Heinrich Heine (1797-1856), "Die Nordsee" (1825-1826), "Das Buch der Lieder" (1827), "Reisebilder" (1834), "Die romantische Schule" (1836), "Florentinische Nächte" (1836), "Deutschland, ein Wintermärchen" (1844), "Neue Gedichte" (1844), "Romanzero" (1851)  - Joseph von Eichendorff (1788-1857), - "Das Marmorbild" (1819, La Statue de marbre), "Aus dem Leben eines Taugenichts" (1826, Scènes de la vie d'un propre à rien) - ...

Last update: 12/31/2016


Heinrich von Kleist (1777-1811), Joseph von Eichendorff (1788-1857) et surtout Heinrich Heine (1797-1856) ouvrent une nouvelle ère dans la littérature allemande. En effet, le romantisme allemand sombre très rapidement, une nouvelle configuration politique et sociale s'impose, l'Allemagne entre dans cette période qu'un Heinrich Heine ne supportera pas, celle du "Vormärz" : cette période s'étend du Congrès de Vienne (1815) à l'échec du Printemps des peuples (1848-49) et voit s'installer et se multiplier une petite-bourgeoisie qui vénère toute autorité (Metternich) qui ferait promesse d'un bonnet de fourrure bien chaud (Verheissung). "Junges Deutschland" et "Biedermeier" constituent autant de facettes de ce nouveau monde qui marque la fin de la première moitié du XIXe siècle.

(Georg Friedrich Kersting - circa 1811 - The Court Preacher D Reinhard in His Study -Alte Nationalgalerie - Staatliche Museen zu Berlin )

 

Heinrich Heine était déjà célèbre quand le hasard des circonstances l'engloba dans la "Jeune Allemagne", mais n'avait rien de l'ardeur de propagande qui était déjà la marque distinctive de l'école. Toute sa vie, comme sa nature, b'est faite que de dissonances. Il est le poète romantique qui inspira le plus grand nombre de compositeurs (Das Buch der Lieder), dont Schubert et Schuman, il est de tous les écrivains allemands l'un des plus lus et des plus traduits, mais il est aussi, dans la deuxième moitié de sa vie, l'essayiste engagé, le poète ironique et distancié pour qui toute recherche d'harmonie entre l'homme et le monde n'est plus d'actualité, définitivement, nous sommes déjà dans l'après-romantisme : Heine méprise ce monde mais ne peut s'en détacher ...

 

Les deux premières parties des "Reisebilder", contenant le "Voyage dans le Haz", "la Mer du Nord", le "Livre de Legrand" et les "Lettres de Berlin", avaient déjà paru en 1826 et 1827, avant que le "Buch der Lieder" fût complet : c'est une œuvre unique dans la littérature allemande, et qui ne se classe dans aucun genre; un récit de voyage, puisque l'auteur observe et décrit les pays qu'il traverse ; une confession, puisqu`il nous entretient de lui-même, de ses rêves, de ses admirations et surtout de ses haines; une satire, puisqu'il s`attaque à tout ce qui le gêne et qu`il raille tout ce qui lui déplait; mais c'est aussi un livre où la critique, le sérieux, la fantaisie, la prose, la poésie se mêlent. Et la forme est aussi variée que le fond; le ton change d'une page à l`autre; mais la phrase garde toujours quelque chose d'ailé ...

 


Friedrich Caspar David (1774-1840)
Le romantisme allemand en peinture suit deux voies, celle de Friedrich Overbeck et de Moritz von Schwind, avec le mouvement dit des "nazaréens", centré sur le religieux médiéval, et celle que tente Friedrich Caspar David. Né à Greifswald, Friedrich étudia à l'Académie des beaux-arts de Copenhague et s'installe à Dresde en 1798. Dès ses premières oeuvres il explore  les plages rocailleuses, les plaines monotones, les landes, les chaînes montagneuses infinies et les arbres tendus vers le ciel. Ses premières peintures à l'huile datent de 1807: "la Croix sur la montagne" (Staatliche Kunstsammlungen, Dresde). Tous les éléments de ses compositions se veulent symboliques, le plus souvent des allégories de foi, et ses tonalités destinées à partager le sentiment d'impuissance de l'homme face aux forces de la nature ("L'Arbre aux corbeaux, v. 1822, Musée du Louvre, Paris).

circa 1825-1830 Caspar David Friedrich - circa 1825-1830 Two Men Contemplating the Moon -Metropolitan Museum of Art - New York * circa 1828-1835 Easter Morning - Museo Thyssen-Bornemisza  (Spain - Madrid) * circa 1830-1835 Sunset with Brothers - The State Hermitage Museum - St Petersburg * circa 1819 Kreidefelsen auf Rügen - Oskar Reinhart Collection - Winterthur  (Switzerland) *  1823-1824 Sea of Ice - Hamburger Kunsthalle *  circa 1818-1820 On a Sailing Ship - The State Hermitage Museum - St Petersburg....


Joseph, baron von Eichendorff (1788-1857)
C'est avec Eichendorff que s'éteint progressivement le romantisme allemand, l'inquiétude de l'âme, la tragédie de la solitude, la construction dramatique cèdent à la nostalgie, nostalgie de l'enfance et paysages en demi-teintes d'un conservateur et d'un catholique contemporain des grands écrivains romantiques, mais auquel nature consolatrice continue de parler...
Eichendorff naît à Schloss Lubowitz, près de Ratibor, en Silésie, son père est officier prussien, et sa mère est issue d’une famille aristocratique catholique. De 1793 à 1801, il passe une enfance heureuse dans le domaine familial, part étudier le droit à l'université de Halle (1805-1806) et d’Heidelberg (1807-1808), où il rencontre le poète Otto von Loeben. En 1808, il entreprend un voyage d’éducation à travers l’Europe, puis effectue un véritable tour du romantisme allemand. Il se rend à Berlin (1809-1810) où il rencontre Johann Gottlieb Fichte, Achim von Arnim, Clemens Brentano, et Heinrich von Kleist. A Vienne, il se lie d'amitié avec Wihelm Schlegel et Théodor Körner. De 1813 à 1815,  Eichendorff participe aux guerres contre Napoléon : en 1816, ayant perdu toute sa fortune, il entre dans l’administration prussienne.

Se partageant entre Breslau, Danzig, Königsberg et Berlin, Eichendorff débute enfin sa vie littéraire et publie de nombreux poèmes et récits qui lui apportent une très grande notoriété : "Ahnung und Gegenwart" (1815, Pressentiment et temps présent), "Das Marmorbild" (1819, La Statue de marbre), "Aus dem Leben eines Taugenichts" (1826, Scènes de la vie d'un propre à rien), "Dichter und ihre Gesellen" (1833, Poètes et leurs compagnons), "Das Schloß Dürande" (1837, Le Château de Durande)..


"Scènes de la vie d'un propre à rien" (Aus dem Leben eines Taugenichts, 1826)
Eichendorff  présente ici une vision optimiste et légère du romantisme. "Un jeune meunier, dit le « propre-à-rien », poussé par le goût de l'aventure et de la liberté, mène une vie d'errance et d'insouciance. Au terme d'un long voyage et de nombreuses aventures, il retrouve sa bien-aimée, une inaccessible comtesse, qui se révèle n'être qu'une soubrette !" (Editions Gallimard)

 

"... Und so nahm ich die Geige von der Wand, ließ Rechnungsbuch, Schlafrock, Pantoffeln, Pfeifen und Parasol liegen und wanderte, arm wie ich gekommen war, aus meinem Häuschen und auf der glänzenden Landstraße von dannen.
Ich blickte noch oft zurück; mir war gar seltsam zumute, so traurig und doch auch wieder so überaus fröhlich, wie ein Vogel, der aus seinem Käfig ausreißt. Und als ich schon eine weite Strecke gegangen war, nahm ich draußen im Freien meine Geige vor und sang:
Den lieben Gott laß ich nur walten;
Der Bächlein, Lerchen, Wald und Feld
Und Erd und Himmel tut erhalten,
Hat auch mein Sach aufs best bestellt!
Das Schloß, der Garten und die Türme von Wien waren schon hinter mir im Morgenduft versunken, über mir jubilierten unzählige Lerchen hoch in der Luft; so zog ich zwischen den grünen Bergen und an lustigen Städten und Dörfern vorbei gen Italien hinunter..."

 

"Et je décrochai ainsi mon violon du mur, abandonnai livre de comptes, robe de chambre, pantoufles, pipes et parasol et quittai ma maisonnette aussi pauvre que j'y étais entré, pour m'élancer sur la grand-route qui resplendissait. Je regardais souvent en arrière; j'étais dans un état étrange, à la fois triste et fort joyeux, tel un oiseau qui s'échappe de sa cage. Et dès que j'eus parcouru une bonne distance, je sortis mon violon à l'air libre et me mis à chanter:
"Je laisse faire le bon Dieu:
Ruisseaux, alouettes, forêts et champs
Il préserve, ainsi que ciel et terre,
A mes besoins aussi il pourvoit au mieux!"
Le château, le jardin et les clochers de Vienne avaient déjà disparu dans les brumes matinales, d'innombrables alouettes lançaient au dessus de ma tête leurs cris joyeux dans les airs: traversant ainsi montagnes verdoyantes et joyeuses villes et bourgades, je descendais vers l'Italie..."


Un jeune homme est étendu dans |'herbe et son esprit vagabonde. Exaspéré, son père, qui rentre d'une lourde journée de travail, dit à son "propre à rien" de fils de se relever et de faire quelque chose. Sur quoi notre jeune héros prend son violon et s'en va à la découverte du vaste monde en chantant. Ainsi commence cette nouvelle picaresque, "Scènes de la vie d'un propre-à-rien", par Joseph von Eichendorff, un des derniers représentants  du romantisme du XIXe et une figure clé de l'héritage littéraire allemand grâce à cette histoire brève mais vibrante d'un adolescent qui atteint sa majorité. En cours de route, le jeune protagoniste est pris par deux dames aristocrates qui l'amènent dans leur château, où il travaille comme jardinier; puis, ses excentricités ayant attendri son entourage, comme comptable. ll tombe amoureux de l'une des deux femmes, mais, l'ayant vue en compagnie d'un autre homme, il reprend son violon et défiant une fois de plus les conventions sociales, il reprend la route, guidé uniquement par un heureux hasard et sa soif d'aventure. Finalement, sa route le conduira de nouveau au château dans les bras de sa bien-aimée. Eichendorff, dont les poèmes ont été mis en musique par des compositeurs illustres tels Robert Schumann et Félix Mendelssohn, ajoute à sa nouvelle une qualité de prose lyrique qui est rare en dehors de quelques poèmes de très haut niveau...


Gedichte
En définitive, c'est avec la mise en musique de ses poèmes que Eichendorff acquiert une grande popularité, la nature évocatrice, consolatrice, un "lyrisme d'atmosphère", a-t-on-dit, dont les paysages en demi-teintes vont inspirer Robert Schumann et son fameux "Liederkreis" (1840), Hugo Wolf (Eichendorff-Lieder, 1889), avec "Das Ständchen" (La sérénade) et "Verschwiegene Liebe" (Amour inavoué), et Richard Strauss, avec "Im Abendrot", le dernier poème des célèbres "Vier letzte Lieder" (1948), qui se termine par "Ist dies etwa der Tod ?"... 

- Mondnacht (Nuit de Lune, 1835) est parmi les plus connus...

Es war, als hätt der Himmel
Die Erde still geküßt,
Daß sie im Blütenschimmer
Von ihm nun träumen müßt.
Die Luft ging durch die Felder,
Die Ähren wogten sacht,
Es rauschten leis die Wälder,
So sternklar war die Nacht.
Und meine Seele spannte
Weit ihre Flügel aus,
Flog durch die stillen Lande,
Als flöge sie nach Haus.

C’était comme si le ciel avait
embrasé la terre,
qui, dans le miroitement des fleurs,
rêvait maintenant de lui.
L’air inondait les champs,
balançant doucement les épis,
bruissant paisiblement les forêts,
si étoilée était la nuit.
Et mon âme ouvrait
amplement ses ailes,
survolant la campagne tranquille,
comme si elle volait vers sa maison.

 


"Im abendrot" (Au soleil couchant), que Richard Strauss mit en musique ...

Wir sind durch Not und Freude
gegangen Hand in Hand;
vom Wandern ruhen wir
nun überm stillen Land.
Rings sich die Täler neigen,
es dunkelt schon die Luft,
zwei Lerchen nur noch steigen
nachträumend in den Duft.
Tritt her und laß sie schwirren,
bald ist es Schlafenszeit,
daß wir uns nicht verirren
in dieser Einsamkeit.
O weiter, stiller Friede!
So tief im Abendrot.
Wie sind wir wandermüde–
Ist dies etwa der Tod?

La main dans la main, par les joies et les peines,
Nous sommes allés notre route.
Au terme du voyage, dans les calmes plaines,
Nous goûtons le repos.
Sur les vallées alentour
La nuit lentement descend;
Seules deux alouettes, comme en rêve,
S'élèvent dans l'espace embaumé.
Bientôt il est temps de dormir.
Laisse-les s'envoler et viens près de moi,
Pour que nous trouvions notre chemin
Dans cette solitude.
Quelle douce paix sur la plaine!
Au coeur du couchant
Comme nous sommes las de courrir !
Serait-ce déjà la mort ?



Heinrich Heine (1797-1856)

La vraie passion de Henri Heine, et qui ne s’éteignit qu’après de longues années, fut celle qu’il éprouva pour la troisième fille de son oncle Salomon, Amélie ou Molly. C’est elle qu’il a chantée dans l’Intermezzo. Elle était très belle, très courtisée, et très futile; elle se moquait des vers qu’il lui présentait. La poésie n’était pas, du reste, très prisée dans la famille. Le banquier lui-même disait, en parlant de son neveu : « Si ce sot garçon avait voulu apprendre quelque chose, il n’aurait pas eu besoin de faire des livres. » Amélie épousa, en 1821, un riche propriétaire des environs de Koenigsberg. Henri Heine la revit deux ans après à Hambourg, et il écrivit à son ami Moser : « La vieille passion éclate encore une fois dans sa violence. Je n’aurais (jamais) dû venir à Hambourg; au moins il faut que j’en parte aussi vite que possible. De mauvaises pensées me viennent; je commence à croire que je ne suis pas organisé comme les autres hommes, qu’il y a en moi plus de profondeur. Une sombre colère, comme une couche de métal brûlant, s’étend sur mon âme. » Il n’y avait pas deux mois que ces mots étaient écrits, quand déjà « sur l’ancienne sottise il en greffait une nouvelle ». Il avait revu aussi une sœur d’Amélie, appelée Thérèse, qui avait huit ans de moins et qu’il avait connue tout enfant. Il crut retrouver en elle « les yeux qui l’avaient rendu malheureux ». Ce fut en quelque sorte un amour par réminiscence. Il fit sur elle quelques-unes de ses plus gracieuses poésies. Mais Thérèse n’était pas moins orgueilleuse que sa sœur, et elle était déjà très mondaine. La première fois qu’il osa s’ouvrir à elle, « elle se mit à rire à gorge déployée et lui tira une brusque révérence. » Il en exprime son dépit dans une chanson qu’il lui adresse et qui se termine par ces mots : « Ne crois pas cependant que je me brûle la cervelle, quelque fâcheuse que soit mon aventure. Tout cela, ma douce amie, m’est déjà arrivé une fois. » Il se réfugiait dans l’ironie. L’amour de Henri Heine est d’une nuance particulière; ce n’est ni l’amour heureux ni l’amour tout à fait malheureux; c’est un amour à la fois ardent et résigné, non seulement déçu, mais qui va au-devant de la déception et qui l’accepte d’avance. C’est là une des raisons qui expliquent ces chutes inattendues, ces surprises qu’il inflige au lecteur, ces fins de strophe où il tourne son propre enthousiasme en ridicule. L’autre raison est dans le monde où il vivait, qu’il méprisait et dont il ne pouvait se détacher.

(Heine - Moritz-Daniel Oppenheim)


Né à Düsseldorf, d'un père négociant en tissus, bon vivant et d'une mère cultivée, Heinrich Heine passe sa jeunesse dans une Rhénanie occupée par Napoléon (1806-1813), s'essaie au commerce avec l’appui de son oncle, le riche Salomon Heine, de Hambourg (1816-1819), engage des des études de droit à Gôttingen et à Berlin, fréquente les salons littéraires d'Elise von Hohenhausen et de Rahel Varnhagen, découvre ses racines juives (Der Rabbi von Bacharach), et se convertit au protestantisme (1825) : Heine tente de s'intégrer dans cette nouvelle Allemagne de 1830 : en vain. Reste la littérature : déçu par ses amours, par la belle et futile Amalie, sa cousine, et par le peu de perspective de carrière, il publie en 1827 le fameux "Buch der Lieder", après une visite, décevante, dit-on, à Weimar, chez Goethe. C'est à ce moment-là qu'il entreprend quelques voyages, à Londres, où il s'ennuie, à Munich, en Italie, et ce jusqu'en 1829 : ces voyages donnent matière à ses "Reisebilder".

"Die Welt ist der Traum eines weinberauschten Gottes, der sich aus der zechenden Götterversammlung à la française fortgeschlichen , auf einem einsamen Stern sich schlafen gelegt, und selbst nicht weiß, daß er alles das auch erschafft, was er träumt ... - aber es wird nicht lange dauern, und der Gott erwacht, und reibt sich die verschlafenen Augen, und lächelt - und unsere Welt ist zerronnen in nichts, ja, sie hat nie existiert."

"Le monde est le rêve d'un dieu ivre qui a quitté discrètement le banquet des dieux pour s'endormir sur une étoile solitaire et ne sait pas lui-même qu'il a créé tout ce qu'il rêve ... - mais il ne tardera pas à se réveiller, à se frotter les yeux ensommeillés et à sourire - et notre monde se sera dissous dans le néant et n'aura jamais existé."



En 1830, la situation est la suivante : d'un côté une Allemagne autoritaire et refermée sur elle-même, de l'autre la France et sa Révolution de juillet : Heine décide en 1831 de s'exiler, définitivement, à Paris. Il rejoint le milieu des écrivains allemands libéraux qui y séjournent (Karl Gutzkow, Heinrich Laube, Theodor Mundt, Ludwig Börne) et les cercles littéraires parisiens : Théophile Gautier lui ouvre les bras, Gérard de Nerval traduit ses oeuvres; mais le poète entend être penseur, penseur engagé,  et jetter pour se faire un pont entre les deux cultures : il publie dans les années 1830, "De l'histoire de la nouvelle et belle littérature en Allemagne" (Zur Geschichte der neueren schönen Literatur in Deutschland, 1833), "De l'Allemagne" (1834), "L'École romantique" (Die romantische Schule, 1836). En 1835, les oeuvres de Heine et du groupe "Junges Deutschland" sont interdites par le Reichstag : cette condamnation lui interdit tout retour en Allemagne et d'énormes difficultés de revenus.

En 1841, il épouse une Française, "belle, sans instruction mais d’humeur enjouée", Eugénie Mirat. Il publie "Deutschland. Ein Wintermärchen" (Allemagne - Un conte d'Hiver, 1844), et "Neue Gedichte" (Poèmes tardifs, 1846) avec lesquels il semble rompre avec le romantisme.

Alors qu'éclate la Révolution de février 1848, débute sa descente aux enfers, il subit les premières attaques d'une maladie neurologique que l'on n'a pu véritablement identifier mais qui va le condamner progressivement à la paralysie : il passe ses huit dernières années dans son "sépulcre matelassé" (Matratzengruft), continue son oeuvre malgré tout ("Atta Troll. Ein Sommernachtstraum", 1847; "Romanzero", qui contient ses plus belles balaldes; "Der Doktor Faust", 1851; "Letzte Gedichte und Gedanken") et meurt le 17 février à Paris à 59 ans.

(Heinrich Lefler - Heinrich Heine und Elise Krinitz) 


"Buch der Lieder" (Le Livre des chants, 1827)
En 1827, Heine est encore romantique, "Buch der Lieder" est le recueil de poèmes qui le rend célèbre, à l'égal de Gœthe et de Hölderlin pour le public littéraire, et dans lequel viendront puiser Schubert et Schumann, le Schumann qui vit alors les tourments d'un amour impossible, mais aussi  Johannes Brahms, Felix Mendelssohn, Franz Liszt, Richard Wagner, Piotr Ilitch Tchaikovski, Alexander Borodin, Alma Mahler-Werfel et Charles Ives. Heine y a noté son vécu, ses impressions, ses rêves, ses peines de cœur, pendant dix années de sa vie. L'égérie de cette oeuvre est sa cousine, Amalie Friedländer, née Amalie Heine (1800-1838), la troisième fille de son banquier d'oncle, Salomon Heine : si belle et si futile Amalie, qu'il chanta dans l’Intermezzo, ce dont elle se moquait bien. Le poème "Affrontenburg" décrit le moment où Heine se sentit indésirable dans la maison de son oncle ("Die Zeit verfließt, jedoch das Schloß, Das alte Schloß mit Turm und Zinne, Und seinem blöden Menschenvolk, Es kommt mir nimmer aus dem Sinne...").

Le recueil rassemble toute les poésies de Heine, depuis 1816, et juxtaposent plusieurs mondes et toute une gamme d'émotions vécues par une conscience attentive aux mouvements de son âme : premier univers, celui des les brillances de l'amour mais rapidement épuisées en douloureuses trahisons et consolations impossibles dans le premier recueil, "Junge Leiden" ("Jeunes souffrances", 1822), puis "Lyrisches Intermezzo" (1823, "Die alten, bösen Lieder" en constitue le dernier poème) centré pratiquement entièrement sur Amalie.

"Ein Jüngling liebt ein Mädchen"


Ein Jüngling liebt ein Mädchen,
Die hat einen andern erwählt;
Der andre liebt eine andre,
Und hat sich mit dieser vermählt.
Das Mädchen heiratet aus Ärger
Den ersten besten Mann,
Der ihr in den Weg gelaufen;
Der Jüngling ist übel dran.
Es ist eine alte Geschichte,
Doch bleibt sie immer neu;
Und wem sie just passieret,
Dem bricht das Herz entzwei.

"Un jeune home aime une jeune fille"


Un jeune homme aime une jeune fille,
Mais la belle en choisit un autre,
Cet autre en aime une autre
Et devient son époux.
La jeune fille, de dépit,
Epouse le premier galant
Qui passe sur son chemin.
Le jeune homme en est fort marri.
C'est là une vieille histoire;
Pourtant, elle est toujours nouvelle,
Et si d'aventure elle vous arrive,
Cela vous brise le coeur.. 



Le "Buch der Lieder", si l'on remonte à la date des morceaux les plus anciens, tels que la ballade des Deux Grenadiers, nous apparaît comme une confession poétique, où Henri Heine a note ses impressions, ses rêves, ses peines de cœur, pendant dix années de sa vie. Il contient toute l'évolution de son génie, depuis les sombres visions de sa jeunesse, "les pâles fantômes qui ne veulent plus rentrer dans la nuit après qu`on les a évoqués", jusqu'aux "bonnes chansons" où sa fougue s`apaise devant le grand spectacle de l`Océan, et, au point de vue de la forme, depuis la langue tourmentée et parfois incorrecte des "Nocturnes" jusqu`aux rythmes clairs et harmonieux de la "Nordsee". Mais ce qui frappe des le début, c`est une tendance à se  rapprocher de la fermeté et de la concision du chant populaire. Henri Heine procède du romantisme; mais il s`en sépare insensiblement, et il en devient enfin le critique le plus acerbe. Il remarque de bonne heure que le défaut capital des poètes romantiques est l'`indéterminatíon de la forme; mais il pense que ce défaut ne tient pas spécialement à la nature des sentiments qu`ils expriment. "Les images qui traduisent ces sentiments", dit-il dans un article qui date de 1820, "peuvent être aussi claires et aussi nettes que celles de la poésie classique. Nos plus grands romantiques", ajoute-t-il, "Gœthe et Wilhelm Schlegel, sont en même temps les plus plastiques de nos poètes". Et il cite, à l`appui de sa thèse. le Faust de Goethe et l'élégie de Schlegel sur Rome. Dix ans plus tard, il n'aurait plus fait un pareil rapprochement. Dans le livre "De l'Allemagne" (1833), il développera la même idée, mais il choisira autrement ses exemples : "Nous donnons à la poésie des Grecs et des Romains le nom de classique, et à la poésie du moyen âge le nom de romantique. Mais ces dénominations ne sont que des rubriques vagues; elles ont amené un vrai désordre d`idées, qui s'est encore accru lorsqu'on a appelé la poésie des anciens plastique, au lieu de l`appeler simplement classique". La plasticité doit être, dans l`art romantique moderne comme dans l'art antique, la qualité principale

Renouveler, purifier, simplifier le vieux fonds romantique en lui donnant les contours nets et clairs de la forme classique, tel fut désormais le principe de Heine, et il crut trouver dans le chant populaire le lien naturel entre deux arts en apparence opposés. Dans une lettre a Wilhelm Müller, écrite en 1826, il s`exprime avec plus de détails sur les influences qui ont agi sur lui :  "J'ai été longtemps malade et malheureux. Je ne le suis plus qu'à demi, et cela pourrait peut-être s`appeler le bonheur sur cette terre. Quant à la poésie, cela va mieux encore, et j`ai bon espoir pour l`avenir. La Nordsee est du nombre de mes dernières poésies, et vous y verrez quels sons nouveaux je fais entendre et quelles nouvelles cordes je fais vibrer. .." Et la "Nordsee" formera l'apologie du lyrisme de Heinrich Heine...


Second univers, le parti pris de l'ironie pour combattre une sensiblerie destructrice, avec le recueil "Die Heimkehr" ("Retour", 1823-1824). Les critiques ont donné un nom à cet humour doux-amer, sorte de "Selbstparodie", le "Verwesungsprocess", quasi processus chimique de décomposition du romantisme.

Glücklich der Mann, der den Hafen erreicht hat,
Und hinter sich ließ das Meer und die Stürme,
Und jetzo warm und ruhig sitzt
Im guten Ratskeller zu Bremen.
Wie doch die Welt so traulich und lieblich
Im Römerglas sich widerspiegelt,
Und wie der wogende Mikrokosmus
Sonnig hinabfließt ins durstige Herz!
Alles erblick ich im Glas,
Alte und neue Völkergeschichte,
Türken und Griechen, Hegel und Gans,
Zitronenwälder und Wachtparaden,
Berlin und Schilda und Tunis und Hamburg,
Vor allem aber das Bild der Geliebten,
Das Engelköpfchen auf Rheinweingoldgrund.

 

"Heureux l'homme qui, ayant touché le port et laissé derrière lui la mer et les tempêtes, s'assied chaudement et tranquillement dans la bonne taverne de Rathskeller de Brême!
Comme le monde se réfléchit fidèlement et délicieusement dans un roemer de vert cristal,

et comme ce microcosme mouvant descend splendidement dans le coeur altéré.

Je vois tout ensemble dans ce verre, l'histoire des peuples anciens et modernes, les Turcs et les Grecs, Hegel et Gans; des bois de citronniers et des parades militaires; Berlin, Tunis et Abdéra, et Hambourg; mais avant tout, l'image de la bien-aimée, la petite tête d'ange, sur un fond doré de vin du Rhin.."



Troisième et dernier univers, celui du retour la médiation de la nature : le recueil "Aus der Harzreise" ("Voyage dans le Harz", 1824) et surtout le célèbre cycle poétique de "Die Nordsee" (1825-1826), sommet du lyrisme de Heine dont les vers libres donnent par leur forme une âme et une voix à cette mer ondoyante et changeante qui devient ici un être vivant à part entière et par laquelle "l'âme délivrée exulte d'alégresse." La forme s'adapte parfaitement au sujet, le rythme est libre, le vers s'allonge ou se rétrécit selon l'objet qu'il doit peindre, toutes les sonorités et les cadences sont calculées avec un art qui se dérobe à toute tentative d'analyse.

 

Die Nacht am Strande

Sternlos und kalt ist die Nacht,
Es gärt das Meer;
Und über dem Meer’, platt auf dem Bauch,
Liegt der ungestaltete Nordwind,
Und heimlich, mit ächzend gedämpfter Stimme,
Wie’n störriger Griesgram, der gut gelaunt wird,
Schwatzt er ins Wasser hinein,
Und erzählt viel tolle Geschichten,
Riesenmährchen, todtschlaglaunig,
Uralte Sagen aus Norweg,
Und dazwischen, weitschallend, lacht er und heult er
Beschwörungslieder der Edda,
Auch Runensprüche,
So dunkeltrotzig und zaubergewaltig,
Daß die weißen Meerkinder
Hoch aufspringen und jauchzen,
Uebermuth-berauscht....

La nuit sur la plage

Froide et sans étoiles est la nuit,
La mer mijote,
Et sur la mer, allongé sur le ventre,
S’étend sans forme le vent du nord,
Et en secret, d’une voix gémissante étouffée,
Tel un têtu grincheux pris par une bonne humeur,
Il entre dans l’eau pour bavarder,
Et raconte des histoires folles,
Des contes de géants, à l’humeur de massacre,
D’immémoriales légendes de Norvège,
Et entre les histoires, ses rires et ses pleurs résonnent
Des chants implorants des Edda,
Des proverbes runiques aussi,
Si sombrement têtus, si puissamment magiques,
Que les blancs enfants de la mer
Sautent en hauteur et jubilent,
Ivres d’excitation.


Derweilen, am flachen Gestade,
Ueber den fluthbefeuchteten Sand,
Schreitet ein Fremdling, mit einem Herzen,
Das wilder noch als Wind und Wellen.
Wo er hintritt,
Sprühen Funken und knistern die Muscheln;
Und er hüllt sich fest in den grauen Mantel,
Und schreitet rasch durch die wehende Nacht; –
Sicher geleitet vom kleinen Lichte,
Das lockend und lieblich schimmert
Aus einsamer Fischerhütte.

Vater und Bruder sind auf der See,
Und mutterseelenallein blieb dort
In der Hütte die Fischertochter,
Die wunderschöne Fischertochter.
Am Heerde sitzt sie,
Und horcht auf des Wasserkessels
Ahnungssüßes, heimliches Summen,
Und schüttet knisterndes Reisig ins Feuer,
Und bläst hinein,
Daß die flackernd rothen Lichter
Zauberlieblich wiederstrahlen
Auf das blühende Antlitz,
Auf die zarte, weiße Schulter,
Die rührend hervorlauscht
Aus dem groben, grauen Hemde,
Und auf die kleine, sorgsame Hand,
Die das Unterröckchen fester bindet
Um die feine Hüfte.

Pendant ce temps là, sur le plat rivage,
Sur le sable humide de la marée
Marche un étranger, au cœur
Plus sauvage encore que le vent et les vagues.
Où il pose le pied
Jaillissent les étincelles et crépitent les coquilles ;
Et il se serre bien dans son manteau gris,
Et traverse à grands pas le souffle de la nuit ; –
Il est sûrement guidé par la petite lumière
Qui scintille attirante, adorable,
Dans une solitaire cabane de pêcheur.

Le père et le frère sont sur la mer,
Et seule au monde est restée là,
Dans la cabane, la fille du pêcheur,
La si belle fille du pêcheur.
Elle est assise près du feu,
Et elle écoute le bruit de l’eau dans la marmite
Un doux refrain secret, comme un pressentiment,
Et elle jette au feu du petit bois qui crépite,
Et souffle dessus,
Si bien que les lueurs rouges vacillantes
Se reflètent, merveilleuses, adorables,
Sur son visage en fleur,
Sur la tendre épaule blanche,
Qui apparaît, touchante,
Entre les pans de la grossière chemise grise,
Et sur la petite main soigneuse
qui noue solidement le jupon court
sur la fine cambrure de ses hanches.



"Deutschland ein Wintermärchen" (L'Allemagne, un conte d'hiver, 1844)

Poème de Heinrich Heine publié en 1844 avec les "Nouvelles poésies" et, plus tard, en 1851, séparément avec une Préface, dans laquelle l'auteur explique comment ce poème, né dans la libre atmosphère parisienne, dut, pour être publié en Allemagne, subir plusieurs mutilations. Heine s'y défend des accusations de francophilie portées par les patriotes allemands et affirme avoir élu la France comme patrie d'adoption, non par mépris pour l'Allemagne, mais parce que l'humanité y est meilleure, et aussi pour éviter des conflits inutiles. Il n'entend pas mépriser son propre pays, mais au contraire lui souhaite d'être à l'avant-garde des libertés et des lumières. Dans ce poème - série d'annotations autobiographiques qui ont le ton des "Reisebílder" -, Heine retrouve avec émotion sa patrie après treize ans d'exil. Il n'en invective pas moins, sans pitié, les "patriotards" qui, tenant encore aux idées de 1813, continuent à haïr la France, les Français et les idées libérales qu'ils représentent. La position de Heine envers l'Allemagne s'exprime, ici, avec toutes ses caractéristiques. Ni régionaliste ni familier, comme chez les Souabes, ni universaliste ni politico-mystique comme chez Görres ou chez d'autres romantiques, son sentiment politique est fait d'une aspiration continue vers une patrie idéale. Et dans tout le poème, on sent une douce nostalgie, qui dura aussi longtemps que le poète était en exil, mais à peine touchait-il le sol allemand que sa haine contre ses concitoyens reparaissait...

 


"Die romantische Schule" (L'Ecole romantique)

Essai critique en trois livres du poète et écrivain Henri Heine dont la première partie - la plus importante - parut à Paris, où le poète s'était fixé, - dans la revue Europe littéraire sous le titre : Etat actuel de la littérature en Allemagne. La dernière partie, depuis le chapitre III du livre III, fut publiée avec le reste en 1836 sous le titre définitif "L'Ecole romantique" ...

Après la mort de Goethe qui paraissait, et était en effet, la fin d'une époque, et après la révolution parisienne de Juillet, Heine sentit le besoin de faire le bilan de la littérature allemande dans ce tiers de siècle qui avait vu surgir à côté de Goethe ou contre lui, se développer et se terminer l'école dite "romantique".

Le livre I est consacré aux questions historiques. Pour Heine, qui avait assisté à son développement religieux et catholicisant, le romantisme allemand était, en substance, une renaissance du Moyen Age. Aussi commence-t-il son étude en partant du Moyen Age et du christianisme. Après avoir parlé brièvement de la Renaissance italienne, du néo-classicisme français, du renouveau littéraire allemand au XVIIIe siècle avec Lessing, Herder et Wieland, Heine, d'une part, les romantiques et Goethe, de l'autre. 

Le livre II est consacré au premier romantisme : les frères Schlegel, Tieck, Schelling et les philosophes et publicistes, au service des gouvernements et de l'obscurantisme, Novalis et Hoffmann. 

Le livre III traite successivement de Brentano, Amim, Jean-Paul, de la "Jeune Allemagne" et, enfin, de Werner, Fouqué et Uhland, dont l'œuvre poétique est supérieure, à son avis, à celle des autres romantiques. Et le fascicule s'achève en reprenant le thème initial.

Le romantisme allemand a un tout autre caractère que le romantisme français; à la différence de la France, le "Moyen Age allemand ne gît pas en poussière dans son tombeau, mais, ressuscité par un esprit malfaisant, il retourne parmi nous et suce notre sang". L'Ecole romantique se présente comme la correction et la continuation de "L'Allemagne" de Mme de Staël. Comme une suite, parce que « depuis l'apparition de ce livre fameux, il s'était écoulé beaucoup de temps et il s'était développé en Allemagne toute une littérature nouvelle"; comme une correction, parce que Mme de Staël, en faisant l'éloge de la vie spirituelle et de l'idéalisme allemands, entendait attaquer le régime de Napoléon. Heine fut au contraire un de ces écrivains qui, sous la Restauration, créèrent ou aidèrent à créer le culte de Napoléon.

La cible de "L'Ecole romantique" est l'Allemagne absolutiste et réactionnaire des princes, l'Allemagne féodale des notables, l'Allemagne politiquement indifférente du peuple. Chez les romantiques allemands, Heine dénonce et critique, avec une irrévérence espiègle et sa grâce accoutumée, le contenu moyenâgeux et de tendance cléricale, l'ultramontanisme, la servilité de pensée de tous ceux (et de Schelling surtout) qui avaient mis la philosophie au service des gouvernements et de l'Eglise. Mais "L'Eglise romantique" n'est pas seulement une scintillante polémique, animée d'une veine caricaturale qui s'impose par bien des côtés ; Heine s'était formé à cette école romantique, et il connaissait choses et gens de première main ; il avait aussi un goût assuré et avait acquis une importante culture française. Il put par conséquent non seulement donner des portraits et des caricatures inoubliables, mais porter un jugement de valeur sur la littérature romantique, travail que la paresse des érudits allemands ou des historiographes ne leur permit pas de poursuivre. L'ouvrage est resté la première et la plus vivante étude d'ensemble du romantisme ...


"Atta Troll, ein Sommernachtstraum" (Atta Troll)

Poème satirique de vingt-sept chapitres, de Heinrich Heine, accompagné d'une note et d'une Préface en prose, où l'auteur expose l'origine de l'œuvre. Composée en 1841, elle fut publiée en partie dans I'Elegante Zeitung, puis en volume, en 1847. Ce poème est une réponse aux accusations d'immoralité, de jacobinisme et de cynisme, et intervient à l'issue d'une longue polémique : l'auteur, alors en exil à Paris, y épanche sa rancune, tout en s'enfermant dans une solitude dédaigneuse. En tête de son livre, Heine a placé quelques strophes du "Prince mauresque" de Freiligrath, poète de son temps à qui il s'en prend tout au long de cette satire. L'ours Atta Troll, le héros du poème, est un personnage négatif, qui change de forme et de couleur et qui, comme tous les personnages en poésie, a une valeur symbolique : tantôt il représente le bourgeois philistin, occupé à donner de sages préceptes moraux et théologiques à ses fils, les petits ours, les mettant en garde contre la perfidie des hommes barbares; tantôt il représente le "poète partisan", figure chère aux tenants de la "Jeune Allemagne", qui mêlaient poésie et politique, au détriment de l'une et de l'autre. 

Le ton de l'œuvre, comme le dit d'ailleurs l'auteur, est romantique. En effet, la chasse sauvage, sorte d'éloge funèbre du romantisme, est une vision fantastique, où les blondes reines, les elfes et les héros défilent en une cavalcade spectrale, devant un Heine en chair et en os, qui donne la chasse à l'ours Atta Troll. Quant au personnage positif du poème, c'est lui, Heine, raillant la danse maladroite du vieil ours traditionaliste. Scepticisme et impiété, invectives contre le "nazaréisme" retardataire, cris de liberté contre les gouvernements réactionnaires hérissés de censures et de sbires fusent en vers trochaïques robustes et rythmés. L'ironie prend continuellement le dessus sur la poésie, et l'agencement du poème n'est pas toujours heureux : les sarcasmes brisent souvent l'harmonie de l'ensemble. 

La figure d'Atta Troll, le bon ours germanique, alimenta longtemps la polémique littéraire et politique, tant en Allemagne qu'en Italie, vers la fin du siècle dernier. et quand Atta Troll fut publié en Allemagne, il s'attira toutes les foudres de la censure, et depuis cette œuvre a toujours servi de prétexte aux polémiques contre Heine...