Philosophie analytique - Bertrand Russell (1872-1970), "Principia Mathematica" (1910-1913), avec Alfred North Whitehead (1861-1947), " Principles of Social Reconstruction" (1916) - Ludwig Wittgenstein (1889-1951) - Gottlob Frege (1848-1925) - Rudolf Carnap (1891-1970), "Der logische Aufbau der Welt" (1928) - ...

Last update: 11/11/2016


La philosophie moderne qui s'est développée à partir du XVIIe siècle a suivi deux orientations bien différentes, l'une en Europe continentale, la suivante en Grande-Bretagne, la première plus rationaliste, la seconde plus empiriste. Le XIXe siècle voit la philosophie dominée par Emmanuel Kant et l'idéalisme allemand. Bertrand Russell s'attache plus singulièrement au lien entre mathématique et logique pour la raison suivante : pour lui, la logique, tout comme les mathématiques, ne sont pas une création humaine en tant que telle, mais un système de règles universellement valables quel que soit l'expérience humaine. Ce lien entre logique et mathématique va fonder un nouveau domaine de la philosophie, la philosophie analytique.

Pour Russell, la philosophie traditionnelle souffrait de présenter ses arguments via le langage ordinaire, plutôt que sous une forme logique, d'où le risque avéré de l'imprécision et de l'ambiguïté. Une affirmation philosophique doit ainsi désormais être traduite dans le langage de la logique avant d'être analysée. Ludwig Wittgenstein écarta, dans cette continuité, toute affirmation qui ne pourrait être "l'image" de quelque chose d'existant dans le monde, et considérée ainsi comme "vide de sens" (Tractatus logico-philosophicus). L'école néo-positiviste adopta ce même cheminement, considérant que les philosophes devaient laisser les questions métaphysiques aux théologiens. A la même époque, les progrès que suscitaient les sciences naturelles menaient à s'interroger sur la nature de la vérité scientifique. 


Sens et référence d'un mot - Les philosophes considéraient, jusqu'à Frege, que le sens d'un mot était l'objet auquel il se référait. En 1879, le mathématicien et philosophe allemand Gottlob Frege (1848-1925), enseignant à Iéna, publie "Begriffsschrift", qui inaugure la logique moderne en apportant à cette discipline sa première grande transformation depuis Aristote.

Frege entend assurer la rigueur des propositions en les vidant de tout résidu intuitif et empirique afin de donner un fondement solide à l'arithmétique. Le langage destiné à la recherche de la vérité, et notamment le langage de la science, doit être clair et précis. Frege développe donc une théorie de la signification, toujours d'actualité, qui, à une expression, formule ou proposition, attribue un sens (Sinn) et une référence (Bedeutung).

La référence d'un terme est ce qu'il désigne, le sens d'un terme est la manière dont il désigne son référent, et ce sens est conçu par la communauté linguistique de la personne qui pense, la signification de ce terme dans le contexte d'une phrase peut être différent de l'objet auquel il se réfère. Pour reprendre l'exemple de Frege, Hesperus et Phosphorus se référent tous deux à la planète Vénus, le référent, mais ont des significations différentes, le premier désignant Vénus comme une étoile du soir, le second comme une étoile du matin. "Un nom propre (mot, signe, combinaison de signes, expression) exprime son sens, réfère ou désigne sa référence. Avec le signe, nous exprimons le sens du nom propre et nous désignons sa référence". Frege poursuit donc cette volonté de construire une volonté formelle des énoncés, de dépasser les insuffisances du langage en constituant une langue artificielle qui va privilégier l'aspect syntaxique, "un système de signes avec les règles de leur emploi". Reste le souci du réel qui n'est pas ici traiter.

Il est par ailleurs indubitable que Gottlob Frege  est le premier à avoir élaboré de façon complète un calcul des propositions formalisé, utilisant opérateurs et quantificateurs, et à distinguer le sens d'une fonction propositionnelle de ce qu'elle désigne. La logique mathématisée se transforme en une véritable logique, capable de formaliser des lois et d'énoncer des règles de formation de ces lois dans le domaine même des mathématiques. Ses idées sont exposées dans les Fondements de l'arithmétique (1884), Fonction et concept (Funktion und Begriff, 1891), Sens et dénotation (Sinn und Bedeutung, 1892).

 


Le mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970), dont les travaux abordent toutes les branches de la philosophie, est connu pour les "Principia mathematica" rédigés avec Alfred North Whitehead en 1910-1913, qui ont tenté de fonder les mathématiques sur les concepts et propositions logiques. Russell a développé l'étude du monde à partir d'un point de vue purement logique. Il conçoit ainsi une sorte de cosmologie abstraite qui aurait pour objet les structures dernières du langage et du monde. "Nous avons tous tendance, écrivait-il avec l'ironie qui le caractérisait, à penser que le monde doit être en conformité avec nos préjugés. Adopter un point de vue opposé implique un effort de réflexion, et bien des gens mourraient plutôt que de faire cet effort - d'ailleurs, c'est ce qui leur arrive."  Sa notoriété repose sur son "Histoire de la philosophie occidentale" (1946), l'atomisme logique et la théorie des descriptions. 

 

Bertrand Russell, Histoire de mes idées philosophiques (1961)

« Mon évolution philosophique peut être divisée en différentes pério­des selon les problèmes auxquels ¡e me suis intéressé et les hommes dont l'œuvre m'a influencé. Ma seule préoccupation constante a été de découvrir dans quelle mesure on peut dire que nous connaissons, et de préciser le degré de certitude ou d'incertitude de nos connais­sances. Mon œuvre philosophique comporte une division importante : dans les années 1899-1900, j'ai adopté la philosophie de l'atomisme logique et la technique de Peano en logique mathématique - révolution assez grande pour rendre mes travaux antérieurs, sauf en ce qu'ils avaient de purement mathématique, étrangers à tout ce que j'ai fait plus tard. Le changement de ces années fut une révolution; les changements ultérieurs ont été de la nature d'une évolution. A l'origine, mon intérêt pour la philosophie avait deux sources. D'un côté, je désirais savoir si la philosophie offrait des arguments en faveur de ce qu'on pourrait appeler la croyance religieuse, si vague soit-elle; de l'autre, je voulais me convaincre que l'on peut connaître quelque chose, dans les mathématiques pures sinon ailleurs. Je réfléchis à ces deux problèmes durant mon adolescence, dans la solitude et sans recevoir beaucoup de secours des livres.

Quant à la religion, j’en vins à ne plus croire d’abord à la libre volonté, ensuite à l’immortalité de l’âme, enfin en Dieu. Quant aux fondements des ma­thématiques, je ne parvins à aucune conclusion. En dépit d’un fort penchant pour l’empirisme, je ne pouvais pas croire que « deux plus deux font quatre » résulte d’une induction généralisatrice tirée de l’expérience, mais je restais dans le doute quant à tout ce qui allait au-delà de cette conclusion pure­ment négative.

A Cambridge, on m’enseigna les philosophies de Kant et de Hegel, mais avec G.I.Moore, je finis par les rejeter toutes les deux. Bien que nous ayons été d’accord dans notre révolte, je pense que nos points de vue différaient sensiblement. Ce qui, me sem­ble-t-il, intéressait Moore au premier chef, c’était d’affirmer l’autonomie des faits par rapport à la connaissance et de rejeter tout l’appareil kantien des catégories et des intuitions a priori, moule de l’expé­rience mais non du monde extérieur. C’est avec enthousiasme que je partageais ses idées sur ce point, mais plus que lui je m’intéressais à certaines ques­tions de pure logique. La plus importante, et celle qui a dominé ultérieurement toute ma philosophie, était ce que j’appelais « la doctrine des relations externes ». Les monistes ont soutenu qu’en réalité, une relation entre deux termes se compose toujours des propriétés des deux termes distincts et du tout qu’ils forment, ou, en toute rigueur, de ce dernier seulement. Cette doctrine me semblait rendre les mathématiques inexplicables. Je pensais que la relation (relatedness) n’implique nulle complexité correspondante dans les termes en relation et qu’elle n’équivaut, en principe, à aucune des propriétés du tout qu’ils composent. Comme je venais de dé­velopper ce point de vue dans mon livre sur La Philosophie de Leibniz, je pris connaissance des tra­vaux de Peano sur la logique mathématique, qui me conduisirent à adopter une nouvelle technique et une nouvelle philosophie des mathématiques. Hegel et ses disciples avaient pour habitude de « prouver » l’impossibilité de l’espace, du temps et de la matière, et en général de tout ce que croit un homme ordi­naire. M’étant convaincu que les arguments hégé­liens contre ceci ou cela n’étaient pas valables, j’al­lais en réaction à l’extrême opposé et commençais de croire à la réalité de tout ce qui ne pouvait pas être réfuté — c’est-à-dire les points, les instants, les par­ticules et les universaux de Platon.

Toutefois, après 1910, quand j’eus réalisé mes pro­jets en ce qui concerne les mathématiques pures, je me mis à réfléchir sur le monde physique. En grande partie sous l’influence de Whitehead, je fus amené à pratiquer de nouvelles applications du rasoir d’Occam, dont j’étais devenu partisan depuis que j’en avais constaté l’utilité pour la philosophie de l’arithmétique. Whitehead m’avait persuadé que l’on peut faire de la physique sans supposer que les instants et les points font partie de la substance du monde. Il considérait — et en cela je fus bientôt d’accord avec lui — que la substance du monde physique peut consister en événements, chacun d’eux occupant une quantité finie d’espace-temps. Comme c’est toujours le cas quand on emploie le rasoir d’Occam, on n’était pas obligé de nier l’exis­tence des entités dont on se passait, mais on pouvait s’abstenir de l’affirmer. Ce qui avait pour avantage de diminuer le nombre des postulats requis pour l’interprétation de la connaissance dans quelque domaine que ce fût. Quant au monde physique il est impossible de prouver qu’il n’y a pas d’instants- points, mais il est possible de prouver que la phy­sique ne donne aucune raison de supposer qu’ils existent.

(...)

« Depuis que ¡'ai abandonné la philosophie de Kant et de Hegel, ¡'ai cherché la solution des problèmes philosophiques par le moyen de l'analyse; et je reste fermement convaincu, en dépit de certaines tendances modernes au contraire, que c'est seulement par l'analyse que le progrès est possible. J'ai trouvé, pour prendre un exemple important, que par l'analyse de la physique et de la perception, on peut résoudre entièrement le problème du rapport de l'esprit et de la matière..."


L'atomisme logique, que Wittgenstein développa dans son Tractatus, mais que tous deux abandonnèrent par la suite, explique que le langage peut être analysé selon des atomes signifiants fondamentaux, et ces atomes logiques correspondent à des atomes métaphysiques, état des choses ou des faits; la vérité d'une proposition "moléculaire" résulte de la vérité des propositions qui la composent. Russell entend ainsi mettre au jour une identité de structure entre les propositions atomiques et les faits atomiques, entre la logique et la réalité sensible. On peut alors espérer résoudre certains problèmes traditionnels de l'empirisme et montrer que certains autres problèmes (par exemple celui de l'existence de Dieu) sont insolubles. La logique n'est plus alors seulement le fondement des mathématiques mais aussi celui de la philosophie: "tout problème philosophique soumis à une analyse et à une clarification indispensables se trouve ou bien n'être pas philosophique du tout, ou bien être logique". 

 

La théorie des descriptions de Russell - Bertrand Russell va s'appuyer sur le travail de Gottlob Frege et utiliser la logique formelle pour mettre en évidence la structure sous-jacente des expressions linguistiques ordinaires. La théorie des descriptions (On denoting) tente de donner un fondement logique et linguistique à l'emploi d'expressions descriptives qui sont d'autant plus importantes que nous connaissons beaucoup d'objets, non par une connaissance directe, mais seulement à partir de descriptions (comme par exemple: "le centre de gravité du soleil"). Ces expressions sont alors extraites de leur contexte pour obtenir une expression équivalente qui peut en fin de compte ne rien décrire, ou décrire un objet déterminé, ou décrire de façon indéterminée.  


Russell, Whitehead et les types logiques

La structure du langage est hiérarchique et possède ainsi plus d'un niveau de signification. Il ressemble à un escalier qui monte du niveau de l'objet qui décrit le monde, à un méta-niveau qui décrit les mots qui décrivent le monde, à un méta-méta-niveau qui décrit les mots à propos des mondes, et ainsi de suite. Russell et Whitehead furent ainsi les premiers à noter que les objets à l'intérieur d'une classe donnée (par exemple, plusieurs maisons) et la classe elle-même (toutes les maisons) sont à des niveaux différents de type logique : une classe ne peut être membre d'elle-même, si bien que "toutes les maisons" est à un niveau supérieur aux différentes "maisons". Le linguiste et anthropologue Benjamin Whorf étendit cette idée aux différents niveaux de communication : il existe une communication et une méta-communication constituée de mots, de postures ou de gestes à propos des autres mots.

Quand Oedipe approcha de la cité de Thèbes, il la trouva assiégée par un Sphinx qui posait à tous les voyageurs une énigme, à laquelle personne n'avait su répondre : "Quelle est la créature qui "marche" sur "quatre pattes" le matin, deux pattes "à midi" et "trois pattes" le "soir"?  " Oedipe fut capable de remarquer que les mots entre guillemets étaient en fait des métaphores, c'est-à-dire des mots à propos des mots, et non des mots à propos de la créature. Par conséquent, il répondit "l'Homme". Le Sphinx fit alors un saut mortel dans le précipice et Thèbes fut libéré. Oedipe avait perçu la confusion entre des types logiques et des niveaux de langage. Un grand nombre de violence dans nos sociétés semblent ainsi liées à notre incapacité à distinguer les symboles et la réalité, ou de maintenir nos valeurs à l'intérieur d'un contexte de valeurs élevées. Des individus peuvent de même se réduire par eux-mêmes à des "contradictions néfastes" , ce qui entraîne les personnes qui les côtoient à la folie ou au rejet. Ici, la pensée peut l'emporter sur une certaine forme d'irrationalité. 


Le "logicisme" tenté par Frege et Russell a disparu en tant que philosophie des mathématiques ou possible extrapolation à une connaissance de notre monde. Mais cette nouvelle orientation a eu le mérite de mettre en place le formalisme logico-mathématique devenue partie prenant de notre science moderne et de rebondir en développant de nouvelles interrogations dans le courant dit de la "philosophie analytique" tout en reconduisant une analyse logique du langage, la mise en évidence des erreurs de raisonnement qu'il peut induire, et poursuivant une clarification des idées et concepts qui n'est pas sans vertu. 

 

                                                                             Michael Kunze, Was ist Metaphysik?/Spiegel Interview 

 

La philosophie, dans le sens d'une logique de la science, étudie donc uniquement les discours scientifiques, qui sont les seuls véritables discours de connaissance. Et la science est menacée par la métaphysique, qui n'est pas une connaissance mais un mythe, réductible à de la poésie. Carnap dira du métaphysicien qu'il est « un musicien sans talent musical ». Cependant, la critique que fait le positivisme logique de la métaphysique est assez originale. Le positivisme logique ne reproche pas tant à la métaphysique de n'apporter aucune connaissance, ce qui est une critique traditionnelle depuis Kant, que d'être un pur non-sens. La métaphysique n'a aucune signification. Avec le passage du positivisme au positivisme logique, la critique de la métaphysique est passée d'une critique sur ses méthodes et ses thèses à une critique sur sa signification elle-même.  


Le positivisme logique - Au milieu du XXe siècle, un groupe de scientifiques, mathématiciens et physiciens pour une grande part, constitué à l'initiative d'un ancien élève de Max Planck, Moritz Schlick (1882-1936), et qui se réuniront de 1925 à 1936, "le cercle de Vienne", prône que seules les vérités et affirmations logiques concernant le monde matériel ont une signification. Ce cercle regroupe Rudolf Carnap (1891-1970), Gustav Bergmann (1906-1987), Herbert Feigl (1902-1988), Kurt Gödel (1906-1978), Hans Hahn (1879-1934), Otto Neurath (1882-1945), Friedrich Waismann (1896-1959), et des sympathisants comme Albert Einstein, Bertrand Russell, Karl Popper. En 1929, Otto Neurath rédigera avec Carnap et Hahn "La conception scientifique du monde" (Wissenschaftliche Weltauffassung), créant ainsi officiellement le "Wiener Kreis". L'une de leurs préoccupations majeures sera de construire une conception de la philosophie comme analyse du langage, de rejeter toute métaphysique, et de fonder au bout du compte la logique et le langage des sciences. Les seuls domaines sur lesquels il est en effet possible de tenir des propos sensés, ne sont-ils ceux de la logique, des mathématiques et des sciences physiques. Il n'y a de connaissance qu'extraite de l'expérience, de ce qui est immédiatement donné. Par l'application de la méthode de l'analyse logique du langage, il devient possible de tracer une ligne de démarcation entre les énoncés doués de sens et ceux qui en sont dépourvus. Ce "logicisme" introduit par Frege (1893), repris par Russell (1910), conduit à l'idée d'un langage transparent, idéal, universel, qui est non seulement en parfaite adéquation avec l'image de notre monde, mais porte aussi les conditions de la vérifiabilité et de la signification de ce que nous pouvons penser de notre existence.

 

L'empirisme logique, l'analyse logique du langage scientifique, inspirée de Wittgenstein, permet de fonder un empirisme radical ...

"... La part originale est dans l'association intime de la logique et de l'empirisme isolés précédemment, sinon même en opposition. Cette union est essentielle pour le domaine entier des sciences. Le Cercle de Vienne et les autres groupements qui adhèrent à ce néo-scientisme s'efforcent d'indiquer comment on peut construire l'universalité des propositions scientifiques sans qu'il soit besoin, par-dessus le marché, d'une "métaphysique", d'une "philosophie", d'une "théorie de la connaissance", d'une "phénoménologie", ou de quelque discipline autre disposant d'énoncés propres. Il s'agit en l'espèce de : présenter un langage scientifique qui, évitant tout pseudo-problème, permet d'avancer des prognoses et de formuler les conditions de leur contrôle au moyen d'énoncés d'observations (...)

La nouvelle base de départ pour essayer de se tenir autant que possible sur le terrain de l'empirisme est l'analyse logique du langage scientifique.

Sur demande de Hans Hahn on se mit à lire attentivement et à discuter le "Tractatus" de Wittgenstein. Cet ouvrage aide à déceler le manque de sens des énoncés métaphysiques ; il introduit à son tour une métaphysique, sinon même une manière de théologie; mais il se réfère à des traditions qui ont donné une particulière importance à l'analyse du langage pour la critique philosophique.

Le Cercle de Vienne a dépensé beaucoup d'efforts à extraire le noyau logique de ce "Tractatus", si prisé par Russell, à le dégager de son enveloppe métaphysique.

 

Il en résulta immédiatement et médiatement des fruits extrêmement appréciables ; du fait en particulier que la logique fut considérée comme la syntaxe du langage. Logique et Mathématique fournissent des énoncés analytiques, les "tautologies", dont les sciences ont besoin pour transformer les propositions sur le réel. On ne pouvait pas éviter que quelques protestations surgissent dans l'intérieur de l'École contre la métaphysique de Wittgenstein; beaucoup de ses thèses ne rencontrèrent pas un assentiment général; mais personne ne se refusa à analyser à leur suite des questions comme : Comment distinguer des énoncés philosophiques, des énoncés "logiques" et des énoncés "scientifiques de réalité" ? Mais alors que Wittgenstein même avait écarté les "énoncés sur des énoncés", les cantonnant dans une espèce de domaine intermédiaire des "indications explicatives", simplement exprimables, mais à proposer alors comme manquant de sens, une étude ultérieure, plus approfondie, conduisit les adeptes de l'École à incorporer aussi les "énoncés sur des énoncés" dans le langage de la science. Il apparut clairement que, dans la logique et dans les sciences du réel, on se trouve en présence de systèmes d'énoncés, sur la forme possible desquels il se faut comprendre. On entrait ainsi en possession du dernier élément qui manquait encore à l'empirisme logique pour devenir une conception empiriste totalitaire distincte...." (Otto Neurath, Le développement du Cercle de Vienne et l'avenir de l'empirisme logique, Hermann, éd.)

 

La philosophie scientifique - L'empirisme logique veut réaliser l'unification des sciences (encyclopédisme) en empruntant à la physique le langage de toutes les "sciences du réel" (physicalisme). La philosophie scientifique s'identifie alors à l'analyse logique ...

"A la place de toute philosophie intervient le travail en vue d'une science unitaire et le meilleur modèle pour notre idéal scientifique ne peut plus être "le système", mais seulement l'Encyclopédie méthodiquement élaborée avec les moyens de la logique moderne de la science. La question sera de construire des axiomatiques et d'établir le plus de relations possibles de science à science.

La langue unitaire du physicalisme, qui s'appuie sur les données de la physique, doit être utilisée désormais dans toutes les sciences; cela réclame avant tout de sérieux efforts en ce qui concerne le domaine de la psychologie. Le danger est que la clarté logique des formules physiques soit considérée comme paradigme pour toutes les sciences ; mais nous devons sans cesse nous efforcer d'attirer l'attention sur ce que l'Encyclopédie doit contenir des indéterminations en grand nombre, qui se présentent indirectement dans toutes les sciences du réel. Nous ne voulons pas nous laisser entraîner dans des illusions à propos de ces imprécisions, lacunes, et contradictions dont le savant est entouré. Il ne suffit pas d'être venus à bout de l'absolutisme de la philosophie systématique ; il faut se garder aussi contre le pseudo-rationalisme qui traite les sciences du réel comme si l'on avait affaire à des rapports logiques entre des propositions bien nettes, indépendantes les unes des autres, construites avec des mots parfaitement définis. On sera justement obligé de s'occuper plus systématiquement de ces "imprécisions", dont la mise en pleine lumière est aussi importante que la renonciation aux "propositions atomiques " et autres prétendus éléments fondamentaux des constructions d'orientation métaphysique...." (Otto Neurath, Le développement du Cercle de Vienne et l'avenir de l'empirisme logique, Hermann, éd.)


Rudolf Carnap (1891-1970) 

Né à Ronsdorf, étudiant en physique et mathématiques, notamment sous l'égide de Gottlob Frege à Iéna, Rudolf Carnap entreprit des recherches sur la philosophie de la logique et sur l'application de la symbolique mathématique à l'épistémologie. Maître-assistant à Vienne en 1926, il participe à la rédaction du manifeste du Cercle de Vienne en 1929 et dans "La Construction logique du monde" présente une variante positiviste de l'atomisme dans il affirme que tout concept sans relation avec l'expérience est dépourvue de sens. Il dut s'exiler aux États-Unis après 1933. Ses principales publications sont : "Der logische Aufbau der Welt" (1928), "Logische Syntax der Sprache" (1934), "Meaning and Necessity" (1947), Les fondements logiques de la probabilité (1950). Carnap est de ceux qui va durcir le ton à propos du non-sens de la métaphysique et privilégier l'analyse logique du langage. On a, pour Carnap, passé bien trop de temps à spéculer sur la nature de la réalité, écartons donc toute métaphysique, d'autant les propositions appartenant à ce domaine ne peuvent être vérifiées par l'expérience et sont donc vides de sens...

Mais si le langage est l'image du monde, comment s'effectue le lien entre, d'une part ce formalisme logico-mathématique qui se met en place dans les années 20 et, d'autre part le monde comme collection de faits et son expérience de la sensation comme source de toutes nos connaissances?

 

"La science et la métaphysique devant l'analyse logique du langage" (Carnap, Hermann, éd.)

Les "pseudo-propositions" de la métaphysique - La métaphysique n'est ni vraie ni fausse :l elle ne dit rien. « L'empiriste logique ne contredit pas le métaphysicien; il lui dit simplement : je ne te comprends pas" (Schlick) ...

 

"Nous venons d'établir que beaucoup de propositions de la métaphysique manquent de sens. Il faut exactement à présent, si, après leur élimination, il ne reste pas un corps de propositions parfaitement correctes. D'après nos considérations, il pourrait sembler que l'on rencontre seulement des difficultés, des risques de chute dans l'insensé; mais que, cependant, un travail soigné peut éviter l'écueil. Or ce n'est pas le cas; les choses sont telles qu'il ne peut pas y avoir de propositions pourvues de sens en métaphysique. C'est une conséquence du but même qu'elle poursuit : découvrir et décrire une connaissance inaccessible à la science expérimentale. Et en effet, puisque le sens d'une phrase réside dans les opérations de sa vérification, une proposition ne dit que ce qui en est vérifiable et ne peut donc affirmer qu'un fait d'expérience. S'il y avait quelque chose au-delà de l'expérience, ce "quelque chose", par essence même, ne pourrait être ni énoncé, ni pensé, ni demandé.

Les énoncés qui possèdent un sens se partagent en les catégories suivantes :

D'abord les énoncés analytiques, qui se trouvent vrais d'emblée de par leur seule forme. (Wittgenstein les appelle "tautologies"; ils correspondent à peu près aux "jugements analytiques" de Kant). Ils ne disent rien sur le réel. Ils contiennent en particulier les formules de la logique et de la mathématique. S'ils ne sont pas eux-mêmes des énoncés sur le réel, ils interviennent dans les transformations de ceux-ci. 

Il y a en second lieu les énoncés contradictoires; ils sont les négations des énoncés précédents; ils sont faux de par leur forme même. Pour toutes les autres propositions - nous les appelons synthétiques - , les éléments d'une décision sur leur vérité ou leur fausseté doivent être demandés à des énoncés protocolaires. Elles sont (vraies ou fausses) des propositions expérimentales et appartiennent au domaine des sciences expérimentales.

Si, maintenant, l'on tente de former un énoncé qui n'appartienne pas aux catégories précédentes, automatiquement il manquera de sens. Puisque la métaphysique ne veut pas de propositions analytiques, pas de science expérimentale, elle se trouve confinée dans l'emploi des mots sans critère, partant sans signification, ou dans les alignements de mots possédant peut-être du sens, mais tels qu'ils ne forment ni un énoncé analytique (ou contradictoire), ni un énoncé expérimental. Quoi qu'elle fasse, elle ne peut aboutir qu'à des pseudo-propositions...."

 

Métaphysique et musique - Ce qui explique la persistance des métaphysiques, c'est qu'elles expriment différentes formes du sentiment de la vie. Toutefois, elles le font moins bien que la musique ...

 

"A nous entendre répéter que les phrases de la métaphysique ne disent absolument rien, beaucoup, tout en partageant notre position intellectuelle, resteront surpris et se demanderont pourquoi tant d'hommes, cerveaux souvent éminents, de toutes les époques et de tous les pays, se sont donné tant de peine, aient mis tant de passion à la cultiver. Serait-il concevable que leurs œuvres aient, aujourd'hui encore, un si grand prestige, si elles ne contenaient rien du tout, pas même des erreurs ? 

Ces scrupules sont légitimes, car la métaphysique contient, en effet, tout de même quelque chose; mais ce quelque chose n'a rien d'une théorie, rien qui vaille comme une théorie. Ses pseudo-propositions ne donnent pas des descriptions de comportements, inexistants ou effectifs, ce qui en ferait du moins des propositions soit fausses, soit vraies. Elles servent à exprimer le sentiment de la vie (...)

C'est peut-être la musique qui exprime le sentiment de la vie par les moyens les plus purs, parce qu'elle est complètement dégagée de tout ce qui est objectif.

Le sentiment harmonieux de la vie, que le métaphysicien veut traduire dans un système moniste, se rencontre plus clairement dans la musique de Mozart. Et pourquoi le métaphysicien traduit-il le sentiment héroïque ou combatif dans un système dualiste? N`est-ce pas peut-être parce qu'il lui manque le génie de Beethoven pour se mouvoir dans le milieu adéquat? Au fond, les métaphysiciens sont des musiciens sans don musical. Cette carence est remplacée par une forte tendance à travailler dans un champ de théories, à attacher ensemble pensées et concepts. Au lieu d'utiliser son intelligence dans son vrai domaine (la science), ou de détourner vers l'art un besoin de traduire, le métaphysicien confond les deux tendances, de telle sorte que son œuvre n'apporte rien à la connaissance et ne donne au sentiment de la vie qu'une expression insuffisante...."

 

(...) " Mais que va-t-il donc rester à la philosophie, si toutes les propositions affirmant quelque chose sont de nature expérimentale et appartiennent, de ce fait, aux sciences du réel? Ce qui lui reste, c'est la méthode de l'analyse logique. Nous en avons montré l'application négative, en éliminant les mots, qui ne signifient rien, et les pseudo-propositions, qui ne signifient pas davantage. Quant à son application positive, elle sert à exposer le caractère logique des concepts et des propositions qui ont du sens ; elle sert à donner une base logique à la science du réel et à la mathématique. L'application négative de la méthode se trouve nécessaire et capitale dans les conjonctures présentes, résultant des erreurs du passé. Dès aujourd'hui, l'application positive, de son côté, se montre pratiquement fertile; mais nous n'entrerons ici dans aucun détail. Le but, que nous avons vu assigner à l'analyse logique, la critique des principes, voilà ce que nous voulons entendre par "philosophie scientifique" ou "logique de la science", s'opposant à la métaphysique...."


La logique va donc servir ici à distinguer le sens (la science) du non-sens (la métaphysique). Mais quel critère permet de les distinguer? Ce critère va s'incarner dans la "théorie vérificationniste de la signification". Cette théorie affirme que la signification d'un énoncé est sa méthode de vérification: pour qu'un énoncé ait un sens, il faut donc qu'il porte sur un fait empirique observable, et s'il n'y a aucun moyen de dire s'il est vrai ou faux, alors il n'a aucun sens. Ainsi une proposition affirmant "il y a un Dieu" n'est ni vraie, ni fausse, mais tout simplement dénuée de signification, car sans conséquences qui permettraient de vérifier l'affirmation. La théorie vérificationniste peut donc rejeter tous les énoncés de la métaphysique comme dénués de sens puisque invérifiables. Mais elle a aussi et surtout un intérêt en science, où peuvent se cacher des énoncés moins voyants mais tout aussi dénués de sens. 

Le philosophe des sciences britannique Karl Popper (1902-1994), dans "Logique de la découverte scientifique" (Logik der Forschung, 1934) conteste le critère "vérificationniste" du positivisme logique : Popper considère qu'un énoncé scientifique n'a pas à être vérifiable mais à être réfutable. En effet, certains énoncés sont réfutables sans être vérifiables. Tous les énoncés qui reposent sur une induction ne peuvent être vérifiés, car le nombre de situations possibles est souvent infini, mais ils peuvent être réfutés par un seul cas contraire à la prédiction. Cette critique est majeure dans le paysage de la science moderne qui se construit, mais Popper semble ne pas s'intéresser outre-mesure au problème du langage et à la distinction entre sens et non-sens. 

 

En 1936, le philosophe britannique A. J. Ayer (1910-1989) publia une fameuse défense et illustration du positivisme logique, "Langage vérité et logique" (Language, Truth, and Logic), affirmant que seules les propositions qui peuvent être vérifiées par l'observation, la logique ou les mathématiques, ont un sens. Reprenant la distinction de Hume entre les faits et les relations d'idées, Ayer soutient que les propositions qui n'entrent pas dans ce domaine ne sont pas seulement erronées mais vides de sens, des propositions qui pourtant peuvent influencer des comportements ou induire des émotions...