Sturm und Drang (1767-1786) - Johann Gottfried Herder (1744-1803) - Johann Georg Hamann (1730-1788) - Frédéric-Henri Jacobi (1743-1819) - Heinrich Wilhelm von Gerstenherg (1737-1823) - Johann Jakob Wilhelm Heinse (1746-1803) - Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792) - Frédéric Müller (1749-1825) - Karl Philipp Moritz (1756-1793) - Friedrich Maximilian Klinger (1752-1831) - Gottfried August Bürger (1747-1794) - Heinrich Leopold Wagner (1747-1779) - Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) - Friedrich von Schiller (1759-1805) - .....

Last update 10/10/2021


1765-1785, moins d'une vingtaine d'années, une génération - Das Originalgenie, la problématique bien singulière du "génie original" entre en scène, en Allemagne, on apprend à aimer, non sans inquiétude, "sa réalité", "son esprit", la beauté de la matière. C’est dans l’hymne de Goethe, "Prometheus", de 1774, que le culte du génie de la "tempête" et de la "pulsion" se manifeste le plus clairement, "Ich kenn nichts Ärmeres / unter der Sonn als euch, Götter (...) Hier sitz ich, forme Menschen / Nach meinem Bilde, / Ein Geschlecht das mir gleich sei, / Zu leiden, zu weinen, / Zu genießen und zu freuen sich / Und dein nicht zu achten, / Wie ich!" - Le mouvement du Sturm und Drang, qui éclate vers la fin des années 1760, phénomène exclusivement allemand, quoique proche du préromantisme français ou anglais, est une révolte, préparée par J. G. Hamann et surtout J. G. Herder (Herder, le plus âgé, est né en 1744, 5 ans de plus que Goethe, quinze ans de plus que Schiller), un mouvement qui dresse une nouvelle génération d'écrivains nés au milieu du siècle contre la tyrannie de la raison, de la société qui l'encourage, et des règles fondées sur elle, le tout porté par une langue rajeunie et populaire. Ils veulent faire éclater ce carcan, retourner aux sources profondes de la vraie poésie ; ils exaltent la nature, les passions, les grandes individualités qui ne doivent suivre que leur propre loi. Se détachant pro­gressivement de l’idéal des «lumières», les idées de Lessing, celles du jeune Goethe, les doctrines de Herder et de Jacobi, la critique de Kant aboutissent toutes à montrer que l’intel­lect raisonneur, dressé par l’analyse de Locke et la science de Newton, n’atteint pas la réalité profonde....

 

1770 -1784,

1770, début du mouvement marqué par période commune que Goethe et Herder partagent à Strasbourg (Goethe, Zum Schäkespears Tag, 1772) et 1784 qui, avec la création de "Kabale und Liebe" (Intrigue et amour) de Friedrich Schiller (1784) en achève l'étape principale. Il est à noter que Sturm und Drang ne se manifeste que comme un phénomène strictement littéraire, sans autre contrepartie esthétique ...

Parmi ces auteurs, il faut retenir les noms de F. M. Klinger, H. L. Wagner, F. Müller, J. R. M. Lenz, G. A. Bürger et surtout les jeunes Goethe et Schiller. Mais pour ces derniers, ce mouvement ne fut qu'une étape de leur trajectoire personnelle qui devait en faire, à partir de 1805, les principaux représentants du classicisme allemand. Celui-ci est à la fois un idéal artistique inspiré d'une vision de l'Antiquité classique renouvelée par J. J. Winckelmann et un idéal d'humanité : la réconciliation du moi avec le monde, de l'individu avec la société. C'est sans doute dans "Iphigénie en Tauride" de Goethe que cet idéal s'exprime sous sa forme la plus achevée (cette même recherche d'harmonie des contraires, d'unité dans la diversité inspirera d'ailleurs Goethe dans ses travaux scientifiques). Par la suite, nouvelle étape, Goethe devait dépasser le classicisme, renouveler sa manière, explorer d'autres possibilités, d'autres univers. Son œuvre est une éternelle interrogation, à l'image de ce Faust dont il avait écrit une première ébauche dans sa jeunesse et dont il terminera la seconde partie à la veille de sa mort...

 

Le Sturm und Drang commence avec la publication de deux ouvrages de Herder, "Fragmente über die neuere deutsche Literatur" (Fragments sur la littérature allemande moderne) en 1767 et "Journal meiner Reise im Jahre 1769" (Journal de mon voyage en l'an 1769) et s'achève par la pièce "Kabale und Liebe" (lntrigue et amour) de Schiller en 1784 et le premier voyage de Goethe en ltalie en 1786.  Goethe, avant son départ pour Weimar en 1775, à Strasbourg en 1770-1771, puis durant les années de Francfort, de Darmstadt et de Wetzlar, est sensible à l'idée du génie individuel. La pièce "Les Brigands" (Die Räuber, 1782), de Friedrich Schiller et "Les Souffrances du jeune Werther" (Die Leiden des jungen Werther, 1785) de Goethe, sont des oeuvres phare de ce mouvement. Le drame, qui permet de mettre en scène des textes et des situations individuelles de manière expressive, s'impose alors comme le genre littéraire le plus important, viendra par suite le roman épistolaire, et, poussé par Goethe, une poésie lyrique plus personnelle...

Zum letzten Male denn, zum letzten Male schlag ich diese Augen auf, sie sollen, ach, die Sonne nicht mehr sehn, ein trüber, neblichter Tag hält sie bedeckt. So traure denn, Natur, dein Sohn, dein Freund, dein Geliebter naht sich seinem Ende. Lotte, das ist ein Gefühl ohnegleichen, und doch kommt’s dem dämmernden Traume am nächsten, zu sich zu sagen: Das ist der letzte Morgen. Der letzte! […] Alles das ist vergänglich, keine Ewigkeit soll das glühende Leben auslöschen, das ich gestern auf deinen Lippen genoss, das ich in mir fühle. Sie liebt mich! Dieser Arm hat sie umfasst, diese Lippen haben auf ihren Lippen gezittert, dieser Mund am ihrigen gestammelt. Sie ist mein! Du bist mein! Ja, Lotte, auf ewig!

Pour la dernière fois, pour la dernière fois, j’ouvrirai ces yeux, ils ne verront plus le soleil, un jour obscur et brumeux les couvre. Fais donc confiance à la nature, à ton fils, à ton ami, à ton amant. Lotte, c’est un sentiment sans pareil, et pourtant le plus proche du rêve crépusculaire est de se dire : C’est le dernier matin, le dernier! [...] Tout cela est éphémère, aucune éternité ne doit effacer la vie ardente que j’ai appréciée hier sur tes lèvres, que je sens en moi. Elle m’aime ! Ce bras les a embrassés, ces lèvres ont tremblé sur leurs lèvres, cette bouche sur les siennes, elle est à moi ! Tu es à moi ! Oui, Lotte, à jamais !


Contemporains de monarques éclairés, Frédéric ll de Prusse ou Joseph ll d'Autriche, les jeunes auteurs du Sturm und Drang, - nommés ainsi d'après une pièce de Friedrich Maximilian Klinger -, se sentent à l'étroit dans une société allemande trop nettement féodale à leur goût, où règnent des propriétaires terriens dominateurs aux moeurs frustres et à courte culture. Les héros des pièces et romans de ce mouvement essayent de rompre les conventions et les représentations morales. Ils créent leurs propres règles basées sur la justice et la liberté. 

Dans "Die Verschwörung des Fiesko zu Genua" (La Conjuration de Fiesque à Gênes) (1783), Schiller met en scène un homme qui, malgré ses bonnes intentions, ne sait pas résister à l'attrait du pouvoir. Dans "Kabale und Liebe" (intrigue et amour) (1784), qui marque la fin du Sturm und Drang, attaquant de nouveau la tyrannie des princes, il traite de l'opposition des classes sociales, de l'opposition entre une noblesse arbitraire avide de pouvoir et une bourgeoisie encore timorée et qui n'ose s'affranchir.

Mais l'époque est plus que contrastée, le monde en devenir. Goethe est invité en 1775 à Weimar par le jeune duc Karl August, dont le précepteur était Wieland et, en dépit de leurs charges politiques et administratives, l'écrivain et le duc se comportent comme des "génies". Très souvent, les jeunes auteurs du Sturm und Drang se considèrent à l'image de Werther, des génies méconnus.  "Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?" Le refus des règles les conduits en poésie à rejeter le sonnet pour composer des poèmes non rimés aux strophes de longueur inégale, afin de mieux traduire l'exaltation de leurs sentiments. De même, la ballade leur permet de mêler les genres, épique, lyrique et dramatique, comme dans "Der Erlkönig" ("Le roi des aulnes", 1782) où le père ramène son fils à la maison mais ne peut le sauver de l'emprise du roi des aulnes ...

Der Erlkönig

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind?

Es ist der Vater mit seinem Kind;

Er hat den Knaben wohl in dem Arm,

Er faßt ihn sicher, er hält ihn warm.

Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht? –

Siehst Vater, du den Erlkönig nicht?

Den Erlenkönig mit Kron und Schweif? –

Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. –

„Du liebes Kind, komm, geh mit mir!

Gar schöne Spiele spiel ich mit dir;

Manch bunte Blumen sind an dem Strand,

Meine Mutter hat manch gülden Gewand.“

Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,

Was Erlenkönig mir leise verspricht? –

Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind;

In dürren Blättern säuselt der Wind. –

„Willst, feiner Knabe, du mit mir gehn?

Meine Töchter sollen dich warten schön;

Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn

Und wiegen und tanzen und singen dich ein.“

Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort

Erlkönigs Töchter am düstern Ort? –

Mein Sohn, mein Sohn, ich seh es genau:

Es scheinen die alten Weiden so grau. –

„Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt;

Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt.“

Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an!

Erlkönig hat mir ein Leids getan! –

Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind,

Er hält in den Armen das ächzende Kind,

Erreicht den Hof mit Mühe und Not;

In seinen Armen das Kind war tot.

 

LE ROI DES AULNES

Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?

C'est le père avec son enfant.

Il serre le jeune garçon dans ses bras,

Il le tient au chaud, il le protège.

« — Mon fils, pourquoi caches-tu peureusement ton visage ?

— Père, ne vois-tu pas le roi des Aulnes,

Le roi des Aulnes, avec sa couronne et sa traine ?

— Mon fils, c'est une trainée de brume.

— Cher enfant, viens, partons ensemble !

Ie jouerai tant de jolis jeux avec toi!

Tant de fleurs émaillent le rivage!

Ma mère a de beaux vêtements d'or.

— Mon père, mon père, mais n'entends-tu pas

Ce que le roi des Aulnes me promet tout bas?

— Du calme, rassure-toi, mon enfant :

C'est le bruit du vent dans les feuilles sèches.

— Veux,fin jeune garçon,-tu venir avec moi?

Mes filles s'occuperont de toi gentiment.

Ce sont elles qui mènent la ronde nocturne.

Elles te berceront par leurs danses et leurs chants.

— Mon père, mon père, t ne vois-tu pas là-bas

Danser dans l'ombre les filles du roi des aulnes ?

— Mon fils, mon fils, je le vois bien en effet,

Ces ombres grises ce sont les vieux saules.

— Je t'aime, ton beau corps me tente,

Si tu n'est pas consentant, je te fais violence.

—Père, Père, voilà qu'il me prend !

Le Roi des Aulnes m'a fait mal ! »

Le père frissonne, il presse son cheval,

Il serre sur sa poitrine l'enfant qui gémit.

A grand-peine, il arrive à la ferme

Dans ses bras l'enfant était mort.

 


ou dans le célèbre "Willkommen und Abschied" (Bienvenue et Adieu, 1771) de Goethe : "Es schlug mein Herz, geschwind, zu Pferde! / Es war getan fast eh gedacht. / Der Abend wiegte schon die Erde, / Und an den Bergen hing die Nacht; / Schon stand im Nebelkleid die Eiche / Ein aufgetürmter Riese, da, / Wo Finsternis aus dem Gesträuche / Mit hundert schwarzen Augen sah..."

Es schlug mein Herz, geschwind, zu Pferde!

Es war getan fast eh gedacht.

Der Abend wiegte schon die Erde,

Und an den Bergen hing die Nacht;

Schon stand im Nebelkleid die Eiche

Ein aufgetürmter Riese, da,

Wo Finsternis aus dem Gesträuche

Mit hundert schwarzen Augen sah.

Der Mond von einem Wolkenhügel

Sah kläglich aus dem Duft hervor,

Die Winde schwangen leise Flügel,

Umsausten schauerlich mein Ohr;

Die Nacht schuf tausend Ungeheuer,

Doch frisch und fröhlich war mein Mut:

In meinen Adern welches Feuer!

In meinem Herzen welche Glut!

Dich sah ich, und die milde Freude

Floß von dem süßen Blick auf mich;

Ganz war mein Herz an deiner Seite

Und jeder Atemzug für dich.

Ein rosenfarbnes Frühlingswetter

Umgab das liebliche Gesicht,

Und Zärtlichkeit für mich - ihr Götter!

Ich hofft es, ich verdient es nicht!

Doch ach, schon mit der Morgensonne

Verengt der Abschied mir das Herz:

In deinen Küssen welche Wonne!

In deinem Auge welcher Schmerz!

Ich ging, du standst und sahst zur Erden

Und sahst mir nach mit nassem Blick:

Und doch, welch Glück, geliebt zu werden!

Und lieben, Götter, welch ein Glück!

 

Mon coeur battait fort, vite en selle!

Et, sitôt, j’étais à cheval

Le soir déjà berçait la terre

La nuit pendait aux montagnes.

Déjà, le chêne avait son costume de brume,

Tour gigantesque dressée, là,

Dans la broussaille ténébreuse,

Où m’observaient cent regards noirs.

La lune au sommet d’un nuage

Passait un regard langoureux,

Les vents à lents frottement d’ailes

Sifflaient, lugubres, à mes oreilles .

La nuit façonnait mille monstres.

Pourtant, j’étais joyeux et gai.

Ô, la fournaise dans mes veines !

Ô, la braise ardente en mon cœur.

Je t’ai vue, et la joie si tendre

De tes doux yeux m’a inondé ;

Tout mon coeur était près du tien,

Et tous mes souffles étaient pour toi.

Une rose aurore de printemps

Nimbait le visage charmant,

Et la tendresse - ô Dieu – pour moi!

Je l'espérais, mais sans la mériter!

Las, dès le soleil du matin,

Les adieux m'étreignaient le cœur :

Quelle extase dans tes baisers !

Et dans ton regard, quelle douleur!

Je suis parti, tu es restée, les yeux baissés

Et tu m’as suivi, les yeux baignés de larmes,

Quel bonheur, pourtant, d'être aimé!

Et d’aimer, ô dieux, quel bonheur!

 


Les deux grands pères spirituels de ce mouvement sont Johann Georg Hamann (1730-1788) et Johann Gottfried Herder (1744-1803), tous deux originaires de Koenigsberg en Prusse orientale, ville natale de Kant ...

 

Jusqu'à Klopstock et Lessing, l'Allemagne n'a été réellement inventive que dans la théologie; elle s'est préparée ainsi au rôle prépondérant qu'elle jouera dans le mouvement philosophique du XVIIIe et du XIXe siècle. En littérature, si l'on excepte la vieille épopée nationale et la poésie sentencieuse et satirique du moyen âge, elle a marché d`imitation en imitation. Parfois elle s'est imaginé avoir assez approché de ses modèles pour pouvoir prétendre à une demi-originalité, et cette demi-originalité a semblé lui suffire. Et voici que tout d'un coup elle se sent à l'étroit dans les liens qu'elle s'est forgés elle-même, et elle s'agite fiévreusement pour conquérir son indépendance. C'est alors l'époque qu'on a appelée du nom intraduisible de "Sturm-und-Drang", deux mots désignant un mouvement violent, un assaut tumultueux, et empruntés au titre d`un drame de Klinger, qui fut représenté à  Francfort-sur-le-Main le 2 juillet 1777...

 

Ce qui caractérise les écrivains de l'école nouvelle, c`est une confiance illimitée en leurs propres forces, un haut sentiment de leur personnalité. Ils s'appellent eux-mêmes des génies originaux. L'originalité est considérée désormais comme la marque unique et certaine de la vraie poésie. On ne rejette pas seulement les modèles décidément antipathiques à l'esprit allemand, et que Lessing avait déjà prescrits; l'imitation est regardée en elle-même comme une preuve d`impuissance. On va plus loin ; comme on ne veut plus de modèles, pourquoi ne se passerait-on pas des règles qui ont été formulées d'après les modèles? Il ne reste plus dès lors que la nature. "Elle seule, dit Werther dans le roman de Goethe, elle seule forme le grand artiste. Il y a beaucoup à dire en faveur des règles, à peu près ce qu'on dit à la louange de la société civile. Un homme qui se forme d'après les règles ne produira jamais rien d'absurde ni de mauvais;  de même que celui qui s'est modelé sur les lois et les bienséances ne sera jamais un voisin insupportable ni un insigne  scélérat. Mais, en revanche, toute règle étouffera, quoi qu'on en  dise, le vrai sentiment de la nature et son expression fidèle." 

Génie et Nature - Il faut donc que l'artiste se mette en face de la nature, qu'il en reçoive l'impression directe, et qu`il traduise cette impression avec une entière naïveté. Tout intermédiaire est un obstacle et un voile. Un seul interprète, un seul guide est respecté : Shakespeare. On voyait en Shakespeare une source de poésie primitive, qui s'épanchait au hasard, couvrant les vaines barrières d'une scolastique démodée. Conçu de la sorte, Shakespeare était encore la nature. "Nature! nature!", s`écriait' Goethe, en 1771, dans un discours enthousiaste où il célébrait la mémoire du grand poète, "tout est nature dans les héros de Shakespeare; il a créé des hommes, comme Prométhée, mais de stature colossale."

Le génie interprétant librement la nature, tel fut donc le programme des jeunes poètes qui débutèrent bruyamment dans la littérature vers 1770. Mais, des deux termes de ce programme, aucun ne répondait à un ensemble de conceptions bien nettes. Lavater donne du génie une définition abstruse, d'où il paraît ressortir que c'est une chose surnaturelle, qui n'est liée a aucune condition terrestre; son caractère est celui "d'une apparition"; ses effets sont immédiats et inexplicables. Quant à la nature, ce mot embrassait évidemment le monde intérieur et extérieur.

On était donc disposé à croire que le poète devait connaître la société au milieu de laquelle il vivait, le passé et le présent de l'humanité, et avant tout le jeu des passions et des intérêts. Mais on ajoutait aussitôt que le génie, instinct prophétique et divinatoire, tenait lieu d'observation et d'étude. Dieu, qui avait créé le poète comme un être d'exception, et qui l'avait armé de toutes pièces pour la conquête du monde idéal, ne pouvait admettre aucune collaboration dans son oeuvre; la science humaine n'avait rien à ajouter à l'inspiration, don du ciel. En un mot, on avait conscience d`un but élevé; on y tendait avec ardeur; mais on ignorait absolument le terrain sur lequel on marchait; et si quelques écrivains, ceux qui avaient vraiment du génie, s'élevèrent en s'éclairant eux-mêmes, les autres restèrent noyés dans le vague de leurs théories..

 

On fait en général deux parts dans la littérature de cette époque. "Goetz de Berlichingen", "Werther", les premières scènes de "Faust", les premiers drames de Schiller, marquent les débuts de deux carrières qu'il faut considérer dans l'ensemble. Goethe (1749-1832) et Schiller (1759-1805) sortirent de la tourmente où ils furent entraînés un instant, et même dans leur fougueuse jeunesse ils sont grands encore.

 

D'autres écrivains ne changèrent jamais, ou changeront peu, vraies victimes de la révolution qu'ils aidèrent à. accomplir : ce sont d`abord Friedrich Maximilian Klinger (1752-1831), Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792), qui font partie de l'entourage du jeune Goethe, ensuite Frédéric Müller (1749-1825), qui, par le caractère de sa poésie, se rattache au même groupe. Klinger, tout partisan qu'il est de la liberté absolue du poète, n'est, au fond, dans ses drames, qu'un des imitateurs les moins heureux de Shakespeare. Quant à sa philosophie morale, il la tient de Rousseau. "L'Émile, dit Goethe, était pour lui le livre principal, et fondamental, et les pensées de Rousseau fructifiaient d'autant plus dans son esprit, qu`elles exerçaient une influence  générale sur le monde civilisé. Elles avaient plus de pouvoir sur lui que sur d'autres, car il était, lui aussi, l'enfant de la nature; lui aussi était parti de très bas. Ce que d'autres avaient d'abord à rejeter ne lui avait jamais appartenu; les liens dont ils devaient se débarrasser ne l'avaient jamais enchaîné. On pouvait donc le considérer comme l`un des plus purs disciples de cet évangile de la nature. Eu égard à ses sérieux efforts, il pouvait s'écrier à bon droit: Tout est bien, sortant des mains de la nature. Mais une fâcheuse expérience le forçait aussi à reconnaître que tout dégénère entre les mains de l'homme. Il n'eut pas à lutter avec lui-même, mais avec le monde traditionnel qui l'environnait, et auquel le citoyen de Genève s'était efforcé de nous arracher. Qu'arriva-t-il? Dans la situation où se trouvait le jeune Klinger, une telle lutte était souvent pénible et dure. Violemment refoulé en lui-même, il fut absolument hors d'état de s'élever a une culture tranquille et sereine. ll dut prendre sa place d'assaut : de là une veine d'amertume qui se glissa dans sa nature, qu'il entretint et qu'il nourrit parfois dans la suite, mais qu`il sut le plus souvent combattre et surmonter" (Poésie et Vérité, livre XIV).


Friedrich Maximilian Klinger (1752-1831)

- 1775, "Zwillinge" (Les Jumeaux)

- 1777, "Sturm und Drang" (Tempête et Passions)

- 1791, "Fausts Leben, Thaten und Höllenfarht" (Vie, exploits et descente aux enfers de Faust)

Klinger, ami de Goethe, est reconnu comme le dramaturge de la passion, de la liberté et de l'individualisme. - Né à Francfort-sur-le-Mein en 1752, de parents très pauvres, Frédéric-Maximilien Klinger eut encore le malheur de perdre son père de bonne heure. Il fit ses études avec l`aide de quelques personnes que sa précoce intelligence avait intéressées à lui. Puis il parcourut l`Allemagne avec une troupe de comédiens, et écrivit rapidement un grand nombre d'ouvrages dramatiques, "explosion de son dépit juvénile", dit-il plus tard. 

"Die Zwillinge" (Les Jumeaux) commencèrent sa réputation, en 1774. Cette pièce fut préférée, grâce à quelques scènes éloquentes, au "Jules de Tarente" de Leisewitz, dans le concours qui avait été ouvert par le directeur Schrœder. Le sujet était le même, sous des noms différents; c`était celui de deux frères ennemis. Le héros, Guelfo, violent et passionné, cadet de noble famille, est envahi par une jalousie irrépressible à l'égard de son frère jumeau, le doux, sentimental mais rusé, Ferdinand, auquel échoient honneurs, titres et patrimoine. Une haine aiguisée par l'amour qu'ils partagent tous deux de la même jeune fille, Camille, qu'épousera Ferdinand. Le jour des noces de Ferdinand et de Camille, Guelfo tue son frère, son père, pour venger sa mort et soustraire Guelfo à tout scandale, fait lui-même justice. C'est l'une des premières tragédies allemandes de caractère, à l'opposé du classicisme, à approfondir une crise intérieure...

"Sturm und Drang", publié trois ans plus tard, serait certainement oublié aujourd'hui, si le titre n'avait acquis une importance historique. On y voyait deux familles rivales de l`Écosse se réconcilier dans le Nouveau Monde et combattre pour la liberté des États-Unis, lord Bushley et son fils Charles, qui a pris le nom de Wild, et lord Berkley et son fils Henry, qui se fait appeler Boyer et exerce une "noble" piraterie. Le drame repose sur une double équivoque, lord Berkeley accuse son ami lord Bushley de lui avoir enlevé son fils, tandis que Charles croit que le jeune Berkeley lui a tué son père. Tous ces personnages, victimes d'une étrange fatalité, ne se reconnaîtront pas, bien que vivant les uns près des autres et combattant pour la même cause. S'annoncent dans ce tumultueux désordre des passions déchaînées et dans cette libre structure de la composition dramatique, des temps nouveaux, le romantisme. Dans "Stilpo et ses enfants" (Stilpo und seine Kinder, 1777), Klinger appelle à la révolution et "Damokles" (1787) montre la fin tragique du révolutionnaire que les masses abruties ne comprennent pas.

Il serait inutile d'entrer dans le détail des drames et des comédies de Klinger. Ce sont des créations hâtives d'une imagination débridée. On y trouve, exprimé sous toutes les formes, le contraste entre les pures inspirations de la nature et les influences délétères de la société; c'est comme un commentaire de "l'Émile". Les personnages sont faits pour la vertu et le bonheur, mais voués à l'infortune et au crime par des complications fatales. Leur langage n'est, d`un bout à l'autre, qu'une prétentieuse déclamation. Caractères, sentiments, style, tout est artificiel, et, dans ce poète qui n'invoquait que la nature, c'est le naturel qui manque le plus, notera-t-on.

Cependant il est aisé de reconnaître chez Klinger un fonds d'idées sérieuses et solides, qui n'était que voilé momentanément. Il paraissait comprendre lui-même que les excès qu`il encourageait ne pouvaient être que passagers. 

«On a beaucoup blâmé, dit-il dans une préface qui date de 1785, les productions sauvages qui ont envahi la littérature et, surtout le théâtre. Mais il est certain que nous avons dû passer, nous autres Allemands, par ces caricatures, avant de pouvoir dire : Ceci, et non autre chose, est conforme à notre manière. Rien ne mûrit sans fermentation. Les règles étroites et les tirades glacées du théâtre français sont insuffisantes pour notre nature plus forte et plus rude. D'un autre côté, nous n'avons pas l'humeur assez capricieuse pour nous accommoder des bonds fantastiques du génie anglais. Si nous nous sommes tant démenés jusqu'ici, c`est uniquement pour savoir quelle est au juste la forme qui nous convient."

 Il y avait une certaine perspicacité dans ces paroles; mais c'était en même temps un aveu d`impuissance. Cette forme définitive que Klinger semblait prévoir, ce furent Goethe et Schiller qui la trouvèrent...

Après avoir passé quelque temps à Weimar pour vivre près de Goethe en 1776, puis s'être brouillé avec lui et avoir rejoint, comme dramaturge, la troupe de Seyler, Klinger était devenu, en 1780, lecteur du grand-duc Paul de Russie, qu'il accompagna dans un long voyage en Europe. Il fit une fortune rapide à la cour de Saint-Petersbourg, et fut nommé successivement major général dans l'armée, directeur de l'Institut des cadets, curateur de l'université de Dorpat. Mais il ne perdit rien, dans sa situation nouvelle, de l'indépendance de son esprit et de son caractère. Il écrivit encore, pour les théâtres de l'Allemagne, quelques pièces, aussi mal composées que les premières, mais moins extravagantes dans les sentiments et dans le style. Il se tourna de plus en plus vers le roman et la dissertation morale, où` il se trouvait plus à l'aise.

Klinger n'était point artiste; la poésie dramatique, où toutes les parties concourent à l'effet général, était, de tous les genres, celui qui lui convenait le moins. Dans ses romans, on reconnaît partout le disciple de Rousseau. L'idée fondamentale, plus ou moins nettement énoncée, est toujours le contraste entre l`idéal et le réel, entre la nature et la société, entre la libre volonté de l'homme et l'injuste rigueur du destin. Ce qui manque, c'est un principe supérieur, conciliant les termes opposés. 

"La vie de Faust" (Fausts Leben, Thaten und Höllenfahrt, 1791), ses actions et sa descente en enfer, n'est en rien comparable au poème de Gœthe; le sujet est transporté sur le terrain de l'histoire, et la conclusion est, que les malheurs de l'humanité ont leur source dans une fausse civilisation. L' "Hístoire de Giafar le Barmécide" (Geschichte Giafars des Barmeeiden, Saint-Petersbourg, 1792) et "l'Histoire de Rafaël de Aquillas" (Geschichte Raphaels de Aquillas, Saint-Petersbourg, 1793) montrent deux victimes de l'oppression politique et religieuse. Enfin "l'Histoire d'un Allemand de nos jours" (Geschichte eines Teutschen der neusten Zeit, Leipzig, 1798) retrace la destinée d`un jeune prince qui veut réformer ses États d'après les principes du XVIIIe siècle, et qui voit ses intentions méconnues. Les "Réflexions et Pensées sur divers sujets du monde et de la littérature" (Betrachtungen und Gedanken über verschiedene Gegenstände der Welt und Literatur, 1803-1805) resteront peut-être le vrai titre de gloire de Klinger; c'est, de tous ses livres, celui qui se relit encore avec le plus de profit.

Klinger à la cour de Russie, c'est La Bruyère dans la maison du Grand Condé, pour reprendre une considération savoureuse, avec cette différence que le spectacle auquel Klinger assista pendant un demi-siècle était encore plus, décourageant pour un philosophe que celui de la société aristocratique de Versailles. Il fallait toute l'élévation naturelle de son esprit, et ce fonds de jeunesse et d'enthousiasme qui lui était resté, pour ne pas tracer de l`humanité un portrait plus noir que celui qu'il nous en a laissé. 

Tout en observant les autres, il s'observait lui-même, et les Réflexions et Pensées sont surtout intéressantes à titre de confession. «L'homme intérieur ne vieillit pas, dit-il, tant que l'intelligence et le cœur restent unis".  Et ailleurs : "J'ai lu tout ce que les Grecs, les Romains, les Italiens, les « Anglais, les Français et les Allemands ont pensé et imaginé. J'ai observé toutes les actions des hommes, grandes et petites, sottes et raisonnables, autant que ma situation et la portée de mon regard me l'ont permis. Ce que je suis, je le suis devenu par moi-même; je me suis appliqué à former mon esprit et mon caractère, selon mes forces et mes dispositions naturelles; et comme je me suis employé à cette tâche sérieusement et honnêtement, ce qu'on appelle la fortune m'est venu de soi-même. Je me suis observé avec plus d'attention, je me suis traité avec moins de ménagement, que je n'ai traité et observé les autres. Par ma naissance et mon éducation, j'ai connu les classes inférieures et moyennes; par ma situation, les hautes classes, et même les plus hautes. Je n'ai jamais joué un rôle ; je n'ai jamais senti en moi le moindre penchant à le faire; j'ai toujours présenté au monde mon vrai caractère, ma manière d'être inaltérable, avec une telle assurance, qu`il ne me paraît plus possible aujourd'hui que je sois jamais autre ni que j'agisse autrement." Un homme qui pouvait dire cela de lui-même était né moraliste; et s'il avait trouvé sa voie plus tôt, peut-être l`Allemagne aurait-elle eu en lui un émule de Shaftesbury ou de La Rochefoucauld. 

Sturm und Drang - Erster Akt. Erste Scene. (Zimmer im Gasthofe.)

Wild. La Feu. Blasius. (treten auf in Reisekleidern.)

 

WILD. Heyda! nun einmal in Tumult und Lermen, daß die Sinnen herumfahren wie Dach-Fahnen beym Sturm. Das wilde Geräusch hat mir schon so viel Wohlseyn entgegen gebrüllt, daß mir's würklich ein wenig anfängt besser zu werden. So viel Hundert Meilen gereiset um dich in vergessenden Lermen zu bringen – Tolles Herz! du sollst mirs danken! Ha! tobe und spanne dich dann aus, labe dich im Wirrwar! – Wie ists Euch?

BLASIUS. Geh zum Teufel! Kommt meine Donna nach?

LA FEU. Mach dir Illusion Narr! sollt' mir nicht fehlen, sie von meinem Nagel in mich zu schlürfen, wie einen Tropfen Wasser. Es lebe die Illusion! – Ey! ey, Zauber meiner Phantasie, wandle in den Rosengärten von Phillis Hand geführt -

WILD. Stärk dich Apoll närrischer Junge!

LA FEU. Es soll mir nicht fehlen, das schwarze verrauchte Haus gegen über, mit sammt dem alten Thurm, in ein Feenschloß zu verwandeln. Zauber, Zauber Phantasie! – (lauschend) Welch lieblich, geistige Symphonien treffen mein Ohr? – - Beym Amor! ich will mich in ein alt Weib verlieben, in einem alten, baufälligen Haus wohnen, meinen zarten Leib in stinkenden Mistlachen baden, bloß um meine Phantasie zu scheren. Ist keine alte Hexe da mit der ich scharmiren könnte? Ihre Runzeln sollen mir zu Wellenlinien der Schönheit werden; ihre herausstehende schwarze Zähne, zu marmornen Säulen an Dianens Tempel; ihre herabhangende lederne Zizzen, Helenens Busen übertreffen. Einen so aufzutrocknen, wie mich! – He meine phantastische Göttin! – Wild, ich kann dir sagen, ich hab mich brav gehalten die Tour her. Hab Dinge gesehen, gefühlt, die kein Mund geschmeckt, keine Nase gerochen, kein Aug' gesehen, kein Geist erschwungen -

WILD. Besonders wenn ich dir die Augen zuband. Ha! Ha!

 


Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792)

- 1774, "Der Hofmeister oder die Vorteile der Privatziehung"

- 1776, "Die Soldaten"

Jacob Lenz, pendant quelques années (de 1772 à 1776), fut considéré comme l'un des plus brillants représentants de la génération littéraire du Sturm und Drang. Très lié avec Goethe, leur brouille et la brutale rupture qui s'ensuivit ont précipité son œuvre dans une obscurité et une méconnaissance dont elle mettra plus de cent ans à émerger. Longtemps classé comme un épigone un peu excentrique de Goethe, puis comme le précurseur de Büchner, de Grabbe, de Wedekind, il n'y a guère longtemps qu'on l'apprécie pour ses qualités propres.

Fils de pasteur, il naît à Sesswegen, petit village de Livonie, dans les provinces baltes. Il obtient une maigre bourse qui lui permet de suivre à l'université de Königsberg les cours d'Emmanuel Kant. En 1771, il se rend à Strasbourg en compagnie et au service de deux condisciples de Königsberg, les frères von Kleist. Il y fréquente les milieux intellectuels et littéraires, entre à la Société de philosophie et de belles-lettres de l'actuaire Salzmann et se lie avec Goethe, avec lequel il échangera, pendant trois ans, une abondante correspondance. Il s'intéresse au théâtre, à la théologie et à la philosophie. En 1774, il publie des comédies adaptées de Plaute et des Notes sur le théâtre (Anmerkungen übers Theater), où il expose des idées sur les nouvelles formes dramatiques (mélange des genres, tragi-comédie, abandon des unités) qui constituent le fondement théorique de tout le théâtre du Sturm und Drang. Et si la première oeuvre de Goethe, "Götz von Berlichingen" (1773), et "Die Raüber" (Les Brígands, 1780-1781), de Schiller. sont considérés comme l'ultime expression du Sturm und Drang, les écrits de Lenz n'en sont pas moins considérés comme d'une très grande portée: "Le Précepteur ou les Avantages de l'éducation privée" (Der Hofmeister oder die Vorteile der Privatziehung, 1774), "Les Soldats" (Die Soldaten, 1776), "L'Ermite de la forêt" (Der Waldbruder, 1776-1796), "L'Amour à la campagne" (Die Liebe auf dem Lande, 1798)... 

 

Pendant deux ans, de 1774 à 1776, Lenz fera figure, aux côtés de Goethe, de chef d'école, son départ pour Weimar, en mars 1776, apparaîtra comme une consécration. Tout au long du voyage, de ville en ville, des amis l'accueillent, comme, aux portes de Francfort, Klinger et Schleiermacher. Dès son arrivée à Weimar, Goethe le présente à la cour et, pendant deux mois, Lenz vit dans une sorte d'euphorie. Mais, très rapidement, comme s'il ne pouvait supporter son succès, sa santé mentale se dégrade. Il se replie sur soi, s'enferme dans une demi-hébétude, accumule les maladresses et, le 26 novembre, pour une raison qui n'a pas été élucidée, se brouille définitivement avec Goethe.

 

"Lenz et Klinger, écrit Goethe, étaient à peu près du même âge, et ils rivalisèrent d'ardeur dans leur jeunesse; mais Lenz passa comme un météore sur l'horizon de la littérature, et disparut soudain sans laisser de trace. Reinhold Lenz, originaire de la Livonie, et qui accompagne en 1770 deux gentilshommes russes à Strasbourg, où il connut Goethe et Herder, n'était en effet qu'une intelligence mal équilibrée, dévorée d'ambitions fiévreuses, qui le conduisirent à la folie. Après avoir longtemps erré en Alsace, en Suisse, en Allemagne, il fut ramené dans sa patrie par son frère. Il mourut à Moscou, en 1792, déjà presque oublié. Cependant il avait été considéré, à ses débuts, comme un grand poète, et lui-même se donnait pour tel. Dans une satire intitulée "Pandaemonium germanicum", il se représente escaladant le Parnasse. Arrivé au sommet, il s`écrie : "Être seul, quel tourment! Je vois bien des traces de pas, mais tous tournés vers le bas de la montagne". Apercevant Goethe, établi en face de lui sur un rocher, il lui lance : "Frère, soyons unis!"  Bien des gens pensaient alors qu'ils s'étaient partagé le domaine du théâtre, Goethe prenant le drame sérieux, et Lenz la comédie. Mais Lenz ne comprenait, en fait de comique, que le baroque, et tout son génie consistait, selon l'expression de Goethe, à s'affubler de la jaquette des clowns. Ses comédies ont quelques scènes tracées de verve, mais l'extravagance domine. Ses romans sont de fades développements de Werther. Sa poétique était l'irrégularité érigée en principe, la licence calculée. 


Henri-Léopold Wagner (1747-1779)

- 1776, "Die Kindermörderin. Ein Trauerspiel"

"C'est ici le lieu, dit encore Goethe, de mentionner en passant un bon compagnon, qui, sans être particulièrement doué, méritait pourtant d'être compté. Il s'agit de Henri-Léopold Wagner (1747-1779), membre de notre cercle à Strasbourg, puis à Francfort. Il ne manquait pas d'esprit, de talent et d'instruction; il montrait du zèle, et était le bienvenu. Il m`était fort attaché; et comme je ne faisais point mystère de mes projets, je lui confiais, ainsi qu'à d'autres, mon plan de Faust et surtout la catastrophe de Marguerite. Il s'empara du sujet, et en profita pour donner une tragédie, l'nfanticide." Gœthe ajoute qu'il ne garda point rancune à Wagner de son larcin. Le fait est que L'Infanticide (Die Kindermörderinn, Leipzig, 1776) ne saurait jeter la moindre ombre sur Faust. La pièce fut interdite, et c'est en vain que le frère de Lessing la remania pour en rendre la représentation "possible devant les honnêtes gens.

A l'insu de son mari, Mme Humbrecht se laisse inviter avec sa fille Evchen par un jeune officier noble, von Gröningseck. Ce dernier mène les deux femmes sans méfiance dans un bordel, donne un somnifère à la mère et séduit non sans quelque violence Evchen. Cependant le séducteur, ému par le désespoir de la jeune fille, promet de l`épouser des sa nomination au grade de major. Le deuxième acte fait s'affronter Martin Humbrecht, boucher strasbourgeois bourru, violent et vertueux, et sa femme. A cette occasion un parent, le Magister, expose des idées révolutionnaires sur l'éducation des jeunes et sur la vie des prêtres. Le troisième acte, cinq mois plus tard, oppose Hasenpoth, l'officier noble débauché et cynique qui a ourdi le plan de la séduction, à von Gröningseck désormais passionné et vertueux : il se rendra d'abord dans sa famille avant d'épouser Evchen. Un officier raconte une anecdote qui illustre l'importance du point d'honneur et de l'esprit de corps dans I'armée. Le quatrième acte montre Evchen qui dépérit sans pouvoir donner les raisons de sa mélancolie. Gröningseck, sur le départ, renouvelle ses serments. Au cinquième acte, Hasenpoth, soucieux de sauver l' "honneur" de son ami, envoie deux lettres signées von Gröningseck. L'une annonce à la jeune fille que son amant l'abandonne, l'autre révèle à Martin Humbrecht les circonstances de la séduction. Evchen s'enfuit et le scandale éclate car la police a retrouvé la blague à tabac dérobée à Mme Humbrecht dans le bordel. Au sixième acte, Evchen désespérée et, de plus, se sentant responsable de la mort de sa mère, qui n'a pas supporté le scandale, tue le fils qu'elle vient de mettre au monde. Humbrecht apparaît alors et lui pardonne; le Magister révèle les raisons du silence de von Gröningseck : il a été gravement malade pendant deux mois. Ce demíer se présente enfin : avec l'aide de Humbrecht il va tout mettre en œuvre pour tenter d`arracher Evchen à l'échafaud. La catastrophe due aux différences sociales, l'opposition entre la noblesse débauchée et la bourgeoisie vertueuse, ainsi que les intentions pédagogiques, sont caractéristiques de l'époque. Le conflit social latent est suggéré par Martin Humbrecht : ce bourgeois fier de sa condition, distant à l'égard de la noblesse, respecte les autorités, mais rosse un représentant de la police trop brutal. Ce personnage truculent, violent, grossier à l'occasion, mais aussi indépendant, actif et vertueux, présente bien des traits du "génie" idéal dont rêvaient les représentants du nouveau courant littéraire du Sturm und Drang", dont L'Infanticide illustre les nouvelles formes d'expression théâtrale : mélange des genres, refus des unités et de la bienséance, forme ouverte du dénouement. Ce qui fait son originalité c'est son réalisme dans la peinture de la société, le réalisme des décors (un bordel, un intérieur bourgeois, un logis misérable) et une suite d'actions présentées sur la scène (demi-viol, une scène de ménage, un meurtre), le réalisme des personnages, des contemporains typés et représentatifs, mais surtout réalisme du langage d`où le dialecte n'est pas exclu. Pour pouvoir faire jouer sa pièce, Wagner dut la remanier, supprimer les scènes scabreuses, inventer un dénouement heureux et en souligner les intentions morales et pédagogiques. 


Friedrich Müller (1749-1825)

- 1775, "Der Satyr Mopsus"

- 1811, "Golo und Genovefa"

Ce n'est ni Wagner ni Lenz que nous voudrions rapprocher de Klinger, mais ce poète qu'on a appelé le "Peintre Müller" (Maler Müller), qui ne fut en réalité ni un grand poète ni un grand peintre, mais qui avait en lui l'étoffe de l'un et de l'autre. Ce qui lui manqua, comme à Klinger, c`est un développement régulier. Né à Kreuznach en 1749, orphelin de bonne heure et pauvre, Frédéric Müller fut amené à dix-sept ans dans un atelier de peinture à Deux-Ponts; il obtint plus tard un emploi à l'Académie des beaux-arts de Manheim. Ses relations dans cette ville le portèrent vers la littérature. Il écrivit d`abord des idylles (Idyllen, 1775-1793) en prose, bibliques, grecques et allemandes. Les premières tiennent encore de Gessner, avec un sentiment plus profond et un coloris plus chaud. Mais les idylles allemandes entrent franchement dans la vie populaire; ce sont des peintures fidèles des mœurs du Palatinat, et l'on peut y voir déjà une forme anticipée du roman villageois moderne. 

En même temps, Müller chantait dans des ballades les légendes de son pays. L'une d'elles lui inspira même un long drame en cinq actes, "Golo et Geneviève", qui ne fut publié qu'en 1811 par Tieck (Golo und Genovefa). C'est un tableau de la société féodale, qui a beaucoup d'analogie avec "Gœtz de Berlichingen"; Golo est une combinaison de Weislingen et de Werther; Mathilde ressemble à Adélaïde de Walldorf. Le plan est encore plus étendu que celui de Goethe, mais la multiplicité des incidents nuit à l'intérêt qui pourrait s'attacher aux personnages principaux. Tous les poètes de ce temps s`essayent dans les sujets qui ont été traités définitivement par Goethe; tous tâtonnent autour du grand maître. Frédéric Müller écrivit un "Faust", comme Klinger (Faust's Leben, 1778). "Faust, dit-il dans une dédicace, a été dès mon enfance un de mes héros favoris, car je le considérais, dès lors comme un homme exceptionnel, qui a toute la conscience de sa force. Le frein que la destinée a mis à sa volonté le blesse, et il cherche à se délivrer, pour marcher librement dans sa voie. Il a le courage de renverser devant lui tout ce qui obstrue ses pas; il a même le cœur assez chaud pour se jeter dans les bras d'un démon qui s'offre franchement à lui. Porter son vol le plus haut possible, être tout ce que l'on sent pouvoir être, n'est-ce pas le fond de notre nature?" Pourquoi faut-il que cette sublime effervescence avorte misérablement? Ce que le Faust de Müller demande au démon, ce n'est pas de lui révéler le mystère de la création, c`est de l'aider à payer ses dettes. L'ouvrage est resté inachevé; les scènes principales parurent de 1776 à 1778; ce que Müller y ajouta plus tard, après la publication du poème de Goethe, n'est qu'une paraphrase de l'ancienne légende : le sujet était trop grand pour lui...

Un autre de ses ouvrages dramatiques, "Niobé" (1778), ressemble à une ébauche du "Prométhée" de Goethe. L'idée directrice est l'absolu pouvoir du génie créateur. Niobé propose à l'adoration des hommes ses fils et ses filles, "race nouvelle et indomptable, en qui l'humanité se sent régénérée." - "Qu'un mur s'élève désormais entre le ciel et la terre! Que les dieux, opulents et faibles, s'usent dans leur dépit, et que l'humanité ne soit plus soumise à leur caprice! Que la force et la noblesse, et le libre vouloir, et des dons plus précieux que le larcin de Prométhée, soient assurés aux fils de la terre!".  La pièce est écrite, comme le fragment de Goethe, en vers libres et rythmes; mais le style n'a pas la beauté plastique qui conviendrait au sujet.

Goethe ayant procuré à Frédéric Müller, en 1778, les moyens de se rendre en Italie, il se fixa à Rome, où il mourut en 1825. La peinture, qui l'avait attiré dans sa jeunesse, redevint sa principale occupation. Michel-Ange fut son modèle, mais il '`imita comme les poètes du temps imitaient Shakespeare. Comme peintre, Müller a été appelé le "démoniaque". Goethe lui écrivit (le 27 juin 1781), à l'occasion d`un tableau qu'il avait envoyé à Weimar : "Le feu de l'inspiration n'autorise pas plus le peintre à divaguer qu'il ne permet au musicien de donner une note fausse., Plus l'effet veut être puissant et prompt, plus l'instrument doit être juste. Je ne puis considérer vos peintures et vos dessins que comme des bégaiements d'enfant, et l'impression qu'on en reçoit est d`autant plus pénible, qu`on voit bien que l`artiste est un homme fait, qui a beaucoup à dire, et dans la bouche duquel un tel langage n'est plus de saison." Goethe aurait pu en dire autant des œuvres littéraires de Müller, et de toutes les productions de l'école dont lui-même faisait partie dans sa jeunesse : école pleine d'une ardeur généreuse, mais à laquelle manquait la première condition du grand art, la maturité du génie et la pleine possession de soi-même...

 

Les poètes avaient cherché la nature dans Shakespeare; les philosophes et les moralistes la cherchèrent dans Rousseau; et comme en Allemagne tout poète est doublé d`un philosophe, le citoyen de Genève eut bientôt plus d'admirateurs et de disciples que  Shakespeare lui-même. Il n'y a pas un grand écrivain allemand du XVIIIe siècle qui n'ait senti son influence. Schiller lui emprunta ses premières théories sociales, Herder ses premières idées sur la religion. Le jeune Goethe était pénétré de ses écrits ; Werther et Faust, dit un critique allemand, ne se conçoivent pas sans Rousseau (Hettner). Même des esprits positifs comme Lessing et Kant furent sous le charme de ses tirades éloquentes. Lessing, annonçant le "Discours sur le rétablissement des sciences et des arts", se sentait "pénétré de respect devant ces hautes considérations". Et un correspondant de Herder lui écrivait en 1766 : "L'esprit de Kant est en Angleterre, où se trouvent Hume et Rousseau." On serait autorisé à croire, d'après tant de témoignages divers, que l'influence de Rousseau a, été encore plus considérable en Allemagne qu'en France....


Karl Philipp Moritz (1756-1793) 

- 1785-1790, "Anton Reiser, psychologischer  Roman" (1785-1790). 

 

Un autre grand roman de l'époque est le roman autobiographique de Karl Philipp Moritz, "Anton Reiser, psychologischer Roman" (1785-1790). Moritz, né à Hameln, dans une famille pauvre, a souffert d'une éducation très rigoriste : il décrit dans ce roman d'éducation les mécanismes de répression de la société. Il y explique comment son caractère s'est formé, ou déformé, sous l'influence des évènements, incapable, reconnaît-il à se diriger lui-même, éprouvant toujours le besoin de se subordonner à quelqu'un : au moins saura-t-il s'observer et s'analyser. Le voici contant minutieusement la vie, de son enfance jusqu'à l'âge de vingt ans. Des parents absorbés par le mysticisme de Mme Guyon, alors répandu en Allemagne, un enfant privé de tendresse qui sombre dans une profonde mélancolie. A dix ans, retiré de l'école, il est envoyé comme apprenti chez un chapelier de la même secte, dix années de martyre avec pour seule lumière les sermons d'un pasteur. Il est jugé et se juge lui-même déjà perdu, mais continue d'espérer malgré tout aidé de sa seule imagination. Etudiant, il est toujours tenu dans le même cycle de vie où tout espoir se brise et s'abîme dans la désillusion. Goethe, qu'il rencontre en Italie, ne fut pas insensible à cette trame romanesque, à ceci près qu'elle était bien réelle : il mourut à trente-six ans...


Deux hommes représentent, chacun à sa manière, l'esprit philosophique du groupe des génies originaux: : Hamann et Jacobi...

 

Jean-George Hamann (1730-1788)

- 1758-1759, Gedanken über meinen Lebenslauf.

- 1759, Sokratische Denkwürdigkeiten.

- 1762, Aesthetica in Nuce. Eine Rapsodie in kabbalisticher Prosa (Une rhapsodie en prose cabalistique).

- 1762, Die Kreuzzüge des Philologen (Les Croisades du philologue).

 

"Das Herz schlägt früher, als unser Kopt denkt" - Hamann est, dans la littérature allemande, le précurseur du «temps des génies» et l'un des trois maîtres de l'« irrationalisme religieux » après 1750 (avec Johann Heinrich Jung-Stilling, 1740-1817, et Johann Caspar Lavater, 1741-1801). Jean-George Hamann, qu'on appelait le Mage du Nord, figure étrange, énigmatique, est né à Kœnigsberg, en 1730. Il fut successivement commis, greffier, et précepteur, voyagea beaucoup, et lutta contre la misère. Il fut accueilli par la princesse Galitzin à Munster, par Jacobi à Pempelfort, et il mourut en 1788, au moment où, malade et désenchanté, il allait retourner dans son pays. Hamann parcourut toutes les sciences; l'histoire des langues et la théorie des arts l'arrêtèrent le plus longtemps, sans pourtant le fixer. Il eut surtout de l'influence par ses relations personnelles; il parlait mieux qu'il n'écrivait. Ses écrits sont fort courts, composés principalement des réflexions que ses lectures lui inspiraient, et obscurs lorsqu'on ne connaît pas l'occasion qui les faisait naître. Car Hamann se donnait rarement, la peine d'achever une pensée; il n'indiquait que le terme final d'un raisonnement ou d'une association d'idées, en négligeant les intermédiaires. Souvent lui-même, en se relisant, ne se comprenait plus. "Je ne suis point fait, dit-il, pour les principes, les vérités, les systèmes". Ce qu'il faut chercher chez lui, ce sont "des miettes, des fragments, des fantaisies, des lubies", c'est-à-dire des germes d'idées, qui fructifiaient lorsqu'ils tombaient sur un terrain propice; Herder lui doit beaucoup ; il fut initié par lui à la connaissance des langues orientales, et confirmé dans l'admiration de Rousseau. Hamann avait une tendance à ramener toutes les manifestations de l'âme à des dispositions innées, fonds primitif et inaltérable de notre nature : c'était là l'unité de sa philosophie, en apparence si disparate, et c'est par là qu'il tenait de Rousseau. Il appelait la poésie "la langue mère de l'humanité", pensait que Dieu s'était révélé dans le cœur de l'homme, avant de se manifester par la voix de ses prophètes, et que ces deux ordres de témoignages ne pouvaient jamais se contredire. C'est par ces idées que Hamann se rencontrait avec Jacobi, quelque différents qu'ils fussent par le caractère et par le talent.... 

Enfin, dans Les Croisades du philologue de 1762, composé d'articles polémiques écrits en divers circonstances, Hamann prend position contre la prédominance de la culture française. Quant à "Aesthetica in Nuce", l'article est considéré comme révélateur de l'esthétique de Hamann, une charge contre les philosophes rationalistes qui débute par une phrase célèbre, "la poésie est la mère du genre humain", la poésie est langue de Dieu telle qu'il la parla pour créer l'univers. Le génie est celui qui, hors de toute métaphysique, contre toute règle, s'exprime non pas selon sa raison, mais à travers ses passions. 

C'est donc à Hamann que les Stürmer und Dränger empruntent le terme de "Genie" ("génie") et la conception créatrice de la poésie, une poésie sacrée langue maternelle de l'humanité ("die Muttersprache der Menschheit"). A la toute-puissance de la raison, il oppose dans ses aphorismes et sentences ("Aphorismen und Aussprüche") la puissance de l'irrationnel et des sentiments...

 

Das Herz schlägt früher, als unser Kopt denkt - ein guter Wille ist brauchbarer als noch so eine reine Vernunft.

Wenn sich das Herz erklärt, so tut unser Verstand nichts als klügeln.

Ein Herz ohne Leidenschaften, ohne Atfekte ist ein Kopf ohne Begritfe, ohne Mark.

Denken Sie weniger und Ieben Sie mehr.

Was ersetzt bei Homer die Unwissenheit der Kunstregeln, die ein Aristoteles nach ihm erdacht, und was bei einem Shakespeare die Unwissenheit oder übertretung jener kritischen Gesetze ? Das Genie, ist die einmütige Antwort.

Genie ist eine Dornenkrone und der Geschmack ein Purpurmantel, der einen zerfleischten Rücken deckt.

 

Frédéric-Henri Jacobi (1743-1819)

- 1794, "Woldemar", roman philosophique.

- 1811, "Von den göttlichen Dingen und ihrer Offenbarung" (Des Choses divines et de leur révélation).

Frédéric-Henri Jacobi, frère cadet du poète lyrique George Jacobi, est né à Dusselclorf, en 1743. Destiné au commerce par son père, il fut envoyé en apprentissage it Genève. C'est là qu'il apprit à connaître la littérature française et particulièrement Rousseau. Son mariage avec Élisabeth de Clermont, en lui assurant la jouissance d`une fortune considérable, lui permit de se livrer entièrement à ses goûts littéraires et philosophiques. Il reçut dans sa maison à Pempelfort, près de Dusseldorf, plusieurs des écrivains distingués de l'époque. Les troubles amenés par la Révolution française l'engagèrent à se retirer dans le Nord. Il vécut plusieurs années à Hambourg et à Eutin, et il fut appelé enfin, en 1805, comme président de la nouvelle Académie des sciences, à Munich, où il mourut en 1819. En 1811, Jacobi s'attaquait à la philosophie de Schelling , sans le nommer, dénonçant son panthéisme qui, pour lui, ne pouvait mener qu'à l'athéisme : toute philosophie panthéiste excluant nécessairement Dieu, un Dieu devant être personnel ou n'être pas. A l'encontre de Kant, il affirmera la possibilité d'une connaissance métaphysique, à laquelle on atteint non par une voie démonstrative, mais au-delà de la démonstration elle-même, par le sentiment du suprasensible. 

Frédéric-Henri Jacobi était bien un représentant de l'école nouvelle, en ce qu'il considérait le sentiment intime comme le seul criterium de la vérité et de la justice. Mais, d'un autre côté, par sa nature pleine de délicatesse et de réserve, il réagissait contre les excès de cette école. Le roman inachevé intitulé "Eduard Allwills Papiere" (premiers fragments dans l'Irís et dans le Mercure allemand, 1775 et 1776, remanié "Eduard Allwills Briefsammlung", 1792) est directement dirigé contre les "génies originaux"; on y a vu même une allusion sentencieuse à Goethe, qu'il avait connu intimement dans sa jeunesse, et avec lequel, malgré des dissentiments passagers, il resta en correspondance toute sa vie. Ce roman, aussi bien que "Woldemar" (1er vol. 1779, 2 vol. 1794), contient des pages excellentes, du style le plus fin et le plus pur, et pleines d'ingénieuses vérités; mais l'intention didactique paraît trop, et le plan se dérobe sous la longueur des digressions. 

L'histoire de "Woldemar" est simple: le vieux Hornisch , industriel, a trois filles, Caroline, qui épouse un certain Dorenberg, Luisa, qui épouse l'ami intime  de Dorenberg, Biderthal, et enfin, Henriette, proche du tourmenté Woldemar, le frère de Biderthal. Cette relation entre Henriette et Woldemar inquiète, à tort, le père de celle-ci et il lui fait promettre sur son lit de mort de ne jamais l'épouser. Ce serment jette dans un trouble profond dans l'esprit d'Henriette que dans celui de Woldemar qui, jusque-là, ne pensaient pas aller au-delà d'une simple amitié. Comment guider une "belle âme" entre le Sturm un Drang et le déisme rationaliste d'un Kant...

Un défaut de précision et de justesse, de mesure et d'harmonie, tel est le caractère général de l'école. En poésie, elle oublie qu'une forme est nécessairement une limite, et que sans forme il n'y a point d'art. En morale et en philosophie, elle s`affranchit de la contrainte des systèmes, mais c'est pour tomber dans le vague du sentiment pur. Il fallut que Kant arrivât pour corriger l'excès, pour soustraire l'art aussi bien que la morale au caprice individuel, et pour montrer que l'être humain n'est pas l'humanité....

La philosophie de Jacobi, Lévy-Bruhl, Lucien, 1894: 

Quelque jugement que l'on porte sur le talent littéraire de Jacobi, "le contenu philosophique de ses romans est ce qui nous importe ici. A ce point de vue, l'intérêt historique en est considérable. Ils marquent une date : ils ont l'importance d'un manifeste et d'une déclaration de guerre contre les doctrines alors dominantes. C'est un défi jeté à la toute-puissante philosophie du siècle ; c'est une revendication passionnée des droits du sentiment individuel contre l'insupportable tyrannie de la «saine raison». A chaque esprit le droit de se faire sa propre philosophie ; à chaque conscience , le droit de se tracer sa règle de conduite , et de n'obéir qu'à elle-même ; à chaque personne le droit d'agir selon les suggestions de son cœur. «Jouir et souffrir, telle est la destination de l'homme ! » s'écrie Edouard Allwill , personnage déjà romantique , ou du moins plus que romanesque : énigmatique, fatal, et byronien avant Byron. Reconnaissez en lui, par avance, une de ces «natures problématiques», dont la nombreuse postérité peuplera le roman allemand au XIXe siècle. Par sa bouche, Jacobi crie ses griefs, ou pour mieux dire, son dégoût et sa haine à la philosophie de ses contemporains. Tour à tour il persifle et il maudit l'abus de la démonstration abstraite, et la méthode soi-disant scientifique qui, pour étudier la vie, commence par tuer le vivant. La vraie philosophie n'est pas un tissu d'abstractions vides : elle jaillit spontanément du cœur d'un homme en chair et en os. Elle rie consiste pas en généralités sur l'être et sur la substance, ni en règles morales nécessairement inapplicables à la plupart des cas. Elle est le produit naturel d'une raison vivante et d'un cœur sensible : en un mot, la révélation de ce qui est, tel que cela est. Ce qui ne peut être compris, elle l'accepte franchement comme inintelligible. Elle renonce à vouloir tout expliquer, prétention orgueilleuse et absurde, qui couvre les philosophes de ridicule. «La vraie philosophie se moque de la philosophie.»

Les philosophes de profession, habitués à n'écrire que dans les formes traditionnelles, et selon les règles de leur méthode, étaient si loin de la manière passionnée, personnelle, presque lyrique, de Jacobi, qu'ils ne s'émurent pas de ses attaques. Ils ne le regardèrent pas comme un des leurs, mais plutôt comme un littérateur, dont les tirades enflammées n'exigeaient pas qu'on s'y arrêtât pour les réfuter. Seuls ceux qui étaient dans les mêmes sentiments que Jacobi, ceux qui partageaient son aversion contre la morale utilitaire, contre le rationalisme abstrait, contre la métaphysique froide et verbale, seuls les mystiques tels que Claudius et Hamann firent aussitôt accueil à Jacobi, comme à un allié précieux qui venait leur prêter main forte. Alors commencèrent, entre Hamann et Jacobi, des relations qui devaient devenir très étroites. Hamann avait fort goûté Allwili, et il avait fait part de sa satisfaction à Claudius. Il ne fut pas moins content de Woldemar. Mais il trouva quelque difficulté à bien comprendre cet ouvrage inachevé, et il s'adressa directement à l'auteur pour obtenir des éclaircissements. Jacobi lui répondit par une lettre qui est une véritable profession de foi. «La conscience que notre âme a de sa supériorité sur le corps, dont elle ne dépend point, malgré les apparences» ; l'indignation contre le matérialisme plat et vulgaire; le besoin de crier son mépris à «la philosophie de la boue, qui empoisonne notre temps » ; le désir de montrer que toute philosophie spéculative et démonstrative nous laisse au bord d'un abîme qu'elle est impuissante à franchir; enfin, pour conclure, la conviction qu'il nous faut chercher ailleurs (c'est-à-dire dans la foi), l'espérance et le salut : voilà, dit Jacobi, pour peu qu'on y regarde, ce qu'on peut lire à chaque page d'Allwili et de Woldemar.» Il a moins écrit ces romans, ajoute-t-il, qu'ils ne se sont écrits tout seuls. Il a simplement tenu la plume, sous la poussée irrésistible dés sentiments dont son cœur était plein, et qui ont dû, coûte que coûte, se trouver une issue au dehors."

Et c'est seulement en 1786, avec ses Lettres sur la Doctrine de Spinoza, que Jacobi s'imposa sans conteste à l'attention du public philosophique en Allemagne. Dans l'intervalle, il avait été cruellement éprouvé...


Johann Gottfried Herder (1744-1803)

- 1770, "Uber den Ursprung der Sprache"

- 1779, "Stimmen der Völker in Liedern"

- 1784-1791, "ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit" 

 

Herder eut, comme son maître Rousseau, une jeunesse aventureuse et précaire. ll est né le 25 août 1744, à Mohrungen, petite ville de la Prusse Orientale. Son père, d'abord tisserand, fut plus tard sacristain et chantre d'église. Sa mère était fille d`un maréchal-ferrant. La famille était pauvre; l'enfant fut élevé pour une vie simple et austère. Pour son instruction, il fut à peu près abandonné à lui-même, et la rêverie fut la première forme de sa pensée. Dans une ode qui ouvre le recueil de ses poésies, il parle de ce temps "où il cherchait la vérité et ne trouvait que des images, ou le miroir argenté du lac lui laissait voir des mondes qui depuis se sont engloutis dans son sein". ll lisait indistinctement tous les livres, qui lui tombaient sous la main, retiré dans le petit jardin qui avoisinait la maison, ou dans les bois qui bordaient le lac. En 1762, il put, avec l'aide d'un chirurgien-major qui s'était pris d'amitié pour lui, se rendre à l'université de Kœnigsberg. ll connut Hamann, et surtout Kant, dont les leçons firent une grande impression sur lui; non que Herder ait jamais goûté la philosophie critique de Kant, mais il aimait à l'entendre développer ses théories sur l'accord du monde physique avec la nature morale de l'homme. Un de ses condisciples raconte ce qui suit : "Je me rappelle que Kant parla un jour, par une belle matinée, avec une animation, je pourrais dire une inspiration particulière. ll traitait un de ses sujets préférés; il citait des passages de ses auteurs favoris, Pope et Haller; il développait ses belles hypothèses sur l'avenir et l'éternité. Herder fut tellement saisi que, rentré chez lui, il écrivit la leçon en vers, et le lendemain il remit sa composition à Kant, qui la lut devant l'auditoire. Herder lui-même se félicitait plus tard d'avoir eu pour maître un vrai philosophe, qui avait gardé dans l'âge mûr la chaleur et la vivacité d'un jeune homme, et qui savait apprécier aussi bien les écrits de Rousseau que le système de Leibnitz et les découvertes de Newton. 

Herder était attaché depuis un an au collège de Kœnigsberg, quand la recommandation de Hamann le fit appeler à Riga. Il fut d'abord nommé professeur à l'École canoniale (Domschule), ensuite prédicateur à la cathédrale. ll passa cinq années à Riga (1764-1769): ce fut la période féconde de sa jeunesse. Il fonda sa réputation d'écrivain; il prépara surtout ses grands travaux futurs.  Dans les "Fragments sur la littérature allemande moderne" (Ueber die neuere deutsche Litteratur), son premier ouvrage, inspiré par Lessing, il montra que le vrai signe d'une littérature nationale est l'originalité; il conseilla aux écrivains allemands de son temps, tout en étudiant l'antiquité classique, de remonter aux origines germaniques; il réduisit à leur juste valeur les réputations usurpées, celles des "Pindares", des "Théocrites", des "Anacreons modernes". 

 

Herder, "Fragments sur la littérature allemande moderne"

(Über die neuere deutsche Litteratur Sammlung von Fragmenten. Ein Beilage zu den Briefen die neueste Litteratur betreffend, 1767)

 

Herder, "Sylves critiques" (1769)

Les "Kritische Wälder", qui suivirent, étaient moins importantes; la première n'était qu'un développement, souvent faible, du "Laocoon" de Lessing. Mais pour comprendre toute l'étendue, la profondeur, la nouveauté des recherches auxquelles il se livrait dès lors, il faut parcourir la collection de fragments, d'études et de projets de toute sorte qui n'a été publiée qu`après sa mort (Lebensbild). On le voit occupé simultanément de littérature, de théologie, d'histoire, cherchant partout les rapports, ramenant tout à des points de vue communs. 

Dans l' "Essaí d'une histoire de la poésie" (1765), il veut définir chaque genre d'après ses lois naturelles, tirées de son développement historique. Par exemple, "on a voulu donner, dit-il, une définition de l'ode; mais qu`est-ce qu'une ode? l'ode des Grecs, des Romains, des Orientaux, des Scaldes, des modernes n'est pas absolument le même. Quelle est la meilleure? Laquelle mérite de servir de type? La plupart des critiques ont décidé la question d'après leurs préférences personnelles, chacun se déterminent d'après une espèce unique appartenant à une nation unique, et traitant les autres comme des espèces dérivées ou corrompues. L'historien impartial regarde toutes les espèces comme également dignes de ses remarques; il veut tout voir, afin de juger d'après l'ensemble." (Versuch einer Geschichte der Dichtkunst). 

Pour comprendre le rôle de la poésie, il ne suffit pas de l'observer aux époques classiques; il faut la prendre à l'origine des sociétés, lorsqu'elle résume toute la vie intellectuelle d`un peuple : Herder développe cette idée dans un fragment qui a pour titre "De la Naissance et de la Propagation des premières notions religieuses" (Von Entstehung und Fortpflanzung der ersten Religionsbegriffe). ll y montre que la poésie est la forme primitive de la religion, de la philosophie, de l'histoire. Comparer les origines des différentes littératures, "recueillir l'esprit des traditions poétiques, comme Montesquieu avait recueilli l'esprit des lois", ce serait remettre au jour les vraies archives de l`humanité, ce serait recomposer trait pour trait la figure morale de l'homme, qui s'est altérée et ternie dans nos âges civilisés.

La poésie primitive se résumait, pour Herder, dans deux ordres de documents, les écrits de la Bible et les poèmes homériques, qui de bonne heure lui inspirèrent une égale admiration. Lessing avait insisté, avant lui, sur certaines particularités de la poésie d'Homère, qui en rendaient, l'intelligence difficile aux modernes; mais ce que Lessing déduit laborieusement par voie de comparaison, Herder le saisit d'embIée, et par une sorte d'intuition immédiate. ll marque d`abord le point essentiel. "Homère, dit-il, n'écrivait pas, il chantait. On s'est trompé, en disant qu'il avait été le premier poète. Sa perfection a pris ainsi des proportions surhumaines. J'accorde qu`il soit le premier qui ait composé un poème complet, le premier qui ait mérité de passer à la postérité. Mais des essais imparfaits avaient précédé, et il a pu en profiter. Il a vécu dans l'âge d`or de la poésie. ll a été le soleil qui fait pâlir les étoiles du matin, et de longs siècles se sont agenouillés devant lui, comme devant un dieu ou un messager des dieux". Quant à la Bible, elle intéressait Herder, indépendamment de la doctrine, par ses qualités littéraires, par  ce qu'elle contient de poésie et d'éloquence. Dans une série d`articles qu'il se proposait de réunir sous le titre d' Archéologie de l'Orient, il présente les origines de l'histoire sacrée comme une suite de traditions épiques. La Bible, désormais, n'était plus seulement un champ de controverse entre les théologiens. Luther en avait fait la lecture du peuple; Herder la montra comme un objet d'étude et d'imitation aux littérateurs et aux poètes.

Ainsi l'antiquité grecque et orientale, les littératures anciennes et modernes, attiraient tour à tour cet esprit curieux et pénétrant; et partout, à la théorie abstraite et immuable, il substituait le point de vue historique, large, impartial et fécond. Il y a peu d'exemples d'une telle précocité, unie à une telle sûreté de méthode et à une telle étendue de connaissances.

 

Herder, "Journal de mon voyage en l'an 1769" (posth.)

De Riga à Paris. Johann Gottfried Herder, élève de Hamann, met en pratique le concept de génie dans son "Journal meiner Reise im Jahre 1769", dans lequel il consigne expériences et impressions. Avec son journal émerge l'individu en quête d'autonomie, prenant conscience d'un changement radical dans son existence, un véritable bouillonnement d'idées plus qu'une simple relation chronologique de circonstances extérieures. Herder s'embarqua, au mois de mai 1769, sur un navire qui appartenait à un négociant de Riga et qui faisait voile vers la France. Il partait, dit-il dans une lettre, "sans argent, sans soutien, sans souci, comme un apôtre ou un philosophe". Il s'était donné pour mission d'étudier les institutions scolaires de l`Europe, pour fonder au retour une grande école à Riga. Un beau projet qui n'eut pas de suite. A Paris, il connut Diderot, d'Alembert, Thomas, Duclos, Daubenton; il visita les théâtres, et il se confirma dans l'idée que la tragédie de Corneille et la comédie de Molière étaient trop enracinées dans les mœurs françaises pour être facilement transplantées en Allemagne. Ayant accepte la charge de précepteur du prince de Holstein-Eutin, il accompagna son élève dans un voyage en Allemagne, et il s'arrêta sept mois à Strasbourg, où il noua des relations durables avec Goethe. En 1771, il fut nommé premier prédicateur à Buckebourg, et cinq ans après, par l'intercession de Goethe, à Weimar, où il mourut le 18 décembre 1803.  

Den 23 Mai/ 3 Jun reisete ich aus Riga ab und den 25/5. ging ich in See, um ich weiß nicht wohin? zu gehen. Ein großer Theil unsrer Lebensbegebenheiten hängt würklich vom Wurf von Zufällen ab. So kam ich nach Riga, so in mein geistliches Amt und so ward ich deßelben los; so ging ich auf Reisen. Ich gefiel mir nicht, als Gesellschafter weder, in dem Kraise, da ich war; noch in der Ausschließung, die ich mir gegeben hatte. Ich gefiel mir nicht als Schullehrer, die Sphäre war [für] mich zu enge, zu fremde, zu unpassend, und ich für meine Sphäre zu weit, zu fremde, zu beschäftigt. Ich gefiel mir nicht, als Bürger, da meine häusliche Lebensart Einschränkungen, wenig wesentliche Nutzbarkeiten, und eine faule, oft eckle Ruhe hatte. Am wenigsten endlich als Autor, wo ich ein Gerücht erregt hatte, das meinem Stande eben so nachtheilig, als meiner Person empfindlich war. Alles also war mir zuwider. Muth und Kräfte gnug hatte ich nicht, alle diese Mißsituationen zu zerstören, und mich ganz in eine andre Laufbahn hineinzuschwingen. Ich muste also reisen: und da ich an der Möglichkeit hiezu verzweifelte, so schleunig, übertäubend, und fast abentheuerlich reisen, als ich konnte. So wars. Den 4/15 Mai Examen: d. 5/16 renoncirt: d. 9/20 Erlaßung erhalten d. 10/21 die letzte Amtsverrichtung: d. 13/24 Einladung von der Krone: d. 17/28 Abschiedspredigt, d. 23/3 aus Riga d. 25/5 in See...

 

Le 23 mai / 3 juin, je suis parti de Riga et le 25/5 je suis allé en mer, je ne sais pas où? aller. Une grande partie de ce qui s’est passé dans la vie dépend du hasard. C’est ainsi que je suis arrivé à Riga, que je suis entré dans mon ministère et que je suis parti aussitôt; c’est ainsi que je suis parti en voyage. Je n’aimais pas être associé, ni dans le Kraise où j’étais, ni dans l’exclusion que je m’étais donnée. Je ne me plaisais pas en tant que professeur d’école, la sphère était [pour] moi trop étroite, trop étrangère, trop inappropriée, et moi trop loin, trop étrangère, trop occupée pour ma sphère. Je ne me plaisais pas, en tant que citoyen, car mon mode de vie domestique avait des restrictions, peu d’utilité essentielle, et un repos paresseux, souvent angulaire. Du moins, en tant qu’auteur, où j’avais suscité une rumeur qui était si nocive pour mon état que ma personne était sensible. Donc, tout me répugnait. Je n’ai pas eu le courage de détruire toutes ces situations et de m’engager tout à fait dans une autre carrière. Je devais donc voyager : et comme j’avais la possibilité d’y aller désespérément, si vite, trop vite, et je voyageais presque dans l’abîme quand je le pouvais. Ainsi en était-il. Examen du 4/15 mai : 5/16 renoncé : 9/20 Décret : 10/21 Dernier service : 13/24 Invitation de la Couronne : 17/28 Sermon d’adieu, 23/3 de Riga 25/5 en mer....


Herder, "Traité sur l'origine de la langue" (1772)

"Poesie ist älter als Prosa" - Dans son très célèbre traité "Uber den Ursprung der Sprache" (De l'origine de la langue, 1770), Herder affirme qu'inventer le langage est aussi natu­rel à l’homme que d’être homme et que la poésie est antérieure à la prose, que la langue n'est qu'imitation des bruits et des sons qu'offre la nature et que la poésie a été dévoyée par l'esprit humain qui l'a enfermée dans un carcan de règles.  « Si les feuilles de l’arbre font descendre sur le pauvre solitaire leur fraîcheur bruissante, si le ruisseau passe en murmurant, si le zéphyr frémit en lui rafraîchissant les joues, il a assez d’intérêt à connaître ces êtres bienfaisants, assez de penchant à les nommer dans son âme sans les yeux ni la langue. L’arbre s’appellera le bruissant, le zéphyr le frémis­sant, la source le murmurant. Voilà tout fait un petit diction­naire qui attend. »  Les œuvres de l'âge mur de Herder, celles qui ont fait vivre son nom, ne sont que le développement des plans de sa jeunesse et c'est à Strasbourg, qu'il il écrivit son fameux mémoire "Sur l'Origine du langage", qui fut couronné par I'Académie des sciences de Berlin, et où, l'un des premiers, il combattit les doctrines traditionnelles, admises comme articles de foi dans les écoles. Le langage, pour lui, était le frère aîné de la poésie, et, comme elle, un produit naturel et spontané de l'âme humaine. Il dépassa même la portée du programme, en montrant que la langue est la marque distinctive d'une certaine forme de la pensée, et en indiquant déjà qu'une analyse comparée des langues serait le vrai fondement d'une psychologie de l'humanité sous ses différentes composantes. 

Et c'est à un retour à cette poésie primordiale que Herder invite son lecteur ....

"Poesie ist älter als Prosa. Denn was ist die Sprache in ihren Anfängen anderes, als eine Nachahmung der tönenden, handelnden, sich regenden Natur, als eine Sammlung von Elementen der Poesie ? Die Natursprache aller Geschöpte, vom Verstande in Laute gedichtet, ein Wörterbuch der Seele, eine beständige Fabeldichtung voll Leidenschaft und interesse : das ist die Sprache in ihrem Ursprung, und was ist Poesie anderes ?

Unser Jahrhundert hat sich so tief in die dunklen Werkstätten des Kunst- und VerstandesmäBigen verloren, dass es das weite, helle Licht der ursprünglichen Natur in früheren Jahrhunderten nicht mehr zu erkennen vermag. Aus den gröBten Heldentaten des menschlichen Geistes, die er nur im Zusammenstoli der lebendigen Welt tun und äuBern konnte, sind Schulübungen im Staube unserer Lehrkerker geworden ; aus den Meisterstücken menschlicher Dichtkunst und Beredsamkeit wurden Kindereien, an welchen greise Kinder Regeln lernen. Wir haben ihren Geist verloren ; wir lernen ihre Sprache und fühlen kaum die lebendige Welt ihrer Gedanken. - Dasselbe ist es mit unsern Urteilen über das Meisterstück des menschlichen Geistes, über die Bildung der Sprache überhaupt. Da soll uns das tote Nachdenken Dinge lehren, die nur aus dem lebendigen Hauche der Welt, aus dem Geiste der groBen wirksamen Natur den Menschen beseelen, ihn aufrufen und fortbilden konnten. Da sollen die stumpfen, späten Gesetze der Grammatiker das Göttlichste sein, das wir verehren, und dabei die wahre göttliche Sprachnatur vergessen, die sich mit dem menschlichen Geiste vereint bildete, so unregelmäBig sie uns auch scheine. ich berufe mich auf das Gefühl derer, die den Menschen im Grunde seiner Krätte, die das Mächtigste, GroBe in den Sprachen der Primitiven, ja das Wesen der Sprache überhaupt zu erkennen vermögen - als eine Schatzkammer menschlicher Gedanken, wohin jeder auf seine Art etwas beitrug, eine Summe der Wirksamkeit aller menschlichen Seelen."

 

En 1771, donc, l'Académie royale des sciences de Berlin avait organisé un concours avec prix sur le sujet suivant : "En supposant les hommes abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d`inventer le langage? Et par quels moyens parviendront-ils d'eux-mêmes à cette invention ?" Herder discuta le sujet de la façon suivante : le langage naturel, commun aux individus d'une espèce, est fait tout au plus de sons. Les sons expriment les passions et suscitent des émotions; mais ils ne suffisent pas à expliquer le langage humain, auquel s`ajoute l'intellect (raison ou réflexion, Besonnenheit, Besinnung, selon la terminologie de Herder) qui lui produit un usage intentionnel des sons. Pour distinguer nettement le langage naturel du langage humain, Herder , remonte aux concepts de "raison" (réflexion, intellect) et d'instinct. Les instincts mécaniques sont à la base et à l`origine du "langage naturel", qu`il définit comme une "obscure capacité sensitive chez les animaux de la même espèce, à s'entendre réciproquement sur leur finalité dans le rayon de leur action". Le "langage humain", par contre, "est un accord de l`âme avec elle-même, un accord nécessaire, comme il est nécessaire que l'homme soit homme", parce que "si la raison n'est pas une force séparée et agissant pour son propre compte. mais une tendance de toutes les forces propres à l'homme, il doit posséder la raison avant tout parce qu'il est homme". Que la parole soit originelle, cela n'a pas, pour Herder, de signification temporelle et n'indique pas un événement passé, mais se réfère à un moment éternel de l'esprit humain, moment qui se renouvelle chaque fois que l'homme crée son langage.

"Il n'appartient pas à la philosophie. fait-il observer, d'expliquer l'élément merveilleux de ces instants, puisqu'elle ne peut même pas expliquer la création de l'homme. Elle le suppose dès les premiers moments de sa libre activité, dans le plein sentiment d'une saine existence, et n'explique tel ou tel moment que d'un point de vue humain." 

Herder réfute ainsi les théories de ceux qui donnent au langage une origine divine. et il souligne le caractère dynamique de la réflexion. "L'homme fait preuve de réflexion quand il déploie la force de son âme si librement qu'il peut, dans l'océan des sensations qui submergent ses sens, isoler une onde, la retenir, la fixer avec attention et avec la conscience de le faire." On peut conclure de là que le langage est l'âme humaine elle-même, chaque fois qu'elle fait acte d'autoconnaissance, c`est-à-dire chaque fois qu'elle est active; d`où le caractère créateur du langage...

 

Herder, "Chants populaires - Volkslieder" (1778-1779)

Un recueil qui marque non seulement le début des recherches sur l'histoire de la poésie populaire en Europe mais va jusqu'à bouleverser la conception de la poésie du XVIIIe siècle, incubateur du romantisme à venir. 

Ce fut à Strasbourg que Herder commença à recueillir et à traduire les chants populaires de toutes les nations, - à l'encontre de l'arrogance des Lumières ignorant le peuple -, qui figurent dans ses œuvres sous le titre de "Voix des peuples" : vrai panthéon poétique, où le Nord et le Midi, l'Occident et l'Orient se rencontrent (Stimmen der Völker in Liedern, 1807). Herder, avec une souplesse de talent et une faculté d'assimilation que nul traducteur n'a possédées au même degré, sait prendre le ton qui convient à chaque époque, à chaque climat. ll réussit presque à faire sentir par des combinaisons rythmiques la mélodie de l'original; car "le lied, dit-il, n'est pas un tableau, mais un chant; il ne doit pas être lu, mais entendu : entendu par l'oreille de l'âme, qui ne compte pas les syllabes, mais qui se laisse aller au flot courant de l'harmonie." Herder imita encore, à la fin de sa vie, les romances du Cid; mais on ne soupçonnerait pas, en lisant ses vers, qu'il n'avait devant lui que la prose de la Bibliothèque universelle des romans, tant le style, les détails de mœurs, les caractères, tout donne l'impression d'une œuvre authentique et pure.

 

Herder, "Le plus ancien document du genre humain" (1774-1776)

A Buckebourg et, à Weimar, déterminé sans doute par ses fonctions, Herder revint de préférence à ses études sur l'antiquité biblique et orientale. Mais son point de vue restait le même : il envisageait surtout la Bible par le côté littéraire, ou, pour parler son langage, par le côté humain. Dans "Le plus Ancien Document sur l'histoire du genre humain" (AElteste Urkunde des Menschengesschlechts, 1774-1776), il donna un commentaire poétique du premier chapitre de la Genèse, et, pour expliquer le récit biblique, il le rapproche des traditions cosmogoniques de l'Orient. C'est le premier des ouvrages théologiques de Herder et le plus représentatif du mouvement spirituel à l'époque des Lumières. L'ouvrage, fragmentaire certes, amorce via un commentaire politico-religieux, des onze premiers chapitres de la Genèse (création et déluge) une exégèse originale de l'Ancien Testament.

Ce fut comme le prélude du livre dont il rassemblait depuis longtemps les matériaux, et qui est intitulé "De l'Esprit de la poésie hébraïque" (Vom Geist der Ebräischen Poesie, 1782-1784). Les psaumes, les prophéties, les chants guerriers, lyriques et élégiaques des Hébreux, constituaient pour lui la poésie la plus ancienne, mais aussi la plus simple, la plus spontanée, la plus naturelle qui nous ait été transmise : expression vive et immédiate d'une société toute pénétrée de la conscience de Dieu; poésie divine, au même titre que le poésie d'Homère, en ce qu'elle est la plus haute manifestation de l'âme humaine et l'affirmation la plus solennelle de sa nature supérieure. lci encore, traduire, faire comprendre et sentir, rapprocher l'original de notre goût moderne sans en effacer le caractère primitif, le faire entrer dans nos esprits sans en altérer la pureté, fut son but principal. ll dit même, dans la préface, que les traductions sont "le fruit dont la partie historique du livre n'est que l'écorce".

 

Herder, "Idées sur la philosophie de l'Histoire de l'Humanité" "Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit" (1784-91)

Tous les travaux de Herder se résument dans ses "Idees sur la Philosophie de l'histoire de l'humanité", qui parurent en quatre parties de 1784 à 1791, et qui restèrent inachevées. Tout jeune, il rêvait de devenir "un Newton de l'histoire", de retracer la suite de la culture humaine à travers tous les siècles et chez toutes les nations. Tout jeune aussi, il comprit ce que la méthode historique du XVIIIe siècle avait d'arbitraire et d'étroit, de peu historique au fond. Bossuet avait ramené tous les événements à un fait unique, l'établissement du christianisme; tout ce qui précédait n'était qu`une préparation; tout ce qui suivait, une conséquence. Voltaire, à son tour, ne voulait s`intéresser aux anciens âges que dans la mesure où ils avaient contribué à la civilisation de son temps. "Je voudrais, disait-il, qu'on commençât une étude sérieuse de l'histoire au temps où elle devient véritablement intéressante pour nous : il me semble que c'est vers la fin du XVe siècle. L'imprimerie, qu'on inventa en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L`Europe change de face. Tout nous regarde, tout est fait pour nous." 

Chaque peuple ayant une culture propre, une littérature propre, il lui est impossible d'imiter la culture des autres, d'où le refus de Herder d'imiter la culture classique française. Herder n'admet pas non plus qu'un siècle fût fait pour un autre. Peut-être même ces âges barbares, que Voltaire dédaignait, étaient-ils l'objet de ses secrètes préférences. L`histoire est, pour lui, une suite de relations, un enchaînement où tout dépend de tout, et ou rien n'est absolument sacrifié. Toutes choses sont, sur la terre, ce qu'elles peuvent être selon les circonstances de temps et de lieu; rien n'est isolé, rien n'est arbitraire. Mais, d'un autre

côté, chaque moment de la durée a son centre de gravité en lui-même; chaque être qui apparaît à la surface du globe porte en lui-même la loi de son existence et les conditions de son bonheur. Les œuvres de Dieu, bien qu'elles forment dans leur ensemble un tout qu'aucun regard n'embrasse, ont encore cette propriété de former chacune en particulier un tout qui est marqué du sceau divin de sa destination. ll en est ainsi de la plante, de l'animal : pourquoi en serait-il autrement de l'homme? Est-il possible que des milliers d'êtres soient créés pour un seul, que tantes les générations passées n`aient vécu que pour la dernière, enfin que tous les individus soient faits pour l`espèce seulement, c'est-à-dire pour un nom, pour une vaine image? La Sagesse suprême ne se joue pas ainsi; elle n'imagine pas des rêves creux; elle s'aime et se reconnait dans chacun de ses enfants; elle éprouve vis-à-vis de chaque créature le même sentiment maternel, comme si chacune était seule au monde. Tous ses moyens sont des fins; toutes ses fins, des moyens pour atteindre à des fins plus élevées, dans lesquelles le Dieu infini se révèle et accomplit ses promesses." En un mot, tout est à la lois fin et moyen, cause et effet; tout recommence sans cesse. Hegel dira bientôt : "Tout n'est qu`un éternel devenir."...

LIVRE PREMIER. CHAPITRE PREMIER.

"Notre terre est un astre parmi des astres. Si notre philosophie de l’histoire de l'homme veut en quelque manière mériter ce nom, il faut qu’elle commence par le ciel. Car , comme cette place que nous occupons dans l'espace , comme cette terre n’est rien par elle- même, mais doit aux pouvoirs célestes, qui s’étendent à tout l’univers, sa figure, sa constitution et la faculté quelle a de former des êtres organisés et de les conserver quand ils ont été formés, nous devons la considérer, non pas seulement en elle-même, mais comme une partie de ce système de mondes dans lequel elle est ordonnée. Elle est unie par des liens invisibles à son centre, le soleil, qui lui communique la lumière, la chaleur, la vie et la durée; sans ce soleil, ne pouvons pas plus concevoir le système planétaire qu’un cercle sans un centre. Avec lui, et le pouvoir bienfaisant de l’attraction dont l’être éternel l’a doué, ainsi que toute la matière, nous voyons les planètes formées dans son domaine d’après une loi simple et toute-puissante, tourner incessamment et avec magnificence sur leurs axes , et autour d’un centre commun , dans des espaces proportionnés à leur grandeur et à leur densité; et en vertu des mêmes lois, des satellites sont instruits à tourner autour d’elles. Rien n’exalte plus la pensée que cette contemplation de l’immense structure de l’univers; et jamais peut-être l’intelligence humaine n’atteignit un but avec tant de hardiesse et en partie avec tant de bonheur que lorsqu’un Copernic , un Kepler , un Newton , un Huyghens et un Kant conçurent et démontrèrent la loi simple et éternelle de la formation et du mouvement des planètes.

C’est Hemsterhuis, si je me le rappelle bien, qui se plaint que ce système sublime n’ait point exercé, sur le cercle de nos idées , l'influence qu’il eût répandue sur l’intelligence humaine en général, s’il eût été établi avec toute l'exactitude mathématique dès le temps des Grecs. Pour l’ordinaire, nous nous contentons de considérer la terre telle qu’un grain de sable qui se meut dans cet abîme immense, où elle accomplit son cours autour du soleil , ce soleil avec des milliers d’autres autour de leur centre commun, et probablement plusieurs autres systèmes pareils de soleils dans des espaces définis des cieux, jusqu’à ce qu’à la fin l’intelligence et l’imagination se perdent à la fois dans cette mer d'immensité et d’éternelle grandeur, sans trouver ni fin ni issue. Mais il ne faut pas s’arrêter à cet étonnement stérile, comme si c’était là le but de la contemplation de l’univers : pour la nature, qui se suffit en entier à elle-même , le grain de sable n’est pas de moindre valeur qu’un tout  incommensurable; elle détermine les points de l’espace et de l’existence où des mondes seront formés, et dans chacun de ces points elle est comme un tout dans la plénitude indivisible de ses pouvoirs, de sa sagesse et de sa bonté, comme s’il n’existait pas un autre point de la création, pas un autre atome terrestre. Quand j’ouvre le grand livre de l’univers, et que je vois devant moi ce palais immense que la divinité seule peut remplir de toutes parts, je réfléchis aussi profondément que je le puis sur les rapports du tout aux parties et des parties au tout. ...."

 

Contrairement à un Giambattista Vico (1668-1744) qui commença par établir l'ordre de succession entre les divers moments de l'esprit, pour tracer ensuite une histoire idéale, éternelle dans le cadre de laquelle se déroule le cycle de l'histoire phénoménale qui s'y insère en tant que pur symbole, Herder s'élève des manifestations physiques naturelles, de l'étude de la terre, de ses montagnes, de ses mers, de son atmosphère, de l'immense laboratoire au sein duquel se préparent l'organisation des plantes et la vie des animaux, jusqu'aux structures physiologiques les plus complexes, aux instincts animaux les plus surprenants, jusqu`à l'être humain, résumé de la création.

Celle-ci cependant se scinde alors comme en deux mondes : celui de l'espace, où les lois physiques, les saisons et les climats obéissent à un rythme, fait en apparence de mouvement, en fait d'éternel repos, et construisent la demeure de l'être humain; l'autre qui évolue dans le temps et comme en perpétuelle transformation, avec ses progressions, ses régressions, ses déviations et ses répétitions, variable à l'infini, apparemment sans loi ni fin, mais en réalité en continuel mouvement : le règne de l'être humain.

Doué de sens plus parfaits et d'instincts plus purs que ceux des animaux, et partant organisé en vue de la liberté d'action pour l'art et le langage, pour l'humanité et la religion, pour les espérances d'immortalité, l'être humain, nanti de facultés spirituelles, est le dernier anneau de la chaîne des créatures terrestres et le premier dans celle d'un ordre supérieur : d'où la contradiction immanente de son être, du citoyen de deux patries à la fois. 

Herder fait naître ces deux mondes l`un de l'autre : s`il est vrai que les lois physiques ont construit l'univers et que les lois de l'humanité ont édifié celui de l'histoire, l'être humain, dans la multiplicité de sa nature, n'est que le résumé et le point de convergence de toutes les forces organiques. Formé et modelé par le milieu physique, le climat, les besoins vitaux, etc., il serait demeuré nature, fleur de la nature, mais placé dans l'impossibilité d'échapper à son déterminisme, contraint de marquer le pas de génération en génération, s'il n'y avait eu la Révélation originelle et fondamentale, cette communication de Dieu qui, trouvant l'être humain tel une chose parmi les choses, le dota d'un langage et d'une forme de religion, de tradition et d`humanité. "Seule la religion introduisit parmi les peuples les premiers éléments de la civilisation et des sciences, qui ne furent rien d'autre à l'origine qu'une sorte de tradition religieuse."

Herder passe alors en revue les plus anciennes traditions de l'Asie et l'histoire des grandes nations du passé, montrant que l'évolution humaine se poursuit désormais de façon autonome, confiée à des forces immanentes. "Le but de la nature humaine, c'est l'humanité"; et Dieu, en donnant cette fin aux êtres humains, a placé leur sort entre leurs propres mains, à partir des fondements de la raison et de la justice, sous l'impulsion d'une suprême bonté législatrice, dont dépend notre bonheur suprême dans la mesure où nous y collaborons...

"Comme l’homme en venant au monde ne sait rien, et qu’il faut qu’il apprenne tout ce qu’il veut savoir, de même l’éducation d’un peuple se fait tant par sa propre expérience que par celle d’autrui ; seulement les connaissances humaines ont chacune une sphère propre, c’est-à-dire une nature distincte, des temps, des lieux et des périodes déterminés. La culture de la Grèce, par exemple, se développa avec les temps, les lieux, les événements, et déclina avec eux. La poésie et quelques arts précédèrent la philosophie. Ce n’est point quand les arts d’imitation et l’éloquence eurent atteint leur plus haut degré de perfection, que les vertus nationales et le génie militaire brillèrent de tout leur éclat. Les orateurs 'Athènes n’eurent jamais plus d’enthousiasme que lorsque l’État, touchant à sa ruine, eut cessé de former un tout.

Séparées par leurs objets, les applications de l’intelligence humaine se ressemblent en cela qu’elles tendent toutes à un point de perfection, et qu’après l’avoir atteint par une suite de circonstances favorables, ne pouvant ni s’y fixer irrévocablement, ni brusquement rétrograder, elles commencent une série indéfinie de décroissance et de déclin.

Tout ouvrage parfait, autant du moins que l’homme est capable d’atteindre à la perfection, occupe dans son genre le rang le plus élevé : il ne peut donc être suivi que d’imitations serviles ou d’inutiles efforts pour le surpasser. Après qu’Homère eut chanté, rien n’était moins possible qu’un second Homère dans le même ordre de choses. Il cueillit la fleur de la guirlande épique, et ceux qui vinrent après lui durent se contenter de quelques feuilles. Aussi les tragiques grecs prirent-ils une autre voie : ils n’eurent, comme dit Eschyle, que les débris de la table d’Homère ; mais ils préparèrent pour leurs hôtes un banquet différent. Avec cela, ils n’eurent qu’un temps : les sujets de tragédies finirent par s’épuiser, incessamment altérés, c’est-à-dire affaiblis, par les imitateurs des grands poètes qui, d’ailleurs, avaient déjà eux-mêmes donné au drame grec ses formes les plus belles et les plus régulières. Malgré toute sa morale, Euripide fut incapable de rivaliser avec Sophocle , bien loin de le surpasser dans ce qui tient à l’essence de l’art; aussi le prudent Aristophane suivit-il une carrière différente. Il en fut de même de toutes les applications de l’art chez les Grecs et en général chez tous les peuples. Si le goût des premiers a été si exquis, si ses développements ont été si variés, c’est qu’aux époques les plus brillantes de leur histoire ils n’ont point ignoré celle grande loi de la nature, et qu'ils n’ont point cherché à dépasser la perfection. Après que Phidias eut créé son Jupiter olympien, nul n’imagina un Jupiter plus majestueux; mais cet idéal pouvait être appliqué à d’autres divinités , en conservant à chacune d’elles un caractère particulier.

Ainsi fut peuplé tout le domaine de l’art. Un étrange aveuglement serait de nous attacher de préférence à quelque objet de la culture humaine, de manière à imposer en loi à la Providence suprême de donner par un prodige une éternelle permanence à l'instant précis où il peut seul apparaître dans La succession des choses. Ce ne serait rien moins que vouloir détruire l’essence de la durée et la nature même de l’infini. Notre jeunesse s’enfuit sans retour, entraînant avec elle notre imagination tarissante et nos illusions déçues. Si la fleur s’épanouit, le moment n’est pas loin où elle va se faner. Depuis les derniers rameaux de la racine elle a recueilli les sucs de l’arbuste, et quand elle meurt, la plante elle-même ne tarde pas à mourir. Si le siècle qui a produit un Périclès, un Socrate, eût été prolongé un seul moment au-delà du temps que la chaîne des événements assignait à sa durée, c’eût été pour Athènes une période critique et presque impossible à supporter. Il serait également peu philosophique de regretter que la mythologie d’Homère ne soit pas restée pour jamais en possession de la pensée humaine, que les autels des dieux de la Grèce aient été renversés, et que la voix de son Démosthène ne retentisse plus dans les âges modernes de la puissance de l’éloquence antique. Dans la nature il n’est pas de fleurs qui ne s’épanouissent et ne se fanent ; mais alors elles répandent leurs semences autour d’elles, et renouvellent ainsi les scènes de la création vivante. Shakespeare a été autre que Sophocle, Milton autre qu’Homère, Bolingbroke autre que Périclès ; mais dans leurs sphères et leur situation ils ont été ce que ces derniers ont été dans la leur. Sur ce principe, que chacun s’efforce d’être dans la place qu’il occupe, ce qu’il peut être dans le cours des choses : aussi bien c’est là ce qu’il doit être, et il est impossible qu’il soit autre.

Quatrièmement. La force et la durée d’un Etat dépendent moins de la perfection de sa culture, que de l'équilibre établi entre ses forces actives par la prévoyance humaine ou la nature des choses ; mieux son centre de gravité est appuyé sur ce système d’action , plus il est ferme et durable.

Quelle condition les législateurs de l’antiquité réclament-ils d’abord dans une société bien réglée? Est-ce une inertie profonde? est-ce une surabondance d’activité? Rien de tout cela; mais l’ordre et une juste distribution de pouvoirs qui s’exercent incessamment sans s’épuiser jamais. Toutes les fois que, par l’influence d’un homme du génie même le plus éclatant, et sous le prétexte le plus plausible, un État a été brusquement élevé au sommet de ses destinées, il a été près de sa ruine, et n’a recouvré sa première stabilité que par quelque hasard heureux dans sa violence. Ainsi quand la Grèce entra en lutte avec la Perse, elle loucha à un effroyable abîme; ainsi quand Athènes, Lacédémone et Thèbes se déchirèrent mutuellement, ce qui s’en suivit fut la chute de la liberté de la Grèce entière ; ainsi Alexandre, au milieu de ses victoires, éleva l’édifice de son empire sur un monceau d’argile : il meurt; l’argile cède et le colosse tombe en poussière. L’histoire dit assez combien Alcibiade et Périclès ont été funestes à Athènes.

Quoiqu’il soit également vrai que les époques de ce genre, surtout si elles se terminent aussi promptement qu’heureusement, ne produisent qu’un petit nombre de résultats, tout en développant un appareil extraordinaire de forces. Au sein de l’activité combinée de divers États, l’éclat de la Grèce naquit d’un choc de forces et de passions contraires. Au contraire, la solidité de ses établissements et l’excellence de son goût tinrent à l’heureux équilibre qui régla longtemps ses destinées. Ses institutions eurent en général des effets d’autant plus nobles et plus permanents quelles furent mieux en rapport avec l’humanité, c’est-à-dire avec la raison et la justice. Ici se présente à nous l’occasion de rechercher en général ce que la Grèce, par ses découvertes et ses lois, a fait pour le bonheur de ses citoyens et pour celui du genre humain; mais le moment n’est pas encore venu. Avant de nous arrêter avec confiance sur de tels résultats, il nous reste à considérer plus d’un siècle et d’une nation."

Le troisième livre envisage l'histoire des nations européennes, principalement pendant l'ère chrétienne, et en particulier l'empire romain, les Germains et l'Eglise, les causes de leur succès partiel et de leur décadence. L'ouvrage s'achèvera sur cette dernière réflexion : 

"Par quelles merveilles l'Europe a-t-elle donc acquis sa culture et le rang qu'elle occupe dans l’univers civil? Le temps, le lieu, les besoins, l’état des choses, le flot du passé , l’y portèrent tous en- semble ; mais, plus que cela, un système d’efforts combinés et la supériorité de son industrie dans les arts.

I. Supposez l’Europe aussi riche que l’Inde, mais , comme la Tartarie, privée de divisions naturelles, ou brûlante comme l’Afrique, ou isolée comme l’Amérique, jamais ce qu’elle a produit n’y aurait apparu. Même au milieu de la plus pro- fonde barbarie, sa situation la ramenait à la lumière, et ses fleuves et ses mers ne cessèrent jamais d’en réfléchir au moins quelques pâles rayons. Tarissez par la pensée les sources du Dnieper, du Don, de la Dwina , du Pont-Euxin, de la Méditerranée, de l’Adriatique, de l’Atlantique, de la Baltique et des mers du Nord ; supprimez leurs rivages, leurs îles, leurs affluents, la grande ligne commerciale, à laquelle l’Europe dut son activité la plus noble, cesse d’exister. Au contraire, dans l’ordre présent des choses , les deux contrées les plus étendues et les plus riches, l’Asie et l'Afrique, embrassent et soutiennent dans sa marche leur sœur plus jeune et plus pauvre ! Des contrées les plus éloignées, les plus précoces pour la culture morale, elles lui envoient leurs trésors, leurs découvertes, et excitent ainsi son génie et son émulation. Le climat de

l’Europe, les débris de l’antiquité grecque et romaine, viennent à son secours, et sa supériorité se fonde sur l’activité , l’invention , les sciences et un concours de forces rivales.

2. Le despotisme de la hiérarchie romaine fut peut-être un joug nécessaire, un frein à la violence grossière des peuples du moyen âge. Sans elle, l’Europe serait probablement devenue un théâtre éternel de discordes, la proie des tyrans, un vaste désert mongol. Ce fut donc un utile contrepoids, mais qui, s’il eût dominé, eût fuit de ces contrées une théocratie tibétaine. L’action et la réaction produisirent un effet qu’aucun des deux partis ne s’était proposé. Le besoin, la nécessité, le danger, firent naître entre eux un troisième système, qui

e devait répandre l’esprit de vie dans ce grand corps, ou, sinon, le laisser tomber en dissolution. Ce fut le règne des sciences, d’une utile activité , d’une émulation rivale , qui nécessairement, mais par degrés, renversa la chevalerie et le monachisme.

3. Par les réflexions qui précèdent, on voit évidemment ce que pouvait être la nouvelle culture de l’Europe. Culture des hommes, tels qu’ils étaient et voulaient être; culture née de l’activité industrielle, des sciences et des arts, quiconque n’en sentit pas le besoin, qui la méprisa ou en abusa, resta ce qu’il était; ce n’était pas le temps de penser à une éducation universelle et mutuelle des peuples par les lois, l’instruction , les constitutions politiques ; qui sait même quand viendra cet âge ? Cependant la raison et l'activité combinée du genre humain poursuivent leur cours éternel ; et déjà c’est un heureux signe, lorsque les meilleurs fruits ne mûrissent pas avant la saison propice."

 

Herder, "Lettres pour faire progresser l'humanité" (Briefe zur Beförderung der Humanität, 1793-1797)

Publiées à Riga entre 1793 et 1797, ces 68 lettres traduisent la préoccupation de Herder envers cette notion d' "humanité" qui constitue le caractère spécifique de l'espèce humaine, mais entendue, non pas comme quelque utopie visant à étendre une forme de relation jugée parfaite entre les êtres humains, mais le sens de l'humain, tel que le concevait Hérodote, pour qui le destin conduit tous les peuples vers l'équilibre et la mesure. Une espèce humaine qui mêle tant le bien que le mal et qui n'a rien à attendre véritablement de la pure raison. La compréhension et l'esprit chrétien peuvent seuls prétendre à éclairer notre vie. Et à une époque où l'Allemagne est constituée d'une poussière d'Etats, on voit Herder identifier l'unité de son pays à celle de l'humanité et aller jusqu'à couvrir d'éloges Frédéric II de Prusse, voué au bien public et au progrès...

 

Ainsi Herder abordait tour à tour, avec une égale compétence, la littérature, la théologie, l'histoire; il étonnait ses contemporains par la promptitude de son jugement et la nouveauté de ses vues; et pourtant quelque chose manquait à ce grand esprit. Les mots qu'il avait pris pour devise et qui furent gravés sur sa tombe : Lícht, Liebe, Leben, "lumière, amour, vie", marquent bien la nature de son génie, qui procédait de la chaleur de son âme, mais qui n'a jamais subi le contrôle de la réflexion sévère. Le sentiment est profond chez lui, mais l'idée reste inachevée. Le style a de l'ampleur et de la magnificence, mais on y voudrait quelque chose de ce qui faisait la supériorité de Lessing, une marque plus nette, un contour plus précis. Aucun des écrits de Herder n'est dénué d'intérêt; mais il n'a pas laissé une de ces œuvres auxquelles on aime à revenir, même quand elles sont dépassées, parce qu'elles traduisent la pensée d'un homme sous une forme accomplie. Il est à la fois plus et moins qu'un écrivain : il fut surtout un grand initiateur. Il a suscité l'étude comparée des langues, des littératures, des religions; il a donné le souffle inspirateur à la poésie de Goethe et de Schiller ...


Johann Jakob Wilhelm Heinse (1746-1803)

1787, "Ardinghello und die glückseligen Inseln" (Ardinghello et les îles bienheureuses)

Poète du Sturm und Drang, né en Thuringe, fils de pasteur qui étudia à Iéna, à Erfurt, voyagea en Allemagne et en Italie, Heinse se situe, nous dit-on, dans le camp républicain et fut, en 1789, bibliothécaire chez l'archevêque de Mayence, un des esprits les plus libres de son temps. "Ardinghello", qui pourfend les conventions de son temps, constitue son oeuvre principale. 

Ce roman, le premier roman dit libertin en Allemagne, fut, avec Les Souffrances du jeune Werther, le grand succès de son temps et connut la faveur du public et de la cour. Goethe pourtant, en 1817, confessa sa surprise de voir, au retour de son voyage en Italie, son ami Moritz enthousiasmé par ce livre "odieux" qui "essaye d'anoblir par les arts figuratifs la sensualité et d'obscurs modes de penser". Quant à Schiller, il le définira comme une "brutale caricature, sans vérité et sans aucune valeur esthétique". Certes, on y observe de longues dissertations esthétiques et une simplification à l'extrême de la civilisation grecque, loin des idées d'un Winckelmann sur l'Antiquité. 

Ardinghlello est le nom sous lequel se cache Prospero Frescobaldi, en exil à Venise, ayant fui Florence, sa patrie, après l'assassinat de son père par les sbires de Cosme de Médicis. Le roman débute par une réunion d'artistes et d'écrivains, tous célèbres, à laquelle participent, par hasard, le protagoniste et son ami, qui raconte l'histoire à la première personne. Personnage plein de fougue et d'enthousiasme, Ardinghello, qui étudie la peinture sous la direction du vieux Titien, plus apparenté au Sturm und Drang qu'au XVIe siècle. Beau et hardi comme Don Juan sans avoir l'âme diabolique de celui-ci, il jouit de la vie avec toute la force de sa santé et de sa jeunesse. Il n'est pas une femme qui lui résiste, et les élues sont toutes belles. La Vénitienne Cécile devient sa maîtresse, bien qu'elle soit fiancée à Marc-Antoine, riche marchand d'Orient, qui se trouve être l'assassin de son père. Ardinghello l'ayant appris, il le tue, le jour de ses noces avec Cécile, et fuit, non sans avoir juré un amour éternel à la jeune veuve. Il arrive å Gênes où une autre femme, Fluvie, lui accorde ses grâces, tandis que l'ingénue et très belle Lucinde lui résiste. Le ton du récit devient alors héroïque : il arrache les femmes aux pirates, restitue chevaleresquement son mari à Lucinde en le libérant de l'esclavage, puis reprend son pèlerinage vers la Toscane; car, Cosme étant mort, il ne se sent plus en danger. ll connait alors Bianca Capello, maîtresse et future femme du nouveau duc, qui lui restitue ses biens. À Rome, où il va étudier les Anciens, il a une aventure extraordinaire avec Flordimona, la femme païenne et humaniste qui aime l'amour pour l'amour en dehors de toute jalousie. Mais ses amants, personnages de la cour papale, ne pensent pas comme elle, et attentent à la vie d'Ardinghello qui en tue quelques-uns; le voici obligé de disparaître à nouveau. Personne ne sait plus rien de lui. 

La pauvre Cécile, qui l'aime toujours, le croit mort, jusqu'au jour où Flordimona le retrouve dans l'ermitage où il s'était retiré. Ils entreprennent ensemble de longues excursions érudites à travers l'Ombrie et la Toscane, et enfin s'embarquent pour les îles bienheureuses, où, parmi les douces beautés de la nature, l'hédonisme d'Ardinghello trouve pleine satisfaction. Tous ses amis et ses amies le rejoignent dans cet Élysée, où ils s'aiment et vivent en paix dans le culte de la nature, du bonheur, de l'art et de la sagesse.

 

Gottfried August Bürger (1747-1794)

- 1770, "Leonore"

- 1774, "Der Bauer an seinen durchlauchigen Tyrannen"

- 1786, "Der wilde Jüger"

La réputation de Bürger est celle d'un poète compositeur de "Ballades", imaginatif et musical. "Leonore" conte l'histoire d'une jeune femme guettant le retour de la guerre de son fiancé et qui, désespérée, niant la miséricorde divine , en appelle à la mort. La nuit venue, on frappe à la porte, c'est son fiancé qui l'invite à le suivre, la prend en croupe, et commence une chevauchée fantastique, escortée de fantômes : ils arrivent dans un cimetière, l'armure du chevalier tombe en lambeaux, et Léonore, saisie d'effroi, se trouve face à la mort qui l'emporte. Le rythme est fébrile et scandé par un célèbre refrain, "Hurrah! die Todten reiten schnell! / Graut Liebchen auch vor Todten? / Ach! Laß sie ruhn, die Todten." (Hourra! les morts vont vite! / Ma mie, as-tu peur des morts? / Ah, laisse en paix les morts!")

La "Léonore" de 1773 eut un immense succès dans toute l'Europe, et le "Féroce chasseur" fut à l'origine de la fameuse "Lettre mi-sérieuse de Grisostome" de Giovanni Berchet, manifeste du romantisme italien (Lettera semiseria di Grisostomo al suo figliuolo, 1816). "Les Femmes de Weinsberg" (Die Weiber von Weinsberg, 1775) traitent du célèbre siège de la ville souabe de 1140 qui vit chaque femme autorisée à sortir avec ce qu'elles avaient de plus cher, et ce fut un homme. La "Chanson du brave homme" (Das Lied vom braven Mann, 1778) qui sauve la vie d'une famille menacée par une inondation. "La Fille du pasteur de Taubenhain" (Des Pfarrers Tochter von Taubenhain, 1782) est inspirée du drame de H.L.Wagner, L'Infanticide....

Lenore fuhr um’s Morgenroth

Empor aus schweren Träumen:

„Bist untreu, Wilhelm oder todt?

Wie lange willst du säumen?“ –

Er war mit König Friedrich’s Macht

Gezogen in die Prager Schlacht,

Und hatte nicht geschrieben,

Ob er gesund geblieben.

Der König und die Kaiserinn,

Des langen Haders müde,

Erweichten ihren harten Sinn,

Und machten endlich Friede;

Und jedes Heer, mit Sing und Sang,

Mit Paukenschlag und Kling und Klang,

Geschmückt mit grünen Reisern,

Zog heim zu seinen Häusern.

 Und überall all überall,

Auf Wegen und auf Stegen,

Zog Alt und Jung dem Jubelschall

Der Kommenden entgegen.

Gottlob! rief Kind und Gattinn laut,

Willkommen! manche frohe Braut.

Ach! aber für Lenore’n

War Gruß und Kuß verloren.

Sie frug den Zug wohl auf und ab,

Und frug nach allen Namen;

Doch keiner war, der Kundschaft gab,

Von Allen, so da kamen.

Als nun das Heer vorüber war,

Zerraufte sie ihr Rabenhaar,

Und warf sich hin zur Erde,

Mit wüthiger Geberde.

 Die Mutter lief wohl hin zu ihr: –

„Ach, daß sich Gott erbarme!

Du trautes Kind, was ist mit dir?“ –

Und schloß sie in die Arme.

„O Mutter, Mutter! hin ist hin!

Nun fahre Welt und Alles hin!

Bei Gott ist kein Erbarmen.

O weh, o weh mir Armen!“ –

„Hilf Gott, hilf! Sieh uns gnädig an!

Kind, bet’ ein Vaterunser!

Was Gott thut, das ist wohl gethan.

Gott, Gott erbarmt sich unser!“ –

„O Mutter, Mutter! Eitler Wahn!

Gott hat an mir nicht wohl gethan!

Was half, was half mein Beten?

Nun ist’s nicht mehr vonnöthen.“ – ...

 


Von Gottfried August Bürger, "Der Bauer an seinen durchlauchtigen Tyrannen" (1773) ...

Wer bist du, Fürst, daß ohne Scheu

Zerrollen mich dein Wagenrad,

Zerschlagen darf dein Roß?

Wer bist du, Fürst, daß in mein Fleisch

Dein Freund, dein Jagdhund, ungebleut

Darf Klau und Rachen haun?

Wer bist du, daß durch Saat und Forst

Das Hurra deiner Jagd mich treibt,

Entatmet wie das Wild? –

Die Saat, so deine Jagd zertritt,

Was Roß und Hund und du verschlingst,

Das Brot, du Fürst, ist mein.

Du Fürst hast nicht bei Egg und Pflug,

Hast nicht den Erntetag durchschwitzt.

Mein, mein ist Fleiß und Brot! –

Ha! du wärst Obrigkeit von Gott?

Gott spendet Segen aus; du raubst!

Du nicht von Gott, Tyrann!

Qui es-tu, prince, sans crainte

Ta roue de char me déchire,

Tu veux écraser ton cheval ?

Qui es-tu, prince, que dans ma chair

Ton ami, ton chien de chasse, bleu

Tu as le droit de te battre ?

Qui es-tu, que par la semence et la forêt

La hourra de ta chasse me pousse,

Dégénéré comme le gibier? -

La semence, si ta chasse a été écrasée,

Ce que le cheval et le chien dévorent,

Le pain, prince, est à moi.

Toi, prince, tu n’as pas d’herse et de charrue,

Tu as raté la récolte.

Le mien, c’est la diligence et le pain ! -

Ha! tu serais l’autorité de Dieu?

Dieu donne des bénédictions ; tu voles !

Tu ne viens pas de Dieu, tyran !



Schiller, "Kabale und Liebe" (1784)

1784, date supposée qui clôt le chapitre du mouvement Sturm und Drang, une convention marquée en fait par un Schiller, cadet de Goethe de dix ans, dont "Kabale und Liebe" (Intrigue et amour) termine tout à la fois la série de ses drames juvéniles, "Les Brigands", "La Conjuration de Fiesque à Gênes" et traduit pleinement cette période inquiète et implicitement révolutionnaire de la littérature allemande. Trois ans plus tard, déjà, Schiller publiera "Don Carlos", le premier de ses drames classiques. 

 L’absolutisme prédomine encore dans une grande partie de l’Europe, et notamment dans la patrie de Schiller, le Wurtemberg. La vision esthétique et humaine du poète va opposer à une oppression de type féodal la sincérité héroïque des figures bourgeoises seule capable de dissoudre cette société de hiérarchie stricte. La vie sociale allemande n'avait jamais été portée à la scène aussi directement. Et l'on parle de "Bürgerliches Trauerspiel" tant opère une dramaturgie quasi préromantique qui voit la mort de deux amants ayant fait revivre un temps l’idéal d’un amour authentique et austère, tout à l'opposé d'une cour princière dépravée. La puissance dramatique et la rapidité d'action de cette pièce a su émouvoir lecteurs et public. Une tragédie qui inspira une adaptation, "Luisa Miller", au compositeur Giuseppe Verdi en 1849. 

Dix auparavant, Lessing (1729-1781) avait écrit un drame bourgeois, "Emilia Galotti" (1772), devenu célèbre parce que c'est l'oeuvre que Werther laissa ouverte sur la table le soir de son suicide, mais ce "grand exemple d'algèbre dramatique" (Friedrich Schlegel) tente encore de concilier vivacité des sentiments du théâtre shakespearien, intensité et rigueur de l'action du théâtre classique. 

Schiller va choisir l'Allemagne comme théâtre de sa tragédie, où un conflit de classe opposait la bourgeoisie à l'aristocratie. "Intrigue et Amour" est à la fois le drame d'un milieu et un cri de protestation ardente du poète, dont la nature se rebelle contre les impératifs et les restrictions à la liberté, qu'il a lui-même subis. Avec la succession des scènes qui se déroulent alternativement dans la maison de Miller et dans les salles des palais, on confronte le monde de la petite bourgeoisie et celui de la cour absolutiste. L'accusation de Schiller est précise et actuelle, c`est la peinture exacte d'un état de choses qu'il a connu et dont il a souffert. L'amour qui unit la fille d'un humble musicien, Louise Miller, à Ferdinand, le fils du tout-puissant président Walter, amour que favorise la mère de Louise, une petite bourgeoise pleine d'admiration pour le monde des aristocrates et leur faste -, trouve un climat hostile. La différence trop grande de leurs milieux fait qu'il va se heurter, pour des raisons tout à fait opposées, à la rigidité des deux pères. Mais Ferdinand, le jeune aristocrate qui est à la limite de l'ancienne et de la nouvelle société, se montre dédaigneux de ces principes. Il est décidé à défendre son amour et son honneur, et à combattre le projet que nourrit son père de lui faire épouser la favorite du prince. Le président, ne pouvant faire céder son fils par la violence, va avoir recours à la tromperie. Wurm, le secrétaire du président, un flatteur qui a déjà fait jeter en prison le vieux Miller - figure dessinée de traits simples; fermes, et humainement vraie - fait écrire à Louise un billet tendre au maréchal Kalm, caricature réussie du vieux courtisan, en l'assurant qu'en s'y prenant ainsi elle pourra obtenir la libération de son père. On fait en sorte que la lettre tombe entre les mains de Ferdinand, et la catastrophe est inévitable : il croit à l'infidélité de Louise et, convaincu de sa faute, il l'empoisonne et s'empoisonne avec elle. Toutefois, avant de mourir, il apprendra de l'enfant sacrifiée que seules la tromperie et de basses manœuvres ont pu les unir, dans la mort, sous une auréole de pureté et de mépris.

 

Kabale und Liebe - Acte II, scène II

Dans la scène précédente, Lady Milford avoue à sa suivante : "J'ai vendu mon honneur au prince... mais j'ai gardé mon cœur... Ce cœur, qui est mon bien , est peut-être encore digne d'un homme , car l'air empoisonné de la cour a glissé sur lui comme le souffle sur un miroir". Dans la scène II, le dialogue mené entre la maîtresse Lady Milford, que le président de Walter veut marier à Ferdinand, et un valet de chambre, est l'occasion d'une dénonciation des pratiques courantes de la noblesse, comme par exemple la vente de mercenaires par le duc Karl Eugen : les pierres précieuses que le camériste remet à la maîtresse du duc ne sont autres que le produit de ces ventes...

 

LE VALET DE CHAMBRE. Son Altesse sérénissime présente ses hommages à mylady, et lui envoie ces diamants pour son mariage. Ils viennent d'arriver de Venise.

MYLADY regarde la cassette et recule effrayée. Combien le duc a t-il payé pour ces pierreries?

LE VALET DE CHAMBRE, avec un visage sombre. Elles ne lui coûtent pas un denier (Sie kosten ihn keinen Heller)

MYLADY. Comment ? Es-tu fou? Rien. Et (se reculant d'un pas) tu me jettes un regard comme si tu voulais me percer le cœur. Ces pierreries, d'une valeur inestimable, ne lui coûtent rien ? 

LE VALET DE CHAMBRE. Hier, sept mille enfants du pays sont partis pour l'Amérique. Cela paie tout. 

MYLADY quitte subitement l'écrin, se promène vivement dans la salle et revient vers le valet de chambre. Mon ami, qu'as-tu ? Je crois que tu pleures ? 

LE VALET DE CHAMBRE s'essuie Ies yeux ; d'une voix effrayante et tremblant de tous ses membres... Des pierres précieuses comme celles-là... J'ai aussi deux fils là-dedans.

MYLADY, lui prenant la main. Mais aucun n'a été contraint... (Doch keinen Gezwungenen ?)

LE VALET DE CHAMBRE, avec un rire terrible. O Dieu... Non... c'était de plein gré... On a bien vu quelques étourdis s'avancer devant la troupe et demander au colonel combien le prince vendait la liberté des hommes... Mais notre gracieux prince a fait marcher tous les régiments sur la place de la parade et fusiller les babillards.. Nous entendîmes les coups de fusil partir... Nous vîmes les cervelles de ces hommes jaillir sur le pavé, et toute l'armée s'écria : Hurrah ! En route pour l'Amérique.

MYLADY, tombant épouvantée sur un sofa. Dieu! Dieu! Et je n'ai rien entendu ? et je n'ai rien remarqué ? (Gott ! Gott ! - Und ich hörte nichts ? Und ich merkte nichts ?)

LE VALET DE CHAMBRE. Ah ! noble dame! Pourquoi étiez- vous précisément à la chasse aux ours avec notre seigneur au moment où l'on donnait le signal du départ? Vous n'auriez pas dû négliger le superbe spectacle dont nous avons été témoins quand le roulement du tambour a annoncé que le moment était venu. Il y avait là des orphelins d'un père vivant qu'ils suivaient en pleurant; ici une mère furieuse courait offrir aux baïonnettes son enfant à la mamelle... On séparait à coups de sabre le fiancé de la fiancée , et les vieillards étaient là, en proie au désespoir, jetant leurs béquilles et disant qu'il fallait aussi les amener dans le Nouveau-Monde... Et à travers tout cela , le vacarme et le bruit des tambours, afin d'empêcher celui qui sait tout d'entendre nos prières.

MYLADY se lève profondément émue. Emportez loin de moi ces pierreries... Elles projettent dans mon cœur les flammes de l'enfer. {Avec douceur, au valet de chambre.) Calme-toi, pauvre vieillard, ils reviendront, ils reverront leur patrie.

LE VALET DE CHAMBRE , avec chaleur. Le ciel le sait... Ils reverront... Arrivés au près de la porte de la ville, ils se retournèrent et s'écrièrent : Que Dieu soit avec vous, femmes et enfants! Vive notre souverain ! Au jour du jugement dernier, nous reviendrons...

MYLADY, allant et venant à grands pas. Affreux! horrible ! On me persuadait que j'avais séché les larmes du pays... Mes yeux s'ouvrent... C'est épouvantable... épouvantable... Va .. Dis à ton maître... Je le remercierai moi même... (Le valet de chambre va sortir, elle lui jette une bourse dans son chapeau. ) Prends cela pour m'avoir dit la vérité. 

LE VALET DE chambre la jette dédaigneusement sur la table. Mettez-la avec le reste.

Il sort. 

MYLADY, le regardant avec surprise. Sophie, cours après lui, demande-lui son nom. Il reverra ses fils. {Sophie sort. Mylady se promène. Moment de silence. A Sophie qui revient.) Le bruit ne s'est-il pas répandu dernièrement que le feu avait consumé une ville des frontières, et réduit près de quatre cents familles à la mendicité ? {Elle sonne]

SOPHIE. Pourquoi celte pensée? Oui, le fait est vrai , et la plupart de ces malheureux servent à présent comme esclaves leurs créanciers , où meurent au fond des mines d'argent du prince.

LE DOMESTIQUE entre. Que veut mylady?

MYLADY lui donne à écrire. Que ceci soit porté sans retard dans le canton incendié... Qu'on en fasse de l'argent et qu'on le distribue aux quatre cents familles ruinées par le feu.

SOPHIE. Pensez-vous, mylady, que vous vous exposez à la plus grande disgrâce?

MYLADY, avec noblesse. Faut-il que je porte sur ma tête la malédiction de ses états? (Elle fait un signe au domestique. Il sort) ou veux-tu que je succombe sous le terrible fardeau de tant de larmes?... Va , Sophie... Il vaut mieux avoir de faux bijoux dans ses cheveux que de telles actions sur le cœur.

SOPHIE. Mais des bijoux comme ceux-là!... N'auriez-vous pas pu en donner de moins précieux?... Non, vraiment, mylady, cela n'est pas pardonnable.

MYLADY. Folle que tu es! Les larmes de reconnaissance qu'ils feront tomber seront pour moi plus belles que tous les brillants et les perles employés à dix diadèmes de rois.... 

LE DOMESTIQUE revient. Le major de Walter ! 

SOPHIE s'élance vers mylady. Dieu ! vous pâlissez...

MYLADY. Le premier homme qui me fait peur... Sophie... Edouard, dites que je suis indisposée... Arrêtez... Est-il de bonne humeur?... Sourit-il?... Que dit-il ?...O Sophie ! n'est- ce pas, je suis laide?

SOPHIE. Je vous en prie, Milady.

LE DOMESTIQUE, mylady ordonne-t-elle de le renvoyer ? 

MYLADY, balbutiant. Il est le bienvenu... {Le domestique sort.) Parle, Sophie. Que lui dire ? Comment le recevoir? Je serai muette... Il se moquera de ma faiblesse... Il sera... Oh ! quel pressentiment !... Tu me quittes, Sophie... Reste... Mais non, va... Si... reste... {Le major traverse l'antichambre.)

SOPHIE. Remettez-vous. Il est là.

 

Kabale und Liebe - Acte III, scène IV

 L’intrigue atteint son paroxysme lorsque Ferdinand tente de convaincre sa bien-aimée que leur amour est encore possible, qu'ils peuvent fuir, mais Louise semble repousser tout espoir en raison de son sens du devoir vis-à-vis de son père; Ferdinand en vient à craindre la présence d'un autre amant derrière ce refus, sa jalousie va déterminer le cours de l’action et conduire par la suite à la catastrophe.

Une chambre dans la maison de Miller.

LOUISE, FERDINAND.

 

LOUISE. Cesse , je t'en prie ; je ne crois plus à aucun jour de bonheur. Toutes mes espérances sont anéanties.

FERDINAND. Et les miennes ont grandi. Mon père est furieux ; mon père dirigera contre nous toutes ses batteries ; il me forcera à devenir un fils inhumain. Je ne réponds plus de mon devoir filial. La rage et le désespoir arracheront de moi l'affreux secret de son meurtre. Le fils livrera son père entre les mains du bourreau. Le péril est extrême, et il faut qu'il soit extrême pour que mon amour ose faire ce pas de géant. Écoute, Louise ! une pensée grande et démesurée comme ma passion s'élève dans mon âme... Toi, Louise moi et moi et l'amour ; le ciel entier n'est-il pas là , et as-tu besoin de quelque chose de plus?

LOUISE. Arrête ! rien de plus. Je tremble de ce que tu vas dire. 

FERDINAND. Si nous n'avons plus rien à attendre du monde, pourquoi donc mendier son suffrage, pourquoi se hasarder là où il n'y a rien à gagner et tout à perdre ? Ces yeux ne brilleront ils pas du même éclat, s'ils se reflètent dans les flots du Rhin, ou de l'Elbe, ou de la mer Baltique? Là où Louise m'aimera , là est ma patrie. La trace de tes pas dans les sables du désert sauvage vaut mieux pour moi que les cathédrales de mon pays. Regretterons-nous la splendeur

des villes? partout où nous irons, Louise , il y a un soleil qui se lève et qui se couche ; c'est un spectacle qui fait pâlir les plus belles œuvres de l'art. Nous ne vénérerons plus Dieu dans un temple , mais la nuit déroulera autour de nous son religieux effroi; les changements de la lune nous prêcheront la pénitence, et une pieuse église d'étoiles priera avec nous. Nous n'épuiserons pas les entretiens de l'amour. Non , un sourire de ma Louise pourrait en être le sujet pendant un siècle, et le rêve de ma vie finira avant que je sache jusqu'où va cette larme.

LOUISE. Et n'as-tu pas d'autre devoir que ton amour?

FERDINAND l'embrasse. Le plus sacré c'est ton repos.

LOUISE, très-sérieuse. Alors tais-toi et laisse-moi... J'ai un père qui n'a pour tout bien que sa fille unique... qui demain aura soixante ans, et qui est poursuivi par la vengeance de ton père.

FERDINAND , avec vivacité. Il nous accompagnera. Ainsi plus d'obstacle, chère. Je cours échanger en or tout ce que j'ai de précieux. Je prélève une somme d'argent sur mon père. Il est permis de dépouiller un voleur, et ses trésors ne sont-ils pas le prix du sang de la patrie ? Cette nuit, à une heure , une voiture s'arrêtera ici , je vous y jette et nous fuyons.

LOUISE. Et la malédiction de ton père nous suivra ... Une malédiction, insensé, que le meurtrier lui-même ne prononce pas sans qu'elle soit exaucée, une malédiction que la vengeance du ciel épargne au voleur sur la roue , qui s'attacherait à nos pas comme un spectre impitoyable et nous chasserait de mer en mer... Non, mon bien-aimé, s'il faut un crime pour te conserver, j'ai encore la force de te perdre.

FERDINAND , immobile et balbutiant d'un air sombre. En vérité !

LOUISE. Te perdre !. .. oh ! il y a dans cette pensée une horreur sans bornes , elle est si affreuse qu'elle peut traverser l'âme immortelle et faire pâlir un visage resplendissant de bonheur... Ferdinand!... Te perdre! Mais on ne perd que ce qu'on a possédé, et ton cœur appartient à ta condition. Mes prétentions étaient un sacrilège, je les abandonne en tremblant.

FERDINAND, le visage altéré, et se mordant la lèvre inférieure. Tu les abandonnes? 

LOUISE. Non. Regarde-moi, cher Walter. Ne grince pas ainsi amèrement les dents. Viens, laisse-moi raviver par mon exemple ton courage mourant. Laisse-moi être l'héroïne de cette crise... Rendre à son père un fils égaré, renoncer à une union que l'état de la société rend impossible et qui renverserait l'ordre éternel, l'ordre général. C'est moi qui suis coupable... Des vœux téméraires et insensés se sont élevés dans mon cœur... Mon malheur est une punition... Mais laisse- moi la douce et flatteuse illusion que c'est moi qui fais un sacrifice... Veux-tu m'envier cette jouissance? 

[Dans sa distraction, Ferdinand a saisi avec colère un violon et essayé d'en jouer. Puis il en brise les cordes , jette l'instrument par terre et pousse un éclat de rire.) 

Walter ! Dieu du ciel! Que fais-tu donc? Remets-toi. Cette heure-ci demande de la fermeté. C'est l'heure de la séparation. Tu as un cœur, cher Walter, je le connais... Ton amour est ardent comme la vie, et sans bornes comme l'infini... Donne-le à une noble et digne créature... Elle n'aura rien à envier aux plus heureuses femmes. ( Comprimant ses larmes.) Tu ne me verras plus... La pauvre fille trompée dans son espoir pleurera sa douleur dans des murs solitaires et personne ne s'inquiètera de ses larmes ... Mon avenir est vide et mort ... Mais de temps à autre je respirerai encore les fleurs flétries du passé. ( Elle détourne le visage et lui tend une main tremblante.) Adieu, monsieur de Walter.

FERDINAND, sortant de sa stupeur. Je fuis, Louise. En vérité, ne veux-tu pas me suivre?

LOUISE s'asseoit dans le fond de la chambre et se cache le visage dans les deux mains. Mon devoir m'ordonne de rester et de souffrir. 

FERDINAND. Tu me trompes, serpent; tu es ici enchaînée par quelque autre raison. 

LOUISE, avec le ton de la plus profonde douleur. Gardez cette pensée , elle vous rendra peut-être moins malheureux.

FERDINAND. Le devoir glacial auprès de l'amour brûlant !... Et je me laisserais éblouir par ce conte d'enfant !... Un amant t'enchainer!... Malheur à toi et à lui, si mes soupçons se confirment.

Il sort à la hâte.