Philosophie analytique - Ludwig Wittgenstein (1889-1951), "Tractatus logico-philosophicus" (1921), "Philosophische Untersuchungen" (1953) -  ......

Last update: 11/11/2016

How to show the fly the way out of the fly bottle? Que pouvons-nous exprimer? Qu'est-ce qui nous garantit qu'au fond le langage ne travaille pas pour son propre compte ?

Jacques Bouveresse, dans "La Parole malheureuse" (1971), décrivait cette "parole philosophique" comme malheureuse à un double titre : "d'une part parce qu'elle est hantée en permanence par la mauvaise conscience et le sentiment de l'échec, jamais assurée de son statut et de ses possibilités et contrainte de parler essentiellement pour établir son droit à la parole; d'autre part parce qu'elle est peut-être, comme le pense Wittgenstein, constitutivement malencontreuse, maladroite et hors de propos." Le langage, dans cette nouvelle orientation qu'inaugure, dans les années 1920, le néopositivisme (ou empirisme logique), professé par ce qu'on appellera le "cercle de Vienne", est présenté comme ne pouvant exprimer ce qui qui appartient à l'essence du monde : le monde va de soi (die Selbstverständlichkeit der Welt), et le langage ne peut signifier que lui. Wittgenstein veut guérir le philosophe de cette "maladie de l'Absolu", de ces constructions intellectuelles toujours plus étendues, toujours plus compliquées ou plus obscures, alors que nous devrions rechercher la clarté et la transparence de ces dernières.

 

Philosophie linguistique et positivisme - La philosophie linguistique a beaucoup de points communs avec le positivisme logique, et le rôle de Wittgenstein a été déterminant dans les deux systèmes, mais ceux-ci restent très différents. Tous deux envisagent la philosophie comme une analyse du langage, dont le dessein négatif est de révéler les confusions linguistiques ou conceptuelles sous-jacentes à la métaphysique. Mais, alors que les positivistes font de la logique formelle leur instrument d'analyse, les philosophes linguistes lui dénient ce rôle. Pour les positivistes, les propositions des mathématiques et des sciences de la nature constituent la forme idéale de pensée et d'expression, mais, pour les linguistes, ce statut est l'apanage du langage ordinaire, celui qui est le plus vite et le mieux compris, et dans les termes duquel tous les autres usages peuvent être élucidés.

 

Ludwig Wittgenstein est très tôt un "chercheur de sens" et en énonçant la thèse selon laquelle le monde ne peut jamais être éprouvé que par le filtre du langage, et que les problèmes philosophiques résultent des confusions de ce langage, il déclenche une des grandes révolutions de la philosophie du XXe siècle. Il est d'usage de partager l'oeuvre de Wittgenstein en deux périodes, l'une marquée par le "Tractatus", l'autre par les "Investigations philosophiques". 

Dans la première partie de sa réflexion, Wittgenstein constate que le langage et le monde sont étroitement imbriqués et tente de constituer un champ de "certitudes" dans ce qui fonde notre expérience de la vie. C'est le langage qui nous rend visible monde, "le monde est la totalité des faits, non des choses". Et c'est la logique qui met à jour les frontières du langage. 

Dans sa seconde période,  revenu à la philosophie dans les années trente, Wittgenstein reconnaît que sa théorie ne peut rendre compte de tous les usages du langage, l'austérité de ses premiers travaux cède aux nuances du discours réel mais sans renoncer à la notion de manque de clarté du langage. Le langage, pense-t-il, n'est pas une opération mathématique, mais un ensemble très compliqué de moyens destinés à transmettre des communications de toutes sortes en plus de l'affirmation simple; d'autre part, la signification ne procède pas d'une relation picturale entre le langage et la réalité, mais plutôt d'une convention sociale établie. Il appartient au philosophe de rendre explicites les règles qui président à ces pratiques coutumières, non pour leur intérêt intrinsèque, mais pour dissiper les perplexités et les paradoxes auxquels donnent lieu des présomptions précipitées concernant ces règles du langage. Presque de la même façon que Moore, Wittgenstein interprète le conflit entre les découvertes de la réflexion philosophique et certaines vérités évidentes du bon sens, certains arguments sceptiques contre les opinions courantes, comme un indice de désordre conceptuel. Le principal problème spécifique auquel il applique cette nouvelle idée de la philosophie est le scepticisme touchant l'esprit d'autrui, qui semble dériver de la notion cartésienne selon laquelle le possesseur d'un état mental est seul à même d'en avoir la connaissance directe.

Au fond, que retenir, que notre compréhension du monde peut être analysée, mais jusqu'à un point ultime, les "faits", notre réflexion ne peut se porter au-delà. Le travail du philosophe achevé, c'est-à-dire une fois analysées nos énonciations de manière à découvrir et à éliminer celles qui sont vides de sens, que nous reste-t-il ? Nos "problèmes existentiels" restent entiers : le philosophe nous mène au seuil des questions de sens, sens de la vie ou sens du monde. Ni la philosophie ni la science ne sont en capacité de franchir cette frontière de la pensée. La mort, par exemple, ne peut être appréhendée par les moyens que nous utilisons pour comprendre la vie.

 

 

Ludwig Wittgenstein (1889-1951)
Ludwig Wittgenstein tente de définir une nouvelle pratique de la philosophie, puisque le monde ne peut être pensé hors le langage, essayons de construire quelques convictions et de bâtir un peu de certitude dans des jeux de langage surabondants en pièges et illusions - Ludwig Wittgenstein est né à Vienne, huitième et dernier enfant d'une famille d'ascendance juive convertie au catholicisme très cultivée et milliardaire. Son père, Karl, avait fait fortune dans la sidérurgie. Ludwig est élevé dans une maison connue à Vienne sous le nom de "Palais Wittgenstein", où l'art tient une place de choix, notamment la musique. Éduqué à la maison par des précepteurs jusqu'à l'âge de 14 ans, il fréquente ensuite pendant trois ans une école de Linz. Il reste marqué par la lecture du livre d'Otto Weininger, "Geschlecht und Character" (1903), écrivain et philosophe autrichien, qui soutient une dualité masculin/féminin en chaque individu et quelques autres thèmes parfois discutables, mais retient l'attention de Wittgenstein pour deux éléments : le seul choix offert à l'homme est d'être soit un raté soit un génie, et d'autre part son suicide à l'âge de 23 ans. La personnalité de Wittgenstein est décrite comme ne connaissant ni compromis ni demi-mesure, et avoir eu toujours à l'esprit cette alternative, génie ou échec : sa vie fut constellée de fuite hors de la société. Il commence des études d'ingénieur en aéronautique à Berlin et, en 1909, part pour Manchester (Angleterre) effectuer des recherches en aéronautique. Fasciné par la puissance des mathématiques mais en constatant certaines de leurs faiblesses,  il s'oriente vers l'étude du fondement des mathématiques, et par ce biais découvre la logique. A cette époque, deux hommes ont refondé la logique, Gottlob Frege, professeur de mathématiques à Iéna, et le philosophe Betrand Russell, qui enseigne à Cambridge. Ludwig Wittgenstein se tourne définitivement vers la philosophie, et suit au Trinity College de Cambridge les cours de Russell en 1912-1913.

Durant la première guerre mondiale, Wittgenstein s'enrôle dans l'armée autrichienne et c'est sur le front qu'il rédige l'unique ouvrage qui paraîtra de son vivant, le "Tractatus logico-philosophicus", paru en 1921. Son frère Paul, pianiste de talent, perd son bras droit durant la première guerre mondiale. C'est pour lui que Ravel composera le "Concerto pour la main gauche". Prisonnier de guerre en Italie à partir de novembre 1918, Wittgenstein, libéré, ne rentre à Vienne qu'en août 1919. Il a, depuis 1913, hérité de la fortune de son père mais il décide d'y renoncer au profit de ses frères et sœurs. 

Le Tractatus logico-philosophicus prétend que la philosophie, dans ses efforts pour montrer les pièges du langage, se condamne au silence. Jusqu'en 1929, Wittgenstein conforme sa vie à cette conclusion et renonce à la philosophie. Il devient alors instituteur de campagne (1919-1926). Il fait alors la connaissance de Moritz Schlick, futur fondateur du Cercle de Vienne, et c'est avec lui et Carnap, Waismann et Feigl qu'il reprend goût aux discussions philosophiques.

 

En 1929, il regagne le Trinity College de Cambridge et y enseigne jusqu'en 1939. Durant ces cours, il réfléchit tout haut en suscitant la discussion avec ses étudiants. A partir des leçons de Cambridge, le bruit se développe qu'il élabore une philosophie très différentes de celle du Tractatus. "Our civilization is characterized by the world progress. Progress is its form, it is not one of its properties that it makes progress. (…) Its activity is to construct a more and more complicated structure. And even clarity is only a means to this end & not an end in itself. For me on the contrary clarity, transparency,is an end in itself. I am not interested in erecting a building but in having the foundations of possible buildings transparently before me. So I am aiming at something different than are the scientists.." (1930). 

Les étudiants de 1933-1934 ayant des notes de ses cours, des copies circulèrent sous le nom de "Cahier bleu". Un autre manuscrit est élaboré l'année suivante, le "Cahier brun". En 1939, il doit succéder à Moore comme titulaire d'une chaire de philosophie à Cambridge mais la guerre éclate.

Naturalisé britannique depuis 1938, il est mobilisé dans les services de santé à Londres. "….I have no sympathy for the current of European civilization and do not understand its goals, if it has any. So I am really writing for friends who are scattered throughout the corners of the globe." (1945). 

Après la guerre, Wittgenstein retourne enseigner à Cambridge jusqu'en 1947, année où il démissionne pour se consacrer à ses recherches. Ses orientations philosophiques ont changé au point qu'on parle de "seconde philosophie de Wittgenstein" et l'expérience de la guerre n'est pas étrangère à cette évolution. De 1936 à 1949, il rédige ses "Investigations philosophiques". Il meurt le lendemain de son 62ème anniversaire.

 

Le célèbre "Tractatus logico-philosophicus" voit le jour dans la solitude de Skjolden, un village isolé de Norvège, au nord-est de Bergen, où Wittgenstein a construit à flanc de montagne une petite cabane en rondins en 1913. «I can’t imagine that I could have worked anywhere as I do here. It’s the quiet and, perhaps, the wonderful scenery; I mean its quiet seriousness.» (LW, 1936) Il y reviendra en 1936-1937 pour rédiger des chapitres "des Investigations". - "Die Denkbewegung in meinem Philosophieren müßte sich in der Geschichte meines Geistes, seiner Moralbegriffe & dem Verständnis meiner Lage wiederfinden lassen." (Wittgenstein, november 1931) - "The way to solve the problem you see in life is to live in a way that will make what is problematic disappear." 


Tractatus logico-philosophicus (1921)

Tracer la frontière de ce que l'on peut dire permet de définir les limites de ce que l'on peut penser -  Le Tractatus logico-philosophicus est un ouvrage très court mais déconcertant, que Wittgenstein rédigea dans la solitude dans une maison isolée de Norvège, pensant alors avoir résolu toutes les questions de philosophie qu'il se posait. Il se présente sous la forme de 527 aphorismes, rigoureusement ordonnés en une structure qui se déploie sur sept niveaux. Il s'agit de répondre à la question "Que peut-on exprimer ?", que peut-on dire du monde?  Wittgenstein y montre que le seul usage correct du langage est d'exprimer les faits du monde, que les règles a priori de ce langage constituent la logique (celle issue de Frege et de Russell), que le sens éthique et esthétique du monde relève de l'indicible et que la philosophie, parce qu'elle essaie de montrer les pièges du langage, est condamnée au silence : "sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence." Son orientation philosophique est celle de "l'atomisme logique" de son maître Russell (le langage est constitué d'un corpus de propositions complexes que l'on peut réduire à des propositions élémentaires).

Quel est cet "atomisme logique" que développe Wittgenstein dans son premier ouvrage, qui a par la suite était désigné par le terme de "théorie picturale de la signification"? C'est de dire que le langage permet d' "imaginer" le monde, un monde constitué de faits qui ne sont que combinaison existante d'objets. Décrire la réalité, avoir du sens, c'est, pour une affirmation pouvoir être réduites à des propositions atomiques, et des propositions qui se rapportent au monde observable. Nous formons des images du monde via un langage et nous partageons les uns avec les autres ces images, grâce auxquelles nous nous comprenons. Les propositions énoncées par la science ont ainsi du sens, ceci est plus contestable pour l'esthétique ou l'éthique qui affirment des "valeurs" et tentent de dire des choses qu'on ne peut éprouver en mots, et vont même jusqu'à dire ce qu'on ne peut montrer. 

 

1) "Le monde est tout ce qui arrive."
Wittgenstein définit le monde comme la totalité des faits inscrits dans un espace logique –soit un système qui détermine a priori toutes leurs relations logiques possibles.
2) "Ce qui arrive, le fait, est l'existence d'états de choses."
Les faits sont tous les états de choses qui ont lieu. Les états de choses sont des connexions d'objets. Ces objets constituent la substance du monde, dont ils sont les éléments ultimes. La forme des objets résulte de leur possibilité de se combiner en différents états de choses mutuellement indépendants. La logique définit la forme des objets comme possibilité de leurs interrelations et dessine l'espace logique des faits comme système de leurs relations.
3) "Le tableau logique des faits constitue la pensée."
Pensée, représentation et logique sont intimement liées. C'est par la pensée, qui s'exprime par le langage, que l'on peut appréhender la forme logique du monde, c'est-à-dire considérer les rapports nécessaires entre les faits.
4) "La pensée est la proposition ayant un sens."
Le langage est l'ensemble des propositions qui articulent des signes élémentaires selon les règles de la syntaxe logique. Les signes élémentaires nomment les objets, et leur combinaison décrit leur articulation dans l'état des choses. Aussi la proposition peut-elle constituer l'image du fait.
5) "La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires."
Wittgenstein développe la fonction de la logique, qui a à fournir a priori toutes les possibilités de combinaisons des propositions élémentaires en propositions complexes, afin que celles-ci soient valeurs de vérité des propositions élémentaires.
6) Wittgenstein définit les mathématiques comme une « méthode logique » consistant à construire des équations par substitution. Quant au principe d'induction qui gouverne la physique, il lui dénie tout fondement logique et ne lui accorde qu'une validité psychologique.
7) "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire."

 

Pour Wittgenstein, "le but de la philosophie est une clarification logique de la pensée" irrémédiablement tributaire du langage. Il convient donc d'élucider la structure de nos propositions, pour mettre au jour les énoncés qui font le sens et ceux - nombreux dans le discours philosophique - qui, ne décrivant aucun fait, relèvent de l'indicible..

 

3.221 Je ne puis que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne puis que parler des objets, je ne saurais les prononcer. Une proposition ne peut que dire d'une chose comment elle est, non ce qu'elle est.

3.5 Le signe propositionnel appliqué, pensé, est la pensée.

4. La pensée est la proposition ayant un sens.

4.001 La totalité des propositions est le langage.

4.002 L'homme possède la faculté de construire des langages, par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion, ni de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie - De même que l'on parle sans savoir comment sont émis les sons particuliers de la parole (...) Le langage travestit la pensée.

4.003 La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières philosophiques sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison, nous ne pouvons absolument pas répondre aux questions de ce genre, mais seulement établir qu'elles sont dépourvues de sens. La plupart des propositions et des questions des philosophes viennent de ce que nous ne comprenons pas la logique de notre langue.

4.1 La proposition représente l'existence et la non-existence des états de choses.

4.11 La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature.

4.111 La philosophie n'est aucune des sciences de la nature. (Le mot "philosophie" doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous, mais non pas à côté des sciences de la nature.)

4.112 Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n'est pas une doctrine mais une activité. Une œuvre philosophique consiste essentiellement en élucidations. Le résultat de la philosophie n'est pas un nombre de "propositions philosophiques" mais le fait que des propositions s'éclaircissent. La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui, autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues.

4.113 La philosophie limite le domaine, discutable, des sciences de la nature.

4.114 Elle doit délimiter le concevable, et, de la sorte, l'inconcevable. Elle doit limiter de l'intérieur l'inconcevable par le concevable.

4.115 Elle signifiera l'indicible, en représentant clairement le dicible.

4.116 Tout ce qui peut être, en somme pensé, peut être clairement pensé. Tout ce qui se laisse exprimer, peut être clairement exprimé.

4.12 La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu'il fait qu'elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter - la forme logique. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c'est-à-dire hors du monde.

4.121 La proposition ne peut représenter la forme logique, celle-ci se reflète dans la proposition. Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter.

4.1212 Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.

5.61 La logique emplit le monde : les limites du monde sont aussi ses propres limites.

6.41 Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont, et se produisent comme elles se produisent : il n'y a pas en lui de valeur - et s'il y en avait une, elle n'aurait pas de valeur.

6.44 Ce qui est mystique, ce n'est pas comment est le monde, mais le fait qu'il est.

6.522 Il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre, l est l'élément mystique.

6.53 La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie - et puis à chaque fois qu'un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à. certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l'autre - il n'aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie - mais elle serait rigoureusement juste.

6.54 Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles - sur elles -, par-dessus elles, il est monté pour en sortir. Il faut qu'il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une juste vision du monde.

7. Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

(Tractatus Iogico-philosophicus, trad. P. Klossowski, Gallimard).


Recherches philosophiques (Philosophische Untersuchungen)

Œuvre maîtresse de la seconde manière wittgensteinienne, les "Recherches philosophiques" ont été à maintes reprises remises sur le métier par leur auteur. Elles ne sont cependant pas un texte achevé, mais un "work in progress". Publiées en 1953 après la mort de Wittgenstein par deux de ses exécuteurs littéraires et saluées dès leur parution par des comptes rendus substantiels et élogieux, dont l'un présente Wittgenstein comme «le premier philosophe de l'époque», les Recherches se sont très vite imposées non seulement comme un texte de référence en philosophie du langage, mais aussi comme un classique de la philosophie contemporaine. Elles ont eu une influence considérable sur divers courants dominants de la philosophie de la fin du XXe siècle, et elles sont à la source de bien des débats actuels qui débordent très largement le cadre de la philosophie académique...

 

L'argument du langage privé - Ici Wittgenstein va écarter sa propre théorie picturale de la signification, qui affirmait que la signification d'un mot est son usage, et utiliser un argument, celui de l'impossibilité d'un langage privé, d'une signification qui ne serait que la mise en relation par un individu d'un mot à un objet : les mots exigent des règles, et ces règles sont obligatoirement des conventions publiques, partagées. C'est remettre en question des siècles d'hypothèses philosophiques. Que disait en effet Descartes? il affirmait pouvoir douter de tout, y compris de l'existence d'autrui, mais sauf du fait qu'il était conscient. L"argument du langage privé développé par Wittgenstein affirme tout simplement qu'une telle pensée est impossible, car toute pensée requiert des mots, des mots qui dépendent en fait de l'existence d'autres personnes. Une telle observation aura des répercussions dans le domaine de la philosophie de l'esprit.

Une philosophie de l'esprit est-elle en effet seulement possible? La signification d'un mot n'est donc pas l'objet auquel il se réfère, mais une règle qui régit son usage, des règles qui sont des conventions publiques, partagées par une communauté et susceptibles d'évoluer selon le contexte. Ce qui signifie que notre relation avec nos sentiments privés et nos sensations n'est ni base de certitude ni de connaissance. Le "Je pense donc je suis" de Descartes comporte un "Je" totalement vide de sens, qu'est ce "Je" sans les "autres". Ainsi les mots nous manquent pour nous permettre de formuler des questions métaphysiques, tant notre langage reste rudimentaire ...

 

Les jeux de langage - Pour expliquer l'argument selon lequel la signification d'un mot est son usage, c'est-à-dire celui du contexte de toute activité humaine, Wittgenstein va utiliser la notion de 'jeux de langage". Au fond, le langage n'a pas de nature essentielle, il n'est qu'un jeux de langages liés les uns aux autres. La capacité à comprendre les mots ne consiste pas plus à connaître règles et définitions, que de savoir les employer dans leurs contextes d'activité....

 


Le cahier bleu et Le cahier brun (The blue and the brown books)

(1933-1935, publiés en 1958)

"Ce volume rassemble deux textes qu'on associe traditionnellement depuis leur publication posthume conjointe. Ils n'ont cependant pas le même statut. Le Cahier bleu (dicté en 1934) est la première formulation complète de la seconde philosophie de Wittgenstein. Âgé de quarante-cinq ans, le philosophe y reprend à la lumière du «jeu de langage» l'ensemble des problèmes qui l'ont toujours préoccupé. Il montre en quoi cette notion permet d'échapper aux apories du sens, du solipsisme, et, plus généralement, de la métaphysique. Cet ouvrage se présente comme définitif. Wittgenstein le dicta d'ailleurs à ses élèves alors qu'il envisageait de quitter Cambridge pour s'installer en Union soviétique où il aurait voulu exercer un métier manuel.
Quant au Cahier brun (dicté en 1935), il constitue sans équivoque le premier jet des Investigations philosophiques. Il se présente à la fois comme un manuel d'exercices philosophiques et comme une réflexion sur leur usage. Y sont examinés des problèmes aussi divers que la ressemblance, le suivi des règles, l'infini, etc., qui relèvent tous d'une attitude métaphysique dont Wittgenstein veut montrer la vanité. " (Gallimard) 

 

Le Cahier bleu

"... Pour expliquer les activités de l’esprit, il nous faudrait sans doute un schéma d’une très grande complexité, et nous pourrions dire de ce fait que l’esprit constitue un « milieu actif » d’une nature singulière . Mais ce n’est pas ce genre d’appréciation qui nous inté­resse. Les problèmes que l’on peut se poser au sujet de l’esprit sont des problèmes de psychologie, et la méthode scientifique est la seule qui convienne pour les aborder.

Si nous ne nous attachons pas simplement à établir des rapports de causalité, nous apercevons devant nous les activités réelles de l’esprit ; et lorsque nous nous demandons quelle est la nature de la pensée, notre étonnement se dirige à tort vers l’étrangeté du milieu actif, alors que nous sommes mystifiés en fait par la confusion du langage. Il y a là, pour la réflexion philo­sophique, une source constante de méprises ; par exemple quand nous nous posons des questions sur la nature du temps, quand le temps nous paraît être vraiment une « drôle de chose ». Nous avons tendance à croire que des choses nous échappent, des choses que nous voyons de l’extérieur, que nous ne pouvons péné­trer. Mais il n’en est rien. Nous n’avons nul besoin de connaître de nouveaux faits temporels. Tout ce qui nous concerne est étalé devant nous. Mais c’est l’usage du mot « temps » qui nous induit en erreur. A s’en tenir à la logique grammaticale du terme, il paraît aussi étonnant que les hommes aient voulu diviniser le temps que s’ils allaient se prosterner devant un dieu de la division ou de la négation.

C’est donc une source d’erreurs que de parler d'activité mentale à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes. Quand nous écrivons, la main est l’agent opératoire, quand nous parlons, la pensée s’exprime par la gorge ou le larynx, et quand nous ne faisons qu’imaginer des signes ou des images, il n’y a pas de mécanisme intermédiaire de la pensée. Et si vous me dites alors que c’est l’esprit qui pense, je répondrai qu’il s’agit là d’une métaphore, et que l’esprit ne peut agir de façon identique à celle de la main rédigeant la pensée écrite.

Si l’on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d’autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler. Et s’il nous arrive de désigner la tête ou le cerveau comme le « siège de la pensée », cette localisation prend pour nous un sens tout différent. Essayons de voir pourquoi la tête passe pour être le siège de la pensée. Il n’est pas dans notre intention de critiquer cette expression ou de montrer qu'elle est impropre. Mais nous devons bien comprendre sa structure, sa grammaire, voir par exemple quel rapport peut avoir cette logique grammaticale avec celle d’expressions comme « la bouche exprime la pensée », ou « la pensée a besoin d’un crayon et d’une feuille de papier ». La raison principale qui nous incline à localiser la pensée dans le cerveau est sans doute que nous utilisons, concurremment avec les termes « pensée » ou « penser », les termes « parler », « écrire » qui décrivent une activité corporelle, ce qui nous amène à considérer la pensée comme une activité analogue. Lorsque des termes du langage courant présentent au premier abord une certaine analogie dans leur fonction grammaticale, nous avons tendance à les comprendre dans un même système d'interprétation : autrement dit, nous nous efforçons à tout prix de maintenir l’analogie. « La pensée, disons-nous, est autre chose que la phrase, car une même pensée s’exprimera en français et en anglais dans des termes tout différents. » Toutefois, du fait que nous pouvons voir où se trouvent des phrases, nous cherchons un lieu où se trouverait la pensée. (C’est un peu comme si, sur un échiquier, nous voulions déplacer le Roi en appliquant les règles du jeu de Dames.) « Mais la pensée, direz-vous, existe ; ce n'est pas un « rien ». » A cela on peut simplement répondre que nous n’uti­lisons pas du tout le mot « pensée » de la même façon que nous utilisons le mot « phrase ».

Serait-il donc absurde de parler d’un lieu où se situerait la pensée ? Nullement. Mais l'expression n’a d’autre sens que celui que nous entendons lui attri­buer. Quand nous disons : « Le cerveau est le lieu où se situe la pensée », qu’est-ce donc que cela signifie ? Simplement que des processus physiologiques sont en corrélation avec la pensée, et que nous supposons que leur observation pourra nous permettre de décou­vrir des pensées. Mais quel sens pouvons-nous donner à cette corrélation, et en quel sens peut-on dire que l’observation du cerveau permettra d’atteindre des pensées ?

Sans doute pouvons-nous avoir l’idée que la corres­pondance a été constatée expérimentalement. Imaginons donc ce genre d’expérience. Il s’agit d’observer le cerveau d'un sujet qui est en train de penser. Mais l’explication risque d'être insuffisante du fait que l’observateur ne connaîtra qu’indirectement les pensées, par l’intermédiaire du sujet qui doit d’une façon ou d’une autre les exprimer. Afin d’écarter l’objection, supposons que le sujet et l’observateur ne font qu’un, un homme qui pourrait regarder dans un miroir, par exemple, ce qui se passe dans son cerveau. (L’image simpliste ne saurait nuire à la force logique de l’argu­ment.)

Mais qu’observe alors le sujet ? Un phénomène unique ou deux phénomènes séparés ? (Et ne me dites pas qu’il observe le même phénomène sous sa double apparence, interne et externe, car la difficulté ne disparaît pas pour autant. Mais nous reprendrons plus loin cette question de l’intérieur et de l’extérieur.) L’observation porte sur un rapport entre deux types de phénomènes. L’un, que l’on nommera « pensée » : une série d’images, d’impressions, ou une série de sensations visuelles, tactiles, cinesthésiques, éprouvées en écrivant une phrase ou en prononçant des paroles ; et, d’autre part, un phénomène d’une autre sorte : la vue des contractions ou des mouvements cellulaires du cerveau. Certes nous pouvons dire qu’il s’agit dans les deux cas d’un processus « d’expression de la pensée » ; mais on conviendra qu’il faut éviter de demander : « Mais où se trouve donc la pensée ? » si l’on ne veut pas tomber dans la confusion. Cependant, si nous utilisons l’expression « le cerveau est le siège de la pensée », sachons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse que seule l’observation de la pensée dans le cerveau serait à même de vérifier..."


De la certitude (Über Gewissheit)

(1950-1951, publié en 1969)
"Wittgenstein, incontestablement un des plus grands philosophes du XXe siècle, est aujourd'hui reconnu comme l'auteur, non de deux, mais de trois œuvres maîtresses : alors que le Tractatus et les Recherches philosophiques appartiennent au premier et au deuxième Wittgenstein, De la certitude est le chef-d'œuvre du troisième Wittgenstein. Sans doute la plus importante contribution à l'épistémologie depuis la Critique de la raison pure de Kant, De la certitude est la réponse de Wittgenstein au scepticisme cartésien. La méthode de Descartes est de tout soumettre au doute jusqu'à avoir atteint la roche dure de la certitude : l'indubitable. À cela, la réponse de Wittgenstein est que la formulation même du doute présuppose la certitude. Ainsi, nos certitudes fondamentales constituent, non un point d'arrivée, mais le point de départ nécessaire et indubitable de notre pensée et de notre action dans le monde. Elles ne sont pas l'objet de la connaissance, mais son fondement. Cette nouvelle traduction répond à l'intérêt croissant que suscite De la certitude dans le cadre d'une œuvre dont on mesure de mieux en mieux l'importance. " (Gallimard)

 


"Fiches" (Zettel, édition 1967)

A part le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein ne publie aucun ouvrage d’importance en quarante ans, alors que l’on trouve dans ses tiroirs, à sa mort en 1951, de nombreux textes apparemment prêts pour l’impression ainsi qu’une masse volumineuse de papiers et de fiches. Celles-ci nous rendent compte des difficultés du philosophe : « Il est très difficile de décrire des cheminements de pensée déjà sillonnés de nombreuses ornières — que ce soient les nôtres ou d’autres — et de ne pas tomber dans l’une des ornières déjà tracées. C’est difficile de s’écarter seulement un peu d’un sillon de pensée ancien » (F 349).

Elles nous disent également ses scrupules : « On court toujours le danger, en philosophie, de créer le mythe d’un symbolisme ou d’un processus de l’esprit. Au lieu de dire tout simplement ce que tout le monde sait et doit reconnaître » (F 211).

Tantôt dactylographiées, tantôt manuscrites, constituées assez souvent de fragments remaniés extraits de papiers plus étendus, les Fiches (Zettel) avaient apparemment été classées à part des autres papiers et conservées avec une attention spéciale, comme si Wittgenstein les destinait à une utilisation ultérieure. Elles furent écrites pour la plupart entre 1945 et 1948 — bien que certaines remontent à 1929 — et constituent en de nombreux points un commentaire aux "Remarques philo­sophiques" réunies en 1930 et aux "Investigations philosophiques" qui semblent avoir été prêtes pour la publication dès 1945.

Dans les Fiches, la multiplication des jeux de langage, le recours fréquent à ce que l’auteur appelait la méthode anthro­pologique en philosophie, l’interrogation toujours plus pressante du langage et de son insertion dans la vie de l’esprit contribuent à parfaire cette philosophie de la description à laquelle tend la nouvelle manière de Wittgenstein.(Editions Gallimard) 

 

"..102. Si nous voyions au travail des êtres dont le rythme de travail, les mimiques, etc, ressemblaient aux nôtres, à ceci près qu’ils ne parleraient pas, nous dirions peut-être qu’ils pensent, qu’ils réfléchissent, qu’ils prennent des décisions. En effet, leur comportement correspondrait en bon nombre de points à la façon de faire de l’homme normal. Et il n’y a pas lieu de décider à partir de quel degré cette correspondance sera suffisamment étroite pour qu’à ces êtres également nous ayons le droit d’appli­quer le concept « penser ».

103. Et d’ailleurs, à quoi bon arrêter une telle décision? Voilà que nous allons faire une différence importante entre des êtres : les uns qui peuvent apprendre à exécuter « mécaniquement » un travail, même compliqué, les autres qui, en travaillant, font des essais et des comparaisons. — Mais « faire des essais et des comparaisons »? A nouveau, je ne puis expliquer ce qu’il y a lieu d’appeler ainsi qu’à la lumière d’exemples, et ces exemples, j’aurai à les emprunter à notre vie ou à une vie semblable à la nôtre.

104. Si N. a trouvé une combinaison, par exemple en se jouant ou par l’effet du hasard, et qu’il l’appli­que dorénavant comme une méthode pour faire ceci ou cela, nous dirons qu’il pense. — Le temps de la réflexion, ce serait celui pendant lequel il ferait défiler devant l’œil de son esprit les voies et les moyens. Mais, pour cela, il doit déjà en avoir quelques-uns en réserve. Penser lui donne la possi­bilité de parfaire ses méthodes. Ou, bien mieux, il « pense » s’il a une manière déterminée de parfaire ses méthodes. [Note marginale : Et qu’en est-il donc de la recherche?]

105. On pourrait également dire : penser, c’est avoir une manière déterminée d’apprendre.

106. Ou encore : penser en exécutant un travail, c’est souvent intégrer à celui-ci des activités qui y aident. Mais le mot « penser » ne dénote pas ces acti­vités auxiliaires, pas plus que Penser n’est Discours. Bien que le concept « penser » soit formé sur le modèle d’une activité auxiliaire imaginaire. (De même que le concept de quotient différentiel est formé, pourrait-on dire, sur le modèle d’un quotient idéal.)

107. Ces activités auxiliaires ne sont pas la pensée; mais on se représente la pensée comme le courant qui doit forcément couler sous la surface de ces auxiliaires si l’on n’entend pas réduire ceux-ci à des actions purement mécaniques.

108. Supposons que les êtres dont il s’agit, ces animaux semblables à l’homme, nous les utilisions, vendions ou achetions comme des esclaves. Ils ne peuvent pas apprendre à parler, mais on peut fort bien entraîner les plus doués d’entre eux à exécuter des tâches qui soient souvent d’une réelle complexité; et certains parmi eux travaillent « en pensant », les autres de façon purement mécanique. Pour les premiers, nous payons davantage que pour ceux qui ne sont que mécaniquement habiles.

109. Si rares étaient les hommes capables de résoudre un problème arithmétique sans parler ni écrire, on ne pourrait pas se référer au fait qu’ils existent pour établir qu’il est possible de calculer sans recourir aux signes. Et cela parce qu’on serait fort incertain de savoir si ces hommes procèdent même à un « calcul ». Il en va pareillement du cas de Ballard qu’évoque James : il ne peut pas non plus nous convaincre que l’on puisse penser sans langage.

Et de fait, pourquoi parler de « pensée » là où il n’y a pas emploi de langage? En parler, c’est déjà révéler quelque chose du concept de la pensée.

110. « Penser », c’est un concept qui a de loin­taines ramifications. Un concept qui rassemble en lui bien des manifestations de la vie. Les phénomènes de pensée couvrent un bien large champ.

111. Nous ne sommes pas du tout préparés à la tâche de décrire (par exemple) l’emploi du mot « penser » (et pourquoi le serions-nous? quelle utilité aurait une telle description?). Quant à la représentation naïve que nous nous en faisons, elle ne correspond en rien à la réalité. Nous nous attendons à lui trouver un contour uni et régulier, et tout ce que nous arrivons à voir, c’est un contour fait de mille éclats. Ce serait bien là le cas de dire que nous nous sommes fait une image fausse.

112. Du mot : « penser », il n’y a pas à attendre qu’il s’emploie de façon homogène, mais bien plutôt le contraire.

113. D’où tirons-nous ce concept « penser » que nous voulons examiner actuellement? Du langage de tous les jours. Ce qui donne sa première orientation à notre attention, c’est le mot « penser ». Mais l’emploi de ce mot est confus. D’ailleurs nous ne saurions nous attendre à rien d’autre. On peut naturellement en dire autant de tous les verbes psychologiques. On ne peut pas embrasser du regard leur champ d’utilisation aussi nettement et aussi aisément que celui de mots comme par exemple ceux de la mécanique.

114. Le mot « penser », on l’apprend, ou plutôt son emploi, dans certaines circonstances que l’on n’apprend pas, elles, à décrire.

115. Mais je puis bien enseigner à autrui l’emploi de ce mot! En effet il n’est nul besoin pour ce faire de décrire ces circonstances-là.

116. Mais c’est précisément dans des circonstances déterminées que je lui enseigne ce mot.

117. Il n’y a guère que de l’homme qu’on apprend à le dire; à l’affirmer ou à le nier. « Les poissons pensent-ils? » Cette question n’existe pas comme l’une des applications de langage du mot « penser », «elle ne se pose pas (que peut-il y avoir de plus naturel qu’un tel état de choses, qu’une telle utilisation dans le langage?).

118. « Personne n’avait pensé à cela » — on peut le dire. A coup sûr, je ne puis pas décompter les conditions qui régissent l’emploi du mot « penser », — mais je puis dire si dans une circonstance donnée l’emploi que l’on en fait est douteux et dire également de quelle manière la situation s’écarte de la normale.

119. Si, dans une pièce déterminée, j’ai appris à exécuter une tâche déterminée (comme, par exemple, de la ranger) et que je domine cette technique, il ne s’ensuit pas que je sois nécessairement susceptible d’en décrire l’ameublement; et cela même si j’y remarquais aussitôt la moindre modifi­cation et si je pouvais aussitôt la décrire.

120. « Cette loi n’a pas été édictée en prévision de tels cas. »  En est-elle pour cela dépourvue de sens?

121. Il serait parfaitement pensable que l’on se retrouve exactement dans une ville, c’est-à-dire que l’on adopte en toute certitude le plus court chemin pour y aller d’un point à un autre — et que cependant on fût complètement hors d’état d’en dessiner le plan, que, dès qu’on le tente, on ne pro­duise rien que de complètement faux (notre concept de l’ « instinct »).

122. Songeons que notre langue pourrait comporter des mots différents : un mot pour « penser à voix haute »; d’autres mots pour le monologue intérieur que nous pensons lors de nos représenta­tions; pour une pensée que nous suspendons pendant que tout autre chose nous passe dans l’esprit, mais après quoi nous sommes quand même capables de donner une réponse en toute certitude...."


Ludwig Wittgenstein privilégie une analyse philosophique orientée "analyse du langage", analyse de la façon dont les interactions verbales entre personnes en viennent à produire du sens. Dans une célèbre expérience de pensée, "Beetle in a Box" (1953), Ludwig Wittgenstein nous demande d'imaginer un groupe de personnes possédant chacune une boîte contenant quelque chose appelé "scarabée" (beetle).  Personne ne peut voir dans la boîte de de l'autre. On demande alors à chacun de décrire son coléoptère, et chaque personne ne peut donc parler que de son propre coléoptère. Mais comme personne ne peut vraiment savoir ce qu'il y a dans n'importe quelle de ces boîtes, le mot "scarabée" va  cesser d'avoir un sens en dehors de "cette chose qui est dans votre boîte". La boîte dans l'analogie de Wittgenstein est l'esprit. Nous supposons constamment que le fonctionnement intérieur de l'esprit d'une autre personne - le sentiment d'amour, la sensation de douleur, l'expérience même d'être conscient - est assez semblable au nôtre. Mais ce n'est qu'une supposition. Nous ne pouvons que voir dans notre propre esprit et ne communiquer cette expérience qu'avec nos propres mots à d'autres personnes, celles-ci procédant de même avec nous. C'est pourquoi cette analogie est parfois appelée "l'argument du langage privé" : le langage que nous utilisons pour nous référer à nos expériences privées est défini par la façon dont nous l'utilisons vis-à-vis d'autrui. Posséder un langage qui décrirait exclusivement nos propres expériences privées est impossible. Si quelqu'un nous dit éprouver de la douleur ou de l'amour, nous ne pourrons jamais vraiment savoir ce qu'est cette expérience pour lui et si c'est la même chose pour nous....