Natsume Soseki (1867-1916), "Waga-hat wa neko de aru" (Je suis un chat, 1905-1906), "Kusamakura" (Oreiller d'herbe, 1906), "Mon" (La Porte, 1910), "Kokoro" (Le Pauvre Coeur des hommes, 1914), "Meian" (Clair-Obscur, 1916) - Mori Ôgai (1862-1922) - Ozu Yasujiro (1903-1963) - ...

Last update: 31/12/2022


"La création de ce monde n'est l'œuvre ni d'un dieu ni d'un démon, mais des gens ordinaires qui nous entourent ; ceux qui vivent en face et ceux qui sont à côté, qui vaquent ici et là à leurs occupations quotidiennes" - Au cours des décennies qui ont suivi le tournant du XXe siècle, les écrivains japonais dévoraient les littératures européennes et autres littératures non japonaises ont rencontré une tradition autochtone profonde et riche qui a suscité un nombre impressionnant d'expérimentations littéraires sans précédent jusqu'à ce jour. C'est à cette époque qu'est né Natsume Sôseki, dont l'œuvre est manifestement le fruit de ses vastes lectures, des trésors des passés littéraires japonais et chinois, ainsi que des monuments de la littérature et de la pensée mondiales modernes. Dans la littérature de Sôseki, le pouvoir des mots et leur portée au-delà du langage ne naissent plus du ricochet intertextuel des mots dans une chambre d'écho de tropes, comme c'était le cas pour ses prédécesseurs classiques. Au contraire, le pouvoir de ses mots émerge d'un langage réaliste qui refuse l'intertextualité, et qui est censé se référer non pas à d'autres mots, mais au monde lui-même.  

Sôseki est connu pour son message aux classes moyennes japonaises modernes, - la modernité est un chemin difficile, solitaire et aliénant -, un type d'exhortation en phase avec les discours d'encouragement à tous ceux qui subissaient les bouleversements de la modernisation. En 1907, Sôseki quitte son poste de professeur de littérature anglaise à l'université impériale de Tokyo et commence à publier régulièrement des romans en série pour l'Asahi News, une carrière qui s'achève en 1915 avec sa mort, son dernier ouvrage étant resté inachevé. "Jusqu'à présent, nous nous sommes contentés de ressusciter la littérature du passé et d'imiter la littérature occidentale. C'est à partir de maintenant qu'une véritable littérature japonaise doit émerger". Cette littérature, ajoutera-t-il, "ne sera pas une reproduction ou une soumission à une autre littérature, mais l'expression d'une vraie voix, d'une voix sans honte"...

Et Sôseki a répondu à son propre appel en 1914 avec "Kokoro" (Le Pauvre Coeur des Hommes), le roman moderniste emblématique du Japon, publié l'année même où Mori Ôgai rejette le roman moderne et dit révéler les pièges que la langue tend à l'exploration du cœur humain. Mori Ôgai (1862-1922) publie en effet en 1890 un roman autobiographique "Maihime" (La Danseuse), une histoire d'amour malheureuse entre une jeune Allemande et un étudiant japonais à Berlin, un roman qui lance la mode des récits autobiographiques parmi les auteurs japonais. 

Le plus grand succès de Mori Ōgai sera le roman "Gan" (1911-1913, L'Oie sauvage), l'histoire de l'amour inavoué de la maîtresse d'un prêteur sur gages pour un étudiant en médecine qui passe chaque jour devant chez elle. À partir de 1912, ébranlé par le suicide rituel du général Maresuke Nogi après le décès de l'empereur Meiji, Ōgai se consacrera à des ouvrages de fiction mettant l'accent sur le code d'honneur des samouraïs. Malgré ses premières œuvres très personnelles, Ōgai en vient à partager la réticence de ses héros samouraïs à laisser les émotions s'exprimer ...

Sôseki, lui, faisait partie de la dernière génération d'écrivains japonais qui avaient été initiés au monde de la littérature par la tradition classique chinoise, et s'il écrit en japonais, sa culture littéraire et le prisme de son imagination, restaient, sans équivoque, tournés vers le monde dans sa totalité...

 

The Art of Nothing Happening - La littérature japonaise ne parle souvent de rien, car la vie japonaise semble conçue ainsi. Il y a peu d’emphases dans le japonais parlé,  il faut aussi neutre que possible, tout individu se doit, en public, de garder pour lui ses préoccupations et ses sentiments personnels et de présenter un aspect sans aspérité possible pour l'autre. Mais le fait que la relation entre la surface et la profondeur soit incertaine fait aussi partie des singularités qu'il faut maîtriser, moins il y a de mots prononcés, plus il est facile de croire que vous êtes avec l'autre sur un terrain d’entente sans présupposé. Le maintien d'une harmonie générale, - et peu importe ce qui se passe à l’intérieur —, requiert, pour la vivre au Japon, une longue expérience :  exister, c'est traverser des réseaux complexes de non-tension, c'est focaliser son attention sur de minuscules caractéristiques du monde. C’est ce qui n’est pas exprimé qui se trouve au cœur d’un haïku, et on demande au lecteur ou au spectateur de compléter une composition, une parole : «Kyoto is lovely, isn’t it?», «Kyoto est belle, n’est-ce pas ?» est l’une des phrases les plus importantes du roman de Sōseki The Gate, et la réponse de l’autre protagoniste, la quintessence du Japon, est de se dire : « Yes, Kyoto was lovely indeed», «Oui, Kyoto était vraiment charmante»...

 

Le fait que rien ne se passe devient une source de tension presque insupportable dans presque tous les romans de Sōseki. Ses protagonistes attendent toujours d’être exposés, ou que quelque chose explose, intérieurement, , sous la surface et entre les lignes. Comme les personnages de Sōseki sont presque liés par de nombreuses obligations contradictoires, ils sont déjà en pratique paralysés. Et comme ils semblent terrifiés à l’idée de dépendre des autres — Sōseki lui-même a été élevé par une famille qui n’est pas la sienne et ne semble jamais avoir dépassé l’instabilité qui l’a amené — leur seule façon de revendiquer l’indépendance semble être de rester assis dans une sorte de prison qu’ils se sont eux-mêmes créée. Et le défi d’un roman comme "La Porte" est de trouver un moyen de transformer cette "inaction" en une sorte de détachement supérieur, suggérant le refus du sage de se laisser influencer par les vicissitudes du monde. L’une des premières choses qui peut frapper un lecteur occidental lorsqu’il entre dans le monde d’un roman japonais c’est que chaque personnage est effectivement une minuscule figure dans un monde pesant d’associations et d’obligations...


Natsume Soseki (1867-1916)

NATSUME SŌSEKI est né en 1867, un an avant que la Restauration de Meiji ne change le visage du Japon, le libérant de plus de deux cents ans d’isolement auto-imposé (depuis 1635 environ, il était illégal pour tout Japonais de quitter la nation). Ils noteront qu’il est devenu le romancier qui a défini la période Meiji en partie parce qu’il a embrassé dans sa vie la question centrale de l’époque, qui était de savoir comment son pays pouvait combiner « l’esprit japonais, la technologie occidentale ». Les grands romanciers qui suivront plus tard dans le siècle - Yasunari Kawabata, Junichirō Tanizaki et Yukio Mishima - écriront tous, à leur manière, que le Japon a déjà perdu son intégrité et son âme au profit de l’Occident...

Natsume naquit le plus jeune de huit enfants au cours de la dernière année du shogunat Tokugawa à Edo, la ville qui sera bientôt rebaptisée Tokyo, et est devenu l’écrivain déterminant de la période Meiji (1868-1912). Né dans une famille de notables, à Edo, élevé par des parents d’accueil jusqu’à l’âge de neuf ans, il montre rapidement une aptitude particulière pour les études chinoises et plus tard pour la langue anglaise, obtenant finalement un diplôme supérieur en littérature anglaise. En tant que premier cycle à l’Université impériale de Tokyo, il a publié un essai sur Walt Whitman qui a présenté le travail du poète au Japon. Après avoir enseigné pendant plusieurs années, Sōseki a été envoyé en 1900 en Angleterre pour deux ans par le ministère de l’Éducation. Le temps de Sōseki à Londres fut pour lui détestable en tout point, il s'y sentit « un pauvre chien qui s’était égaré parmi une meute de loups ». 

Après son retour au Japon, il reprit le poste de Lafcadio Hearn enseignant la littérature anglaise à l’Université impériale de Tokyo, où il avait été seulement le deuxième japonais à obtenir un diplôme en littérature anglaise). Il quitte l’université en 1907, après une série de dépressions nerveuses, devient romancier et publie presque tous ses quatorze romans en neuf ans avant de mourir à Tokyo, où il est né, à quarante-neuf ans, en 1916, quatre ans après la fin de la période Meiji. Il trouvera d'innombrables lecteurs, dans toutes les couches de la société  et il semble être encore aujourd'hui l'un des auteurs les plus lus, c'est dire la fascination qu'il exerça, lui qui refusa les honneurs et se tint à l'écart de tout mouvement littéraire.

Sōseki publie son premier ouvrage de fiction en 1905, le premier chapitre de ce qui deviendra le célèbre roman satirique "I Am a Cat" et commencera à produire des romans au rythme d’un par an jusqu’à sa mort d’un ulcère de l’estomac. Parmi les autres œuvres majeures parues dans la traduction anglaise figurent "Botchan", "Kusamakura", "The Miner" et "Kokoro". Un peu comme le suggère son histoire de vie, l’homme lui-même semble à la fois profondément japonais et un rebelle "tranquille", fier de ne pas participer à un monde d’ambition et d’exploitation. Les blessures de Sōseki ne sont jamais très loin de la surface de ses livres, autour d’une porte par laquelle ses personnages ne passeront jamais, et ses personnages qui semblent désertent la société japonaise, n'y arriveront en fait jamais ...

 

 "Waga-hai waneka de aru", Natsume Sōseki, 1905-1906

"Je suis un chat" (I Am a Cat), "Je suis un chat. Je n’ai pas encore de nom" - Roman ? divertissement ? essai ? satire ? Il ne se range dans aucune des catégories familières à l'histoire littéraire. Un chat prend la parole. À l'instar du "Kater Murr" qu'Hoffmann faisait rôder dans le cabinet de travail de Maître Abraham, il est fort savant, observe le cours du monde et ne dédaigne pas le langage des philosophes. Mais, d'emblée, le ton diffère. Il est plus gouailleur, plus désinvolte... 

 

I AM A CAT. As yet I have no name. I’ve no idea where I was born. All I remember is that I was miaowing in a dampish dark place when, for the first time, I saw a human being. This human being, I heard afterwards, was a member of the most ferocious human species; a shosei, one of those students who, in return for board and lodging, perform small chores about the house. I hear that, on occasion, this species catches, boils, and eats us. However as at that time I lacked all knowledge of such creatures, I did not feel particularly frightened. I simply felt myself floating in the air as I was lifted up lightly on his palm ...

 

JE SUIS UN CHAT. Je n’ai pas encore de nom. Je ne sais pas où je suis né. Tout ce dont je me souviens, c’est que je miaulais dans un endroit sombre et humide quand, pour la première fois, j’ai vu un être humain. Cet être humain, j’ai entendu après, était un membre de l’espèce humaine la plus féroce; un shosei, l’un de ces étudiants qui, en échange de nourriture et de logement, effectuent de petites tâches autour de la maison. J’entends dire qu’à l’occasion, cette espèce nous attrape, bout et nous mange. Cependant comme à cette époque je manquais de toute connaissance de telles créatures, je ne me sentais pas particulièrement effrayé. Je me suis simplement senti flotter dans l’air tandis que j’étais levé légèrement sur sa paume. Quand je me suis habitué à cette position, j’ai regardé son visage. Ce doit être la première fois que je pose les yeux sur un être humain. L’impression de bizarrerie, que j’ai alors reçue, demeure encore aujourd’hui. Tout d’abord, le visage qui devrait être décoré de cheveux est aussi chauve qu’une bouilloire. Depuis ce jour, j’ai rencontré beaucoup de chats mais je n’ai jamais rencontré une telle difformité....

 

À peine s'est-il livré à d'amères réflexions sur le contrat social qu'il se dispute avec un matou du voisinage dans le plus pur argot d'Edo. Ce récit avait été présenté à partir de janvier 1905 dans la revue Hototogisu (Le Coucou) où se réunirent, autour du grand poète Masaoka Shiki, ceux qui entendaient rénover la tradition du haiku. Un premier volume parut en octobre : il fut épuisé en moins de vingt jours. L'auteur, Natsume Kinnosuke, alors âgé de trente-huit ans, était un inconnu. Selon l'usage, il avait choisi un nom d'artiste, Sōseki, qu'il emprunta à une maxime chinoise : « Il se gargarise sur la pierre et dort sur l'eau », frappée en mémoire d'un homme célèbre pour son entêtement. Le monde n'est pas aussi ordonné qu'il pourrait sembler...

Le récit n`est, pour l`auteur, qu`un prétexte à passer au crible de sa critique aiguë les injustices sociales de son temps et les surprises de la destinée. Or son porte-parole, en l`occurrence est un chat. Ce chat, qui appartient à la famille d'un professeur d'école moyenne nommé Kusami, bavarde sur toutes sortes de sujets, mais surtout à propos d'évènements qui concernent les Kusami et leur entourage : il y a, par exemple, les fiançailles de M. Kangetsu avec la jeune Kaneda, un vol, une invasion d'étudiants, la description d'un établissement de bains. et même... une histoire de chats. Tout cela compose une série de tableaux indépendants les uns des autres, mais dont l'ensemble est charmant. Le style a une grande fraîcheur ; le ton procède tantôt de l'humour, tantôt de la polémique, quand ce n`est pas des deux à la fois. "Je Suis un chat", lorsqu`il parut, fut une révélation. L`auteur, alors professeur de littérature anglaise à l'université de Tôkyô et l'un des maitres du "haïku" devint tout à coup célèbre et commença une belle carrière de romancier. (Trad. Gallimard/Unesco. 1978).


"Kusamakura",  Natsume Soseki, 1906

In "The Three-Cornered World", an artist wanders off into the mountains to meditate, but when he decides to stay at an almost deserted hotel, he is soon drawn towards the hostess, O-Nami. She is strange, almost mad, and rumour has it that she deserted her husband and fell in love with a priest. The artist becomes haunted by the mystery and sense of tragedy which surrounds her. She reminds him of Millais's portrait of Ophelia drowning and he wants to paint her. Yet there is always some quality lacking in her expression, and he is unable to complete his picture, until, finally, he solves the enigma of her life. Soseki examines each event or scene scrupulously and with a slight satirical twist; and his imagery is so sharp that each small situation falls into a perfectly balanced picture within itself ...

 

"Going up a mountain track, I fell to thinking. Approach everything rationally, and you become harsh. Pole along in the stream of emotions, and you will be swept away by the current. Give free rein to your desires, and you become uncomfortably confined. It is not a very agreeable place to live, this world of ours. When the unpleasantness increases, you want to draw yourself up to some place where life is easier. It is just at the point when you first realise that life will be no more agreeable no matter what heights you may attain, that a poem may be given birth, or a picture created. The creation of this world is the work of neither god nor devil, but of the ordinary people around us; those who live opposite, and those next door, drifting here and there about their daily business. You may think this world created by ordinary people a horrible place in which to live, but where else is there? Even if there is somewhere else to go, it can only be a 'non-human' realm, and who knows but that such a world may not be even more hateful than this?

There is no escape from this world. If, therefore, you find life hard, there is nothing to be done but settle yourself as comfortably as you can during the unpleasant times, although you may only succeed in this for short periods, and thus make life's brief span bearable. It is here that the vocation of the artist comes into being, and here that the painter receives his divine commission. Thank heaven for all those who in devious ways by their art, bring tranquillity to the world, and enrich men's hearts.

 

"En montant un chemin de montagne, je me suis mis à réfléchir. Abordez tout de manière rationnelle, et vous deviendrez dur. Naviguez dans le flot des émotions, et vous serez emporté par le courant. Laisser libre cours à ses désirs, c'est s'enfermer dans l'inconfort. Ce monde n'est pas très agréable à vivre. Lorsque les désagréments augmentent, vous voulez vous élever vers un endroit où la vie est plus facile. C'est au moment où l'on se rend compte que la vie ne sera pas plus agréable, quelle que soit la hauteur que l'on atteigne, qu'un poème peut naître ou qu'un tableau peut être créé. La création de ce monde n'est l'œuvre ni d'un dieu ni d'un démon, mais des gens ordinaires qui nous entourent ; ceux qui vivent en face et ceux qui sont à côté, qui vaquent ici et là à leurs occupations quotidiennes. Vous pouvez penser que ce monde créé par des gens ordinaires est un endroit horrible où vivre, mais où y a-t-il d'autre ? Même s'il y a un autre endroit où aller, ce ne peut être qu'un royaume "non-humain", et qui sait si un tel monde ne serait pas encore plus détestable que celui-ci ?

Il n'y a pas d'échappatoire à ce monde. Si, par conséquent, vous trouvez la vie difficile, il n'y a rien à faire que de vous installer aussi confortablement que possible pendant les périodes désagréables, même si vous n'y parvenez que pendant de courtes périodes, et de rendre ainsi supportable la brève durée de la vie. C'est ici que naît la vocation de l'artiste et que le peintre reçoit sa commande divine. Remercions le ciel pour tous ceux qui, de manière détournée, par leur art, apportent la tranquillité au monde et enrichissent le cœur des hommes."

 

La première phrase de "Oreiller d'Herbes" (The Three-Cornered World) est devenue célèbre : "Je gravissais un sentier de montagne en me disant : à user de son intelligence, on ne risque guère d`arrondir les angles". Et ce bref roman de Sôseki marquera ses lecteurs. de géneration en génération, pour diverses raisons : sa forme très originale,  son style à la fois lapidaire et rêveur, son sujet, sa tension dramatique. A mi-chemin entre l`essai méditatif et le récit symbolique, ce récit devait rencontrer à l`étranger un écho remarquable. L'intrigue en est fort simple : le narrateur, un peintre, se retire dans les montagnes et procède au bilan de sa vie. Comme dans la plupart des romans de Sôseki, on saisit le héros dans un moment de crise dont il n`est que partiellement conscient. Ici, le protagoniste s`interroge sur la finalité de son activité, sur ce qui caractérise l'art occidental par rapport à l`art japonais. Mais il ne s'en tient pas à ces relexions théoriques. Dans l`auberge où il descend, il observe une jeune femme très belle qui devient, par son mystère et son angoisse, le symbole même de la quête artistique, Nami, le centre autour duquel l’artiste se déplace et le sujet énigmatique de sa peinture de mots.

 

"Enlevez du monde tous les soucis et toutes les inquiétudes qui en font un endroit désagréable à vivre, et imaginez à la place un monde de bonté. Vous avez maintenant de la musique, une peinture, de la poésie ou de la sculpture. Je dirais même qu'il n'est pas nécessaire de concrétiser cette vision. Il suffit d'évoquer l'image devant vos yeux pour que la poésie éclate et que les chansons jaillissent.

Avant même de coucher vos pensées sur le papier, vous sentirez monter en vous le tintement cristallin d'une petite cloche, et toute la gamme des couleurs s'imprimera d'elle-même et dans tout son éclat dans l'œil de votre esprit, alors que votre toile se trouve sur son chevalet, sans avoir encore été touchée par le pinceau. 

Il suffit que vous puissiez adopter ce point de vue sur la vie et voir ce monde décadent, souillé et vulgaire purifié et beau dans la caméra de votre âme la plus profonde. Même le poète dont les pensées n'ont jamais trouvé d'expression dans un seul vers, ou le peintre qui ne possède pas de couleurs et n'a jamais peint ne serait-ce qu'un seul pied carré de toile, peut obtenir le salut et être délivré des désirs et des passions terrestres. Ils peuvent entrer à volonté dans un monde d'une pureté sans tache et, se débarrassant du joug de l'avarice et de l'intérêt personnel, ils sont en mesure de construire un univers sans pareil et sans égal. En tout cela, ils sont plus heureux que les riches et les célèbres, que n'importe quel seigneur ou prince qui ait jamais vécu, plus heureux en fait que tous ceux à qui ce monde vulgaire prodigue ses affections.

Après vingt ans de vie, j'ai compris que ce monde valait la peine d'être vécu. À vingt-cinq ans, j'ai compris que, de même que la lumière et l'obscurité ne sont que les faces opposées d'une même chose, de même, partout où la lumière du soleil tombe, elle doit nécessairement projeter une ombre. Aujourd'hui, à trente ans, mes pensées sont les suivantes : Au plus profond de la joie se trouve la tristesse, et plus le bonheur est grand, plus la douleur est grande. Essayez de séparer la joie et la tristesse, et vous perdrez votre emprise sur la vie. Essayez de les mettre de côté, et le monde s'écroule. L'argent est important, mais quoi qu'il en soit, lorsqu'il s'accumule, ne devient-il pas un souci qui vous assaille jusque dans votre sommeil ? L'amour est un plaisir ; mais si les plaisirs de l'amour, qui s'empilent les uns sur les autres, commencent à vous accabler, alors vous vous languirez de ces jours lointains où vous ne les avez pas connus. Ce sont les épaules de l'État, le Cabinet, qui supportent le fardeau des millions, ses pieds, et la charge du gouvernement pèse lourdement sur eux. Si vous vous abstenez de manger quelque chose de particulièrement savoureux, vous aurez l'impression d'avoir manqué quelque chose. Mangez juste un peu, et vous quitterez la table avec un appétit insatisfait. Goinfrez-vous, et plus tard vous vous sentirez mal à l'aise. ...."

 

Écrit à une époque où le Japon ouvrait ses portes au reste du monde, "Kusamakura" se tourne vers l’intérieur, vers l’idylle immaculée des montagnes et le lyrisme taciturne de ses scènes nuptiales, consacrant l’essence du vieux Japon à une œuvre d’une nostalgie littéraire enchanteresse...

 

"I had a most unusual experience that first night at Shioda's. It was about eight o'clock when I arrived, and so I was unable to see what sort of house it was, or the layout of the garden. In fact it was so dark that I could not even tell which was East and which was West. I was hauled along a sort of winding corridor, and eventually shown into a small room about twelve feet by nine. This was not at all as I had remembered the place from the last time I was there. I had had my supper and a bath, and was sitting in my room drinking tea, when a young girl came in, and asked if it was all right to make the bed.

What struck me as rather odd was that the girl who had ushered me in when I had arrived, the girl who had served supper and shown me the way to the bathroom, and the girl who was now taking the trouble to make my bed for me, were all one and the same. She had, moreover, scarcely said a word the whole time. I do not mean to imply by this, however, that she was just a solid country lass...."

 

"J'ai vécu une expérience tout à fait inhabituelle lors de ma première nuit chez Shioda. Il était environ huit heures lorsque je suis arrivé, et je n'ai donc pas pu voir de quelle sorte de maison il s'agissait, ni la disposition du jardin. En fait, il faisait si sombre que je ne pouvais même pas distinguer l'est de l'ouest. On m'a traîné le long d'une sorte de couloir sinueux, puis on m'a fait entrer dans une petite pièce d'environ douze pieds sur neuf. Ce n'était pas du tout comme je me souvenais de l'endroit la dernière fois que j'y étais allé. J'avais dîné et pris un bain, et j'étais assis dans ma chambre en train de boire du thé, lorsqu'une jeune fille est entrée et m'a demandé si je pouvais faire le lit.

Ce qui me parut assez étrange, c'est que la jeune fille qui m'avait accueilli à mon arrivée, celle qui m'avait servi le dîner et montré le chemin de la salle de bains, et celle qui prenait maintenant la peine de faire mon lit pour moi, étaient une seule et même personne. Elle avait d'ailleurs à peine dit un mot pendant tout ce temps. Je ne veux pas dire par là qu'elle était une solide fille de la campagne.

Elle avait noué l'obi rouge qui entourait sa taille avec une simplicité qui laissait supposer l'indifférence d'une jeune fille quant à savoir s'il mettait ou non ses charmes en valeur. Portant à la main une bougie à l'ancienne, elle m'avait conduit à l'établissement de bains par ici et par là, en prenant des virages successifs, en empruntant ce qui semblait être des passages et en descendant des volées d'escaliers. J'avais toujours devant moi le même obi rouge et la même bougie, et j'avais l'impression que nous empruntions toujours le même passage et descendions toujours le même escalier. J'avais déjà l'impression d'être une figure peinte se déplaçant sur une toile.

Lorsqu'elle était venue servir le dîner, elle s'était excusée de m'avoir installée dans l'une des chambres familiales, mais elle avait dit que, comme personne n'était venu récemment, les chambres d'amis n'avaient pas été dépoussiérées. Maintenant, après avoir fait mon lit, elle me souhaita bonne nuit et sortit de la chambre. Sa voix était certes assez humaine, mais malgré cela, dans le silence qui suivit, après que j'eus entendu ses pas s'éloigner progressivement le long de ces couloirs sinueux et de ces escaliers, j'eus soudain l'étrange impression qu'il n'y avait pas âme qui vive dans tout l'endroit.

Je n'avais vécu une telle expérience qu'une seule fois. Il y a longtemps, je suis parti de Tateyama et j'ai traversé la province de Boshu jusqu'à la côte Pacifique, puis j'ai marché de Kazusa à Chosi en suivant la côte. Un soir, pendant le voyage, je me suis arrêté quelque part et j'ai demandé si je pouvais m'y installer pour la nuit. Je dis "quelque part" car je ne me souviens plus du nom de l'auberge, ni de l'endroit où elle se trouvait. En fait, je ne suis même pas sûr qu'il s'agissait d'une auberge. C'était une grande maison haute dans laquelle deux femmes vivaient seules. En réponse à ma demande de passer la nuit, la plus âgée des deux a dit : "Certainement", et la plus jeune a dit : "Par ici, s'il vous plaît". Elle me conduisit au centre de la maison en passant devant une grande pièce après l'autre, toutes dans un état de délabrement et d'abandon. Le rez-de-chaussée de cette partie de la maison était construit en deux parties, et je devais monter trois marches pour accéder à ma chambre. Alors que je m'apprêtais à passer du passage à la chambre, une touffe de bambou poussant en biais sous l'avant-toit a été happée par la brise du soir et a frôlé d'abord mes épaules, puis ma nuque. Un frisson de peur me parcourut. Les planches de la véranda étaient déjà très abîmées et j'ai fait remarquer que l'année prochaine, les pousses se fraieraient un chemin et que la pièce serait remplie de bambous. La jeune femme fit un large sourire, mais sortit sans dire un mot. Cette nuit-là, je n'arrivais pas à dormir à cause du bruissement des bambous si près de mon lit. J'ouvris le shoji et, au clair de lune de l'été, je laissai mon regard errer sur l'étendue de gazon du jardin qui, sans barrière ni mur, s'étendait jusqu'à une berge envahie par la végétation. Au-delà, l'océan grondait et ses grandes vagues venaient menacer la sécurité du monde des hommes. Je n'ai pas pu fermer les yeux de la nuit, mais je suis resté allongé dans ma moustiquaire inefficace, tendu et vigilant jusqu'à l'aube. Je me suis dit qu'il s'agissait là d'une scène tirée d'un livre d'histoires...."

 

Une des scènes cruciales du roman est l'apparition de l'inconnue à travers les vapeurs de la salle où le narrateur prend son bain. « Le flegme et l'ingénuité signifient le sans-Souci, commente-t-il. Le sans-souci est, en peinture, en poésie et en prose. une condition absolue." 

Constamment à la recherche d`un état fondamentalement poétique de réceptivité pure à la beauté du monde, l'auteur et son héros tentent de définir, dans les paysages et chez les êtres humains. ce qui les fait échapper aux trivialités de la vie éphémère.

Faisant alterner des remarques sur l`art du XIXe siècle occidental, sur l`art classique japonais, sur les "haiku", sur les poèmes chinois, sur l'oeuvre de Meredith et de Sterne, Sôseki élabore un genre nouveau, qu'il appellera lui-même le "roman-haïku". Aussi habile dans les scènes humoristiques, où il croque avec beaucoup de drôlerie des personnages populaires ou pédants, que dans les scènes graves et sensibles, Sôseki excelle surtout dans les dialogues où le sous-entendu est maître. Le peintre ne parviendra pas à faire le portrait de Nami, la jeune femme qui le fascine. "J`aimerais bien le faire, mais votre visage ne se prête pas à un portrait, tel qu'il est. - Quel compliment! Comment pourrait-il se prêter a un portrait ? - Bien sûr, je peux toujours en faire un tableau, mais il me manque un je-ne-sais-quoi. Et il est dommage de se mettre à peindre sans ce je-ne-sais-quoi." Le narrateur renoncera à peindre.

La dernière page donne la clé du roman : dans une scène d`adieu, le frère de Nami part pour la guerre. L'émotion que l'observateur capte sur le visage de ceux qui se séparent semble représenter, à elle seule, tout ce à quoi était destinée cette œuvre... (Trad. Rivages, 1987). 


"Botchan", Natsume Soseki, 1906

 Cette histoire de rébellion d’un jeune homme contre le « système » dans une école de campagne est peut-être le roman le plus lu au Japon moderne. Le cadre est le sud profond du Japon, où l’auteur a lui-même passé un certain temps à enseigner l’anglais dans une école pour garçons. Sobriquet du héros de cette histoire, "Botchan" est un mot qui, dans la langue japonaise, signifie "garçonnet d'une bonne famille". À sa sortie d'un collège de Tôkyô, un jeune homme part pour l'ile de Shikoku qui se trouve dans le sud du Japon, comme professeur dans un petit lycée. C`est un garçon de tempérament franc et spontané. Dans la petite ville, monde conservateur, avec ses convenances sociales et son ordre hiérarchique établi, il rencontre des collègues qui diffèrent de lui autant par leur caractère bas que par leurs mauvaises intentions. Quant aux élèves, ils ne pensent qu`à se moquer de leur maitre. Ce nouveau milieu n'est guère agréable à notre jeune héros qui vient de quitter Tôkyô, le centre culturel du Japon. L'atmosphère de cette ville de campagne lui devient presque irrespirable. Il lui arrive toutes sortes de mésaventures pendant son séjour. ll lutte contre ces conditions peu favorables, et ne se soumet pas, car il est d'un caractère combatif. Enfin, la catastrophe se produit. Aidé son unique ami, il parvient à châtier ses mauvais collègues et il retourne dans son cher Tôkyô, auprès d'une vieille servante de sa famille, qui a toujours gardé une affection maternelle pour "Botchan" ...


"Kōfu", Natsume Sōseki, 1908

"Le Mineur" (The Miner) marque une rupture, Sōseki en quête d'une forme plus dépouillée, choisit un ton monocorde : le récit sera le monologue d'un homme en fuite qui s'éloigne de la capitale, dans une sorte de nuit intérieure. Dès lors vont se succéder quelques-unes de ses œuvres les plus accomplies, "Sanshirō" (1908), "Sorekara" (1909, Ensuite), "Mon" (1910, La Porte)...

 


"Sanshiro', Natsume Soseki, 1908

L’une des œuvres de fiction les plus appréciées de Soseki, le roman dépeint Sanshiro, 23 ans, quittant la campagne endormie pour la première fois de sa vie pour faire l’expérience du « monde réel » constamment en mouvement de Tokyo, de ses femmes et de son université. Le protagoniste de ce roman n’est pas encore conscient des fardeaux qu’il devra finalement porter, et ce manque de conscience est précisément ce qui fait de lui un Sanshirō, un jeune homme qui a encore le temps de regarder le ciel et de regarder les nuages en toute innocence. Ce n'est pas encore l’angoisse mais un présage d’angoisse à venir qui semble prendre forme, mais Sōseki prend son temps dans ce récit et laisse Sanshirō être Sanshirō, il le peint tel qu’il est, et c’est ici que nous voyons l’auteur Sōseki dans toute sa subtilité ...

"Il s'assoupit, et lorsqu'il ouvrit les yeux, la femme était toujours là. Elle parlait maintenant au vieil homme assis à côté d'elle, le fermier des deux stations précédentes. Sanshirō se souvenait de lui. Le vieil homme avait poussé un cri sauvage et était monté en grimpant dans le train à la dernière seconde. Puis il s'était déshabillé jusqu'à la taille, révélant les cicatrices de moxibustion sur tout son dos. Sanshirō l'avait regardé essuyer la sueur, redresser son kimono et s'asseoir à côté de la femme. Sanshirō et la femme étaient montés dans ce train à Kyoto, et elle avait immédiatement attiré son attention. Elle était très sombre, presque noire. Le ferry l'avait amené de Kyushu la veille, et à mesure que le train se rapprochait d'Hiroshima, puis d'Osaka et de Kyoto, il avait vu le teint des femmes locales s'éclaircir de plus en plus, et avant même de s'en rendre compte, il avait le mal du pays. Lorsqu'elle est entrée dans le wagon, il a senti qu'il avait gagné une alliée du sexe opposé...."


"Sorekara" (And Then, Et Puis), Natsume Soseki, 1909

L'un des romans les plus émouvants de Soseki Natsume racontant l’histoire de Daisuke, un jeune japonais, diplômé, fils d’une famille aisée mais qui à trente ans est au chômage et dépendant de la richesse paternelle. Le roman débute alors qu'il se réveille en fixant le plafond, sa main sentant son rythme cardiaque. Il a deux amis, Hiraoka et Terao, à propos desquels il s'interroge quant à leur intégration dans la société, mais quelle société, une société traditionnelle qui ne peut assumer un monde devenu trop vaste et une société moderne fait de l’éducation le critère d'entrée dans un ordre bureaucratique. Daisuke décidera de refuser tout soutien de sa famille et de ne pas se marier selon leur convenance. "Levant la main de son cœur, il prit le journal à côté de son oreiller. Il s'est glissé sous les couvertures et, des deux mains, a étalé le journal. Sur la gauche, il y avait la photo d'un homme poignardant une femme. Il détourna rapidement le regard et passa à une autre page où le conflit scolaire était écrit en gros caractères. Daisuke lut l'article pendant un moment, mais laissa bientôt le journal glisser de ses mains languissantes sur les couvertures. Tirant sur une cigarette, il se glissa à une quinzaine de centimètres du lit, ramassa le camélia sur le tapis de sol et, le retournant, l'approcha du bout de son nez. Sa bouche, sa moustache et son nez étaient pratiquement cachés par la fleur. La fumée, se mêlant aux pétales et aux étamines, s'enroulait abondamment. Plaçant ensuite la fleur sur le drap blanc, il se leva et se rendit à la salle de bains...."


"Mon" (The Gate, La Porte),  Natsume Soseki, 1910

 L’un des chefs-d’œuvre de la littérature japonaise du XXe siècle. C'est l`histoire d`une vie conjugale, l'intrigue en est volontairement très simple et presque banale, elle n`a en fait ni commencement ni fin. Sôsuke et O Yone vivent dans l’obscurité tranquille d'une maison au bas d’une falaise. Ils sont mariés depuis plusieurs années, ils ont eu plusieurs enfants mais tous sont mort-nés. Ils commencent à vieillir. Sôsuke sait que sa carrière de petit fonctionnaire n`évoluera pas, que toujours ils vivront dans une aisance précaire. Sachant que le monde ne leur apportera plus rien, Sôsuke et O Yone vivent à l'écart, et tout ce qui les attache à l'existence est leur union, pleine de compréhension et d'indulgence réciproque, tissée de discrétion et de délicatesse. Sôsuke aurait pu espérer mieux de la vie, mais il a été dépouillé par un oncle de l'héritage paternel; il n`a pas su se défendre et s`est résigné à son sort. De l’acceptation passive du destin : cherchant une réponse à ses problèmes, Sosuke ne parvient pas à passer la « porte » que pourrait lui offrir une retraite bouddhiste zen. Le quotidien monotone mais plein de dignité des deux époux n`est troublé que par une maladie de O Yone et surtout par la présence de Koroku, jeune frère de Sôsuke. venu se réfugier chez lui lorsque la famille de son oncle, malgré ses engagements, a cessé de lui payer ses études. Koroku ne peut comprendre la résignation de son frère dans laquelle il ne veut voir qu`égoïsme. 

En fait, tout l'intérêt du roman repose sur la peinture. minutieuse et d`une admirable justesse, de la vie intime d'un couple. Sôseki Natsume s`affirme dans cette œuvre comme un extraordinaire psychologue de l'intimité du quotidien (Trad. Editions P. Picquier, 1987).

 

"La Porte" nous absorbe dans son atmosphère dominante — et dans son thème — avec son tout premier paragraphe : un homme est allongé sur sa véranda dans la lumière automnale d’un dimanche ordinaire, on entend, on voit, des détails volés ici et là du Tokyo de 1909, des détails qui viennent en fait accroître le sentiment de regret qui semble hanter l’homme sur sa véranda. Le roman s’impose déjà comme une histoire d’absence et de patiente résignation, de choses dont on ne parle pas, mais qui ne cessent de hanter l'arrière-plan de la vie d'un couple prématurément âgé, aux gestes retenus. Et qui regardent sans regarder le frère de Sōsuke, Koroku, qui a dix ans de moins, tout à une impatience qu’ils ont perdue...

C'est qu'ils ont appris à contourner soigneusement tout ce à quoi ils pourraient encore penser ...

 

"SŌSUKE had been relaxing for some time on the veranda, legs comfortably crossed on a cushion he had set down in a warm, sunny spot. After a while, however, he let drop the magazine he had been holding and lay down on his side. It was a truly fine autumn day, the sun bright, the air crisp, and the clatter of wooden clogs passing through the quiet neighborhood echoed in his ears with a heightened clarity. Tucking one arm under his head, he cast his gaze past the eaves at the expanse of clear blue sky above. Compared to the tiny space he occupied here on the veranda, this patch of sky appeared extremely vast. Thinking what a difference it made, simply to take in the sky in the rare, leisurely fashion afforded by a Sunday, he squinted directly at the blazing sun for a few moments, then, averting his eyes, rolled over to his other side and faced the shoji. Beyond its panels his wife was seated, busy with her needlework.

 

" SŌSUKE se détendait depuis un moment dans la véranda, les jambes confortablement croisées sur un coussin qu'il avait installé dans un endroit chaud et ensoleillé. Au bout d'un moment, il laissa tomber le magazine qu'il tenait et s'allongea sur le côté. C'était vraiment une belle journée d'automne, le soleil brillait, l'air était vif et le bruit des sabots de bois qui passaient dans le quartier tranquille résonnait à ses oreilles avec une clarté accrue. Replaçant un bras sous sa tête, il jeta un regard au-delà de l'avant-toit, vers l'étendue de ciel bleu clair qui l'entourait. Comparé à l'espace minuscule qu'il occupait sur la véranda, ce coin de ciel lui parut extrêmement vaste. Pensant à la différence que cela faisait de pouvoir simplement contempler le ciel dans la rareté et la tranquillité d'un dimanche, il loucha quelques instants directement vers le soleil brûlant, puis, détournant les yeux, roula sur l'autre côté et fit face au shoji. Derrière les panneaux, sa femme était assise, occupée à ses travaux d'aiguille.

"Belle journée, n'est-ce pas ?", lui dit-il.

Elle murmura en signe de reconnaissance. Sōsuke, apparemment peu désireux d'engager lui-même la conversation, retomba dans le silence. C'est alors que sa femme prit la parole.

"Pourquoi n'iriez-vous pas vous promener ?"

Cette fois, ce fut Sōsuke qui répondit sans enthousiasme.

Deux ou trois minutes plus tard, elle approcha son visage des panneaux de verre du shoji et regarda son mari allongé sur la véranda. Elle vit que, sous l'effet d'une impulsion intérieure, il avait ramené ses genoux sur sa poitrine, à la manière d'une crevette, comme s'il occupait un espace exigu. Sa chevelure noire était bercée entre ses bras et son visage était totalement caché par ses coudes et ses mains jointes.

"Dormir dans un tel endroit, c'est risquer d'attraper froid", prévient-elle. Elle parlait d'une manière caractéristique des écolières contemporaines, dans laquelle les accents du langage tokyoïte se mêlaient à des accents venus d'ailleurs.

Levant les yeux entre ses coudes et clignant exagérément des yeux, Sōsuke marmonna : "Ne vous inquiétez pas, je ne dors pas."

Une fois de plus, ils se turent. Sōsuke entendit deux ou trois coups de cloche annonçant le passage d'un pousse-pousse glissant sur des roues en caoutchouc, suivis du chant lointain d'un coq. Se prélassant dans les chauds rayons du soleil qui pénétraient facilement jusqu'à la chemise sous son kimono nouvellement taillé dans un tissu filé à la machine, Sōsuke enregistrait passivement les sons. Puis, comme s'il se rappelait soudain quelque chose, il appela sa femme à travers le shoji.

"Oyone, demanda-t-il, quel est le caractère pour 'kin' dans 'kinrai' ?

"C'est le même que celui de 'Ō' dans 'Ōmi', n'est-ce pas ?" La réponse de sa femme ne contenait aucune trace de condescendance et n'était pas non plus accompagnée du genre de rire strident propre aux jeunes femmes.

Mais c'est le caractère dont je ne me souviens pas, celui qui correspond à "Ō".

Faisant glisser le shoji à moitié ouvert, sa femme a sorti sa règle au-delà du rail et a tracé pour lui le caractère sur la véranda avec son bord. "Comme ceci, vous voyez. Elle n'en dit pas plus. La pointe de la règle se posa à l'endroit où elle avait terminé son tracé et, pendant un moment, son regard s'attarda intensément sur le ciel pellucide.

"Oh, c'est donc ça", dit Sōsuke, sans regarder sa femme et sans le moindre sourire qui aurait pu indiquer qu'il s'agissait d'une petite plaisanterie.

Oyone, pour sa part, semblait ne rien comprendre à leur échange. "Oh oui, une très belle journée", fit-elle remarquer, plus ou moins pour elle-même, et elle reprit son travail d'aiguille, laissant le shoji entrouvert derrière elle.

Sōsuke leva légèrement la tête d'entre ses coudes et regarda pour la première fois sa femme en face. "Tu sais, il y a quelque chose d'étonnant dans les caractères chinois."

"Qu'est-ce que tu veux dire ?"

"Eh bien, même si le caractère est simple, une fois que vous y réfléchissez, il devient un peu étrange et soudain, vous n'êtes plus sûr de rien.

L'autre jour, je me suis embrouillé avec le "kon" dans "konnichi". Je l'avais écrit correctement sur le papier, mais quand je l'ai examiné de plus près, j'ai eu l'impression qu'il n'était pas correct d'une manière ou d'une autre. Ensuite, plus je regardais de près ce que j'avais écrit, moins cela ressemblait à kon .... Cela ne t'est-il jamais arrivé, Oyone ?"

"Certainement pas."

"Il n'y a que moi, alors ?" demanda Sōsuke en portant une main à sa tête.

"Seulement toi. Il y a manifestement quelque chose qui ne va pas."

"Je me demande si ce n'est pas encore mes nerfs."

"Oui, ça doit être ça !" dit Oyone en regardant son mari.

A ce moment, Sōsuke se leva. Il traversa le salon, en enjambant avec précaution le panier de couture d'Oyone et les fils éparpillés, et ouvrit les panneaux coulissants qui donnaient sur le salon. L'exposition sud était bloquée par le vestibule, de sorte que les shoji à l'autre bout de la pièce présentaient un aspect nettement froid au regard de quelqu'un qui venait de sortir de la lumière du soleil. Il les ouvrit également. Même sur la véranda est, là où l'on pourrait s'attendre à ce que les rayons du soleil frappent le matin, ils pénètrent à peine à cause d'un talus en forme de falaise qui domine ce côté de la maison et dont la pente est si raide qu'elle effleure presque l'avant-toit. Le talus était couvert de végétation. Dépourvu de la moindre rangée de pierres de revêtement, il semblait sur le point de s'effondrer. Mais, étonnamment, il semblait que rien de tel ne s'était jamais produit, et le propriétaire continuait, année après année, à laisser les choses telles qu'elles avaient toujours été. Un vieux marchand de fruits et légumes, habitant le quartier depuis deux décennies, avait donné une explication toute trouvée à ce phénomène alors qu'il se tenait un jour devant la porte de la cuisine avec ses légumes. Selon lui, ce terrain était à l'origine recouvert d'un vaste bosquet de bambous ; lorsqu'il a été défriché, les racines n'ont pas été déterrées, mais laissées enfouies. La terre ici, avait dit le colporteur, était en fait plus stable qu'on ne pourrait le croire. Sōsuke avait émis quelques doutes : Si les racines étaient laissées là, le bambou ne repousserait-il pas pour former un nouveau bosquet ? Eh bien, avait dit le vieil homme, il semble qu'une fois coupé au sol comme cela, il ne pourrait pas facilement repousser, mais il n'y avait pas lieu de s'inquiéter pour la falaise ; quoi qu'il arrive, elle ne s'écroulerait pas. Après cette défense énergique, livrée comme s'il avait un intérêt personnel dans l'affaire, le vieil homme s'en alla.

(...)

À première vue, il s’agit donc de l’histoire de Sōsuke et d'Oyone, un couple indécis, replié sur lui-même, dans une petite maison de Tokyo, - dans la première décennie du XXe siècle, c'est-à-dire lorsque le livre a été écrit. Sōsuke, pour des raisons qui alimentent progressivement l'intrigue, a pratiquement quitté le monde publique, même si (et parfois parce que) il ressent toujours ce sens du devoir inculqué par la société. Le livre est truffé de  détails du quotidien tel qu'on pouvait l'observer dans le paysage tardif du Meiji Mais l'auteur, de façon inattendue, souligne avec insistance que ses personnages vivent dans des circonstances tout à fait adaptées au quotidien ordinaire de gens ordinaires et ternes. En fait tout au long de cette histoire, on ne parle que de ce qui n'arrive pas, un personnage tombe malade, puis rien de plus,  une réunion tant redoutée n’a finalement pas lieu. Il faut alors observer plus finement et saisir tout ce qui semble entre les non-dits et les silences ... 

 

Ainsi, le chapitre 5, qui débute avec Mrs Saeki, la tante de Sōsuke, rendant finalement visite à la maisonnée. Son premier commentaire porte sur le fait que la pièce est anormalement « froide », ce qui décrit l'atmosphère dans laquelle s'engage le "dialogue", le livre, ne l'oublions pas, débute en automne, nous accompagne dans l’obscurité et le froid de l’hiver, et se terminera avec l’arrivée du printemps. Ici la femme de Sōsuke se laissera entraîner, au fil d'une conversation univoque, - elle est en position d'infériorité permanente -, dans un un infini sentiment de « vide et de mélancolie » ...

 

"MRS. SAEKI lui rendit visite un samedi après-midi après 14 heures. Le temps était exceptionnellement froid et nuageux depuis le matin, maintenant que le vent avait soudainement tourné au nord, et l'invitée se réchauffait les mains au-dessus d'un brasero cylindrique entouré de bambou.

"Mon Dieu, Oyonesan, cette pièce doit être agréable et fraîche en été, mais il fait froid à cette époque de l'année, n'est-ce pas !"

Les cheveux naturellement bouclés de Mme Saeki étaient soigneusement empilés sur le sommet de sa tête, et sa veste de kimono était attachée sur le devant par un cordon tressé à l'ancienne. La femme aimait boire à table, et c'est peut-être à cela qu'elle devait son teint lustré et sa silhouette pulpeuse, qui contribuaient tous deux à lui donner une apparence remarquablement jeune pour quelqu'un de son âge. Chaque fois qu'elle passait, Oyone faisait remarquer à Sōsuke qu'elle avait l'air jeune, et il répondait invariablement que c'était normal, puisqu'elle n'avait eu qu'un seul enfant au cours de toutes ces années, comme si ce fait expliquait à lui seul son apparence. Oyone pensait qu'il avait peut-être raison.

Mais après avoir écouté les remarques de Sōsuke, elle se retirait souvent dans la six mat room et se regardait dans le miroir. Chaque coup d'oeil lui donnait l'impression que ses joues s'étaient creusées encore davantage que la dernière fois qu'elle s'était regardée. Rien n'était plus douloureux pour Oyone que de penser à elle par rapport aux enfants. Dans la maison de leur propriétaire, en haut du talus derrière leur maison, il y avait toute une ribambelle d'enfants dont les voix, que l'on entendait clairement lorsqu'ils jouaient à la balançoire ou à cache-cache dans le jardin d'en haut, donnaient toujours à Oyone un sentiment de vide et de nostalgie..."

(..)

 

Under the sun the couple presented smiles to the world” - « Sous le soleil, le couple a offert des sourires au monde », écrit Sōseki, dans l’une de ses plus belles phrases ; « sous la lune, ils étaient perdus dans leurs pensées ; et ils avaient donc tranquillement passé les années. » À un moment donné, Oyone demande à son mari : « Comment ça va pour Koroku? » « Pas bien du tout », répond-il, et avec cela ils s’endorment tous les deux... Comment s’adapter à un monde où le point culminant d’une scène — et parfois l’événement central — plonge immédiatement dans le sommeil, laissant en suspend les interrogations. C'est que tout simplement l’intimité d'un être humain n'a de valeur, littéraire ou non, non pas par tout ce que vous pourriez dire à quelqu’un d’autre de vous même, mais par tout ce que vous n’avez pas besoin de dire ...

 

"15 - BURDENED with such a past, the couple had gone off to Hiroshima, where they continued to suffer. Then they went on to Fukuoka. There, too, they suffered. Returning to Tokyo, they remained weighed down by the crushing burden of their past. It had proved impossible for them to enter into close relations with the Saekis. After Sōsuke’s uncle died, the attitude of his survivors, the aunt and Yasunosuke, grew ever more distant, such as to preclude for a lifetime a relationship based on full mutual trust. This year Sōsuke and Oyone had not even gone to pay them their annual year-end visit, nor had the Saekis come to visit them. Even Koroku, whom they had recently taken in, did not at heart respect his brother. When the couple first returned to Tokyo, Koroku had openly detested Oyone, and with a childlike forthrightness—a sentiment not lost either on her or on her husband. Under the sun the couple presented smiles to the world; under the moon they were lost in thought: And so they had quietly passed the years. Now another year had consumed itself and was about to end.

 

Accablé par un tel passé, le couple s'était rendu à Hiroshima, où il continuait à souffrir. Ils se rendent ensuite à Fukuoka. Là aussi, ils ont souffert. De retour à Tokyo, ils sont restés accablés par le poids écrasant de leur passé. Il leur avait été impossible de nouer des relations étroites avec les Saekis. Après la mort de l'oncle de Sōsuke, l'attitude des survivants, la tante et Yasunosuke, devint de plus en plus distante, au point d'exclure pour toute une vie une relation basée sur une pleine confiance mutuelle. Cette année, Sōsuke et Oyone n'étaient même pas allés leur rendre leur visite annuelle de fin d'année, et les Saekis n'étaient pas non plus venus leur rendre visite. Même Koroku, qu'ils avaient récemment recueilli, ne respectait pas son frère. Lorsque le couple était revenu à Tokyo, Koroku avait ouvertement détesté Oyone, et ce avec une franchise enfantine - un sentiment qui n'avait échappé ni à elle ni à son mari. Sous le soleil, le couple souriait au monde ; sous la lune, il était perdu dans ses pensées : C'est ainsi qu'ils ont tranquillement passé les années. Une autre année s'était écoulée et était sur le point de s'achever.

 

In the waning days of December all of the shops along the area’s main street were festooned with straw roping and paper amulets. Dozens of ornamental bamboo stalks flanked the busy street, reaching up to the shop eaves and rustling in the cold wind. Sōsuke had bought a slender pine bough, slightly over two feet long, and nailed it to a pillar on their gate.

Then he placed a large, yellowish orange on top of the New Year’s rice cakes and put them on a stand in the alcove. On the wall in back of this offering hung a black-ink sketch of doubtful quality, depicting a plum tree from which protruded a clamshell-shaped moon. Sōsuke himself was at a loss as to why the orange and rice cakes should be set before this peculiar scroll.

 

Dans les derniers jours de décembre, toutes les boutiques de la rue principale de la région étaient ornées de cordes de paille et d'amulettes en papier. Des dizaines de tiges de bambou ornementales bordaient la rue animée, s'élevant jusqu'aux avant-toits des boutiques et bruissant dans le vent froid. Sōsuke avait acheté une fine branche de pin d'un peu plus de deux pieds de long et l'avait clouée à un pilier de leur portail.

Il plaça ensuite une grosse orange jaunâtre sur les gâteaux de riz du Nouvel An et les posa sur un support dans l'alcôve. Sur le mur à l'arrière de cette offrande était accrochée une esquisse à l'encre noire de qualité douteuse, représentant un prunier d'où dépassait une lune en forme de coquillage. Sōsuke lui-même ne comprenait pas pourquoi l'orange et les gâteaux de riz devaient être placés devant ce parchemin particulier.

 

“What on earth is all this supposed to mean?” he asked Oyone as he studied his own handiwork.

Oyone had no idea, either, what was signified by this perennial decoration. “I really don’t know. But you should just leave them,” she said, turning toward the kitchen.

 

"Qu'est-ce que tout cela est censé signifier ? demanda-t-il à Oyone en étudiant son propre travail.

Oyone n'avait pas la moindre idée, lui non plus, de ce que signifiait cette décoration perpétuelle. "Je ne sais vraiment pas. Mais tu devrais les laisser", dit-elle en se tournant vers la cuisine.

 

 “So we can eat them later, I suppose . . .” Sōsuke ventured, tilting his head quizzically as he fussed a bit more over the cakes and orange. The preparation of the New Year’s dumplings was left until the evening, when the sticky rice dough and a cutting board were brought into the sitting room so that everyone could take part. There were not enough knives to go around, however, and Sōsuke sat through the proceedings without lifting a finger. Koroku, by dint of brute strength, carved out the most dumplings; by the same token he produced the largest number of lopsided duds, some of them truly grotesque. Every time he came up with a particularly odd shape, Kiyo burst out laughing. With a wet dish towel to protect his hand, Koroku pushed the knife hard against the crusty edge of the dough. “The shape doesn’t matter so long as we can still eat them,” he said, his whole face flushed from exertion.

All that remained to welcome in the New Year was to roast the anchovies and fill the stacks of serving boxes with assorted vegetables boiled in soy. 

 

 "Nous pourrons donc les manger plus tard, je suppose..." hasarda Sōsuke en inclinant la tête d'un air perplexe, tandis qu'il s'occupait un peu plus des gâteaux et de l'orange. La préparation des boulettes du Nouvel An fut reportée au soir, lorsque la pâte de riz gluant et une planche à découper furent apportées dans le salon pour que tout le monde puisse y participer. Il n'y avait cependant pas assez de couteaux pour tout le monde, et Sōsuke assista à l'opération sans lever le petit doigt. Koroku, à force de force brute, tailla le plus grand nombre de boulettes ; de même, il produisit le plus grand nombre de boulettes de travers, dont certaines étaient vraiment grotesques. Chaque fois qu'il trouve une forme particulièrement bizarre, Kiyo éclate de rire. Avec un torchon mouillé pour protéger sa main, Koroku appuya fortement le couteau sur le bord croustillant de la pâte. "La forme n'a pas d'importance tant qu'on peut les manger", dit-il, le visage rougi par l'effort.

Il ne restait plus qu'à faire rôtir les anchois et à remplir les piles de boîtes de légumes variés cuits dans du soja pour accueillir la nouvelle année. 

 

As the darkness gathered on this last night of the old year, Sōsuke, rent money in hand, went up to the Sakais to pay his respects. Intending to make his visit as unobtrusive as possible, he went around to the kitchen door, where bright lights blazed beyond the frosted glass and a great commotion could be heard. A shop boy clutching an account book, evidently come to settle some outstanding balance, rose from his perch on the raised threshold and greeted Sōsuke.

The master of the house and his wife were both in the sitting room. In one corner sat a tradesman in a liveried jacket who appeared to be wellacquainted with the household, his head bent over an ample pile of small straw wreaths, for which he was now assembling various attachments.

 

Alors que l'obscurité s'installait en cette dernière nuit de l'année, Sōsuke, l'argent du loyer à la main, se rendit chez les Sakais pour leur présenter ses respects. Désireux de rendre sa visite aussi discrète que possible, il se dirigea vers la porte de la cuisine, où des lumières vives brillaient au-delà du verre dépoli et où l'on entendait une grande agitation. Un garçon de magasin tenant un livre de comptes, manifestement venu régler un solde impayé, se leva de son perchoir sur le seuil surélevé et salua Sōsuke.

Le maître de maison et sa femme se trouvaient tous deux dans le salon. Dans un coin était assis un commerçant en veste de chambre qui semblait bien connaître la maison, la tête penchée sur une ample pile de petites couronnes de paille, pour lesquelles il était en train d'assembler divers accessoires.

 

Beside him were strewn the necessary materials: sprigs of yuzuriha and urajiro, sheets of calligraphic paper, and scissors. A young housemaid sat in front of Mrs. Sakai on the tatami, spreading out bills and coins that appeared to be change from some payment.

“Thanks for coming by,” Sakai said, looking over at Sōsuke. “Now that we’re down to the wire you must be very busy. You can see the mess things are around here. Please have a seat. Well, I’m sure you’re as fed up with this New Year’s business as I am. No matter how much fun something may be, after it’s rolled around more than forty times it gets pretty stale.

 

À côté de lui, il y avait le matériel nécessaire : des brins de yuzuriha et d'urajiro, des feuilles de papier calligraphié et des ciseaux. Une jeune femme de chambre s'est assise devant Mme Sakai sur le tatami, étalant des billets et des pièces qui semblaient être la monnaie d'un paiement quelconque.

"Merci d'être passée", dit Mme Sakai en regardant Sōsuke. " Maintenant que nous sommes au pied du mur, vous devez être très occupé. Vous pouvez voir le désordre qui règne ici. Je vous en prie, asseyez-vous. Je suis sûr que vous en avez autant marre que moi de cette histoire de Nouvel An. Aussi amusant que puisse être un événement, il finit par s'essouffler lorsqu'il a été célébré plus de quarante fois.

(...)

 

Ainsi, le fait même que Sōsuke et Oyone s’expriment si peu dans le roman semble presque intensifier la profondeur de leur passé commun; leurs silences en disent long. Au Japon, comme on le remarque souvent, il y a des mots séparés pour exprimer le moi que vous montrez au monde et celui que vous révélez une fois les portes closes, ce n'est pas de paraître réservé qui porte préjudice que d’être trop ouvert dans le monde. Il ne s'agir pas d'un réflexe de défense de soi, mais d’essayer de protéger les autres de ses problèmes, qui ne devraient pas être les leurs..

 

Autre scène significative, lorsque Sōsuke, retournant à sa maison, découvre tout le monde endormi ...

 

"Lorsqu'il arriva devant la porte d'entrée, aucun bruit ne se fit entendre à l'intérieur de la maison, qui semblait déserte. Il ouvrit la porte en treillis, enleva ses chaussures et franchit le seuil, mais personne ne vint l'accueillir. Au lieu de suivre la véranda jusqu'au salon, comme il le faisait d'habitude, il traversa le vestibule et entra directement dans le salon, où Oyone devait se reposer. Et elle était là, toujours endormie. Tout était comme ce matin-là : le plateau de laque rouge près de son oreiller avec le sachet de médicaments vide, le verre et même l'eau qu'on y avait laissée. Elle était allongée face à l'alcôve, comme lorsqu'il était parti, la joue gauche visible et le plâtre moutarde apparaissant au niveau de la ligne du col. Même le sommeil d'Oyone était inchangé par rapport à ce qu'il avait observé le matin, si profond que seule sa respiration évoquait un lien avec ce monde. En effet, pas un seul détail de l'apparence de sa femme n'avait été modifié par rapport à ce qu'il avait enregistré dans son cerveau lors de son départ. Sans enlever son pardessus, Sōsuke se pencha et écouta un moment le rythme de sa respiration. Il ne semblait pas qu'elle pût être facilement réveillée. Il compta sur ses doigts les heures qu'elle avait maintenant dormi depuis la prise du médicament la veille au soir. Pour la première fois, son visage trahit l'inquiétude. 

Sōsuke s'était inquiété de voir Oyone incapable de dormir la veille, mais en l'étudiant maintenant, il se demandait si le fait d'avoir été perdue de vue pendant si longtemps n'était pas encore plus alarmant.

Il posa sa main sur la couverture d'Oyone et la secoua doucement. Ses cheveux s'éparpillèrent sur l'oreiller, mais le rythme de sa respiration somnolente resta inchangé. Laissant sa femme en paix, Sōsuke passa dans le salon et de là dans la cuisine. Dans l'évier, des tasses à thé et des bols en laque trempaient dans une bassine, sans avoir été lavés. Il jeta un coup d'œil dans la chambre de Kiyo et la trouva étendue sur le sol, un petit plateau de nourriture à côté d'elle, la tête inclinée vers le bac à riz. Il ouvrit ensuite la porte de la chambre à six matelas et passa la tête à l'intérieur. Koroku dormait, les couvertures relevées sur sa tête.

"Je veux que tu ailles chez le médecin", dit Sōsuke. "Dis-lui que depuis qu'elle a pris ce médicament hier soir, elle n'a pas ouvert les yeux une seule fois, et demande-lui si c'est normal."

Avec un murmure d'acquiescement, Koroku sortit de la maison en courant.

Sōsuke retourna au salon et regarda attentivement le visage d'Oyone. Les bras croisés, il se demandait s'il devait risquer les effets néfastes de ne pas la réveiller immédiatement ou s'exposer au mal qui pourrait résulter du fait de la réveiller brusquement de ce profond sommeil. Il n'arrivait pas à se décider...."


"Omoidasu koto nado", Natsume Sōseki, 1910-1911 

"Choses dont je me souviens" - En aout 1910, Soseki perd momentanément conscience après une intervention chirurgicale. Peu après, il peut reprendre son journal dans lequel il note les évolutions de son état ainsi que ses réflexions. La joie intense d’avoir échappé à la mort lui donne le désir d’écrire. Il se remet aussi à la composition de poèmes chinois. Ainsi est né ce livre qui mêle réflexions, notes et poèmes,  18 haïkus et 16 kanshi (Trad. Editions Philippe Picquier, 2000)

 

".. A présent que je suis remis, je me demande si je vis dans le prolongement des sentiments qui m’animaient quand j’étais malade, ou si j’ai retrouvé la jeunesse qui m’habitait avant ma maladie et qui me voyait à table en compagnie d’amis… Suis-je disposé à marcher sur les traces de Stevenson, ou bien vais-je m’avancer dans la vieillesse en niant les paroles de celui qui est mort en pleine maturité ?… Il ne fait pas de doute que les jeunes gens doivent trouver saugrenu qu’on hésite entre les cheveux blancs et la vie. Mais pour eux aussi, au seuil qui sépare la tombe de ce monde d’ici-bas, viendra le temps où ils ne pourront décider s’il faut partir ou rester."

 

"Adolescent j’enfourchais la selle

Incrustée d’argent de mon cheval bai

Et passais avec fougue à travers les branchages

Des saules

A présent seule l’eau qui coule

Invariable reflète

Le vert feuillage et moi

Je ne fais que sentir la vieillesse

A mon front

Le clair de lune fait briller

Quelques fils d’argent"

 

Si tous ses personnages habitent au coeur de la grande ville, pris dans le labyrinthe de la civilisation dite "moderne", Sōseki n'ambitionne pas de donner un « tableau de la société », mais veut faire sentir comment un individu entre en relation avec les autres, en contact (tantôt en conflit, tantôt en accord) avec la réalité extérieure. Il ne veut pas peindre des « caractères », mais plutôt montrer comment s'enchaînent des réactions en apparence contradictoires, captant l'inflexion d'une voix, les détours d'une conversation. Aucun romancier de Meiji ne s'était attaché à une matière aussi quelconque et nul n'a tenté, dans cet art, tant d'innovations, tant d'expériences. Lorsqu'un ulcère à l'estomac le contraint à entrer en clinique en juin 1910, il part se reposer en montagne, il est surpris par une crise si grave qu'il paraît condamné. La convalescence durera jusqu'au printemps suivant. Elle n'était pas terminée lorsqu'il relata les semaines de l'épreuve dans "Omohidasu kotonado" (Réminiscences). Ces souvenirs s'inscrivent dans le genre, fort ancien, de zuihitsu, « l'essai composé au fil du pinceau ». Sōseki y introduisit de nombreux haiku et kanshi, poèmes écrits en chinois lus en japonais et formes qu'il avaient aimées dans son adolescence, puis oubliées et dont le goût lui revint alors. Non point, comme on l'a répété, qu'il eût opéré une conversion totale, rejetant l'Occident pour la tradition ancienne. Sa première lecture sera un ouvrage de William James dont il apprend la mort et qui lui révèle les travaux de Bergson. Mais dans ces lignes bat une cadence régulière comme le mouvement de l'eau, le sentiment inexplicable de la paix retrouvée. Il donne son prix à ce texte où s'entremêlent la prose et la poésie....

 

"...  Le lendemain du jour où j’avais résolu de contempler jusqu’à satiété les lis qui couvraient les flancs de la vallée entre deux montagnes, je suis tombé mort. Mon imagination m’a alors montré les fleurs blanches qui fleurissaient à perte de vue, disséminées çà et là comme les pions du jeu de go. Au plus profond de la verdure qui tentait de recouvrir les fleurs, un lourd parfum d’ombre stagnait, et au moindre souffle de vent, les feuilles se pressaient les unes contre les autres, douloureusement presque… L’autre jour, un client de l’auberge en avait cueilli une qu’il avait rapportée de la montagne et, m’inspirant à la fois de la blancheur de cette fleur unique qu’on avait disposée dans un flacon à saké en guise de vase, de sa grosseur et de son parfum, j’ai dessiné dans ma tête un immense tableau qui n’existe probablement nulle part...." ( Editions Philippe Picquier, 2000)...


"Kokoro", Natsume Sōseki, 1914

"Le Pauvre Coeur des Hommes" est une des dernières et des plus émouvantes œuvre de Sōseki, le plus représentatif des romans de l'ère Meiji, et très populaire auprès du du public nippon. Un jeune étudiant rencontre fortuitement sur une plage un homme dont le charme énigmatique l'attire. Il décide de faire de lui son maître spirituel. Peu à peu il pénètre dans l`intimité de cet homme, mais leurs relations demeurent singulières. Le Maître se prête mal au rôle que l`étudiant entend lui faire jouer, une sorte de secret douloureux pèse sur son ménage. Il semble ne plus appartenir au monde des vivants et avoir accepté volontairement une vie médiocre. retirée, comme s'iI se punissait lui-même. Lorsqu`il revient dans sa famille auprès de son père mourant, l'étudiant n'est pas parvenu à éclaircir le mystère qui l'obsède dans la personnalité du Maître. Dans sa province. il reçoit une très longue lettre du Maître, lui dédiant, avant de se suicider, la confession qui est son testament spirituel.

Devenu orphelin très jeune, le Maître a été dupé et dépouillé par une famille avide. Profondément troublé, il tiendra désormais en piètre estime le monde des hommes jusqu'au moment où il sera adopté par sa logeuse, une femme pleine de dignité et de noblesse, qui, avec sa jeune fille, s'efforcera de reconstituer autour de lui le foyer qu'il avait perdu. Ce calme sera de peu de durée. Ayant retrouvé un ami, bouddhiste fervent mais tourmenté dans sa vocation monacale, le Maître l`introduit chez sa Iogeuse. Au bout de quelque temps, il s'aperçoit que son ami K. est loin d'être insensible au charme de la jeune fille pour laquelle il commençait à éprouver lui-même de tendres sentiments. Cependant K. est retenu par des scrupules au sujet de son ancien idéal mystique. Le Maître devance son ami, demande la main de la jeune fille, qui lui est accordée. Deux jours plus tard, il découvre le cadavre de K. qui vient de se suicider. Le Maître, depuis des années, expiait ce qu'il considérait comme une trahison et un crime, et c`est la douleur inlassable de ce remords qui l'a amené se donner lui-même la mort. Le Maître termine sa lettre en demandant à son disciple de garder son secret et de ne point le révéler même à sa femme,  cause innocente et involontaire de ce drame. L'immense talent, discret et suggestif, de Söseki fait peser sur toute cette histoire qui ne se dévoile que peu à peu au lecteur (- Trad. Gallimard, 1957).

 

Signifiant littéralement "cœur", le mot japonais "kokoro" peut être plus distinctement traduit par "le cœur des choses" ou "sentiment." Le roman de 1914 de Natsume Soseki, initialement publié en série dans un journal japonais, "Kokoro" traite de la transition de la société japonaise Meiji à l’ère moderne. Divisé en trois parties "Sensei et moi", "Mes parents et moi" et "Sensei et son testament", le roman explore les thèmes de la solitude et de l’isolement. 

Dans la première partie, nous trouvons le narrateur qui fréquente l’université où il se lie d’amitié avec un homme plus âgé, connu uniquement sous le nom de "Sensei", qui mène une vie solitaire. Il ressent chez ce dernier une profonde noirceur, il ne s'en cache pas mais sans jamais vraiment révéler quoi que ce soit. Ce qui est clair pendant la majeure partie du roman, c'est qu'à la base de ce sentiment on trouve les maux de la modernité, aliénation, solitude, ennui, conscience de soi exacerbée ..

Dans la deuxième partie du roman, le narrateur quitte le collège et Tokyo, pour la campagne, où les maux de la modernité sont tenus à distance, afin d'être au chevet de son père mourant...

La troisième et dernière partie, qui occupe la moitié du roman, est constituée de la lettre du professeur - son "testament" - au narrateur : il y décrit les circonstances dans lesquelles il a pu trahir son meilleur ami en lui volant l'objet de son amour, puis en l'épousant, poussant ainsi celui-ci au suicide. Le narrateur y  apprend aussi que le professeur a lui aussi décidé de se suicider, et la lettre nous apprend qu'au moment où il l'a reçue, le "professeur" a mis fin à ses jours....

Dans les dernières pages de la lettre, et du roman, le professeur évoque le décès de l'empereur Meiji, symbole de l'entrée du Japon dans la modernité et source spirituelle pour de nombreux membres de la génération de Sôseki. Bientôt, le général Nogi (figure clé de la réflexion de Mori Ôgai sur la place du moi dans le roman) se suicide rituellement à la suite de son seigneur, et cet événement scelle la décision de l'enseignant de faire de même ...

 

(56) "..  Besides, I want to write. I want to write about my past, quite aside from the obligation involved. My past is my own experience—one might call it my personal property. And perhaps, being property, it could be thought a pity not to pass it on to someone else before I die. This is certainly more or less how I feel about it. But I would rather that my experience be buried with me than be passed to someone incapable of receiving it. In truth, if you did not exist, my past would have remained just that and would not become someone else’s knowledge even at second hand. Among the many millions of Japanese, it is to you alone that I want to tell the story of my past.

Because you are sincere. You are serious in your desire to learn real lessons from life. I will not hesitate to cast upon you the shadow thrown by the darkness of human life. But do not be afraid. Gaze steadfastly into this darkness, and find there the things that will be of use to you. The darkness of which I  peak is a moral darkness. I was born a moral man and raised as one. My morality is probably very different from that of young people today. But different though it may be, it is my own. It is not some rented clothing I have borrowed to suit the moment. This is why I believe it will be of some use to you, a young man just starting out in life.

 

(...) Et puis, j'ai envie d'écrire. J'ai envie d'écrire sur mon passé, indépendamment de l'obligation que cela implique. Mon passé est ma propre expérience - on pourrait l'appeler ma propriété personnelle. Et peut-être que, s'agissant d'une propriété, il serait dommage de ne pas la transmettre à quelqu'un d'autre avant ma mort. C'est en tout cas plus ou moins ce que je pense. Mais je préfère que mon expérience soit enterrée avec moi plutôt que d'être transmise à quelqu'un qui n'est pas en mesure de la recevoir. En vérité, si vous n'aviez pas existé, mon passé serait resté tel quel et ne serait pas devenu la connaissance de quelqu'un d'autre, même de seconde main. Parmi les millions de Japonais, c'est à vous seul que je veux raconter l'histoire de mon passé.

Parce que vous êtes sincère. Vous êtes sérieux dans votre désir de tirer de vraies leçons de la vie. Je n'hésiterai pas à jeter sur vous l'ombre des ténèbres de la vie humaine. Mais n'ayez pas peur. Regardez fermement dans ces ténèbres et trouvez-y les choses qui vous seront utiles. Les ténèbres dont je parle sont des ténèbres morales. Je suis né homme moral et j'ai été élevé comme tel. Ma moralité est probablement très différente de celle des jeunes d'aujourd'hui. Mais aussi différente soit-elle, elle est la mienne. Ce n'est pas un vêtement de location que j'ai emprunté pour le moment. C'est pourquoi je pense qu'il vous sera utile, à vous, jeune homme qui débutez dans la vie.

 Vous et moi nous sommes souvent disputés sur des questions de pensée moderne, comme vous vous en souvenez, j’en suis sûr. Vous comprenez très bien ma position à ce sujet. Je n’ai jamais ressenti un mépris total pour vos opinions, mais je n’ai pas pu me résoudre à les respecter. Il n’y avait rien derrière vos idées. Vous étiez trop jeune pour avoir vécu votre propre expérience. Parfois, je souriais. Parfois, j’entrevoyais de l’insatisfaction sur votre visage. Pendant ce temps, vous me pressiez également de dérouler mon passé devant vous comme un rouleau peint. C’était la première fois que je vous respectais en privé. Vous avez révélé une détermination éhontée à saisir quelque chose de vraiment vivant de mon être même. Vous étiez prêt à ouvrir mon cœur et à boire à sa fontaine de sang. J’étais encore en vie à l’époque. Je ne voulais pas mourir. J’ai donc échappé à vos pulsions et promis de faire ce que vous avez demandé un autre jour. Maintenant, je vais ouvrir mon cœur et verser son sang sur vous. Je serai satisfait si, quand mon cœur aura cessé de battre, ton sein abrite une nouvelle vie...."

 

"Kokoro"  reflète donc ces fameux changements de mentalité qui ont transformé le Japon avec la modernisation rapide de la fin du XIXe siècle. S'habituant à l'occidentalisation et se transformant peu à peu en état militariste, le Japon commence à perdre l'optimisme de la «civilisation et des "lumières" de l'ère Meiji. L'intrigue se situe à Tokyo en 1910 environ. Le livre explore la relation entre un jeune homme, le narrateur, et un vieil homme qu'il appelle Sensei (le professeur) est hanté tourmenté par un drame de son passé. Les deux premières parties du roman traitent de la mort du père du narrateur et ami de Sensei, et des fréquentes visites au cimetière de ce dernier. Le "secret" de Sensei préoccupe le jeune homme, dont l'anxiété croît. Une lettre arrive, où Sensei confesse son rôle dans un triangle amoureux à l'issue tragique et exprime ses luttes intérieures. ll est déchiré entre moralité et possessivité, intellect et émotion, mort et vie. Il souffre de l'impossibilité de comprendre son "kokoro" (âme ou fonctionnement de l'esprit) et celui des autres. ..

 

La description du malaise éprouvé par de Sensei, exprimé tout en nuances, - sentiment d'aliénation, de solitude, d'ennui, de conscience de soi exacerbée - est un malaise urbain et moderne, expression de la modernisation rapide du Japon...

Mais c'est aussi une analyse d'un sentiment d'échec et de culpabilité : nous sommes incapables de nous libérer de notre passé,, nous sommes condamnés à l'entretenir, et nous sommes peut-être nous aussi condamnés, pour les mêmes raisons, à n'apprendre que peu de choses de nos professeurs et de nos parents .. Tout au long du roman, nous avons croisé des secrets et des mensonges, mais que dit le professeur si ce n'est que pour empêcher la tragédie de s'emparer de la vie des autres - celle de sa femme, de ses amis d'enfance, de son fidèle disciple - c'est déjà trop tard pour avoir un quelconque effet ... 

 


"Meian", Natsume Sōseki, 1916 

"Clair-Obscur" (Light and Dark), publié en feuilleton en 1916, mais terrassé par la maladie, Sôseki ne put terminer ce roman, considéré comme son chef-d`œuvre : il mourut alors qu`il venait de tracer le chapitre 189. Sa femme le trouva couché sur son manuscrit. D'innombrables hypothèses ont été émises sur la fin du livre, dont l`intrigue se déroule en une seule semaine. Le roman commence par une intervention chirurgicale : Yoshio Tsuda, jeune marié, doit être opéré pour une fistule à l'anus. Son repos forcé le contraint à réfléchir sur son mariage. De son côté. sa femme, Nobuko, le soupçonne d`avoir cessé de l'aimer, alors qu'ils ne vivent ensemble que depuis six mois. Pendant que Tsuda reçoit la visite d'un de ses amis les plus proches, Kobayashi, un intellectuel raté, Nobuko tente de sonder sa famille sur les sentiments de son mari. Culpabilisée, elle se laisse entrainer dans des mondanités qui lui révèlent qu'elle aime peut-être moins Tsuda qu'elle ne le croyait. Des difficultés financières compliquent les relations du couple dès la convalescence de Tsuda. Un personnage diaboliques, Mme Yoshikawa, femme du patron de Tsuda, déclenchera la véritable crise. Elle pousse en effet Tsuda à renouer avec son passé. Très progressivement, par recoupements, le lecteur comprend que Tsuda a eu une passion avant son mariage pour Kiyoko Seki, qui s`est mariée depuis. Sur les conseils de Mme Yoshikawa, Tsuda va se reposer dans une station thermale où il retrouve. par hasard, Kiyoko. Ils projettent ensemble une randonnée au bord d`une cascade. C`est là que le récit s`interrompt. Si l'intrigue semble relativement simple, on retrouve ici l'humour de "Je suis un chat" et la profondeur d'analyse d'Oreiller d'herbes". Un certain cynisme dans la description impitoyable du couple marié distinguent ce roman du lyrisme du "Pauvre coeur des homme" : ici, le véritable drame humain est la dissimulation et l'absence d'amour entre les jeunes époux. L`extrême lenteur de la narration (en cent quatorze chapitres, du chapitre 39 au chapitre 152, quatre jours seulement s`écoulent) se conjuguent singulièrement avec des variations de rythme et de tonalité surprenantes. (Trad. Rivages, 1989). 


Le cinéma d'Ozu Yasujiro (1903-1963) est souvent décrit comme un des produits du compromis de la modernisation engagée par le Japon depuis l'ère Meiji. Tradition et modernité y entretiennent en effet des rapports complexes. Ozu Yasujiro est né à Tōkyō, dans la trentième année de l'ère Meiji, il appartient à une famille de commerçants,  se prend de passion pour le cinéma, est scénariste en 1949 avec 

 

A  la fin des années 1920 et au début des années 1930, le modèle américain est omniprésent, avec Griffith, Chaplin, Loyd, Murnau, Sternberg, et Lubitsch ("Jeune Demoiselle", 1930). Puis une autre tendance se dessine chez Ozu avec le shomin-geki (drames des gens du commun), plus ancré dans la réalité japonaise, qui met en scène le petit peuple de la ville moderne, avec, en arrière-fond dans ces années, la crise économique internationale (La Vie d'un employé de bureau (1929), Le Chœur de Tōkyō (1931), Une auberge à Tōkyō (1935). "Le Goût du saké" sera en 1962 son dernier film ...

 

Ozu Yasujiro, "Tokyo Monogatari" (Voyage à Tokyo, 1953) - "La vie est décevante, n`est-ce pas?", interroge une jeune fille à sa belle-soeur à l'enterrement de sa mère : "Oui", répond celle-ci en souriant. Un bref échanger proche de la fin du "Voyage à Tokyo", symptomatique de ce naturalisme sans éclat qui distingue l`oeuvre d'Ozu, et si les mots sont rares, ils portent dès leur énoncé une énorme charge affective et philosophique. Ici, un seul évènement, un vieux couple qui laisse sa plus jeune fille à la maison, en province, pour rendre visite à ses autres enfants à Tokyo, des ces gens qui ne sont jamais rendus dans la capitale et savent que le temps leur est compté, et des enfants qui ont fondé leur propre famille et cherchent à se débarrasser d`eux au plus vite, mais jamais il ne leur viendra à l`idée de se plaindre. Les constructions d'Ozo, faussement simples, décrivent pour la plupart les rituels quotidiens de Japonais de la classe moyenne avec une absence d`emphase que traduit une caméra fixe installée près du sol et que porte un seul plan en mouvement dans tout le film. Et pourtant, Ozu parvient à captiver notre attention, ne serait-ce que par un regard ou le sentiment que n'importe quelle activité humaine mérite notre attention..