Boom latinoamericano - Mario Vargas Llosa (1936, Per.), "La ciudad y los perros" (La Ville ret les chiens, 1963), "La casa verde" (1966), "Conversacion en la catédral" (1969), "La orgia perpetua" (1975), "La tia Julia y el escribidor" (1977), "La fiesta del chivo" (2000) - Manuel Puig (1932-1990, Arg), "El beso de la mujer araña" (1976, Le Baiser de la femme araignée), "Boquitas pintadas" (1969) - José Donoso (1924-1996, Chil.), "Coronación" (1957), ""El lugar sin limites" (1967), "El obsceno pajaro de la noche" (1970, L'Obscène Oiseau de la nuit) - .....

Last update: 03/11/2017


L’année 1962 fut une année de référence non seulement dans l’histoire de la littérature hispano-américaine mais pour toute la littérature écrite de part ce monde : le Péruvien Mario Vargas Llosa était primé pour "La Ville et les Chiens", le Mexicain Carlos Fuentes publiait "La mort d’Artemio Cruz", le Cubain "Alejo Carpentier" faisait paraître son chef d’œuvre, "Le Siècle des Lumières". Comment expliquer cette soudaine maturation littéraire qui s’exprime par la publication d’œuvres résolument modernes et capables de plus de trouver un nouveau public. Et l'on peut continuer, autant d'oeuvres déjà évoquées ici même, "Marelle" de l’Argentin Julio Cortazar, "Cent ans de solitude" du Colombien Gabriel Garcia Marquez, "Trois tristes tigres" du Cubain Guillermo Cabrera Infante, "Ramasse-Vioques" de l’Uruguayen Juan Carlos Onetti, "Paradiso" du Cubain José Lezama Lima, "Héros et tombes" de l’Argentin Ernesto Sabato, "Ce lieu sans limites" du Chilien José Donoso, "La trahison de Rita Hayworth" de l’Argentin Manuel Puig. Ils n'appartiennent pas tous à une même génération, ils n’empruntent pas tous les mêmes voies, malgré des convergences occasionnelles, deux d’entre eux recevront le prix Nobel de littératurel, Garcia Marquez et Vargas Llosa....

Et parmi leurs prédécesseurs, le Mexicain Juan Rulfo, précurseur du « réalisme magique », avait déjà cessé d’écrire et l’Argentin Jorge Luis Borges sa réputation internationale. On ne le répètera jamais assez, les littératures hispano-américaines ne peuvent être décrites comme une simple juxtaposition de littératures, voire de cultures, propres à chacune des nations qui forment l'Amérique hispanique. Il y a fondamentalement une même "nature" latino-américaine, ..

Ainsi Mario Vargas Llosa qui dans ses livres (La ciudad y los perros, 1963; La casa verde, 1966; Conversacion en la catédral, 1969) entend dénoncer par la fiction le triomphe de la corruption au Pérou et la résignation à la survie au jour le jour des non-possédants, mais plus encore ne cesse de s'interroger tout au long de son oeuvre romanesque :  à quelle époque

a commencé la décadence du Pérou ? Est-elle récente, due aux exactions d'un gouvernement qui a pourri toute la structure sociale du pays ? Ou bien est-elle lointaine, et vient-elle de l'être humain lui-même dont toutes les idéologies sont discutables tant il est médiocre et ne peut donc vivre que résigné ? Un raisonnement, des interrogations que l'on peut tenir pour l'ensemble de l'Amérique latine, mais au fond, peut-être pas que ...

David Alfaro Siqueiros - Nuestra imagen actual (1947, Museo de Arte Moderno, México)

 


Mario Vargas Llosa (1936)
"El género novelesco no ha nacido para contar verdades, éstas, al pasar a la ficción, se vuelven siempre mentiras" (Le genre romanesque n’est pas né pour raconter des vérités, celles-ci, en passant à la fiction, deviennent toujours des mensonges) - Natif d'Arequipa, au sud du Pérou, Mario Vargas Llosa vit une enfance et une jeunesse aussi lourdes familialement (marquée notamment par la mésentente avec un père violent et le collège militaire de Leoncio Prado) que socialement (le général Manuel Odria exerce une dictature étouffante entre 1948 et 1956), suit des études littéraires dans la vieille université de San Marcos, à Lima. Dès 1958, il est en Europe, à Madrid, où il publie un recueil de nouvelles, "Los Jefes" (1959, Les Caïds). Puis à Paris : c'est là, qu'il poursuit la rédaction de l'ouvrage qui lui donne une renommée immédiate, "La ciudad y los perros" (1963, La Ville et les chiens), puis "La Casa verde" (1967), "Conversacion en la Catedral" (1969), enfin en 1974, "La tia Julia y el escribidor" : c'est à cette date qu'il regagne le Pérou, alors fait désormais partie intégrante du panthéon des écrivains de ce pays, succédant à Ricardo Palma, César Vallejo, José María Argüedas ou Ciro Alegría. Gagné en partie à une idéologie marxiste et révolutionnaire (1953-1971), sensible à Sartre et d'une vaste culture littéraire, de Flaubert à Faulkner,  il s'orientera progressivement vers la défense de la démocratie contre toutes les formes de dictature, de terrorisme, de fanatisme ou d'intégrisme : contesté par tout un pan de la critique latino-américaine pour son revirement idéologique, candidat, sans succès, à la présidence de la République du Pérou en 1990, il se détourne de toute action politique et acquiert la nationalité espagnole en 1994...

 

"El pez en el agua" (1993, "La Llamada de la tribu" (2018)

Dans "Le poisson dans l'eau" (Éditions Gallimard, 1995), la première partie de son autobiographie, Mario Vargas Llosa partageait avec ses lecteurs deux périodes décisives de son existence : d'une part, le temps de son enfance, de son adolescence et de sa jeunesse; d'autre part, les trois années qu'il a consacrées à parcourir le Pérou, entre 1987 et 1990, en tant que candidat à l'élection présidentielle...

Avec "L'appel de la tribu" (Editions Gallimard, 2021), il va reprendre ce récit pour nous livrer une autre partie de son autobiographie. Mais, à la différence de la précédente, qui reposait sur un récit factuel, il propose ici un autoportrait intellectuel, dont le but est de nous aider à mieux comprendre l'évolution de sa pensée politique. Nous sommes ainsi invités à découvrir les sept auteurs qui ont marqué son passage du marxisme le plus orthodoxe au libéralisme, grâce à une analyse de leurs œuvres....

 

"Je n'aurais jamais écrit ce livre si je n'avais lu, voici plus de vingt ans, "La gare de Finlande", d'Edmund Wilson. Cet essai fascinant raconte l'évolution de l'idée socialiste à partir du moment où l'historien français Jules Michelet, intrigué par une citation, se mit à apprendre l'italien afin de lire Giambattista Vico, jusqu'à l'arrivée, le 3 avril 1917, en gare de Finlande, à Saint-Pétersbourg, de Lénine, qui allait diriger la révolution russe. J'ai pensé alors à un livre sur le libéralisme qui ressemblerait à ce que le critique américain avait fait sur le socialisme : un essai qui, démarrant à la naissance d'Adam Smith dans le village écossais de Kirkcaldy en 1723, rapporterait l'évolution des idées libérales à travers ses principaux représentants, ainsi que les événements historiques et sociaux qui les répandirent dans le monde. Toutes proportions gardées, telle est l'origine lointaine de "L'appel de la tribu".

En dépit des apparences, il s'agit d'un livre autobiographique qui retrace ma propre histoire intellectuelle et politique, le parcours qui m'a mené du marxisme et de l'existentialisme sartrien de ma jeunesse au libéralisme de ma maturité, en passant par la revalorisation de la démocratie que je dois à mes lectures d'écrivains tels qu'Albert Camus, George Orwell et Arthur Koestler. J'ai été poussé ensuite vers le libéralisme par certaines expériences politiques et, surtout, par les idées des sept auteurs à qui ces pages sont consacrées : Adam Smith, José Ortega y Gasset, Friedrich von Hayek, Karl Popper, Isaiah Berlin, Raymond Aron et Jean-François Revel.

J'ai découvert la politique au Pérou à douze ans, en octobre 1948, lors du coup d'État militaire du général Manuel Apolinario Odría qui renversa le président José Luis Bustamante y Rivero, apparenté à ma famille maternelle. C'est, je crois, pendant les huit années odriistes qu'est née chez moi la haine des dictateurs de tout poil, l'une des rares constantes de mon attitude politique. Mais je n'ai pris conscience du problème social, je veux dire conscience d'un Pérou plein d'injustices où une minorité de privilégiés exploitait abusivement l'immense majorité, qu'en lisant dans ma dernière année de lycée, en 1952, "Sans patrie ni frontières" de Jan Valtin. Ce livre m'a amené à m'opposer à ma famille, qui voulait que j'entre à l'Université catholique - celle des fils à papa -, en m'inscrivant à San Marcos, l'université publique, populaire et réfractaire à la dictature militaire où, j'en étais sûr, je pourrais adhérer au parti communiste. La répression odriiste l'avait presque laminé quand je suis entré à San Marcos en 1953, inscrit en lettres et droit, après avoir emprisonné, supprimé ou banni ses dirigeants ; et le parti essayait de se reconstruire avec le Groupe Cahuide, où j'ai milité un an.

C'est là que j'ai reçu mes premières leçons de marxisme, dans des groupes d'étude clandestins où l'on lisait José Carlos Mariátegui, Georges Politzer, Marx, Engels ou Lénine, et l'on avait d'intenses discussions sur le réalisme socialiste et le gauchisme, "la maladie infantile du communisme". La grande admiration que j'avais pour Sartre, que je lisais religieusement, me défendait contre le dogme - nous, les communistes péruviens, étions alors, selon l'expression de Salvador Garmendia, "en petit nombre mais parfaitement sectaires" - et m'amenait à soutenir dans ma cellule, selon la thèse sartrienne, la croyance au matérialisme historique et à la lutte des classes sans adhérer au matérialisme dialectique, ce qui me valut, lors d'une de ces discussions, d'être qualifié de « sous-homme ›› par mon camarade Félix Arias Schreiber.

J'ai pris mes distances avec le Groupe Cahuide à la fin de l'année 1954, tout en restant, je crois, socialiste, du moins dans mes lectures, position qui, ensuite, avec la lutte de Fidel Castro et ses barbus dans la Sierra Maestra et la victoire de la révolution cubaine aux derniers jours de 1958, allait notablement se raviver. Pour ma génération, et pas seulement en Amérique latine, ce qui s'était produit à Cuba fut décisif, déterminant un avant et un après idéologique. Beaucoup, comme moi, ont vu dans la geste fidéliste non seulement une aventure héroïque et généreuse, celle de combattants idéalistes qui voulaient en finir avec une dictature corrompue comme celle de Batista, mais aussi un socialisme non sectaire qui aurait permis la critique, la diversité, voire la dissidence. Nous étions nombreux à le croire et cela a contribué à donner à la révolution cubaine, dans ses premières années, une si grande assise dans le monde entier ..."


"La ciudad y los perros" (1963, La Ville et les chiens)
Ce roman, touffus, classique et d'avant-garde, impose la renommée de Vargas Llosa. Il y retrace la vie (deux ans de sa vie inspire ce récit) des cadets du collège militaire Leoncio-Prado, à Lima, univers dont la brutalité, la stupidité et l'ignorance sont exacerbées par la réclusion. Les "Chiens" sont les cadets de ce collège militaire où règnent brimades, sévices, dénonciations, exactions. 

A sa sortie, le livre échappa de peu à la censure pour sa dénonciation des pratiques de l'école où Vargas Llosa passa deux ans de sa vie , mais aussi celles des institutions militaires en général et plus largement d'un Etat qui compte sur l'armée pour maintenir l'ordre - comme ce fut le cas du Pérou entre les années 1930 et 1980...

L'un des cadets les plus violents, le Jaguar, orchestre le vol des sujets d'examen de fin d'année. Mais ce vol est dénoncé par l'Esclave, le souffre-douleur de ses camarades. Quelque temps après, l'Esclave, au cours de manœuvres de tir, est tué d'une balle perdue. Auparavant, il s'était confié à l'un de ses amis, Alberto Fernández, lequel écrit des romans pornographiques, qui circulent en secret parmi les adolescents. Fernández voudrait dénoncer à ses chefs l'origine de la mort apparemment accidentelle de l'Esclave. Un terrible chantage empêchera la vérité d'éclater. Quelques années plus tard, Alberto Fernández et le Jaguar se rencontreront de nouveau. À la lumière de leur éducation de jeunes cadres de la nation, ils essaieront de confronter leurs expériences et d'éclairer les valeurs morales qui fondent la société dont ils sont désormais les otages et les complices...

 

(...) "Una semana después, media sección la conocía y el nombre de Pies Dorados comenzó a resonar en los oídos de Alberto como una música familiar. Las referencias feroces, aunque vagas, que escuchaba en boca de los cadetes, estimulaban su imaginación. En sueños, el nombre se presentaba dotado de atributos carnales, extraños y contradictorios, la mujer era siempre la misma y distinta, una presencia que se desvanecía cuando iba a tocarla o lo sumía en una ternura infinita y entonces creía morir de impaciencia.

Alberto era uno de los que más hablaba de la Pies Dorados en la sección. Nadie sospechaba que sólo conocía de oídas el jirón Huatica y sus contornos porque él multiplicaba las anécdotas e inventaba toda clase de historias. Pero ello no lograba desalojar cierto desagrado íntimo de su espíritu; mientras más aventuras sexuales describía ante sus compañeros, que reían o se metían la mano al bolsillo sin escrúpulos, más intensa era la certidumbre de que nunca estaría en un lecho con una mujer, salvo en sueños, y entonces se deprimía y se juraba que la próxima salida iría a Huatica, aunque tuviese que robar veinte soles, aunque le contagiaran una sífilis....

 

 Une semaine plus tard, la moitié de la section la connaissait et le nom de Pies Dorados commençait à résonner aux oreilles d'Alberto comme une musique familière. Les allusions féroces, quoique vagues, qu'il entendait de la bouche des cadets stimulent son imagination. En rêve, le nom apparaissait doté d'attributs charnels étranges et contradictoires, la femme était toujours la même et différente, une présence qui s'évanouissait lorsqu'il allait la toucher ou qui le plongeait dans une tendresse infinie et alors il croyait mourir d'impatience.

Alberto était l'un des Pies Dorados dont on parlait le plus dans la section. Personne ne soupçonnait qu'il ne connaissait le bouge de Huatica et ses environs que par ouï-dire car il multipliait les anecdotes et inventait toutes sortes d'histoires. Mais cela ne parvenait pas à déloger de son esprit un certain malaise intime ; plus il décrivait d'aventures sexuelles à ses compagnons, qui riaient ou mettaient sans scrupules la main à la poche, plus intense était la certitude qu'il ne serait jamais au lit avec une femme, sauf en rêve, et alors il déprimait et se jurait que la prochaine fois qu'il sortirait, il irait à Huatica, même s'il devait voler vingt soles, même s'il devait attraper la syphilis...

 

D'abord intitulé "La Demeure du héros" (La morada del héroe), puis "Les Imposteurs" (Los impostore), "La ciudad y los perros" (LA VILLE ET LES CHIENS) évoque donc l'enfer quasi carcéral du collège Leoncio Prado de Lima, où Vargas Llosa fut interne de 1950 à 1952.  "Chiens" est le surnom donné au collège aux élèves de première année, contraints d'obéir à la discipline de fer des enseignants et, plus servilement encore, par tradition, aux caprices et persécutions des aînés. Pour contrecarrer les brimades, quatre "chiens" décident de former un clan secret, "le Cercle", lequel répondra à la violence par la violence,  à l`intransigeance du règlement par la fraude, développant ainsi les vices qui caractérisent l'établissement : vols, mensonges, masturbation, alcool. Avec "le Jaguar", - leur chef -,  "le Boa ", "le Frisé" et "Porfirio Cava" deviennent les maîtres des "chiens" et choisissent en particulier pour souffre-douleur un garçon plus tendre. traumatisé par la violence d'un père retrouvé alors qu`il avait

huit ans. Ricardo Araña dit "l`Esclave". Pourtant, l'Esclave n'est pas tout à fait seul. ll a un ami - lui aussi en désaccord avec un père ivrogne et débauché - un camarade que les petits récits pornographiques qu'il écrit pour ses condisciples ont fait surnommer "le Poète ". 

Le drame éclate le jour où le Cercle, pour faciliter son succès à l'examen de fin de troisième année, charge Porfirio Cava de dérober les questions de chimie. Témoin du vol, l`Esclave dénonce son auteur aux autorités. Peu après, au cours d'exercices de tir, il est blessé d'une balle dans la tête et meurt à l`hôpital. 

Rage, remords ou désarroi? Le Poète révèle le nom de l`assassin : le Jaguar, et aussi les jeux et plaisirs défendus des cadets du collège. Craignant le discrèdit aux yeux de l'opinion publique, les autorités préfèrent défendre la thèse du suicide par imprudence, en même temps qu`elles contraignent le Poète au silence en exhibant sa littérature compromettante. Les rapports obstinés du lieutenant Gamboa, officier dur mais intègre, se heurtent à la volonté de mutisme des chefs. 

L`épilogue est la sanction de cette détérioration morale : Gamboa accepte en militaire son déplacement dans la solitude des hauts plateaux: le Poète s`abandonne aux joies de l`amour avec une jeune fille de la bonne société; le Jaguar épouse son amie d`enfance, Teresa la délaissée, et continue de fréquenter les mauvais garçons avec lesquels il a "travaillé" quand il était écolier. 

Si l'on tient compte du fait que toutes les régions. tous les secteurs, toutes les classes sociales du Pérou sont représentés au collège Leoncio Prado qui forme les cadres de la nation, c'est donc le procès de l'éducation de tout un pays qui est fait ici. Le contenu social du roman était explosif et a été souvent comparé à celui des "Désarroís de I 'élève Törless" de Robert Musil. Quand il parut, professeurs, officiers et cadets du collège visé brûlèrent solennellement l`ouvrage. (Trad. Gallimard, 1966).

 


"La casa verde" (1965, La Maison verte)
La "Casa verde" est le bordel de Piura, ville du Nord, entouré d'une immense forêt vierge, centre de plusieurs intrigues sans lien nécessaire entre elles si ce n'est de tenter d'exprimer un monde dans la totalité de sa vie et ce jusqu'au plus infime détail : "histoire de Bonifacia, une petite Indienne recueillie par les religieuses de la mission catholique et qui deviendra la locataire du lupanar ; histoire du bandit Fushia ; histoire des habitants de la forêt vierge et de leurs démêlés avec les Blancs."

 

"La casa verde", de l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa s`organise autour de deux lieux, Piura, - la ville jaune du nord, située au bord du désert et sur laquelle le vent de sable s'abat implacablement toutes les nuits -, et Santa-María-de-Nieva, - la bourgade verte agrippée au bassin du haut Marañon, en pleine forêt amazonienne. Piura, que l`on voit se développer au cours du roman, représente en quelque sorte la civilisation : elle a ses boutiques, ses rues pavées, sa cathédrale, et sa population y est accueillante malgré le fanatisme de son curé et les ragots de ses bigotes. Santa-Maria-de-Nieva, elle, incarne la société primitive, avec ses cabanes, ses bambous, ses moustiques, ses pluies, ses pilotes, sa petite garnison de militaires et ses tribus d'Indiens à l'état sauvage. Pourtant, et puisque rien n'est simple en ce monde, Piura a aussi ses "barbares" et Santa-María ses "civilisés"...

Piura, l'accueillante Piura, a recueilli un jour don Anselmo, et celui-ci a construit sur ses sables la Maison verte, un bordel qui ne tarde pas à transformer la mentalité de la ville ; dans la cité naguère silencieuse, l'écho de sa harpe et de ses guitares retentit jusqu'à l`aube, mêlé aux cris et aux rires de ses nombreux visiteurs.

Un jour, le père García, au cours d'une incursion avec ses bigotes, brûle la Maison verte, mais celle-ci renaîtra sous l`impulsion d`Anselmo, encouragé par les "indomptables", les voyous du quartier populaire de la Mangacheria. A Santa-María-de-Nieva, en revanche, la civilisation est présente sous la forme d'une mission où une poignée de religieuses éduquent dans le catholicisme les petites Indiennes arrachées par les militaires à leurs parents païens. Deux protagonistes incarnent plus particulièrement ce conflit : dans le climat primitif de Santa-Maria, le sergent Lituma est un homme probe, l'époux - presque - modèle de Bonifacia, la timide Indienne élevée par les sœurs de la mission. Mais quand il revient à Piura la civilisée, il retrouve le milieu de son enfance, celui des "indomptables ", et connaît la déchéance et la prison. Bonifacia, elle, se prostitue à la Maison verte sous le nom de la Sauvage. 

Entre les deux lieux et les deux âges, le fleuve constitue le lien naturel, humain et commercial, avec ses pilotes, ses aventuriers, ses trafiquants, ses policiers et ses indigènes dont les destins se croisent, se mêlent ou s`affrontent. C'est un monde complexe. constitué comme tous les mondes de purs et d'impurs, de bons et de méchants, quand ils ne sont pas

les deux à la fois. On y trouve entre autres Fushia, le bandit poursuivi qui, rongé par la maladie, raconte à Aquilino, le pilote qui le transporte, son trafic clandestin, ses démêlés avec son rival Reátegui et ses amours avec Lalita, et les Indiennes; Nieves, le pilote, qui a enlevé Lalita à Fushia, et qui, après des années de commerce intègre, a fini par rendre

service aux aventuriers, ce qui l'a perdu; les Indiens aussi, les Huambisas et les Agmarunas, avec leurs chefs, tour à tour alliés aux trafiquants ou traqués par eux, dans un imbroglio d'intérêts qu'ils ne comprennent pas.


"Conversacion en la Catedral" (1969, Conversation à la "Cathédrale")
"À la fourrière où il est allé rechercher son chien, dans les faubourgs de Lima, Santiago Zavala rencontre le Noir Ambrosio, ancien chauffeur de son père, Don Fermín, et l'invite à boire un verre à La Cathédrale, taverne locale. Ils restent ensemble quatre heures durant : Santiago veut faire parler Ambrosio sur un passé qui l'obsède. Il repartira, ivre, sans avoir rien appris. Mais cette conversation à La Cathédrale déclenche le processus selon lequel dix années de passé vont s'éclairer aux yeux de Santiago, en même temps qu'elles seront présentées au lecteur dans leur totalité, à la fois avec leurs énigmes et avec l'élucidation de ces énigmes. Ainsi, toutes époques mêlées, se construit le récit, dont le lecteur lui-même tient le fil." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Sylvie Léger et Bernard Sesé).

 

"Conversación en la Catedral", de l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, a pour cadre Lima, à l'époque de la dictature du général Manuel Apolinario Odria (1948-1956). En allant récupérer son chien enlevé par la fourrière, le journaliste Santiago Zavala rencontre Ambrosio le Noir, l'ancien chauffeur de son père, et bavarde longuement avec lui dans un bar populaire, "La Cathédrale". Les souvenirs des deux hommes qui surgissent par bribes et les questions multiples que pose Zavala évoquent de nombreux personnages liés à leur vie et appartenant à tous les milieux : domestiques, comme Amelia, Pamie d'Ambrosio, renvoyée pour s'être prêtée aux jeux sexuels de Santiago et de son frère; ouvriers chômeurs, comme le mari d'Amelia, battu par la police et abandonné moribond près de l'hôpital;  policiers, comme Cayo Bermúdez, homme de confiance du Président, tortionnaire, spécialiste de la répression et du trafic avec les trusts étrangers s`installant dans le pays; prostituées, comme la Muse, entretenue par Bermúdez et finalement assassinée à l'instigation de don Fermín, aristocrate hypocrite et dépravé, père de Santiago... 

Tous les épisodes, souvent violents, abusifs, misérables, auxquels les deux protagonistes ont été mêlés, révèlent l'intention de l'auteur : dénoncer par la fiction le triomphe de la corruption au Pérou et la résignation à la survie au jour le jour des non-possédants. Une interrogation est ici posée qui deviendra un leitmotiv dans l'œuvre romanesque de Vargas Llosa, à quelle époque a commencé la décadence du Pérou et quelles en sont les causes ? Des interrogations qui seront en particulier reprises et illustrées par l'échec révolutionnaire du guérillero Mayta dans "Histoire de Mayta" (1984) - (Trad. Gallimard, 1973).

 


"La tia Julia y el escribidor" (1979, La tante Julia et le scribouillard)
"Lorsque la table du déjeuner familial est desservie et que s'annonce un après-midi sans surprise et sans sorties, que faire? En Amérique latine, des millions d'hommes – et surtout de femmes – attendent alors le moment de tourner le bouton de la radio pour absorber leur dose quotidienne de rire, de larmes et de rêve. C'est derrière les feux de cette rampe-là, faussement clinquante, que le grand romancier péruvien nous mène : acteurs vieillis dont seule la voix séduit encore, tâcherons de l'écriture dévorés par le halo d'une gloire illusoire, requins de l'audio-visuel artisans de la misère de leurs «créateurs». Pedro Camacho, un as du feuilleton radio, arrive alors à Lima. Il n'a d'autre vie que celle de ses personnages et de leurs intrigues. Enfermé jour et nuit dans la loge de l'immeuble de la radio, il manipule les destinées de ces êtres imaginaires qui font battre le cœur des auditeurs. Mais voilà que, au comble de la gloire, son esprit s'embrume : comme des chevaux fous, ses héros franchissent les barrières, font irruption dans des histoires qui ne sont pas les leurs et engendrent une avalanche de catastrophes : les auditeurs affolés portent plainte... En contrepoint, nous est contée l'histoire de «Varguitas» : à dix-huit ans, il poursuit, mollement, des études de droit, comme l'exige son père. Installé dans un cagibi, il gagne quelques sous en rédigeant les bulletins de nouvelles pour la radio de Lima et rêve de faire publier les nouvelles qu'il écrit à ses (nombreux) moments perdus. Pour la première fois, Mario Vargas Llosa parle ici à la première personne et raconte son histoire : «Varguitas» n'est autre que lui et la tante Julia, fraîchement divorcée, de quinze ans son aînée, a bien existé. Malgré l'opprobre familial et le rocambolesque bureaucratique, il finira par l'épouser. Il est difficile de mieux conjuguer le rétro, le kitsch et le mélo que Mario Vargas Llosa le fait dans ce livre, l'un des plus éblouissants témoignages sur ce qu'est aujourd'hui le vécu, le ressenti, le rêvé de l'homme moyen en Amérique latine." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan).

 

"La tía Julia y el escribidor", de l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, est une fiction partiellement autobiographique traitée avec humour et sous le signe d`une passion littéraire, "Madame Bovary" de Flaubert. Un étudiant de dix-huit ans, Mario Varguitas, dirige un programme d'informations à la radio et rêve de devenir écrivain. Deux nouveaux

venus vont bouleverser sa vie : Pedro Camacho, un auteur à succès de feuilletons radiophoniques, arrivé de Bolivie pour travailler avec Mario; et la tante Julia, la femme divorcée d`un de ses oncles, débarquée à Lima avec sa franchise et sa séduisante gaieté. 

De quinze ans l`aînée de Mario, la tante Julia aime comme madame Bovary les petits romans sentimentaux où l'on verse toutes les larmes de son corps et raffole des mélos cinématographiques mexicains. Mario, qui souffre du complexe d`OEdipe. s`éprend de la tante Julia et vit une liaison qui a toutes les apparences rocambolesques d`un roman-feuilleton : réactions hostiles de la famille dont il faut mille fois déjouer les pièges, rendez-vous ardents dans le réduit où travaille Mario, complicité d'une jeune cousine dont l`ami de Mario est amoureux, courroux du père qui menace de tuer son fils quand il apprend son mariage.

Puis c`est le départ pour Paris, autre rêve de Mario. Il s'y installe avec Julia et devient véritablement écrivain. Quand, finalement, il divorce pour épouser sa cousine Patricia, il a résolu son complexe d'OEdipe, du point de vue affectif mais aussi littéraire car, n`imitant plus les autres mais créant de vrais personnages, "ses" personnages, il perpétue le "meurtre du père" en faisant naître et en tuant ses modèles. (Trad. Gallimard, 1979).


"Pantaleon y las visitadoras" (1973, Pantaleon Et Les Visiteuses)

Le capitaine Pantaleon Pantoja a le génie de l’organisation, l’amour de l’obéissance et une seule mystique : l’efficacité de l’institution militaire. Il met toutes ses vertus au service d’une mission dont le chargent ses supérieurs, et qui consiste a and “pacifier and ” sexuellement les troupes isolées de l’Amazonie péruvienne. Son travail acharne et ses talents lui permettent de monter rapidement le S.V.G.P.F.A. (Service de Visiteuses pour Garnisons, Postes Frontières et Assimiles), qui a son hymne, ses couleurs, et devient une florissante affaire…

 


"La orgia perpetua" (L'orgie perpétuelle, 1975)

"La orgía perpetua" est un essai de l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa qui, en 1959,  débarque à Paris, découvre Flaubert et s'éprend de Madame Bovary. Il a vingt-trois ans. Il a publié quelques nouvelles qui l'ont révélé et est, avouera-t-il, un "lecteur cannibale de romans" : "Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu'une bonne partie des êtres en chair et en os que j'ai connus", affirme-t-il, en précisant "mais aucun avec qui j'aie eu une relation plus clairement passionnelle qu'Emma Bovary". Elle sera "obsession" et "modèle" : "Je savais désormais quel écrivain j'aurais aimé être et je savais dès lors et jusqu'à ma mort que je vivrais amoureux d'Emma Bovary"... 

Après avoir étudié tous les romans de Flaubert et sa correspondance, le jeune écrivain venu du lointain Pérou proclame et démontre que celui-ci est à la fois le père du nouveau roman, l`un des principaux fondateurs de la sensibilité moderne et un freudien avant la lettre. Entrecoupée de souvenirs personnels, cette lecture de Flaubert est une subtile suite de variations sur la phrase écrite par l'auteur de "Salammbó" à Mlle Leroyer de Chantepie, le 4 septembre 1858, et citée en exergue par Vargas Llosa : « Le seul moyen de supporter l'existence, c'est de s`étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle" (Trad. Gallimard, 1978).


"La Guerra del fin del mundo" (1981, La Guerre de la fin du monde)

Ce huitième roman de Vargas Llosa aborde encore les différentes faces du mal, dans un récit

remarquable et apocalyptique. Cet ouvrage est un tournant dans l'œuvre de I'auteur péruvien, qui abandonne son pays natal pour raconter des événements réels, qui se déroulèrent au Brésil à la fin du XIXe siècle. Il relate l'expérience messianique d'Antonio Consejero, un saint homme visionnaire qui prêcha contre la République et la modernité, se faisant le porte-parole des dépossédés du Nord-Est brésilien. ll défie le gouvernement républicain, qui lui envoie l'armée. Celle-ci détruit Canudas, la ville dans laquelle Consejero et ses adeptes espéraient instaurer un royaume pour mille ans...

Vargas Llosa a créé un roman méticuleusement documenté - l'ascension, la carrière et la destruction d'un monstre fascinant et d'une expédition punitive criminelle  de la "civilisation" -,  inspiré par une œuvre qu'il considère comme fondamentale, "Hautes Terres" (Os Sertoes), de l'écrivain brésilien Euclides da Cunha (1866-1909), un ouvrage que le poète américain Robert Lowell, préférait au "Guerre et paix" de Tolstoï....


"Historia de Mayta" (1984)

Souvent sous-estimé, ce roman va bien au-delà des lectures politiques qui, à l’époque, en ont réduit la portée. Mario Vargas Llosa nous entraîne dans le sillage de Mayta, protagoniste d’une tentative révolutionnaire trotskyste qui se déroule en 1958. La reconstitution de l’histoire de ce personnage se fait à travers les témoignages de ceux qui l’ont connu et la confrontation ultérieure de ce récit chargé de subjectivisme avec la réalité. Le résultat ne pourra avoir qu’un arrière-goût amer et tragicomique, Mayta n'est-il pas le fils d’une période de passions politiques et de conflits idéologiques, mais il incarne aussi un moment clé dans le devenir de l’Amérique latine, un temps de revendication violente des désirs et des droits ...


"¿Quién mató a Palomino Molero ?" (1987,  Qui a tué Palomino Molero ?)

"Le corps d'un jeune homme affreusement mutilé, accroché à un arbre, a été découvert par un jeune chevrier. L'enquête conduit le lieutenant Silva et le sergent Lituma dans l'univers préservé d'une base militaire dirigée par le colonel Mindreau, et dans le labyrinthe de la petite ville de Talara organisée autour de la gargote de Doña Adriana. D'un côté, le monde secret de l'armée, de l'autre toute une population haute en couleur, pitoyable, mesquine, truculente. Qui, dans tout cela, a tué Palomino Molero ?

Au suspense sans faille d'un véritable roman policier, Mario Vargas Llosa greffe une rigoureuse analyse des problèmes sociaux du Pérou et une dénonciation ironique, implicite, des mécanismes du pouvoir." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan).


"Lituma en los Andes" (1993)

Dans le camp minier de Naccos dans les montagnes du Pérou, trois hommes ont disparu. Le caporal Lituma, affecté à cette zone, est accablé par le mystère des disparitions et ne cesse de chercher les responsables de ces morts. Avec leur adjoint Tomas, ils sont plongés dans un climat de méfiance généralisée et hostile, où se fondent mythe et réalité sous la menace constante des guérilleros maoïstes du Sentier lumineux. En contrepoint à ce drame collectif se trouve l’histoire intime de ces personnages, en particulier celle d’un ancien amour de Tomas, qu’il narre sous forme d’épisodes entrecoupés qui se déroulent les nuits de sommeil et de conversations avec son supérieur. L’encouragement mythique de la Narracion, dans laquelle on entrevoit beaucoup d’autres silhouettes énergiquement tracées, insuffle une vie extraordinaire à des réalités qui s’observent d’une manière implacable et minutieuse, faisant de ce roman un Clasico....


"La fiesta del chivo" (La Fête au bouc, 2000)

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa, auteur bien connu de "Conversacion en la Catedral, 1969)  dénonce le terrorisme du "Sendero Luminoso" des années 1980 dans "Lituma en los Andes" (Lituma dans les Andes, 1993), armée sans visage génératrice d'angoisse dans un pays qui ne semble pas pouvoir échapper à une violence native, puis la dictature de Trujillo (1930-1961) en République Dominicaine dans "La fiesta del chivo". 

"Que vient chercher à Saint-Domingue cette jeune avocate new-yorkaise après tant d'années d'absence ? Les questions qu'Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans le labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo (1891-1961), au moment charnière de l'attentat qui lui coûta la vie en 1961. 

Dans des pages inoubliables - et qui comptent parmi les plus justes que l'auteur nous ait offertes -, le roman met en scène le destin d'un peuple soumis à la terreur et l'héroïsme de quatre jeunes conjurés qui tentent l'impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne d'un homme hanté par un rêve obscur et dont l'ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie. Jamais, depuis Conversation à «La Cathédrale», Mario Vargas Llosa n'avait poussé si loin la radiographie d'une société de corruption et de turpitude. Son portrait de la dictature de Trujillo, gravé comme une eau-forte, apparaît, au-delà des contingences dominicaines, comme celui de toutes les tyrannies - ou, comme il aime à le dire, de toutes les «satrapies»."

(Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan)

 

(...)

Al bajar del auto oficial, los ayudantes lo escoltaron hasta el despacho del Benefactor, sin que nadie lo registrara. Los oficiales debían tener instrucciones precisas; apenas la inconfundible vocecita chillona respondió «Adelante», el teniente primero Roberto Figueroa Carrión y su campanero se apartaron, dejándolo entrar solo. El despacho se hallaba en semipenumbra, debido a los postigos medio cerrados de la ventana que daba al jardín. El Generalísimo, en su escritorio, lucía un uniforme que Antonio no recordaba: guerrera blanca y larga, de faldones, con abotonadura de oro y grandes charreteras de dorados flecos sobre la pechera, de la cual pendía un multicolor abanico de medallas y condecoraciones. Llevaba un pantalón azul claro, de franela, con'una raya blanca perpendicular. Se dispondría a asistir a alguna ceremonia militar. La luz de la lamparilla iluminaba la cara ancha, cuidadosamente rasurada, los cabellos grises bien asentados y el bigotito mosca, imitado de Hitler (a quien, le había oído decir alguna vez Antonio, el jefe admiraba «no por sus ideas, sino por su manera de llevar el uniforme y presidir los desfiles»). Aquella mirada fija, directa, clavó a Antonio en el sitio apenas cruzó el umbral. Trujillo se dirigió a él después de observarlo un buen rato:

 

Lorsqu'il descendit de la voiture officielle, les assistants l'escortèrent jusqu'au bureau du Bienfaiteur, sans que personne ne le fouille. Les officiers devaient avoir des instructions précises, car dès que la petite voix stridente et reconnaissable a répondu "Adelante", le premier lieutenant Roberto Figueroa Carrión et son sonneur se sont écartés, le laissant entrer seul. Le bureau est dans la pénombre, en raison des volets mi-clos de la fenêtre donnant sur le jardin. Le généralissime, assis à son bureau, portait un uniforme dont Antonio ne se souvenait pas : une longue veste blanche à jupe, avec un boutonnage doré et de grandes épaulettes à franges dorées sur le plastron, d'où pendait un éventail multicolore de médailles et de décorations. Il porte un pantalon de flanelle bleu clair avec une bande blanche perpendiculaire. Il s'apprête à assister à une cérémonie militaire. La lumière de la lampe éclaire son large visage rasé, ses cheveux gris bien attachés et sa petite moustache, imitation d'Hitler (dont Antonio avait entendu dire un jour que le chef l'admirait "non pas pour ses idées, mais pour la façon dont il portait son uniforme et présidait les défilés"). Ce regard fixe et direct cloue Antonio sur place dès qu'il franchit le seuil de la porte. Trujillo se tourne vers lui après l'avoir longuement observé :

 

–Ya sé que crees que a Octavio lo mandé matar y que lo de su suicidio es una farsa, montada por el Servicio de Inteligencia. Te he hecho venir para decirte personalmente que te equivocas. Octavio era hombre del régimen. Siempre fue leal, un trujillista. Acabo de nombrar una comisión, presidida por el procurador general de la República, licenciado Francisco Elpidio Beras. Con poderes amplísimos para interrogar a todo el mundo, militares y civiles. Si lo de su suicidio es mentira, los culpables lo pagarán.

Le hablaba sin animosidad y sin inflexiones, mirándolo a los ojos de la manera directa y perentoria con que hablaba siempre a subordinados, amigos y enemigos. Antonio permanecía inmóvil, más decidido que nunca a saltar sobre el farsante y apretarle el pescuezo, sin darle tiempo a pedir ayuda. Como para facilitarle la tarea, Trujillo se puso de pie y avanzó hacia él, a pasos lentos, solemnes. Sus zapatos negros brillaban más todavía que las enceradas maderas del despacho.

–También autoricé al FBI a venir a investigar aquí la muerte de ese tal Murphy -añadió, con el mismo tonito agudo-. Es una violación de nuestra soberanía, por supuesto. ¿Permitirían los gringos que nuestra policía fuera a investigar el asesinato de un dominicano en New York, Washington o Miami? Que vengan. Que el mundo sepa que no tenemos nada que ocultar.

 

-Je sais que vous croyez que j'ai fait tuer Octavio et que son suicide est une farce, mise en scène par l'Intelligence Service. Je vous ai fait venir ici pour vous dire personnellement que vous vous trompez. Octavio était un homme du régime. Il a toujours été loyal, un partisan de Trujillo. Je viens de nommer une commission, présidée par le procureur général de la République, Francisco Elpidio Beras. Avec des pouvoirs très étendus pour interroger tout le monde, militaires et civils. Si l'histoire de son suicide est un mensonge, les coupables le paieront.

Il lui parle sans animosité et sans inflexion, en le regardant dans les yeux de la manière directe et péremptoire avec laquelle il s'adresse toujours à ses subordonnés, amis et ennemis. Antonio resta immobile, plus déterminé que jamais à sauter sur le faussaire et à lui serrer la gorge, sans lui laisser le temps d'appeler à l'aide. Comme pour lui faciliter la tâche, Trujillo se leva et s'avança vers lui, à pas lents et solennels. Ses chaussures noires brillaient encore plus que le bois ciré du bureau.

J'ai également autorisé le FBI à venir ici pour enquêter sur la mort de ce Murphy, ajouta-t-il sur le même ton aigu. Les gringos autoriseraient-ils notre police à enquêter sur le meurtre d'un Dominicain à New York, Washington ou Miami ? Qu'ils viennent. Que le monde sache que nous n'avons rien à cacher.

 

Estaba a un metro de distancia. Antonio no podía resistir la mirada quieta de Trujillo y pestañeaba sin cesar.

–A mí no me tiembla la mano cuando tengo que matar -añadió, después de una pausa -. Gobernar exige, a veces, mancharse de sangre. Por este país, he tenido que hacerlo muchas veces. Pero, soy un hombre de honor. A los leales, les hago justicia, no los mando matar. Octavio era leal, hombre del régimen, un trujillista probado. Por eso, me jugué para que no fuera a la cárcel cuando se le fue la mano en Londres y mató a Luis Bernardino. La muerte de Octavio será investigada. Tú y tu familia pueden participar en los trabajos de la comisión.

Dio media vuelta y de la misma manera calmosa regresó a su escritorio. ¿Por qué no saltó sobre él cuando lo tuvo tan cerca? Se lo preguntaba todavía, cuatro años y medio después. No porque creyera una palabra de lo que decía. Aquello era parte de la farsa a la que Trujillo era tan propenso y que la dictadura superponía a sus crímenes, como un suplementario sarcasmo a los hechos luctuosos sobre los que se levantaba. ¿Por qué, entonces? No por miedo a morir, porque, entre todos los defectos que se reconocía, nunca figuró el miedo a la muerte. Desde que era un alzado y con una pequeña tropa de horacistas combatió a tiros al dictador, se había jugado la vida muchas veces. Era algo más sutil e indefinible que el miedo: esa parálisis, el adormecimiento de la voluntad, del raciocinio y del libre albedrío que aquel personajillo acicalado hasta el ridículo, de vocecilla aflautada y ojos de hipnotizador, ejercía sobre los dominicanos pobres o ricos, cultos o incultos, amigos o enemigos, lo que lo tuvo allí, mudo, pasivo, escuchando aquellos embustes, espectador solitario de esa patraña, incapaz de convertir en acción su voluntad de saltar sobre él y acabar con el aquelarre en que se había convertido la historia del país.

 

J’étais à un mètre de là. Antonio ne pouvait pas résister au regard immobile de Trujillo et clignait des yeux sans cesse.

– Je ne tremble pas quand je dois tuer, a-t-il ajouté, après une pause. Gouverner exige parfois de se salir de sang. Pour ce pays, j’ai dû le faire plusieurs fois. Mais, je suis un homme d’honneur. Je rends justice aux loyaux, je ne les fais pas tuer. Octave était loyal, un homme du régime, un trujilliste prouvé. C’est pourquoi j’ai pris des risques pour qu’il n’aille pas en prison quand il a perdu la main à Londres et a tué Luis Bernardino. La mort d’Octavio fera l’objet d’une enquête. Vous et votre famille pouvez participer aux travaux de la commission.

Pourquoi n'a-t-il pas sauté dessus alors qu'il était si près du but ? se demande-t-il encore, quatre ans et demi plus tard. Non pas parce qu'elle croyait un mot de ce qu'il disait. Cela faisait partie de la farce à laquelle Trujillo était si enclin et que la dictature superposait à ses crimes, comme un sarcasme supplémentaire aux tristes faits sur lesquels elle était bâtie. Pourquoi, alors ? Pas par peur de mourir, car, parmi tous les défauts qu'il reconnaissait, la peur de la mort ne figurait jamais. Depuis qu'il avait été rebelle et qu'avec une petite troupe d'Horacistas, il avait combattu le dictateur à coups de fusil, il avait risqué sa vie à de nombreuses reprises. C'était quelque chose de plus subtil et indéfinissable que la peur : cette paralysie, cet engourdissement de la volonté, de la raison et du libre arbitre que ce petit personnage, prétentieux jusqu'au ridicule, à la voix chantante et aux yeux hypnotisants, exerçait sur les Dominicains, riches ou pauvres, éduqués ou non, amis ou ennemis, et qui le tenait sous son emprise, amis ou ennemis, qui le maintenaient là, muet, passif, écoutant ces mensonges, spectateur solitaire de ce canular, incapable de convertir en action sa volonté de lui sauter dessus et de mettre fin à cette foire qu'était devenue l'histoire du pays.

(...)

Les livres sur les dictateurs ne sont pas rares en Amérique latine, mais Mario Vargas Llosa, dans "La fiesta del chivo" sait entraîner ses lecteurs dans la rue pour y partager avec eux tant les espoirs des conspirateurs et le dîner des victimes que l'exposé de Rafael Trujillo du dernier jour d'une dictature tyrannique qui dura trente et une années en République dominicaine. Le roman dénoue trois récits entremêlés : celui d'Urania, qui représente la mémoire collective des citoyens dominicains, de leurs souffrances à leur foi aveugle dans le régime et de leur complicité avec ce régime qui les a tant compromis; le deuxième récit est celui des conspirateurs, qui furent un temps des fidèles de Trujillo; et finalement, le récit de Trujillo lui-même, obsédé par son problème urinaire qui perturbe tant la discipline de son personnage public et l'oblige, lui aussi à des compromis. Llosa dit qu'en faisant le portrait de Trujillo, il dépeignait tous les dictateurs, mais la vérité perturbante de son roman vient sans doute de ses enquêtes minutieuses faites dans les rues dominicaines, interrogeant des individus en chair et en os pour écrire son roman ...

 


"Travesuras de la niña mala" (2006, Tours et détours de la vilaine fille)

¿Cuál es el verdadero rostro del amor? Quel est le vrai visage de l’amour ? Ricardo voit accompli, à un très jeune âge, le rêve qu’il nourrissait dans sa Lima natale depuis qu’il avait raison : vivre à Paris. Mais la rencontre avec un amour d’adolescence va tout changer. La jeune femme, non-conformiste, aventurière, pragmatique et inquiète, le traînera hors du petit monde de ses ambitions. Une danse de rencontres et de désaccords qui parvient à faire progresser l’intensité du récit page par page, jusqu’à atteindre ce qui semble une véritable fusion du lecteur avec l’univers émotionnel des protagonistes. Une fiction pour libérer une histoire où l’amour se montre indéfinissable, incarnant mille visages, comme celui la mauvaise fille, quel est le vrai visage de l’amour?, traduit par Albert Bensoussan, Paris, Gallimard. 

 

Les petites Chiliennes - (...)  Les vagues sur la plage de Miraflores se brisaient à deux reprises au large, d'abord à deux cents mètres du sable, et nous, les cœurs vaillants, allions là-bas les affronter à poitrine nue en nous laissant drosser pendant cent mètres, sur la crête, où les vagues ne mouraient que pour reconstituer d'arrogants rouleaux et se briser derechef, en un second déferlement qui faisait glisser les surfeurs jusqu'aux petits galets de la plage.

Cet été prodigieux, aux soirées de Miraflores, le mambo fit table rase des valses, corridos, blues, boléros et autres guarachas. Le mambo, un séisme qui fit sauter, bondir, se tortiller et déhancher tous les couples enfantins, adolescents et mûrs du quartier. Il en allait sûrement de même hors les murs de Miraflores, au-delà du monde et de la vie, dans les quartiers de Lince, Brena, Chorrillos, ou ceux, encore plus exotiques, de La Victoria, au centre  de Lima, du Rimac et de Porvenir, où nous, les Miraflorins, n'avions mis ni ne pensions jamais mettre les pieds.

Et tout comme on était passés des valses créoles et des guarachas, des sambas et des polkas au mambo, on était aussi passés des patins et de la trottinette au vélo, et certains même, tels Tato Monje et Tony Espejo, à la moto, voire à la bagnole, comme Luchin, le malabar de la bande, qui volait parfois la Chevrolet décapotable de son père et nous emmenait faire un tour sur le front de mer, depuis le Terrazas jusqu'au ruisseau d'Armendariz, à cent à l'heure.

Mais ce qui marqua vraiment cet été-là fut l'irruption à Miraflores, en provenance du lointain Chili, de deux sœurs à la présence tapageuse dont l'inimitable façon de parler, à toute allure, escamotant le bout des mots pour finir sur un « pfeuhhh », exclamation ou soupir, nous tourneboula tous, nous qui venions d'échanger nos culottes courtes contre des pantalons. Et moi, plus que tous les autres. 

La cadette ressemblait à l'aînée et vice versa. La plus âgée s'appelait Lily et était un peu moins grande que Lucy, plus jeune d’une année. Lily devait avoir tout au plus quatorze ou quinze ans, et Lucy treize ou quatorze. L’adjectif « tapageuse » semblait avoir été inventé pour elles, mais, sans laisser de l'être, Lucy l'était moins que sa sœur, non seulement parce que ses cheveux étaient moins blonds et plus courts et qu'elle s'habillait plus sobrement que Lily, mais parce qu'elle était plus silencieuse et qu'en dansant, déhanchée elle aussi et ployant la taille avec une audace qu'aucune Miraflorine n'aurait affichée, elle avait l'air réservée, complexée et presque insipide, en comparaison de cette toupie virevoltante, de cette flamme au vent, de ce feu follet de Lily qui, sitôt le disque de mambo sur le pick-up, s'élançait sur la piste." (trad. Gallimard, 2006)

 


Manuel Puig (1932-1990)
Natif de General Villegas, en pleine pampa, à 500km de Buenos Aires, Manuel Puig trouve dans le cinéma local ses premiers éléments d'évasion, puis en 1949 suit des études lettres dans la capitale et peut gagner Rome et l'Italie avec une bourse d'étude : mais c'est Hollywood qui le fascine et non le néoréalisme, et se met à l'anglais. Rentré en Argentine en 1961, il écrit un premier roman, "La traicion de Rita Hayworth", pour une part autobiographique puisque racontant l'histoire d'un jeune esseulé de la province se réfugiant dans les salles obscures pour fuir une réalité par trop ingrate. Il lui faut attendre "Boquitas pintadas" en 1969 pour rencontrer véritablement le succès. Son troisième roman, pastiche du thriller, "The Buenos Aires Affair" (1973) lui vaut la censure du nouveau gouvernement péroniste et l'oblige à s'exiler au Mexique. Mais c'est finalement à Barcelone qu'il s'installe et qu'il publie son oeuvre la plus célèbre, "El beso de la mujer araña" (1976) ... 


"La traicion de Rita Hayworth" (1968, La Trahison de Rita Hayworth)
"Pourquoi ce roman plonge-t-il d'emblée le lecteur dans un univers insolite, quand la banalité des propos, toujours maintenus au niveau de la vie quotidienne, et la simplicité des personnages (adolescents, jeunes filles, serveuses) devraient nous paraître familières, rassurantes? C'est qu'il s'agit d'une humanité complètement intoxiquée par la «culture» cinématographique. Les paroles, les pensées, les imaginations, les psychologies des protagonistes ne sont autres que celles des films commerciaux. Tout le monde «se fait du cinéma». Réquisitoire féroce ou tendre constat? L'aliénation générale est peinte avec l'absolue simplicité de ceux que l'on nomme «naïfs» : transfiguration de la réalité par les inventions à la fois innocentes et perverses d'un humour sans arrière-pensée moralisatrice. Aliénation qui n'est pas seulement d'ordre cinématographique, comme on le comprend vite : la religion, les interdits sexuels y jouent aussi leur rôle. La «trahison» de Rita Hayworth, ce pourrait bien être aussi celle d'Ève, et celle de la Sainte Vierge... Les victimes privilégiées étant bien entendu les adolescents, les enfants. En particulier le jeune Toto, quinze ans, qui doit, en même temps qu'il affronte les terreurs de l'initiation sexuelle, tenter de se délivrer des préjugés sociaux et de la sotte autorité paternelle aussi bien que sortir du délire cinématographique. L'immense richesse de la langue, langue parlée, naturelle et savante (le film, La grande valse, raconté par Toto est un sommet de cette recherche d'écriture), achève de faire de Manuel Puig et de son œuvre un phénomène tout à fait original dans la littérature latino-américaine." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).


"Boquitas pintadas" (1969, Le Plus Beau Tango du monde)

El titulo hace referencia a un fox trot, Rubias de New York, que Carlos Gardel cantaba en una pelicula de 1934, El tango en Broadway. Boquitas pintadas es una novela en forma de folletin que habla de los amores, las mezquindades y las pequenas miserias de los habitantes de un pueblo a traves de la historia de los amorios provincianos de Juan Carlos Etchepare, un galan de los anos treinta marcado por el estigma de la tuberculosis, con tres mujeres: Mabel, una maestra, Nene, la dependienta y Elsa, una viuda del lugar. Todo ello en medio de entretelones y pasiones de todo tipo....

Parodie de roman rose, un don Juan de village cherche inlassablement le bonheur à travers des conquêtes nourries de magazines féminins. "Inventeur d'une vision de la réalité, d'un ton et d'une manière inédits dans la littérature sud-américaine, Manuel Puig a inauguré, avec Le plus beau tango du monde, une véritable rhétorique du cliché, des lieux communs du langage et du comportement, pour mieux percer le subconscient collectif d'un pays - l'Argentine - et d'une époque - les années 1940." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon).

 

Puig a élaboré une nouvelle forme de littérature populaire en employant des ressources kitsch à souhait telles que bande dessinée et vers de tango, créant une panoplie de voix éblouissantes, lettres, extraits de journaux intimes, notes médicales et casiers judiciaires,  slogans publicitaires et réclames de radio, confessions, conversations pleines de sous-entendus, dialogues téléphoniques, et monologues intérieurs à la troisième personne, censée être objective  ... pour construire un récit complexe de jalousie et de méchanceté qui s'ouvre sur l'avis de décès de Juan Carlos Etcheparé en 1947. Mais les événements principaux culminent à la fin des années 1930 dans la petite ville fictive de Coronel Vallejos, avec une intrigue composée de triangles amoureux parfaitement orchestrés. Nélida et Mabel se disputent l'amour de Juan Carlos, mais l'abandonnent lorsqu'elles le découvrent pauvre et tuberculeux; Pancho, l'un de ses amis, s'éprend d'une servante, Raba, qu'il engrosse et quitte pour séduire Mabel, ce qui lui coûtera la vie. interviennent aussi dans cette géométrie amoureuse la mère de Juan Carlos et sa sœur perfide, Celina, puis la veuve avec qui ce don Juan souffrant finira ses jours. Le roman se termine en 1968, à la mort de Nélida qui emporte dans la tombe les secrets reliant toutes ces histoires.

Quant au lecteur, on connaît son goût inné pour les commérages ....

 


"El beso de la mujer araña" (1976, Le Baiser de la femme araignée)
Dans une même cellule, un jeune militant de gauche et un homosexuel plus âgé, Molina, placé auprès de ce dernier pour lui soutirer des informations compromettantes, entretiennent un dialogue quotidien, entrecoupé de récits de films détaillés que conte Molina pour les distraire. La rencontre vire progressivement à l'histoire d'amour. Hector Babenco en réalisera une adaptation en 1985.

 

—A ella se le ve que algo raro tiene, que no es una mujer como todas. Parece muy joven, de unos veinticinco años cuanto más, una carita un poco de gata, la nariz chica, respingada, el corte de cara es… más redondo que ovalado, la frente ancha, los cachetes también grandes pero que después se van para abajo en punta, como los gatos.

—¿Y los ojos?

—Claros, casi seguro que verdes, los entrecierra para dibujar mejor. Mira al modelo, la pantera negra del zoológico, que primero estaba quieta en la jaula, echada. Pero cuando la chica hizo ruido con el atril y la silla, la pantera la vio y empezó a pasearse por la jaula y a rugirle a la chica, que hasta entonces no encontraba bien el sombreado que le iba a dar al dibujo.

—¿El animal no la puede oler antes?

—No, porque en la jaula tiene un enorme pedazo de carne, es lo único que puede oler. El guardián le pone la carne cerca de las rejas, y no puede entrar ningún olor de afuera, a propósito para que la pantera no se alborote. Y es al notar la rabia de la fiera que la chica empieza a dar trazos cada vez más rápidos, y dibuja una cara que es de animal y también de diablo. Y la pantera la mira, es una pantera macho y no se sabe si es para despedazarla y después comerla, o si la mira llevada por otro instinto más feo todavía.

—¿No hay gente en el zoológico ese día?

—No, casi nadie. Hace frío, es invierno. Los árboles del parque están pelados. Corre un aire frío. La chica es casi la única, ahí sentada en el banquito plegadizo que se trae ella misma, y el atril para apoyar la hoja del dibujo. Un poco más lejos, cerca de la jaula de las jirafas hay unos chicos con la maestra, pero se van rápido, no aguantan el frío.

—¿Y ella no tiene frío?

—No, no se acuerda del frío, está como en otro mundo, ensimismada dibujando a la pantera.

—Si está ensimismada no está en otro mundo. Ésa es una contradicción.

 

-On voit bien qu'elle a quelque chose d'étrange, que ce n'est pas une femme comme les autres. Elle a l'air très jeune, vingt-cinq ans tout au plus, un petit visage de chat, un petit nez retroussé, la coupe de son visage est... plus ronde qu'ovale, son front est large, ses joues sont aussi grandes mais elles descendent en pointe, comme les chats.

-Et les yeux ?

-Bien sûr, très certainement verts, il les plisse pour mieux les dessiner. Il regarde le modèle, la panthère noire du zoo, qui au début était encore dans la cage, couchée. Mais lorsque la jeune fille a fait du bruit avec le chevalet et la chaise, la panthère l'a vue et a commencé à se promener dans la cage et à rugir après la jeune fille qui, jusqu'alors, n'arrivait pas à trouver l'ombre qu'elle allait donner au dessin. L'animal ne peut-il pas d'abord la sentir ?

-Non, parce que dans la cage il y a un énorme morceau de viande, c'est la seule chose qu'il peut sentir. Le gardien met la viande près des barreaux, et aucune odeur de l'extérieur ne peut entrer, exprès pour que la panthère ne se déchaîne pas. Et c'est en constatant la rage de la bête que la jeune fille commence à dessiner des traits de plus en plus rapides, et dessine un visage qui ressemble à la fois à un animal et à un diable. Et la panthère la regarde, c'est un mâle et on ne sait pas si c'est pour la mettre en pièces et la manger, ou si c'est poussé par un autre instinct, encore plus laid. Il n'y a personne au zoo ce jour-là ?

-Non, presque personne. Il fait froid, c'est l'hiver. Les arbres du parc sont nus. L'air est froid. La jeune fille est presque seule, assise sur le banc pliant qu'elle a apporté elle-même, et le chevalet pour soutenir la feuille de dessin. Un peu plus loin, près de la cage des girafes, il y a quelques garçons avec la maîtresse, mais ils partent vite, ils ne supportent pas le froid.

-Et elle, elle n'a pas froid ?

-Non, elle ne se souvient pas du froid, elle est dans un autre monde, absorbée par le dessin de la panthère.

-Si elle est absorbée, elle n'est pas dans un autre monde. C'est une contradiction.

 

—Sí, es cierto, ella está ensimismada, metida en el mundo que tiene adentro de ella misma, y que apenas si lo está empezando a descubrir. Las piernas las tiene entrelazadas, los zapatos son negros, de taco alto y grueso, sin puntera, se asoman las uñas pintadas de oscuro. Las medias son brillosas, ese tipo de malla cristal de seda, no se sabe si es rosada la carne o la media.

—Perdón pero acordate de lo que te dije, no hagas descripciones eróticas. Sabés que no conviene.

—Como quieras. Bueno, sigo. Las manos de ella están enguantadas, pero para llevar adelante el dibujo se saca el guante derecho. Las uñas son largas, el esmalte casi negro, y los dedos blancos, hasta que el frío empieza a amoratárselos. Deja un momento el trabajo, mete la mano debajo del tapado para calentársela. El tapado es grueso, de felpa negra, las hombreras bien grandes, pero una felpa espesa como la pelambre de un gato persa, no, mucho más espesa. ¿Y quién está detrás de ella?, alguien trata de encender un cigarrillo, el viento apaga la llama del fósforo.

—¿Quién es?

—Esperá. Ella oye el chasquido del fósforo y se sobresalta, se da vuelta. Es un tipo de buena pinta, no un galán lindo, pero de facha simpática, con sombrero de ala baja y un sobretodo bolsudo, pantalones muy anchos. Se toca el ala del sombrero como saludo y se disculpa, le dice que el dibujo es bárbaro. Ella ve que es buen tipo, la cara lo vende, es un tipo muy comprensivo, tranquilo. Ella se retoca un poco el peinado con la mano, medio deshecho por el viento. Es un flequillo de rulos, y el pelo hasta los hombros que es lo que se usaba, también con rulos chicos en las puntas, como de permanente casi.

—Yo me la imagino morocha, no muy alta, redondita, y que se mueve como una gata. Lo más rico que hay.

—¿No era que no te querías alborotar?

—Seguí.

 

-Oui, c'est vrai, elle est absorbée par le monde intérieur qu'elle commence à peine à découvrir. Ses jambes sont entrelacées, ses chaussures sont noires, à talons hauts et épais, sans embout, avec des ongles peints en noir qui ressortent. Les bas sont brillants, ce genre de maille de soie cristalline dont on ne peut dire si c'est la chair ou le bas qui est rose.

Je suis désolé, mais souviens-toi de ce que je t'ai dit, ne fais pas de descriptions érotiques. Vous savez que ce n'est pas pratique.

-Comme vous voulez. Bon, je continue. Ses mains sont gantées, mais pour réaliser le dessin, elle enlève son gant droit. Ses ongles sont longs, le vernis presque noir, et ses doigts sont blancs, jusqu'à ce que le froid commence à les meurtrir. Il s'arrête de travailler un instant, met sa main sous son manteau pour la réchauffer. Le manteau est épais, en peluche noire, les épaulettes sont grandes, mais épaisses comme la fourrure d'un chat persan, non, beaucoup plus épaisses. Et qui est derrière, quelqu'un essaie d'allumer une cigarette, le vent souffle la flamme de l'allumette.

-Qui est là ?

-Attendez. Elle entend le cliquetis de l'allumette et sursaute, se retourne. C'est un bel homme, pas un beau gosse, mais avec un beau visage, portant un chapeau à bords bas et un manteau ample, un pantalon très ample. Il touche le bord de son chapeau en guise de salut et s'excuse en lui disant que la photo est superbe. Elle voit que c'est un homme sympathique, son visage en dit long, c'est un homme très compréhensif et calme. Elle retouche de la main ses cheveux à moitié défaits par le vent. C'est une frange de boucles, et des cheveux mi-longs, ce qu'ils portaient avant, avec aussi des petites boucles aux extrémités, presque comme une permanente.

-Je l'imagine brune, pas très grande, ronde, et elle se déplace comme un chat. La chose la plus riche qui soit.

-Tu n'essayais pas de ne pas faire d'histoires ?

-J'ai continué.

 

—Ella contesta que no se asustó. Pero en eso, al retocarse el pelo suelta la hoja y el viento se la lleva. El muchacho corre y la alcanza, se la devuelve a la chica y le pide disculpas. Ella le dice que no es nada y él se da cuenta que es extranjera por el acento. La chica le cuenta que es una refugiada, estudió bellas artes en Budapest, al estallar la guerra se embarcó para Nueva York. Él le pregunta si extraña su ciudad. A ella es como si le pasara una nube por los ojos, toda la expresión de la cara se le oscurece, y dice que no es de una ciudad, ella viene de las montañas, por ahí por Transilvania.

—De donde es Drácula.

—Sí, esas montañas tienen bosques oscuros, donde viven las fieras que en invierno se enloquecen de hambre y tienen que bajar a las aldeas, a matar. Y la gente se muere de miedo, y les pone ovejas y otros animales muertos en las puertas y hacen promesas, para salvarse. A todo esto el muchacho quiere volver a verla y ella le dice que a la tarde siguiente va a estar dibujando ahí otra vez, como toda esa última temporada cuando ha habido días de sol. Entonces él, que es un arquitecto, está a la tarde siguiente en su estudio con sus arquitectos compañeros y una chica colega

también, y cuando suenen las tres y ya queda poco tiempo de luz quiere largar las reglas y compases para cruzarse al zoológico que está casi enfrente, ahí en el Central Park. La colega le pregunta adónde va, y por qué está tan contento. Él la trata como amiga pero se nota que en el fondo ella está enamorada de él, aunque lo disimula.

—¿Es un loro?

 

-Elle répond qu'elle n'a pas eu peur. Mais en se coiffant, elle fait tomber la feuille et le vent l'emporte. Le garçon court, l'attrape, la rend à la fille et s'excuse. Elle lui dit que ce n'est rien et il se rend compte qu'elle est étrangère à cause de son accent. La jeune fille lui explique qu'elle est réfugiée, qu'elle a étudié les beaux-arts à Budapest et que, lorsque la guerre a éclaté, elle s'est embarquée pour New York. Il lui demande si sa ville natale lui manque. C'est comme si un nuage passait au-dessus de ses yeux, toute son expression s'assombrit, et elle dit qu'elle ne vient pas d'une ville, mais des montagnes, quelque part autour de la Transylvanie.

-D'où vient Dracula.

-Oui, ces montagnes ont des forêts sombres, où vivent les bêtes sauvages qui, en hiver, deviennent folles de faim et doivent descendre dans les villages pour tuer. Et les gens meurent de peur, et ils mettent des moutons et d'autres animaux morts sur les portes et font des promesses pour se sauver. Pendant tout ce temps, le garçon veut la revoir et elle lui dit que l'après-midi suivant, elle dessinera à nouveau là-bas, comme tout au long de la dernière saison, lorsqu'il y avait des journées ensoleillées. L'architecte est donc dans son atelier le lendemain après-midi avec ses collègues architectes et une collègue fille, et quand trois heures sonnent, le garçon est dans son atelier.

Et quand trois heures sonnent et qu'il reste peu de lumière, il veut sortir les règles et les compas pour traverser jusqu'au zoo, qui est presque en face, là, dans Central Park. La collègue lui demande où il va et pourquoi il est si heureux. Il la traite en amie, mais il est clair qu'au fond elle est amoureuse de lui, bien qu'elle le cache.

- Est-ce un perroquet ?

(...)

Dans une cellule d'une prison de Buenos Aires, deux hommes sont réunis pour purger une longue peine de justice. Ils sont on ne peut plus dissemblables. Valentin Arregui Paz est un prisonnier politique, un guérillero urbain condamné pour son action durant une grève et plus tard, déjà incarcéré, pour avoir protesté par une grève de la faim contre la mort d'un autre détenu durant un interrogatoire. Luis Alberto Molina est un étalagiste homosexuel, arrêté pour débauche de mineurs. 

Le soir, afin de tuer le temps et de se préparer au sommeil, Molina évoque pour Valentin les films qu'il a vus autrefois, notamment l'histoire fantastique d'une femme qui se change en panthère. Ce cinéphile est en fait un merveilleux conteur qui revit toutes les séquences avec un tel art du détail suggestif et un tel don du suspense qu'il fascine et même finit par séduire Valentin au point de lui faire partager son homosexualité. Comparant son ami à la femme-panthère, Valentin lui confie : « Toi, tu es la femme-araignée, qui attrape les hommes dans sa toile". 

Mais Molina n'est-il qu'un homosexuel imaginatif dont les récits constituent une sorte d'évasion par le rêve à l'horrible réalité carcérale? N'est-il pas aussi le complice de l'administration, chargé de soutirer par le biais de l'intimité grandissante qu'il sait créer, des renseignements sur le réseau auquel appartient Valentin ? Le directeur de la prison lui a promis de le libérer s'il fait parler son compagnon, qui, d'ailleurs, se confie un peu plus chaque jour. Un conflit va naître dans son esprit entre la tentation d'une trahison et l'attachement homosexuel croissant, renforcé par la solidarité dans la souffrance. 

Rendu à la liberté, mais chargé par Valentin d'entrer en contact avec le réseau et surveillé dans tous ses déplacements par la police, Molina est abattu deux semaines plus tard par des inconnus qui tirent d'une voiture. Valentin est torturé.  

Conçu comme un hommage au cinéma, ce roman est aussi une descente dans le monde mystérieux des fantasmes et une subtile défense de l'homosexualité...


Entre 1930 et 1983, l'Argentine a connu 31 coups d'État militaires. La négation des libertés civiles et la censure des journaux et des médias audiovisuels étaient la règle. La répression systématique est devenue la politique du gouvernement sous la junte militaire qui a renversé le gouvernement Perón, au pouvoir de 1976 à 1983. Lors de sa sortie en juillet 1976, "Le baiser de la femme araignée" a été immédiatement interdit. Le roman répondait en partie à la brutalité de ce régime militaire : Les citoyens étaient torturés et tués ; des milliers de personnes soupçonnées de subversion "disparaissaient", y compris des jeunes gens instruits. Dans ce roman, Valentín représente ce dernier groupe. Selon Jonathan Tittler, Puig voulait "discréditer les militaires argentins aux yeux du reste de l'Amérique latine". 

Toujours en 1977, lors de la Foire internationale du livre de Buenos Aires, "Le baiser de la femme araignée" a figuré sur la liste des livres interdits à l'importation, à l'exposition et à la vente. Si la subversion politique est un thème important du roman, l'homosexualité, sujet tabou à l'époque, l'est tout autant. Son expression positive dans ce roman aurait été un facteur de suppression du roman. La suppression a été levée après l'élection du président Raúl Alfonsín (1983-89), qui a ramené le gouvernement argentin à des principes plus libéraux. D'autres romans de Puig ont également été censurés. Achevé en 1965, "La traición de Rita Hayworth" (La trahison de Rita Hayworth) a été entravé par des problèmes de censure, mais a finalement été publié en 1968. La première édition de "Fattaccio a Buenos Aires" (L'affaire de Buenos Aires) est confisquée par les services de censure dès sa sortie en 1973. Peu après, Puig est menacé par l'Alinza Anticommunista Argentina (AAA) et contraint de quitter le pays.


"Pubis angelical" (Pubis angelical, 1979)
Une jeune femme, argentine exilée au Mexique, Ana, est immobilisée dans une clinique après une importante opération. Encore sous l'effet des anesthésiants, elle tente de reconstituer divers fragments de sa vie sentimentale : "à travers ses conversations avec une amie, puis avec son ancien amant – militant péroniste –, comme par les fragments de son journal intime où elle essaie de composer une image satisfaisante d'elle-même, c'est l'atmosphère étouffante et le snobisme petit-bourgeois du Buenos Aires contemporain qui nous sautent à la gorge." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan).

 


"Maldición éterna a quien lea estas páginas" (Malédiction éternelle à qui lira ces pages, 1980)
"Malédiction éternelle à qui lira ces pages est la rencontre de deux solitudes dans l'âpre métropole de New York. Un Argentin, vieux, malade, est promené dans un fauteuil roulant par un jeune Nord-Américain abandonné par sa compagne. L'Argentin est un ex-révolutionnaire que de longs séjours dans les geôles de son pays ont réduit à un état d'impuissance physique, mêlé de curieux troubles psychiques : s'il se souvient, par exemple, du lexique et des tournures des quatre langues qu'il a pratiquées, des bouleversements se sont produits dans les correspondances entre langage et réalité. Aussi croit-il que ses rêves nocturnes sont partagés par tout le monde, qu'un songe est un fait collectif. L'Américain, lui, posséderait un titre de professeur d'histoire mais il n'aurait jamais enseigné. Il aurait été barman, jardinier et tour à tour il affirme et nie s'être battu dans la guerre du Viêt-nam. Entre ces deux hommes, si dissemblables, une relation se noue, d'autant plus étroite qu'elle est nourrie de complicités, de suspicion, de hargne, d'accès de sympathie... Ils sont, tous les deux, des naufragés, et c'est à un duel verbal qu'ils se livrent en confrontant des souvenirs qui au fur et à mesure se modifient, en essayant d'avoir le dessus, de gagner maintenant la bataille perdue jadis, dans cette région irrécupérable du passé où ils furent – peut-être – un Argentin révolutionnaire et un soldat américain au Viêt-nam." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan).


José Donoso (1924-1996)

Natif de Santiago du Chili, issu de la grande bourgeoisie et lecteur passionné de Henry James, Virginia Woolf, et de toute la littérature anglo-saxonne, José Donoso ne cesse de traquer, sous la réalité des lieux et des relations au monde, les obsessions réprimées, les frustrations. Dans son premier roman, "Coronación" (Le Couronnement, 1957), une vieille aristocrate sombre dans la folie au cours d'un rituel des plus macabres, un premier roman grotesque et réaliste qui expose les thèmes qui marqueront ses œuvres futures , la détérioration de la société, les questions identitaires, la transgression et la folie. Un roman qui deviendra un classique de la littérature latino-américaine....

"El lugar sin límites" (Ce Dimanche-là, 1966) campe, sordide et poétique, dans un village du sud chilien, le destin d'un jour d'un travesti, La Manuela, qui tient un bordel dans le petit village d'El Olivo, avec sa fille Japonesita. Le cinéaste mexicain Arturo Ripstein réalisa en 1977 une adaptation particulièrement sombre de cet ouvrage. En 1967, Donoso quitte le Chili, la dictature d'Augusto Pinochet le contraint à vivre en Catalogne où est publié son roman le plus connu, "El obsceno pajaro de la noche" ... 


"El obsceno pajaro de la noche" (1970, L'Obscène Oiseau de la nuit)

"Cette œuvre maîtresse du plus grand romancier chilien contemporain, huit ans d'écriture obsessionnelle, ressemble à la formation d'un délire, grâce à l'emploi de procédés littéraires servant habituellement à décrire une réalité bien tangible. Un monde décrépit, caverneux, monde d'objets brisés ou tombant en poussière, de vieilles femmes laissées pour compte par la société et survivant à leur oubli, qui paraissent sorties des derniers tableaux de Goya, république de monstres dans la demeure du dernier rejeton d'une féodalité abolie, monde de choses que leur mort rend à la vie et d'êtres plus morts que vifs, de créatures horribles rejetées dans l'hospice de notre inconscient, thésaurisations de la mémoire aussi fragiles que la poudre d'aile de papillon entre les doigts..." (Editions du Seuil, traduction Didier Coste). Au centre de l'intrigue, Humberto Peñaloza, el Mudito, aux personnalités multiples se perdant dans dans un monde frappé par une malédiction intrinsèque, celle de la perte ou de la confusion de toute identité possible : "un boquete de hambre se abrió en mí y por él quise huir de mi propio cuerpo enclenque para incorporarme al de ese hombre que iba pasando, ser parte suya aunque no fuera más que su sombra..."

(...) "Misiá Raquel Ruiz pleura énormément quand mère Benita Pappela au téléphone pour lui dire qu'on avait trouvé la Brígida morte ce matin. Puis elle se consola un peu et réclama des détails : 

- L'Amalia, cette petite femme borgne qui était un peu à son service, je ne sais pas si vous vous la rappelez...

- L'Amalia, mais bien sûr...

- Eh bien, comme je vous le dis, Amalia lui a fait sa petite tasse de thé bien tassé, comme elle aimait le prendre le soir, et Amalia dit que la Brígida s'est endormie tout de suite, bien tranquille comme toujours. Il paraît qu'avant de se coucher elle avait raccommodé une belle chemise de nuit en satin crème...

- Ah, bonté divine, ce que vous faites bien de me le dire. De peine, j'allais l'oublier. Qu'on en fasse un paquet que Rita me laissera à la conciergerie. C'est la chemise de nuit de noces de ma petite-fille Malú, celle qui vient de se marier, vous vous souvenez, je vous ai raconté. Pendant leur lune de miel, elle l'a abimée avec la serrure de la valise. J'aimais bien donner de petits travaux comme ça à la Brígida pour la distraire un peu, la pauvre, et qu'elle garde l'impression de faire partie de la famille. Il n'y avait personne comme elle pour l'ouvrage fin. Elle avait une main !... 

Misiá Raquel se chargea des funérailles : veillée mortuaire en la chapelle de la Maison d'Exercices spirituels de l'lncarnation de la Chimba où la Brígida avait passé ses dernières années, avec messe solennelle pour les quarante vieilles hébergées, les trois bonnes sœurs et les cinq petites orphelines, en présence des propres fils, brus et petites-filles de misiá Raquel. Comme c'était la dernière messe qui devait être célébrée dans cette chapelle avant sa désaffectation par l'archevêque et la démolition de la Maison, on la fit chanter par le père Azócar. Ensuite, enterrement au mausolée des Ruiz comme on l'avait promis depuis toujours à Brígida. Le mausolée était malheureusement assez plein. Mais en quelques coups de téléphone, misiá Raquel sut exiger qu'on s'arrangeât coûte que coûte pour faire une place à la Brígida. C'était parce qu'elle avait eu confiance en misiá Raquel pour tenir la promesse de la laisser reposer elle aussi sous ce marbre, que la pauvre vieille avait pu écouler d'aussi paisibles dernières années : sa mort avait été comme une petite flamme qui s'éteint, pour citer la rhétorique désuète mais émouvante de la mère Benita. Il allait bien sûr devenir nécessaire, dans quelque temps, de réduire certains des restes inhumés au mausolée : tous ces bébés du temps où l'on n'avait même pas de remèdes contre la diphtérie, une mademoiselle morte loin de sa patrie, des oncles vieux garçons dont l'identité était devenue floue; on serrerait ces os hétéroclites dans une petite boîte qui ne tiendrait pas trop de place.

Tout se passa comme misiá Raquel en avait décidé. Les vieilles assistées purent se distraire tout l'après-midi en m'aidant à décorer la chapelle de draperies noires. D'autres, les intimes de la défunte, lavèrent le cadavre, le peignèrent, lui mirent son dentier, son linge de corps le plus délicat et, tout en se lamentant et en pleurnichant dans leurs délibérations sur la dernière toilette la plus convenable, se décidèrent pour le jersey gris marengo et le châle rose, celui que la Brígida gardait enveloppé dans du papier de soie pour le mettre le dimanche. Nous disposâmes autour de la bière les couronnes envoyées par la famille Ruiz. Nous allumâmes les cierges. Ça oui, avec une patronne comme misiá Raquel, ça vaut la peine d'être en condition! Quelle bonne dame! Mais combien d'entre nous ont la chance de la Brígida ? Pas une. Il suffit de voir, la semaine dernière, pour la pauvre Mercedes Barroso : un fourgon de l'Assistance publique, même pas noir comme il faut par respect, est venu emporter la pauvre Menche, et nous, oui, ça a l'air d'une blague, il a fallu que ce soit nous qui coupions quelques géraniums rouges dans la cour d'entrée pour orner la bière, avec des patrons qui lui promettaient toujours monts et merveilles à cette pauvre

Menche, attends, brave femme, attends, sois patiente, cet été ça ira mieux, non, plutôt quand on reviendra de vacances, car toi tu n'aimes pas la plage, rappelle-toi comme tu crains l'air marin, quand on reviendra tu vas voir, tu vas être ravie de la nouvelle villa avec jardin, il y a une pièce idéale pourtoi au-dessus du garage... et puis vous voyez, les patrons de la Menche ne se sont même pas amenés à la Maison quand elle est morte. Pauvre Menche! Quelle malchance! Et elle était si drôle quand elle racontait des blagues cochonnes, elle en savait des tas. Qui sait d'où elle les sortait. Mais l'enterrement de Brígida, ç'a été autre chose : elle a eu des couronnes pour de vraie, avec des fleurs blanches et tout, des fleurs comme il faut pour les enterrements, et même des cartes de visite. Quand on a apporté le cercueil, la Rita a commencé par passer la main dessous pour vérifier si c'était bien verni comme dans les bières de première classe d'autrefois : je l'ai vue plisser la bouche et faire un signe de tête approbateur. Bien fignolé, le cercueil de la Brígida ! Même en cela, misiá Raquel avait tenu parole. Rien ne nous a déçues. Ni le corbillard tiré par quatre chevaux noirs, harnachés avec des manteaux et des panaches de plumes, ni les autos reluisantes de la famille Ruiz, alignées dans l'avenue en attendant le départ du convoi.

Mais le convoi ne peut pas encore partir. Au dernier moment, misiá Raquel se souvient qu'elle a dans sa cellule une bicyclette un peu abîmée mais qui, avec quelques petites réparations, serait tout ce qu'il y a de mieux comme cadeau à son jardinier pour la Saint-Pierre-et-Paul, vas-y Mudito, va avec ta charrette et rapporte-la-moi, que mon chauffeur la mette à l'arrière de la camionnette, pour profiter du voyage.

- C'est-il que vous ne pensez plus revenir nous voir, misiá Raquel?

- Pour ce qui est de venir, il faudra que je revienne quand Inés rentrera de Rome..."

(...)

 "EI obsceno pájaro de la noche" de l'écrivain chilien José Donoso est étrange histoire, teintée de magie noire, où le narrateur (usant de sa liberté de n`être jamais le même) assume des identités et des formes multiples - homme viril, factotum muet, vieille femme - jusqu`à devenir un bébé emmailloté livré à une jeune femme, puis cousu par une vieille - en position fœtale, comme les momies incas - dans un sac où il se sent enfin en sécurité. Tout cela dans le cadre d`un ancien couvent en ruine - la "Maison" - appartenant à une famille noble, les Azcoïtia, qui le laissent peu à peu se dégrader. On ira jusqu`à fermer toutes les issues, portes et fenêtres donnant sur I'extérieur, créant ainsi un monde clos, labyrinthique et inquiétant, où évoluent des vieilles édentées, dignes des peintures noires de Goya, et des monstres qui entourent le berceau de l`enfant mal formé du demier des Azcoïtia.

 Par un curieux retournement de situation, ces vieilles et ces monstres, qui survivent grâce à la charité des Azcoïtia, finiront par les tenir sous leur coupe. Humberto, le narrateur, bras droit du patron, finit donc cousu dans un sac. Jeronimo de Azcoïtia mourra. Pour les hommes, il ne semble pas y avoir d'autre issue que la mort ou la folie. Mais, comme le souligne Donoso dans un autre ouvrage, "Le Couronnement" (La coronación), "la folie serait-elle la seule façon de parvenir au fond de la vérité des choses?"  Le cinéaste Buñuel fut fasciné par cet univers surréaliste, ces mutations de personnages, ces associations irrationnelles... (Trad. Le Seuil, 1972).