Vladimir Jankélévitch (1903-1985), "Valeur et signification de la mauvaise conscience" (1933), ": L'Ironie" (1936), "Philosophie première, introduction à une philosophie du presque" (1954), "Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien" (1957), "Le Pur et l'Impur" (1960), "L'Aventure, l'Ennui, le Sérieux" (1963), "La Mauvaise Conscience" (1966), "La Mort" (1966), "Traité des vertus, réed. complète, t. 1 : Le sérieux de l'intention" (1968), "Traité des vertus, réed. complète, t. 2 : Les Vertus et l'Amour" (1970), "L'Irréversible et la nostalgie" (1974), "Quelque part dans l'inachevé" (1978), "Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien", nouv. éd. remaniée (1980), ..  - ...

Last update : 11/11/2016


Vladimir Jankélévitch, musicien et philosophe, aborde par petites touches des thèmes habituellement délaissés par la philosophie : l'ennui, le mensonge, le sérieux. Mais aussi tout ce qui est passager, éphémère, instable, ce qu'il appelle "l'apparition disparaissante", la "disparition apparaissante, qui apparaît en disparaissant". Avec la même finesse d'approche, son attention s'est portée sur l'analyse existentielle (la Mauvaise Conscience, 1933 ; Traité des vertus, 1949 ; la Mort, 1966 ; le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 3 volumes, 1981) et sur les aspects les plus fugitifs de la musique . Il s'est aussi en effet "intéressé" à la musique (Fauré, Debussy, Ravel), pianiste lui-même qui rappelle que "ce qu'on ne peut exprimer autrement, on l'exprime par la musique" : "elle est temporelle, fondante, évasive, elle ne démontre ni n'expose.."


Vladimir Jankélévitch (1903-1985)

Vladimir Jankélévitch, dont les parents russes ont immigré en France suite aux campagnes anti-juives, a obtenu son agrégation de philosophie en 1926. De 1927 à 1932, il enseigne à l'Institut français de Prague et termine sa thèse de doctorat sur Schelling. Il débute sa carrière universitaire à Toulouse, puis à Lille, perd sous l'Occupation, en même temps que sa nationalité française, son poste d'enseignant.  En 1951, il se voit enfin offrir à la Sorbonne la chaire de philosophie morale, qu'il occupera jusqu'en 1979. Jankélévitch s'oppose à un Sartre ou à un Merleau-Ponty, à propos desquels il ne livrera aucun jugement quant à leurs oeuvres, mais par le détour de la notion d' "engagement" : "un philosophe, c'est d'abord quelqu'un qui fait comme il dit. C'est quelqu'un qui s'engage, mais réellement. Pas en paroles, pas dans des discours, comme l'ont fait tant de philosophes après la guerre, mais qui par son action quotidienne peut quand même courir certains périls, n'est-ce-pas? Parce que c'est périlleux de s'engager. Or, depuis quelques décennies, les occasions de l'engagement ont été fréquentes et grandes dans nos existences. D'abord, un philosophe de ma génération qui n'a pas pris part à la guerre, qui n'a pas pris part à la Résistance, qui n'a pas joué un rôle pendant ces années, peut toujours parler d'engagement. ... dire un "philosophe engagé" quand ce philosophe engagé a, par exemple, consacré la guerre à faire sa thèse de doctorat, sous l'occupation..." 


Vladimir Jankélévitch, "L'ironie ou la bonne conscience", Paris, Alcan, 1936
"Qu'est-ce que l'ironie ? Quelles en sont les formes ? Quels en sont les pièges aussi ? Autant de délicates questions auxquelles l'auteur répond, non sans ironie lui-même, avec l'aide d'une infinité d'exemples qui montrent son immense culture, musicale aussi bien que philosophique. Sommairement, qu'est-ce que l'ironie, sinon la conscience, mais une bonne conscience joyeuse - ce en quoi elle se distingue de l'hypocrisie ? Pas d'humour sans amour, ni d'ironie sans joie. L'ironie, en somme, sauve ce qui peut être sauvé. Elle est mortelle aux illusions ; partout elle tisse les toiles d'araignée où se prendront les pédants, les vaniteux et les grotesques. « Ironie, vraie liberté ! », s'écrie Proudhon au fond de sa cellule de Sainte-Pélagie. L'ironie remet tout en question ; par ses interrogations indiscrètes elle ruine toute définition, dérange à tout moment la pontifiante pédanterie prête à s'installer dans une déduction satisfaite. Grâce à l'ironie, la pensée respire plus légèrement quand elle s'est reconnue, dansante et grinçante, dans le miroir de la réflexion." (Editions Flammarion)

 

Rééditée en 1950, L'ironie s`est enrichie d'un sous-titre : l'ironie ou la bonne conscience. Pour Vladimir Jankelevilch, en effet, "l'ironie est la conscience" et elle ne va pas sans l'amour et la joie ...

 

"L'ironie, en somme, sauve ce qui peut être sauvé. La sagesse commence au point précis où le cynisme de l'analyse ne nous gâte plus le plaisir ingénu de la synthèse. Il faut que la sentimentalité a purifiée par la moquerie, résiste à la moquerie, d'abord parce qu'il y a dans celle-là une région centrale que celle-ci ne peut atteindre, ensuite parce que notre simplicité fondamentale, un instant décontenancée, retombe toujours sur ses pattes et, de plus belle, recommence à aimer et à croire. 

Au fond, nous ne demandons qu'à redevenir puérils. 

Il est presque sans exemple que d'être bien renseigné ait jamais dégouté un amant de son amour, que de savoir à quoi s'en tenir sur les humbles origines de l'art ait jamais contrarié vraiment le plaisir esthétique. L'extrême lucidité ne décourage pas si facilement l'extrême naïveté. L'ironie, d'une part, est mortelle aux illusions; partout elle tisse les toiles d'araignées où se prendront les pédants, les vaniteux et les grotesques. "Ironie, vraie liberté!" s'écrie Proudhon au fond de sa cellule de Sainte-Pélagie  C'est donc bien vrai que l'ironie est la mobilité même de la conscience, l'esprit révoquant sans cesse ses propres créatures pour garder son entrain et rester maître des codes, des cultures et des formes cérémonielles ; elle nous présente le miroir concave où nous rougissons de nous voir déformés, grimaçants, elle nous apprend à ne pas nous adorer nous-mêmes et fait que notre imagination conserve tous ses droits sur ses progénitures indociles. Quiconque est sourd à son chuchotement se condamne au dogmatisme stationnaire et à l'engourdissement béat.

Pourtant l'ironie n'est pas hostile non plus à l'esprit d'amour et de simplicité.

Il faut être lucide, mais il faut être direct, et faire simplement les choses simples. Comme il y a une misère moderne, misère paradoxale, misère ironique, qui vient de la surproduction, ainsi il y a neurasthénie de l`âme qui a pour cause, non pas l'excessive pauvreté, mais la trop grande richesse; non pas la pluie, mais le stupide beau temps : c'est là le vrai "malheur d'avoir trop d'esprit"..

(...)

L'humour est plus preste et plus agile que l'amour, mais l'amour est encore plus fort que l'humour. Schopenhauer nous montre la volonté poussée sans relâche du désir à l'ennui, et nous, par une dialectique toute contraire, nous verrions plutôt le désir renaître infatigablement du dégoût. C'est un miracle perpétuellement renouvelé, et aussi profond que le retour annuel d'Osiris. A tout moment l'instinct sexuel germe dans les profondeurs de la sensualité, et le sérieux de l'amour renaît des mille sarcasmes qui le criblent; tous les ans il y a un mois de mai et une nouvelle jeunesse dans la terre et dans les arbres...

Comment tant d'hivers répétés n'ont-ils pas dégoûté la nature de faire des fleurs? Mais non, le printemps est aussi têtu que l'hiver, et chaque fois, dans son inlassable patience, la nature réveille les bêtes et les plantes comme si elle n'avait rien appris (...)  

Notre naïveté, elle aussi, a la vie prodigieusement dure. Rien n'y fait, ni la moquerie, ni l'échec, ni les longs hivers de la méfiance; l'amour est, comme le premier soleil d'avril, follement oublieux, et rien n'est plus émouvant que cette générosité inépuisable d'une passion qui, chaque fois déçue, retrouve chaque fois la fraîcheur de son enfance. Ce sont les jeux de l'amour et de l'ironie. L'ironie et l'amour tournent en rond sans relâche, l'un pourchassant l'autre, selon le cycle des morts et des renaissances. Cet amour qui ne cesse de se renouveler, cet absolu qui est relatif ne représentent-ils pas tout ce que les hommes, hélas ! peuvent savoir de l'éternité? Tel est justement l'Éros du Banquet sur qui la prêtresse Diotime, l'étrangère de Mantinée, nous dit les plus grandes choses peut-être, les plus profondes, les plus touchantes qu'un homme ait jamais dites. Eros est fils d'Indigence et d'Expédient, c'est-à-dire qu'il est aussi pauvre de vraies satisfactions que riche de convoitises; de son père il tient l'ingéniosité fertile, l'infatigable curiosité et les dons magiques, car Amour est philosophe, et, par surcroît, un peu sorcier (...), toujours en train d'ourdir quelque ruse. De sa mère il tient l'infini dénuement : "rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte, couchant toujours par terre et sur la dure", il dort à la belle étoile, sur le pas des portes ou dans les chemins. Est-il mortel ou immortel ?

Dans la même journée on le voit naître, mourir et revivre. Toujours déçu, toujours ardent, à la fois beau et laid, très jeune et très vieux, toujours suranné et toujours inouï, Eros est une créature synthétique ; il sait ce qu'il ne sait pas et ne sait pas ce qu'il sait. Eros, comme Socrate, est un démon, un intermédiaire : il descend sur la terre pour apporter aux hommes les faveurs des dieux, et remonte vers le ciel en apportant aux dieux les prières et les offrandes des hommes.

L'ironie, comme Eros, est une créature démonique. Ironie amoureuse, ironie sérieuse, toujours moyenne entre la tragédie et la légèreté! Presque rien n'est aussi grave que nous le craignons, ni aussi futile que nous l'espérons. Les masques qui déambulent follement sur le corso, dans le carnaval de Hoffmann, ont appris la bonne nouvelle : la pensée a détruit la "contemplation", mais la conscience de soi, en lui proposant sa propre image, la rend à sa vraie patrie ; et la pensée respire plus légèrement quand elle s'est reconnue, dansante et grimaçante dans le miroir de la réflexion. Cela veut dire d'abord que l'humour n'est pas sans l'amour, ni l'ironie sans la joie, et ensuite que la lucidité ne manquera pas à ceux qui auront aimé de tout leur cœur...."


Vladimir Jankélévitch, "Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien", 1957
Le Je-ne-sais-quoi et le presque rien, nouvelle édition remaniée; tome I: La Manière et l'Occasion; tome II: La méconnaissance. Le Malentendu; tome III: La Volonté de vouloir, Paris, Le Seuil, 1980
"Le "je-ne-sais-quoi" n'est pas un nouveau concept que j'aurais inventé, et qui s'ajouterait à la liste déjà longue des concepts qui meublent l'histoire de la philosophie" : mais "il faut bien donner un nom à ce qui n'a pas de nom, à ce qui est impalpable", à ce qui n'est pas un objet de savoir, ni matière à science. Nous sommes habitués aux sentiments ambivalents, contradictoires, on a certes un langage pour expliquer notre malaise, notre timidité, les sentiments parfois compliqués que nous éprouvons, mais que l'entendement ne parvient pas à expliciter. Vladimir Jankélévitch ajoutera, à propos de ce "je-ne-sais-quoi", qu'il est "l'inapaisable soif d'une âme tendue vers les choses inexistantes", un état plaisant, vital, qui peut "faire battre le coeur plus fort et plus vite", qui nous fait sourire ou nous rend joyeux : le "je-ne-sais-quoi" rend séduisante, sans que je sache exactement pourquoi, la moindre mesure de Chopin, par exemple, et je pourrais analyser en profondeur toute l'harmonique sur laquelle elle repose, je n'en saurai pas plus, l'essentiel m'échappera..

 


Vladimir Jankélévitch, "L'Aventure, l'Ennui et le Sérieux", Paris, Aubier-Montaigne, 1963

Les trois thèmes abordés par Jankélévitch dans cet ouvrage sont inhabituels en philosophie, rappelle-t-on dans la préface, ce sont plutôt des thèmes évoqués en littérature, et pourtant ils renvoient bien à la toute la singularité de la démarche philosophique de l'auteur : ici, il aborde la dimension temporelle de l'action, aborde le sujet de "l'ennui", si étranger à la pensée d'un Bergson tout à sa conception créatrice de la durée, de "l'aventure", non loin d'un Simmel qui en établit une première analyse, mais ici considérée comme une disposition à être dans le temps, enfin du "sérieux" qui s'impose lorsqu'on termine sa réflexion pour définir l'existence dans son rapport au présent. C'est l'une des première synthèse de la pensée de Jankélévitch, où l’on a coutume de distinguer les deux critères essentiels qui fondent l’unité de son œuvre, la dignité philosophique donnée à des objets jugés mineurs, et la volonté radicale de mettre en lumière la dimension temporelle de l’action....

"L'Aventure, l'Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l'aventure, c'est le surgissement de l'avenir. L'ennui, par contre, est vécu plutôt au présent : certes l'ennui se réduit souvent à la crainte de s'ennuyer, et cette appréhension, qui fait tout notre ennui, est incontestablement braquée vers le futur ; néanmoins le temps privilégié de l'ennui est bien ce présent de l'expectative qu'un avenir trop éloigné, trop impatiemment attendu a vidé par avance de toute sa valeur : dans cette maladie l'avenir déprécie rétroactivement l'heure présente, alors qu'il devrait l'éclairer de sa lumière. Quant au sérieux, il est une certaine façon raisonnable et générale non pas de vivre le temps, mais de l'envisager dans son ensemble, de prendre en considération la plus longue durée possible. C'est assez dire que si l'aventure se place surtout au point de vue de l'instant, l'ennui et le sérieux considèrent le devenir surtout comme intervalle : c'est le commencement qui est aventureux, mais c'est la continuation qui est, selon les cas, sérieuse ou ennuyeuse. Il s'ensuit naturellement que l'aventure n'est jamais "sérieuse" et qu'elle est a fortiori recherchée comme un antidote de l'ennui. Dans le désert informe, dans l'éternité boursouflée de l'ennui, l'aventure circonscrit ses oasis enchantées et ses jardins clos; mais elle oppose aussi à la durée totale du sérieux le principe de l'instant. Redevenir sérieux, n'est-ce pas quitter pour la prose amorphe de la vie quotidienne ces épisodes intenses, ces condensations de durée qui forment le laps de temps aventureux?"

 

"...L'AVENTURE MORTELLE - L'aventureux, disions-nous, est dedans-dehors, mais quelquefois plus dedans que dehors, quelquefois plus dehors que dedans, et quelquefois l'un autant que l'autre inextricablement. Dans le premier style d'aventure, l'homme est plus dedans que dehors, c'est-à-dire que l'aventure comprend à la fois le jeu et le sérieux, mais le sérieux prévaut ici sur le jeu et l'immanence sur la transcendance; en sorte qu'elle vire facilement en tragédie : le glissement se produit quand disparaît le grain de sel de l'élément ludique qui assaisonne et futilise toute aventure ; alors l'aventure tend à se confondre avec la vie elle-même ; alors les vicissitudes et péripéties dramatiques de l'aventure ont envahi toute l'existence. En même temps que l'homme est engagé dans l'aventure, et ceci avec l'âme tout entière, il doit donc en être relativement dégagé. L'aventureux est à la fois engagé, comme on dit si souvent aujourd'hui, et désengagé, mais de telle manière que l'engagement l'emporte dans une grande mesure sur le dégagement et le détachement. Cette amphibolie peut être formulée en termes temporels. Selon la chronologie en effet, l'aventure est vécue comme une continuation par celui qui est dedans, et pendant, et en expérimente sur le moment toutes les vicissitudes. L'aventure dépend de moi dans son commencement, mais sa continuation ne dépend pas toujours de moi, et sa terminaison encore moins. Ou vice versa : je suis plus dedans que dehors, mais j'ai commencé par me mettre librement dedans. Un homme décide un beau jour d'escalader l'Himalaya. Il n'est pas obligé de se donner cette peine. Il est obligé de payer ses impôts, de faire son service militaire, d'exercer un métier, car ces choses-là sont "sérieuses" ; mais pour ce qui est d'escalader l'Everest, non, personne ne l'y oblige. Le commencement de l'aventure est donc un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit, de nature un peu esthétique. Mais voici que l'homme dégagé s'engage à fond. L'amateur qui a quitté volontairement sa famille et ses occupations se trouve pris, sur les pentes de l'Everest, dans une tourmente de neige. À partir de ce moment il regrette sans doute d'être parti, mais il est trop tard pour regretter et revenir sur ses pas : à partir de ce moment, il se bat pour son tout-ou-rien, il se bat pour sa peau. Ce qui est en jeu désormais c'est sa destinée et son existence même ; c'est, comme on dit, une question de vie ou de mort. L'aventure, alors, est sur le point de cesser d'être une aventure pour devenir une tragédie : à plus forte raison si l'alpiniste meurt de froid sur le glacier ou tombe dans une crevasse, si l'aventure finit tragiquement ; il arrive qu'on la commence par force et qu'on la continue par jeu, mais le plus souvent c'est l'inverse : on la commence pour jouer, mais on ne sait ni quand ni comment elle peut finir, ni jusqu'où elle peut aller. Elle commence frivole, elle continue sérieuse, et elle se termine tragique ; son déclenchement est libre et volontaire, mais sa continuation et surtout sa conclusion se perdent dans les brumes menaçantes, dans l'inquiétante ambiguïté de l'avenir. L' aventurier a brûlé ses vaisseaux, les vaisseaux du retour et de la résipiscence. En ce point commence la tragédie! Par rapport à l'entreprise saugrenue et baroque nommée aventure, l'homme est un peu dans la situation de l'apprenti sorcier. Ce demi-sorcier sait le mot qui déclenche les forces magiques, mais il ne sait pas le mot qui les refrénerait : l'apprenti ne sait donc que la moitié du mot. Seul le maître sorcier connaît les deux mots, le mot qui déclenche et le mot qui arrête. Si l'homme savait les deux mots de l'aventure, il serait non point un demi-magicien, un apprenti, et pour tout dire un aventurier, mais un magicien complet, ou mieux, il serait comme Dieu. Il n'y a que Dieu qui soit maître à la fois de déclencher et de stopper à volonté, qui sache à la fois le mot du commencement et le mot de la fin, qui soit à la lettre omnipotent : l'homme en cela n'est qu'un demi-dieu, comme sa liberté n'est qu'une demi-liberté, comme sa puissance est non pas toute-puissance, mais moitié de puissance; le "fiat" initial est seul entre nos mains, et seulement pour l'amorçage d'une entreprise qui se déroule ensuite toute seule. Par rapport à l'irréversibilité du temps, nos pouvoirs sont des pouvoirs boiteux, tronqués, unilatéraux, et c'est sans doute cette dissymétrie qui explique la prépondérance du sérieux. Comment s'étonner qu'une telle dissymétrie nous inspire des sentiments ambivalents ? 

Parlant d'une aventure où le sérieux l'emporte sur le jeu, nous n'avons pas encore dit le mot essentiel qui en indique l'objet et qui explique pourquoi notre destinée entière y est tragiquement engagée. Ce mot, c'est le mot de mort. Ce mot innommé, et même inavouable, donne à l'aventure son apparence immotivée. Sans doute l'homme est-il hors de la mort par la conscience qu'il en prend; mais comme cette conscience n'empêche nullement l'être pensant de mourir en fait, l'être pensant-mortel est avant tout au-dedans de la mort. Car c'est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l'enjeu implicite de toute aventure. Une aventure, quelle qu'elle soit, même une petite aventure pour rire, n'est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l'on veut et généralement à peine perceptible... C'est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité qui donne son sel à l'aventure et la rend aventureuse. Plus généralement : la douleur, le malheur, la maladie, le danger sont à cet égard logés à la même enseigne. Un danger n'est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu'une chance sur mille, - non pas une chance sur vingt, comme dans cette "roulette du suicide" qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille; c'est pourtant l'appréhension de cette toute petite chance, c'est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l'aventure..."


Vladimir Jankélévitch, "La Mort", 1966
"Pourquoi la mort de quelqu'un est-elle toujours une sorte de scandale? Pourquoi cet événement si normal éveille-t-il chez ceux qui en sont les témoins autant de curiosité et d'horreur? Depuis qu'il y a des hommes, et qui meurent, comment le mortel n'est-il pas habitué à ce phénomène naturel et pourtant toujours accidentel? Pourquoi est-il étonné chaque fois qu'un vivant disparaît, comme si cela arrivait chaque fois pour la première fois? Telles sont les questions que pose ce livre sur la mort. Dans chacun de ses ouvrages, Vladimir Jankélévitch a essayé de saisir le cas limite, l'expérience aiguë : à son point de tangence avec ces frontières, l'homme se situe à la pointe de l'humain, là où le mystère, l'ineffable, le "je-ne-sais-quoi", ouvrent le passage de l'être au néant, ou de l'être à l'absolument-autre. Il s'attache ici à analyser un évènement considéré dans sa banalité et dans son étrangeté à la fois, dans son anomalie normale, son tragique familier, bref, dans sa contradiction. "Si la mort n'est pensable ni avant, ni pendant, ni après, écrit Jankélévitch, quand pourrons-nous la penser?" (Editions Flammarion)

 

"Si la mort à partir de la vie est proprement impensable, c'est peut-être qu”en général elle n'est pas faite pour qu'on y pense ? Mais comme on ne peut pas ne penser à rien, le mieux est sans doute de penser à autre chose. Visiblement l'être, quant à lui, ne nous est pas donné pour méditer sur le non-être... où il n'y a, au demeurant, rien à penser; visiblement cette "pensée" totale, cette "pensée" infinie est une pensée irritante et malsaine qui déprécie pernicieusement tous les intérêts de l'empírie, toutes les valeurs relatives de la continuation, toutes les tâches constructives de notre "bas"-monde. Sans doute la pensée de cet événement surnaturel est-elle une pensée contre-nature ; sans doute la fascination du néant est-elle une complication un peu morbide... Bergson avait déjà remarqué ce caractère destructif de l'intelligence. ll faut croire que le problème en général n'était pas fait pour être posé, ni a fortiori résolu, puisqu'il est insoluble. L'indiscret qui creuse l'être pour y trouver je ne sais quelle dimension de profondeur va, semble-t-il, contre l'intention de la nature, qui est de nous soustraire notre fin en nous empêchant d'y penser, en la rendant insensible et invisible. Le secret est soigneusement gardé, hermétiquement scellé, profondément enterré, et il est probablement sage de ne pas chercher à connaître cet inconnaissable. Tout se passe comme si la nature elle-même nous détournait d`une connaissance éminemment contraire aux desseins de la vie, de l'espèce et de la société, ainsi qu'aux nécessités de l'action. Effectivement, quelque chose nous empêche de prendre conscience des battements du cœur et des rythmes de la respiration... Ne dirait-on pas de même qu'une sorte de finalité protectrice empêche l'homme de penser à sa propre mort ? Dans cette finalité, Pascal ne voulait voir qu'un divertissement, c'est-à-dire une frivolité coupable et une fuite assez lâche devant notre tragédie intérieure : le divertissement détourne vers les choses extérieures le moi soucieux ou en puissance de souci ; pour ne pas voir l'abîme, pour échapper au vertige et à l'ennui, à l'angoisse et au désespoir, l'homme se voile la face et se distrait avec les futilités mondaines, avec les passe-temps tumultuaires qui emplissent l'intervalle; de gaieté de cœur, il s'étourdit dans les agitations artificielles et superficielles. En fait, il s`empêche lui-même de penser à ce qui n'est que trop évident : son vide, son lamentable néant, la fin inévitable qui nous guette. Max Scheler, à l'inverse, parle d'une insouciance métaphysique, comme si c'était le souci qui détournait notre curiosité vers la vaine profondeur... Dans L'Amour sorcier de Manuel de Falla, le baiser de Carmelo, qui symbolise l`évidence de l'amour vivant, exorcise le spectre du passé : car le gitan jaloux, c'est le souci dévorant qui nous empêche de vivre ; délivrée de son revenant, de son cher tyran, de son idée fixe, Candelas conjure à jamais les sortilèges de mort et de réminiscence. 

Mais si par hasard l'insouciance métaphysique était une simple incurie biologique ? Car c'est plutôt la futile incurie qui veille à écarter de nous le profond souci, le souci métaphysique de l`origine radicale et de la terminaison définitive. L'insouciance guérit Candelas de son obsession ; mais le souci et la bonne mémoire, à leur tour, hantent la trompeuse sinécure. Hélas ! le souci philosophique, comme un remords secret, ravive sans cesse le problème dont l`incurie biologique nous détourne ; l'insouciance expulse le souci, mais le souci trouble la bienheureuse incurie. Bienvenue soit la providentielle sinécure qui nous protège du souci de la mort ! Bienvenue la frivolité qui nous aide à vivre ! Mais malheur aussi à l'insouciant qui dédaigne la profondeur mortelle ! Malheur à l'inavouable sinécure qui dissimule la vérité ! Les philosophes n`ont pas toujours péché par excès d`insouciance. Une sorte de substantialisme naïvement réaliste les incline à rechercher la mort dans les profondeurs de la vie, de la même manière, par exemple, que les artistes macabres du Moyen Age imaginaient le squelette derrière l'apparence charnelle, et le faciès grimaçant de la mort derrière le visage radieux de la vie, et le rictus sardonique du trépassé derrière le sourire de la jeunesse. La mort est-elle tapie à l'intérieur de la vie comme ce crâne hideux au dedans du visage dont il est l'ossature ? En tout cas, ce crâne caché est notre souci. Ce crâne est en quelque sorte l'idée fixe de la radioscopie macabre. Qui sait ? « Melancholia ›› est peut-être le nom que Dürer donnait à ce souci inavouable. L`opposition est diamétrale entre le souci de Dürer et l'insouciance de Raphaël : Raphaël est entièrement tourné vers l`enfant, vers la nativité, vers l'espérance et les promesses du futur, vers la positivité radieuse de la couleur et de la lumière ; ni angoisse ni arrière-pensée dans ce monde de la printanière sinécure : aucune méfiance ne contracte le sourire des madones, aucune inquiétude ne ternit l'éclat des chairs, aucun souci ne voile la sérénité de l'innocence ; l'angoisse du déclin n'empoisonne pas le bienheureux épanouissement de la vie. L'artiste macabre au contraire, l'artiste des civilisations nécrophiles dédouble de la positivité visible une négativité supra-sensible qu'à son tour il rend visible et manifeste. Le Macabre est précisément l'intrusion dérisoire de la fin métempirique en pleine continuation d'intervalle. La peinture philosophique n'est-elle pas à cet égard la révélation de notre obsession, l'épiphanie d'une sollicitude qui n'a pas de réalité plastique ou charnelle et qui trouble notre confiante ingénuité quand elle affleure à la surface de l'apparence ? Le souci macabre fait remonter au jour les ténèbres enfouies au fond de la lumière. La joyeuse bigarrure de la vie et des apparences multicolores et multiformes n'est qu'une suite de variations sur un seul thème monotone : le sinistre thème de la mort ; le noir est la toile de fond de cette diversité polychrome, l'amorphisme est le fondement de cette pluralité polymorphe. Huizinga, dans "le Déclin du Moyen Age", cite une sentence d'Odon de Cluny fort caractéristique de l'imaginaire double vue des Macabres: "La beauté du corps est tout entière dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, doués comme les lynx de Béotie d'intérieure pénétration visuelle, la seule vue des femmes leur serait nauséabonde." La jeune fille et la mort ! La beauté des femmes, c`est-à-dire la positivité de l'être en ce qu'elle a de plus vital, surveillée et déjà obscurcie par l`ombre du néant... voilà des thèmes familiers à la nécromanie masochiste d'un Baldung Grien. La Sérénade des chants et danses de la mort, dont Moussorgski emprunta les paroles au comte Arsène Golenichtchev-Koutouzov,

a donné à ce rapprochement blasphématoire une intensité bouleversante. Non seulement le visage délabré des vieillards, comme il est naturel, noirs parle de la mort, mais aussi la fraîcheur des jeunes filles, comme il est paradoxal et scandaleux. Le vieillard en parle directement et la jeune fille obliquement. Parce que la beauté est la présence par excellence et le comble de la perfection morphologique, il arrivera au pessimisme de nourrir contre ce chef-d'œuvre une rancune particulièrement acharnée, une haine particulièrement sacrilège...."

 

Comment penser philosophiquement la mort, penser le paradoxe de la mort ("la pensée de Jankélévitch est toujours une pensée du paradoxal") : dans la mort, l'existant perd son sens mais le prend aussi....

"Les généralisations cosmologiques, d'une part, la réflexion rationnelle, d'autre part, tendent soit à bagatelliser, soit à conceptualiser la mort, à en réduire l'importance métaphysique, à faire de la tragédie absolue un phénomène relatif, de l'anéantissement total une disparition partitive. du mystère un problème, du scandale une loi ; qu'elle escamote la cessation métempirique dans une continuation empirique ou dans une éternité idéale, c'est de part et d'autre, la conscience philosophique qui se veut consolatrice : tantôt en naturalisant la surnaturalité de la mort, tantôt en rationalisant son irrationalité. Mais l'évidence de la tragédie proteste a son tour contre la banalisation du phénomène ; l'ipséité de la personne disparue demeure irremplaçable, comme la disparition même de cette personne demeure incompensable : et d'autre part la nihilisation dérisoire de l`être pensant ferait encore question. même si la pensée survit à l'être qui pense. En somme. il y a deux évidences contradictoires qui paradoxalement sont évidentes toutes les deux à la fois. et nonobstant se tournent le dos. Le caractère déconcertant et même vertigineux de la mort, si profondément analysé par P. L. Landsberg, tient lui-même à cette contradiction : d'une part, un mystère qui a des dimensions métempiriques, c'est-à-dire infinies, ou mieux pas de dimensions du tout et d`autre part un événement familier qui advient dans l'empirie et s'accomplit parfois sous nos yeux. Il y a certes des phénomènes naturels régis par des lois (encore que leur « quoddité ›› ou origine radicale soit, en définitive, toujours inexplicable), des phénomènes à l'échelle de l'empirie et toujours en relation avec d'autres phénomènes. Et il y a, d'autre part, des vérités métempiriques à priori, indépendantes de toute réalisation hic et nunc, des vérités qui n' "arrivent" jamais, mais ont pour conséquence certains phénomènes particuliers. Et entre les deux. il y a ce fait insolite et banal, ce monstre empirico-métempirique qu`on appelle la mort : d'un côté, la mort est un fait divers journalistique que le chroniqueur relate, un incident que le médecin légiste constate, un phénomène universel que le biologiste analyse : capable de survenir à tout moment et n'importe où, la mort est repérable selon des coordonnées de temps et de lieu : ce sont ces déterminations circonstancielles, l'une temporelle et l'autre spatiale, que le juge d`instruction cherche à établir lorsqu'il enquête sur le ubi-quando du "décès". Mais en même temps, ce fait divers ne ressemble à aucun des autres faits divers de l'empirie : ce fait divers est démesuré et incommensurable aux autres phénomènes naturels. Un mystère qui est un événement effectif, quelque chose de métempirique qui advient familièrement en cours d'empirie, voilà sans doute tous les symptômes du miracle... avec pourtant cette double réserve : la thaumaturgie létale n'est pas une révélation positive, ni même une métamorphose bénéfique, mais elle est disparition et négation : contrairement aux apparitions féeriques, elle n'est pas un gain. mais une perte : la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ; l`existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation. s'abîme en un clin d`œil dans la trappe du non-être. Et, d'autre part, ce "miracle" n'est pas une interruption rarissime de l'ordre naturel, une déclinaison exceptionnelle dans le cours des existences ; non : ce "miracle" est en même temps la loi universelle de toute vie, ce miracle est le destin œcuménique des créatures; à sa manière, qui est miraculeuse, la féerie de la mort est une féerie toute naturelle ; la mort est littéralement "extra ordinem" parce qu'en effet elle est d'un tout autre ordre que les intérêts de l'empirie et les menues affaires de l'intervalle : et pourtant rien n'est davantage dans l'ordre des choses! La mort est par excellence l'ordre extraordinaire...."


Vladimir Jankélévitch, "L'Imprescriptible - Pardonner ? Dans l'honneur et la dignité"
« Le pardon est mort dans les camps de la mort. »
Qui a bien pu écrire une telle phrase ? Un philosophe, un Juif, un Français, un moraliste ? Oui, mais surtout un survivant, un survivant mystérieusement sommé de protester sans relâche contre l’indifférence. Sous le titre L’Imprescriptible se trouvent en effet réunis deux textes : Pardonner ? et Dans l’honneur et la dignité, parus respectivement en 1971 et 1948, qui tentent de maintenir « jusqu’à la fin du monde » le deuil de toutes les victimes du nazisme, déportés ou résistants.
Jankélévitch, philosophe de l’occasion, n’a jamais cru bon d’attendre « l’occasion » d’exprimer sa colère et sa pitié. C’était toujours pour lui le moment de rappeler que la mémoire de l’horreur constitue une obligation morale.

 


Vladimir Jankélévitch, "La Musique et l'Ineffable" , 1961

"Qu'est-ce que la musique ? se demande Gabriel Fauré à la recherche du "point intraduisible", de la très irréelle chimère qui nous élève "au-dessus de ce qui est...". C'est l'époque où Fauré ébauche le second mouvement de son premier Quintette, et il ne sait pas ce qu'est la musique, ni même si elle est quelque chose ! "Qu'est-ce que la musique ?", s'interroge en philosophe Vladimir Jankélévitch, s'appuyant sur les oeuvres musicales elles-mêmes et choisies dans son répertoire favori, celui du XIXe et du XXe  siècles russes et français. « Il y a dans la musique une double complication, génératrice de problèmes métaphysiques et de problèmes moraux, et bien faite pour entretenir notre perplexité. Car la musique est à la fois expressive et inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle ; elle a un sens et n’a pas de sens. La musique est-elle un divertissement sans portée ? ou bien est-elle un langage chiffré et comme le hiéroglyphe d’un mystère ? Ou peut-être les deux ensemble ? Mais cette équivoque essentielle a aussi un aspect moral : il y a un contraste déroutant, une ironique et scandaleuse disproportion entre la puissance incantatoire de la musique et l’inévidence foncière du beau musical.» 

Comme le langage, l'art des sons possède une rhétorique de la litote, de l'allusion, de l'humour, de l'évocation voilée et de la description sommaire, et un privilège inestimable qui est d'atteindre à l'inexprimable. Qu'est-ce que cet inexprimable dont nous parle la musique, non pas l'indicible mais l'ineffable, c'est-à-dire ce dont il y a à dire infiniment, comme Dieu ou l'amour. "La musique est inexpressive en ceci qu'elle implique d'innombrables possibilités d'interprétation, entre lesquelles elle nous laisse choisir. " Elle exprime la souveraineté du "faire" au détriment du "dire", et ne signifie pas, comme la poésie, autre chose que ce qu'elle est....

 


Vladimir Jankélévitch, "Quelque part dans l'inachevé",

en collaboration avec Béatrice Berlowitz, Paris, Gallimard, 1978
Béatrice Berlowitz tente ici d'entrouvrir la pensée de Vladimir Jankélévitch,une pensée habitée constamment par l'impalpable, la nostalgie, "la quête du mot introuvable, le désespoir devant l'idée perdue, la hantise de l'inertie qui toujours menace les moments de vie vraiment vivante.."

"Si la philosophie est essentiellement controversable, toujours précaire et contestée, sans cesse remise en question, c'est sans doute à cause de la nature particulièrement floue, évasive et fuyante de ces objets qui n'en sont pas. Objets diffus et diffluents entre tous! Il y a quelque chose de nocturne dans l' "objet" philosophique. Le temps et le philosophe sont frères en malheur! En avouant le caractère insoluble de son problème infini, la philosophie se rend elle-même plus vulnérable... La philosophie ne fait pas des "progrès", à la différence des techniques, et notamment des techniques qui se rapportent aux instruments, véhicules et vecteurs de la mobilité humaine. Chaque année paraît un nouvel indicateur des chemins de fer, annonçant les nouveautés de la saison : des améliorations sensationnelles, des vitesses plus grandes, des relations plus nombreuses, des horaires plus tendus; la technique se prête à un perfectionnement infini, nous promet un progrès sans limites. Mais la philosophie, elle, ne nous fait pas de promesses, et d'ailleurs même si elle en faisait, elle ne les tiendrait pas; il faut donc qu'elle justifie chaque fois ses titres à l'existence. Assurément, si l'on se place sur le terrain des finalités utilitaires, la philosophie ne sert à rien... Mais ne serait-ce pas là paradoxalement sa raison d'être? Si par hasard vivre dangereusement était depuis toujours sa vocation? sa périlleuse et gratuite vocation? Une fois de plus paraphrasons Pascal. Qu'on ne reproche pas à la philosophie la nature insaisissable de son problème puisque justement elle en fait profession. L'histoire de la philosophie n'a cessé de nous offrir ce double spectacle : le spectacle d'une discipline  à la recherche de son problème, le spectacle d'une discipline divisée d'avec elle-même. Sur le second point : l'acuité des contradictions qui opposent les différents courants philosophiques a fourni des armes aux misologues de toutes provenances. ..La philosophie a passé son temps  à se mettre elle-même en question, c'est là le plus fondamental et le plus clair de ses problèmes : elle n'a pas plus tôt commencé à philosopher qu'elle se demande si elle existe vraiment, pourquoi elle existe et à quoi bon. Car elle n'est pas sûre d'exister! Et elle passe son temps à se tâter, à se définir! Toute la philosophie est déjà là, dans cet étonnement d'exister..."

"...toujours dans vos mots de philosophe coule une respiration musicienne.." : "La réflexion, le travail philosophique nourrissent la prose de l'existence, la toute-la-journée de tous les jours; mais il arrive un moment où le philosophe doit retourner à la musique, comme le poète, à bout de paroles prosaïques, retourne au poème. Il arrivait à Jean Wahl, dans les congrès, de terminer une communication en tirant de sa poche un poème qu'il avait composé en écoutant les autres conférenciers.. A la limite la musique, acte "primaire", est la négation de ces actes secondaires qu'on appelle écriture, lecture, diction: à la limite il y a le mouvement merveilleusement simple et même rude qui consiste à ne pas répondre et, pour toute réponse, à s'asseoir au piano sans un mot et à jouer : voilà la Barcarolle de Chopin: le pianiste la refait, ou mieux la fait, la recrée devant vous. Par cette réponse qui n'en est pas une, le pianiste a choisi de se taire et de faire. N'est-ce pas la meilleure façon de vous parler de Chopin? Pendant longtemps j'ai aimé la musique en toute innocence, comme une chose toute naturelle. J'écrivais un livre de philosophie, puis un livre sur Fauré ou sur Liszt : j'allais ainsi, nativement, de l'un à l'autre, sans jamais me demander quel lien pouvait exister entre une thèse de doctorat sur Schelling et la dévotion à Janáček. Si j'ai cessé d'être innocent et si j'ai fini par problématiser la philosophie de la musique, c'est à force de m'entendre demander, dans un monde tellement peu musical, pourquoi je consacrais des livres à des musiciens. En effet, pourquoi? Et surtout pour qui, mon Dieu? et à quoi bon? Ecrire un livre sur Debussy quand on est professeur de philosophie, et sans en être prié le moins du monde... : je n'avais pas remarqué à quel point cette chose-là est bizarre et même inconvenante. Quel rapport y a-t-il entre Bergson et Bartók? Bartók n'est pas un auteur du programme.. J"ai donc fini par me poser la question! Mais cette question, seuls la posent ceux qui ne vivent pas pour la musique ou qui la futilisent et en parlent comme d'un violon d'Ingres...
..La musique témoigne du fait que l'essentiel en toutes choses est je ne sais quoi d'insaisissable et d'ineffable; elle renforce en nous la conviction que voici : la chose la plus importante du monde est justement celle qu'on ne peut dire. Auprès de cette chose-là rien ne vaut la peine. Quand j'abandonne la musique pour la philosophie, il me semble revenir d'un voyage au pays de l'irrationnel, moins convaincu que jamais de la solidité des mots. Mais quand je laisse la table de travail pour m'asseoir à nouveau devant l'instrument, avais-je vraiment quitté ce dernier? Une fois au piano, je m'interromps parfois afin de noter une idée que je ne veux pas laisser se perdre et qui ne concerne pas nécessairement la musique. Et puis de nouveau l'écriture, le travail aride, l"effort ingrat pour tenir un discours rigoureux et en tout point cohérent. Mais même au cours de cette mise en ordre maniaque des idées rétives, une imperceptible allégresse, je ne sais quelle griserie légère issues du piano continuent à m'éclairer..."