African-American literature & The Civil Rights Movement - African-American literature & The Civil Rights Movement - William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), "The Souls of Black Folk" (1903) - Booker T. Washington (1856–1915) - Alain Locke (1885–1954) - The Great Migration"  - The “Red Summer” of 1919  - ...

Last update: 12/12/2020


De 1903 aux années 1950-1960, un demi-siècle .. Que signifie être Noir? Cette interrogation peut sembler étrange, incongrue, condamnable, doit être éminemment censurée, mais c'est une question qui hante la pensée Afro-Américaine, - car il y a une pensée afro-américaine, active, pragmatique, concrète -, une question suscitée implicitement par cet "homme blanc" qui, dès sa première rencontre, enferme son alter-ego de couleur dans un statut d'infériorité insoutenable : pour qu'il y ait un esclave, il a fallu qu'il y ait aussi un "gentleman sudiste" l'exploitant avec "bienveillance", pour précipiter l'implosion raciale, il a fallu la violente intolérance d'un ségrégationniste...

Rien ne naît de rien. Par contre devons-nous sans doute nous interroger sur la pertinence de la notion de "race", l'être humain est humain, et les différences entre les êtres humains ne s'expliquent que par leurs histoires singulières et collectives. Et, pour reprendre les propos de W.E.B.Dubois, si l'un des grands problèmes du XXe siècle fut celui "de la ligne de partage des couleurs", il est toujours, dans le millénaire qui suit, une énigme de chair et de sang qui divise l'Humanité. Il est peu de peuple sur la planète Terre pour qui le chemin vers la liberté ne passe par l'esclavage, les Afro-américains furent de ceux-là...

Aussi, la suppression de la ségrégation fut un impératif catégorique et nécessaire, mais l'intégration ne résout pas à elle seule les choses, elle oblige la communauté blanche à la tolérance, au fond à ne plus être blanche, mais l'afro-américain n'a toujours pas, quoi qu'on en dise, gagné sa pleine liberté. Il lui faut se livrer à un véritable travail de mémoire, - en tant qu'esclave, il fut privé d'humanité, l'histoire occidentale n'est pas, pour une grande part, "son histoire" -, un travail de rupture, - en tant qu'esclave il fut enchaîné à son passé et à sa condition, en tant qu'être humain, son corps fut dissocié de son âme -, un travail de parole - en tant qu'esclave il imposait silence à toute ses souffrances ou détournait les mots  -, un travail de libération, - en tant qu'esclave, l'absence de reconnaissance alimentait peur et refoulement... 

La "double conscience" imposée implicitement au Nord ou explicitement au Sud est l'une des singularités de la pensée afro-américaine, nul mieux que W.E.B. Du Bois n'a expliqué comment "le sentiment de toujours se regarder à travers les yeux des autres, de mesurer son âme à l'aune d'un monde qui regarde avec un mépris et une pitié amusés" (a sense of always looking at one’s self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused contempt and pity) a fini par marginaliser l'être humain dit de couleur, l'autorisant, au mieux, à ne s'exprimer qu'avec modération, une modération proche de l'assujettissement consentie ou du fatalisme, et à maintenir les structures sociales en l'état. Chez les Blancs, la race a pris la forme d'une identité, et c'est l'identité "racialisée" du Blanc qui a déterminé celle de l'être humain dit de couleur :  la "nature" du corps qu'il habite, ainsi strictement définie, ne lui ouvrira qu'une part infime de la planète Terre... 

Il fallut un siècle, le XXe siècle, deux à trois générations, pour que tombent en désuétude ces quelques structures mentales qui classifient et opposent les êtres humains, l'esclavage, la colonisation, la ségrégation. Reste un mot, "l'intégration" qui subsiste encore et toujours au seuil du XXIe siècle et montre qu'un long chemin reste encore à parcourir pour que la théorie devienne réalité, que s'impose à tous ce fameux article 4 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée le 10 décembre 1948 par l'Assemblée générale des Nations unies, "Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes"... Et Il faudra attendre le 27 novembre 1978 pour que la Conférence générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, réunie à Paris, en sa vingtième session,  adopte la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux...

"Consciente du processus de décolonisation et des autres mutations historiques qui ont conduit la plupart des peuples anciennement dominés à recouvrer leur souveraineté, faisant de la communauté internationale un ensemble à la fois universel et diversifié et créant de nouvelles possibilités d’éliminer le fléau du racisme et de mettre fin à ses manifestations odieuses sur tous les plans de la vie sociale et politique, dans le cadre national et international,

Persuadée que l’unité intrinsèque de l’espèce humaine et, par conséquent, l’égalité foncière de tous les êtres humains et de tous les peuples, reconnue par les expressions les plus élevées de la philosophie, de la morale et de la religion, reflètent un idéal vers lequel convergent aujourd’hui l’éthique et la science,

Persuadée que tous les peuples et tous les groupes humains, quelle que soit leur composition ou leur origine ethnique, contribuent selon leur génie propre au progrès des civilisations et des cultures qui, dans leur pluralité et grâce à leur interpénétration, constituent le patrimoine commun de l’humanité,...." 


L'identité afro-américaine, la littérature qui l'exprime,  est construite de souvenirs terrifiants de conditions d'esclavage, aucun blanc américain ne possède de tels souvenirs, l'histoire américaine blanche ne porte pas cette mémoire, et  ces souvenirs son enfouis au profond de cette identité, toujours prêts à ressurgir. Le premier bateau négrier transatlantique connu a navigué de São Tomé à la "Nouvelle Espagne" en 1525, sous-traité par des banquiers génois qui ont payé la cour espagnole pour l'Asiento de Negros.  Jusqu'en 1866, 12,5 millions d'Africains seront expédiés vers le Nouveau Monde (Trans-Atlantic Slave Trade Database), 10,7 millions survécurent au redouté "Middle Passage", triangle commercial entre Europe, Afrique et Amérique, débarquant en Amérique du Nord, dans les Caraïbes et en Amérique du Sud. Plus de 60 % venaient d'Afrique du Centre-Ouest et de la Baie du Bénin. Et combien de ces 10,7 millions d'Africains (20 millions?) furent expédiés directement en Amérique du Nord ? Environ 400 000 personnes réduites en esclavage (4%) ont été amenées dans les colonies britanniques d'Amérique du Nord et aux États-Unis par la traite des esclaves africains avant qu'elle ne soit interdite en 1808. A la fin du mois d'août 1619, un an avant l'arrivée des pèlerins du Mayflower, alors que les Etats-Unis n'existaient pas encore, une vingtaine de "serviteurs" venus d'Afrique étaient débarqués d'un navire hollandais quelque part sur les côtes de Virginie, c'est la date supposée de l'origine de l'esclavage de l'Amérique du Nord. Après la Révolution américaine (1775-1783), en 1790, les États-Unis comptaient près de 700 000 esclaves, soit environ 18 % de la population totale. La population d'esclaves du Sud a explosé avec l'expansion rapide de l'industrie du coton, atteignant environ 1,1 million en 1810 et plus de 3,9 millions en 1860, soit environ 33% des populations du Sud (1,7 millions esclaves au Nord). Avant la guerre civile, le statut inférieur des esclaves avait rendu inutile l'adoption de lois les séparant des blancs, les deux "races" pouvaient travailler côte à côte tant que l'esclave reconnaissait sa place de subordonné vis-à-vis du blanc...

L'autobiographie de Frederick Douglass, "Narrative of the Life of Frederick Douglass" (1845) fut l'un des premiers récits à alimenter le mouvement abolitioniste. En 1976, Alex Haley (1921-1992) tentera de reconstituer l'histoire, sur plusieurs générations, d'une famille d'esclaves afro-américains, "Roots: The Saga of an American Family" (Racines). L'anthropologue Harold Courlander (1908-1996) le précèdera sur cette voie en 1967 avec "The African: a novel" avec un souci de vérité qui contraste sensiblement avec les effets de dramatisations du romancier : l'histoire d'un jeune Africain, Hwesuhunu, enlevé dans son pays natal des marchands d'esclaves français, confronté aux horreurs du Passage du Milieu et conduit sur l'île de Sainte-Lucie avant d'être vendu comme esclave à un propriétaire de plantation de Géorgie... 

1805-1865, de l'abolition de l'esclavage à l'instauration d'une ségrégation raciale implicite - "When I found I had crossed that line, I looked at my hands to see if I was the same person. There was such a glory over everything; the sun came like gold through trees, and over the fields, and I felt like I was in Heaven” (Harriet Tubman) - Tous les États du Nord abolirent progressivement l'esclavage d'une manière ou d'une autre à partir de 1805, tandis que les États du Sud continuèrent d'être des sociétés esclavagistes. Les États-Unis se polarisèrent de plus en plus sur la question de l'esclavage, se divisant en États esclaves et en États libres. Mais il ne faut guère s'illusionner, dans le Nord, les Noirs libres (freedmen) travaillaient sous de sévères restrictions et trouvaient souvent une ségrégation encore plus rigide que dans le Sud....

"Avec les débuts du mouvement abolitionniste et l'apparition progressive d'une classe de Noirs libres, s'amorça un changement. Nous négligeons souvent l'influence des Noirs affranchis avant la guerre, sous prétexte qu'ils étaient peu nombreux et qu'ils ont eu peu de poids dans l'histoire de la Nation. Mais nous ne devons pas oublier que leur principale influence fut interne et s'exerça sur le monde noir; or pour ce monde, ils étaient des guides moraux et sociaux. Ils étaient regroupés dans quelques centre, comme Philadelphie, New York et la Nouvelle-Orléans, où beaucoup d'entre eux sombraient dans pauvreté et l'apathie; mais pas tous. La figure du guide noir libre s'éleva très tôt; il était essentiellement caractérisé par sa profonde honnêteté et l'intensité de ses sentiments sur la question de l'esclavage. La liberté était devenue pour lui quelque chose de réel, et pas seulement un rêve. Sa religion s'est faite plus sombre et plus intense; dans sa morale se glissait un soupçon de vengeance..." (W.E.B.Du Bois, Les âmes du peuple noir).

 En 1860, le dernier recensement effectué avant la guerre civile américaine indiquait sur une population totale de 31,443,321, un nombre total d'individus réduits en esclavage de 3,953,760, soit 13% de la population globale, et : 89% de la population noire (on estimait le ombre de personnes noires libres à 487,970). 10 000 familles du Sud étaient alors considérées comme de grands propriétaires d'esclaves. Alors qu'en 1852, Harriet Beecher Stowe faisait prendre conscience, avec le sentimentalisme de l'époque, de la réalité de l'esclavage (Uncle Tom's Cabin, 1852), elle préfaçait en 1861, "Incidents in the Life of a Slave Girl",  au cours duquel Harriet Jacobs tentait de sensibiliser les femmes blanches abus sexuels que les femmes esclaves subissaient. En 1851,  Sojourner Truth (1797-1883) prononçait son fameux "Ain't I a Woman?" défendait cause abolitionniste et droits des femmes....

En 1865, la guerre de Sécession se termine avec la proposition du treizième amendement à la Constitution des États-Unis, qui stipule : "Ni l'esclavage ni la servitude involontaire, sauf en tant que peine pour un crime dont la partie concernée aura été dûment condamnée, n'existeront aux États-Unis ou en tout autre lieu soumis à leur juridiction". La Reconstruction (1865-1877), époque turbulente qui a suivi la guerre civile, a été marquée par l'effort de réintégration des États du Sud de la Confédération et de 4 millions de personnes nouvellement libérées aux États-Unis. En 1868, le 14e amendement à la Constitution a donné aux Noirs une protection égale devant la loi... 

Instauration de la "ségrégation raciale légale" - En 1870, le 15e Amendement a accordé le droit de vote aux hommes noirs américains. En moins d'une décennie, cependant, les forces réactionnaires - dont le Ku Klux Klan - ont inversé les changements provoqués par la Reconstruction radicale dans un violent contrecoup qui a rétabli la suprématie blanche dans le Sud : les législatures des États du Sud adoptent des lois exigeant la séparation des blancs des "personnes de couleur" dans les transports publics et les écoles. Le mariage interracial était illégal et la plupart des Noirs ne pouvaient pas voter parce qu'ils ne pouvaient pas passer les tests d'alphabétisation des électeurs (lois Jim Crow). Les États du Sud n'ont pas créé un système de ségrégation immédiatement après la guerre, tout simplement parce que jusque-là le Sud n'avait pas de véritable système d'éducation publique. Ce sont les gouvernements de la Reconstruction d'après-guerre qui édifièrent des écoles publiques, celles-ci étaient le plus souvent séparées par la race. Néanmoins, la Nouvelle-Orléans a eu des écoles totalement intégrées jusqu'en 1877 (en plus de la démarcation habituelle entre les Noirs et les Blancs, la Nouvelle-Orléans avait reconnu, depuis les années 1700, une troisième classe, les gens de couleur libres (créoles), descendants libres de pères européens et de mères africaines). Alors qu'en 1877, la Cour suprême statuait dans l'affaire Hall v. DeCuir que les États ne pouvaient pas interdire la ségrégation sur les transporteurs publics tels que les chemins de fer, les tramways ou les bateaux fluviaux, la situation s'inversait dans les années qui suivent. De 1887 à 1892, neuf États, dont la Louisiane, ont adopté des lois exigeant la séparation sur les transports publics, tels que les tramways et les chemins de fer. Bien qu'elles diffèrent dans les détails, la plupart de ces lois exigeaient des aménagements égaux pour les passagers noirs et imposaient des amendes et même des peines de prison aux employés des chemins de fer qui ne les appliquaient pas. Cinq de ces États prévoyaient également des amendes ou des peines de prison pour les passagers qui essayaient de s'asseoir dans des voitures dont leur race les excluait... 

 

1890-1896 - Ce véritable retournement de situation trouve sa traduction emblématique avec la "Louisiana Separate Car Act" adoptée en juillet 1890. Afin de "promouvoir le confort des passagers", les chemins de fer devaient fournir "des aménagements égaux mais séparés pour les races blanche et de couleur" sur les lignes circulant dans l'État. 

 

Puis la ségrégation dans le sud va gagner du terrain lorsque la Cour suprême des États-Unis déclare en 1896, dans l'affaire Plessy contre Ferguson, que les installations pour les Noirs et les Blancs pouvaient être "séparées mais égales" (separate but equal)...

Ségrégation, colonisation, exploitation -  La ségrégation raciale (racial segregation) est apparue dans toutes les parties du monde où il existe des communautés multiraciales, sauf là où la fusion raciale s'est produite à grande échelle comme à Hawaï et au Brésil : on parle alors de discrimination sociale plus que de ségrégation légale. En revanche, dans les États du Sud des États-Unis, la ségrégation légale dans les établissements publics est courante de la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 1950. Ailleurs, la ségrégation raciale a été pratiquée avec la plus grande rigueur en Afrique du Sud, où, sous le régime de l'apartheid, elle a été une politique officielle du gouvernement de 1950 jusqu'au début des années 1990. Mais il faut ajouter qu'en cette fin du XIXe et début du XXe siècle, plus globalement, le système de suprématie blanche des Etats du Sud est contemporain d'une expansion considérable du contrôle des nations européennes et américaines sur les non blancs en Afrique, en Asie ainsi que dans les pays insulaires des régions du Pacifique et des Caraïbes. Comme les Afro-Américains, la plupart des non-blancs dans le monde sont ainsi colonisés ou exploités économiquement et se voient refuser les droits les plus fondamentaux. À quelques exceptions près, ne l'oublions pas, les femmes de toutes les races, partout dans le monde, se voient également refuser le droit de vote....

Dans "The Destruction of Black", Chancellor Williams (1893-1992) entend réinterpréter la supposée destruction de la civilisation noire à la lumière d'une "histoire des noirs qui est une histoire des noirs" : si l'Afrique fut le berceau de la civilisation, que s'est-il passé, les Noirs ont toujours été au bas de l'échelle, répond  le Caucasien, fût-il libéral, oubliant sa stratégie d'exploitation et de destruction systématique. L'Afrique a bel et bien nourri le développement capitaliste de l'Occident. Tom Burrell, dans "Brainwashed : Challenging the Myth of Black Inferiority"(2009) s'attaque à l'une des plus funestes campagnes de propagande que le monde est connu, celui de la supposée "infériorité" du Noir, qui jette ainsi depuis des siècles trop d'individualités afro-américaines dans une impasse désespérée. Walter Rodney (1942-1980) les rejoint à sa manière dans son analyse du analysant des causes du sous-développement du continent africain ("How Europe Underdeveloped Africa", 1972)...

Au cours des premières décennies du XXe siècle, des mouvements de résistance à cette discrimination raciale et sexuelle se renforcent dans de nombreux pays. Un mouvement panafricain émerge en réponse à l'impérialisme européen tandis que les Afro-Américains développent diverses stratégies pour lutter contre la discrimination raciale aux États-Unis. 

"Imperium in Imperio", écrit par Sutton Griggs (1872-1933), publié en 1899 et vendu en porte-à-porte, un véritable succès, relate la vie de Belton Piedmont, un homme noir éduqué et conciliant dans le sud raciste de Jim Crow entraîné par un nationaliste à rejoindre un mouvement radical qui entend édifier  une nation entièrement noire au Texas et intégrer un gouvernement fantôme...

Mais on n'ose encore remettre en cause le système Jim Crow, mais un Booker T. Washington a met l'accent sur le développement économique tandis que W.E.B. Du Bois, formé à l'université de Harvard, se pose en défenseur des droits civils et de l'unité panafricaine parmi les Africains et les descendants d'Africains ailleurs dans le monde. En 1909, Du Bois et d'autres dirigeants afro-américains se sont joints aux partisans blancs de l'égalité raciale pour former la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), qui est devenue l'organisation de défense des droits civils la plus durable du pays. Sous la direction de Du Bois, James Weldon Johnson, Walter White, Thurgood Marshall et d'autres, la NAACP a rendu publiques les injustices raciales et a engagé des poursuites pour garantir l'égalité de traitement des Noirs américains dans l'éducation, l'emploi, le logement et les logements publics. Mais il faut ajouter que les efforts des Afro-Américains en matière de droits civils furent entravés jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des clivages idéologiques....

 


W. E. B. Du Bois, "The Souls of Black Folk" (1903)

"Le Sud pleure aujourd'hui la disparition lente, mais inéluctable, d'un certain type de Noir - l'esclave fidèle et courtois d'autrefois, avec son honnêteté incorruptible et son humilité si digne. Il meurt tout aussi sûrement que l'ancien type du gentleman sudiste, et des mêmes causes - de la transformation soudaine d'un bel et lointain idéal de liberté en dure réalité, gagner son pain, et de la déification du pain en conséquence..." - William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) pensait à l'origine que les sciences sociales permettrait de résoudre la question raciale, et sa thèse, "The Philadelphia Negro ; A Social Study" (1899) constitue la première étude de cas portant sur la communauté noire aux États-Unis. Mais le climat de racisme virulent, du lynchage à la privation du droit de vote, des lois ségrégationnistes Jim Crow aux émeutes raciales, le conduisent à penser, contrairement à un leader influent de l'époque, Booker T. Washington (1856-1915), l'auteur de "Up From Slavery" (1901) et premier Afro-Américain invité par un président des États-Unis, Theodore Roosevelt, que la discrimination ne doit plus être acceptée, qu'elle ne disparaitra pas naturellement, que la stratégie qui encourage les Noirs à s'élever par le travail et l'ascension économique afin de gagner le respect des Blancs, ne débouchera sur aucune solution durable et émancipatoire. Dès 1905, il fondera le mouvement de Niagara, qui vise essentiellement à attaquer les partisans de Booker Washington.... 

"Whites...shift the burden of the negro problem to Negro's shoulders and stand aside as critical and rather pessimistic spectators; when in fact the burden belongs to the nation."  - Le problème fondamental qui se pose à tout Afro-Américains est celui d'être à la fois américain et noir, une double conscience qui marque une identité singulière et ne semble tracer qu'un seul et unique chemin possible :  le destin de la race ne peut être conçu comme menant ni à l'assimilation ni au séparatisme, mais à une césure fière et durable...

"The Souls of Black Folk" (Les âmes du peuple noir) est une autobiographie passionnée, merveilleusement écrite, qui raconte comment l'existence de  l'individu W. E. B. Du Bois fut entièrement façonnée par l'histoire de sa communauté afro-américaine : le monde était alors partagé en deux par une ligne de couleur, une partie privilégiée et blanche exploitant l'autre partie qui est contrainte et noire. Toute la notoriété du livre tient en effet à cette proclamation que porte l'introduction, "the problem of the Twentieth Century is the problem of the color line". Et chaque chapitre commence par deux épigraphes, l'une d'un poète blanc et l'autre d'un "black spiritual",  pour démontrer la parité intellectuelle et culturelle entre les cultures noire et blanche.... 

"..Il est difficile d'expliquer clairement l'état critique dans lequel se trouve la religion noire actuellement. Tout d'abord, il faut rappeler que les Noirs vivent aujourd'hui en contact étroit avec une grande nation moderne ; ils partagent, bien qu'imparfaitement, l'âme de cette nation ; de ce fait, il est inévitable qu'ils subissent, plus ou moins directement, l'influence de toutes les forces religieuses et morales qui existent aux États-Unis. Cependant, ces questions et ces mouvements sont assombris et minimisés par la question primordiale (de leur point de vue) de leur statut civique, politique et économique. Ils doivent perpétuellement discuter le "problème noir" - ils doivent vivre, se déplacer, déployer tout leur être en lui et interpréter tout le reste à sa lumière, ou à ses ténèbres. Les problèmes particuliers de leur vie intérieure sont aussi étroitement liés à lui - le statut des femmes, le maintien d'un foyer, la formation des enfants, l'accumulation des richesses et la prévention du crime. Tout cela se traduit par une intense agitation morale, le besoin affectif d'un sentiment religieux et une grande inquiétude intellectuelle.

Chaque Noir américain doit vivre une double vie, comme Noir et comme Américain, entraîné par le courant du XIXe siècle, mais toujours en lutte contre les remous du XVe siècle - sa confiance en lui ne peut qu'en être moralement ébranlée; ne peuvent émerger qu'une conscience de soi douloureuse et un sens presque morbide de sa propre identité. Les mondes, à l'intérieur et à l'extérieur du Voile de couleur, changent, et ils changent rapidement, mais pas au même rythme et pas dans le même sens.

Et cela produit nécessairement un déchirement de l'âme très particulier, un sentiment très particulier de doute et de stupéfaction. Une telle vie dédoublée, avec des pensées dédoublées, des devoirs dédoublés et des classes sociales dédoublées, donne inévitablement naissance à un langage dédoublé et des idéaux dédoublés; l'esprit est tenté par les faux-semblants ou la révolte, par l'hypocrisie ou le radicalisme.

Formuler ces hésitations et ces incertitudes permet sans doute de se représenter plus clairement le paradoxe moral particulier auquel fait face le Noir aujourd'hui, paradoxe qui colore et transforme sa vie religieuse. Comme il a le sentiment que l'on piétine ses droits et ses idéaux les plus chers, que la conscience publique est toujours plus sourde à ses justes revendications et que toutes les puissances réactionnaires du préjugé, de la cupidité et de la vengeance gagnent chaque jour en force et en nombre, le Noir se retrouve face à un dilemme peu enviable.

Conscient de son impuissance, pessimiste, il devient souvent amer et vindicatif ; sa religion, au lieu d'être une adoration, est une suite de lamentations et d'injures, une plainte, et non un espoir, l'expression d'un cynisme, et non d'une foi. Par ailleurs, un autre type d'esprit, plus fin, plus affûté et plus tortueux aussi, voit dans la force même du mouvement anti-Noir la manifestation de sa faiblesse ; du fait de cette casuistique toute jésuite, aucune considération morale ne peut l'empêcher de fomenter le projet de détourner cette faiblesse au profit de la force de l'homme noir. Ainsi, nous nous trouvons face à deux grands courants de pensée, à deux grandes luttes éthiques, presque impossibles à réconcilier ; le danger de l'une réside dans l'anarchie, le danger de l'autre dans l'hypocrisie. Les uns en sont presque à maudire Dieu et à mourir, les autres se comportent trop souvent en traîtres à une juste cause, en lâches qui reculent devant la force ; les uns épousent des idéaux trop éloignés, trop exigeants, peut-être à tout jamais irréalisables; les autres oublient que la vie est davantage qu'un repas et le corps davantage que les vêtements qui le couvrent. Mais après tout, est-ce que ce ne sont pas simplement les convulsions de notre époque traduites en noir  - le triomphe du mensonge qui aujourd'hui, avec sa culture de la fausseté, fait face à la hideur de l'anarchiste assassin ?

Aujourd'hui les deux groupes de Noirs, celui du Nord et celui du Sud, représentent ces tendances éthiques divergentes, la première tendant vers le radicalisme, la seconde vers le compromis hypocrite. Le Sud pleure la perte du Noir du bon vieux temps - le vieux serviteur franc, honnête et simple qui incarnait l'ère précédente, ère de religion, de soumission et d'humilité - et ce regret se justifie. Certes, il était paresseux et il lui manquait de nombreux éléments pour être véritablement homme ; mais il était ouvert, fidèle et sincère. Aujourd'hui, il n'est plus ; mais qui est à blâmer de sa disparition ? Est-ce que ce ne sont pas ces personnes mêmes qui le pleurent ? Est-ce que ce n'est pas la faute de cette tendance, née de la reconstruction et de la réaction, à fonder une société sur l'illégalité et la tromperie, à altérer la fibre morale d'un peuple naturellement honnête et droit, au point que les blancs menacent de devenir des tyrans au-dessus des lois et les Noirs des criminels et des hypocrites ?

La ruse est la défense naturelle du faible contre le fort et le Sud l'a utilisée pendant des années contre ses conquérants ; aujourd'hui le Sud doit se préparer à voir son prolétariat noir retourner cette arme à double tranchant contre lui. Et c'est bien naturel!

La mort de Denmark Vesey (1822) et de Nat Turner (1831) a prouvé au Noir il y a déjà bien longtemps l'inutilité de la défense physique. La défense politique est de moins en moins accessible et la défense économique n'est encore que très partiellement efficace. À l'évidence il ne dispose pour se défendre que d'une seule voie - celle de la ruse et de la flatterie, de la cajolerie et du mensonge. C'est ce que firent les paysans au Moyen Âge pour se défendre, et qui a imprimé sur leur caractère sa marque indélébile.

Aujourd'hui le jeune Noir du Sud qui veut réussir ne peut pas se permettre d'être franc et carré, honnête et sûr de lui; au contraire, il est tenté tous les jours de se montrer silencieux, prudent, astucieux et rusé; il doit flatter et se rendre agréable, endurer les injures mesquines avec un sourire, fermer les yeux devant le mal ; trop souvent il trouve dans la ruse et le mensonge un réel avantage personnel. Ses vraies pensées, ses vraies aspirations, doivent être protégées par des murmures ; il ne doit pas critiquer, il ne doit pas se plaindre. La patience, l'humilité et l'adresse doivent remplacer, chez cette jeunesse noire en croissance, la spontanéité, la virilité et le courage. C'est seulement avec un tel sacrifice qu'une ouverture économique est possible - peut-être même la paix, et la prospérité. Autrement, c'est l'émeute, l'émigration ou le crime. Cette situation n'est pas propre au Sud des États-Unis - n'est-ce pas plutôt la seule méthode par laquelle des races sous-développées peuvent gagner le droit à partager la culture moderne? Le prix de l'acculturation, c'est le mensonge.

D'un autre côté, dans le Nord la tendance est à l'exagération du radicalisme noir. Maintenu par la loi du sang dans le Sud dans une situation contre laquelle chaque fibre de sa nature ouverte et audacieuse se révolte, il se retrouve sur une terre où il peut à peine gagner décemment sa vie, confronté qu'il est à une concurrence impitoyable et à la discrimination raciale. En même temps, par l'école, les journaux, les discussions et les conférences, il s'anime et s'éveille intellectuellement. Son âme, si longtemps contenue et empêchée de croître, s'ouvre soudainement à cette nouvelle liberté. Il n'y a pas à s'étonner que toutes les tendances soient à l'excès ..." (W.E.B.Du Bois, traduction La Découverte)

"The Great Migration" & The “Red Summer” of 1919

Au début du XXe siècle, la grande majorité des Noirs américains vivaient dans les États du Sud. Dans l'histoire des États-Unis, la "Grande Migration" décrit la migration généralisée des Afro-Américains des communautés rurales du Sud vers les grandes villes du Nord et de l'Ouest, de 1916 à 1970, qui vit quelque six millions de Noirs du Sud se déplacer vers les zones urbaines du Nord et de l'Ouest, à la recherche d'un emploi, d'une meilleure éducation et d'un logement, mais aussi fuyant les lois Jim Crow et le racisme institutionnalisé du Sud. Un journal comme Le Chicago Defender soutint  avec force le mouvement, encourageant ouvertement la migration de plus d'un million et demi de Noirs du Sud vers le Nord entre 1915 et 1925, et de fait au moins 110 000 personnes gagnèrent Chicago entre 1916 et 1918, triplant la population noire de la ville. 

The “Red Summer” of 1919 a marqué le point culminant des tensions sans cesse croissantes entourant la grande migration des Afro-Américains des campagnes du Sud vers les villes du Nord qui a eu lieu pendant la Première Guerre mondiale : fin 1918, la guerre ayant pris fin, des milliers de soldats découvrirent en regagnant leurs communautés que leurs emplois avaient été comblés par des Noirs du Sud, quant aux vétérans afro-américains, ils se voyaient refuser tous droits fondamentaux. Le 27 juillet 1919, un adolescent afro-américain, Eugene Williams, s'est noyé dans le lac Michigan après avoir été lapidé par un groupe de jeunes blancs au motif d'avoir foulé une partie de la plage réservée aux Blancs : sa mort et le refus de la police d'arrêter le responsable blanc que des témoins avaient identifié comme le responsable, déclenchèrent une semaine d'émeutes entre les bandes, concentrées dans le quartier South Side. Le 3 août, 15 Blancs et 23 Noirs avaient été tués, plus de 500 personnes blessées, un millier de maisons avaient été incendiées...

 

C'est dans cette atmosphère dramatiquement tendue, que le Ku Klux Klan relança ses activités criminelles dans le Sud, dont 64 lynchages en 1918 et 83 en 1919. Au cours de l'été 1919, des émeutes raciales éclatèrent à Washington, D.C., à Knoxville, Tennessee, Longview, Texas, Phillips County, Arkansas, Omaha, Nebraska. Le président Woodrow Wilson accusa publiquement les Blancs d'être les instigateurs des émeutes raciales à Chicago et à Washington, D.C.. Mais ces émeutes marquèrent ont marqué le début d'une volonté croissante des Afro-Américains de lutter pour leurs droits face à l'oppression et à l'injustice...