einsiedler). A Berlin, le poète La Motte Fouqué, l'écrivain dramatique Zacharie Werner  et le philosophe Fichte se rattachent à l'Almanach des Muses de Chamisso et Varnhagen; au même groupe appartient le conteur Hoffmann. Enfin Karl Immermann, dans la région du Rhin, et Eichendorff, en Prusse, continuent chacun de son côté à propager l'esprit romantique, tout en gardant l'oríginalité de leur nature...


Heinrich von Kleist (1777-1811), Joseph von Eichendorff (1788-1857) et surtout Heinrich Heine (1797-1856) ouvrent une nouvelle ère dans la littérature allemande. En effet, le romantisme allemand sombre très rapidement, une nouvelle configuration politique et sociale s'impose, l'Allemagne entre dans cette période qu'un Heinrich Heine ne supportera pas, celle du "Vormärz" : cette période s'étend du Congrès de Vienne (1815) à l'échec du Printemps des peuples (1848-49) et voit s'installer et se multiplier une petite-bourgeoisie qui vénère toute autorité (Metternich) qui ferait promesse d'un bonnet de fourrure bien chaud (Verheissung). "Junges Deutschland" et "Biedermeier" constituent autant de facettes de ce nouveau monde qui marque la fin de la première moitié du XIXe siècle.

(Georg Friedrich Kersting - circa 1811 - The Court Preacher D Reinhard in His Study -Alte Nationalgalerie - Staatliche Museen zu Berlin )

 


Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822)
"Rien n'est plus fantastique et plus fou que la vie réelle", écrit Hoffmann dans ses Contes nocturnes (1817), et c'est avec lui que survient l'idée qu'après tout le surnaturel est peut-être possible, en littérature, au moins... Non seulement à partir de 1810, le centre de gravité du romantisme allemand se déplace vers Berlin, mais de nouveaux visages apparaissent aux côtés des Schlegel, les Brentano, Arnim, Eichendorff : A. von Chamisso, F. de Lamotte-Fouqué et E. T. A. Hoffmann viennent ajouter au mouvement cette touche d'étrange et de fantastique que l'on attribue parfois à tort au romantisme allemand tout entier. Etrange alliage par ailleurs, cette fascination pour le surnaturel n'est pas dépourvue d'une certaine ironie..

Né et élevé à Königsberg, E.T.A. Hoffmann, juriste au service de l'État prussien, compositeur et chef d'orchestre, inconditionnel de Mozart, écrivain prolixe doué d'une imagination débordante, mais miné par l'abus d'alcool, est non seulement l'incontestable maître du fantastique, l'un des membres les plus éminents de cette deuxième école romantique allemande qui surgit dans les années 1810-1816, il est celui qui influença toute une génération d'écrivains à travers le monde, Balzac (L'Élixir de longue vie, 1830), Gérard de Nerval, Charles Nodier, Musset, Poe, Pouchkine (La Dame de pique, 1834), Gogol (Le Nez, 1836), Hans Christian Andersen (Promenade du canal de Holmen à la pointe orientale d’Amagre, 1829), sans oublier des compositeurs comme Offenbach (Contes d'Hoffmann, 1881) et Tchaïkovski (Casse-Noisette, 1892). Sa carrière de juriste consciencieux débute en Silésie, se poursuit à Berlin, puis en Pologne (Posen, Plock, Varsovie) : il y est relégué pour ses dessins satiristes et trompe son ennui par la musique. Sa vocation littéraire naît ainsi dans un étrange contexte, celle d'une création qui va éclore et se poursuivre dans l'obscurité, l'homme qui fréquente acteurs et écrivains, l'homme qui mène dans la platitude absolue son quotidien de juriste, élabore, comme à l'envers de son existence, une autre réalité...

C'est sans doute dans la capitale polonaise, Varsaw, que le futur créateur de la nouvelle fantastique découvre sa si mystérieuse matière littéraire : ses rencontres (Zacharias Werner (1768-1823), prédicateur populaire quelque peu déséquilibré et dramaturge à succès qui verse dans le sombre, Julius Eduard Hitzig (1780-1849), futur biographe de Chamisso et d'Hoffmann), ses lectures (Novalis, Ludwig Tieck, les frères August et Friedrich Schlegel, Achim von Arnim, Clemens Brentano, mais aussi l'oeuvre étrange du naturaliste Gotthilf Heinrich von Schubert (1780-1860), auteur de "Symbolik des Traums", La Symbolique des rêves). Lorsqu'en 1806 Napoléon sépare la Pologne de la Prusse, et occupe Berlin (1807-1808), Hoffmann se retrouve dans une position difficile, privé de toute fonction pendant huit ans. Il se tourne de 1806 à 1814 principalement vers la musique : il devient professeur de chant, chef d'orchestre, directeur de théâtre (Bamberg, 1808, en Allemagne du Sud), compose le premier opéra romantique (Ondine, 1814) sur un livret de La Motte-Fouqué, et publie des articles de critique musicale ("Beethovens Instrumentalmusik", 1813).

Mais surtout Hoffmann entre à cette époque en littérature, créant son fameux alter ego, le maître de chapelle "Johannès Kreisler", un génie musical qui ne parvient pas à maîtriser sa sensibilité excessive, et qui apparaît dans les nouvelles connues sous le nom de Kreisleriana (qui inspireront à Robert Schumann huit pièces pour piano en 1838) et dans "Le Chat Murr" (1822). Les années 1813-1814 le voient traverser toute l'Allemagne (Dresde, Leipzig) alors que les armées napoléoniennes dévastent le pays (Die Vision auf dem Schlachtfelde bei Dresden). Il retrouve enfin en 1814 ses fonctions de juriste à Berlin et publie avec succès ses plus grands chefs-d'œuvre : "Fantaisies à la manière de Callot" (Fantasiestücke in Callots Manier, 1814-1815), "les Contes Nocturnes" (Nachtstücke, 1816-1817), "les Élixirs du diable" (Die Elixiere des Teufels, 1815-1816), "Le Petit Zachée" (Klein Zaches, genannt Zinnober, 1819), "Les Frères de Saint-Sérapion" (Die Serapionsbrüder, 1819-1820), "Princesse Brambilla" (Prinzessin Brambilla, 1820). Mais déjà, dans son "Étranges souffrances d'un directeur de théâtre" (Seltsame Leiden eines Theater-Direktors, 1818) l'alcoolisme et l'épuisement mental dans lequel le plonge son imagination foisonnante ont définitivement fissuré son existence: il meurt le 25 juin 1822. Les fameuses tavernes de Berlin (Tiergarten, Unter den Linden, Lutter & Wegner) peuplent ses récits mais dès 1820 les atteintes de la syphilis ne lui permettent plus d'achever son oeuvre. "Maître Puce" (Meister Floh, 1822),  "Le Chat Murr" (Lebensansichten des Katers Murr, 1819-1821), inachevé, constituent ses dernières créations..

"Fantaisies à la manière de Callot" (Fantasiestücke in Callots Manier, 1814-1815)
Le recueil comprend "Le Chevalier Gluck" (Ritter Gluck), "Don Juan", "Les Dernières aventures du chien Berganza", "Le Magnétiseur" (Der Magnetiseur), "Le Vase d'or" (Der goldne Topf), "Les Aventures de la nuit de Saint Sylvestre", Kreislerania). Gérard de Nerval traduisit les deux premières parties des Aventures de la nuit de Saint Sylvestre. "Kreislerania" comprend "Les Souffrances musicales du maître de chapelle Johannès Kreisler" (Johannes Kreislers, des Kapellmeisters, musikalische Leiden), "Pensées sur la haute dignité de la musique" (Gedanken über den hohen Wert der Musik), "La Musique instrumentale de Beethoven" (Beethovens Instrumental-Musik), "Pensées extrêmement éparses" (Höchst zerstreute Gedanken). "Le Vase d'or" (Der goldne Topf) est un des plus connu du recueil : la vie d'un étudiant, Anselme, est totalement bouleversé lorsque, se promenant tristement le long de l'Elbe, il est soudain envoûté par le regard au bleu profond d'un petit serpent, enroulé dans les branches d'un arbre... .

 

"Les Élixirs du diable" (Die Elixiere des Teufels, 1815-1816)
Roman inspiré, dit-on, par le Moine de Lewis, conte ce qu'il advient de Frère Médard qui,  après avoir goûté certain "élixir du diable", se sent irrésistiblement poussé au mal et jeté dans une série d'aventures où hasard et préméditation, remords et concupiscence, rêve et réalité se confondent inextricablement, le dédoublement pathologique du protagoniste mène à la révélation de sa prédestination au crime : il doit alors racheter les fautes de ses ancêtres, le cauchemar est devenu source de dévoilement. Ces images d'errance au cours desquelles s'abolit toute frontière entre imagination et réalité ont fourni force matière à la psychanalyse (Freud les analysera en 19919) et au surréalisme. La densité et l'invraisemblance de ce roman sont tels qu'il ne rencontrera pas immédiatement le succès des "Fantaisies à la manière de Callot". 

 

"Ich stand vom Lager auf und schlich wie ein Gespenst mit der Lampe, die ich bei dem Marienbilde auf dem Gange des Klosters angezündet, durch die Kirche nach der Reliquienkammer. Von dem flackernden Schein der Lampe beleuchtet, schienen die heiligen Bilder in der Kirche sich zu regen, es war, als blickten sie rnitleidsvoll auf mich herab, es war, als höre ich in dem dumpfen Brausen des Sturms, der durch die zerschlagenen Fenster ins Chor hineinfuhr, klägliche warnende Stimmen, ja, als riefe mir meine Mutter zu aus weiter Ferne. »Sohn Medardus, was beginnst du, laß ab von dem gefährlichen Unternehmen!« – Als ich in die Reliquienkammer getreten, war alles still und ruhig, ich schloß den Schrank auf, ich ergriff das Kistchen, die Flasche; bald hatte ich einen kräftigen Zug getan!.."

".. Je quittai ma couche et, tenant à la main ma lampe que j’avais allumée près de l’image de la Vierge, dans le couloir du cloître, je me glissai, comme un spectre, vers la chambre des reliques. Lorsque je traversai l’église, les images des saints éclairées par la lumière vacillante de ma lampe paraissaient se mouvoir. Il me semblait qu’ils jetaient sur moi des regards de compassion ; je croyais entendre, parmi les sourds mugissements du vent qui pénétrait dans le choeur à travers les carreaux cassés, des voix plaintives me mettant en garde ; je reconnaissais même la voix de ma mère, me criant du lointain : « Mon fils Médard, que vas-tu faire ? Abandonne ta périlleuse entreprise. » Quand je pénétrai dans la chambre des reliques, tout était calme et silencieux. J’ouvris le meuble, je saisis le coffret, la bouteille, et déjà j’avais bu une forte gorgée… Le feu coula dans mes veines et un sentiment ineffable de bien-être m’envahit. Je bus encore une fois, et la joie d’une nouvelle et brillante vie s’alluma en mon âme..."


"Contes nocturnes" (Nachtstücke, 1816-1817)
"Ces textes ne sont pas des contes pour enfants. Ce sont les fantasmes d’un écrivain aux talents multiples (dessinateur, peintre, chanteur et compositeur de musique) : fantasmes noirs, empreints de terreur et de mort, mais aussi de fantaisie. Dans ces récits, le fantastique surgit toujours du quotidien : on comprend que Freud ait forgé la notion d’«inquiétante étrangeté» en les lisant. La traduction reprise ici est celle qu’ont lue tous les grands auteurs du XIXe siècle, de Walter Scott à Baudelaire." (Editions Gallimard)
Huit histoires : "L'homme au sable" (Der Sandmann), Ignaz Denner, "L'église des jésuites" (Die Jesuiterkirche in G.), "Le Sanctus" (Das Sanctus), "La maison déserte" (Das öde Haus), "Le majorat" (Das Majorat), "Le vœu" (Das Gelübde), "Le cœur de pierre" (Das steinerne Herz) - , écrites dans un langage simple et familier mais qui mettent en scène les côtés obscurs et irrationnels de l'âme humaine. La plus célèbre, "L'Homme au sable" (Der Sandmann) reprend l'histoire traditionnelle du marchand de sable qui vient fermer les yeux des enfants s'endormant, mais qui se révèle ici être le "méchant esprit des ténèbres qui, partout où il paraît apporte le malheur, la ruine, et le désespoir dans cette vie et pour l'éternité". L'horreur et l'étrange viennent ici non pas d'un contexte ou des objets et personnages qui peuplent ce contexte, mais de la perception qu'en ont le protagoniste et le lecteur. C'est parce que Nathanaël pense que la poupée Olimpia est vivante qu'elle le devient et bascule la réalité dans le fantastique.

"..Ach mein herzgeliebter Nathanael! glaubst Du denn nicht, daß auch in heitern – unbefangenen – sorglosen Gemütern die Ahnung wohnen könne von einer dunklen Macht, die feindlich uns in unserm eignen Selbst zu verderben strebt? – Aber verzeih es mir, wenn ich einfältig Mädchen mich unterfange, auf irgend eine Weise Dir anzudeuten, was ich eigentlich von solchem Kampfe im Innern glaube. – Ich finde wohl gar am Ende nicht die rechten Worte und Du lachst mich aus, nicht, weil ich was Dummes meine, sondern weil ich mich so ungeschickt anstelle, es zu sagen.
Gibt es eine dunkle Macht, die so recht feindlich und verräterisch einen Faden in unser Inneres legt, woran sie uns dann festpackt und fortzieht auf einem gefahrvollen verderblichen Wege, den wir sonst nicht betreten haben würden – gibt es eine solche Macht, so muß sie in uns sich, wie wir selbst gestalten, ja unser Selbst werden; denn nur so glauben wir an sie und räumen ihr den Platz ein, dessen sie bedarf, um jenes geheime Werk zu vollbringen. Haben wir festen, durch das heitre Leben gestärkten, Sinn genug, um fremdes feindliches Einwirken als solches stets zu erkennen und den Weg, in den uns Neigung und Beruf geschoben, ruhigen Schrittes zu verfolgen, so geht wohl jene unheimliche Macht unter in dem vergeblichen Ringen nach der Gestaltung, die unser eignes Spiegelbild sein sollte. Es ist auch gewiß, fügt Lothar hinzu, daß die dunkle psychische Macht, haben wir uns durch uns selbst ihr hingegeben, oft fremde Gestalten, die die Außenwelt uns in den Weg wirft, in unser Inneres hineinzieht, so, daß wir selbst nur den Geist entzünden, der, wie wir in wunderlicher Täuschung glauben, aus jener Gestalt spricht. Es ist das Phantom unseres eigenen Ichs, dessen innige Verwandtschaft und dessen tiefe Einwirkung auf unser Gemüt uns in die Hölle wirft, oder in den Himmel verzückt..."

"L'Homme au sable" (Der Sandmann)
"...Mon bien-aimé Nathanaël, ne penses-tu pas que le sentiment d’une puissance ennemie qui agit d’une manière funeste sur notre être, ne puisse pénétrer dans les âmes riantes et sereines ? – Pardonne, si moi, simple jeune fille, j’entreprends d’exprimer ce que j’éprouve à l’idée d’une semblable lutte. Peut-être ne trouverai-je pas les paroles propres à peindre mes sentiments, et riras-tu, non de mes pensées, mais de la gaucherie que je mettrai à les rendre. S’il est en effet une puissance occulte qui plonge ainsi traîtreusement en notre sein ses griffes ennemies, pour nous saisir et nous entraîner dans une route dangereuse que nous n’eussions pas suivie, s’il est une telle puissance, il faut qu’elle se plie à nos goûts et à nos convenances, car ce n’est qu’ainsi qu’elle obtiendra de nous quelque créance, et qu’elle gagnera dans notre coeur la place dont elle a besoin pour accomplir son ouvrage.

Que nous ayons assez de fermeté, assez de courage pour reconnaître la route où doivent nous conduire notre vocation et nos penchants, pour la suivre d’un pas tranquille, notre ennemi intérieur périra dans les vains efforts qu’il fera pour nous faire illusion.

Lothaire ajoute que la puissance ténébreuse, à laquelle nous nous donnons, crée souvent en nous des images si attrayantes, que nous produisons nous-mêmes le principe dévorant qui nous consume. C’est le fantôme de notre propre nous, dont l’influence agit sur notre âme, et nous plonge dans l’enfer ou nous ravit au ciel..."


"Le Majorat" conte l'histoire d'un château maudit et d'une famille d'extraction noble frappée continuellement par la mort, la folie, le meurtre.
"..Qui ne sait combien le séjour d’un lieu pittoresque éveille d’émotions, et saisit même l’âme la plus froide ? Qui n’a éprouvé un sentiment inconnu au milieu d’une vallée entourée de rochers, dans les sombres murs d’une église ? Qu’on songe maintenant que j’avais vingt ans, que les fumées du punch animaient ma pensée, et l’on comprendra facilement la disposition d’esprit où je me trouvais dans cette salle. Qu’on se peigne aussi le silence de la nuit, au milieu duquel le sourd murmure de la mer et les singuliers sifflements des vents retentissaient comme les sons d’un orgue immense, touché par des esprits ; les nuages qui passaient rapidement et qui souvent, dans leur blancheur et leur éclat, semblaient des géants qui venaient me contempler par les immenses fenêtres : tout cela était bien fait pour me causer le léger frisson que j’éprouvais. Mais ce malaise était comme le saisissement qu’on éprouve au récit d’une histoire de revenants vivement contée, et qu’on ressent avec plaisir. Je pensais alors que je ne pouvais me trouver en meilleure disposition pour lire le livre que j’avais apporté dans ma poche. C’était le Visionnaire de Schiller. Je lus et je relus, et j’échauffai de plus en plus mon imagination. J’en vins à l’histoire de la noce chez le comte de V..., racontée avec un charme si puissant. Juste au moment où le spectre de Jéronimo entre dans la salle, la porte qui conduisait à l’antichambre s’ouvrit avec un grand bruit. Je me levai épouvanté ; le livre tomba de mes mains. Mais, au même instant, tout redevint tranquille, et j’eus honte de ma frayeur enfantine. Il se pouvait que le vent eût poussé cette porte.."

"Le Chat Murr" ("Lebensansichten des Katers Murr nebst fragmentarischer Biographie des Kapellmeisters Johannes Kreisler in zufälligen Makulaturblättern", 1819-1821)
 Lorsque paraît le second volume de la "Vie et opinions du matou Murr fortuitement entremêlées de placards renfermant la biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannes Kreisler", E. T. A. Hoffmann n'a plus que quelques mois à vivre, avant qu'il ait pu commencer la rédaction du troisième et dernier volume du roman. Cette autobiographie d'un chat poète qui a appris à écrire, comporte, "par erreur", des fragments de la biographie du double romanesque d'Hoffmann, le chef d'orchestre Johannes Kreisler. Amours malheureuses, vertiges romantiques et accès de désespoir s'intercalent ainsi avec le récit d'une monotone existence d'un chat d'une pédanterie sans borne.

 


Friedrich Caspar David (1774-1840)
Le romantisme allemand en peinture suit deux voies, celle de Friedrich Overbeck et de Moritz von Schwind, avec le mouvement dit des "nazaréens", centré sur le religieux médiéval, et celle que tente Friedrich Caspar David. Né à Greifswald, Friedrich étudia à l'Académie des beaux-arts de Copenhague et s'installe à Dresde en 1798. Dès ses premières oeuvres il explore  les plages rocailleuses, les plaines monotones, les landes, les chaînes montagneuses infinies et les arbres tendus vers le ciel. Ses premières peintures à l'huile datent de 1807: "la Croix sur la montagne" (Staatliche Kunstsammlungen, Dresde). Tous les éléments de ses compositions se veulent symboliques, le plus souvent des allégories de foi, et ses tonalités destinées à partager le sentiment d'impuissance de l'homme face aux forces de la nature ("L'Arbre aux corbeaux, v. 1822, Musée du Louvre, Paris).

circa 1825-1830 Caspar David Friedrich - circa 1825-1830 Two Men Contemplating the Moon -Metropolitan Museum of Art - New York * circa 1828-1835 Easter Morning - Museo Thyssen-Bornemisza  (Spain - Madrid) * circa 1830-1835 Sunset with Brothers - The State Hermitage Museum - St Petersburg * circa 1819 Kreidefelsen auf Rügen - Oskar Reinhart Collection - Winterthur  (Switzerland) *  1823-1824 Sea of Ice - Hamburger Kunsthalle *  circa 1818-1820 On a Sailing Ship - The State Hermitage Museum - St Petersburg....


Adelbert von Chamisso (1781-1838)
Homme singulier partagé entre deux nations rivales qui luttent pour s'imposer dans un monde instable, Adelbert von Chamisso est l'auteur d'un conte fantastique qui connaît un succès immédiat : un homme qui ne voulait pour destin qu'un bonheur quotidien des plus simples, mais qui ne parvient pas à intégrer une société de gens fortunés et satisfaits d'eux-même, vend son ombre, résiste à céder son âme, mais perd toute identité...
La vie de Louis Charles Adélaïde Chamisso de Boncourt est placée sous le signe de la contradiction permanente, entre deux nations rivales et deux cultures : "je suis partout étranger, je voudrais trop étreindre, et tout m'échappe". En 1792, ce fils d'émigrés royalistes français choisit l'exil et une Allemagne cosmopolite qui correspond mieux à son esprit, il devient officier prussien, mais en 1806, Napoléon écrase la Prusse, il rentre en France en 1810, se consacre à la littérature, rencontre Madame de Stael, étudie la botanique. De retour à Berlin, il publie sa célèbre "Histoire de Peter Schlemihl" (Peter Schlemihls wundersame Geschichte, 1814), un récit fantastique dont le héros parcourt le monde pour se consoler de la perte de son ombre, échangée contre une bourse toujours remplie d'or. Entre 1815 et 1818, il fait le tour du monde dans une expédition russe et obtient à son retour le poste de directeur du jardin et du musée botaniques de Berlin. Il y épouse une jeune prussienne, Antonie Piaste, et c'est là qu'il compose le cycle poétique qui lui apporte la gloire,  "Frauenliebe und -leben" (L'amour et la vie d'une femme, 1830), qui sera mis en musique par Robert Schumann. Avec la ré-édition de son Schlemihl, Chamisso devient un "classique" de la littérature de son époque. Au romantique succède le tenant du Biedermeier et du Vormärz à venir, une poésie simple, naïve, teintée d'humour. Désormais bien enraciné dans une Prusse triomphante, il semble avoir quelques penchants pour les libéraux français...

 "Histoire de Peter Schlemihl" (Peter Schlemihls wundersame Geschichte, 1814)
"Pour avoir vendu son ombre au Diable contre la bourse inépuisable de Fortunatus, Peter Schlemihl va connaître une existence de proscrit. Chacun se détourne avec effroi de ce voyageur fastueux et munificent mais qui n’est plus un homme comme les autres. Condamné à vivre loin de la lumière pour masquer sa singularité, il tentera sans succès de reprendre son bien à l’Homme Gris. Mais un miraculeux hasard l’engagera dans la voie de l’expiation, du vrai savoir et de la rédemption." (Livre de poche)

"(Wie erschrak ich, als ich den Mann im grauen Rock hinter mir her und auf mich zukommen sah. Er nahm sogleich den Hut vor mir ab, und verneigte sich so tief, als noch niemand vor mir getan hatte. Es war kein Zweifel, er wollte mich anreden, und ich konnte, ohne grob zu sein, es nicht vermeiden. Ich nahm den Hut auch ab, verneigte mich wieder, und stand da in der Sonne mit bloßem Haupt wie angewurzelt. Ich sah ihn voller Furcht stier an, und war wie ein Vogel, den eine Schlange gebannt hat. Er selber schien sehr verlegen zu sein; er hob den Blick nicht auf, verbeugte sich zu verschiedenen Malen, trat näher, und redete mich an mit leiser, unsicherer Stimme, ungefähr im Tone eines Bettelnden) - Quel fut mon effroi ! En me retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait à moi. Il m’ôta d’abord son chapeau, en s’inclinant plus profondément que jamais personne n’avait fait devant moi. Il était clair qu’il voulait me parler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussi mon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil, immobile comme si j’eusse pris racine sur le sol ; je le regardais fixement, avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du serpent a fasciné ; lui-même paraissait embarrassé ; il n’osait lever les yeux, et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde et m’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu à un pauvre honteux : « Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoir l’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais une humble prière à lui faire. Si Monsieur voulait me faire la grâce... – Mais, au nom de Dieu, Monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon anxiété, que puis-je pour un homme qui... »
Nous demeurâmes courts tous les deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage. Après un intervalle de silence, il reprit la parole : « Pendant le peu de moments que j’ai joui du bonheur de me trouver auprès de vous, j’ai, à plusieurs reprises... Je vous demande mille excuses, Monsieur, si je prends la liberté de vous le dire, j’ai contemplé avec une admiration inexprimable l’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vous jetez à vos pieds... cette ombre même que voilà. Encore une fois, Monsieur, pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa proposition : daigneriez-vous consentir à traiter avec moi de ce trésor ? Pourriez-vous vous résoudre à me le céder ? »
Il se tut, et j’hésitais à en croire mes oreilles. « M’acheter mon ombre ! il est fou », me dis-je en moi-même, et d’un ton qui sentait peut-être un peu la pitié, je lui répondis : « Eh ! mon ami, n’avez-vous donc point assez de votre ombre ? Quel étrange marché me proposez-vous !... » Il continua : « J’ai dans ma poche bien des choses qui pourraient n’être pas indignes d’être offertes à Monsieur. Il n’est rien que je ne donne pour cette ombre inestimable ; rien à mes yeux n’en peut égaler le prix. » Une sueur froide ruissela sur tout mon corps lorsqu’il me fit ressouvenir de sa poche, et je ne compris plus comment j’avais pu le nommer mon ami. Je repris la parole, et tâchai de réparer ma faute à force de politesses. « Mais, Monsieur, lui dis-je, excusez votre très humble serviteur ; sans doute que j’ai mal compris votre pensée. Comment mon ombre pourrait-elle... ? » 

Il m’interrompit. « Je ne demande à Monsieur que de me permettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche ; quant à la manière dont je pourrai m’y prendre, c’est mon affaire. En échange, et pour prouver à Monsieur ma reconnaissance, je lui laisserai le choix entre plusieurs bijoux que j’ai avec moi : l’herbe précieuse du pêcheur Glaucus ; la racine de Circé ; les cinq sous du Juif-Errant ; le mouchoir du grand Albert ; la mandragore ; l’armet de Mambrin ; le rameau d’or ; le chapeau de Fortunatus, remis à neuf, et richement remonté, ou, si vous préfériez, sa bourse... – La bourse de Fortunatus ! » m’écriai-je. Et ce seul mot, quelle que fût d’ailleurs mon angoisse, m’avait tourné la tête. Il me prit des vertiges, et je crus entendre les doubles ducats tinter à mon oreille.
« Que Monsieur daigne examiner cette bourse et en faire l’essai. » Il tira en même temps de sa poche et remit entre mes mains un sac de maroquin à double couture et fermé par des courroies. J’y puisai, et en retirai dix pièces d’or, puis dix autres, puis encore dix, et toujours dix. Je lui tendis précipitamment la main : «Tope ! dis-je, le marché est conclu ; pour cette bourse, vous avez mon ombre.»
(Er steckte die Hand in die Tasche und zog einen mäßig großen, festgenähten Beutel, von starkem Korduanleder, an zwei tüchtigen ledernen Schnüren heraus und händigte mir selbigen ein. Ich griff hinein, und zog zehn Goldstücke daraus, und wieder zehn, und wieder zehn, und wieder zehn; ich hielt ihm schnell die Hand hin: »Topp! der Handel gilt, für den Beutel haben Sie meinen Schatten.« Er schlug ein, kniete dann ungesäumt vor mir nieder, und mit einer bewundernswürdigen Geschicklichkeit sah ich ihn meinen Schatten, vom Kopf bis zu meinen Füßen, leise von dem Grase lösen, aufheben, zusammenrollen und falten, und zuletzt einstecken. Er stand auf, verbeugte sich noch einmal vor mir, und zog sich dann nach dem Rosengebüsche zurück. Mich dünkt', ich hörte ihn da leise für sich lachen. Ich aber hielt den Beutel bei den Schnüren fest, rund um mich her war die Erde sonnenhell, und in mir war noch keine Besinnung.) Il me donna la main, et sans plus de délai se mit à genoux devant moi : je le vis avec la plus merveilleuse adresse détacher légèrement mon ombre du gazon depuis la tête jusques aux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche. Il se releva quand il eut fini, s’inclina devant moi, et se retira dans le bosquet de roses. Je crois que je l’entendis rire en s’éloignant. Pour moi, je tenais ferme la bourse par les cordons ; la terre était également éclairée tout autour de moi, et je n’étais pas encore maître de mes sens..."

"Frauenliebe und -leben" (L'amour et la vie d'une femme, 1830) 
Chamisso est principalement reconnu comme poète, et notamment pour son cycle de neuf poèmes, Frauenliebe und -leben, publié en 1830 et adapté musicalement par Robert Schumann en 1840. Cet ensemble poétique retrace les souvenirs d'une épouse, fidèle et dévouée, de son premier amour, qui la fait femme ("Seit ich ihn geseh’n, glaub ich blind zu sein"), donne consistance à son existence ("Ich kann’s nicht fassen, nicht glauben"),  mais que la mort de son mari relègue dans une vie de solitude et de mémoire. "Seit ich ihn gesehen" est le premier de ces poèmes...

Seit ich ihn gesehen,
Glaub ich blind zu sein;
Wo ich hin nur blicke,
Seh ich ihn allein;
Wie im wachen Traume
Schwebt sein Bild mir vor,
Taucht aus tiefstem Dunkel,
Heller nur empor.

Sonst ist licht - und farblos
Alles um mich her,
Nach der Schwestern Spiele
Nicht begehr ich mehr,
Möchte lieber weinen,
Still im Kämmerlein;
Seit ich ihn gesehen,
Glaub ich blind zu sein. 



Achim von Arnim (1781-1831)
Achim von Arnim n'est pas chez lui dans le monde, disait Thomas Mann, son imagination sans limite, portée pourtant par une écriture réaliste, l'enferma dans une solitude dite "poétique" - Issu d'une vieille famille de l'aristocratie prussienne, orphelin de mère et délaissé par son père, Achim von Arnim étudie le droit et les mathématiques à Halle an der Saale et à Göttingen de 1798 à 1801, puis se tourne vers la littérature et le Cénacle romantique d'Heidelberg (Joseph Görres, Friedrich Creuzer, Clemens Brentano). Sa rencontre avec Clemens Brentano date de 1802, et c'est avec lui  qu'il publie Des Knaben Wunderhorn (1806-1808), un recueil de plus de 700 chants populaires allemands collectés avec l'aide des frères Grimm et de Bettina Brentano, la soeur de Clemens qu'il épousera en 1811, un recueil d'importance qui va revivifier la mythologie nationale, révéler à notre âme malade une nature mystique, et inspirer autant les poètes, Eichendorff, Heine, que les compositeurs tels que Schumann, Brahms et Mahler. A partir de 1809, Arnim vit à Berlin, où il travaille sur le "Berliner Abendblätter" de Heinrich von Kleist, fréquente des nationalistes prussiens tels que Friedrich de la Motte, Fouqué et Kleist. En 1811, il fonde à Berlin le groupe "Deutsche Tischgesellschaft" (Société allemande de la table), singulièrement patriote et antisémite,... 

Ce qui caractérise le groupe de Heidelberg, c'est la tendance à rafraîchir la langue et la littérature à la source populaire. Jusqu'alors on n'avait proposé aucune solution précise du problème qui préoccupait toute l'école romantique. On voulait que la littérature eût un caractère national; on reprochait aux classiques de trop s'appuyer sur l'antiquité, et on leur opposait le moyen âge et la Renaissance chrétienne. Mais c'était le Moyen Âge des seigneurs et des clercs, c'est-à-dire une culture qui n'était pas elle-même sans quelque chose d'artificiel, et qui n'avait jamais pénétré profondément dans le peuple. Quand Tieck voulut remonter aux origines de la poésie allemande, c'est aux Minnesinger qu'il s'adressa. Arnim et Brentano suivirent une autre voie; ils eurent l'idée de recueillir tout ce qui, à quelque époque que ce fût et même en pleine période classique, portait cette marque indéfinissable qu`on appelle le caractère populaire, toutes ces poésies qui, selon l'expression de Gœthe, ne sont écrites ni par le peuple ni pour le peuple, mais qui, par leur ton franc et vigoureux, sont faites pour être comprises de toute la partie la plus profonde de la nation.

Achim d'Arnim disait, dans un article publié en 1805 (Von Volksliedern), au moment où il venait de rassembler ses documents : "Les savants se sont usés à créer une langue spéciale, distinguée, qui n`a servi qu'à exclure le peuple, pour un long temps, de toute conception élevée. Mais il leur a bien fallu reconnaître que le seul moyen de maintenir une telle langue eût été de la rendre générale. Constituer une langue pour elle-même, prétendre la fixer artificiellement, c'est une idée contraire à toute vraie culture. Il faut que la langue soit éternellement fluide, si elle doit se plier à tous les mouvements de la pensée qu'elle est appelée à manifester: c'est seulement ainsi qu'elle peut faire chaque jour des acquisitions nouvelles, sans que personne ait besoin d'y mettre la main. Si nous n'avons plus de poésie populaire, c'est qu'on a cantonné la  langue, et qu'on s'est aliéné ainsi la partie saine et poétique du peuple." Les romantiques n'avaient jamais parlé autrement...

 

Elisabeth, dite Bettina Brentano (1785 –1859), et Achim von Arnim ont formé un couple emblématique du romantisme, lui luthérien et solitaire refermé sur lui-même, elle catholique, amie proche de Goethe dès son plus jeune âge (ses "Goethes Briefwechsel mit einem Kinde", 1835, influencèrent longtemps la perception que l'on avait de Goethe) et dénonçant la misère ouvrière (Dies Buch gehört dem König, 1843). Bettina vivait à Berlin, Achim gérait le domaine de Wiepersdorf... Les Brentano furent proche de Karoline von Günderode (1780-1806), poétesse méconnue (sous le pseudonyme masculin de Tian) qui ne vécut que 26 ans, torturée par sa condition de femme : "Schon oft hatte ich den unweiblichen Wunsch, mich in ein wildes Schlachtengetümmel zu werfen, zu sterben. Warum ward ich kein Mann! Ich habe keinen Sinn für weibliche Tugenden, für Weiberglückseligkeit. Nur das Wilde, Große, Glänzende gefällt mir. Es ist ein unseliges, aber unverbesserliches Mißverhältnis in meiner Seele; und es wird und muß so bleiben, denn ich bin ein Weib und habe Begierden wie ein Mann, ohne Männerkraft" (J'ai souvent eu le désir non féminin de mourir dans une bataille sauvage. Pourquoi ne suis-je pas devenu un homme ! Je n'ai aucun sens des vertus féminines, de la félicité féminine. Je n'aime que le sauvage, le grand, le brillant. C'est une disproportion malheureuse mais incorrigible dans mon âme..), écrit-elle à Gunda Brentano.

En 1810, Achim von Arnim publie "Armut, Reichtum, Schuld und Buße der Gräfin Dolores". Solitaire, Arnim s'éloigne de Berlin et se retire sur ses terres en 1814, dans son château de Wiepersdorf (Brandebourg). S'il a peu convaincu en tant que poète et auteur dramatique, il publie un roman historique, "Die Kronenwächter oder Bertholds erstes und zweites Leben" (1817), qui fait renaître avec talent le XVIe siècle. Sa notoriété est attachée à ses nouvelles dans lequelles il sait plus que tout autre relier des significations symboliques aux évènements les plus réels, rechercher dans un monde plus vaste, imaginaire ou rêvé, une texture plus riche que ce que nous donne à vivre le quotidien, raconter ses hallucinations comme des faits avérés :  "Mistris Lee" (1809), "Der Wintergarten (1809, Le Jardin d'hiver), "Isabella von Ägypten, Kaiser Karls V. erste Jugendliebe" (1812, Isabelle d'Égypte), où le Golem et la Mandragore prennent forme humaine , "Frau von Saverne" (1817), "Der Tolle Invalide auf dem Fort Ratonneau" (1818, L'Invalide du Fort Rappeneau), "Die Majoratsherren" (1820, Les Héritiers du majorat), où le ghetto se peuple de fantômes ,"Martin Martir" (1841)...


Clemens Brentano (1778-1842)
Achim von Arnim, Joseph von Eichendorff, et Clemens Brentano sont considérés comme les représentants les plus importants de la période dite romantique de Heidelberg. Brentano naquit dans la littérature, petit-fils de Sophie von La Roche, fils de Maximiliane von La Roche, autrefois vénéré par le jeune Goethe. Mais singulièrement, comme nombre d'écrivains romantiques allemands, son éducation fut des plus terre-à-terre, étudiant les sciences minières à Halle, puis la médecine à Iéna. C'est à Iéna qu'il rencontra le classicisme de Weimar (Weimarer Klassik), Johann Wolfgang von Goethe, Christoph Martin Wieland, Johann Gottfried von Herder, et ces premiers romantiques que furent Friedrich Schlegel, Johann Gottlieb Fichte et Ludwig Tieck. Il y publie son premier roman, "Godwi oder das steinerne Bild der Mutter" (1801). Il gagne Göttingen pour étudier la philosophie, y rencontre Achim von Arnim et publie avec lui Des Knaben Wunderhorn (1806-1808), recueil de vieilles chansons allemandes. En 1809, Clemens Brentano vit principalement à Berlin et semble gagné par un certain antisémitisme que l'on trouve dans des associations religieuses telle que Die Deutsche Tischgesellschaft, fondée notamment par Achim von Arnim, le climat est au patriotisme prussien, anti-napoléonien (Louise de Mecklembourg-Strelitz, reine de Prusse et épouse de Frédéric-Guillaume III, incarnera jusqu'à sa mort, en 1810, ce patriotisme), mais aussi antisémite. En fond de son oeuvre, une tonalité religieuse germano-chrétienne très profonde qui se cherche et parfois se perd dans ses caricatures excessives condamnant le Philistin et le Juif (Der Philister vor, in und nach der Geschichte), c'est une des limites de ce romantisme d'Heidelberg souvent insuffisamment évoquée...  

De 1803 à 1811, il travaille à une vaste épopée de plus de 1000 ans, "Romanzen vom Rosenkranz" (les Romances du Rosaire, inachevé, 1852) , qui relate la rédemption par le rosaire d'une faute millénaire qui pèse sur une famille de Bologne. En 1817, il quitte la littérature profane et se tourne vers le catholicisme sous l'influence de la jeune Luise Hensel (1798-1876) dont il s'était épris. Le poète Wilhelm Müller (1794-1827), soupirant tout autant reconduit, composera sur cet amour non partagé des poèmes qui inspireront à Franz Schubert deux cycles de Lieder, "Die schöne Müllerin" et "Winterreise".

Crise de la "conversion" à la foi catholique qui se poursuit lorsqu'il passe six années (1818-1824) à Dülmen (Westphalie), au chevet de la religieuse augustine Anna Katharina Emmerick (1774-1854) à retranscrire ses visions, source de stigmates : non sans y introduire sa propre inspiration lyrique, il publiera de cette "expérience" un premier volume en 1833 ("Das bittere Leiden unserer Herrn Jesu Christi"), puis un second en 1852 ("Leben der heiligen Jungfrau Maria"), des textes d'une grande beauté plastique qui inspireront des congrégations romanes et américaines. Gabriel von Max a réalisé en 1885 un portrait saisissant de "La vierge extatique Anna Katharine Emmerick"....

En 1833, Brentano rencontre le peintre et mécène Emilie Linder (1797-1867), vénérée par Schelling et Franz von Baader, et tente une nouvelle fois de la convertir à la foi catholique (ce qu'elle fit un an après la mort de Brentano). La religion et ses passions amoureuses, singulièrement liées, pulsion sensuelle et ferveur religieuse, restent les éléments déterminants de la dernière partie de sa vie. Si l'œuvre et la personne de Brentano ont suscité les appréciations les plus contradictoires, et si ses œuvres ont beaucoup vieilli, il a laissé quelques poésies qui comptent parmi les plus belles du lyrisme allemand : "Ich darf wohl von den Sternen singen" ("J'ai le droit de chanter des étoiles")...

Brentano, Clemens (1778-1842)
Ich darf wohl von den Sternen singen


Ich darf wohl von den Sternen singen,
Mich hat die Blume angeblickt,
Und wird mein armes Lied gelingen,
Dann wird vom Stern mir zugenickt.

O Stern und Blume, Geist und Kleid,
Lieb, Leid, und Zeit und Ewigkeit.
Im Garten stand die frühe Waise,
Und senkt den Blick zum Blumenfeld
Die Sonne sank im Purpurgleise,
Die Sterne spannen aus ihr Zelt.

O Stern und Blume, Geist und Kleid,
Lieb, Leid, und Zeit und Ewigkeit.
Mit euch wohl wagt ein Kind zu sprechen,
Ihr kennet mich und bin ich stumm,
Weil mir das kranke Herz will brechen,
Bringt ihr mich nicht mit Fragen um.

O Stern und Blume, Geist und Kleid,
Lieb, Leid, und Zeit und Ewigkeit.
Ihr lieben Blumen still und innig
Ein Tröpfchen Tau, ein Licht, ein Hauch,
Ihr lieben Sterne klar und sinnig
Ein Strahl, ein Blick, ein Blitz, ein Aug'.

O Stern und Blume, Geist und Kleid,
Lieb, Leid, und Zeit und Ewigkeit.
Und wie die Sterne heller blinken
Beugt Schatten sich aufs Blumenfeld
Und auch des Kindes Augen sinken,
Der Traum sie in den Armen hält.

O Stern und Blume, Geist und Kleid,
Lieb, Leid, und Zeit und Ewigkeit.
Ihr Engel steiget auf und nieder
Bringt Sternenlust, bringt Blumenschmerz,
Und küßt die unerschaffnen Lieder
Und legt sie schlafen auf ihr Herz.
….



Heinrich von Kleist (1777-1811)
Heinrich von Kleist, violent et tourmenté, est de ceux qui incarnent le romantisme par excellence, poursuivant dans sa vie comme dans son oeuvre, une intensité et un désir d'absolu : l'idéal qu'il semble poursuivre est celui d'une harmonie, harmonie de l'individu et de la société, harmonie du rêve et de la réalité, mais très rapidement cette réalité se révèle incompatible pour toute destinée tant soit peu fragilisée, sa passion de vie se révèle chaotique et tragiquement écourtée, et s'il parvient à exprimer son intempérance et son impatience dans la création littéraire, son oeuvre dense et démesurée heurte la compréhension d'une époque... " Heinrich von Kleist s'imagine qu'il y a des découvertes à faire dans le domaine des lettres comme dans celui des sciences, et il veut produire devant ses contemporains étonnés quelque chose qui ne se soit jamais vu avant lui. Ce qui fit son malheur, c'est qu'il ne se rendit jamais bien compte du but précis qu'il poursuivait. Il répète sans cesse, dans ses lettres, que la seule activité digne de l`homme est le développement normal de ses facultés : il reprenait ainsi une idée favorite de Gœthe, celui de tous les écrivains allemands dont la gloire l'offusquait le plus. Mais une activité de ce genre exige, chez celui qui en a fait, la règle de sa vie, un équilibre intellectuel que Kleist ne sut jamais atteindre. La tempête ne peut rien contre le chêne mort, Alors qu'elle fracasse l'arbre sain" ("Die abgestorbne Eiche steht im Sturm, Doch die gesunde stürzt er schmetternd nieder").

(Anton Graff (1736–1813) - Heinrich von Kleist - 1808 - Kügelgenhaus Museum der Dresdner Romantik)

Né à Francfort-sur-l'Oder, fils d'un officier prussien, Heinrich von Kleist entre à 15 ans au régiment des gardes de Potsdam. A la suite de sa participation aux campagnes du Rhin contre la la France révolutionnaire, il rompt avec l'armée et entreprend des études de droit dans sa ville natale. Départs et crises se succèdent : rupture avec sa fiancée Wilhelmine de Zenge, lecture de l'oeuvre philosophique de Kant et de son impératif catégorique qui postule la conformité de l'agir individuel et de la législation universelle. C'est au printemps de l'année 1801, qu'il partit brusquement pour Paris, une sorte de reconnaissance qu`il poussait vers le centre du monde civilisé. Il visita, en passant, Dresde, Leipzig, les bords du Rhin. A Dresde, en assistant à une messe en musique dans la chapelle de la cour, il fut tenté, dit-il, de se prosterner devant l'autel et de se faire catholique. A peine eut-il touché Paris, que le disciple de Rousseau, qui sommeille dans le cœur de tout Allemand de la fin du XVIIIe siècle, se réveilla en lui. La ville lui parut sale, les habitants vicieux. Les sciences, dont il avait exalté les bienfaits, ne furent plus, à ses yeux, que des agents de corruption. Il fréquenta peu le monde, même le monde des lettres. Au mois de novembre, ,il s'achemina vers la Suisse. Il ne voyait alors que l`envers de la civilisation, les besoins factices qu'elle amène, les convoitises qu'elle excite, et il songeait sérieusement il se faire paysan. Il se lia cependant, à Berne, avec le romancier Zschokke et avec Louis Wieland, le fils de l'auteur d'Oberon, qui le tirèrent momentanément de sa solitude. C'est à eux qu'il fit la lecture de son premier essai dramatique, "la Famille Schroffenste", une tragédie sanglante; mais il ne put arriver jusqu'à la dernière scène, la plus pathétique, raconte Zschokke dans son Autobiographie, car le rire des auditeurs, qui allait toujours croissant, finit par gagner le lecteur. Une gravure suspendue dans la chambre de Zschokke, la Cruche cassée, devint l'occasion d'un concours entre les trois amis; on y voyait, mêlés a d'autres personnages, un couple d`amoureux, l'air triste et embarrassé, une vieille criaillant et tenant une cruche cassée entre ses mains, et un juge à figure grotesque. Zschokke fit sur cette donnée une nouvelle, et Kleist une comédie, qu'il se contenta pour le moment d'esquisser et qui ne fut terminée que cinq ans plus tard. Le petit groupe bernois se sépara vers la fin de l'hiver. Zschokke fut obligé de quitter la ville, pour cause politique. Kleist tomba malade. Sa sœur accourut pour le soigner et le ramena en Allemagne... 

.. Ils passèrent par Weimar. Schiller fit bon accueil au jeune poète; Wieland le logea dans sa maison à Osmanstardt. Gœthe, tout en lui témoignant de l'intérêt, eut cette réflexion prémonitoire : "quelque sincère que fût mon désir de m’intéresser à lui, il ne laissa pas de m’inspirer de l’effroi et de l’horreur, comme quelqu’un sur lequel la nature aurait eu de belles visées et qui serait la proie d’une maladie mortelle". Kleist, en effet, était moins que jamais maître de lui-même. Tantôt il s'exaltait dans le sentiment de sa supériorité, se disait le plus grand poète du siècle, parlait "d'arracher la couronne du front de Gœthe lui-même", tantôt il retombait dans un morne abattement. Il était atteint d'une monomanie spéciale de suicide; son idée fixe était de vouloir mourir de compagnie avec un ami. Le nouveau voyage qu'il entreprit en Allemagne, en Suisse et en France ne s'explique que par le besoin d'échapper au démon qui le poursuivait. A Paris, il brûla le manuscrit d'une tragédie de Robert Guiscard, sur laquelle il avait fondé d'abord les plus grandes espérances. A Boulogne, il fut sur le point de s'engager dans l`armée de Napoléon, qui préparait sa descente en Angleterre. Il dit bien, dans une lettre, que ce projet "n'avait rien de politique et ne devait être jugé qu'au point de vue médical", mais il n'en est pas moins étrange qu'il  ait eu la pensée de servir sous les ordres de l'homme qu`il voudra bientôt mettre au ban du monde civilisé et même tuer de sa propre main. 

A Berlin, il fut d'abord reçu comme l'enfant prodigue qui revient au logis. La reine Louise lui fit une pension. Mais il abandonne rapidement son poste de fonctionnaire à Königsberg pour se consacrer à l'écriture. Il écrivit ses premières nouvelles, commença "Michael Kohlhaas" (histoire d'un marchand de chevaux du XVIe, Michael Kohlhaas, qui s'insurge contre une injustice qui lui a été faite) termina la Cruche cassée (Der zerbrochene Krug), et traduisit l'Amphitryon de Molière, qui lui donna sans doute l'idée d'un autre sujet antique, Penthésilée. Mais bientôt l' horizon politique se rembrunit. La Prusse entra dans la coalition, et, vers la fin de l'année 1806, les troupes françaises couvrirent tout le Nord de l`Allemagne. La Prusse est vaincue à Iéna.

Kleist, dans un voyage qu'il fit de Kœnigsberg à Dresde, en compagnie de deux officiers, fut arrêté comme espion et conduit en France, détenu six semaines dans les montagnes du Jura, puis six mois à Châlons-sur-Marne. La paix de Tilsit libère Kleist de prison (1807). Il s'établit a Dresde, qui fut pendant quelques années, sous le protectorat français, un refuge pour les écrivains et les artistes, une sorte de terrain neutre entre les grandes puissances belligérantes. Il y fonda, avec Adam Müller, une revue, le Phébus (1808), dans laquelle parurent quelques-unes de ses meilleures nouvelles, le seul fragment qui soit resté de Robert Guiscard, et des scènes de Penthesilée et de Catherine de Heilbronn. Mais Kleist se brouilla avec Gœthe, qui s`était permis une critique sur Penthésilée, et ses épigrammes lui aliénèrent toute la société littéraire de Weimar. Jusque-là, de toutes les pièces de Kleist, une seule avait vu la scène : c'était la. comédie en un acte, "la Cruche cassée", que Gœthe avait fait monter à Weimar, et elle avait échoué devant le public de cette ville, habitué aux élégances classiques. Une autre, le drame de "Catherine de Heilbronn", devait avoir, un peu plus tard, trois représentations à Vienne. Rarement un poète dramatique fut moins encouragé que Kleist. Bientôt il rendit Napoléon responsable de ses échecs et lui voua une haine féroce. 

En 1809, il se joint au mouvement patriotique qui prépare le relèvement de la Prusse et, quand l'Autriche reprit les armes, il se rendit à Prague, pour se rapprocher du théâtre de la guerre. La bataille de Wagram ne ruina pas seulement ses espérances, mais anéantit toute son activité. A bout de ressources, et sentant son génie épuisé, Kleist résolut de mourir, et, pour suivre idée fixe, se mit en quête d'un compagnon. Il s`adressa d`abord à Fouqué, qui refusa.

Le 21 novembre 1811, sur les bords du lac de Wannsee, près de l’auberge Stimmung, Kleist tue, avec son accord, d'un coup de pistolet, sa jeune amie Henriette, épouse de Louis Vogel et sans doute atteinte d’une maladie incurable, puis se suicide à 34 ans. À sa cousine Marie von Kleist, Heinrich écrit: "Considère également que j’ai trouvé une amie dont l’âme plane dans les hauteurs comme un jeune aigle. Elle a bien compris que ma tristesse était un mal supérieur, profondément enraciné, incurable, et elle a décidé de mourir avec moi, bien qu’elle dispose des moyens de me rendre heureux ici-bas. Elle m’a donné la joie inouïe de s’offrir à moi avec la simplicité d’une violette qu’on cueille dans les herbes. Elle abandonne un père qui l’adore, un mari assez généreux pour accepter de s’effacer devant moi, et un enfant, une petite fille, belle comme le soleil du matin. Tu dois comprendre que ma seule joyeuse préoccupation n’est désormais que de trouver une tombe assez profonde pour m’y laisser glisser avec elle. Adieu pour la dernière fois!". "Der Himmel weiß, meine liebe treffliche Freundin, was für sonderbare Gefühle halb wehmüthig halb ausgelassen, uns bewegen, in dieser Stunde, da unsre Seelen sich, wie zwei fröhlige Luftschiffer, über die Welt erheben" (An Sophie Müller; Berlin, 20. November 1811)..

Il fallut attendre le milieu du siècle pour que débute la renommée de Kleist et que l'histoire littéraire s'occupe sérieusement de lui. Trois de ses pièces font désormais partie du répertoire courant, "la Cruche cassée" (Der zerbrochene Krug), "Catherine de Heilbronn" (Das Käthchen von Heilbronn) et "le Prince de Hombourg" (Prinz Friedrich von Homburg)...

 

"Penthesilea" (Penthésilée, 1806-1807)

Penthesilea heurte toutes les conventions scéniques, et se meut, pour reprendre l'expression de Gœthe, "dans un monde étrange auquel il faut d'abord s'accoutumer" (février, 1808). 24 scènes, un seul acte qui a toute la longueur d'une tragédie, mais sans aucune interruption. Kleist en tant que dramaturge a toujours fasciné : ses oeuvres débordent de violence et d'effroi, la démesure et la cruauté sont les constantes des émotions qu'il exprime, du langage abrupt et extrême qu'il déclame (la traduction en français de Julien Gracq est un incontournable) et de la scénographie qu'il met en jeu : ici, Penthésilée, reine des Amazones au ceinturons de diamants, doit conquérir son époux sur le champ de bataille et ne peut s'unir à lui qu'après l'avoir dompté par les armes. Elle a vingt-trois ans, Kleist aime le détail précis, elle a la vigueur d'une jeune femme, avec la candeur d'une enfant, "de petits pieds, de petites mains et une chevelure soyeuse, qui se répand comme un flot autour de son front"; avec ses compagnes, elle est brusque, emportée; mais elle a des retours d'affection, aussi impétueux que ses colères. Au combat, c'est une force déchaînée, aveugle et éperdue, mais lorsqu'elle voit Achille, elle rougit si fort, que "le reflet de son visage colore ses armes jusqu'à sa ceinture. Et sa mère lui a destiné, en mourant, le plus vaillant des Grecs, Achille. Suivie d'une troupe de jeunes guerrières, elle arrive devant les murs de Troie, "comme un vent d'orage", poussant pêle-mêle devant elle Grecs et Troyens. Elle a interdit à ses compagnes de frapper Achille, elle doit seule en triompher... 

Achill und sie, mit vorgelegten Lanzen,

Begegnen beide sich, zween Donnerkeile,

Die aus Gewölken in einander fahren;

Die Lanzen, schwächer als die Brüste, splittern:

Er, der Pelide, steht, Penthesilea,

Sie sinkt, die Todumschattete, vom Pferd.

Und da sie jetzt, der Rache preisgegeben,

Im Staub sich vor ihm wälzt, denkt jeglicher,

Zum Orkus völlig stürzen wird er sie;

Doch bleich selbst steht der Unbegreifliche,

Ein Todesschatten da, ihr Götter! ruft er,

 

Was für ein Blick der Sterbenden traf mich!

Vom Pferde schwingt er eilig sich herab;

Und während, von Entsetzen noch gefesselt,

Die Jungfraun stehn, des Wortes eingedenk

Der Königinn, kein Schwerdt zu rühren wagen,

Dreist der Erblaßten naht er sich, er beugt

Sich über sie, Penthesilea! ruft er,

In seinen Armen hebt er sie empor,

Und laut die That, die er vollbracht, verfluchend,

Lockt er ins Leben jammernd sie zurück!

 


Penthésilée, reine des Amazones, affronte la loi de son peuple ("Ô vierge des combats, tu ne connaîtras l’homme que captif ou vaincu"), gravit à cheval une falaise abrupte pour essayer de capturer Achille, "tombe de cheval, environnée des ombres de la mort". Achille lui porte secours, tente de lui cacher qu'elle a été vaincue, tous deux déclarent leur passion, mais la vérité est révélée : Penthésilée ne peut supporter la pensée d'avoir été vaincue à son premier combat, et vaincue par celui qu'elle aime. Achille lui propose un nouveau combat avec l'intention cachée de la laisser triompher et d'être à son tour son prisonnier. Mais il n'a pas compris le fond de sa personnalité, la passion amoureuse, pour Penthésilée, s'est muée en haine féroce, Achille est tué, "aidée de sa meute, déchire celui  qu’elle aime et le dévore, poil et peau, jusqu’au bout". Reprenant conscience, Penthésilée tombe dans une douleur surhumaine, s'agenouille auprès du cadavre déchiqueté et meurt, rendant l'âme au milieu d'un jeu de mots insoutenable, "ce n'était qu'une méprise, des baisers, des morsures, et lorsqu'on aime de toute son âme, on peut bien prendre l'un pour l'autre"...

"Wie Manche, die am Hals des Freundes hängt,

Sagt wohl das Wort: sie lieb' ihn, o so sehr,

Daß sie vor Liebe gleich ihn essen könnte;

Und hinterher, das Wort beprüft, die Närrinn!

Gesättigt sein zum Eckel ist sie schon.

Nun, du Geliebter, so verfuhr ich nicht.

Sieh her: als ich an deinem Halse hieng,

Hab' ich's wahrhaftig Wort für Wort gethan;

Ich war nicht so verrückt, als es wohl schien".

"Il y a tant de femmes pour se pendre au cou de leur ami, pour lui dire : je t’aime si fort – oh ! si fort ! que je te mangerais. Et à peine ont-elles dit le mot, les folles, qu’elles y songent et se sentent déjà dégoûtées. Moi je n’ai pas fait ainsi, bien-aimé ! quand je me suis pendue à ton cou, c’était pour tenir ma promesse – oui – mot pour mot. Et tu vois – je n’étais pas aussi folle qu’il m’a semblé". (traduction Julien Gracq)


Penthésilée est faite à l'image de Kleist, une exaltation permanente qu'une simple émotion transforme en délire. On a pu y voir une évocation de la reine Louise de Prusse qui mourut de chagrin après la défaite de son pays. Achille n'est quant à lui qu'un être bien raisonnable, plus proche d'un jeune officier prussien que d'un héros grec. Reste un formidable déchaînement métaphorique de la violence humaine...

 

"La Cruche cassée" (Der zerbrochene Krug)

Contemporaines de "Die Familie Schroffenstein" et de "Penthesilea", Kleist produit deux comédies, "Amphitryon" et "Der zerbrochene Krug" : cette dernière est une farce de génie, à l'image des "Plaideurs" de Racine. Un juge, vieux garçon et bon vivant, Adam, est forcé d'instruire une affaire où il est lui-même le principal coupable : un inconnu, une nuit, s'est introduit dans la chambre d'une jeune fille; obligé de s'enfuir, il passe par la fenêtre en cassant une cruche en faïence; celle-ci devient la pièce à conviction...

 

"Catherine de Heilbronn" (Das Käthchen von Heilbronn) 

Drame en cinq actes, alternant prose et vers, "La petite Catherine de Heilbronn" vaut pour son personnage central, la scène qui voit Käthchen, sous les murs du château, se réfugiait pour être au plus près de l'homme qu'elle aime, témoigne d'une grande sensibilité poétique. Käthchen est fille du vieil armurier de Heilbronn, Theobald Friedeborn, ou du moins pense l`être. Elle n'a que quinze ans et s'est attachée aux pas du comte Wetter von Strahl, qu'elle aime avec passion. Il a beau la repousser ou la menacer du fouet, elle le suit comme son ombre. Elle ne `vit que de sa vie. Le père supposé de Käthchen cite le comte devant le tribunal de la Sainte Vehme (Fehmgerichte), l'accusant de séduire sa fille par des sortilèges; mais le tribunal, qui paraît composé de philosophes, déclare qu`il n'y a là rien qui puisse tomber sous sa juridiction, et enjoint seulement au comte de faire reconduire la jeune fille à Heilbronn. Von Strahl, au demeurant, est absorbé par une autre aventure, Kunigunde, femme de la haute société, intrigante et cruelle. Les menées diaboliques de cette femme et l'amour du compte pour Käthchen sont dévoilées progressivement, et il se trouve que l'armurier a en fait élevé, sans le savoir, une fille naturelle de l'empereur. Le rapt de Kunigunde, le siège d'un château, son incendie, les prédictions et songes, autant d'ingrédients qui accompagnent, plus ou moins heureusement, un drame romantique... 

 

"Prinz Friedrich von Homburg" (Le prince de Hombourg, 1811)
Kleist a composé deux pièces patriotiques, la Bataille d'Armimus et le Prince de Hambourg. La première entendait de montrer aux Allemands, par un exemple historique, la conduite a tenir vis-à-vis de Napoléon, une guerre de surprises et de trahisons.  C'est en 1821, dix ans après le suicide de son auteur, qu'est représenté le "Prince de Hombourg". Mais le texte fut amendé pour ne pas offusquer les élites prussiennes. Kleist nous présente en effet un prince perdu dans quelque rêve intérieur, ignorant délibérément les ordres de l'Électeur, chef de l'armée, et lançant intempestivement sa cavalerie; il gagne certes la bataille de Fehrbellin (au cours de laquelle le Grand Électeur repoussa, en 1675, les Suédois, alliés de Louis XIV), mais est condamné à mort pour désobéissance, mort qu'il ne parvient pas à affronter : il est alors prêt à toutes les supplications et à toutes les lâchetés. Ici, Kleist pour la première fois ne cède pas à la violence de son tempérament et de ses productions littéraires précédentes: le Prince de Hombourg se reprend, comprend sa faute, se range à la nécessité de la loi et peut être absous.

 

Récits - Michael Kohlhaas. Aus einer alten Chronik (1810), Die Marquise von O...., (1808), Das Erdbeben in Chili (1807), Die Verlobung in St. Domingo (1811), Der Findling(1811)
Les nouvelles de Kleist sont d'une violence extrême. Quelles que soient les époques et les lieux où elles sont situées, toujours on se bat : pour faire reconnaître son droit, son innocence, son amour... Le monde de Kleist est un monde en guerre : combat de l'individu contre la loi, qu'elle soit administrative ou judiciaire (Michael Kohlhaas), sociale (La Marquise d'O...), religieuse (Le Tremblement de terre au Chili), ou simplement la loi du plus fort (L'enfant trouvé). Dans cette guerre ouverte, Kleist se révèle être un stratège des sentiments. Les mouvements du cœur motivent les actions et les réactions, les attaques et les replis. L'incroyable complexité syntaxique donne à ces textes leur allure si particulière faite de brusques accélérations succédant à de lentes spirales, plongeant le lecteur au plus profond de sa propre inquiétude. Les corps suivent au rythme des pulsations d'un cœur qui «cogne si fort dans la poitrine qu'on pourrait l'entendre» ; rougissement et pâleur, pleurs, évanouissements, révolte. Entre braise et glace, les huit nouvelles de Kleist nous découvrent le sadisme inhérent à l'univers inextricablement pétri d'ambiguïté et de doute, où l'homme, tiraillé entre les contraires et ses propres contradictions, se débat, seul devant l'horizon toujours fuyant de sa propre liberté, instrument et objet d'un destin qu'il ignore." (Editions Gallimard - Trad. de l'allemand par Pierre Deshusses). Dans "La Marquise d'O..." (1805), une jeune veuve, lors de l'assaut donné à la citadelle que commande son père, est violée par un officier qui profite de son évanouissement. Quand la marquise doit avouer à sa famille qu'elle est enceinte, celle-ci la chasse. (Eric Rohmer en réalisera une adaptation en 1976). "Michael Koolhaas" est un marchand honnête qui se révolte et meurt sur l'échafaud face à un système qui ne veut accorder aucune compensation pour des injustices subies. 


Jacob et Wilhelm Grimm (1785-1863 ; 1786-1859)
Les Contes de Grimm étaient initialement destinés à un public adulte et c'est par le biais des traductions anglaises qui en furent faites et devant leur succès auprès des enfants que les frères Grimm se lancèrent dans des adaptations plus "convenables" mais sans en atténuer leurs cruautés. Ils parvinrent ainsi à établir sans doute le plus grand corpus en Europe de ces contes dont l'une des caractéristiques est de ne comporter ni lieux ni personnages ni évènements auxquels ils puissent être rattachés.
Jacob Grimm et Wilhelm Grimm, originaires de Hanau, sont les aînés d'une fratrie de six enfants qui perdent leur père en 1796. Après des études à l’université de Marbourg, les frères Grimm commencent à rassembler des contes en 1806, publient "Über den altdeutschen Meistergesang" (1811), "Kinder- und Hausmärchen" (Contes de l'enfance et du foyer, 1812-1819), plus de 200 contes (Schneewittchen, Aschenputtel, Dornröschen, Rotkäppchen, Die Bremer Stadtmusikanten, Hänsel und Gretel, ..) et nombre de légendes (deux tomes 1816-1818: Der Rattenfänger von Hameln, Wilhelm Tell, Der Tannhäuser..) qui dans les années 1830 rencontrent un nouveau public, celui d'une bourgeoisie qui entend plonger, avec des enfants désormais reconnus à part entière, dans un monde de vérités éternelles, regorgeant de personnages se métamorphosant au gré d'évènements magiques, parfois terribles, et s'achevant toujours positivement. Extraordinaires linguistes et philologues, les frères Grimm entreprennent à partir de 1838 la réalisation du fameux Deutsche Wörterbuch dont les 32 volumes ne seront achevés qu'après leur mort.

(Elisabeth Jerichau-Baumann - 1855 Die Gebrüder Grimm v Alte Nationalgalerie - Staatliche Museen zu Berlin)

 


Joseph, baron von Eichendorff (1788-1857)
C'est avec Eichendorff que s'éteint progressivement le romantisme allemand, l'inquiétude de l'âme, la tragédie de la solitude, la construction dramatique cèdent à la nostalgie, nostalgie de l'enfance et paysages en demi-teintes d'un conservateur et d'un catholique contemporain des grands écrivains romantiques, mais auquel nature consolatrice continue de parler...
Eichendorff naît à Schloss Lubowitz, près de Ratibor, en Silésie, son père est officier prussien, et sa mère est issue d’une famille aristocratique catholique. De 1793 à 1801, il passe une enfance heureuse dans le domaine familial, part étudier le droit à l'université de Halle (1805-1806) et d’Heidelberg (1807-1808), où il rencontre le poète Otto von Loeben. En 1808, il entreprend un voyage d’éducation à travers l’Europe, puis effectue un véritable tour du romantisme allemand. Il se rend à Berlin (1809-1810) où il rencontre Johann Gottlieb Fichte, Achim von Arnim, Clemens Brentano, et Heinrich von Kleist. A Vienne, il se lie d'amitié avec Wihelm Schlegel et Théodor Körner. De 1813 à 1815,  Eichendorff participe aux guerres contre Napoléon : en 1816, ayant perdu toute sa fortune, il entre dans l’administration prussienne.

Se partageant entre Breslau, Danzig, Königsberg et Berlin, Eichendorff débute enfin sa vie littéraire et publie de nombreux poèmes et récits qui lui apportent une très grande notoriété : "Ahnung und Gegenwart" (1815, Pressentiment et temps présent), "Das Marmorbild" (1819, La Statue de marbre), "Aus dem Leben eines Taugenichts" (1826, Scènes de la vie d'un propre à rien), "Dichter und ihre Gesellen" (1833, Poètes et leurs compagnons), "Das Schloß Dürande" (1837, Le Château de Durande)..

"Scènes de la vie d'un propre à rien" (Aus dem Leben eines Taugenichts, 1826)
Eichendorff  présente ici une vision optimiste et légère du romantisme. "Un jeune meunier, dit le « propre-à-rien », poussé par le goût de l'aventure et de la liberté, mène une vie d'errance et d'insouciance. Au terme d'un long voyage et de nombreuses aventures, il retrouve sa bien-aimée, une inaccessible comtesse, qui se révèle n'être qu'une soubrette !" (Editions Gallimard)

 

"... Und so nahm ich die Geige von der Wand, ließ Rechnungsbuch, Schlafrock, Pantoffeln, Pfeifen und Parasol liegen und wanderte, arm wie ich gekommen war, aus meinem Häuschen und auf der glänzenden Landstraße von dannen.
Ich blickte noch oft zurück; mir war gar seltsam zumute, so traurig und doch auch wieder so überaus fröhlich, wie ein Vogel, der aus seinem Käfig ausreißt. Und als ich schon eine weite Strecke gegangen war, nahm ich draußen im Freien meine Geige vor und sang:
Den lieben Gott laß ich nur walten;
Der Bächlein, Lerchen, Wald und Feld
Und Erd und Himmel tut erhalten,
Hat auch mein Sach aufs best bestellt!
Das Schloß, der Garten und die Türme von Wien waren schon hinter mir im Morgenduft versunken, über mir jubilierten unzählige Lerchen hoch in der Luft; so zog ich zwischen den grünen Bergen und an lustigen Städten und Dörfern vorbei gen Italien hinunter..."

"Et je décrochai ainsi mon violon du mur, abandonnai livre de comptes, robe de chambre, pantoufles, pipes et parasol et quittai ma maisonnette aussi pauvre que j'y étais entré, pour m'élancer sur la grand-route qui resplendissait. Je regardais souvent en arrière; j'étais dans un état étrange, à la fois triste et fort joyeux, tel un oiseau qui s'échappe de sa cage. Et dès que j'eus parcouru une bonne distance, je sortis mon violon à l'air libre et me mis à chanter:
"Je laisse faire le bon Dieu:
Ruisseaux, alouettes, forêts et champs
Il préserve, ainsi que ciel et terre,
A mes besoins aussi il pourvoit au mieux!"
Le château, le jardin et les clochers de Vienne avaient déjà disparu dans les brumes matinales, d'innombrables alouettes lançaient au dessus de ma tête leurs cris joyeux dans les airs: traversant ainsi montagnes verdoyantes et joyeuses villes et bourgades, je descendais vers l'Italie..."


Gedichte
En définitive, c'est avec la mise en musique de ses poèmes que Eichendorff acquiert une grande popularité, la nature évocatrice, consolatrice, un "lyrisme d'atmosphère", a-t-on-dit, dont les paysages en demi-teintes vont inspirer Robert Schumann et son fameux "Liederkreis" (1840), Hugo Wolf (Eichendorff-Lieder, 1889), avec "Das Ständchen" (La sérénade) et "Verschwiegene Liebe" (Amour inavoué), et Richard Strauss, avec "Im Abendrot", le dernier poème des célèbres "Vier letzte Lieder" (1948), qui se termine par "Ist dies etwa der Tod ?"... 

- Mondnacht (Nuit de Lune, 1835) est parmi les plus connus...

Es war, als hätt der Himmel
Die Erde still geküßt,
Daß sie im Blütenschimmer
Von ihm nun träumen müßt.
Die Luft ging durch die Felder,
Die Ähren wogten sacht,
Es rauschten leis die Wälder,
So sternklar war die Nacht.
Und meine Seele spannte
Weit ihre Flügel aus,
Flog durch die stillen Lande,
Als flöge sie nach Haus.

C’était comme si le ciel avait
embrasé la terre,
qui, dans le miroitement des fleurs,
rêvait maintenant de lui.
L’air inondait les champs,
balançant doucement les épis,
bruissant paisiblement les forêts,
si étoilée était la nuit.
Et mon âme ouvrait
amplement ses ailes,
survolant la campagne tranquille,
comme si elle volait vers sa maison.


"Im abendrot" (Au soleil couchant), que Richard Strauss mit en musique ...

Wir sind durch Not und Freude
gegangen Hand in Hand;
vom Wandern ruhen wir
nun überm stillen Land.
Rings sich die Täler neigen,
es dunkelt schon die Luft,
zwei Lerchen nur noch steigen
nachträumend in den Duft.
Tritt her und laß sie schwirren,
bald ist es Schlafenszeit,
daß wir uns nicht verirren
in dieser Einsamkeit.
O weiter, stiller Friede!
So tief im Abendrot.
Wie sind wir wandermüde–
Ist dies etwa der Tod?

La main dans la main, par les joies et les peines,
Nous sommes allés notre route.
Au terme du voyage, dans les calmes plaines,
Nous goûtons le repos.
Sur les vallées alentour
La nuit lentement descend;
Seules deux alouettes, comme en rêve,
S'élèvent dans l'espace embaumé.
Bientôt il est temps de dormir.
Laisse-les s'envoler et viens près de moi,
Pour que nous trouvions notre chemin
Dans cette solitude.
Quelle douce paix sur la plaine!
Au coeur du couchant
Comme nous sommes las de courrir !
Serait-ce déjà la mort ?



Heinrich Heine (1797-1856)
Heinrich Heine est le poète romantique qui inspira le plus grand nombre de compositeurs (Das Buch der Lieder), dont Schubert et Schuman, il est de tous les écrivains allemands l'un des plus lus et des plus traduits, mais il est aussi, dans la deuxième moitié de sa vie, l'essayiste engagé, le poète ironique et distancié pour qui toute recherche d'harmonie entre l'homme et le monde n'est plus d'actualité, définitivement, nous sommes déjà dans l'après-romantisme : Heine méprise ce monde mais ne peut s'en détacher ...

(Heine - Moritz-Daniel Oppenheim)

Né à Düsseldorf, d'un père négociant en tissus, bon vivant et d'une mère cultivée, Heinrich Heine passe sa jeunesse dans une Rhénanie occupée par Napoléon (1806-1813), s'essaie au commerce avec l’appui de son oncle, le riche Salomon Heine, de Hambourg (1816-1819), engage des des études de droit à Gôttingen et à Berlin, fréquente les salons littéraires d'Elise von Hohenhausen et de Rahel Varnhagen, découvre ses racines juives (Der Rabbi von Bacharach), et se convertit au protestantisme (1825) : Heine tente de s'intégrer dans cette nouvelle Allemagne de 1830 : en vain. Reste la littérature : déçu par ses amours, par la belle et futile Amalie, sa cousine, et par le peu de perspective de carrière, il publie en 1827 le fameux "Buch der Lieder", après une visite, décevante, dit-on, à Weimar, chez Goethe. C'est à ce moment-là qu'il entreprend quelques voyages, à Londres, où il s'ennuie, à Munich, en Italie, et ce jusqu'en 1829 : ces voyages donnent matière à ses "Reisebilder".

"Die Welt ist der Traum eines weinberauschten Gottes, der sich aus der zechenden Götterversammlung à la française fortgeschlichen , auf einem einsamen Stern sich schlafen gelegt, und selbst nicht weiß, daß er alles das auch erschafft, was er träumt ... - aber es wird nicht lange dauern, und der Gott erwacht, und reibt sich die verschlafenen Augen, und lächelt - und unsere Welt ist zerronnen in nichts, ja, sie hat nie existiert."

"Le monde est le rêve d'un dieu ivre qui a quitté discrètement le banquet des dieux pour s'endormir sur une étoile solitaire et ne sait pas lui-même qu'il a créé tout ce qu'il rêve ... - mais il ne tardera pas à se réveiller, à se frotter les yeux ensommeillés et à sourire - et notre monde se sera dissous dans le néant et n'aura jamais existé."


En 1830, la situation est la suivante : d'un côté une Allemagne autoritaire et refermée sur elle-même, de l'autre la France et sa Révolution de juillet : Heine décide en 1831 de s'exiler, définitivement, à Paris. Il rejoint le milieu des écrivains allemands libéraux qui y séjournent (Karl Gutzkow, Heinrich Laube, Theodor Mundt, Ludwig Börne) et les cercles littéraires parisiens : Théophile Gautier lui ouvre les bras, Gérard de Nerval traduit ses oeuvres; mais le poète entend être penseur, penseur engagé,  et jetter pour se faire un pont entre les deux cultures : il publie dans les années 1830, "De l'histoire de la nouvelle et belle littérature en Allemagne" (Zur Geschichte der neueren schönen Literatur in Deutschland, 1833), "De l'Allemagne" (1834), "L'École romantique" (Die romantische Schule, 1836). En 1835, les oeuvres de Heine et du groupe "Junges Deutschland" sont interdites par le Reichstag : cette condamnation lui interdit tout retour en Allemagne et d'énormes difficultés de revenus.

En 1841, il épouse une Française, "belle, sans instruction mais d’humeur enjouée", Eugénie Mirat. Il publie "Deutschland. Ein Wintermärchen" (Allemagne - Un conte d'Hiver, 1844), et "Neue Gedichte" (Poèmes tardifs, 1846) avec lesquels il semble rompre avec le romantisme.

Alors qu'éclate la Révolution de février 1848, débute sa descente aux enfers, il subit les premières attaques d'une maladie neurologique que l'on n'a pu véritablement identifier mais qui va le condamner progressivement à la paralysie : il passe ses huit dernières années dans son "sépulcre matelassé" (Matratzengruft), continue son oeuvre malgré tout ("Atta Troll. Ein Sommernachtstraum", 1847; "Romanzero", qui contient ses plus belles balaldes; "Der Doktor Faust", 1851; "Letzte Gedichte und Gedanken") et meurt le 17 février à Paris à 59 ans.

(Heinrich Lefler - Heinrich Heine und Elise Krinitz)

 

"Buch der Lieder" (Le Livre des chants, 1827)
En 1827, Heine est encore romantique, "Buch der Lieder" est le recueil de poèmes qui le rend célèbre, à l'égal de Gœthe et de Hölderlin pour le public littéraire, et dans lequel viendront puiser Schubert et Schumann, le Schumann qui vit alors les tourments d'un amour impossible, mais aussi  Johannes Brahms, Felix Mendelssohn, Franz Liszt, Richard Wagner, Piotr Ilitch Tchaikovski, Alexander Borodin, Alma Mahler-Werfel et Charles Ives. Heine y a noté son vécu, ses impressions, ses rêves, ses peines de cœur, pendant dix années de sa vie. L'égérie de cette oeuvre est sa cousine, Amalie Friedländer, née Amalie Heine (1800-1838), la troisième fille de son banquier d'oncle, Salomon Heine : si belle et si futile Amalie, qu'il chanta dans l’Intermezzo, ce dont elle se moquait bien. Le poème "Affrontenburg" décrit le moment où Heine se sentit indésirable dans la maison de son oncle ("Die Zeit verfließt, jedoch das Schloß, Das alte Schloß mit Turm und Zinne, Und seinem blöden Menschenvolk, Es kommt mir nimmer aus dem Sinne...").

Le recueil rassemble toute les poésies de Heine, depuis 1816, et juxtaposent plusieurs mondes et toute une gamme d'émotions vécues par une conscience attentive aux mouvements de son âme : premier univers, celui des les brillances de l'amour mais rapidement épuisées en douloureuses trahisons et consolations impossibles dans le premier recueil, "Junge Leiden" ("Jeunes souffrances", 1822), puis "Lyrisches Intermezzo" (1823, "Die alten, bösen Lieder" en constitue le dernier poème) centré pratiquement entièrement sur Amalie.

"Ein Jüngling liebt ein Mädchen"


Ein Jüngling liebt ein Mädchen,
Die hat einen andern erwählt;
Der andre liebt eine andre,
Und hat sich mit dieser vermählt.
Das Mädchen heiratet aus Ärger
Den ersten besten Mann,
Der ihr in den Weg gelaufen;
Der Jüngling ist übel dran.
Es ist eine alte Geschichte,
Doch bleibt sie immer neu;
Und wem sie just passieret,
Dem bricht das Herz entzwei.

"Un jeune home aime une jeune fille"


Un jeune homme aime une jeune fille,
Mais la belle en choisit un autre,
Cet autre en aime une autre
Et devient son époux.
La jeune fille, de dépit,
Epouse le premier galant
Qui passe sur son chemin.
Le jeune homme en est fort marri.
C'est là une vieille histoire;
Pourtant, elle est toujours nouvelle,
Et si d'aventure elle vous arrive,
Cela vous brise le coeur..

 


Second univers, le parti pris de l'ironie pour combattre une sensiblerie destructrice, avec le recueil "Die Heimkehr" ("Retour", 1823-1824). Les critiques ont donné un nom à cet humour doux-amer, sorte de "Selbstparodie", le "Verwesungsprocess", quasi processus chimique de décomposition du romantisme.

Glücklich der Mann, der den Hafen erreicht hat,
Und hinter sich ließ das Meer und die Stürme,
Und jetzo warm und ruhig sitzt
Im guten Ratskeller zu Bremen.
Wie doch die Welt so traulich und lieblich
Im Römerglas sich widerspiegelt,
Und wie der wogende Mikrokosmus
Sonnig hinabfließt ins durstige Herz!
Alles erblick ich im Glas,
Alte und neue Völkergeschichte,
Türken und Griechen, Hegel und Gans,
Zitronenwälder und Wachtparaden,
Berlin und Schilda und Tunis und Hamburg,
Vor allem aber das Bild der Geliebten,
Das Engelköpfchen auf Rheinweingoldgrund.

"Heureux l'homme qui, ayant touché le port et laissé derrière lui la mer et les tempêtes, s'assied chaudement et tranquillement dans la bonne taverne de Rathskeller de Brême!
Comme le monde se réfléchit fidèlement et délicieusement dans un roemer de vert cristal,

et comme ce microcosme mouvant descend splendidement dans le coeur altéré.

Je vois tout ensemble dans ce verre, l'histoire des peuples anciens et modernes, les Turcs et les Grecs, Hegel et Gans; des bois de citronniers et des parades militaires; Berlin, Tunis et Abdéra, et Hambourg; mais avant tout, l'image de la bien-aimée, la petite tête d'ange, sur un fond doré de vin du Rhin.."


Troisième et dernier univers, celui du retour la médiation de la nature : le recueil "Aus der Harzreise" ("Voyage dans le Harz", 1824) et surtout le célèbre cycle poétique de "Die Nordsee" (1825-1826), sommet du lyrisme de Heine dont les vers libres donnent par leur forme une âme et une voix à cette mer ondoyante et changeante qui devient ici un être vivant à part entière et par laquelle "l'âme délivrée exulte d'alégresse."

Die Nacht am Strande

Sternlos und kalt ist die Nacht,
Es gärt das Meer;
Und über dem Meer’, platt auf dem Bauch,
Liegt der ungestaltete Nordwind,
Und heimlich, mit ächzend gedämpfter Stimme,
Wie’n störriger Griesgram, der gut gelaunt wird,
Schwatzt er ins Wasser hinein,
Und erzählt viel tolle Geschichten,
Riesenmährchen, todtschlaglaunig,
Uralte Sagen aus Norweg,
Und dazwischen, weitschallend, lacht er und heult er
Beschwörungslieder der Edda,
Auch Runensprüche,
So dunkeltrotzig und zaubergewaltig,
Daß die weißen Meerkinder
Hoch aufspringen und jauchzen,
Uebermuth-berauscht....

La nuit sur la plage

Froide et sans étoiles est la nuit,
La mer mijote,
Et sur la mer, allongé sur le ventre,
S’étend sans forme le vent du nord,
Et en secret, d’une voix gémissante étouffée,
Tel un têtu grincheux pris par une bonne humeur,
Il entre dans l’eau pour bavarder,
Et raconte des histoires folles,
Des contes de géants, à l’humeur de massacre,
D’immémoriales légendes de Norvège,
Et entre les histoires, ses rires et ses pleurs résonnent
Des chants implorants des Edda,
Des proverbes runiques aussi,
Si sombrement têtus, si puissamment magiques,
Que les blancs enfants de la mer
Sautent en hauteur et jubilent,
Ivres d’excitation.


Derweilen, am flachen Gestade,
Ueber den fluthbefeuchteten Sand,
Schreitet ein Fremdling, mit einem Herzen,
Das wilder noch als Wind und Wellen.
Wo er hintritt,
Sprühen Funken und knistern die Muscheln;
Und er hüllt sich fest in den grauen Mantel,
Und schreitet rasch durch die wehende Nacht; –
Sicher geleitet vom kleinen Lichte,
Das lockend und lieblich schimmert
Aus einsamer Fischerhütte.

Vater und Bruder sind auf der See,
Und mutterseelenallein blieb dort
In der Hütte die Fischertochter,
Die wunderschöne Fischertochter.
Am Heerde sitzt sie,
Und horcht auf des Wasserkessels
Ahnungssüßes, heimliches Summen,
Und schüttet knisterndes Reisig ins Feuer,
Und bläst hinein,
Daß die flackernd rothen Lichter
Zauberlieblich wiederstrahlen
Auf das blühende Antlitz,
Auf die zarte, weiße Schulter,
Die rührend hervorlauscht
Aus dem groben, grauen Hemde,
Und auf die kleine, sorgsame Hand,
Die das Unterröckchen fester bindet
Um die feine Hüfte.

Pendant ce temps là, sur le plat rivage,
Sur le sable humide de la marée
Marche un étranger, au cœur
Plus sauvage encore que le vent et les vagues.
Où il pose le pied
Jaillissent les étincelles et crépitent les coquilles ;
Et il se serre bien dans son manteau gris,
Et traverse à grands pas le souffle de la nuit ; –
Il est sûrement guidé par la petite lumière
Qui scintille attirante, adorable,
Dans une solitaire cabane de pêcheur.

Le père et le frère sont sur la mer,
Et seule au monde est restée là,
Dans la cabane, la fille du pêcheur,
La si belle fille du pêcheur.
Elle est assise près du feu,
Et elle écoute le bruit de l’eau dans la marmite
Un doux refrain secret, comme un pressentiment,
Et elle jette au feu du petit bois qui crépite,
Et souffle dessus,
Si bien que les lueurs rouges vacillantes
Se reflètent, merveilleuses, adorables,
Sur son visage en fleur,
Sur la tendre épaule blanche,
Qui apparaît, touchante,
Entre les pans de la grossière chemise grise,
Et sur la petite main soigneuse
qui noue solidement le jupon court
sur la fine cambrure de ses hanches.